Souvenirs de Voyage en Arménie et en Perse/02

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SOUVENIRS DE VOYAGE

en

ARMÉNIE ET EN PERSE.




TEHERAN ET ISPAHAN.




Depuis un mois, nous cheminions lentement et péniblement au milieu des neiges de l’Arménie. Cette marche laborieuse, dont nous avons raconté les principaux incidens[1], n’avait été interrompue que par de bien rares journées de halte, et, à mesure que nous approchions de la frontière persane, nous sentions redoubler en nous, avec la fatigue du voyage, le désir d’en atteindre bientôt le terme. Enfin nous arrivâmes à la limite des solitudes glacées où, par un froid de 25 degrés, les ouragans venus des ravins du Taurus avaient mis notre patience à de si rudes épreuves. Une troupe de cavaliers nous attendait sur la lisière des deux territoires de la Turquie et de la Perse. Ils étaient détachés par Méhémed-Châh à la rencontre de l’ambassade française, et devaient nous servir à la fois de guides et d’introducteurs sur les terres du souverain de l’Irân[2]. À leur tête marchaient le fils et le neveu du gouverneur du district où nous allions entrer. Nous pressâmes nos chevaux, et nous fûmes bientôt au milieu de l’escorte hospitalière, avec laquelle nous échangeâmes les salamalecs d’usage. Les chefs de la troupe nous invitèrent ensuite à pénétrer plus avant dans les états du châh, leur maître, « où tout, disaient-ils, était à nous. »

Pendant les quelques minutes données à l’accomplissement de ces formalités, j’avais observé attentivement les physionomies et les costumes étranges qui nous entouraient. Le fils et le neveu du gouverneur, qui se tenaient à la tête de l’escorte, étaient deux jeunes gens dont la figure presque enfantine contrastait singulièrement avec leurs uniformes taillés à la mode européenne. L’un de ces jeunes gens, qui n’avait guère que treize ou quatorze ans, était vêtu d’une redingote verte, à boutons d’argent, avec des paremens de velours amarante ; il s’était chargé les épaules d’une énorme paire d’épaulettes dorées, et à sa ceinture se balançait un grand sabre soutenu par des agrafes en or émaillé ; ses petites jambes étaient enfermées dans de larges pantalons dont l’extrémité disparaissait sous de fortes bottes à cœur et à glands. L’autre, un peu plus âgé, était affublé de la même manière que son compagnon, à la couleur de la redingote près, qui était écarlate ; celui-ci avait le grade de colonel. C’était sous les ordres de ces deux commandans à visage imberbe que marchait une troupe de cent cavaliers à mine rébarbative, qui nous enveloppèrent, après l’échange des premières salutations, de façon à décrire autour de nous comme un vaste cercle. Ainsi pressés de toutes parts, nous ressemblions beaucoup plus à des prisonniers conduits par une bande de brigands qu’au personnel d’une ambassade protégé par une garde d’honneur.

Les costumes de tous ces cavaliers étaient des plus bizarres et des plus variés. Les Kurdes surtout se faisaient remarquer par la sauvage originalité de leur accoutrement ; ils avaient presque tous des vestes de couleurs tranchantes, bleu clair, jaune vif ou rouge pourpre ; chaque cavalier portait autour des reins une large ceinture de cuir noir ou un châle qui retenait à droite un bouclier bombé, en peau de rhinocéros, orné de dorures, et à gauche un sabre très arqué, sans garde, serré dans un fourreau de chagrin noir. Quelques cavaliers avaient ajouté à cet attirail militaire un pistolet dont la crosse, passée derrière le dos dans leur ceinture, était entourée d’un long cordon jeté en sautoir autour de leur cou. Deux ou trois petits sacs de cuir suspendus à ce cordon renfermaient de la poudre, des balles et des pierres à feu. De larges pantalons bleus ou blancs, recouverts du haut par une petite jaquette, flottaient sur le coude-pied ou étaient serrés par des rubans au-dessus de la cheville. La chaussure se composait de bottes de cuir rouge ou de souliers dont la semelle allongée et relevée en pointe rappelait exactement la forme des babouches chinoises. Tous ces Kurdes portaient de hauts bonnets pointus en feutre fauve, retenus par un turban, ou de grosses calottes rouges, entourées d’un chiffon jaune à points noirs, dont les bouts déchiquetés flottaient assez gracieusement sur leur cou nu et hâlé. Tous aussi ils tenaient dans la main droite une lance faite d’un long bambou, terminée par un fer extrêmement effilé, autour duquel flottaient deux petites houppes de plumes noires. Le costume des Persans, mêlés en petit nombre aux Kurdes, était plus sévère. Sur une longue robe étroite et serrée à la taille se drapait une robe plus large, ouverte et à manches plissées jusqu’au coude. Quelques-uns portaient l’ample manteau, l’abbah, en poil de chameau, à fond blanc rayé de brun. Un bonnet pointu en peau d’agneau noir s’enfonçait jusqu’à leurs oreilles et rejoignait la barbe touffue qui s’étalait sur leur poitrine. Presque tous étaient armés de longs fusils à mèche, qu’ils tenaient appuyés sur l’épaule gauche ou couchés devant eux en travers de la selle.

Tels étaient les étranges satellites qui devaient diriger nos pas sur le territoire de la Perse. À peine nous étions-nous remis en route, qu’ils nous donnèrent le spectacle, d’une de ces fantasias dans lesquelles les milices orientales aiment à déployer leur adresse et leur agilité. On nous dit que cette fête militaire était donnée en notre honneur et que nous devions la considérer comme une marque de grande distinction. D’abord calme, la masse des cavaliers s’agita et s’ébranla peu à peu, quelques-uns se détachèrent et s’élancèrent au galop sur nos flancs en brandissant leurs lances de bambou, ou en faisant des passes brillantes avec leurs longs fusils. Bientôt, animés par ce prélude, s’évitant, se rejoignant, feignant tour à tour l’attaque ou la fuite, ils exécutèrent avec la hardiesse et l’aisance de cavaliers consommés le simulacre d’un combat qui nous donna une haute idée de la cavalerie persane. Une pareille troupe serait évidemment une force redoutable dans une guerre de tirailleurs ou de partisans où l’ennemi harcelé, poursuivi sans relâche par ces bandes aguerries, s’épuiserait en vains efforts pour atteindre et frapper ses insaisissables agresseurs.

La vue de ces jeux militaires nous rappelait seule que nous avions changé de pays, et que la population turque aux graves et indolentes allures avait fait place autour de nous à une société d’humeur plus vive et plus pétulante. Quant à la nature, elle était toujours la même, aussi triste, aussi désolée en Perse qu’en Arménie. Les maisons où nous couchions étaient aussi sales que les tristes gîtes où nous nous étions arrêtés depuis notre départ de Trébizonde. Cependant peu à peu nous arrivâmes dans une partie moins sauvage du pays, et bientôt nous pûmes remarquer une amélioration notable dans la vie, dans les ressources matérielles des habitans. Des maisons commodes et propres succédèrent aux misérables cabanes des pâtres kurdes ou arméniens. Dans les villes que traversait notre caravane, on distinguait aussi les traces d’une civilisation plus avancée, et dans les mœurs des populations, à côté de quelques disparates, beaucoup de côtés sympathiques et presque séduisans. Il fallait toute la douceur, toute la cordialité de ces mœurs pour nous rendre supportables les fatigues d’un voyage qui devant encore se prolonger pendant trois mois jusqu’à Téhéran, à travers des neiges qui ne nous quittèrent qu’aux abords de cette capitale.

Enfin nous aperçûmes les murs de Téhéran, et, à partir de ce moment, tous nos ennuis furent oubliés. Une nouvelle escorte vint au-devant de nous pour remplir la formalité que les Persans appellent l’istakhall, et qui signifie littéralement l’action d’aller au-devant. L’istakball ne s’accorde qu’aux voyageurs de distinction. Au milieu des cavaliers qui accouraient à notre rencontre, on remarquait les principaux officiers du beglier-bey (commandant civil) et du serdar (commandant militaire) de la ville. Ces officiers nous invitèrent à mettre pied à terre à l’entrée d’une tente magnifique en drap rouge, ornée de riches broderies ; et où une collation attendait l’ambassade. Après une courte halte, nous reprîmes le chemin de Téhéran, et notre attention fut bientôt entièrement absorbée par le spectacle de la foule qui se pressait pour nous voir, en poussant des cris que dominaient les voix rauques des derviches. Ces fanatiques étaient reconnaissables à leurs longs cheveux, aux peaux de tigre ou de chakal dont leurs épaules étaient couvertes. Armés de longs bâtons ou de massues garnies de gros clous dont les pointes étaient en dehors, ils excitaient l’enthousiasme de la multitude en poussant de temps à autre le cri deIà-Ali ! — Quel était le sens de cette invocation ? Était-elle faite en notre honneurs, ou appelait-elle sur la tête des Frenguis la colère du gendre élu prophète ? — En présence de la population exaltée qui nous entourait, il nous était difficile de nous défendre d’une certaine défiance. À voir surtout la mine sauvage et les regards farouches de ces derviches, nous avions bien quelque raison de ne pas croire de très bon aloi ces marques équivoques de sympathie accompagnées du cri religieux de Ià-Ali ! Peu nous importait cependant ; la population, dont notre cavalcade fendait les flots pressés, détournait à chaque pas notre attention de ces jongleries peu rassurantes. Des danseurs, des musiciens, des bateleurs déguisés et revêtus de peaux de bêtes, se mêlaient à la foule des curieux, qui s’écartait docilement pour leur livrer passage jusqu’à nous. Quelques-uns de ces bateleurs traînaient en laisse ou portaient sur leurs épaules de jeunes tigres, des ours ou des singes. À côté d’eux, des lutteurs, nus jusqu’à la ceinture, se tordaient en tous sens et décrivaient de grands cercles avec d’énormes massues, qu’ils faisaient mouvoir tout autour de leur corps, en faisant par leurs contorsions, ressortir la vigueur de leurs membres et l’élasticité de leurs muscles. Plus loin, des confiseurs brisaient devant l’ambassadeur des fioles remplies de petites dragées qui s’éparpillaient sous les pieds de son cheval. Puis, comme pour purifier la terre et abattre la poussière soulevée par la foule, venaient des sakkâs ou porteurs d’eau soutenant des outres énormes sur leurs bras et répandant l’eau qu’elles contenaient sur le sable de la route. Tout avait été mis en œuvre pour nous recevoir dignement : — les pâtissiers, les fruitiers, les confiseurs du bazar étaient accourus ; c’était à qui offrirait ses gâteaux ou ses sucreries, ses oranges ou ses grenades. Il n’était pas jusqu’aux lions du châh que l’on n’eût envoyés à notre rencontre pour nous saluer de leurs rugissemens. Ces lions étaient simplement tenus par une chaîne de fer passée dans un collier, et obéissaient à deux hommes qui n’avaient pour toute arme qu’une petite baguette de bois vert.

Un peu avant d’arriver aux portes de la ville, nous vîmes successivement venir à nous les secrétaires des diverses légations, dépêchés par leurs chefs pour venir complimenter l’ambassadeur de France. Nous fîmes notre entrée à Téhéran au bruit du canon, au milieu d’une double haie de soldats qui bordaient les rues dans lesquelles nous passâmes. Le tonnerre commençait à gronder, et ses roulemens sourds accompagnaient les éclats de l’artillerie ; les éclairs se succédaient avec rapidité ; quelques larges gouttes d’eau tombèrent au moment où nous arrivions au palais destiné à l’ambassade, et les Persans se hâtèrent de dire qu’Allah nous protégeait, puisqu’il avait permis que l’ambassade atteignît le palais avant l’explosion de l’orage. L’habitation de l’ambassadeur fut aussitôt envahie par tous les hauts fonctionnaires de la ville ; elle ne désemplit pas pendant plusieurs heures. La réception se fit selon les règles de l’étiquette orientale, et chaque visiteur prit place selon son rang autour de vastes tapis où s’étalaient de nombreux plateaux chargés de sorbets et de friandises.

Nous ne comptions passer que quelques jours à Téhéran. C’était à Ispahan que nous devions rencontrer le châh, que d’assez graves intérêts de politique intérieure avaient appelé dans cette ville. Une fois délivrés des réceptions et des présentations d’usage, nous mîmes à profit le temps qui nous restait pour visiter dans tous ses détails la capitale officielle de la Perse. Notre premier soin fut de nous assurer un gîte commode, car le palais destiné à l’ambassade ne pouvait en contenir tout le personnel. On fut obligé de nous chercher des logemens dans les maisons du voisinage, et on eut quelque peine à en trouver. Les riches ne se souciaient pas de nous héberger. Ils donnaient de l’argent aux ferrachs (domestiques) du gouverneur pour qu’ils ne violassent pas leur domicile. Ceux-ci retombaient alors sur les pauvres ou sur les avares pour prélever cet impôt d’une hospitalité gênante. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient s’y soustraire à prix d’argent ne savaient pas résister à la crainte du châtiment dont le bâton toujours levé les menaçait. On parvint enfin à nous loger assez convenablement, et nous fûmes établis de manière à ne pas trop mal passer les jours de repos que nous devions prendre à Téhéran.

