Souvenirs de 1848/2/2

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 207-212).



II

ADIEUX


POÉSIES PAR H. DE LATOUCHE


Sous le titre à d’Adieux, un volume de vers ; imprimé avec une sorte de mystère, et envoyé à quelques amis, vient d’être, nous ne pouvons pas dire publié, mais livré à la sympathie de lecteurs choisis. Cette avarice d’un goût, trop exquis, et d’une modestie dont le public aurait fort le droit de se plaindre, est le fait d’un homme célèbre dans la littérature par ses productions originales, et dans le monde artiste par son esprit brillant et délicat. Nous disons célèbre en tremblant, car nous savons que tous les soins et toute la volonté que les autres hommes emploient à se faire connaître, M. de Latouche les a mis à demeurer inconnu autant que possible, par haine de la camaraderie, et par dégoût du charlatanisme, ces maladies de notre époque, qu’il a si vertement flagellées dans des pages étincelantes. Mais, en dépit de ses efforts, l’auteur de Fragoletta, de Grangeneuve, de Clément XIV et Carlo Bertinazzi, l’homme de goût et de courage qui publia, aux jours les plus ombrageux de la Restauration, les vers inédits d’André Chénier, ne put éviter les émotions fatalement placées sur la route du talent énergique et sincère. Recherché avec zèle par des intelligences amies, combattu avec amertume par des rivaux blessés, M. de Latouche a traversé, comme malgré lui, ces agitations, qu’une excessive sensibilité d’esprit et de caractère lui avaient appris en vain à redouter. Ses vers sont l’expression de ces intimes souffrances, de ces mystérieux bonheurs, de ces joies tremblantes, de ces nobles dépits qu’une âme fière et une imagination impressionnable, une véritable organisation de poète, c’est-à-dire la force unie à la faiblesse, devaient lui faire rencontrer à chaque pas. Sous ce rapport principalement, son livre est une étude intéressante, quoique douloureuse. Trop de chagrin profond et de plainte chaleureuse y débordent, pour que le poète ne se soit pas injustement trompé quelquefois sur le compte de l’amour et de l’amitié. Il faudrait trop haïr, trop mépriser les êtres qui ont brisé ainsi, de propos délibéré, un cœur aimant et noble, s’ils sont aussi coupables que son désenchantement les en accuse. Mais n’y a-t-il pas plutôt à déplorer ici, quoique avec respect, la mobilité d’une âme de poète qui, rêvant partout l’idéal, se désillusionne en amitié "comme en amour, comme en toutes choses, presque aussitôt qu’elle s’est éprise ? Quoi qu’il en soit, il y a dans les regrets et dans les adieux de celle-ci, une générosité de cœur, un fond de tendresse et de bonté qui, plus que ses reproches, accusent et condamnent les ingrats qu’il a pu faire. Nous sommes enchanté, quant à nous, de ne pas les connaître : car, après certaines pièces vraiment bien belles et bien touchantes, après des vers comme ceux-ci, nous serions tenté de leur faire un mauvais parti :

   « Frères ! il faut mourir ! » répète le trappiste.
   Un mot que, chaque jour, dit le monde, est plus triste :
   « Il faut vivre ! » Il le dit ; et ce monde inclément
   N’ajoute pas « mon frère » au dur commandement.

Ces quatre vers sont beaucoup meilleurs que le quatrain célèbre de Jean-Jacques Rousseau : Malheureux humains que nous sommes, etc. » pourtant ce rapprochement nous est venu à l’esprit en les lisant. Est-ce que le poète des Adieux n’aurait pas à se défendre aussi d’une de ces funestes maladies morales, qui s’attaquent de préférence aux grandes âmes et aux grandes intelligences, mais qui les rendent parfois soupçonneuses et cruelles ?

Ce n’est pas nous, élève indigne, mais toujours reconnaissant et respectueux de M. de Latouche, nous dont il a encouragé les premiers essais, et qui aurions eu plus longtemps besoin de ses conseils éclairés et affectueux, qui oserons porter un jugement sur le mérite littéraire de son œuvre. Fussions-nous devenu compétent à cet égard, nous ne nous sentons point l’impartialité, c’est-à-dire la froideur nécessaire pour juger le talent de celui qui fut notre guide et notre premier appui. Cependant, nous croyons fermement que notre sympathie ne nous a pas trompé, et que nous ne serons pas le seul à admirer tant de grâce exquise, tant de recherche et de goût, tant de poésie descriptive finement et poétiquement sentie. Sou> ce dernier rapport, nous croyons avoir pleinement le droit d’estimer le pinceau qui a tracé, avec tant de charme et de vérité, les paysages aimés de notre enfance. Le vallon où nous avons gardé les chèvres touche à la colline où le poète des Adieux a rêvé le long de l’écluse, et dans

   Nos indigents sillons de seigle et de blé noir,
   ……… Ces brandes sans rivages,
   Océans de verdure et de parfums sauvages.
   Là, quand la perdrix rouge, à ses douces clameurs,
   Aura su rallier tous ses enfants dormeurs,
   Sur vos fronts, dans la nue, encore au-dessus d’elle,
   Il passera, le soir, un frémissement d’aile :
   Ce sont les bataillons des oiseaux pèlerins,
   Voyageurs, comme nous, dans des airs plus sereins.
   Quand les ombres déjà pèsent sur la chaumière,
   Eux, du soleil encore poursuivent la lumière.
   Enfant, je les croyais l’essaim d’anges heureux
   Qui de la terre au ciel allaient porter les vœux.

Ces vers nous charment, et nous ne ferons pas une promenade au pays, le long des traînes de l’Indre, ou au fond des gorges de la Creuse, sans y relire avec amour tous les vers suaves et vrais que M. de Latouche a consacrés à nos douces contrées de la Marche et du Berry. Quant aux nobles sentiments de patriotisme et de fière probité, généreuses aspirations politiques et morales qui dominent, comme une austère consolation et un appel à Dieu, ses plaintes éloquentes et ses mélancoliques rêveries, ils trouveront un écho dans les âmes d’élite, et le Berry particulièrement s’honorera du poète qui n’a ni oublié ni dédaigné son berceau rustique.

Janvier 1844.