Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 8/04

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Tome 8


CHAPITRE IV.


L’association royaliste. — La cachette du grand-vicaire. — Conduite de Philippe-Égalité à l’égard de Mme la Duchesse d’Orléans et de M. le Duc de Penthièvre. — Sommations qu’il envoie à cette princesse par un huissier. — Mme la Duchesse de Bourbon. — Ses rêveries théologiques et ses erreurs politiques. — Relations de Mme de Tourzel et de Mme de Béarn, opuscule inédit. — Détails sur la mort de la Princesse de Lamballe. — Courage héroïque de la Princesse de Tarente. — Introduction des journaux et correspondance de l’extérieur à l’intérieur de la prison. — Rapport de Manuel à la commune de Paris. — Délibération de ce conseil de la commune. — Souffrances et privations de la famille royale.

Nous nous trouvions, l’Abbé Texier et moi, en correspondance à peu près journalière avec un comité royaliste dont l’Abbé de Dampierre était le chef nominal, et celui-ci couchait presque toutes les nuits dans ma maison de la rue de Grenelle ; il n’y entrait jamais en plein jour, et n’en sortait que par le jardin dont il escaladait la muraille au moyen d’une échelle de corde avec deux crampons, qu’on avait soin de rejeter après lui ; il entrait de là dans un faux-fuyant de ruelles entre des murs verdâtres, où se trouvait une cabane de planches, absolument recouverte par un talus de pierrailles et de gravois amoncelés, de sorte qu’on n’y distinguait rien des maisons voisines, et comme ladite cachette était adossée contre cette grande muraille, qui court parallèlement à toutes les façades des maisons de la rue de Sèves qui s’ouvrent au nord, elle était parfaitement à l’abri de ce côté-là, tandis que du côté de l’hôtel de Créquy, vous voyez d’ici ce grand rideau de vieux arbres qui la surmontent et qui masquaient absolument, comme aujourd’hui, ladite ruelle ainsi que toutes les maisons de la Croix-Rouge. Si le pauvre suspect voulait s’arrêter dans cette cachette, il y trouvait du biscuit de navire, avec du vin, des fruits secs et des habits d’ouvrier. S’il ne soupçonnait aucun danger pour sortir de la ruelle, il ouvrait une petite porte qui donnait dans un étroit passage aboutissant à ma maison de la Croix-Rouge, et jamais il ne rentrait par la même porte ou le même côté par lequel il était sorti.

J’avais absolument exigé cette précaution, à laquelle on s’est toujours conformé très exactement et dont on s’est trouvé le mieux du monde. Si le régime de la terreur avait duré six semaines de plus, les Argus des comités de Sûreté-Générale et de Salut-Public en auraient certainement perdu la tête ; il y avait longtemps que ces vilains esprits de ténèbres en avaient perdu le sommeil et le repos de leurs nuits ; ils avaient beau fureter depuis la fontaine de Grenelle jusqu’à la Croix-Rouge, et depuis la Croix-Rouge jusqu’à l’Abbaye-aux-Bois, ils ne pouvaient parvenir à trouver l’Abbé de Dampierre, et comme ils venaient troubler indistinctement à toute heure du jour ou de la nuit tous les habitans de ce quartier, républicains ou non, pour y procéder à leurs fouilles, on avait fini par s’en révolter et les rudoyer si bel et bien qu’ils n’osaient plus s’y remontrer. On continuait à leur en donner l’ordre au comité des Feuillans, mais ils ne disaient pas ce qu’ils en comptaient faire, et leurs visites domiciliaires ne se passaient plus autrement qu’en procès-verbal. J’était bien aimée dans notre quartier, mon Enfant, et si j’ai fait pendant ma vie quelques bonnes œuvres, j’en ai recueilli pendant la révolution des fruits bien salutaires et bien attendrissans pour mon cœur. Il n’est rien de si doux que de se voir aimé par un grand nombre de gens qui n’en peuvent rien attendre, hormis la satisfaction de nous avoir témoigné leur attachement. Voyez plutôt les Normands de M. de Penthièvre, et si vous pensez à mes vassaux de Gastines, ayez la justice et la charité d’observer que je ne vivais pas auprès d’eux.

