Souvenirs de l’Adriatique (1871-72)/01

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SOUVENIRS
DE L’ADRIATIQUE

I.
LA DALMATIE ET LES SLAVES DU SUD.

Les Serbes, les Croates, les Dalmates ont un petit livre qu’on trouve partout chez eux, même dans le moindre village. Ce volume de quelques pages est intitulé Annuaire des Slaves du sud ; bien qu’il en paraisse plusieurs éditions assez semblables entre elles, il s’imprime surtout à Zagabria. Quelques détails sur les bans de Croatie et sur les princes serbes, sur leurs guerres contre les Hongrois et les Turcs, quelques conseils pratiques, des légendes et des chants nationaux le remplissent tout entier ; mais ce qui frappe surtout le lecteur étranger, c’est la première page ; elle contient un tableau des Slaves qui habitent l’Autriche méridionale et l’empire ottoman. Ils sont au nombre de 11 millions, partagés entre sept ou huit provinces. Le voyageur entre rarement dans une maison en ces pays sans y voir cette liste placée à côté du calendrier, comme si chaque jour la race devait se rappeler combien elle compte d’eufans, quelles destinées diverses l’histoire a faites à ces membres d’une même famille.

Ces mots Slaves du sud, par opposition aux 51 millions de Tchèques, de Polonais et de Russes qui occupent le nord du Danube, désignent une population qui parle une même langue, diversifiée, il est vrai, par des dialectes. Les Bulgares sont la fraction la plus orientale de cette race ; viennent ensuite les Serbes, les Sclavons, les Croates, les paysans du territoire de Trieste, les habitans des principautés de Goritz et de Gradisca, du duché de Carniole, du marquisat d’Istrie, de la Dalmatie, sans compter un tiers de la Styrie et de la Carinthie et la plus grande partie des confins militaires. Au centre nous trouvons les Bosniaques, les vieux Serbes et les Herzégoviniens. De ces Slaves, 1,151,000 sont indépendans, plus de 6 millions subissent la domination ottomane, 3 millions 1/2 appartiennent à l’Autriche-Hongrie. On voit facilement qu’ils sont répandus dans de vastes contrées dont les limites n’ont rien de précis. Ils se trouvent du reste partout mêlés à des hommes d’autres races, aux Magyars, aux Allemands, aux Roumains, aux Turcs, aux Italiens, aux Grecs même et aux Albanais.

De toutes ces provinces, la Dalmatie est peut-être celle qui permet le mieux de comprendre ce qu’il faut penser des aspirations des Slaves du sud. Seule, depuis que ces peuples ont passé le Danube, elle s’honore d’une culture intellectuelle qui remonte à quatre siècles ; elle possède une riche littérature, des archives plus riches encore ; elle a un passé qui commence à être bien connu, qui explique non-seulement l’état actuel de ce pays, mais les difficultés contre lesquelles luttent ses voisins de même race. C’est aux écrivains dalmates, aux chartes conservées à Raguse que les Croates, les Sclavons, toutes ces vieilles principautés qui ont eu une histoire si obscure, demandent aujourd’hui le peu qu’elles peuvent savoir du rôle qu’elles ont joué autrefois. Gouvernée par Venise, puis par l’Autriche, la Dalmatie s’est pénétrée des idées de l’Europe, non-seulement beaucoup plus que la Bosnie, mais que la Serbie et le Monténégro. Par cette province les Slaves du sud possèdent la mer ; de l’autre côte, sur le Pont-Euxin, les Bulgares ont abandonné les ports aux Grecs ; au nord de l’Adriatique, Trieste est une ville allemande ou plutôt cosmopolite. Le pays n’offrirait-il pas ce genre d’attrait, que la Dalmatie encore presque inconnue mériterait à tous égards d’être visitée[1]. La nature y présente d« beaux aspects ; l’artiste et l’historien y trouvent des monumens de tous les âges. On ne peut sans intérêt voir en détail ce qu’est l’administration provinciale dans l’empire d’Autriche ; enfin le souvenir de la France est encore vivant dans toute la contrée. Nous avons administré ce pays au début du siècle : nous y avons laissé de grands travaux d’utilité publique, des réformes auxquelles le temps n’a rien changé. Quand je visitai cette côte, il y a quelques mois, tout occupé avec l’artiste qui m’accompagnait, M. Chaplain, des études qui faisaient l’objet de notre voyage, l’accueil sympathique que nous recevions nous frappa tout d’abord. Nous n’avions pas le goût de répondre trop vite à une bienveillance que nous comprenions mal encore et qui pouvait cacher quelque pitié pour nos récens désastres. Le temps nous montra qu’elle ne devait rien ni à des sentimens de cet ordre, ni à une politesse superficielle, qu’elle s’expliquait par des raisons profondes et anciennes, par une vieille reconnaissance pour des amis d’autrefois. Nous pouvions l’accepter. Elle a donné à ce voyage un charme particulier auquel nul Français ne fût resté insensible. Nous devions voir du reste par la suite en descendant vers la Turquie, en Albanie et en Épire, combien les derniers événemens ont peu changé dans ces parties reculées de l’Europe l’idée qu’on se fait de la France. Ces peuples ont suivi avec une surprenante curiosité tous les incidens de la guerre; pour la première fois des bulletins turcs, grecs, italiens, les tenaient au courant des batailles livrées en Occident. Les musulmans sont pour le voyageur français tels que je les avais vus en 1864 et en 1868. Il m’a été impossible de saisir le moindre changement dans leur manière de se conduire à notre égard. Ils ont sur cette guerre une opinion très simple et toute fataliste : l’épreuve a été cruelle; il faut attendre le lendemain. Les chiffres de l’emprunt ont pénétré dans ces provinces. C’est une surprise tout à fait étrange que d’entendre votre hôte, un paysan ou un petit propriétaire qui vous reçoit dans une cabane perdue au fond des montagnes, à quatre ou cinq jours de la mer, vous parler des milliards que nous avons souscrits. Ces sommes, dont nul ne se fait une idée quelque peu précise, sont devenues légendaires comme les trésors d’un prince aussi riche que les Francs, le calife Haroun-al-Raschid. Ni les Albanais, ni les Grecs, ni les Slaves, ne pensent autrement que les Turcs. Pour ces contrées nous sommes ce que nous étions hier, ce que nous serons demain. La foi dans nos destinées n’a pas été atteinte. Nous contribuons du reste à la maintenir en ne changeant rien en Orient à nos anciennes habitudes. Si la station navale du Levant a été diminuée, cette réduction est provisoire et notre drapeau a paru cette année sur tous les points où il se montrait d’ordinaire. Nos services de transports maritimes reviennent aux itinéraires qu’ils suivaient en 1870. Les subventions à nos protégés naturels restent les mêmes; nous envoyons des missions scientifiques comme par le passé. A l’extérieur comme en France, ramener notre vie de tous les jours à l’activité d’autrefois, faire autant que possible ce que nous faisions, mais avec plus de prudence et une juste économie, telle a été la pensée qui a inspiré depuis deux années le gouvernement de la France. Le bon sens ne pouvait recommander une conduite plus profitable aux intérêts du pays.


I.

La Dalmatie forme un royaume; c’est sous ce nom qu’elle figure dans tous les actes officiels où le souverain d’Autriche-Hongrie énumère les couronnes de la maison de Habsbourg. Ce prince du reste, pour rappeler quelques-uns de ces titres qui sont au nombre de cinquante-six en tête du statut constitutionnel d’octobre 1860, est roi de Bohême, de Croatie, de Schiavonie, de Galizie, de LodomérJe, d’Illyrie, duc de Styrie, grand-prince de Transylvanie, margrave de Moravie, comte de Sonnenberg, seigneur de Trieste et de la marche des Vendes : image de la manière dont s’est constituée la monarchie autrichienne, cette vaste fédération où les états sont entrés sans se confondre, où la dignité impériale est le seul lieu qui réunisse des provinces si diverses. La Dalmatie a une des formes les plus bizarres que présente la géographie politique de l’Europe, forme tout artificielle, sans limite naturelle, si ce n’est à l’occident, où elle s’arrête à la mer. C’est un long triangle dont la base est tournée au nord, et qui, descendant ensuite vers le sud, se rétrécit rapidement, au point de n’avoir plus, quand il se termine, que 3 ou 4 kilomètres de large. Dans le district de Raguse, tel est ce peu de profondeur que les Turcs de leurs montagnes pourraient bombarder par-dessus l’empire d’Autriche une flotte qui naviguerait dans l’Adriatique : violation de la neutralité qui n’a pas été prévue par le droit des gens. Autre bizarrerie : le territoire ottoman coupe la Dalmatie en trois morceaux. Pour aller par terre d’Almissa à Slano, et de Castelnovo à Gravésa, il faut en demander la permission aux soldats du Grand-Seigneur.

Cette province n’est qu’une bande de terre, un véritable ruban. Plus de quatre-vingts îles ou îlots forment devant la côte une guirlande de 200 milles de longueur. On navigue au milieu des fiores. Le sol est pierreux, d’un rouge-brun, accidenté par de grands rochers, découpé comme une dentelle. Ces teintes, tristes et pâles quand le ciel est voilé, s’illuminent de couleurs dorées dès que le soleil, qui se cache rarement dans ces contrées, les inonde de lumière. A l’orient s’élèvent les hautes chaînes de l’Herzégovine et de la Bosnie; à l’occident, l’œil se perd sur les flots de l’Adriatique. Cette navigation a toutes les beautés que peut donner la triple réunion de la mer, des montagnes et du soleil, l’intérêt d’un voyage où l’on passe d’un canal à un autre, sans perdre jamais de vue la terre, les maisons, les champs, le spectacle de l’activité humaine. Tantôt le bateau longe des côtes boisées, découvre de vertes et fraîches vallées, comme le canal des Castelli, que les nobles vénitiens avaient couvert autrefois de villas, tantôt, à Sebenico par exemple, il entre dans des golfes profonds, sinueux, où la mer encaissée et paisible semble ne plus être qu’un large fleuve. Partout les jeux de la lumière et de l’eau sont infinis, dans ces criques, sous ces rochers profonds, sur ces longs détroits que le ciel colore de teintes toujours variées, depuis les longues traînées pâlissantes, mêlées de paillettes brillantes que laisse le soleil couchant jusqu’à l’éclat des feux du midi. Plus on descend vers le sud, plus les aspects ont de grandeur. Les bouches de Cattaro sont un des plus beaux points du monde. À peine a-t-on dépassé Vitaglina qu’on ne voit plus l’Adriatique. Elle forme ici un grand lac, qui lui-même en forme cinq autres, lac entouré de montagnes à pic, partout couvert de chantiers, de maisons, de villages, de forteresses. C’est la Suisse, mais sous le soleil d’Orient, une Suisse où les pieds des montagnes plongent dans la mer.

