Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/02

La bibliothèque libre.
Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 5p. 18-31).


CHAPITRE II.


Une dame de province en 1760. — Les chemins vicinaux. — Une gentilhommière du Maine. — Le mauvais gîte. — Accident de voyage et souper ridicule. — Effet d’un bon arrangement pour rétablir sa fortune. — Ruine et restauration du château de Fontenay-sur-Sarthe. — Maxime de Mme de Maintenon sur le bon goût. — Le meurtrier pénitent. — Sentence de mort contre un curé. — Sa grâce obtenue par l’auteur. — Indiscrétion de l’abbé Lamourette au sujet d’une confession de Mme de la R. — Remarque sur le secret gardé par les prêtres apostats depuis la révolution.

À son retour du Mans, le Chevalier de Créquy se passionna pour une de nos voisines qui n’avait assassiné personne, à moins que ce ne fût quelque vicomte de Jodelet en lui dérobant le cœur en tapinois ; car c’était une véritable précieuse de Molière[1]. Ce genre-là s’était perpétué dans la province, mais je crois bien que notre précieuse Mancelle était la dernière de l’espèce ; et, dans tous les cas, je n’ai jamais rien vu de plus extravagant. Je ne voudrais pas la nommer, à cause de son fils qui mérite toutes sortes d’égards, mais sa terre avait nom Fontenay : cherchez dans les environs de Monlflaux.

Elle n’était pas de ces veuves qui rétablissent la fortune de leurs enfans pendant leur minorité ; car elle employait tout le revenu de son fils, dont elle avait la garde noble, à s’acheter des manteaux de lit en vilaines dentelles ainsi que des jupons roses, à l’imitation de Mme Malbroug. C’était des toilettes du Roman comique et du temps de Mesdemoiselles de Létoile et de La Caverne, avec des soieries déteintes et des pierreries en négligé de campagne, et quelles pierreries, mon bon Dieu ! des pointes de diamant de vitrier, culminant sur des topazes de Bohême, avec des enchâssures en argent noir et massif. Son équipage était à l’équipolant du reste, et quand son carrosse ne roulait pas, les poules y juchaient sans contestation. Un jour qu’il avait été passablement bien lavé par les eaux du ciel, mon fils lui demanda comment il se faisait qu’il y eût un chapeau de Protonotaire apostolique avec des cordelières autour de ses armes. — Nous allons satisfaire à la curiosité de M. le Marquis, et nous lui dirons que cet équipage nous est provenu d’héritage, ayant appartenu à feu M. notre oncle l’Abbé Mitré de St-Laud, dont il était le carrosse du corps. J’en ai fait effacer la crosse et la mitre (il y avait effectivement de vilaines taches noires en place de ces deux insignes) ; mais j’ai fait réserver cet ajustement du chapeau qui me semble agréable à voir… — Et vous avez toute raison, me dit le Chevalier, d’abord parce que c’est une marque d’illustration pour votre famille, et parce que tout le monde est en droit et liberté d’avoir un chapeau, rond… En outre, est-ce que les veuves ne portent pas des cordelières autour de leurs armes ?

Voilà des raisonnemens comme il en savait faire ; et, fût-il appuyé sur la vérité des choses et la réalité des faits, on pouvait toujours compter sur une conclusion déraisonnable. Les fleuves ne vont pas plus naturellement et plus invinciblement à la mer que le Chevalier de Créquy n’aboutissait à l’absurde.