C’était Dupont, assisté de Mlle Favereau[1] qui avait fait exécuter toutes ces dispositions dont je vous parle, et c’était mon fils qui les avait conçues avec autant d’imagination que de jugement. C’était aussi (mais voilà que j’afflue dans les c’était et que je m’y noie, allons au fait sans nous embarrasser des mots), c’était donc précisément dans ma maison de la Croix-Rouge que l’Abbé de Dampierre avait établi sa chapelle, et c’était là que se trouvait l’officialité du diocèse de Paris dont il était Vicaire-Général. Immédiatement après la célébration de la messe ou du salut, on allait abriter les vases sacrés et la sainte Eucharistie dans notre cachette, où se trouvaient aussi tous les papiers de correspondance avec la France et l’étranger, mes diamans, vos reliquaires, un magot qui provenait de mes économies, un dépôt de quatre cent mille livres appartenant à Mme de Talmont et le trésor de notre parti qui ne tenait pas grand’place, attendu qu’on y puisait aisément et qu’on y prenait beaucoup plus souvent qu’on n’y remplaçait les pistoles et les assignats.

Il est bon de vous dire, à propos d’assignats, que notre Grand-Vicaire en avait reçu de Jerzey deux ballots énormes, et qu’il avait eu scrupule d’employer et même de garder ceux-ci, parce que M. Tourton l’avait prévenu qu’il étaient de fabrique étrangère. Il imagina de les brûler chez moi, dans sa chambre à coucher, rue de Grenelle, et comme il en résulta le feu dans sa cheminée (jugez le scandale de ce feu pendant la canicule !) il en fut démontré qu’il ne pouvait se mêler d’aucune affaire d’assignats sans nous faire arriver malheur. J’ai peut-être oublié de vous dire qu’après sa mission charitable à l’Hôtel-Dieu, Mlle Dupont avait été conduite à la prison de la Bourbe, où elle n’a fait autre chose que de pleurer jour et nuit en vous tricotant des chaussettes de soie. Vous étiez pendant ce temps-là chez Mlle Favereau, où vous pleuriez à peu près autant que votre bonne Dupon, parce que vous la demandiez inutilement toute la journée ; votre père était prisonnier aux Madelonettes, ma belle-fille était dans sa villa du canton de Bâle, et M. le Duc de Penthièvre était malade en Normandie, sous la sauvegarde et la caution de tous les habitans de Vernon, qui s’étaient confédérés avec ceux des Andelys et de la Ville-d’Eu pour s’opposer à son arrestation.

Le Duc d’Orléans l’avait dénoncé l’année précédente en l’accusant de vouloir émigrer, ce que n’était nullement vrai ; il avait fait signifier une opposition de la même nature à la malheureuse fille de M. de Penthièvre, et comme ce prince envoyait chez moi tous les papiers qu’il voulait préserver, je puis vous faire donner la copie de ce bel exploit d’huissier dont j’ai conservé l’original.


liberté et égalité.