Les villes sont sur la côte ou dans les îles. On entre en général en Dalmatie par Zara ; ainsi la capitale de la province est à l’extrême nord, sur la frontière, place singulière pour un chef-lieu, qui du reste ne mérite ce privilège ni par sa richesse ni par sa population. C’est un centre administratif qui perdrait demain la moitié de ses habitans, s’il cessait d’être la résidence du gouverneur. Le moyen âge a légué aux temps modernes sur cette mer six ou sept cités, dont la plus importante compte à peine 10,000 habitans. Quand les événemens les réunirent sous une administration commune, le doge établit un provéditeur à Zara, qui était le point du pays le plus rapproché de Venise. Le feld-maréchal autrichien succéda, au provéditeur. C’est au temps et à l’histoire, plus encore qu’à la maison de Habsbourg, qu’il faut reprocher l’absence, en cette province d’une capitale naturelle. Zara a des magasins, un corso et des fonctionnaires. Sebenico, Spalato, Trau, Almissa, Raguse, Cattaro, gardent un aspect plus original. Ce sont ile vieilles communes du moyen âge, perdues sur les derniers-rochers de l’Europe, slaves et occidentales, civilisées et barbares. De petites rues tortueuses qui grimpent en escalier, pavées de cailloux blancs ou de grandes dalles glissantes, — des maisons solides et noires, bâties de grosses pierres brunies par les siècles, bardées de barreaux de fer, ornées d’écussons, de bas-reliefs, de statues, — la place publique où est le palais de la commune, — la loggia où siégeait le juge, — la douane, édifice important dans un pays qui en tirait le plus clair de ses revenus, — le port, petit, bien fermé, flanqué de hautes tours, accessible par un goulet étroit, véritable prison où on mettait les navires sous clé » — le dôme et les églises, que vingt générations ont comblés de présens ; toutes ces villes ont le même aspect; elles sont aujourd’hui ce qu’elles étaient au XVIe siècle.

Les gens qui vivaient là avaient des ennemis partout, au nord en Hongrie, à l’est en Bosnie, en Raschie, à l’ouest à Ancône, à Bari, souvent à Venise. Se renfermer chez eux, se cacher derrière de grands murs, sortir quand la bonne fortune le permettait, résister aux agresseurs s’ils le pouvaient, sinon transiger, se soumettre à demi, se faire oublier, telle était leur vie. Ils n’ont jamais appartenu à personne, ils ont appartenu à tout le monde. L’empire byzantin leur imposait un tribut, mais ces cités étaient vassales et non sujettes : ensuite sont venus les Croates; les Hongrois les ont pillées; Venise leur a vendu sa protection; l’invasion des Turcs les a disputées à Venise; l’empire français les a données à l’Autriche, reprises et perdues. Cette histoire est une suite d’épisodes où l’on s’oriente mal, parce que les destinées d’un district sont rarement celles du canton voisin, parce que dans les événemens tout est isolé, fragmenté. Au commencement de ce siècle on trouvait encore près de Sebenico une république indépendante, celle des Poglisiens; Raguse se gouvernait elle-même. Aujourd’hui les bouches de Cattaro ont d’importans privilèges. Les coutumes locales sont aussi partout différentes.

Il est cependant facile de s’imaginer ce qu’a été la vie des cités dalmates jusqu’au XVIIe siècle, époque où la vigueur des anciennes générations s’affaiblit pour laisser l’administration de Venise établir une autorité plus complète. Elles admettaient la suprématie d’un suzerain; en payant tribut, elles se gouvernaient presque toujours à leur guise. Chaque ville, chaque bourg était une petite république qui avait ses statuts. Ces constitutions sont dures, soupçonneuses, parfois barbares. On y reconnaît l’œuvre d’une noblesse bourgeoise menacée par la ville voisine, parle paysan, par le comte, qui représente d’ordinaire Venise, par le clergé, qui dépend de Rome. Contre tous ces dangers, il faut une prévoyance ombrageuse. On ne saurait nier l’autorité du comte, du moins on la limitera, on la forcera à composer avec la commune. Le doge est loin, et ses galères ne peuvent à chaque heure venir défendre ses représentans. A Curzola, dont la constitution est de 1214, le comte nomme trois juges, mais le conseil des citoyens doit approuver le choix; les trois juges, d’accord avec le comte, en nomment six; le gouvernement ainsi constitué dispose des emplois publics. Le comte du reste se conformera à la charte signée le jour où la ville a reconnu le protectorat de Saint-Marc. Il en est de même à Trau, à Sebenico, à Zara, à Lésina, à Almissa, de même partout; ces constitutions ne diffèrent que par le détail. Les conseillers doivent être fils de conseillers; il ne faut pas que le paysan enrichi entre par surprise dans la cité. Les nobles, les gens des villes, par opposition aux gens des campagnes, gouvernent seuls. A l’église, on défend de posséder des immeubles; aucun citoyen ne peut lui faire une donation de son vivant; le commerce est interdit aux prêtres. La loi parle avec une violence grossière des abus du clergé. L’étranger, non l’homme d’une autre race, mais le voisin le plus proche, est l’adversaire naturel, l’ennemi héréditaire. Il ne peut rien posséder sur le territoire de la commune. Si un habitant dit du mal de la commune, il est banni, ses biens sont confisqués; revient-il dans sa patrie, il a la tête tranchée. Ces républicains ont une grande opinion de leur droit à l’indépendance. La loi leur ordonne d’être toujours armés; l’entrée sur la terre d’ autrui est punie d’une amende, à plus forte raison la violation du domicile. Les dispositions qui protègent la propriété sont relativement plus rigoureuses que les peines contre l’assassinat et les voies de fait. A Lésina, le vol, selon la gravité, entraîne la perte de l’œil droit, de la main droite, des deux mains, et s’il dépasse 30 livres, la mort. L’attentat sur la femme mariée est puni de mort, que le coupable soit noble ou vilain; sur la fille, d’une simple amende. On trouverait dans ces constitutions bien des articles qui rappellent les cités de la Grèce antique. La religion, les traditions, les races étaient différentes; l’isolement, le besoin de se protéger, un état de guerre perpétuel, un vif sentiment de l’indépendance chez des peuples également jeunes, ont fait établir les mêmes lois. Ainsi cette tyrannie de l’état, cette haine de l’étranger, qu’on explique parfois chez les anciens par des causes toutes secondaires, ont une seule raison : l’intérêt de la communauté.

Dès le milieu du XVIIe siècle, la noblesse dalmate n’avait plus de passion que pour les rivalités de castes, les titres honorifiques, les privilèges de costume et les préséances. Aujourd’hui, la société polie des villes paraît être au premier abord tout italienne; on voit bien vite que les apparences sont trompeuses. Il est vrai que les abbés en culotte courte rappellent Milan et Venise, que la promenade dans la rue principale, qu’on décore du nom de corso, réunit le soir en été une foule nombreuse, que les hommes passent de longues heures au cercle, que de vieilles familles nobles vivent renfermées chez elles, cachant leur pauvreté dans des palais pour étaler quand elles sortent un luxe éclatant. Il est vrai surtout que l’italien est d’un usage général ; mais le sang dalmate est slave. Cette société vit surtout chez elle, en famille; on ne peut lui reprocher ni le goût du brillant ni celui de la parole. Elle a une bonhomie très simple et une réserve un peu froide qui n’excluent ni la finesse ni la cordialité. Elle est instruite et sérieuse; elle parle le français souvent avec une grande pureté. Elle recherche nos journaux, qu’on trouve partout, même dans des villes de quatre et cinq mille âmes; elle lit aussi et surtout nos romans. Les contrefaçons allemandes inondent le pays, et en vérité donneraient une médiocre idée de notre littérature, si le lecteur ne savait choisir entre ces ouvrages. Nous apprenons à l’étranger le titre de livres que nous n’avons jamais vus et qui cependant ont d’abord paru à Paris : ces œuvres médiocres passent chez nous inaperçues; les imprimeurs de Leipzig rendent à la France le mauvais service de les répandre avec force réclames, et nous jugent ensuite sur des ouvrages dont ils ont fait seuls le succès. Les acteurs italiens, se mettant de la conjuration, jouent les pièces de nos petits théâtres, et comme les modes de Paris font la fortune des bonnes enseignes sur cette côte de l’Adriatique, il faut quelque bon sens pour ne pas prendre à la lettre une comédie fort en vogue en ce moment, où le très galant chevalier français est représenté au public dalmate sous les traits d’un jeune homme plus aimable que sérieux.

Dès qu’on s’éloigne de la côte, on ne trouve plus que de grands villages. Knin, Obrovatz, Scardona même, ne peuvent prétendre au titre de villes. Nombre de chefs-lieux de district, inscrits en lettres capitales sur la carte, sont des créations administratives nées d’hier et qui pourraient disparaître demain. Le Dalmate moderne n’aime pas les agglomérations; comme ses ancêtres, dont le Porphyrogénète disait : « ce peuple ne peut souffrir que deux cabanes soient l’une près de l’autre, » il disperse ses maisons sur de grands espaces. Vous arrivez à Zéménico, vous en sortez sans avoir vu autre chose qu’une église et un poste de soldats. Vous demandez le chef-lieu de canton, on vous répond que vous y êtes; votre guide vous montre à droite, sur une hauteur, cinq ou six maisons; vous en découvrez quelques autres dans la plaine et sur une seconde colline : ce mot de Zéménico est une expression géographique. Les savans qui consultent la carte de la Dalmatie publiée récemment en vingt feuilles par l’état-major autrichien peuvent être sûrs que toutes les localités qui ont l’honneur de figurer sur ce document ressemblent plus ou moins à Zéménico.