Cette ville ne compte guère que quatre ou cinq kilomètres de circuit. Les murailles, suivant le mode usité en Perse pour l’enceinte des villes, sont flanquées de tours et se dressent sur l’escarpement d’un large fossé. Les portes, ornées de briques émaillées de diverses couleurs, sont défendues par une espèce de petit fortin construit en avant des murs ; mais presque tous ces ouvrages tombent en ruine, et ne pourraient être d’aucune utilité en cas d’attaque sérieuse. Au premier aspect, Téhéran n’offre à l’œil qu’une longue ligne de murailles en briques jaunâtres que surmontent quelques coupoles de mosquées et les kiosques du palais du châh. Les édifices sont peu remarquables ; les bazars sont mal construits et d’un misérable aspect. Les mosquées n’ont rien de grand dans l’ensemble, rien d’élégant dans les détails. On voit que Téhéran n’est en quelque sorte une capitale que par accident. Les princes Kadjârs, qui ont fait de cette cité de second ordre le siège de leur royaume, n’ont eu ni les goûts, ni sans doute les ressources qui perpétuent à Ispahan le souvenir de la glorieuse dynastie des Sophis. La seule partie de la ville qui soit digne d’intérêt est celle qu’on appelle l’Ark. C’est là que se trouvent le palais du châh, avec toutes ses dépendances, les habitations de quelques princes du sang royal et de quelques grands personnages attachés à la cour. C’est là aussi qu’est logée une partie de la garde du roi. Selon l’usage oriental, l’Ark est un quartier placé vers le centre de la ville, et séparé des autres par une muraille fortifiée au pied de laquelle sont des fossés qu’on traverse sur des ponts-levis.

La principale porte de cette enceinte royale est tournée au sud ; après l’avoir dépassée, on s’engage dans une longue galerie sombre où se tiennent des soldats et quelques kahounadjis[3]. De là on arrive sur une grande place qui porte le nom de Meïdân-i-Châh ou Place Royale. Elle est fermée de tous côtés par des murailles flanquées de tours et garnies de canons, par des casernes et par les murs extérieurs du sérail. De chaque côté de la porte du palais, des pièces d’artillerie semblent défendre les abords de la résidence royale ; mais, en y regardant de près, on s’aperçoit qu’elles sont hors de service, qu’il manque à celle-ci une roue, à celle-là un affût ; et qu’elles figurent là plutôt comme emblèmes de la puissance royale que comme moyens de défense. Au milieu du Meïdân est une plate-forme élevée d’un mètre environ, sur laquelle repose encore une énorme pièce de canon placée là on ne sait trop pourquoi. Cette pièce n’est pourtant pas complètement inutile et la destination qu’on lui a donnée doit être indiquée ici comme un trait de mœurs locales. Il est convenu que le coupable qui parvient à se blottir sous son affût brisé est inviolable, quel que soit son crime ; il attend le passage du roi, qui finit toujours par lui accorder sa grace. Téhéran compte d’autres lieux d’asile, qui sont généralement des mosquées ou certains tombeaux d’imâms en grand crédit auprès des dévots ; mais ce qu’on aurait peine à croire ; c’est que les écuries jouissent du même droit d’inviolabilité. Cet usage singulier repose sur un préjugé passé en proverbe et qui dit qu’un cheval ne conduit jamais à la victoire celui qui s’est rendu coupable de trahison. Cependant le droit d’asile n’est pas étendu à toutes les écuries, l’abus serait trop grand ; mais il est consacré à l’égard de celles du roi, des principaux personnages et des ministres étrangers.

Le sérail se compose de plusieurs édifices ou palais séparés qui s’élèvent au milieu de grands jardins. La porte par laquelle on y pénètre ouvre sur le Meidân ; elle a le nom de porte de la Félicité, — Deri-sa-Adet. Au-dessus s’élève un pavillon dont le centre, garni d’une immense fenêtre, est un salon réservé au châh, pour les occasions où il lui prend fantaisie de voir manœuvrer ses troupes, ou d’assister aux divertissemens du Baïram. L’entrée du sérail de Téhéran est interdite à tout le monde. La seule portion qui en soit accessible est celle qu’on rencontre après avoir passé devant les corps-de-garde et les salles où se tiennent les officiers de service. On entre dans une cour plantée de grands arbres à l’ombre desquels une eau fraîche et limpide coule dans des bassins et des canaux de marbre. Cette cour est fermée par des murs sur lesquels on a, comme ornemens, figuré des arcades enjolivées de dessins variés, agencés au moyen de petites briques coloriées. À l’autre extrémité de cette enceinte d’honneur s’élève le takht-i-khânéh ou la salle du trône. Le takht-i-khânéh forme le centre d’un petit édifice dont les deux ailes contiennent des salons réservés pour les personnages que le châh daigne admettre comme spectateurs aux cérémonies de sa cour.

La salle du trône n’est point fermée ; une ouverture, qui règne dans toute sa largeur et sur toute sa hauteur, la laisse voir en entier. Deux colonnes torses magnifiques, faites chacune de trois blocs d’albâtre, soutiennent l’entablement de la façade : le fût de ces colonnes est d’un seul morceau ; elles ont environ neuf mètres de haut. Sur les spirales sont délicatement peintes en vert et en or des guirlandes de fleurs, autour desquelles s’enroulent des plantes grimpantes. Les côtés ou pied-droits de cette devanture sont couverts de miroirs encadrés d’or et incrustés dans le mur. Le soubassement de la façade est garni de plaques d’albâtre sculpté. À la partie supérieure de l’édifice règne, sur toute la longueur, un auvent en bois découpé et peint, destiné à défendre l’intérieur de la salle royale contre les rayons verticaux du soleil. Un immense rideau ou perdàh, en toile double, orné d’arabesques peintes, et qu’un système de poulies permet de baisser ou de replier sur lui-même, forme au-dessus de la salle une sorte de tente qui n’y laisse pénétrer qu’un mystérieux demi-jour. Le salon royal est d’une grande magnificence : des portraits de rois, de héros, de femmes, des tableaux de batailles, couvrent tous les panneaux ; des arabesques, des miroirs de toutes grandeurs et découpés de mille manières, de délicates moulures azurées ou dorées relient entre elles toutes les peintures. Au fond de la salle est une grande arcade assez profonde, pour qu’on ait pu y creuser un bassin où l’eau s’élève et retombe en pluie fine ; au-dessus du bassin, une fenêtre garnie de vitraux représentant des fleurs bleues, rouges, jaunes ou vertes, répand une faible et douce lumière : partout le sol est caché sous un tapis riche et moelleux. Le plafond, pour être en harmonie avec cet ensemble si somptueux, est divisé en compartimens ou caissons sculptés et peints de la façon la plus gracieuse.

Au milieu de cette salle ainsi décorée, et tourné du côté de l’ouverture, s’élève le takht ou trône. Il est impossible d’imaginer rien de plus original et de plus élégant tout à la fois que ce trône. Il est tout entier en albâtre, et consiste en une grande table à l’extrémité de laquelle est une partie élevée où s’assied le roi. On y étale des coussins en brocart d’or, retenus par une espèce de dossier sculpté que supportent deux petites colonnettes. Cette estrade est entourée d’une galerie ornée de sculptures et surmontée de statuettes. On monte à cette galerie, haute environ d’un mètre, par deux marches qui semblent appuyées sur le dos de deux lions couchés, et qui sont flanquées de deux sphinx. Les autres parties de l’estrade royale ont pour points d’appui des colonnes au centre et sur les côtés des lions assis, ou des cariatides qui représentent des pichketmèths, c’est-à-dire des pages en costume de harem. Toutes les parties de ce trône sont en albâtre rehaussé par des ornemens dorés : c’est là qu’aux grandes fêtes le châh vient s’asseoir dans toute la majesté de sa pompe royale, et se faire voir à ses courtisans ainsi qu’aux spectateurs privilégiés qui obtiennent la faveur de pénétrer dans l’enceinte voisine du takht-i-khânèh. Lors de ces cérémonies, le roi est seul dans la salle du trône ; personne ne peut se tenir près de lui : il doit y apparaître comme dans une sphère différente de celle des mortels. L’air qu’il respire doit être pur de toute émanation humaine. Dans cet isolement, et grace à l’entourage habilement disposé et fantastique au milieu duquel on l’entrevoit, le châh semble, aux yeux de ses sujets, un être supérieur à eux. L’imagination persane, prompte à s’exalter, croit voir un signe céleste dans l’auréole factice dont s’entoure le souverain, et une religieuse terreur se mêle au respect qu’inspire la personne royale.

Les autres parties de la demeure du châh sont interdites. Rarement les premières portes s’ouvrent pour quelques familiers du monarque ou devant quelques personnages favorisés qu’on daigne admettre auprès du soleil qui éclaire le monde, du pôle de l’univers, de l’étoile radieuse qui brille sur les destinées de la Perse. Dans le quartier réservé et inabordable du sérail sont les appartemens des femmes, des enfans et des esclaves de tout genre qui peuplent cette espèce de petite ville royale. Méhémed-Châh, qui régnait encore au moment de notre passage à Téhéran, était un prince beaucoup moins fastueux que son prédécesseur : sa cour et surtout son intérieur étaient fort simples ; plus austère que son grand-père Feth Ali-Châh, il se contentait d’avoir quatre femmes. Sa vie maladive se passait obscurément dans la pratique de vertus privées, bonnes tout au plus à lui conquérir l’estime de son peuple, mais complètement négatives pour la pompe et la gloire de son règne.

Les maisons de Téhéran contrastent par leur aspect généralement pauvre et chétif avec la magnificence de la demeure royale. Elles sont très basses. C’est à peine si l’on en peut citer quelques-unes ayant un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Les Persans, n’employant dans leurs constructions que des briques crues assemblées avec un peu de boue, ne pourraient donner un plus grand développement à leurs constructions sans en compromettre la solidité. Nous pûmes nous-mêmes reconnaître pendant notre séjour à Téhéran que la timidité des architectes persans n’était à un certain point de vue que de la prudence. Le temps était devenu très mauvais, et, ce qui arrive fréquemment après l’hiver, des pluies torrentielles étaient tombées pendant quatre jours. On put voir alors un grand nombre de maisons s’affaisser sur elles-mêmes et s’écrouler en obstruant les rues de leurs décombres. De tous côtés, des ouvriers étaient occupés à déblayer et à relever ces ruines improvisées. Deux jours après ce désastre, le temps étant devenu beau, on ne pouvait reconnaître qu’à un enduit de boue encore fraîche les maisons qui avaient été renversées. Comment se fait-il que les Persans, si industrieux et si intelligens d’ailleurs, qui ont autour d’eux de la pierre et de la chaux à profusion, s’obstinent à bâtir avec la fange de leurs ruisseaux de fragiles demeures qui d’un instant à l’autre peuvent les ensevelir sous leurs débris ? La raison de ce fait est dans un usage presque général en Orient, l’usage de bâtir pour soi et non pour ses descendans. Les enfans prennent rarement pour demeure l’habitation de leurs parens. Aussi, à part les maisons des riches, construites d’ordinaire avec des matériaux durables, ne voit-on guère en Perse, dans les villes ou dans les campagnes, que des habitations dont la solidité, calculée pour un petit nombre d’années, n’atteint pas même toujours le terme fixé par l’architecte.

Le climat de Téhéran passe, non sans raison, pour très malsain. Cette ville, située au pied de montagnes qui l’abritent des vents frais, est exposée, sur des terres basses, aux rayons du soleil, qui, pendant près de six mois, sont intolérables. Le vent du sud y arrive brûlant, et le manque d’eau y entretient une malpropreté pernicieuse. Les rues, les bazars, où les chaleurs de l’été vaporisent la fange des cloaques infects que la négligence laisse sans cesse s’y former, exhalent des miasmes malfaisans qui engendrent la fièvre et d’autres maladies dangereuses. Pour s’y soustraire, la cour, les gens riches et en général tous ceux que leurs affaires journalières ne retiennent pas dans la ville s’en éloignent à partir, du mois de mai. Ils se retirent dans les gorges de la montagne qui en est voisine, et sur les pentes de laquelle se dressent les tentes des fugitifs. Les Persans, comme en général tous les Orientaux ont beaucoup de goût pour la vie nomade. Méhémed-Châh lui-même l’affectionnait, et c’était pour lui un plaisir que d’aller habiter sa tente sur un rocher du Chimrân, au bord d’un petit ruisseau roulant sur des cailloux, à l’ombre de quelques saules. Il ne paraît pas que son grand-père Feth-Ali-Châh ait eu les mêmes goûts, car il avait fait bâtir, pour s’y réfugier l’été, un grand palais situé au pied de la montagne. Cette maison de campagne s’appelle Kasr-è-Kadjâr (château des Kadjars) ou Takht-i-Kadjar (trône des Kadjars). Le plan n’en est point sans grandeur, et les détails en sont remarquables. Les jardins sont en amphithéâtre, et plusieurs étages en terrasses auxquels on arrive par de nombreux escaliers séparent le château du parc, dont la végétation est d’une beauté surprenante pour un pays généralement aride.