« L’an 1792, le 14 septembre, à la requête du sieur Louis-Philippe-Joseph, ci-devant prince français, demeurant à Paris, au ci-devant Palais-Royal, paroisse Saint-Augustin, où il fait élection de domicile, j’ai, Louis-Jean Sennaire, huissier de la section de la butte des Moulins, demeurant rue Neuve-Saint-Roch, n. 70, et un des huissiers des quarante-huit sections de Paris, nommés par la loi du 13 novembre 1791, pour faire seuls les citations dans le département de Paris, sous peine de nullité, signifié et déclaré à Mme Louise-Marie-Adélaïde, épouse du sieur requérant, au domicile par elle élu chez le sieur Perrin, homme de loi, rue de Savoie, n. 24, qu’ayant appris que le sieur Louis-Jean-Marie Depenthièvre se disposait à s’absenter et s’éloigner du territoire national, le requérant s’oppose à ce que la dame Louise-Marie-Adélaïde, son épouse, sorte de France, l’invite et lui fait même, autant que de besoin, sommation de se rendre à son véritable domicile à Paris, au ci-devant Palais-Royal, dans les appartemens qu’elle y a précédemment occupés, offrant de le recevoir avec tous les égards qu’il a toujours eux pour elle : sinon, et à faute de satisfaire à la présente sommation, j’ai, par et pour ledit sieur requérant, Louis-Philippe-Joseph, fait toutes réserves et protestations de se pourvoir par toutes les voies de droit pour l’y contraindre, et j’ai laissé copie de la présente au domicile susdit, les jour et an comme dessus, dont le coût est de 24 sous. »

Signé, Sennaire.


Vous pouvez bien supposer que le principal motif du requérant, ci-devant prince français, c’était d’éviter l’application de la loi du séquestre sur les biens dont il attendait la jouissance après la mort de M. de Penthièvre ; et vous voyez qu’il avait l’indignité de signaler son beau-père à la vindicte jacobine, en l’accusant de se disposer à quitter le territoire national. C’était pour la seconde fois qu’il manœuvrait contre M. le Duc de Penthièvre avec la même astuce et la même lâcheté, mais Mme la Duchesse d’Orléans n’obtempéra pas davantage à cette sommation qu’elle ne l’avait fait à la première, et je ne manquai pas de l’encourager à ne point quitter l’hôtel de Toulouse où elle s’était réfugiée auprès de son père, depuis la fin d’août 1790[2]. Enfin M. de Penthièvre et sa malheureuse fille avaient quitté Paris après l’emprisonnement de la famille royale. Le respect et l’affection de leurs anciens vassaux les avaient accueillis dans leur exil, et c’était une grande consolation pour moi.

Je ne vous dirai rien de Mme la Duchesse de Bourbon, sinon qu’elle était devenue Martiniste, non pas de la secte de ce M. Saint-Martin, qui avait découvert que les purgatoriens sont couleur de marron, mais à la suite de Don Martinès de Pasqualis, qui disait que la Sainte Vierge était vivante, et qu’elle se tenait habituellement à San-Lucar de Barameda, qui est une petite ville auprès d’Alicante en Andalousie. La Duchesse de Bourbon, sœur de Philippe-Égalité, se faisait appeler la citoyenne Vérité, et lisait continuellement les pères de l’Église. Leur sagesse entretenait sa folie.

Parmi les documens les plus intéressans qui nous soient parvenus en prison, je ne manquerai pas de vous rapporter la naïve et curieuse relation de Mlle de Tourzel, ainsi qu’une lettre de sa mère, dont M. de Dampierre avait eu soin de nous envoyer une copie. Je n’aurai garde d’y toucher pour en extraire la substance, et le ciel m’en préserve, car ce serait m’exposer à en altérer le charme imposant et l’admirable simplicité !


Copie de la lettre écrite par Mademoiselle Pauline de Tourzel[3], après sa sortie de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre 1792, à Madame la Comtesse de Sainte-Aldegonde, sa sœur, alors en pays étranger.
Paris, le 7 septembre.

« Tout ce que j’ai pu vous dire hier, ma chère Joséphine, c’est que ma mère et moi étions hors de péril ; mais je veux vous raconter aujourd’hui comment nous avons échappé aux plus affreux dangers ; une mort certaine m’en paraissait le moindre, tant la crainte des horribles circonstances dont elle pouvait être accompagnée ajoutait à mes frayeurs.

« Je reprendrai l’histoire d’un peu loin, c’est-à-dire du moment où la prison a mis fin à notre correspondance.