Le paysan slave n’a jamais eu à redouter le contact de la civilisation. Les villes de la côte tenaient à ce qu’il restât barbare : telle était aussi la politique de Venise; elle rendait ainsi impossible la réconciliation entre la noblesse et les habitans des campagnes, elle maintenait sur les confins ottomans une population sauvage qui était son meilleur rempart contre les Bosniaques. Ce paysan, le morlach, comme on l’appelle d’un mot dont le sens est incertain, mais qui paraît signifier les Valaques de la mer, n’a jamais rien appris; il en est encore aux mœurs des premiers jours, pauvre, courageux, ami de l’indépendance, fier des riches couleurs de son costume, de ses broderies faites par les femmes à la maison, de son fusil qu’il ne quitte jamais. Grand, élégant, la taille bien prise, les jambes serrées dans un pantalon collant qui s’arrête aux genoux, les pieds chaussés de l’opanké, morceau de cuir de bœuf noué avec lanières, la petite veste aux manches flottantes sur les épaules, la toque de soie rouge sur la tête, il semble être un personnage détaché des tableaux vénitiens; tels sont quelques-uns des jeunes nobles de la légende de sainte Ursule peinte par Carpaccio. Les costumes des femmes présentent une plus grande variété; chaque canton, chaque village a le sien. Tous cependant ont des caractères communs, et cette remarque est vraie non-seulement de la Dalmatie, mais de la péninsule du Balkan presque tout entière. La robe étroite, faite de toile blanche, serre les jambes et se rétrécit parfois vers le bas au point d’empêcher toute marche rapide; un tablier brodé de laine verte, rouge, bleue, épais comme un tapis, est attaché à la ceinture. Une large bande de cuir, relevée d’ornemens d’or et d’argent, serre la taille; des sequins ornent la tête qu’enveloppe un voile. Ce costume est très ancien et sans doute antérieur à l’arrivée des Slaves dans le pays. Une charmante statuette de bronze, trouvée récemment à Scutari d’Albanie, œuvre précieuse d’un artiste grec du VIe siècle avant notre ère, représente une prêtresse qui porte la robe, la ceinture et le tablier des paysannes de Dalmatie.

L’autorité des vieillards, le respect de la famille et de la femme, la solidarité des habitans d’un même village, le caractère sacré des amitiés, la vengeance devenue une loi, la cruauté sans merci quand le paysan est offensé, en toute autre occasion une grande douceur, parfois des délicatesses de sentiment qui paraissent trop tendres pour ces rudes natures, l’esprit vif, prompt aux réparties, mordant dans la critique, l’attachement le plus solide aux vieilles mœurs, peu d’aptitude pour le travail modeste de la terre, la passion des armes et du danger, tels sont quelques-uns des traits du caractère dalmate. C’est surtout dans les montagnes, en particulier dans le district de Cattaro, que cette race garde toute sa jeunesse. Quant aux autres parties de la province, le gouvernement autrichien a fini par y établir une administration régulière. Dans la circonscription des Bouches, il a dû transiger avec ces montagnards, qui du haut de leurs rochers se riaient des canons et des soldats. Après six mois de lutte, lors de la dernière insurrection qui est à peine terminée, force a été de suspendre l’application au pays de la loi de recrutement.

On retrouve encore dans cette partie de la Dalmatie de vieux usages qui ont disparu depuis longtemps du monde slave, le serment et jugement du sang par exemple. Le serment du sang, karva-tajstvo, est la vendetta d’un village contre un village, mais sanctifiée par la religion. L’administration a l’ordre de n’intervenir qu’avec réserve dans ces démêlés des habitans entre eux, d’amener sans sévir des transactions; force pourtant est parfois de s’en remettre à la justice. Un fonctionnaire du gouvernement autrichien, M. Lago, qui a passé sa vie en Dalmatie, et qui vient de publier sur la province trois volumes remplis de faits précis, raconte plusieurs de ces vendettas dont il suivit l’instruction en détail. En 1842, à Cattaro, une jeune fille avait été tuée par un habitant d’un village voisin. Les parens de la victime se réunirent la nuit dans l’église : le prêtre dit la messe; à la communion, il prononça le serment que tous les assistans durent répéter : « Par ce pain béni, qui représente le corps de Notre-Seigneur, par ce vin qui représente son sang, par le sang que nous avons versé de nos veines et qui doit s’ajouter à celui de notre malheureuse jeune fille assassinée, maintenant enlevée martyre au ciel et qui nous prie d’être ses vengeurs; nous, père, frères, cousins de la victime, et nous tous habitans du village, nous faisons le serment le plus absolu, le plus solennel, le plus irrévocable de ne donner aucune paix à notre âme, aucun repos à notre corps, jusqu’à ce que le souhait de la victime se soit accompli, et de ne point nous arrêter que nous n’ayons obtenu une satisfaction complète, suffisamment cruelle, capable de compenser le crime que notre ennemi a commis. » Alors commencèrent les rapts, les incendies, les pillages, les assassinats. La guerre fut de toutes les heures. Elle ne peut finir que par la pacification du sang. L’agresseur doit reconnaître son crime, s’en déclarer repentant, faire l’éloge de la victime. On procède au compte des assassinats et des vols, on fixe les compensations dues. Un chef, un prêtre, un père de famille comptent pour deux; un homme du commun, une femme ne valent qu’un. Toute vie humaine est estimée à 200 chèvres ou brebis; une blessure grave à 100 chèvres seulement. La compensation une fois réglée et acquittée, les deux parties adverses se jurent amitié par saint Jean, s’ils sont Latins, par saint Élie, s’ils sont Grecs. Ces vendettas aujourd’hui ne sont plus de longue durée; les archives de Venise contiennent le procès-verbal d’un grand nombre de pacifications. A l’occasion d’une de ces karvarina, qui eut lieu en 1785 dans le district des Bouches, le magistrat constata 13 homicides, 18 blessures graves, 2 incendies et 7 dévastations. Les victimes touchèrent 2,020 sechins de compensations. L’enquête ne signala pas une seule atteinte à l’honneur.

Un vieil usage qui demande un dévoûment chevaleresque est celui des amitiés consacrées par l’église entre personnes qui n’appartiennent pas à la même famille. Ces amis s’appellent pobratini ; les femmes contractent de pareilles alliances. Un anneau devient le signe matériel de ces unions. On les retrouve jusqu’à nos jours dans les guerres des Dalmates; elles imposent un dévoûment qui ne doit être refusé sous aucun prétexte. Les légendes et les chants populaires ont célébré les pobratinî célèbres, et même des Turcs qui, liés à l’égard de chrétiens par ce serment, sacrifièrent leur vie plutôt que de l’oublier. Aujourd’hui, dans les villes, beaucoup de familles gardent des anneaux de fraternité bénits au début de ce siècle.

La Dalmatie compte 400,000 habitans, sur lesquels les statistiques officielles estiment le nombre des Italiens à 20,000 tout au plus; on trouve quelques Albanais aux environs de Zara, des Israélites partout. Les quatre-vingt-un centièmes de la population sont catholiques, le reste suit la religion grecque non unie. La province a une véritable autonomie. Elle dépend de Vienne et non de Pesth, privilège dont elle sait le prix. Elle possède à Zara et dans ses principales villes un ensemble complet de services publics. Le lieutenant-général, représentant du pouvoir central, gouverne d’accord avec la diète. Cette assemblée est composée de 43 membres, divisés ainsi qu’il suit : membres de droit, l’archevêque catholique de Zara et l’archevêque grec, députés des grands censitaires, députés des villes, députés des campagnes; jusqu’à ces derniers temps il fallait ajouter à cette liste deux délégués des chambres de commerce. La loi donne dans les élections une part aux intérêts populaires, tout en maintenant un privilège à l’égard de la fortune et des principes conservateurs. Ces dispositions compliquées assurent à la province une représentation indépendante, qui est la véritable expression des idées du pays. Les comptes-rendus des séances de la diète, publiés in extenso, témoignent de son activité. Une commission provinciale assiste le gouverneur dans l’intervalle des sessions. La diète envoie cinq de ses membres à la chambre des députés; la Dalmatie a deux représentans dans la chambre haute. La province est divisée en capitaineries circulaires et en commissariats, sortes de districts qui répondent à nos arrondissemens. Les conseils municipaux administrent les communes. Les impôts ne sont pas excessifs; la Dalmatie paie environ par année 2 millions de florins, et en coûte à l’Autriche 2 millions 1/2.

On ne se plaint pas dans ce pays des fonctionnaires; polis, honnêtes, concilians, ils sont formalistes, timides, toujours retenus par la peur d’engager leur responsabilité, embarrassés par les rouages trop nombreux d’une administration dont les employés, dit M. Lago, sont au nombre de 15,000, rendus plus incertains encore par les changemens continuels de ministère. L’administration autrichienne n’a pas cette passion qui, par amour du bien public, renverse les obstacles, stimule les courages, ne se repose jamais. L’instruction est insuffisante. Les Dalmates parlent italien : il n’y a pas d’université dans l’empire où ils puissent aller étudier, il leur faut se rendre à Zagabria, — les facultés y sont encore incomplètes et l’enseignement s’y donne en slave, — ou à Vienne; les cours s’y font en allemand. Sept gymnases royaux apprennent aux élèves les élémens des sciences et les langues mortes. Le grec et le latin y ont le pas sur l’histoire, sur les langues même du pays. Une culture littéraire médiocre est préférée aux connaissances positives qui forment les esprits sérieux. Quelques écoles techniques commencent, il est vrai, à enseigner les sciences. L’Autriche ne se fait pas de l’instruction la juste idée que s’en forment les Allemands du nord. Toute la science allemande est dans les provinces septentrionales. La vallée du Danube autrichien n’a que l’université de Vienne. Si on excepte Prague, ni la Bohême, ni les Slaves du sud, ni la Hongrie, ne peuvent citer une grande et florissante institution consacrée au haut enseignement. il y a là une preuve d’abandon intellectuel dont tout le pays doit se ressentir. Quant à l’instruction primaire en Dalmatie, très faible dans les villes, elle est nulle dans les campagnes. Sur 61,000 enfans, 10,000 seulement vont aux écoles.