Aux portes de la ville, il y a une autre résidence royale, inhabitée aujourd’hui, qu’on appelle Negâristân. Ce palais est remarquable par une salle sur les murs de laquelle est figurée la présentation au roi de Perse des ambassadeurs de France et d’Angleterre qui vinrent à la cour de Feth-Ali-Châh au commencement de ce siècle. Dans le fond de la salle, on a représenté le châh sur son trône, entouré de ses fils. Sur le mur de droite, on voit le général Gardanne avec quelques-uns des officiers ou attachés qui l’accompagnaient. Sur le mur de gauche est sir John Malcolm avec trois personnes de sa suite. Autour d’eux, dans diverses attitudes, les hauts dignitaires de l’état assistent à la cérémonie. Ces peintures sont d’une exécution assez médiocre, la perspective appliquée aux personnages ou aux objets y est mal comprise ; mais la couleur est d’une puissance et d’un relief qui prouvent que les artistes persans ont, à défaut de la science, qui s’acquiert, un vif sentiment de l’art, que le travail ne peut donner. Ils peignent d’inspiration et sans étude. Ils ne savent pas observer les distances et resserrer les détails dans un petit espace d’après les lois de la perspective. Poussés vers les arts du dessin par un goût inné, ils cherchent à imiter les objets isolément, sans se rendre compte des rapports qui existent entra eux. Aussi excellent-ils dans les ouvrages de détail : ils font par exemple, de petites peintures de fleurs ou d’ornemens qui sont d’une vérité et d’un fini exquis ; mais, aussitôt qu’ils sortent de ce genre pour représenter de grandes scènes, leur ignorance les trahit et fait tort à leurs qualités réelles, que l’étude n’a pas fécondées. Toutefois il faut convenir qu’il est très surprenant de trouver chez un peuple qui a si peu de contact avec l’Europe des productions aussi remarquables que les peintures du Negâristân.

Parmi les scènes de mœurs les plus originales et les plus curieuses que l’on puisse voir en Perse, il faut citer en première ligne les fêtes religieuses qui se célèbrent au commencement de chaque nouvelle année, le premier jour du mois de moharrem. Pendant notre séjour à Téhéran, nous eûmes l’occasion d’assister à ces solennités connues généralement sous le nom de tazièhs. Le but des tazièhs est de vénérer la mémoire d’Ali, gendre du prophète, et de ses fils, Husseïn et Hassan, dont la fin tragique engendra le schisme qui partage les musulmans en sunnites, ou partisans d’Omar, et chyas, ou sectateurs d’Ali. Ce schisme, qui n’a rien changé quant au fond de la doctrine de Mahomet, a pour base le droit d’hérédité d’Ali comme gendre, et de Husseïn et Hassan comme petits-fils de Mahomet, au détriment d’Aboubekhr et d’Omar, que les Persans considèrent comme des usurpateurs. Un dévot philosophe, un rêveur qui vivait au XIVe siècle à Ardebil, sous le nom de Seffi-ed-Din (pureté de la foi), fonda la secte des chyites ou partisans d’Ali. Animé d’une piété fervente, exalté par l’idée de faire revivre les droits du gendre de Mahomet, l’anachorète d’Ardebil sut enflammer l’imagination des Persans par un éloquent récit des malheurs d’Ali et de ses fils, victimes de la cruauté d’Omar. La secte des chyas ou chyites représenta bientôt non-seulement la foi religieuse de la Perse, mais ses instincts d’indépendance en face de la dynastie tartare qui gouvernait alors le royaume d’Irân. Le petit-fils du cheik Seffi-ed-Din, Ismaël, leva enfin l’étendard de la révolte qui mit le pouvoir entre les mains de sa race, devenue célèbre sur le trône de Perse sous le nom de dynastie des Soffis ou Seffeviehs. Dès-lors fut creusé entre les sunnites et les chyas un abîme infranchissable, et l’intolérance religieuse qui sépara, à partir de cette époque, les deux sectes est l’origine de l’aversion mortelle qui règne encore aujourd’hui entre les Turcs et les Persans, plus profonde que la haine qui sépare les chrétiens et les musulmans.

Destinées à faire revivre les souvenirs de la grande révolution religieuse qui a soustrait la Perse à la domination des partisans d’Omar, les fêtes appelées tazièhs sont pour tous les Persans une époque d’effervescence ou plutôt de fièvre religieuse, pendant laquelle il serait imprudent de donner le moindre prétexte à leur fanatisme. Les cérémonies dont les tazièhs sont le motif rappellent beaucoup les mystères que l’on représentait en Europe au moyen-âge. Ces représentations dramatiques ont lieu sous de larges tentes dressées sur les places publiques, dans les cours des mosquées, ou à l’intérieur des palais des grands, qui en font alors tous les frais par zèle religieux. Ces tentes sont ornées avec un grand luxe : on y étale des cachemires, des étoffes riches, que prêtent à cette occasion les personnes dévotes ; on y accroche des peaux de bêtes, sur lesquelles figurent des cottes de mailles, des boucliers, des poignards et des armes de toute espèce. Au milieu s’élève l’estrade qui doit servir de scène, ainsi qu’une chaire du haut de laquelle, avant chaque représentation, un mollah prêche pour préparer les assistans au drame sanglant qui va être joué. On y retrace, aux yeux des nombreux spectateurs que la dévotion attire, les combats soutenus par les deux petits-fils de Mahomet, leur mort et la captivité de leur famille. On y fait paraître un envoyé franc qui intercède en faveur de la femme et des enfans de Husseïn auprès du kalife, et qui est mis a mort pour prix de sa généreuse intervention. Dans le costume des personnages se révèle un scrupule de vérité historique qu’on ne s’attendrait guère à rencontrer chez les ordonnateurs de ces grossières tragédies. Le Frengui, qui s’y trouve avoir un si beau rôle, porte un costume moderne dont on se procure les diverses parties chez les Européens qui habitent le pays. Ceux-ci se prêtent d’autant plus volontiers à cet acte de complaisance que les Persans paraissent très touchés de la mort de l’envoyé européen qui paya de sa tête les réclamations qu’il éleva en faveur de la famille infortunée de Husseïn. Les acteurs de l’un de ces théâtres profitèrent de notre présence à Téhéran pour emprunter des chapeaux à trois cornes et d’autres détails de costumes dont ils affublèrent les Frenguis supposés ; leur chef était lui-même coiffé d’un casque anglais. Cette mascarade produisit beaucoup d’effet, et tous les Persans s’accordèrent à trouver très brillante la suite de l’ambassadeur improvisé.

Quelques jours plus tard, nous assistâmes à une seconde représentation de cet épisode ; mais cette fois on avait resserré dans un même cadre la récapitulation de tous les faits qui s’y rattachent. Ces espèces de tragédies religieuses sont trop développées pour qu’on puisse les représenter dans une seule séance : il faut ordinairement trois représentations pour mener la pièce à bout. Ensuite on termine par un résumé qui annonce la clôture de cette série de solennités funèbres et précède le Baïram, époque de réjouissances qui succède aux jours de deuil. C’était un de ces résumés que nous fûmes conviés à entendre. La représentation se donnait en plein air, sur une place autour de laquelle les spectateurs étaient distribués aux fenêtres et sur les terrasses des maisons environnantes. Une scène me frappa surtout, celle du combat entre les partisans d’Ali et la troupe de Yezid. Le simulacre de cette lutte offrait un tel caractère de vérité, qu’il y eut un moment où l’on put croire que des coups sérieux allaient être portés. Les combattans s’animaient de plus en plus et s’exaltaient au point qu’il fallut employer la force pour suspendre un conflit qui allait devenir meurtrier. Un événement qui aurait pu avoir des suites graves, mais qui ne prêta qu’à rire, vint clore brusquement ces représentations dramatiques. Une des maisons sur lesquelles étaient groupés des spectateurs s’affaissa sous leurs pieds au moment où l’émotion était la plus vive. Cela causa une grande inquiétude parmi la foule et même parmi les acteurs, qui crurent devoir se retirer. On s’empressa de courir aux ruines et de porter secours à ceux que l’on supposait y être enterrés ; mais ils étaient déjà dégagés sans aucun mal du milieu des décombres, en gens habitués à ces sortes d’accidens.

Ces drames produisent un effet extraordinaire sur la multitude, qui s’y presse chaque jour avec une curiosité passionnée, et qui obtient souvent qu’on prolonge les représentations bien au-delà des dix jours rigoureusement accordés pour la célébration de ces fêtes. Ce sont de vrais poèmes que ces tazièhs qu’on récite devant une foule religieusement attentive. Quelques passages qui nous en furent traduits nous parurent pleins de sentiment et d’énergie. Les acteurs les chantent et les déclament avec une accentuation éloquente, et les gestes qui accompagnent leur déclamation agissent vivement sur les auditeurs, qui répondent aux strophes les plus pathétiques par des sanglots déchirans. Pendant l’époque consacrée à ces fêtes, les gens dévots s’imposent de rudes pénitences : ils ne vont point au bain, ils s’abstiennent de voyager et ne s’occupent point de leurs affaires. Quelques jours avant et après cette époque, les hommes les plus fanatiques, ou ceux qui ont quelque grande pénitence à faire, parcourent la ville en chantant les louanges d’Ali et en se meurtrissant la poitrine. Quelques-uns se traversent les chairs avec des broches de fer, et nus jusqu’à la ceinture, couverts de plaies volontaires, ils excitent la compassion en montrant leurs hideuses blessures ; d’autres, armés de pied en cap, teints de sang, le visage noirci, imitent Husseïn, ses combats et ses souffrances dans le désert, où les traditions rapportent qu’il eut à endurer une chaleur et une soif accablantes. Pendant la durée des tazièhs, grace à l’intervention de l’envoyé français et au rôle de protecteur qu’on lui reconnaît alors fort à propos, on témoigne les plus grands égards aux Européens ; mais les Turcs et en général les sunnites de toute nation ne sont pas traités de même et ne sauraient agir avec trop de circonspection, tant que cette fatale période n’est pas écoulée, car si par malheur l’un d’eux donnait prétexte à quelque plainte, il courrait danger de mort. La populace, exaltée par le souvenir de la fin tragique de Husseïn et de Hassan, ne connaîtrait plus de frein ; surexcitée par le spectacle récent de leur martyre, elle immolerait sans pitié le malheureux sunnite en expiation du meurtre commis, il y a plusieurs siècles, par les fanatiques compagnons d’Omar. Les Persans ne négligent rien d’ailleurs pour exciter le fanatisme musulman et pousser à bout la patience de la secte rivale. Ils ne lui épargnent aucune injure, aucun outrage ; ils vont jusqu’à former une image grossière qui, sous les traits les plus hideux, représente Omar ; puis, s’adressant à la statue maudite, ils l’invectivent et lui reprochent d’avoir dépouillé la famille d’Ali de son droit de succession. Ils épuisent, dans cette occasion, tout le vocabulaire de leurs imprécations et de leurs injures, et, quand ils ne savent plus qu’ajouter à ce déluge d’outrages, ils mettent la statue en pièces, à coups de pierres et de bâton. Cet Omar factice est creux et recèle dans ses flancs une quantité de sucreries et de petits bonbons de toute espèce qui s’en échappent, et que la populace s’empresse de recueillir.

Les fêtes d’Ali avaient été le principal épisode de notre séjour à Téhéran. La ville, tirée un moment de son calme habituel par ces solennités religieuses, reprit bientôt sa physionomie accoutumé. Rien ne nous retenait plus dans la triste résidence des princes Kadjars, et nous partîmes pour Ispahan, où la cour du châh devait nous offrir un nouvel aspect de la vie persane.

Pendant cinq jours après notre départ de Téhéran, nous marchâmes dans un pays, nu et sur un sol couvert d’une épaisse couche de sel. La chaleur était étouffante, des vapeurs s’élevaient à la surface de la terre et formaient comme un voile qui cachait l’horizon. Excepté quelques montagnes qui se montraient au loin, l’œil ne distinguait aucune forme dans la masse confuse qu’il ne pouvait pénétrer. Une sorte de mirage régnait autour de nous et nous empêchait de distinguer l’horizon réel. Cependant nous avancions toujours, et nos yeux éblouis finirent par distinguer, au-dessus d’un amas de vapeurs bleuâtres, un point brillant qui semblait être l’image du soleil reflétée dans un miroir : c’était la coupole d’or de la mosquée de Khoûm. L’éclatante coupole brilla long-temps à nos yeux impatiens avant que nous eussions pu atteindre la ville, dont l’approche nous fut indiquée par plusieurs mausolées qui bordent la route. Khoûm est considéré comme une cité sainte, et beaucoup de personnages dévots y choisissent le lieu de leur sépulture. Dans les tombeaux qui s’élèvent aux abords de cette ville reposent des imâm-zadèhs, ou descendans d’Ali, considérés comme des saints. Il y a deux siècles, on voyait encore près de Khoûm plus de quatre cents de ces tombeaux ; mais ce nombre est aujourd’hui fort réduit.