« Vous savez que le 10 août, ma Mère avec Monsieur le Dauphin accompagna le Roi à la convention ; moi restée seule aux Tuileries, dans l’appartement du Roi, je m’attachai à ne pas quitter la Princesse de Tarente, parce que ma Mère m’avait recommandée à ses soins, et nous nous promîmes, quels que fussent les événemens, de ne pas nous séparer[4].

« Bientôt après le départ du Roi, commença une canonnade dirigée contre le château ; nous entendîmes siffler les balles d’une manière effrayante ; les carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un vacarme effroyable. Pour nous mettre un peu à l’abri et n’être point du côté d’où l’on tirait le canon, nous nous retirâmes dans l’appartement de la Reine au rez-de-chaussée sur le jardin. Là, il nous vint à l’idée de fermer les volets et d’allumer toutes les bougies des lustres et des candélabres, espérant, si les brigands devaient forcer notre porte, que l’étonnement que leur causeraient tant de lumières nous sauverait de leurs premiers coups et nous laisserait le temps de leur parler. À peine nos arrangemens étaient-ils finis, que nous entendîmes dans les chambres précédentes des cris affreux et un cliquetis d’armes qui ne nous annonça que trop que le château était forcé, et qu’il fallait nous armer de courage. Ce fut l’affaire d’un moment ; les portes furent enfoncées, et des hommes le sabre à la main, les yeux hors de la tête, se précipitèrent dans le salon ; ils s’arrêtèrent à l’instant comme stupéfaits : une douzaine de femmes dans cette chambre ! (car nous étions réunies avec plusieurs Dames de la Reine, de Madame Élisabeth et de Mme de Lamballe). Ces lumières répétées dans les glaces faisaient un tel contraste avec la clarté du jour, que les brigands en furent confondus.

« Plusieurs des Dames qui étaient dans la chambre se trouvèrent mal. Mme de Ginestoux se jeta à genoux et avait tellement perdu la tête, qu’elle balbutiait des mots de pardon. Nous allâmes à elle, la fîmes taire, et pendant que je la rassurais, cette bonne Mme de Tarente priait un Marseillais de prendre sous sa protection cette Dame à cause de la faiblesse de sa tête. Cet homme y consentit et la tira aussitôt de la chambre ; puis tout à coup revenant à celle qui lui avait parlé pour une autre, et frappé d’une telle générosité dans cette circonstance, il dit à Mme de Tarente : Je sauverai cette Dame et vous aussi et votre petite compagne aussi. En effet, il remit Mme de Ginestoux entre les mains d’un de ses camarades ; puis il prit Mme de Tarente et moi chacune sous un bras, et nous tira hors de l’appartement.

« En sortant du salon, il nous fallut passer sur le corps d’un valet de pied de la Reine, et d’un de ses valets de chambre, qui tous deux fidèles à leur poste, et n’ayant pas voulu abandonner l’appartement de leur maîtresse, en avaient été les victime. Cette vue me serra le cœur : la Psse de Tarente et moi nous nous regardâmes, pensant que peut-être bientôt nous aurions le même sort. Enfin, après beaucoup de peine, cet homme qui nous donnait le bras parvint à nous faire sortir du château par une petite porte auprès des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la terrasse, puis à la porte du pont Royal. Là, notre protecteur nous quitta, ayant, disait-il, rempli son engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries.

« Je pris alors le bras de Mme de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement et sans proférer une parole, lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous. En nous retournant, nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main ; à l’instant il en parut autant devant nous et sur le quai par dessus le parapet ; d’autres nous tenaient en joue, criant que nous étions des échappées des Tuileries.

« Pour la première fois de ma vie j’eus peur ; cette manière d’être massacré me paraissait affreuse. Mme de Tarente parla à la multitude, et obtint que sous escorte nous serions conduites au district.

« Il fallut traverser toute la place Louis XV au milieu des morts ; car beaucoup des Suisses y avaient été massacrés. Nous étions suivies d’un peuple immense qui nous disait toutes les injures possibles.