Après avoir reçu de la dame en question des visites sans nombre et des invitations sans fin, je prends mon parti résolument, je monte en carrosse avec votre père, et nous voilà sur le chemin de Fontenay, qui n’était praticable que pour les bœufs, ce dont M. le Chevalier et sa bonne amie n’avaient pas eu l’attention de nous avertir. Ce n’était pas qu’on fût en danger de verser : la profondeur des ornières y mettait bon ordre ; mais on risquait de n’arriver jamais. Mes pauvres chevaux s’abattaient en soufflant d’ahan pulmonique, et puis s’empêtraient dans leurs harnais en se relevant sous les coups des postillons ; c’étaient des traits rompus, des ruades, et surtout des jurons d’écurie à me faire étouffer de colère. Je voulus absolument descendre : nous mettons pied à terre au bord d’une fondrière, et nous voilà partis à travers champs, mon fils et moi, l’un portant l’autre et bras-dessus, bras-dessous. Nous n’étions qu’à trois quarts de lieue de Fontenay, disait-on ; mais nous fîmes apparemment fausse route, et je ne sais comment il se fit que nous n’y pûmes arriver qu’à la fin du jour, après trois heures de marche et de fatigue inouïe. Nous trouvâmes la dame du lieu sur un banc de pierre et sous un tilleul, à la porte de son castel : elle avait à ses pieds une de ses chambrières, accroupie sur l’herbe et sur ses talons, qui lui faisait la lecture d’Hippolyte Comte de Duglas, tandis qu’une petite paysanne sale et joufflue se tenait debout sur le même banc, pour y manœuvrer avec un grand plumail dont elle s’escrimait contre les guêpes. On voyait, à distance respectueuse, un garde-chasse armé jusqu’aux dents, et c’était à cause des loups enragés, ce disait-il. Notre belle dame était dans un grand peignoir d’étoffe de paille brodée de grosses pivoines en laines de couleur ; elle avait un masque gris bordé de paillettes, et d’énormes gants de nuit qui sentaient la vieille pommade au serpolet. Grands complimens, force doléances sur notre mésaventure, et mille imprécations contre les intendans, qui ne s’occupent jamais des chemins que lorsque le Roi doit y passer. C’est toujours le même refrain de la part de certains hobereaux et de leurs hoberelles, qui ne font jamais servir la corvée qu’à leur profit métayer. Comme il commençait à pleuvoir, on décida qu’il était bon d’entrer dans le château, et le garde-chasse se mit en avant-garde, afin d’éclairer la marche. On n’avait que la cour à traverser ; mais, quand on a des loups enragés dans la cervelle, les loups enragés se fourrent partout.

Je n’entreprendrai pas de vous faire une description détaillée du manoir féodal de Fontenay, et je vous dirai seulement qu’il y pleuvait dans les chambres à peu près autant que dans la cour ; mais c’était avec la différence que le pavé de la cour finissait par sécher aux rayons du soleil, tandis que la pluie faisait dans les chambres du château des mares qui ne séchaient jamais. Le premier étage était devenu tout-à-fait inhabitable, et l’on nous fit entrer dans une salle basse toute décarrelée, entre quatre murailles lézardées, couleuvrées, crevassées, et parsemées de gros clous et de crampons rouillés qui retenaient, par-ci par-là, quelques vieux morceaux de tapisserie. On nous présenta de grandes chaises de bois qui n’étaient pas garnies. La pluie tombait à torrens, et je finis par être saisie d’un froid mortel. Voilà mon fils qui s’alarme et qui demande qu’on me fasse allumer du feu ; mais il fut impossible de trouver une seule personne qui voulût sortir du logis et traverser la cour pour aller chercher du bois : ce n’était pas seulement à cause des loups, mais parce qu’il faisait du tonnerre, et cette châtelaine mal servie ne trouva pas d’autre excuse à m’en donner sinon que ses domestiques étaient d’un entêtement insupportable. C’était précisément comme ces père et mère qui disent à leurs enfans : — Mon Dieu ! que vous êtes mal élevés ! On avait dit de la salle à manger qu’elle se trouvait dans un autre corps de logis, de sorte que lorsqu’on vint annoncer le souper, je ne voulus pas quitter ce lieu de plaisance, où je restai deux heures d’horloge à trembler la fièvre. On m’apporta, dans une tasse à café, du potage à l’eau de rivière ; et, si je n’avais pris garde à la cuillère d’argent qu’on m’envoyait, je m’en serais fendu la bouche et tranché les joues, tant les bords en étaient amincis. Votre père et ses bons amis ont babillé pendant vingt ans sur le prodigieux souper qu’il avait fait. C’était des consommés à la chandelle (en hyperbole), avec des quenelles de fil à coudre et des semelles de bottes en partie de plaisir ; c’était des chaussons de laine en beignets pour entremets, disaient-ils, et des rognures d’ongles au naturel pour hors-d’œuvre ; enfin le Comte d’Escars avait ajouté que votre père aurait trouvé dans un hachis une dent… Mais ce que votre père a toujours dit sérieusement et ne varietur, c’est qu’il était tombé, dans une fricassée de moineaux, sur une petite chouette à bec retord, et que la liqueur qu’on lui servit était de l’eau-de-vie de lavande, où l’on avait ajouté de petits morceaux de sucre d’orge qui n’avaient pas eu le temps de se dissoudre.