Il était deux heures de l’après-midi quand nous arrivâmes au bord d’une rivière qui baigne les murs de la ville ; on la passe sur un pont de douze arches, à l’extrémité duquel s’ouvre une porte conduisant au bazar, et de là dans les rues de Khoûm. Nous fûmes logés dans un grand palais, jadis fort élégant, mais aujourd’hui délabré. Les chyites ont Khoûm en grande vénération. C’est à son rang de cité sainte que cette ville doit toute son importance, car elle n’a d’autre industrie que celle du savon et des poteries communes. Toutefois le sentiment religieux n’a pas suffi à en arrêter la destruction, et maintenant Khoûm est remplie de ruines. Feth-Ali-Châh honorait cette ville d’un pieux respect, qu’il poussait au point de ne marcher jamais qu’à pied dans ses rues. Lorsque son oncle régnait encore et que lui-même était l’héritier présomptif d’un trône si mal affermi, il avait fait vœu, s’il y parvenait, d’orner Khoûm de riches édifices et d’exempter les habitans de tout impôt. Devenu châh, le prince accomplit fidèlement son vœu. Il tenta même de relever Khoûm et de lui rendre un peu de l’éclat que ce lieu de pèlerinage, autrefois fréquenté, se sentait humilié d’avoir perdu ; mais le culte des saints ne peut à lui seul sauver les empires, et la ville des Seïds, la ville peuplée des descendans d’Ali, est tombée comme les autres cités de la Perse. Néanmoins le tombeau de Fatmé, que les Persans appellent Massuma ou la Pure, attire encore à Khoûm un assez grand nombre de pèlerins. Cette Fatmé est une petite-fille d’Ali, amenée à Khoûm par son père, l’imâm Moussa, qui voulut la soustraire aux persécutions des kalifes de Bagdad. À sa mort, le peuple crut que Dieu l’avait enlevée au ciel. Son tombeau, quoique vide, n’en est pas moins honoré. Le mausolée, tout de marbre et d’or, est entouré d’une énorme grille d’argent massif. De tous côtés se voient des offrandes consistant en armes, pierreries ou riches vêtemens. La coupole a été revêtue de plaques d’or par Feth-Ali-Châh. J’ai tenté là, comme en beaucoup d’autres endroits, de pénétrer dans le sanctuaire et de soulever le voile abaissé par le fanatisme des musulmans sur ces lieux qu’ils interdisent aux chrétiens. J’étais arrivé jusque dans la dernière cour du monument, guidé dans le labyrinthe sacré par un ferrach ou cicerone de la ville que l’espoir d’une récompense avait enhardi à enfreindre la règle ; mais à peine avais-je quitté la dernière marche de l’escalier qui conduit à l’endroit le plus secret et levé un regard curieux sur la porte du tombeau, qu’un mollah s’élança furieux à ma rencontre. Il n’osa s’en prendre à moi, mais il injuria mon guide en lui intimant l’ordre d’emmener immédiatement le chrétien dont la présence seule souillait le pavé qu’il foulait. Il fallut partir aussitôt sans avoir pu saluer l’étoile sainte qui projette ses rayons lumineux dans le sanctuaire de la foi des Persans.

Parmi les rois de Perse qui se sont fait enterrer à Khoûm figurent Châh-Abbas Il et Châh-Sophi. Feth-Ali-Châh, fidèle à sa dévotion, avait, de son vivant, choisi pour le lieu de sa sépulture une petite mosquée attenante à celle de Fatmé. Il avait pris soin de l’orner de marbres, d’or et de glaces. Il y est enseveli dans une tombe d’albâtre, de forme quadrangulaire, fermée par une tablette sur laquelle est sculpté son portrait en pied. L’imâm Djumâh, le chef des mollahs de la ville, comme s’il avait voulu me faire oublier l’affront que j’avais reçu dans une des cours de cette enceinte, m’invita avec mes compagnons, le lendemain même du jour de ma visite dans la mosquée de Fatmé, à venir prendre le thé dans l’intérieur du sépulcre où est déposé le corps du roi, et il nous fit les honneurs de cette collation avec une parfaite courtoisie.

De Khoûm, nous nous rendîmes à Kachân. À peu près à moitié chemin, nous fîmes halte en un caravansérail qui porte le nom de Passingân. Ce lieu était complètement inhabité. Pour avoir des provisions, il fallut que le meïmandar envoyât son frère, avec quelques cavaliers dans un village caché derrière la montagne qui était voisine. Les rayas persans se dérobent ainsi, du mieux qu’ils peuvent, aux regards des voyageurs. Ils espèrent, en plaçant leurs demeures dans le fond des ravins ou derrière un rideau de montagnes, échapper aux exactions dont ils sont si souvent victimes. C’est ce qu’avaient fait ceux du voisinage de Passingân. Quand ils virent arriver nos ferrachs et nos goulams avec un firman royal pour tout paiement, ils ne voulurent rien entendre. Le frère du meïmandar, tenant à honneur de faire respecter les ordres dont il était porteur, voulut employer la force. Les habitans du village résistèrent. On se battit, et le pauvre Méhémed-Khan, chargé de la désagréable commission que lui avait confiée son frère, revint avec la mâchoire cassée. Il ramenait en outre deux de ses cavaliers grièvement blessés. Cependant, grace à un secours envoyé à temps, les gens du meïmandar purent se tirer des mains des villageois et nous rapporter les provisions nécessaires. Il est probable que ces pauvres diables eurent à payer plus tard bien cher leur incartade.

Le surlendemain, nous entrions dans Kachân. Cette ville est remarquable par ses fabriques, d’où sortent des étoffes de soie brochée, des satins, des brocarts d’un très beau travail et d’une solidité parfaite. On y fait aussi des velours et des châles ordinaires ; mais les importations anglaises, qui gagnent toujours du terrain en Perse depuis une trentaine d’années, ont porté aux manufactures de Kachân un coup mortel. On n’y compte plus qu’un petit nombre de métiers en activité ; on n’y trouve plus de ces fabriques employant mille ouvriers comme il y a deux siècles. Ce triste résultat est dû à l’introduction forcée de marchandises d’Europe qui se vendent à un prix inférieur à celui des produits nationaux. La Perse a essayé long-temps de lutter contre cet envahissement du commerce européen ; mais, vaincue par la ténacité, la persévérance des intéressés et par l’intimidation à laquelle ils ne se sont pas fait faute de recourir, elle a cédé. Elle a ouvert les portes de ses bazars, abaissé les tarifs de ses douanes devant les ballots de toute sorte à l’entrée desquels les agens diplomatiques prêtaient depuis long-temps l’appui de leur influence. — Anomalie bizarre, tandis que les Persans sont accablés d’impôts prélevés sous toutes les formes, il n’y a, pour les marchands européens en Perse, ni douanes, ni patentes, ni contributions de aucune espèce ! Ils peuvent à leur aise inonder la Perse de produits étrangers, et ruiner par la modicité de leurs prix, l’industrie nationale de ce pays. — C’est toujours par là, quand ce n’est pas par une conquête territoriale, que l’on commence ce grand œuvre qu’on est convenu d’appeler civilisation. N’est-il pas triste cependant de voir en Asie se perdre et disparaître l’une après l’autre, d’année en année, les industries de toute sorte dont l’Europe elle-même était tributaire ? L’Inde autrefois n’avait-elle pas ses mousselines recherchées, ses soieries ? S’il lui reste encore ses cachemires, dont le style et la beauté originale se perdent de plus en plus, c’est à ses troupeaux seuls qu’elle le doit : cet immense et riche pays est partout couvert de traces d’un art élégant et grandiose qu’il faudra bientôt chercher parmi les ruines. La Perse, dont les toiles, les velours, les brocarts d’or et d’argent faisaient l’admiration et l’envie des Européens, a renoncé à ces riches étoffes pour se vêtir de draps grossiers ou de cotonnades anglaises.

Nous ne fîmes que passer à Kachân, et nous fûmes bientôt à notre dernière étape, au village de Guez, situé à trois heures d’Ispahan. Il fallut faire étape, dans ce village pour donner le temps aux autorités persanes de préparer la réception qui nous attendait. Devant nous se dessinait, sur un ciel pur, la silhouette sévère des montagnes au pied desquelles s’étend la magnifique ville de Châh-Abbas. Les paysans de Guez ont exécuté des travaux vraiment dignes d’admiration pour amener l’eau dans leurs champs en lui faisant parcourir sous terre des distances considérables ; nous avions déjà eu occasion, en plusieurs endroits, de remarquer ces canaux, mais nulle part nous ne les avions encore vus pratiqués sur une aussi grande étendue et avec autant d’art. Ces aqueducs, qu’on nomme kehridjs, sont des souterrains immenses qui ont quelquefois une longueur de plusieurs farsaks[4] ; ils sont assez larges et assez hauts pour permettre aux travailleurs d’y circuler facilement ; ils sont simplement creusés et comme forés dans le sol que l’on taille en voûte, à la partie supérieure, pour lui laisser de la solidité ; de distante en distance, on fait une ouverture, en forme de puits, par laquelle on peut descendre dans l’aqueduc et y faire les réparations convenables, ou plutôt le dégager des terres qui s’éboulent fréquemment et obstruent le passage des eaux. C’est à ces sources factices que les cultivateurs puisent l’eau nécessaire à l’arrosement de leurs terres.

La Perse étant généralement privée d’eau, il a fallu que l’art y vînt suppléer la nature. Les fleuves et les rivières y sont très rares, on ne les rencontre que dans les contrées montagneuses ; il y en a un très petit nombre qui prennent leur cours dans les plaines, et, presque sans exception, toutes les rivières qui s’y sont formé un lit finissent tôt ou tard par tarir. Il faut attribuer cette singularité à plusieurs causes : la grande sécheresse du climat rend la terre très avide ; il en résulte qu’elle absorbe, sur les bords des rivières, une grande quantité d’eau qui s’y infiltre et diminue d’autant la masse fluviale. La culture, si restreinte qu’elle soit, ne pouvant réussir qu’à la condition d’innombrables irrigations, est une seconde et notable cause de diminution dans les cours d’eau. Enfin toutes les rivières qui ne vont pas à l’une des mers limitrophes de la Perse, ou qui ne se jettent pas dans les fleuves, se répandent dans des plaines immenses, où, ne trouvant pas d’issue ni de pente pour s’écouler, elles se perdent dans les terres, où se vaporisent sous les rayons ardens du soleil.

Après un jour passé à Guez, nous prîmes la route d’Ispahan, et nous ne tardâmes pas à rencontrer une troupe considérable de cavaliers qui venaient à notre rencontre. Ceux qui marchaient en avant portaient de riches costumes ; à leurs magnifiques robes de cachemire, jetées par-dessus de petites redingotes à la mode franque, nous les reconnûmes pour des personnages d’un rang élevé. C’étaient des châhzâdèhs que le roi envoyait pour complimenter de sa part l’elchi-bey[5] ; ils s’acquittèrent de leur mission en termes très gracieux, et nous débitèrent des complimens parfaitement tournés, sur le bonheur que l’Irân éprouvait d’avoir pour hôte l’ambassadeur du roi de France. Conduits par les châhzâdèhs, nous arrivâmes à des tentes dressées sur le bord de la route, et à l’entrée desquelles les princes nous firent mettre pied à terre. Dans ces tentes, on avait étalé des tapis et des coussins où nous prîmes place autour de plusieurs plateaux chargés de friandises. Quand nous fûmes tous rangés en cercle, les complimens recommencèrent de plus belle, et l’on fit circuler en même temps les pâtisseries, le thé, le café, les kalioûns (espèces de pipes) ; puis nous remontâmes à cheval, escortés des princes et de plus de trois cents cavaliers. Au fur et à mesure que nous avancions vers la ville, la foule grossissait, et les piétons se mêlaient aux chevaux. Les goulams qui ouvraient la marche avaient beaucoup de peine à frayer un passage à notre cortège, qui produisait un effet très imposant.

Ce fut ainsi pressés et entourés par les gens du châh que nous arrivâmes aux portes d’Ispahan. Tous les détails des scènes variées qui succédèrent sous nos yeux pendant cette marche très lente à travers une des plus magnifiques villes de l’Orient sont restés gravés dans ma mémoire. Ispahan déroulait devant nous la longue ligne de ses constructions basses, dominées çà et là par quelques dômes aux minarets émaillés. Des groupes d’arbres clair-semés ajoutaient par intervalles leur verdure aux tons de ce tableau, qui avait pour fond de grandes montagnes âpres et sévères dont les flancs d’un bleu sombre faisaient merveilleusement ressortir la ville toute lumineuse. À la première porte d’Ispahan, nous rencontrâmes, au milieu d’un concours immense de peuple, une escouade d’officiers royaux, les nazaktchis du châh, espèce d’exécuteurs de ses volontés ou de hérauts qui assistent près de lui à toutes les cérémonies, et lui forment une avant-garde quand il change de place. Ils étaient vêtus de longues robes rouges traînantes, et portaient sur la tête un turban très élevé formé d’un châle également rouge. Après les saluts d’usage, ils se mirent sur deux rangs, et précédés du nazaktchi-bachi armé d’une longue baguette, ils ouvrirent la marche de notre pompeux cortége.