« Nous fûmes menées rue des Capucines, et là nous nous fîmes connaître : la personne à qui nous parlâmes était un honnête homme ; il jugea promptement combien était pénible la position dans laquelle nous nous trouvions ; il donna un reçu de nos personnes ; il dit très haut que nous allions être conduites en prison, et congédia ainsi ceux qui nous avaient amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura de son intérêt, en nous promettant qu’à la chute du jour il nous ferait reconduire chez nous. En effet, sur les huit heures et demie du soir, il nous donna deux personnes sûres pour nous conduire, et nous fit passer par une porte de derrière, pour éviter les espions qui entouraient sa maison. Nous arrivâmes chez la Duchesse de la Vallière, grand’mère de Mme de Tarente, et chez laquelle elle logeait. Je demandai à cette bonne Princesse de Tarente de ne la pas quitter pendant la nuit, et je me couchai sur un canapé dans sa chambre.

« À cinq heures du matin, pendant que nous causions ensemble de tout ce qui nous était arrivé, nous entendîmes frapper à la porte : c’était mon frère qui, ayant passé la nuit aux Feuillans, près du Roi, venait nous en donner des nouvelles, et me dire que la Reine avait demandé à ma Mère que je vinsse la rejoindre ; que le Roi en avait demandé la permission à l’Assemblée, qui l’avait accordée ; que dans une heure il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillans. Cette nouvelle me fit un sensible plaisir ; j’était heureuse de me retrouver avec ma Mère et d’unir mon sort au sien et à celui de la famille royale.

« À huit heures du matin j’arrivai aux Feuillans ; je ne puis assez vous dire quelle fut la bonté du Roi et de la Reine quand ils me virent ; ils me firent bien des questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles. Madame et Monsieur le Dauphin me reçurent avec une amitié touchante, m’embrassèrent et me dirent que nous ne nous séparerions plus.

« Une demi-heure avant le départ pour le Temple, Madame Élisabeth m’appela, m’emmena avec elle dans un cabinet et me dit : ma chère Pauline, nous connaissons votre discrétion et votre attachement pour nous. J’ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d’ici ; aidez-moi à la faire disparaître. Il n’y avait ni feu ni lumière ; nous prîmes cette lettre de huit pages ; nous en déchirâmes quelques morceaux que nous essayâmes de broyer entre nos doigts et sous nos pieds ; mais comme cela devenait trop long, et qu’elle craignait que son absence ne donnât quelques soupçons, je pris une page entière de la lettre ; je la mis dans ma bouche et je l’avalai. Cette bonne Madame Élisabeth voulait en faire autant, mais son cœur se soulevait ; je m’en aperçus et lui demandai les deux autres pages que j’avalai encore, de manière qu’il n’en resta plus de vestiges. Nous rentrâmes, et l’heure du départ pour le Temple étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture à dix places composée de la manière suivante :

« Le Roi, la Reine et Monsieur le Dauphin dans le fond ; Madame Élisabeth, Madame, et Manuel, procureur de la commune sur le devant ; la Princesse de Lamballe et ma mère sur une banquette de portière ; et moi, avec un nommé Collonge, membre de la commune, sur la banquette vis-à-vis. La voiture allait au plus petit pas : on traversa la place Vendôme ; la voiture s’arrêta, et Manuel, faisant remarquer la statue de Louis XIV qui venait d’être renversée, dit au Roi : Vous voyez comme le peuple traite les Rois. À quoi le Roi devint rouge d’indignation, mais se modérant à l’instant, S. M. répondit avec un calme angélique : — Il est heureux, Mr, quand sa rage ne porte que sur des objets inanimés. Le plus profond silence suivit et régna tout le reste du chemin. On prit les boulevards ; et le jour commençait à tomber lorsqu’on arriva au Temple.