Cependant la nuit s’avançait et la pluie ne discontinuait pas, ce qui redoublait mes tribulations parce qu’il fallait traverser la cour pour aller se coucher, à moins que je ne voulusse surmonter le vide et l’absence de quatre ou cinq grandes marches de pierre qui s’étaient détachées du principal escalier, et qui gisaient en débris sur le pavé du vestibule. On disait que tout le reste de l’escalier se trouvait dans le meilleur état possible, et l’on proposa de m’y faire grimper à l’échelle ou hisser avec des cordes… M. votre père n’y faisait aucune opposition, mais, avant de m’y décider, je voulus inspecter l’état des lieux, et le courage me manqua. Il fallait donc traverser la cour, et sans parapluie. On avait parlé d’envoyer chercher le dais qui servait aux processions, mais l’église paroissiale était trop éloignée, sans compter que j’aurais eu scrupule de m’y placer en usurpation sur le Saint-Sacrement. Enfin l’impatience me prend : je m’élance avec mon fils au travers des gravois, des chardons et des orties mouillées ; mes pieds s’embarrassent au milieu d’une touffe de ronces, et voilà que je tombe (heureusement) sur un tas de fumier. On nous poursuivait avec une chandelle, que le vent ne manqua pas d’éteindre ; on courut à l’écurie pour y chercher une lanterne, à laquelle on fut obligé d’ajuster une feuille de papier, ce qui dura pour le moins vingt minutes ; et pendant tout ceci notre belle hôtesse était à gémir au milieu de sa cour et des ténèbres et sous un déluge de pluie, ce qui me faisait pourtant grand’pitié. — Je vous conjure et vous supplie de retourner dans votre appartement, lui criais-je de toute ma force. Me voilà sous un porche : je vais entrer lorsque j’y verrai clair, et ceci ne tardera pas. Allez vous coucher, ma chère madame, allez donc vous coucher, je vous en supplie ! — Ce serait une chose inimaginable ! répondait-elle avec un ton compassé, et tout aussi prétentieusement qu’elle aurait pu faire dans les salons de Montflaux en y causant avec le Chevalier de Créquy. Je sais comment on doit faire les honneurs de son château, Madame, et je ne veux pas m’en rapporter à mes gens pour savoir si vous ne manqueriez pas de quelque chose. — Vous pouvez compter que je ne manquerai de rien ; mais vous allez vous enrhumer, vous allez tomber de fatigue, et je m’en désespère !… Impossible de lui faire lâcher prise, et l’opiniâtreté de cette ennuyeuse était ce qui m’excédait le plus. Enfin la lanterne arrive, et nous commençons par descendre dans une grande pièce où l’eau ruisselait de partout, et où M. le Chevalier de Créquy n’en couchait pas moins lorsqu’il venait à Fontenay. Il y avait dans cette chambre une grande cheminée où quinze personnes auraient pu s’aligner commodément, et dont le manteau formait comme un toit soutenu par deux colonnes torses en bois d’alisier. La châtelaine avait fait boucher le tuyau de cette cheminée, et le lit du Chevalier se trouvait placé dans l’âtre avec une table de nuit, un vieux fauteuil et un prie-dieu. Comme le sol de l’âtre était élevé de 15 à 18 pouces au-dessus du pavé de cette chambre, il y formait une espèce de promontoire assez inabordable ; et je vous dirai qu’une table pour la toilette était établie sur deux soliveaux couverts avec des planches. Pour y parvenir plus commodément, on avait fait pratiquer une jetée, fortifiée dans le milieu par une sorte de batardeau construit avec des coffres et des caissons ; mais le Chevalier disait que toute cette humidité ne lui déplaisait pas du tout, parce qu’elle lui rappelait le siège d’Avesnes, où il avait passé deux mois les jambes dans l’eau. Ma chambre, où l’on arrivait par un degré de pierre en colimaçon, se trouva beaucoup moins incommode et beaucoup mieux meublée qu’on n’aurait dû le croire ; car il est bon d’observer que cette maison, très vaste et de noble apparence, avait toujours été bien pourvue jusque-là que cette précieuse ridicule eût été chargée de la tutelle de son fils, dont elle avait laissé crouler et l’effondrer le toit paternel par son mauvais ménage et son défaut d’entretien, la vilaine sotte ! J’eus de la peine à m’endormir, parce que les draps de mon lit sentaient le chanvre ; et, le lendemain matin, je ne trouvai pour ustensiles de toilette qu’une assiette à soupe avec une bouteille de verre en guise de pot à l’eau.