Les travaux d’utilité publique sont conduits avec une extrême lenteur. En cinquante ans, l’administration n’a fait que deux routes importantes, celle d’Obrowatz aux confins croates, celle de Cattaro à la frontière monténégrine. Elle a réparé quelques digues, construit le pont de Trau, bâti deux ou trois forts, institué des écoles nautiques à Spalato et à Cattaro, supprimé les pandours, milice nationale, turbulente et indisciplinée qui souvent empêchait le cours régulier de la justice. Le pays est pauvre, il ne donne guère en abondance que du vin et de l’huile; encore ces produits mal préparés sont-ils mauvais : il faut porter l’huile en Italie et à Marseille, où elle est épurée; elle revient ensuite en Dalmatie pour être vendue à ceux-là mêmes qui l’avaient fabriquée tout d’abord. Les montagnes déboisées, les plaines arides, semées de cailloux, nourrissent de maigres troupeaux. C’est de la Bosnie et de l’Herzégovine que le Dalmate achète les bœufs et le blé qui lui manquent. Les conditions du colonat sont déplorables. Le paysan est maître de la ferme qu’il cultive pour un maître; le chasser est presque impossible; il la transmet, la partage, la laisse en friche à son gré. Il y a telle propriété qui est ainsi divisée en parcelles infiniment petites entre les fils et parens du colon sans que le propriétaire ait pu s’y opposer.

Certes les difficultés sont grandes; personne n’admettra qu’elles soient insurmontables. Les montagnes peuvent être reboisées; la vallée de la Narenta, si elle était assainie, comme l’a proposé depuis longtemps un des hommes qui connaissent le mieux la Dalmatie, M. Lanza, membre de la diète, serait d’une culture facile et productive. Le vin de Dalmatie, mauvais parce qu’il est mal préparé, peut devenir excellent, comme le prouvent de récens essais dus à nos compatriotes; rien n’empêche de raréfier à Zara l’huile qu’on envoie en France. L’état doit sans violence et avec le temps changer les conditions du colonat, répandre l’instruction agricole. Des sociétés maritimes s’établissent dans le district de Raguse; pourquoi toute la province ne suivrait-elle pas cet exemple et celui que donnent depuis longtemps les Cattarins? Les habitans des Bouches vivent sur mer : on les trouve dans tout l’Orient; ils font leur fortune au dehors, ils ne reviennent chez eux que pour les années de repos. Laisser aux Dalmates toute liberté d’initiative, leur assurer un gouvernement paternel ne suffit pas. On peut compter qu’ils feront beaucoup; le pouvoir central doit encourager, guider, éclairer ces premiers essais, répondre aux vœux de la diète, qui voit le mal, comme tous ses comptes-rendus en témoignent, et qui veut y porter remède.

Le 26 décembre 1805, le traité de Presbourg cédait la Dalmatie à la France; le 26 avril 1806, un décret signé à Saint-Cloud nommait gouverneur-général de la province, sous le titre de provéditeur, un Italien, membre de l’institut de Milan, Dandolo. Ce savant modeste et presque inconnu avait rencontré autrefois Bonaparte, général des armées de la république. Le premier consul l’avait revu après Marengo, il avait apprécié en lui un homme pratique, visité ses fermes, ses exploitations agricoles, il le jugeait capable de faire un bon administrateur. Il lui demanda un dévoûment sur lequel il pouvait compter. Le plan que Dandolo devait exécuter était arrêté en partie d’avance, le succès en était assuré; l’empereur savait ce qu’il voulait, il choisissait bien ses mandataires. A ceux qui concouraient à son œuvre, rien ne manquait pour le but qu’il fallait atteindre. Appliquer en Dalmatie les principes nouveaux du droit public français, assurer l’égalité, développer la richesse du pays, trancher les abus dans le vif, et cependant tenir compte des difficultés que léguait le passé, tel était ce programme. Cinq commissaires spéciaux, sorte de missi dominici, furent délégués pour visiter la province; chacun d’eux en étudia une partie où il fixa sa résidence pour correspondre sans cesse avec Dandolo. En deux ans, les réformes étaient accomplies; le 12 août 1807, le provéditeur pouvait écrire à Napoléon : « L’organisation de la Dalmatie est terminée. »

L’Autriche n’avait fait qu’occuper quelques années la province; Venise, durant plusieurs siècles, n’avait songé qu’à ses propres intérêts : tout était à créer. Les pouvoirs furent divisés, l’autorité judiciaire séparée de l’autorité administrative, le gouvernement civil du gouvernement militaire. Des tribunaux de première instance s’ouvrirent dans les chefs-lieux d’arrondissement, une cour d’appel à Zara. Chaque village reçut un conseil municipal qui dut se borner à des fonctions purement administratives, mais auquel aussi, pour la première fois, Dandolo apprit le maniement d’un budget et l’épargne. La loi Grimani, établie par Venise en 1756, déclarait inaliénable entre les mains du paysan la plus grande partie des districts de montagne; elle fut abrogée (4 septembre 1806). Les corporations nobiliaires disparurent. La conscription, loi dure, mais qui atteignait tous les citoyens, entra en vigueur. Dès l’année 1807, le régiment royal dalmate était formé. La Dalmatie n’avait pas d’école, cinq collèges furent institués; le lycée du prince Eugène, à Zara, donnait une instruction plus élevée, en même temps l’empereur comprenait que forcer les Dalmates à venir étudier le droit et la médecine à l’étranger était un mal. La fondation d’une université fut décrétée, les cours principaux commencèrent immédiatement. Le gouvernement de Venise n’avait pas tracé une seule route, les soldats se mirent à l’œuvre; c’est alors que fut faite cette voie monumentale qui longe la côte de Zara à Raguse, va de la mer jusqu’à Sign, et qu’on appelle la grande. Les fortifications, les digues des ports, furent réparées; les généraux tracèrent des jardins publics qui portent encore leur nom. Marmont, qui succéda à Dandolo, pensa que les monumens historiques devaient être conservés, qu’il fallait en empêcher la ruine complète. Il soumit à l’empereur le projet grandiose de déblayer le palais de Dioclétien à Spalato. Les communautés religieuses étaient en grand nombre, celles qui n’avaient pour objet ni l’instruction ni la charité furent supprimées en principe. Les grecs séparés n’avaient ni évêque ni séminaire, Dandolo répara cette injustice : le clergé orthodoxe obtint tous les droits du clergé catholique. Les impôts, établis avec sagesse, rentrèrent dès la première année sans difficulté : ils suffisaient aux besoins de la province. En 1809, le budget des recettes était de 1,800,000 francs, celui des dépenses de 1,700,000 francs. En même temps, Dandolo n’avait garde d’oublier ses anciennes préoccupations agricoles. Des moutons furent achetés en Italie, des bœufs en Bosnie; le reboisement des montagnes, le dessèchement des marais, furent décidés.

Ces nombreux changemens ne purent se faire sans froisser bien des privilèges; cette rigueur à passer le niveau, cette administration si sûre d’elle-même ne tint pas toujours assez compte des droits historiques, des vieilles traditions; mais on sentait que ces nouveau-venus pensaient moins à eux-mêmes qu’au bien du pays, qu’avec eux étaient le progrès, la richesse, la prospérité. La guerre contre l’Europe arrêta ces réformes. La Dalmatie fut réunie aux provinces illyriennes. Marmont, il est vrai, continua la tradition de Dandolo, mais les attaques des Anglais et des Russes ne devaient plus cesser jusqu’au jour où nos derniers désastres rendirent la province à la maison de Habsbourg. Cette période française, le gouvernement du provéditeur surtout, fut certainement l’époque la plus heureuse qu’ait connue la Dalmatie. Le dernier historien de la province, M. Lago, n’en parle pas sans émotion. «C’était, dit-il, une chose étrange, inconnue, un principe de vie fécond, la passion du progrès, l’amour des idées nouvelles et bonnes que le pays apprenait à connaître pour la première fois. Ce qui se fit alors en quelques mois ne s’était jamais vu, ne s’est jamais renouvelé depuis. Le mal s’y trouvait mêlé au bien; ces hommes de la révolution avaient en eux-mêmes une confiance sans mesure, mais le bien y surpassait mille fois le mal. La Dalmatie n’oubliera jamais ses bienfaiteurs. »


II.

Jusqu’en 1848, les Dalmates des villes, habitués aux mœurs italiennes, pensaient peu à leurs origines slaves; le paysan ne songeait à rien. Le réveil commença lors du soulèvement de la Croatie contre le gouvernement de Pesth, sous le ban Jellasich. La diète d’Agram en demandant la formation d’un royaume tri-unitaire qui comprendrait la Schiavonie, la Croatie et la Dalmatie, rappela aux habitans de la côte à quelle race ils appartenaient. L’état de la Dalmatie était le malaise, la torpeur; la vie au jour le jour sans progrès sensible, sans espérance quelque peu sérieuse d’un avenir meilleur, engagea un parti d’abord peu nombreux à se rallier au programme de Jellasich. L’ardeur militaire des Croates était faite pour séduire les Morlachs; tout du reste ne valait-il pas mieux que la situation présente? Ce fut en 1849 que se fonda en Dalmatie la première citonisca, société d’instruction et de propagande politique pour le progrès des idées slaves; elle s’établit à Cattaro. On sait comment finit la guerre des Croates et des Hongrois et quelle période d’apaisement suivit cette lutte où le gouvernement de Pesth restait vainqueur. Les événemens d’Italie quelques années plus tard devaient donner à la propagande slave en Dalmatie une impulsion nouvelle. La Lombardie et la Vénétie une fois perdues pour l’Autriche, la situation des Dalmates italiens devenait difficile. Ils avaient toujours vécu en relation étroite avec les provinces que cédait la maison de Habsbourg; ils allaient y étudier, ils faisaient avec elles un commerce quotidien, elles leur donnaient la plupart des fonctionnaires qui administraient le royaume. Ce qu’on appelait sur cette côtelé parti italien était resté jusqu’alors l’appui le plus sûr de l’autorité impériale. Il ne partageait pas les haines violentes de Venise ou de Milan; il n’avait aucune raison de s’y associer, — les hommes de race latine avaient fait peser sur cette côte une tyrannie trop odieuse, — il n’avait d’italien que la langue, mais la langue le tenait éloigné des Slaves. Il voulait l’autonomie de la province sous la protection de l’empire, sans aucune alliance avec les peuples voisins.