Après avoir dépassé la première porte, qui n’offre rien de remarquable, nous nous trouvâmes engagés dans une espèce de longue rue plantée d’arbres. Cette rue est bordée de chaque côté de grands murs servant de clôture à des jardins, et au-dessus desquels des vignes, des figuiers, mûris par un printemps précoce, élançaient leurs rameaux vigoureux. De distance en distance, nous passions devant des bassins, mais les grandes herbes qui les envahissaient nous disaient assez que l’eau n’y venait guère. Vers le milieu de cette avenue s’élève une charmante petite mosquée qui me parut être un bijou de l’architecture persane, mais dont les abords semés de décombres produisent une impression pénible. Ce monument délicat et gracieux nous donnait un avant-goût des magnificences de la capitale des Sophis, en même temps que de l’air d’abandon et de ruine qui règne partout dans cette grande ville. Cependant notre cortége marchait toujours, il fallait le suivre, et nous passâmes devant la charmante mosquée avec le regret de ne pouvoir la contempler plus à loisir. Au bout de l’avenue, nous trouvâmes une seconde porte flanquée de deux lions de marbre grossièrement sculptés. C’était là que commençait réellement la ville. Après avoir fait quelques pas dans une demi-obscurité, sous une rotonde où se tenaient quelques serbâs[6], nous entrâmes dans la première rue d’Ispahan. Ce n’était point une rue découverte ; c’était une espèce de grand passage voûté qui à divers intervalles laissait apercevoir le ciel. Ce quartier nous parut dépeuplé ; les débris des maisons roulaient sous les pieds des chevaux, qui les broyaient en soulevant une épaisse poussière. Quelques pauvres boutiques mal garnies, encore plus mal achalandées, indiquaient que c’était là une des extrémités abandonnées du grand marché. En effet, les boutiques se multipliaient à mesure que nous avancions, et bientôt nous nous trouvâmes en plein bazar ; mais les marchands étaient venus au-devant de l’ambassade, et tout était fermé, comme en un jour de repos ou de fête.

Nous suivîmes ainsi pendant près d’une heure, sous des voûtes obscures, une enfilade interminable de bazars. Enfin nous débouchâmes sur une grande place au fond de laquelle s’élevaient côte à côte une superbe mosquée et un gigantesque pavillon terminé par une galerie aérienne formée de légères colonnes. Cette place s’appelait, comme à Téhéran, le Meïdan-i-Châh ou Place Royale ; la mosquée était celle de Matchit-Djûmah, et le pavillon appartenait au palais de Châh-Abbas. Nous étions dans le plus beau quartier d’Ispahan dans le quartier du roi, pour lequel Châh-Abbas et les autres princes de sa race ont prodigué l’or de la Perse en le mettant au service des plus splendides créations de l’art oriental.

De cette place, on passe sous la voûte d’un grand bazar où l’on travaille le cuivre qui sert à fabriquer toute la vaisselle de la ville. De passage en passage, de place en place et de rue en rue, nous arrivâmes ainsi à la superbe avenue appelée le Tchar-Bagh. Quatre rangées de platanes gigantesques, dont le tronc monstrueux portait majestueusement la tête en forme de parasol, ouvraient devant nous cinq allées larges et droites, qui s’étendaient littéralement à perte de vue. Dans celle du milieu s’encadrait un canal dont les eaux limpides se déversaient, de deux cents pas en deux cents pas, dans de grands bassins, et formaient ainsi une suite de gracieuses cascades. De chaque côté de ces bassins étaient des kiosques peints ou revêtus de faïence, et, entre les kiosques, d’immenses jardins montraient leurs arbres par-dessus les longs murs disposés en arcades qui fermaient l’avenue.

Au-delà du Tchar-Bagh, nous nous trouvâmes sur une longue et large chaussée comprise entre deux murailles. Nous nous croyions dans une nouvelle rue, lorsque des arcades ouvertes de distance en distance nous permirent de voir que nous étions sur un pont et que nous traversions le Zendèrôud, rivière qui borde Ispahan du côté du sud. À l’extrémité du pont, un corps d’infanterie était rangé en bataille. L’aspect de ces troupes, à l’uniforme moitié européen, moitié persan, étant très pittoresque. Elles nous présentèrent les armes quand nous passâmes devant leurs rangs, et les fanfares de leur musique un peu sauvage, mais d’un rhythme guerrier, se mêlèrent au bruit des tambours qui battaient aux champs. Devant nous se montraient quelques dômes à côté desquels des campaniles signalaient une ville chrétienne. C’était Djoulfâh, le faubourg qu’habitent les Arméniens. Après avoir traversé quelques champs où les eaux de la rivière entretiennent une culture variée, nous entrâmes dans le mâhallèh[7] chrétien, et nous descendîmes de cheval devant une assez belle maison, qui était destinée à l’ambassadeur.

Le gros de la multitude qui nous avait accueillis à notre entrée à Ispahan s’était peu à peu retiré. Nous n’avions plus avec nous que l’escorte officielle des gens du roi, dont le devoir était de nous accompagner jusqu’à notre demeure. Les mêmes civilités que nous avions reçues dans toutes les villes de la Perse nous attendaient à Djoulfâh. Quand toutes les cérémonies d’usage furent terminées, chacun de nous se retira dans le logement qui lui avait été préparé, et nous en prîmes possession avec la satisfaction de voyageurs fatigués d’une marche de cinq mois qui arrivent enfin au terme de leurs courses.

La présence du châh à Ispahan avait été déterminée par de graves motifs. Ce voyage était une sorte d’expédition militaire contre cette ville, où depuis long-temps il régnait un désordre et une anarchie qui mettaient en péril non-seulement la vie et les biens des honnêtes citoyens, mais encore l’autorité royale. Le grand mouchthaïd d’Ispahan, chef de la religion et de tous les mollahs de Perse, aveuglé sans doute par son importance et fier de ses immenses richesses, avait conçu le projet de s’affranchir de l’autorité royale. Pour réussir dans son entreprise, il avait enrôlé sous sa bannière et soudoyait des bandes de mauvais sujets, de voleurs et d’assassins, venus de tous les coins de la Perse pour se ranger sous le drapeau qui abritait leurs crimes. Ces bandits portaient le surnom de loutis. Ils avaient commencé par chasser la trop faible garnison d’Ispahan, et s’étaient rendus les maître de la ville, dont ils rançonnaient sans pitié les pusillanimes habitans. Prélevant sur tous les marchands des impôts arbitraires le poignard à la main, et saccageant la maison, violant les femmes et les filles des récalcitrans, ces bandits poussaient l’atrocité jusqu’à prendre les maris et les pères de leurs victimes pour témoins de leurs sauvages exécutions. Quatre à cinq mille forcenés faisaient ainsi trembler toute une grande cité. Malgré la puissance redoutée du mouchthaïd, malgré la terreur qu’inspiraient ses sicaires, plusieurs fois cependant des plaintes étaient arrivées aux oreilles du souverain ; mais l’apathique indifférence qui est le propre des gouvernemens orientaux avait retardé l’emploi des mesures vigoureuses que réclamait la déplorable situation d’Ispahan. Pendant plusieurs années, on avait fermé les yeux sur les désordres dont cette ville était le théâtre ; mais le moment était venu où cette attitude passive n’était plus permise. On avait résolu d’en finir, et le châh lui-même s’était mis en campagne pour châtier les misérables enhardis par une trop longue impunité. Les bandes armées du mouchthaïd ayant voulu faire quelque résistance, on avait eu d’abord la générosité ou la faiblesse de parlementer. Ce fut une faute, car une partie de la bande profita du délai qu’on lui accordait pour s’évader. Cependant tous les brigands qui avaient à redouter les suites de leurs méfaits ne quittèrent point la ville, et les plus effrontés ou les plus lents à se sauver étaient encore à Ispahan, quand le roi ordonna des perquisitions dans tous les repaires où l’on supposait que les malfaiteurs pouvaient s’être réfugiés. On en découvrit un certain nombre qui payèrent pour les autres. Parmi ceux-là, il se trouva quelques chefs qui s’étaient plus particulièrement signalés par leur férocité. Le châh installa aussitôt un divân-i-khânèh ou tribunal pour les juger. Au moment où nous arrivâmes à Ispahan, la justice royale n’était pas complètement satisfaite. Des milliers de victimes accouraient encore pour témoigner contre les coupables ; les femmes racontaient avec une fiévreuse émotion les crimes commis sur elles-mêmes. Les jugemens furent sommaires et les châtimens immédiats. Il semblait que la justice persane eût pris à tâche de lutter de barbarie avec les coupables. Les uns, jetés au milieu d’un peloton de soldats, furent percés à coups de baïonnette ; d’autres eurent les yeux crevés, les ongles arrachés ; plusieurs furent enterrés à mi-corps, la tête en bas, à la file, les jambes sortant de terre et attachées les unes aux autres, de manière à former ce que les persans appelaient des jardins de vignes. L’atrocité ingénieuse de l’exécuteur s’exerça plus cruellement encore sur un chef de ces loutis : après lui avoir coupé le nez, la langue et arraché les dents, il eut l’infernale idée de les lui clouer aux talons ; puis, pour compléter, disait-il sa ressemblance avec un âne, il lui passa au cou un sac plein de paille et l’attacha à une mangeoire. Le malheureux ne mourut qu’au bout de trois jours, dans les souffrances les plus atroces. J’ai vu moi-même des femmes venir, les larmes aux yeux, solliciter du divan la faveur de trancher les mains et la tête de ceux qui les avaient violées. On peut, par ces exécutions, juger du caractère persan. La justice de l’Irân n’est satisfaite qu’autant que le châtiment égale en cruauté le crime qu’elle punit. Les instincts sanguinaires de cette nation ne se révèlent pas seulement dans les crimes de l’assassin ou du voleur, mais dans les arrêts du juge, qui compromet par d’horribles raffinemens le salutaire effet des rigueurs pénales.

Trois jours s’étaient passés depuis notre arrivée à Ispahan ; l’étiquette voulait que l’ambassadeur se présentât devant le châh ; les astronomes avaient été mis en demeure de se prononcer sur l’opportunité du moment où cette cérémonie devrait avoir lieu. Après avoir consulté les astres, ils décidèrent que le quatrième jour, qui était le terme d’usage, se présentait sous de fâcheux auspices, et qu’il fallait en choisir un autre. Cependant, sur les instances de l’ambassadeur, les choses restèrent dans les limites tracées, par les habitudes d’étiquette, et nous dûmes comparaître sans délai devant le châh-in-châh ou roi des rois, devant l’étoile du monde. Des chevaux des écuries royales vinrent nous prendre. Précédés d’une avant-garde de goulâms, de serbâs et de nazaktchis, nous nous rendîmes au camp, où nous fûmes accueillis avec les plus grands honneurs. On nous fit descendre de cheval auprès d’un kiosque qu’on appelle Haïnèh-Khânèh, ou kiosque des Miroirs, situé à côté du palais habité par le châh. Nous y fûmes reçus par le ministre des affaires étrangères, Mirza-Ali, jeune homme de vingt-deux ans, fort affable et parlant très bien le français. L’étiquette ne permettait pas au châh de nous faire offrir en sa présence le kalioûn et le thé ; mais, comme nous ne pouvions sortir de la demeure royale sans y avoir reçu cette marque d’hospitalité, Mirza-Ali avait été chargé de ce soin. Nous passâmes donc dans le kiosque des Miroirs environ une demi-heure, pendant laquelle de nombreux pichketmèths[8] firent circuler d’excellens kalioûns, du thé et du café à la rose.

Le ministre des affaires étrangères, prévenu que le châh nous attendait, leva la séance et nous conduisit à son petit palais de Hapht-Dest. Nous y pénétrâmes par une galerie le long de laquelle étaient rangés une foule d’officiers, de mirzas, de goulâms et de ferrachs. Précédés du grand-maître des cérémonies, nous entrâmes dans un beau jardin dont nous suivîmes les allées entre deux haies de soldats qui présentaient les armes. Au fond du jardin était un pavillon ouvert où se tenait le châh, que nous ne pouvions voir. Nous en étions encore très éloignés, quand, selon l’usage, on nous fit faire un grand salut, qu’il fallut répéter un peu plus loin. Nous arrivâmes, en marchant à pas comptés, jusqu’à la hauteur du pavillon où nous attendait le roi, que nous distinguâmes cette fois. Là, naturellement, les génuflexions des Persans recommencèrent, ainsi que nos saluts respectueux ; puis nous fûmes admis en présence du pôle de l’univers. Nous nous rangeâmes, les uns à côté des autres, contre le mur presque en face du châh, chacun de nous prenant la place qui lui revenait d’après celle qu’il occupait hiérarchiquement dans le personnel de la mission. Nous fîmes encore deux saluts au roi et le maître des cérémonies prononça quelques courtes paroles de présentation, après quoi le châh fit signe à l’elchi de s’asseoir. Les autres membres de la légation restèrent debout.