Je vous prie d’observer, en voyant aujourd’hui ce même château de Fontenay si bien ajusté, si convenablement pourvu de toutes choses, avec ses jolies tourelles à demi voilées par des rideaux de peupliers et ses jardins si fleuris et si gais qu’on dirait les voir sourire avec un bouquet sur l’oreille, je vous prie d’observer que le propriétaire actuel est pourtant moins riche de quarante mille écus que ne l’était sa mère ; car elle avait contracté pour cent quatre-vingt mille-livres de dettes qu’il a bien voulu payer. Il a trouvé moyen de relever tous ses corps de ferme et de rétablir son château qui tombaient en ruines ; il a toujours passé huit mois de l’année dans son domaine, où il exerce une hospitalité la plus noble et la plus généreuse. Ainsi vous voyez le profit et les agrémens qui suivent toujours le bon ordre et le bon ménage, je pourrais ajouter le bon goût et la raison ; car il est à remarquer que toutes les personnes qui ont un goût ridicule ont encore un inconvénient plus déraisonnable, et vous pourrez, observer que, par-dessus toute chose, elles sont toujours follement désordonnées dans l’administration de leur fortune. Je vous ai déjà dit qu’un très bon goût suppose toujours un grand sens, et c’est un adage dont on ne saurait contester la vérité.

Pendant que je pense au château de Fontenay, voici l’occasion de vous parler du malheureux curé de cette paroisse, qui fut condamné à mourir sur un bûcher par arrêt du parlement de Bretagne, et qui n’en était pas moins le meilleur homme du monde, ainsi que vous allez voir.

La seigneurie dominante et la haute-justice de Fontenay m’appartenaient à cause de mon marquisat d’Ambrières, que je n’ai rétrocédé à mon neveu de Tessé qu’en l’année 1775. J’avais deux grosses métairies dans cette paroisse ; le fermier de l’une était un filleul du Maréchal de Tessé, qui s’appelait René Picard, et l’autre avait nom Jean Boucherie ; tâchez de ne pas oublier ces deux noms-là. Les deux fermiers se rencontrent dans la forêt d’Ambrières et commencent par cheminer en parlant de leurs affaires ; ensuite ils se prennent de querelle, ils s’échauffent ; la colère s’en mêle : ils se gourment, et Picard reçoit dans la poitrine un coup de poing fermé qui l’étend par terre, et dont il meurt au bout de sept à huit minutes en vomissant des flots de sang. Boucherie s’enfuit ; mais la réflexion lui suggère de revenir sur ses pas et de cacher le cadavre dans un fourré très épais, afin qu’il ne reste aucune trace de cet homicide. Il retourne ensuite à sa ferme ; mais il n’y saurait tenir et va se confesser à son curé, qui lui impose l’obligation de réciter chaque jour, et jusqu’à la fin de sa vie, les sept psaumes de la pénitence à l’intention d’obtenir le repos de l’âme de sa victime ; et le curé lui dit aussi de ne pas s’absenter de la paroisse, et d’y faire bonne contenance afin de n’éveiller aucun soupçon.

Cependant le curé de Fontenay devait aller souper, ce même jour, à la Mancellerie, chez les Picard ; et quand on vit qu’il n’arrivait pas, on l’envoya chercher par un valet de ferme. Il finit par s’y rendre : il trouva toute cette honnête famille dans l’ignorance absolue de la mort de son chef, dont on n’attendait le retour que le surlendemain. On reçut M. le Curé comme on reçoit toujours un curé dans une métairie du Bas-Maine, à bras ouverts, avec une joie naïve, une cordialité respectueuse ; et la disposition de ces honnêtes gens faisait un tel contraste avec le triste secret dont le cœur de ce bon prêtre était oppressé, qu’il ne put retenir ses larmes et qu’il finit par éclater en sanglots. On ne manqua pas de l’interroger sur la cause d’une affliction si surprenante ; mais il ne répondit qu’en termes ambigus, et s’en retourna chez lui sans avoir pu manger de rien.