Au lendemain des désastres de l’Autriche, ce parti se trouva singulièrement affaibli. Un pays de langue italienne devenait dans l’empire une exception : il ne pouvait plus demander à la péninsule les services qu’elle lui avait longtemps rendus; se suffire à lui-même lui était impossible. L’Autriche maintint l’usage de l’italien comme langue officielle; elle n’avait à craindre aucune de ces velléités d’annexion dont les journaux de Florence et de Turin ont parfois parlé, mais qui, même à Trieste, n’ont jamais été sérieuses. Cependant la bourgeoisie et la noblesse se tournèrent de plus en plus vers la Croatie. Les noms de famille pour la plupart d’origine barbare avaient été romanisés; ils revinrent à leur première forme. En même temps les citonisca se multiplièrent à l’exemple de celles de Cattaro. Celles de Raguse et de Spalato avaient été fondées en 1863; ces sociétés s’établirent en 1866 à Sebenico, en 1867 à Trau, en 1870 à Sign, à Imoschi, à Macarsca, à Gelsa. Elles sont en relation avec Agram et Belgrade, reçoivent les recueils et les journaux slaves, font elles-mêmes des publications. Chaque ville de Dalmatie a une réunion de ce genre, mais partout aussi une société moitié italienne moitié allemande groupe les hommes restés fidèles aux anciennes opinions et surtout ceux des fonctionnaires qui sont étrangers. Le slave n’était pas enseigné dans les écoles, il y fut introduit, un collège où l’usage du dalmate serait exclusif fut fondé à Sign, de nombreuses réclamations firent admettre le slave dans les débats judiciaires; la diète obtint que la connaissance de l’italien ne suffirait plus pour les examens d’état qui donnent accès aux emplois publics. Une bibliothèque slave sous le nom de bibliotheca patria fut fondée à Zara. Pendant que M. Gliubich recueillait les antiquités des îles pour le musée d’Agram, M. Caznacich publiait le catalogue des manuscrits nationaux légués à Raguse par Culisch, faisait l’inventaire des richesses littéraires des Slaves du sud. Les archives de la Dalmatie fournissaient à l’académie d’Agram, à la grande publication slave entreprise par M. Miklosich des documens qui permettaient de retrouver l’histoire de la Croatie, de la Raschie, de la Schiavonie. La numismatique dalmate, à peine étudiée par Nisiteo et Steinbüchel, devenait une science grâce à M. Racki; M. Budmani, député au parlement, donnait pour la première fois une grammaire savante de la langue serbo-croate ou illyrienne. C’étaient Là de grandes nouveautés; ces progrès du mouvement slave modifiaient peu à peu la composition de la diète. En 1861, les Italiens avaient la majorité; 29 voix contre 13 se prononcèrent contre l’annexion à la Croatie; après la dissolution de 1864 les élections donnèrent encore la prépondérance à ce parti; en 1871, les slavisans entrèrent à la chambre au nombre de 28,

Quelques-unes des idées du parti slave en Dalmatie sont aujourd’hui très précises. Ce qu’il veut avec le plus de netteté, c’est le développement national de la province. Il dit avec raison qu’un pays slave ne doit pas se contenter d’une culture intellectuelle empruntée à une autre race, qu’en gardant la langue italienne le royaume sera toujours partagé entre les paysans et les habitans des villes, que cet antagonisme est un principe de faiblesse, que tout développement sera artificiel et non réel, que les Dalmates ne peuvent être que de faux Italiens, qu’ils négligent leurs qualités propres sans acquérir celles du peuple qu’ils imitent. Doivent-ils s’unir à la Croatie? Ici les opinions sont beaucoup plus partagées. Il est évident que l’annexion à cette province suppose tout d’abord la reconnaissance par les Magyars des droits réclamés par la diète d’Agram : l’autonomie des Croates n’est encore aujourd’hui qu’une espérance. Pour le moment, quand le Dalmate a tant à faire chez lui, quand les vœux des Slaves du sud sont encore si loin d’être réalisés, y aurait-il grand péril à laisser la province se gouverner elle-même, sans appeler des voisins de même race, il est vrai, mais fiers, altiers, trop prêts à se souvenir qu’ils ont les premiers combattu pour l’indépendance, trop rudes encore pour ne pas suivre parfois eux-mêmes les procédés rigoureux qu’ils reprochent aux Magyars, leurs maîtres? On parle beaucoup de l’union, c’est là un mot d’ordre comme il en faut à un mouvement populaire; mais de tous les vœux des Dalmates, celui-là certainement n’est pas le plus vif.

Devant ces nouvelles aspirations, que fit l’Autriche? Elle n’agit que faiblement, répétant qu’elle écouterait le désir des populations, qu’elle était prête à y céder. Elle comprenait très bien que la Dalmatie ne resterait pas italienne; les adversaires du parti hongrois ne voyaient pas sans plaisir la Croatie se fortifier de l’appui d’une province importante. Germaniser cette côte eût été un rêve chimérique. Les rivalités de ministère du reste eussent empêché toute politique de compression, lors même qu’il se fût trouvé un esprit assez sûr de lui pour croire une telle conduite profitable aux intérêts de l’empire. Le lieutenant-général, tout en soutenant da son mieux l’administration qui s’habituait difficilement aux idées nouvelles, fut en réalité spectateur de la lutte; il eut pour mission d’en faire connaître à Vienne les épisodes, d’empêcher toute démonstration exclusivement populaire, de conserver à la bourgeoisie la direction du mouvement. L’empereur reçut plusieurs fois la giunta de Dalmatie; il répondit à toutes ces manifestations que les diètes d’Agram et de Zara devaient s’entendre entre elles. En moins de vingt ans, le changement a été accompli; le parti italien a rendu les armes; de vieux nobles, qui en avaient soutenu le plus ardemment toutes les idées, se mettent à apprendre la langue serbo-croate; le clergé ne fait plus d’opposition à la propagande slave. Cette révolution, toute pacifique était inévitable; bien qu’il lui reste beaucoup à faire, on peut dire que le succès en est aujourd’hui assuré.

Il faut distinguer dans le programme des Slaves du sud les idées simples, pratiques, qui peuvent être réalisées demain» les aspirations plus générales et par suite plus incertaines. Ce qui est simple, c’est le désir qu’ont ces peuples d’avoir une culture nationale, de s’affranchir de l’influence, des mœurs de leurs voisins, d’être eux-mêmes enfin; les Croates, les Slaves, les Dalmates peuvent poursuivre ce progrès sans rompre le lien qui les unit à l’empire. Quant à ce rêve populaire d’une union de toutes les fractions de la race dispersées au sud du Danube, il est encore bien nouveau, et ici les objections sont nombreuses. Les Slaves du sud sont divisés en groupes qui ne peuvent se fondre en un grand état sans de graves complications politiques. La Serbie et le Monténégro, qui ont conquis leur indépendance, ne comprennent cette réunion qu’à leur profit. Sur les bords du Danube comme dans la Montagne-Noire, ces peuples ne sont pas disposés à perdre leur autonomie. Ils font chacun de leur côté une propagande active;, ils ne sont pas des adversaires, ils ne sauraient être des alliés à toute épreuve. Les Croates et les Slavons trouvent en face d’eux les Hongrois. Les Magyars, il est vrai, ne sont qu’au nombre de 4 millions; mais leur activité, leur esprit d’entreprise, leur persistance leur ont acquis dans la monarchie autrichienne mie position unique. Ils combattent les aspirations des Croates avec une énergie que lien ne lasse. La formation d’un état qui grouperait la plus grande partie des Slaves du sud serait sinon la destruction de la puissance hongroise, du moins la fin de son hégémonie. Ce peuple, qui a vécu de l’idée de nationalité et d’indépendance, n’admet pas que ses sujets slaves prennent modèle sur lui. On sait les luttes de la diète d’Agram et du gouvernement de Pesth, la prise de possession par les Hongrois de Fiume, mesure qui prive le pays de sa plus sûre richesse, ces continuelles dissolutions des assemblées croates qui ne se réunissent que pour se séparer, de sorte que le pays ne vote pas l’impôt et doit abandonner toutes ses affaires provinciales à ses maîtres.

Les Bulgares créeraient de grandes difficultés aux Slaves du sud, si le projet de les réunira leurs frères de même race pouvait être poursuivi en ce moment avec quelque espérance de succès. Ce peuple placide et barbare sort à peine d’un sommeil de dix siècles. Il ne peut distinguer ses vrais amis de ses alliés intéressés. C’est du reste le panslavisme qui l’agite bien plus que la propagande des Slaves tri-unitaires[2], et ici, comme dans presque toute la Turquie d’Europe, deux partis se trouvent en présence pour augmenter le trouble, partis qui parlent la même langue et sont du même sang, véritables frères ennemis entre lesquels aucune réconciliation n’est possible. La Russie ne servira jamais les intérêts de la diète d’Agram, de ces libéraux qui ont à cœur le self-government, et qui seront demain, s’il le faut, ses adversaires déterminés : avant l’idée slave, ce qui passionne les Croates, c’est l’indépendance. Les Bosniaques, en partie musulmans, trouvent sous l’autorité de la Porte une liberté qui suffit à leur état barbare. Pour ceux d’entre eux qui sont chrétiens, la démarche d’un consul russe près du pacha de Sérajévo les frappe plus que les généreux manifestes des politiques croates. Les Slaves du sud n’ont pas encore ramené leur langue à l’unité; ils parlent trois dialectes, le Slovène, le serbo-croate et le bulgare. Les croyances religieuses les divisent également; le grec et le catholique latin resteront longtemps des ennemis. Ainsi ces grands projets d’union ont contre eux aujourd’hui les Turcs, les Hongrois, les Russes, la pauvreté des provinces qui ont le privilège de ces aspirations, la diversité des religions, des dialectes, des habitudes, la division de la race en fractions trop nombreuses, et surtout sa jeunesse. Tel est cependant ce programme que les parties les plus difficiles à réaliser sont celles que le patriotisme croate croit ne pouvoir abandonner sans tout compromettre. Renoncer à la lutte contre la Hongrie, à Fiume et à la Dalmatie, c’est renoncer à la mer, dont les Slaves du sud ne peuvent se passer. S’ils laissent aux Turcs la Bosnie et les plaines de la Maritza, ils excluent de la confédération les provinces les mieux dotées par la nature, les grands bois, les vastes pâturages, un sol qui, bien cultivé, serait un grenier d’abondance. Sans la mer et sans la richesse agricole, tous ces rêves, dit-on à Zagabria, doivent s’évanouir.