La salle où nous étions était petite ; les murs en étaient revêtus de peintures et de dorures du haut en bas, ainsi que le plafond. Un canal d’eau courante, formant au milieu un bassin avec jet d’eau, divisait cette pièce dans le sens de sa longueur. Au fond s’élevait une estrade à laquelle on montait par un petit escalier de quatre marches. Au-dessus de cette estrade s’ouvrait une espèce de grande niche ou d’arcade un peu moins large que la salle, terminée par une demi-coupole formée d’encorbellemens superposés et ornée de peintures. Trois fenêtres à barreaux de fer donnaient vue sur le camp royal. Le châh était assis sur cette estrade, dans un fauteuil en marqueterie d’ivoire, de nacre et d’or. Il était immobile. Son costume était riche : une petite redingote de cachemire rouge, boutonnée sur la poitrine, était serrée autour de sa taille par une ceinture sur laquelle scintillait une brillante plaque de pierreries ; les paremens de cet habit étaient brodés en perles. Il avait ses épaules et le haut des bras également chargés de perles formant de gracieux dessins. Sa tête était couverte du bonnet de peau d’agneau noir, qui caractérise la dynastie des Kadjârs et est devenu national. Cette coiffure était entourée d’une espèce de guirlande ou de couronne de gros diamans, surmontée d’une aigrette aussi en diamans. Aucun autre ornement ou attribut royal ne distinguait le châh. Ce prince nous parut jeune encore ; sa figure, belle, mais peu expressive, exprimait la bonté plutôt que l’énergie.

L’étiquette voulait que l’ambassadeur portât le premier la parole. Son interprète avait pour cette circonstance élaboré, avec tout le soin dont il était capable, une harangue fleurie, ornée de flatteries métaphoriques et ampoulées, telle que l’exigeait le langage persan. Il la débita avec une accentuation tout orientale, qui parut faire beaucoup de plaisir au roi. Méhémed-Châh y fit une réponse brève, mais aussi aimable que le permettait l’usage. Après ces préliminaires, l’ambassadeur remit au châh ses lettres de créance c’était un magnifique vélin enrichi d’arabesques coloriées et dorées, enfermé dans un superbe sachet de soie et d’or. Un des secrétaires le prit sur ses deux mains, et, montant le petit escalier, alla le déposer aux pieds du roi. L’ambassadeur saisit ce moment pour nous présenter, les uns après les autres, au châh, qui parut frappé de la diversité de nos attributions et de la spécialité que chacun de nous représentait dans cette petite société d’Européens venus de si loin pour étudier son pays. Nous nous retirâmes presque aussitôt, en saluant et en marchant à reculons. Le maître des cérémonies nous fit prendre place un à un en face de la fenêtre de la salle où était le châh, et nous répétâmes les salamaleks voulus.

La visite au premier ministre de Méhémed-Châh devait suivre immédiatement l’audience royale. Sortant de la salle du trône, nous nous rendîmes donc chez le vizir Hadji-Mirza-Agassi[9], qui avant une habitation dans l’enceinte du palais. Il nous reçut sans faste et avec une simplicité qui aurait choqué l’ambassadeur et les convenances, si cette simplicité n’avait été dans les habitudes de ce personnage, qui affectait une vie austère. Ce ministre était un mollah. Il avait été, en cette qualité, chargé de l’éducation de Méhémed-Châh. Il s’était attaché à son élève, et, changeant de position en même temps que lui, quand celui-ci était monté sur le trône, il était devenu son premier ministre. Non-seulement il dirigeait toutes les affaires de l’état, mais il avait acquis sur son maître une influence presque sans limites. Le châh ne s’occupait d’aucune affaire, et le sceptre était véritablement dans les mains de Hadji-Mirza-Agassi.

Qu’on imagine un nez très long, courbé sur une bouche édentée surmontée de quelques poils mal teints, un œil éraillé, mais vif et spirituel, un geste brusque, un air fin, ou plutôt rusé, et on aura l’exact portrait de ce singulier personnage. Ce petit vieillard encore vert était comme un Persan, vaniteux à l’excès, de plus poète et beau parleur. Hadji-Mirza-Agassi avait trop d’esprit pour ne pas comprendre la supériorité européenne, mais il était trop fanatique pour la reconnaître. Il était d’un caractère trop faible, ou son ame était trop vénale pour ne pas subir les influences étrangères, quand elles apparaissaient sous la forme de menaces ou de présens. Il était, du reste, ignorant de tout ce qui n’était pas la lettre du Koran, et donnait presque tout son temps aux exercices d’une étroite dévotion. Il n’en avait pas pour cela moins de prétentions à connaître les affaires ; son ambition était de paraître ne rien ignorer, et, chose remarquable pour un prêtre, il se donnait surtout pour un artilleur consommé. Aussi avait-il voulu se conserver les fonctions de grand-maître de l’artillerie.

Notre visite à Hadji-Mirza-Agassi fut courte ; sa conversation n’était guère de nature à détruire les préjugés peu favorables à sa personne qui nous dominaient avant cette présentation. L’ignorance du mollah se trahissait chaque fois qu’il s’écartait des lieux communs de politesse pour toucher aux sujets un peu sérieux. Nous avions peine à garder notre gravité en voyant ce petit homme commenter ses paroles par des gestes grotesques et donner à chaque instant des coups de poing à son bonnet, qu’il mettait ainsi de travers dans un sens ou dans l’autre. Cette pantomime singulière signifiait, selon les dispositions du personnage, la colère ou l’admiration. Le hadji nous fit d’ailleurs un accueil excessivement flatteur, en ajoutant force thé et gâteaux épicés à ses paroles aimables.

En sortant du palais de Hapht-Dest, nous traversâmes le camp royal. Il était disposé autour de la demeure du châh, sur la rive droite du Zendéroûd et en face de la ville. Les tentes des soldats étaient alignées avec un ordre tout militaire, suivant l’arme ou le régiment auquel ils appartenaient. Quelques tentes plus grandes et plus belles servaient de résidence aux ministres, aux officiers de la maison du roi et à tous les khâns ou généraux qui faisaient partie de sa suite. L’aspect de ces troupes était très martial ; le service se faisait militairement et à l’européenne. L’artillerie avait ses canons rangés en bon ordre et gardés par des factionnaires, le sabre au poing. Les chevaux étaient attachés derrière, au milieu des tentes, à des mangeoires qu’on avait construites très habilement et à peu de frais avec de la terre détrempée. La cavalerie se tenait derrière l’artillerie. À la gauche, du côté du palais où était le châh, l’infanterie avait dressé ses tentes sous les arbres. Les régimens se distinguaient les uns des autres à la couleur de l’uniforme. La garde du roi, en habits rouges, avait le premier rang ; puis venaient les régimens provinciaux avec leurs vestes bleues ou jaunes. Au milieu de toutes ces troupes résonnait de temps à autre le tambour, la trompette ou la voix d’un mollah qui annonçait l’heure de la prière. On y voyait aussi les hachpâss où cuisiniers, circulant avec leurs plats de pilau sur la tête et leurs broches de khebâb[10], ou bien des kalioûndjis qui s’en allaient d’une tente à l’autre offrant leur tombeki-chirazi, tabac de Chiraz. On rencontrait encore des saccas qui colportaient de tous côtés leurs grandes outres noires pleines d’eau dont ils offraient un échantillon aux passans dans une tasse de cuivre au nom d’Ali. Ce camp pouvait contenir environ six mille hommes et deux mille chevaux qui avaient accompagne Mehémed-Châh depuis Téhéran.

À Ispahan comme à Téhéran, nous ne donnâmes aux visites officielles que le temps strictement nécessaire, et nous consacrâmes la meilleure partie de la journée à visiter la ville, à observer les habitans. Nous avions commencé par nous demander quelle était l’origine d’Ispahan, quel rôle avait joué cette ville dans l’antiquité, et nous avions reconnu que ces deux questions étaient également difficiles à résoudre. D’un côté, les géographes anciens donnent le nom d’Aspa ou Aspadana à une ville dont la position topographique paraît correspondre à celle de la capitale de la Perse ; de l’autre, ils ne nous fournissent sur cette ville aucun renseignement qui puisse nous aider à en constater l’identité, en sorte qu’on hésite à prendre, comme indice sérieux, la conformité de nom qui existe entre Aspadana et Ispahan. Quand aux écrivains orientaux, les uns font remonter l’origine de cette ville jusqu’aux temps fabuleux de la dynastie des Pichdâdiens, et assurent qu’elle était la capitale de l’Irân 700 ans avant Jésus-Christ. D’autres croient qu’Ispahan doit son existence à la réunion de deux villages, celui de Cheheristan, fortifié par Alexandre, et celui de Iaoudieh (la juiverie), fondé par Nabuchodonosor. Entre des versions si différentes, l’érudition est bien forcée d’avouer son incompétence.

Quoi qu’il en soit, Ispahan est sans contredit l’une des plus grandes villes du monde. L’espace qu’elle occupe n’a pas moins de 40 kilomètres de circonférence ; mais, dans ce périmètre immense, il faut comprendre les faubourgs, villages, palais ou jardins, les uns habités, les autres ruinés, qui sont attenans aux murs d’enceinte, le tout ne faisant qu’une seule et même ville. Cette étendue a fait dire aux Persans ce mot qui, malgré son exagération tout orientale, est resté populaire : Ispahan est la moitié du monde. Sa population aurait diminué considérablement depuis deux cents ans, si le chiffre de six cent mille ames, que lui ont attribué les voyageurs du XVIIe siècle, était réel ; on n’accorde plus à Ispahan que cent mille ames environ, et encore est-il extrêmement difficile d’établir ce dénombrement d’après des données certaines. La fluctuation continuelle de la population, les émigrations fréquentes dans toute la Perse, sont des causes d’erreurs qui rendent assez difficile l’application de la statistique aux populations de l’Irân. À ces causes il faut ajouter l’absence presque totale de tableaux de recensement ou d’états civils qui indiquent la naissance et la mort des citoyens. Ce manque de statistique officielle a mis en goût de calculs un peu trop ingénieux certains voyageurs qui ont voulu chercher, dans le nombre des moutons tués à la boucherie d’Ispahan, le chiffre approximatif de sa population. Il est impossible d’ajouter foi à un calcul établi, sur cette base. Outre que les Persans mangent peu de viande, il faut observer que la plupart des habitans sont trop pauvres pour s’en permettre l’usage, et ne mangent guère que du pain du laitage et des légumes. On ne pourrait pas davantage, se baser sur l’étendue de la ville ou le nombre des maisons. Si cette manière de procéder pouvait être certaine au temps de Châh-Abbas, alors qu’il appelait à lui la population et que Ispahan était florissant, aujourd’hui elle mènerait à l’erreur, car les cinq sixièmes des maisons ou des palais sont ruinés et entièrement abandonnés.

Malgré cette diminution considérable de la population, Ispahan n’en a pas moins conservé un aspect grandiose. On peut même dire que l’effet que cette ville produit aujourd’hui ne doit pas être moindre que celui qu’elle produisait au temps de sa plus brillante splendeur. En Perse, les maisons ou les quartiers abandonnés n’ont pas extérieurement et ne présentent pas à l’œil cet aspect triste et délabré qu’ils ont dans nos pays. Les maisons n’ont point de façade sur la rue ; rien n’est apparent, et tout ce qui contribue à en rendre l’habitation commode ou agréable, tout ce qui en fait le luxe se trouve à l’intérieur et caché derrière des murs qui bravent la curiosité du passant. Il en résulte qu’on peut s’y méprendre et parcourir certains quartiers d’Ispahan, sans se douter que les maisons en sont désertes et tombent en ruines. Le voyageur se fait encore plus aisément illusion quand il contemple de loin la ville et qu’il voit ses majestueuses mosquées briller étincelantes au-dessus des mille coupoles des bazars et d’un nombre considérable de palais ou d’habitations de toute sorte. Ce n’est qu’en pénétrant dans cette grande cité, où se meut trop à l’aise une population amoindrie, et en marchant au travers de ses rues solitaires, que l’on comprend tout ce qu’elle a perdu depuis la fin tragique du dernier des Sophis.

Les monumens les plus remarquables de la Perse moderne, surtout à Ispahan, ce sont les mosquées. Si l’on voulait juger de la dévotion des peuples par les frais d’embellissement qu’ils font pour décorer les lieux destinés à l’adoration de l’Être suprême, on ne pourrait se refuser à croire les nations de l’Orient éminemment plus religieuses que celles de l’Occident. En Europe, les palais des rois, les musées, les hôtels de ville les maisons des particuliers même, rivalisent de richesse architectonique et d’ornemens de toute sorte avec les temples chrétiens, qu’ils soient de style grec ou gothique. Chez les peuples musulmans, les architectes ont employé tout leur savoir, appliqué les inventions les plus élégantes de leur imagination à la construction et à la décoration des mosquées : celles-ci dominent partout les villes et leurs puissantes coupoles s’élèvent majestueusement, entre leurs minarets élancés, au-dessus de toutes les habitations, simples maisons ou palais. Aux mosquées, les plus beaux marbres, l’albâtre égyptien, le granit rouge, les colonnes élégantes en vert antique ou en porphyre, les chapiteaux dorés et gracieusement sculptés ; aux mosquées encore, les arabesques qui, sur l’émail, tracent les versets du Koran en lettres brillantes, les voûtes superposées aux stalactites d’or, les arcades élancées qui se courbent et s’entrelacent en décrivant l’ogive arabe ou le cintre byzantin. Partout l’idée de Dieu y domine, partout son culte frappe le regard, et la pensée de l’homme est ramenée vers le ciel.