Picard avait un fils que j’avais laissé tirer pour la milice parce qu’il avait mauvaise tête : il était devenu soldat aux gardes-françaises ; et, pour le moment, il se trouvait en semestre à Fontenay. Quand il vit que son père n’arrivait point, il rumina sur les sanglots du pasteur : il se persuada que son père était mort et que M. le Curé ne l’ignorait pas. Il se rendit au presbytère afin de lui demander l’explication de ses gémissemens ; mais celui-ci, qui se reprochait déjà l’indiscrétion de sa conduite, évita de lui répondre et prétendit ne rien savoir, en lui faisant observer avec raison qu’il n’avait rien dit qui pût se rapporter à la disparition de René Picard. Le jeune homme insiste et n’en peut rien tirer ; mais pendant la nuit suivante il est agité par les rêves les plus sinistres. Il se lève et s’arme d’un pistolet : il va se poster à la porte du presbytère, et lorsque le curé veut sortir, à cinq heures du matin, pour aller dire la première messe, il se précipite sur lui comme un furieux qu’il était ; il le maltraite et le terrasse en le menaçant de le tuer s’il ne parle pas….. En sentant le canon du pistolet sur son front le curé s’écria : — Tuer un prêtre ! ignorez-vous donc que vous seriez excommunié ? — Mon père ? où est mon père ? criait le jeune soldat. Je vous tue si vous ne me dites pas ce qu’il est devenu ! — Malheureux garçon ! lui répliqua mon pauvre Curé, j’aime encore mieux parler que de vous voir encourir l’excommunication majeure et fulminante avec cloches sonnantes et cierges éteints ; et, moitié charité, moitié frayeur, il se mit à lui confier tout ce qu’il avait appris de Jean Boucherie. Ma justice instrumenta préliminairement contre le meurtrier, que le présidial du Mans voulait absolument envoyer à la potence, et que je fis maintenir dans ma prison d’Ambrières en dépit des injonctions et assignations de ce tribunal, dont j’ai toujours eu grand soin d’écarter les sentences et de faire décliner la juridiction bourgeoise à mes vassaux. Enfin le parlement de Bretagne évoqua l’affaire, et voici les principales dispositions de son arrêt.

Comme Jean Boucherie ne pouvait être interrogé ni récollé, par la raison que je l’avais fait évader et bien cacher dans mes sept tours, aux Gastines, d’où il n’est sorti que pour aller surveiller la fabrication du cidre à l’abbaye de la Trappe, il n’avait pas été nommé dans la sentence de Rennes ; mais il ne put jamais prendre sur lui de rester dans le même pays que les Picard, dont il avait tué le père ; il en a fait, pendant 14 ans, la plus rude pénitence, et il est mort à Notre-Dame de la Trappe, en 1786.

Le soldat aux gardes fut condamné au supplice de la roue pour avoir arraché par la violence et pour avoir divulgué la déclaration du Curé de Fontenay, qui fut condamné à être brûlé vif pour avoir révélé la confession de son pénitent Jean Boucherie. Voilà qui se trouvait parfaitement conforme aux lois du royaume ; et, si rigoureusement sévère que fût la sentence, elle fut approuvée généralement ; mais, d’après la connaissance que j’avais du caractère de ce bon pasteur, et par un bon effet des sollicitations de mon neveu de Tessé pour le soldat, nous eûmes le bonheur d’obtenir la révision du procès ; qui fut suivie de la grâce de tout le monde, et l’ancien curé, à qui son Évêque avait interdit à tout jamais l’exercice de la confession, fut obligé d’aller s’enfermer à la Chartreuse de Château-Gonthier, où l’on m’a dit qu’il vivait encore en 1788.

Voilà ce que j’avais à vous dire sur les prêtres et les paysans de Fontenay, dont on n’a pas entendu reparler depuis ce temps-là.

À propos de confession révélée, vous saurez que M. l’Abbé Lamourette était un jour à souper chez Mme de Lameth. — Je n’ai jamais confessé qu’une seule fois dans ma vie, se prit-il à dire, et j’ai bien juré qu’on ne m’y reprendrait jamais. C’était une indigne aristocrate ! ah ! grand Dieu ! la nièce d’un Prélat de l’ancien régime, et vous n’avez pas d’idée d’un oncle pareil à celui-là ! Ce prudent législateur de la Constituante avisa pourtant qu’il en allait trop dire, et s’arrêta bien à propos, croyait-il. Mais voici précisément Mme de la Reynière arrivant en visite, et minaudant et roucoulant pour tout le monde, à son ordinaire. — Eh ! bonjour donc, cher Abbé ! dit-elle à M. Lamourette… Je suis toujours si charmée de vous rencontrer !… Vous savez que j’étais votre première pénitente ; et j’arrivais alors de chez mon oncle d’Orléans… Nous devrions nous voir souvent, mon cher Abbé. Venez donc souper avec moi jeudi prochain. Nous aurons M. de Lafayette et M. de Condorcet : n’y manquez donc pas[2].

  1. Elle aimait les expressions recherchées, et je me souviens qu’ayant l’intention de nous parler d’un chirurgien pédicure, elle avait dit un épicurien.
  2. Il est singulièrement prodigieux, il est miraculeux peut-être que, parmi tous les crimes de la révolution française, on n’ait jamais entendu parler d’aucune révélation pénitencielle et sacramentelle de la part d’aucun prêtre apostat.
    (Note de l’Auteur.)