Il y a trente ans, nous ne possédions guère sur l’histoire de ces peuples que deux ouvrages savans, le De regno Croatiœ et Dalmatiœ, de Lucius de Trau, l’Illyricum sacrum, de Farlati. Depuis cette époque, l’académie d’Agram a entrepris une série de belles publications; il se passe peu d’années sans qu’elle nous donne au moins un volume de chroniques et de chartes, un autre d’anciens poèmes. La Dalmatie fournit presque seule tous ces documens, ils constituent aujourd’hui un riche ensemble d’informations[3]. Les Slaves du sud ont retrouvé leur histoire. Elle est pour eux, comme pour nous, un enseignement que nous ne pouvons négliger.

Les vastes provinces qu’occupent les Bosniaques, les Croates, les Serbes n’ont jamais été romanisées. Il n’y eut donc pas dans ces pays dès le Ier siècle une civilisation profonde qui pût laisser après elle des élémens de progrès, transformer le conquérant barbare. Les Romains, comme plus tard les Vénitiens, n’occupèrent que la côte ; l’Istrie et la Dalmatie avaient des villes importantes ; la Prévalitane, la Mœsie supérieure, la partie de la Pannonie inférieure qui ne touchait pas au Danube, étaient livrées à des tribus sauvages. La voie Gabinienne allait de la mer Adriatique au Danube ; elle assurait la marche rapide des légions ; on n’y rencontrait que des postes militaires et non des villes. Les montagnes de Bosnie et de Raschie n’ont pas été explorées scientifiquement par les antiquaires ; on n’y trouvera, tout porte à le croire, que peu de restes du passé. En Croatie, les savans d’Agram. ne copient guère que quelques inscriptions barbares ou dessinent des bas-reliefs qui révèlent un art enfantin ; on sait le peu de textes épigraphiques qu’on recueille en Serbie dès qu’on s’éloigne du Danube. C’est au VIIe siècle seulement que les Croates et les Serbes arrivent dans ces régions. À cette date, il y a deux cents années déjà que les Francs sont établis dans la Gaule. Les Slaves ne trouvent pas, comme les tribus qui franchissent le Rhin, des peuples déjà chrétiens, ils entrent barbares dans un pays barbare que les Goths, les Hérules, les Avares, les Huns viennent de ravager. Ils sont du reste trop loin de l’influence du romanisme. Les missionnaires qui convertissent les Saxons ne viennent pas jusqu’à la Save. Quant au IXe siècle saint Cyrille et saint Méthode pénètrent chez les Slaves, ils arrivent d’Orient ; ce sera l’église grecque qui convertira ces envahisseurs. Le moine de l’Athos n’a pas, comme un Boniface ou un Coloman, l’énergie d’une race jeune portant dans l’apostolat le courage que ses ancêtres dépensaient sur les champs de bataille, avide d’action, de dévoûment, d’héroïsme. La foi qu’il enseigne, formaliste et étroite, est à peine un principe de vie nouvelle. Byzance a donné le christianisme à bien des peuples, quelle civilisation a-t-elle fait naître de la barbarie ? La religion des Slaves, surtout dans les montagnes, resta toujours si incertaine que, sur un ordre d’un pacha au XVe siècle, des milliers de Bosniaques et de Bulgares se firent musulmans. Rien ne montre mieux ce que valaient ces conversions byzantines. Privés des secours qu’avaient trouvés presque tous les conquérans de l’Europe, les Croates et les Serbes furent de plus soumis à des invasions perpétuelles. Au VIIe et au VIIIe siècle arrivent les Bulgares, au XIe siècle les Hongrois, au XVe les Turcs, conquérans plus terribles que tous les autres. Dans l’Europe occidentale, si on excepte les Maures d’Espagne et les Normands, les invasions sont terminées au VIe siècle; au sud du Danube, elles durent jusqu’aux temps modernes.

Au milieu de si cruelles épreuves, que pouvaient faire ces malheureux peuples? Ils avaient les qualités des barbares, mais ils en avaient les défauts; toujours prêts à la lutte, divisant à l’infini le territoire qu’ils occupaient pour donner des royaumes à tous les fils de leur prince, et ensuite s’épuisant dans les guerres que provoquaient ces partages. Ils s’organisèrent cependant. Vers le VIIIe siècle, le royaume de Croatie (640-1087) avait une administration où on retrouvait le désir d’imiter l’Occident. Le pays était divisé en zoupanies, vieilles circonscriptions qui groupaient plusieurs tribus; les anciens y exerçaient l’autorité comme ils le font encore dans les villages dalmates, chaque zoupanie devait un contingent militaire fixe. Le roi s’entoura d’une cour; à côté du cancellarius, du cavallarius, de l’armigerus, fonctionnaires dont les noms étaient empruntés aux Latins, on voyait des dignitaires slaves, l’ubruzar, ou préfet de la table, le volar, chef des troupeaux, le schitonos, porteur de boucliers. Cette curie royale, où se réunissaient les principaux chefs militaires, parcourait les provinces pour rendre la justice. Chaque année, une assemblée générale ou zbor décidait des questions importantes. Les lois n’étaient pas écrites; des arbitres élus par les partis réglaient les contestations : la compensation en argent resta longtemps admise pour le meurtre. Ces Slaves avaient même fait à l’empire de Byzance un emprunt : l’impôt du trentième. Ces habitudes diffèrent-elles beaucoup de celles de tous les barbares qui s’établirent en Occident? Au Xe siècle, les princes de Croatie étaient devenus assez forts pour que Cresimir instituât des comtes, tentât de diminuer l’indépendance des zoupanies. Le royaume de Serblia, créé dans le même temps que celui de Croatie, et qui comprenait une partie de la Dalmatie intérieure, l’Herzégovine et la Bosnie jusqu’au Drillo, nous montre à cette époque les mêmes efforts pour organiser une administration. Des essais perpétuels entrepris sans secours suffisans, interrompus aussitôt que tentés, telle est l’histoire de ces deux principautés et de toutes celles qui occupèrent ces pays. Mettez les Francs, les Germains, les Lombards dans les conditions où se sont trouvés les Slaves du sud, ces peuples seraient aujourd’hui aussi arriérés que les Bosniaques et les Sclavons.

Les habitans de la côte furent moins éprouvés. Sans parler des villes du nord, où le sang italien était mêlé au sang slave, au sud les Narentais créèrent une marine qui tint tête aux Sarrasins ; les Cattarins, établis dans des montagnes abruptes, surent demander au commerce maritime sinon la richesse, du moins l’aisance, et gardèrent une autonomie presque complète durant tout le moyen âge ; mais ce fut surtout Raguse qui eut une brillante prospérité.

Fondée au VIIe siècle, cette république a subsisté jusqu’à l’année 1808. Plus favorisée que Zara, Trau, Almissa, elle se défendit contre Venise, dont cependant elle accepta parfois le représentant. Elle fut l’alliée des rois de Raschie, des Hongrois, plus tard des Turcs. Au XVIe siècle elle comptait plus de trois cents navires, traitait avec Louis XII, avec Charles-Quint. De grands malheurs l’accablèrent : sa flotte fut brûlée par les Turcs pendant leur guerre contre la maison d’Autriche ; elle répara ses désastres. Dès le XVe siècle, elle faisait le commerce au Levant et jusque dans la Mer-Noire ; elle avait une colonie à Constantinople, des comptoirs à Andrinople, à Philippopolis, dans le Balkan. Une convention signée à Brousses en 1359 avec Orchan II, alors que les progrès des Osmanlis étaient encore incertains, lui accordait le privilège de trafiquer dans tous les lieux que soumettraient les armes du Grand-Seigneur. Aujourd’hui en Thrace, on retrouve encore les tombeaux de ces marchands raguséens. La république sut si bien ménager les Ottomans qu’elle fit ajouter au traité de Passarovitz l’article qui coupe la Dalmatie en trois morceaux ; elle était ainsi défendue contre les Vénitiens par deux enclaves ottomanes. Sa constitution tout aristocratique rappelle celle de Venise ; les nobles seuls exerçaient les charges importantes, la bourgeoisie pouvait obtenir les emplois secondaires, l’artisan n’avait aucun droit. Le grand-conseil comprenait tous les patriciens qui avaient dépassé l’âge de dix-huit ans ; il nommait les magistrats, confirmait les lois, prononçait les jugemens qui entraînaient la mort ou l’exil. Le sénat, composé de quarante-cinq membres, administrait la république ; le conseil mineur exerçait le pouvoir exécutif ; le recteur placé à la tête de la république la représentait, mais ses fonctions n’étaient qu’honorifiques. Aucune charge ne durait plus d’un an. Trois provéditeurs pouvaient sous leur responsabilité suspendre pour un temps limité l’effet des lois, annuler toutes les décisions publiques. Cette petite ville à qui n’a manqué ni le génie maritime, ni l’habileté commerciale, ni la prudence diplomatique, avait le goût des lettres. Elle a été surnommée l’Athènes des Slaves du sud. Elle produisit des mathématiciens de premier ordre comme Boscovitch, des érudits aussi éminens que Bandouri, bibliothécaire du duc d’Orléans, auteur de l’Imperimn orientale. Elle eut un théâtre où on jouait dès le XVIe siècle les pièces d’Euripide, de Sophocle, de Plaute, traduites en dalmate, des tragédies imitées de l’antique, des drames empruntés à l’histoire serbo-croate. La guerre contre les Turcs inspira à Gondola un poème épique, l’Osmanide. Le Tasse, l’Arioste, les lyriques italiens trouvèrent des imitateurs qui plièrent le slave à l’expression d’idées bien nouvelles pour cette langue[4].