La partie sud de la ville est celle où se trouvent réunis les édifices principaux. Là, sur un espace immense, s’ouvre la grande place, qui porte le nom de Meïdân-i-Clâh ou Place Royale. En temps ordinaire, la plus grande partie du Meïdan-i-Châh, qui est sans contredit une des plus vastes places du monde, est occupée par une foule de petits marchands forains, dont le commerce consiste en denrées d’espèce commune et surtout en marchandises d’occasion : c’est une espèce de foire permanente à la portée des consommateurs pauvres. Là, fripiers, quincailliers, fruitiers, revendeurs de toute espèce, abrités sous de grands parasols, étalent sur des lambeaux de tapis ou des nattes la défroque des morts, de vieilles armes rouillées, des outils, des selles ou brides de hasard, des pastèques, du raisin ou des fruits secs. Plus loin sont les maquignons et les chameliers, qui s’efforcent d’énumérer aux acheteurs les qualités de leurs chevaux, ou de faire l’éloge de la docilité de leurs chameaux. À côté d’eux retentissent les coups de marteau des maréchaux qui ferrent les chevaux ou les mules de quelque caravane prête à partir. Au milieu de ce monde animé sont quelques échoppes plus paisibles, sous lesquelles siègent gravement les écrivains et les médecins ou hékims. Ceux-ci sont en même temps apothicaires, et ils débitent les drogues qu’ils ordonnent, ce qui les entraîne à prodiguer les médicamens, au risque de tuer les malades. Quant aux écrivains, ils ont peu de pratiques, car en Perse il y a bien peu d’individus qui soient totalement illettrés. À côté des hékims sont les cuisiniers, qui, sur un petit fourneau où pétille une braise ardente, font rôtir leurs brochettes de khébâb. Dans ces restaurans en plein air, on trouve facilement le moyen de faire un bon repas : du pilau toujours prêt, du mouton rôti, des concombres, ou des salades trempées dans de l’hydromel, avec quelques dattes ou du raisin, tel est le menu dont peuvent se régaler, sans grands frais, les chalands attardés. Dans un coin de la place sont des derviches qui font des prédications au nom d’Ali, ou des conteurs qui récitent les poésies épicuriennes d’Hafiz, le Gulistân[11] de Saadi, ou les exploits de Roustâm, l’Hercule et le Roland des Persans. Au centre de cette population agitée et bruyante de vendeurs et d’acheteurs s’élève, sur une estrade, le bureau de l’inspecteur du marché. Il est entouré de ses estafiers, dont les fonctions consistent à bâtonner ceux qui mettraient du trouble dans la foule. Ce bazar en plein air est celui des pauvres marchands qui n’ont pas les moyens de louer des boutiques dans les bazars couverts. Cependant les places occupées par eux sur ce marché ne sont pas gratuites : elles paient toutes un droit d’étalage, fort modique il est vrai, qui descend jusqu’à 1 sou, mais qui ne laisse pas de rendre jusqu’à 40 ou 50 francs par jour. Cet impôt est levé au profit de la mosquée royale, dont il est l’un des meilleurs revenus, précisément en raison du pauvre trafic qui s’exerce sur cette place, car, à cause du peu de confiance que les marchands inspirent, les percepteurs font leur collecte chaque jour, ou au moins chaque semaine, sans jamais accorder de crédit. Le soir, tous ces étalagistes rassemblent leurs marchandises, les recouvrent de leurs parasols ou de leurs nattes, et les confient à la garde des surveillans de la police.

C’est sur cette même place que débouchent les bazars permanens. Dans une cité asiatique, ces grands marchés constituent, pour ainsi dire, une ville à part, ville qui a aussi ses rues, sa population, sa police et surtout sa physionomie distincte. Les bazars d’Ispahan sont dignes de cette superbe ville : ils se divisent en plusieurs quartiers, qui sont traversés par d’innombrables rues ou galeries bien bâties et ornées de quelques peintures. Il faut plus d’une heure, à cheval, pour parcourir la voie centrale, celle à laquelle aboutissent toutes les autres de chaque côté. Rien dans nos pays ne peut donner l’idée d’un bazar d’Orient. Qu’on se figure de longues allées larges de douze à quinze pieds, voûtées, éclairées du haut et bordées, sans interruption, de boutiques garnies de marchandises entassées au fond, exposées sur les parois latérales où étalées sur la devanture. Dans chacun de ces magasins, qui n’ont guère plus de sept à huit pieds de largeur et de profondeur, sont assis gravement sur leurs talons les marchands qui fument, comptent, mesurent ou débattent leurs prix avec les acheteurs. Entre ces boutiques, le passage est obstrué par une foule de gens vêtus de costumes différens, de toutes couleurs, à pied, à cheval, artisans, bourgeois, mirzas, portefaix, soldats, muletiers, sakkas, kalioûndji, femmes voilées, derviches qui invoquent Ali, ou chameaux chargés de pesans fardeaux. Tout ce peuple se meut, se presse se heurte ou se gare aux cris répétés de kabardah ! kabardah (gare à vous) !

Dans les bazard d’Orient, tous les artisans ne sont pas confondus, tous les négoces ne sont pas mêlés ; ils sont séparés, ils ont des quartiers distincts ; chaque nature de marchandises a son bazar particulier. Ainsi il y a le bazar des drapiers, le bazar des armuriers, le bazar des cordonniers, des tailleurs, des confiseurs, etc., et ce dernier n’est pas l’un des moins importans. Les Persans, en effet, sont friands et mangent beaucoup de sucreries. Cette classification des bazars établie d’après les diverses branches de négoce, leur donne un aspect très pittoresque. Rien, par exemple, n’est curieux comme le bazar où sont groupés, sans apprêt, avec tous les accidens que forme le hasard, les damas du Khorassan ou les canons damasquinés de Chiraz à côté des flèches peintes de la Turcomanie ou des boucliers kurdes ; plus loin, ce sont les marchands de tapis, ou ceux qui vendent les kadoks[12] d’Ispahan ; ils étalent dans un pêle-mêle harmonieux leurs charmans sedjiàdèhs[13] aux mille couleurs habilement nuancées, ou leurs longues bandes de toile de coton à grands ramages de fleurs et d’oiseaux entremêlés ; ici est la rue des Hachpâss, où le boutiquier vient prendre son repas, composé d’un peu de pilau et de quelques morceaux de khebâb ; à côté, un kalioûndji lui prépare une pipe en lui assurant que son tombeki est bien un véritable chirazi. Cette partie du bazar n’est pas une des moins pittoresques : les tons vigoureux qui lui sont particuliers y déterminent des effets d’ombre et de lumière qui ne seraient pas indignes de la palette de Rembrandt. Les élégantes boutiques des émailleurs font une heureuse opposition à la teinte enfumée et quelque peu sombre de ce bazar culinaire. Là sont disposés avec art, pour séduire les amateurs, les charmans kalioûns en or, en argent, émaillés de bleu, de vert, avec des guirlandes de perles, et des tubes habilement sculptés. Tout près des émailleurs sont les peintres, les habiles faiseurs de boites et de kalamdans ou écritoires, sur lesquelles, avec un fini et une délicatesse inouis, ils représentent des oiseaux, des fleurs, des arabesques ou des scènes de harem. De ce côté du bazar se trouvent aussi les séduisans haïnèhs, petits miroirs dont la glace est cachée et couverte de peintures délicieuses : c’est là un des ouvrages dans lesquels les Persans excellent ; ils y apportent un fini, une adresse, une touche délicate qui font de ces miroirs de petits chefs-d’œuvre.

De distance en distance, dans ces galeries, s’ouvre une grande porte, qui est celle d’un caravansérail. Comme les bazars, les caravansérails ont leur spécialité : les uns reçoivent les épices, les drogues ou les matières propres à la teinture ; les autres les soieries, les velours, ou les porcelaines, les verreries, les peaux, les métaux, etc. Ce sont des espèces d’hôtelleries où descendent, avec leurs marchandises, les négocians en gros, qui y trouvent un logement et un magasin, pour lesquels ils paient une légère redevance pendant le temps de leur séjour. C’est là que viennent s’approvisionner les détaillans ; c’est là aussi que les agens du fisc comptent les ballots, et prélèvent l’impôt dû par leurs propriétaires.

Les bazars s’ouvrent et se ferment de bonne heure. Les marchands retournent, dès que le soleil est couché, dans leurs maisons, où il ne reste, pendant qu’ils sont à leurs affaires, que les femmes et les enfans. Au milieu du jour, cette espèce de ville marchande contient la plus grande partie de la population ; c’est là que se rencontrent et que débattent leurs intérêts les bourgeois, les ouvriers d’Ispahan. Quant aux personnages d’un rang élevé, ils n’y circulent pas. Ils y passent entourés de leur cortége de ferrachs, si c’est leur chemin, mais ils ne s’y arrêtent pas ; ils compromettraient leur dignité. Dès qu’il fait nuit, les bazars sont déserts, et les boutiques bien fermées, cadenassées, sont confiées à la garde de nombreux agens de police.

La place du Meïdan-i-Châh réunit les trois monumens les plus caractéristiques d’une ville orientale : bordée d’un côté par les bazars ; elle est terminée de l’autre par la plus belle mosquée et par le plus beau palais d’Ispahan. La mosquée s’appelle, nous l’avons dit, Matchit-Djumah ou Matchit-i-Châh, ce qui signifie mosquée principale ou mosquée royale. Il va sans dire que ce n’est pas d’après nos temples européens, de style grec ou gothique, qu’on peut se faire une idée des mosquées persanes. Dans ce pays, l’art et les mille détails qui forment l’ensemble de ses productions architectoniques ont un caractère particulier, une essence originale que l’on ne trouve ni en Égypte ni à Constantinople, et qu’on ne commence à pressentir que de l’autre côté du Tigre. Aucun germe de cet art persan n’a pris racine sur la rive occidentale de ce fleuve, qui est, en Asie, comme une limite infranchissable posée entre deux natures, entre deux civilisations tout-à-fait distinctes : celle des Arabes du Kaire, puis des Turcs à l’occident, et celle des Arabes de Bagdad et des Persans à l’orient ; la civilisation des kalifes fatimites d’une part, et de l’autre celle des kalifes abassides.

Parmi les modèles de l’architecture religieuse qui a pris naissance sous les seconds, on en retrouve du temps d’Haroun-el-Rechid, qui régnait à Bagdad au VIIIe siècle ; mais le temple que l’on peut considérer aujourd’hui comme le plus beau type de ces pieux édifices est sans contredit la mosquée royale d’Ispahan. Elle termine, ainsi que j’ai dit, la Place Royale. Défendue de la foule des marchands, acheteurs ou cavaliers qui encombrent le Meïdan, par un petit mur le long duquel règne un banc, elle est précédée par une avant-cour qui a la forme régulière d’un demi-pentagone. Sur l’un des côtés de cette cour s’élève le portail entre deux minarets élancés, dont l’émail bleu se perd dans l’azur du ciel. Une haute arcade ornée de dessins d’un goût exquis lui sert de porche. L’ogive gigantesque de cette arcade est dessinée par un faisceau de torsades élégantes revêtues d’émail, et qui s’élancent, de chaque côté, d’une base découpée dans un bloc d’albâtre figurant un grand vase. De longues tablettes de porcelaine bleue, sur lesquelles ressortent en blanc des versets du Koran, forment un cadre splendide à cette majestueuse entrée. Sous cette arcade gigantesque, une porte en bois de cyprès, couverte d’ornemens et de lames épaisses d’argent massif ciselées et travaillées à jour, donne entrée dans la mosquée. Au haut de cette porte est fixée une chaîne qui descend et se divise, à quelques pieds du sol, en deux bouts rattachés aux jambages, de manière à barrer le passage aux animaux. Grace à quelques relations utiles que j’avais formées à Ispahan, j’eus le bonheur d’être autorisé à franchir cette barrière devant laquelle tout chrétien doit s’arrêter. Au-delà du seuil si soigneusement défendu contre tout visiteur profane, on se trouve dans un vestibule où se réunissent, pour fumer et causer, les fidèles qui viennent de purifier leur ame par la prière. Les mollahs altérés par un long prêche peuvent y puiser, dans une énorme vasque de jaspe, l’eau qu’y entretient à perpétuité, au moyen d’une rente pieuse, la charité de quelque dévot personnage. De ce porche, on passe dans le cloître intérieur. C’est une vaste cour carrée, au centre de laquelle est un bassin pour les ablutions. Des arcades disposées autour de ce préau sont autant de cellules ou d’écoles, où les mollahs enseignent l’astrologie et mêlent la lecture des poésies philosophiques de Saadi aux arguties et aux commentaires les plus subtils du Koran. Sur l’un des côtés de ce vaste cloître s’ouvre le profond et mystérieux sanctuaire au fond duquel s’entrevoit le mehrâb ou la niche mystique vers laquelle les musulmans doivent se tourner pour être dans la direction de la Mecque, quand ils font leurs prières.

Le sanctuaire, ou lieu de la prière par excellence, est dominé par une vaste coupole. Un demi-jour favorable au recueillement l’éclaire à peine. C’est là que les zélés croyans viennent passer de longues heures, absorbés dans les pratiques d’une dévotion contemplative qu’exalte trop souvent l’usage immodéré de l’opium. Les murs élevés et les pilastres épais sur lesquels s’appuie, pour mieux s’élancer, le dôme gigantesque de la mosquée sont ornés, à la base, de larges plaques de jaspe ou d’albâtre et entièrement revêtus d’émaux aux mosaïques richement coloriées. Sous la coupole est placée la chaire, tribune de la prédication religieuse et emblème du trône pontifical du haut duquel Mahomet dicta ses lois.