« La cour, la maison, le jardin étaient illuminés ; et cela avait un air de fête qui contrastait terriblement avec la position de la famille royale. Le Roi, la Reine et nous autres de leur suite, nous entrâmes dans un fort beau salon ; on y resta plus d’une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l’on faisait pour savoir où étaient les appartemens. Monsieur le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher. On servit un grand souper auquel on toucha peu. Ma mère pressant vivement pour savoir où était la chambre destinée à Monsieur le Dauphin, on annonça enfin qu’on allait l’y conduire.

« On alluma des torches, on fit traverser la cour, puis un souterrain ; enfin on arriva à la tour, où nous entrâmes par une petite porte qui ressemblait fort à un guichet de prison.

« La Reine et Madame furent établies dans la même chambre, qui était séparée de celle de Monsieur le Dauphin et de celle de ma Mère par une petite antichambre dans laquelle couchait la Princesse de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n’y avait plus de chambre fut établir près de celle du Roi, dans une cuisine d’une saleté épouvantable ; cette bonne Princesse dit à ma mère qu’elle se chargeait de moi. Effectivement elle fit mettre un lit de sangle auprès du sien, et nous passâmes la nuit sans dormir, la chambre dans laquelle donnait cette cuisine servant de corps-de-garde.

« Le lendemain à huit heures nous descendîmes chez la Reine, qui était déjà levée et dont la chambre devait servir de salon ; depuis on y passa les journées entières et on ne remontait au second que pour se coucher. L’on n’était jamais seul dans cette chambre de la Reine : toujours un municipal était présent ; à toutes les heures il était changé.

« Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries. Je ne possédais absolument que la robe que j’avais sur le corps lors de ma sortir du château. Madame Élisabeth, à qui l’on venait d’envoyer quelques effets, me donna une de ses robes ; elle ne pouvait aller à ma taille ; nous nous occupâmes de la découdre pour la refaire ; tous les jours, la Reine, Madame, Madame Élisabeth y travaillaient un peu ; c’était notre occupation. Mais nous ne pûmes la finir.

« La nuit du 19 au 20 d’août, il était environ minuit, lorsque nous entendîmes frapper à travers la porte de notre chambre : on nous intima, de la part de la commune de Paris, l’ordre d’enlever du Temple la Psse de Lamballe, ma Mère et moi.

« Madame Élisabeth se leva sur-le-champ ; elle-même m’aida à l’habiller, m’embrassa et me conduisit chez la Reine. Nous trouvâmes tout le monde sur pied ; la séparation d’avec la famille royale fut une peine cruelle ; et quoique on nous assurât que nous reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un sentiment secret nous disait que nous la quittions pour longtemps.

« Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux ; à la porte du Temple nous montâmes en fiacre et on nous conduisit à l’Hôtel-de-Ville. On nous établit dans une grande salle ; et de peur que nous pussions causer ensemble, un municipal était assis entre chacune de nous et nous séparait. Nous restâmes ainsi sur des banquettes pendant plus de deux heures ; enfin, vers les trois heures du matin, on vint appeler la Princesse de Lamballe pour l’interroger ; ce fut l’affaire d’un quart d’heure après lequel on appela ma Mère ; je voulus la suivre, on s’y opposa, disant que j’aurais mon tour ; ma Mère, en arrivant dans la salle d’interrogation qui était publique, demanda que je fusse ramenée auprès d’elle, mais on la refusa très rudement, lui disant que je ne courais aucun danger étant sous la sauvegarde du Peuple. On vint enfin me chercher et on me conduisit à la salle d’interrogation. Là, monté sur une estrade, on était en présence d’une foule immense de peuple qui remplissait la salle ; il y avait aussi des tribunes remplies d’hommes et de femmes. Billaud de Varennes debout faisait les questions, et un secrétaire écrivait les réponses sur un grand registre. On me demanda mon nom, mon âge, et on me questionna beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de déclarer ce que j’avais vu et ce que j’avais entendu dire au Roi et à la famille royale. Ils ne surent que ce que je voulus bien ; car je n’avais nullement peur ; je me trouvais comme soutenue par une main invisible qui ne m’a jamais abandonnée et m’a toujours fait conserver ma tête avec beaucoup de sang-froid.