L’emphase, le madrigal, le mauvais goût tiennent, comme on le pense facilement, trop de place dans cette poésie. On ne peut oublier cependant que, si ces œuvres raguséennes ne nous étaient pas parvenues, l’histoire littéraire des Slaves du sud se réduirait à quelques chroniques barbares, à quelques chants des Morlachs et des Serbes. Puis, à côté de ces qualités d’imagination, nous trouvons l’habitude des études précises, des recherches érudites. C’est la marque que nous avons affaire à de bons esprits. Le Dalmate du reste a toujours eu le goût de la science, en particulier de l’histoire. Sans rappeler Lucius de Trau, Orbini au XVIe siècle, Lourich au XVIIIe, Cattalinich et Kreglianovich de nos jours ont raconté avec talent les événemens dont leur pays a été le théâtre. M. Aschik a publié sur les antiquités du Bosphore cimmérien un livre qui fait autorité. La nouvelle école de slavisans qui à Raguse et en Croatie se consacre à l’étude des chartes et des chroniques connaît les méthodes modernes et les applique. Ces patriotes ont raison de rechercher avec tant de soin tous les monumens de leur passé, d’éditer ces poèmes, ces tragédies, ces vieux diplômes, ces récits historiques; ils voient, en poursuivant ces études, ce qu’eussent fait leurs pères si la fortune n’eût pas été pour eux d’une rigueur sans merci. Ils nous montrent comment un passé malheureux explique un présent difficile; ils nous montrent aussi par quelques exemples décisifs que les aptitudes naturelles et les qualités solides n’ont pas manqué aux Slaves du sud.


III.

Quand en l’année 305 l’empereur Dioclétien abdiqua l’empire, il choisit pour lieu de sa retraite une ville de Dalmatie. Il était parti de ce pays dans sa jeunesse, pauvre inconnu, le bâton à la main, la besace au côté. Les cheveux rasés, la courte tunique serrée à la ceinture, les fortes sandales aux pieds, il ressemblait à ces paysans dalmates que nous retrouvons aujourd’hui sur les bas-reliefs. Ce campagnard était devenu général, empereur, il était devenu dieu. Tout ce que la gloire humaine peut rêver de puissance, il l’avait connu. Arrivé à ce faîte, il éprouva une profonde lassitude de l’action, des hommes, du pouvoir, de toutes choses. Il partagea l’empire et vint planter ses laitues à Salone. Ces laitues sont célèbres ; on connaît moins la demeure qu’il se fit bâtir. Ce château est resté légendaire dans l’imagination du moyen âge cependant ; la tradition répéta longtemps que pour achever cette grande œuvre il fallut épuiser la province, que le sang des chrétiens fut mêlé au ciment des murs, dernière vengeance de ce persécuteur. L’édifice est aujourd’hui sinon intact, du moins si bien conservé qu’il est facile de se figurer ce qu’il était. C’est un de ces monumens si rares qui en apprennent plus sur une époque que toute une histoire. La façade principale donne sur la mer, les flots en baignent les pieds ; la brise la rafraîchit tout le jour. De hautes montagnes forment dans le fond un vaste cirque. Pline n’eût pas choisi un site plus à souhait pour une villa de lettré. Cette demeure est immense ; la ville de Spalato s’y loge presque tout entière ; plus de 4,000 habitans occupent l’intérieur du palais. Dans cet entassement, les maisons modernes sont suspendues comme des cages aux murs des chambres impériales ; les voitures passent dans le triclinium du prince, les soldats autrichiens font l’exercice dans les salles de réception. La façade qui regarde la mer compte 180 mètres de longueur ; 50 arcades, 50 pilastres doriques, que surmontaient des statues, la décorent ; cet ensemble est simple et grand. Le palais a la forme d’un rectangle ; des trois autres côtés, si on excepte quelques bas-reliefs de la Porte dorée, les murs sont nus, épais de 3 et 4 mètres, construits de grosses pierres à la base, de briques, devenues aussi dures que des pierres, à la partie supérieure, flanqués de tours. Deux observatoires permettaient de voir au loin sur la mer et dans la plaine. La belle façade principale n’a pour entrée qu’une poterne, qui donne accès à un couloir souterrain ; trois hommes de front n’y pénétreraient pas, l’obscurité du reste y est profonde. C’était surtout du côté de l’Adriatique qu’était le danger, par là que pouvait venir quelque vaisseau commandé par un de ces grands dignitaires, prêts à tout, esclaves libres d’hier, qui avaient la main sûre. Quant aux barbares, s’ils descendaient de la Prévalitane, fermer les portes suffisait ; ces hordes indisciplinées se briseraient contre ces murs. Dioclétien sortait peu ; il restait dans ses appartemens invisible aux Salonitains comme au reste du monde. Il avait du reste dans le palais pour la promenade la vaste galerie de la façade principale, pour ses actes de piété un temple si grand que la ville de Spalato a pu en faire une cathédrale. C’est une rotonde surchargée de sculptures, de cette profusion d’ornemens que prodiguait la décadence. L’artiste a surtout traité avec soin une guirlande d’amours qui fait à l’intérieur le tour de l’édifice. Ces génies combattent contre des lions, conduisent des chiens en laisse, rivalisent à la course de chars. A quelques pas plus loin est un second édifice de forme rectangulaire; il a été considéré longtemps comme une chapelle dédiée à Esculape, dieu qu’invoquait de préférence l’empereur malade, las de tout, et cependant entouré de devins qui devaient le préserver de la mort. Un antiquaire, M. Lanza, a cru récemment pouvoir y reconnaître le mausolée du prince. La décoration n’en est pas moins riche que celle de la rotonde. Cet art est encore imposant et luxueux; des rinceaux élégans, des feuilles d’acanthe, rappellent la belle époque; mais des attributs orientaux, des figures mystérieuses et bizarres, montrent combien l’architecture gréco-romaine a subi l’influence de l’Asie; la pierre est ciselée de broderies sans nombre, comme sur les monumens romains de Balbeck et de Laodicée, de toute la Syrie. Une vaste cour intérieure, entourée d’une colonnade corinthienne, sépare les deux édifices; c’était l’entrée de l’atrium, dont les belles proportions rappellent ce que l’empire nous a laissé de plus majestueux. Ces ruines, qui ont échappé à la destruction, occupent un coin du palais. Dans le reste de la demeure impériale, on ne trouve plus que des soubassemens, de grandes voûtes, les vestiges, méconnaissables pour qui ne les étudie pas longtemps, de ces bâtimens où logeaient les serviteurs du prince et toute une armée. Il n’est pas besoin de chercher à reconstruire les mille détails de l’édifice pour comprendre ce qu’il était. Nous avons devant nous un palais romain, le plus complet, le plus grand que l’empire nous ait laissé, et à ce titre quel prix n’a-t-il pas pour l’historien ! mais ce monument est aussi et surtout une forteresse du moyen âge. Les temps anciens sont finis; la paix impériale n’est plus qu’un mot. Le prince le plus puissant, s’il veut quelques heures de sécurité, doit mettre entre lui et les barbares ces murailles énormes, ces tours, ces créneaux, tout cet appareil de défense.

Au milieu du XVIIIe siècle, l’Anglais Adam et le Français Clérissau visitèrent la Dalmatie; ils relevèrent le plan du palais; ils lui ont consacré un grand ouvrage in-folio où, s’aidant de Vitruve, ils retrouvent les quatre cents chambres de la demeure impériale, triclinium, tepidarium, salles d’hiver, salles d’été, appartement des gardes[5]. Notre compatriote Cassas, sous le consulat, reprit le même travail. Il était sensible à la grandeur, comme il le dit lui-même; il décrit dans son voyage[6] «ces bains spacieux où la volupté romaine délassait les grâces et la beauté, la paille infecte où la Dalmatienne avilie repose loin de l’estime conjugale, les ossemens de l’art et le corps difforme de l’ignorance. » Ce n’est pas que son livre ne soit précieux, qu’il ne fasse comprendre souvent par la gravure la beauté des sites, la majesté des édifices; mais Cassas non plus qu’Adam n’a pas cette rigueur scientifique que nous demandons à l’architecte quand il restitue un monument; il invente, il suppose. Ses essais et ceux de son prédécesseur doivent être repris. Le sujet vaut la peine de tenter un de nos pensionnaires de la villa Médicis. Aussi bien notre école de Rome, qui envoie chaque année à l’Institut une restauration, a-t-elle aujourd’hui épuisé l’Italie et la Grèce. Nous possédons à Paris ces cartons précieux qui commencent à l’année 1783 et vont jusqu’à nos jours. L’antiquité classique y retrouve toutes les belles œuvres d’architecture qu’elle nous a laissées, état actuel, restauration justifiée. Cette collection, bien connue de quelques personnes, souvent consultée, surtout par la science étrangère, est une des richesses de la bibliothèque de l’École des Beaux-Arts, richesse unique en Europe. Longtemps oubliée, elle est devenue accessible à tous quand le bibliothécaire actuel l’a fail disposer de manière qu’elle pût être étudiée facilement. Le gouvernement veut aujourd’hui publier ce vaste ensemble de travaux; il croit avec raison qu’une telle entreprise servira au progrès de l’art et de l’histoire, sera un titre d’honneur pour le pays.

La côte de l’Adriatique conserve d’autres monumens de l’époque romaine, l’amphithéâtre de Pola, que M. Chabrol a récemment étudié; le temple d’Auguste, l’édifice appelé palais de Julie, dans la même ville, appartiennent aux beaux temps de l’art et méritent de faire l’objet d’une restauration. Nos artistes, qui vont d’ordinaire en Grèce, quelquefois, comme M. Joyaux, jusqu’à Balbeck, pour satisfaire aux obligations, tous les jours plus difficiles, que leur impose l’état, ont en face de l’Italie un sol encore peu exploré qui leur promet des études fécondes. L’antiquaire ne trouve pas moins d’intérêt sur cette côte. La Grèce fonda dans l’archipel dalmate nombre de colonies, comme celles de Pharos, de Delminium, de Corcyra-Nigra, d’Héraclée. Ces villes perdues loin de leur métropole, aussi isolées que les comptoirs de Pont-Euxin, avaient une vie active, le goût des arts, une grande ardeur au commerce. Elles ont laissé des médailles, des bas-reliefs, des inscriptions, que les savans commencent à recueillir. Cette histoire sort enfin de l’obscurité, intéressante comme le sera toujours tout ce qui nous aidera à mieux comprendre l’esprit hellénique. Les inscriptions et les monumens figurés des temps romains font de la province un véritable musée, que MM. Mommsen et Conze ont récemment étudié, non sans laisser beaucoup à faire après eux. La Dalmatie possède à Salone des ruines du plus grand prix. L’enceinte de la ville est encore debout; les maisons modernes n’ont pas envahi ce vaste espace où tant de débris gisent à quelques pieds sous le sol. Chaque jour le hasard y fait de belles découvertes : une exploration méthodique mettrait au jour des trésors. Quelques cités barbares comme Nadin et Podgrage conservent les monumens les plus anciens que nous ait laissés cette race illyrienne qui occupait, au témoignage de Strabon, la moitié de la péninsule du Balkan, et qui est aussi peu connue que la race thrace, sa voisine et sa rivale. De grands tumulus, le plus souvent composés de pierres, s’élèvent auprès de ces murs irréguliers; ce sont les sépultures de ces barbares. Les origines du christianisme, surtout au centre de la province, sont représentées par une suite de marbres, d’autant plus dignes d’étude que nous sommes ici au point où l’Orient touche à l’Occident, où deux courants d’idées religieuses, différens dès les premiers jours, se rencontrent et parfois se confondent.