La grande mosquée d’Ispahan a été fondée au commencement du XVIIe siècle par Châh-Abbas, qui y dépensa plus de 50,000 toûmans royaux, ou un million et demi de francs, somme immense pour un pays où la main-d’œuvre est peu coûteuse. Il existe beaucoup d’autre mosquées dans cette capitale ; les unes dressent leurs dômes chatoyans entre des minarets d’émail ; les autres, plus modestes, n’ont que des coupoles en briques : aucune n’égale en richesse et en beauté la grande mosquée royale.

Le palais érigé par Châh-Abbas, qui s’élève à côté de la grande mosquée, est une véritable ville. Il y a là plusieurs palais, plusieurs kiosques, un nombre infini d’habitations, les unes près des autres, séparées par des jardins spacieux, et toutes comprises et renfermées dans une enceinte particulière d’une très vaste étendue. Cette demeure somptueuse domine la place du Méïdan de toute la hauteur d’un kiosque ou portique immense, qui a plus de cinquante mètres d’élévation. À la partie supérieure est une galerie aérienne, dont les sveltes colonnes supportent une toiture en bois peint et sculpté. De là le souverain embrassait d’un seul coup d’œil sa capitale entière et tout le territoire environnant, aussi loin que pouvait s’étendre son regard, qui ne s’arrêtait qu’aux gorges du Zendéroud, ou se perdait, plus loin encore, dans le mirage du désert de Yezd.

L’entrée principale du palais est sur la place : c’est une porte de très grandes proportions, dont les montans sont en porphyre et les ventaux en bois de cèdre garni de lames et de clous d’argent. Elle porte le nom d’Alâh-kapi, c’est-à-dire la Porte haute ou la Porte sacrée, de même qu’à Stamboul on dit la Sublime Porte. Quand on a franchi le seuil royal, on ne retrouve plus cette magnificence et cette pompe que le luxe oriental et le faste particulier aux Sophis étalaient jadis dans ce vaste palais. On erre au milieu des ruines, le pied heurte çà et là des débris dorés ou quelques fragmens de porphyre amoncelés sous la poussière des décombres. Parmi les causes qui ont pu amener une telle décadence, il en est une qui, en Orient, a produit partout les mêmes effets : c’est la répulsion qu’éprouvent les Orientaux pour l’habitation de leurs pères. Ils bâtissent pour eux-mêmes, et l’insuffisance de leurs moyens ou le manque d’artistes habiles les obligent souvent à dépouiller les lieux habités par leurs ancêtres pour parer leur nouvelle résidence. Fidèles à cette coutume ou à ce préjugé, les successeurs de Châh-Abbas ont laissé tomber en ruines la plus grande partie de son palais. Moins fastueux que ce prince, ils se sont contentés de demeures moins magnifiques, ou se sont relégués dans quelques-uns des kiosques de cette espèce de ville royale. Cependant, comme pour montrer ce que fut la splendeur de cette cour magnifique des Sophis, il reste encore debout au milieu de ces ruines un palais qu’habita Châh-Abbas-le-Grand. Il est situé au centre de plusieurs jardins qu’on appelle Hecht-Beïcht ou les huit paradis, par allusion aux séjours délicieux qui s’y trouvent. Ce kiosque est composé d’un corps de bâtiment où sont plusieurs petites pièces élégantes, retirées et intimes. Elles communiquent à une salle qui n’a pas moins de trente mètres de long sur six de large et qui coupe toute la largeur de l’édifice. Cette pièce est d’une ornementation extrêmement remarquable : les murs, les fenêtres, les portes et le plafond en sont tout dorés et couverts de peintures parfaitement exécutées. Les peintures des portes notamment sont d’une touche exquise : sur les panneaux qui divisent chaque ventail sont peints de petits tableaux qui représentent des femmes, des danseuses dans des costumes charmans, ou des bouquets de fleurs artistement disposées reproduits avec une élégance de pinceau surprenante.

Ce que cette salle royale offre de plus beau et de très réellement remarquable, ce sont six grands tableaux qui ont cinq mètres de long sur trois ou quatre de haut, retraçant des faits de l’histoire de Perse. Châh-Abbas, fondateur de cette magnifique résidence, s’était plu à y rappeler des épisodes de la vie de ses glorieux ancêtres. Il ne s’y était pas oublié : à côté de Châh-Ismaël combattant les Turcs, de Châh-Thamas recevant l’empereur indien Houmaïoûn, auquel il accorda une hospitalité toute royale, on voit Châh-Abbas taillant en pièces l’armée des Tartares-Yuzbeks. Les autres tableaux représentent des fêtes royales. Cette salle était celle du trône. On y arrivait par un salon avec lequel la salle du trône était mise en communication au moyen de deux belles portes. Ce salon est lui-même splendidement orné d’innombrables glaces de Venise et de peintures de toute sorte. L’or, le stuc, l’azur et l’albâtre se mêlent et s’allient pour charmer l’œil, depuis la base jusqu’au plafond. Un grand bassin d’eau sans cesse renouvelée est au milieu. Une des faces de ce vestibule royal, exposée au nord, est entièrement ouverte sur un portique formé de dix-huit colonnes dorées et tournées en spirale, qui supportent un toit sous lequel, abrité du soleil, l’air se répand et circule sans obstacle. C’est de ce portique même que la résidence de Châh-Abbas tire son nom.

Parmi les merveilles de l’art oriental que renferme Ispahan, nous citerons encore un autre palais, celui d’Amarat-Serpouchet, charmante retraite consacrée à de mystérieux plaisirs par un fils de Feth-Ali-Châh, et qui servait, au moment de notre passage, de résidence au gouverneur d’Ispahan. Tout dans ce palais respire le charme de la vie orientale, telle que les poètes l’ont rêvée et décrite quelquefois. On entre : on est dans un petit jardin embaumé de fleurs odorantes, toujours belles, toujours rafraîchies par la douce rosée que répand un jet d’eau qui ne s’arrête jamais. Là, le chèvrefeuille embaumé et la rose délicieuse coupe où vient boire le rossignol[14], s’élancent en longue guirlandes, et retombent en se jouant au-dessus de l’albâtre des vasques élégantes. L’eau limpide du bassin déborde et tombe en capricieux festons pour baigner les jacinthes et les tubéreuses qui remplissent l’atmosphère de leurs parfums. Le pavé de marbre, toujours blanc, toujours frais, réfléchit comme un miroir les lilas et les myrtes. On se croit transporté par une bonne fée dans un de ces palais enchantés des contes arabes. Encore un pas et on est assis au milieu des merveilles fantastiques d’un Orient fabuleux. Montons ces degrés, soulevons cette élégante tapisserie ; nous entrons dans un appartement les yeux éblouis ont peine à s’ouvrir. La lumière du jour ne parvient à faire entrer quelques faibles rayons qu’au travers de vitraux coloriés et découpés en forme de fleurs. Le pied s’y appuie silencieusement sur d’épais et riches tapis. Tout dans ce charmant réduit invite à de doux songes. Un panneau se lève, une salle vous apparaît à demi éclairée par un jour bleuâtre : c’est le réduit le plus secret de la beauté. Le sybarite fondateur de cet ermitage, où mille voluptés se cachaient pour lui, y a enfanté les plus suaves créations, imaginé les plus subtils raffinemens de la jouissance. Dans un large bassin, toujours plein d’une eau limpide et profonde, se baignent seize cariatides en marbre, groupées par quatre et supportant quatre colonnettes de glace et d’or, le long desquelles se glisse une douce lumière. Sur sa nappe tranquille de larges nénuphars en cristal laissent échapper de leurs longs pistils de gracieux jets d’eau dont les gouttes éparpillées rafraîchissent la salle. Partout, de vives peintures. Des sculptures gracieuses, de riches mosaïques. Cent miroirs répètent les charmans détails de cet ensemble enchanteur. Le palais Amarat-Serpouchet est d’une date récente ; il fut construit par le prince Seïf-Oud-Dovlèt-Mirza, fils de Feth-Ali-Châh, qui eut en partage le gouvernement d’Ispahan. Le prince n’avait pas eu l’ambition de rivaliser avec les splendeurs de Châh-Abbas ; il n’avait pas visé aux grandeurs somptueuses de Tchehel-Sutoun. Homme de goût et de plaisir, épicurien de l’école de Hafiz, le châhzadèh avait conçu l’idée d’un paradis à son usage ; il l’avait réalisée. Entouré des ruines des Sophis, redoutant la tristesse des spectacles de dévastation et de misère qui se multipliaient en Perse, il avait réussi à les oublier en charmant ses yeux par tout ce que l’art et l’imagination pouvaient enfanter de plus délicat et de plus galant. Mais combien d’exactions furent le prix des plaisirs du prince ! Voilà ce que je ne sus pas et ce que pourraient dire les Ispahanis. Dépossédé, comme la plupart des princes de sa famille, par suite de la politique que crut devoir adopter Méhémed-Châh en montant sur le trône, le châthzadèh vit modestement aujourd’hui à Téhéran, rêvant avec tristesse à son délicieux Amarat.

Près de l’enceinte royale, au milieu de la grande avenue de Tchar-Bâgh, est encore un monument dont il faut dire quelques mots : c’est le dernier ouvrage des Sophis, une mosquée élevée par Châh-Sultân-Husseïn. Cet édifice, dont le dôme et les élégans minarets se mêlent aux têtes superbes des platanes, n’est pas exclusivement réservé à la prière. C’est ce que les Persans appellent un medressèh, c’est-à-dire une école dans laquelle les mollahs instruisent les jeunes mirzas et commentent, pour l’enseignement religieux, les textes arabes du koran. Une grande porte, en partie barrée par une chaîne selon l’usage, sert d’entrée au medressèh, et introduit le visiteur dans un portique très vaste et magnifiquement orné de mosaïques. En face s’ouvre une arcade qui laisse voir les ombrages d’un vaste jardin ; à droite et à gauche sont des logemens réservés aux mollahs. C’est là aussi que se tiennent les marchands attirés par l’affluence des élèves. Leurs tréteaux en gradins sont chargés de fruits, de pastèques et de concombres ; les bols de lait caillé ou yogourt rivalisent avec les cherbets (sorbets), l’hydromel, les pilaus odorans et safranés, affriandant par leur fumet les écoliers qui hésitent en face des broches engageantes de khebâb, sur lesquelles le hachpâss du lieu répand généreusement le poivre. À côté, les kalioûndjis préparent leur meilleur tombeki, et essaient leurs pipes, dont on entend les ronflemens aspirés par d’excellens poumons. C’est à ces buffets que viennent se restaurer les étudians. Ils y sont bien traités ; la carte n’est pas chère, et le beau ciel d’Ispahan prête au repas frugal qu’on leur sert en plein air une saveur à laquelle moi-même je ne fus pas insensible. Au centre du portique est une large vasque en porphyre, remplie d’eau, sur les bords de laquelle sont des tasses en cuivre mises à la disposition de ceux qui ont soif.

L’intérieur du medressèh ressemble à celui de toutes les mosquées ; nous ne le décrirons pas : nous remarquerons seulement que le charme particulier de cette mosquée est dans ses magnifiques ombrages. Partout les jasmins et les rosiers s’y enroulent au pied des arbres, grimpent dans leurs branches et répandent de délicieux parfums. Dans ce lieu, l’étude est un plaisir, et les jeunes Persans qui viennent l’y chercher s’y oublient volontiers. Aussi cette école est-elle la plus fréquentée d’Ispahan.

Après avoir parlé des monumens d’Ispahan, parlerons-nous de sa population ? Ce que nous avons dit des désordres commis par les loutis fait assez connaître combien les habitans d’Ispahan poussent loin ce mélange de fatalisme et de violence, de torpeur et d’exaltation, qui est le propre des Orientaux. Tout l’intérêt d’un séjour à Ispahan se concentre dans une visite aux admirables créations de la puissance des Sophis, qui s’y offrent si nombreuses au voyageur. La vie des Persans se partage elle-même tout entière entre les bazars, les mosquées et les palais. C’est là que nous l’avons observée pendant notre séjour dans la seconde capitale de la Perse ; c’est-là que nous avons rencontré à la fois le passé dans ses formes les plus splendides et le présent sous son aspect le moins triste.

Eugène Flandin.

  1. Voyez la livraison du 15 mai 1851.
  2. Nom par lequel les Persans désignent leur pays.
  3. Ceux qui fument le kaloûn ou pipe à eau.
  4. Un farsak équivaut à peu près à six kilomètres.
  5. Titre de l’ambassadeur en langue du pays.
  6. Serbâs, soldats d’infanterie.
  7. Mahallèh, quartier.
  8. Pages de service dans les appartemens du châh.
  9. On a pu lire dans la Revue un tableau de la cour de Méhémed-Châh, en 1845, où la physionomie originale de ce vizir est rendue avec une parfaite vérité. Voyez la livraison du 15 juillet 1850.
  10. Mouton rôti coupé en petits morceaux.
  11. Gulistân est le poème le plus renommé de Saadi.
  12. Cotonnades de couleur.
  13. Tapis pour faire la prière.
  14. Métaphore usitée par les poètes arabes et persans pour désigner la rose.