Les villes de la Dalmatie possèdent toutes d’anciennes églises; cette noblesse bourgeoise bâtissait beaucoup et solidement. Les Slaves du sud n’ont jamais eu d’architecture religieuse qui leur fût propre; les rares édifices un peu anciens qu’on trouve en Bosnie, en Servie, en Herzégovine, sont des imitations byzantines. Comme l’église grecque, depuis le VIIIe siècle, a proscrit la représentation par la sculpture de la Vierge et des saints, les architectes, respectueux du septième concile de Nicée, ont toujours construit de grandes façades nues, pendant que les peintres décoraient l’intérieur de tableaux conformes aux types sacrés de l’Athos. Sur la côte restée latine, la liberté a été plus grande; le style lombard domine presque partout, mais transformé dans le détail de l’ornementation par le caprice de chaque époque, tantôt surchargé de bas-reliefs qui représentent les travaux de la vie commune, le labourage, l’atelier d’un corroyeur, la chasse au faucon, les épisodes de la Bible, tantôt marqué d’un cachet barbare, sous l’influence de quelque prince de Croatie ou de Raschie qui a voulu faire prédominer son goût dans des œuvres dues à sa générosité. A côté de sculptures maladroites et raides, mais qui ont une expression naïve, même souvent une grâce charmante, on trouve des représentations auxquelles l’art le plus grossier n’est pas inférieur, « des œuvres de cannibales, » comme disait récemment dans une étude sur Zara un professeur dalmate. Le style lombard ici est beaucoup plus varié qu’en Italie; les Dalmates, qui l’ont conservé jusqu’au XVIe siècle, y ont ajouté ce monde de statues que prodiguait notre style occidental au moyen âge. Ce n’est pas qu’il y ait eu de leur part imitation; ils ignoraient nos monumens; dans les deux pays le goût populaire a produit spontanément des œuvres qui présentent souvent de singulières ressemblances. Le dôme de Zara, celui de Trau, œuvres du XIIIe siècle, le portail de l’église de Spalato, l’église d’Arbe, sont à ce point de vue dignes d’étude. L’ensemble de ces édifices est toujours d’un effet original; le détail ne saurait en être examiné avec trop de soin, parce qu’on y retrouve l’image de la diversité des idées dans ce pays au moyen âge, les inspirations de l’Italie à côté des symboles byzantins, des caprices gothiques, des scènes dont le caractère slave est évident. Les riches trésors des églises rappellent presque toujours les artistes de Constantinople. La ciselure, l’orfèvrerie, les ivoires de Byzance ont été d’autant plus nombreux au moyen âge que la grande sculpture était interdite. On les retrouve dans la plus grande partie de l’Europe. Assez fréquens en France et en Allemagne, ils sont en telle quantité dans certaines régions situées très loin de l’empire grec, en Scandinavie par exemple, qu’il a fallu leur réserver dans les musées une section spéciale, donner le nom de byzantine à toute une période de l’art dans ces contrées du nord. M. Zimmermann vient de dessiner et de publier à Vienne les plus beaux des bijoux de travail gréco-slave conservés aujourd’hui sur la côte de l’Adriatique. Ce livre contribuera à mieux faire apprécier un art dont l’influence, si grande au moyen âge, est encore méconnue en Occident par beaucoup d’érudits. La Dalmatie du reste possède de véritables édifices byzantins : l’église de Saint-Donat, à Zara, monument du VIe siècle vanté par Constantin Porphyrogénète, a la forme d’une croix grecque que surmonte une coupole ; elle doit être comparée à Saint-Phocas de Torcello, cette relique célèbre d’un style disparu aujourd’hui de l’Occident. Saint-Donat toutefois présente une particularité : l’architecte a superposé deux étages réunis par un escalier monumental. La chapelle de Sainte-Domenica, également à Zara, remonte peut-être à une origine plus ancienne encore; ce nom rappelle un vocable fréquent chez les chrétiens d’Orient, hagia kyriaki, sainte dimanche; cette église a aussi deux étages. Le dôme de Saint-Vito, dans une rue voisine, est une imitation de celui de Saint-Donat. Ce sont là des monumens d’un intérêt exceptionnel pour l’archéologie de l’art; il est regrettable que les habitans en fassent des greniers à foin. Un pays qui possède une série si riche d’édifices de toutes les époques doit à l’histoire de les conserver tous avec une égale piété.

Les monumens de la Dalmatie, comme les destinées de cette province au moyen âge, comme ses archives, ses essais littéraires et les mœurs actuelles, nous montrent un peuple bien doué auquel les circonstances n’ont pas été favorables. De même que tous les Slaves du sud, il a été victime de la barbarie. Il est de mode de médire du romanisme, de la civilisation latine ; quel peuple en Europe a pu sortir d’une enfance sauvage sans le secours de la civilisation de l’ancien monde, sans la religion que l’empire reçut au premier siècle, et qu’il donna aux envahisseurs? Les Germains eux-mêmes, auxquels on prête tant de vertus imaginaires, n’ont dû qu’aux Latins la force de dépouiller le vieil homme, le bonheur de créer une nationalité nouvelle et féconde. C’est le propre des Latins d’avoir porté la vie autour d’eux ; une fois le flambeau allumé, chaque nation a eu ses destinées, des caractères propres et originaux, souvent des qualités supérieures à celles des Latins eux-mêmes, mais les Latins ont été les initiateurs. La race ne fait pas tout, on le voit bien ici; la race peut être bonne, courageuse, active, ouverte aux idées de progrès, douée d’imagination, du sentiment de l’art; elle peut rester obscure et misérable, si la fortune pour elle est trop dure, si elle ne lui donne pas ces secours qu’elle prête à tous ceux qui doivent connaître les bienfaits d’un développement rapide. Le temps des souffrances cruelles est fini pour ces peuples. Ce que le moyen âge ne pouvait leur procurer, l’Europe le prodigue aujourd’hui: sous cette influence, les Slaves du sud ouvrent les yeux. Cette race réfléchie et froide, capable de si longs sommeils, éprouve des enthousiasmes d’autant plus forts qu’ils se produisent plus lentement; ce n’est pas un feu qui brille d’un éclat éblouissant et s’éteint, c’est une chaleur intime qui pénètre tout l’être, qui en prend possession, que rien ne refroidit ensuite. Qu’elle croie à ses destinées, que les rêves populaires, que les théories de ses politiques imaginent tantôt l’Autriche se décidant à chercher au sud chez ces populations un appui qu’elle ne trouve plus au nord, ou quelque conquérant réunissant par la victoire ce que les siècles ont divisé : il se peut que ce soient là à cette heure des utopies. Ce qui n’est pas chimérique, c’est de créer des écoles, des universités, de ramener les dialectes d’une langue à l’unité, de retrouver l’histoire oubliée, de forcer le sol à donner tout ce qu’il peut produire. L’instruction et la richesse, une nationalité nouvelle ne saurait se passer de ces deux bienfaits. Les Slaves du sud peuvent dire aujourd’hui qu’ils leur sont assurés. Ils savent que le sentiment de l’indépendance chez eux est invincible, qu’aucun adversaire ne les en dépouillera; ils s’exercent à la pratique des libertés municipales, où le bien immédiat est compris par tous, et qui formera mieux que toutes les théories des esprits vraiment politiques. Les épreuves ne leur manqueront pas ; mais ils ont le sang jeune, l’énergie virile, ils naissent à la vie, ils sont dans l’âge heureux des longs espoirs et des vastes pensées.


ALBERT DUMONT.

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  1. L’ouvrage à la fois le plus récent et le plus complet que nous ayons sur la Dalmatie est celui de sir John Wilkinson, Dalmatia and Montenegro, Londres 1848. Il a été traduit en allemand par Wilhem Adolf Lindau. Le livre de l’auteur anglais est loin de faire connaître l’état actuel du pays. On trouve des faits intéressans dans la description de Franz Petter, Dalmatien in seinen vorschiechnen Bezichungen, Gotha 1857, mais Petter se borne trop à la statistique et à la géographie physique de la province. L’abbé Fortis, qui a publié sur la province deux volumes excellens, est surtout un naturaliste : Voyage en Dalmatie, 2 vol. in-8o ; Berne 1778. La Dalmatie ancienne et moderne, de Levasseur, Paris 1861, n’est qu’un, résumé de ce qu’avait dit Fortis. Cette province a été jusqu’à ce jour si négligée qu’elle n’est décrite que d’une façon très imparfaite dans les guides allemands, anglais et français qui font autorité.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1871, Philippopolis et le réveil bulgare.
  3. Monumenta spectantia Historiam Slavorum meridionatium. Toutefois ce recueil ne doit pas faire oublier les Slavische Alterthümer de Schafarick, ouvrage publié dès 1844.
  4. Pour citer seulement quelques titres, Jean François Gondola, le prince des poètes dalmates, mort en 1638, a composé une Ariane, les drames de Galatée, de Diane, d’Armide, de Cérés, de Cléopâtre, le sacrifice de l’Amour. Un historien de Raguse, Appendini, prétend que Cosmes III de Médicis apprit le slave pour lire ces chefs-d’œuvre.
  5. Ruins of the palace of the emperor Diocletian at Spalatro in Dalmatia. Londres 1764.
  6. Voyage pittoresque de l’Istrie et de la Dalmatie, in-folio, Paris 1802, Pierre, Didot l’aîné.