« Je demandai très haut d’être réunie à ma Mère et de ne la pas quitter. Plusieurs voix s’élevèrent pour dire oui, oui, d’autres murmurèrent, mais on me fit descendre les marches du gradin sur lequel on était élevé, et après avoir traversé plusieurs corridors, je me vis ramener à ma Mère, que je trouvai bien inquiète de moi ; elle était avec la Psse de Lamballe, et nous fûmes toutes les trois réunies.

« Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu’à midi. On vint alors nous chercher pour nous conduire à la prison de la Force. On nous fit monter dans un fiacre ; il était entouré de gendarmes, suivi d’un peuple immense : il y avait un officier de gendarmerie avec nous dans la voiture. — C’est par le guichet donnant sur la rue des Ballays, près de la rue Saint-Antoine, que nous entrâmes dans cette horrible prison. On nous fit d’abord passer dans l’appartement du concierge, afin d’inscrire nos noms sur le registre, et je n’oublierai jamais qu’un individu fort bien mis et qui se trouvait là, s’approchant de moi, qui étais restée seule dans la chambre, me dit : Mademoiselle, votre position m’intéresse ; je vous donne le conseil de quitter ici les airs de cour que vous avez, et d’être plus familière et plus affable.

« Indignée de l’impertinence de ce monsieur, je le regardai fixement et lui répondis que telle j’avais été, telle je serais toujours ; que rien ne pourrait influer sur mes sentimens ni mon caractère, et que l’impression qu’il remarquait sur mon visage n’était autre chose que l’image de ce qui se passait dans mon cœur indigné des horreurs que nous voyions ! Il se tut et se retira l’air fort mécontent.

« Ma Mère entra alors dans la chambre, mais, hélas ! ce ne fut pas pour longtemps ; nous fûmes toutes les trois séparées. On conduisit maman dans un cachot, et moi dans un autre. Je suppliai d’être réunie à elle ; mais on fut inexorable.

« Le guichetier vint m’apporter une cruche d’eau. C’était un très bon homme. Me voyant au désespoir d’être séparée de ma Mère et ne sollicitant au monde que d’être réunie à elle, cela le toucha, et ce pauvre homme cherchant à adoucir ma peine, me laissa son chien, afin, me disait-il, de me donner une distraction. Surtout ne me trahissez pas, me dit-il, j’aurai l’air de l’avoir oublié par mégarde.

« À 6 heures du soir, il revint me voir et me trouvant toujours dans le même état de chagrin, il me dit : je vais vous confier un secret. Votre Mère est dans le cabinet au-dessous du vôtre ; ainsi vous n’êtes pas loin d’elle. D’ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir dans une heure la visite de Manuel, le procureur de la commune, qui viendra s’assurer si tout est dans l’ordre ; n’ayez pas l’air, je vous en prie, de savoir tout ce que je vous dis.

« En effet, quelque temps après, j’entendis tirer les verroux de la chambre voisine, puis ceux de la mienne ; je vis entrer trois hommes dont un que je reconnus très bien pour être Manuel, le même qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva la chambre où j’étais très humide, et parla de m’en faire changer. Je saisis cette occasion de lui dire que tout m’était égal ; que la seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était de me réunir à ma Mère : je le lui demandai avec une grande vivacité ; et je vis que ma demande le touchait ; puis il dit : Demain je dois revenir ici, et nous verrons ; je ne vous oublierai pas. Le pauvre guichetier en fermant la porte me dit à voix basse : Il est touché, je lui ai vu des larmes dans les yeux, ayez courage ; à demain.

« Ce bon François, car c’était le nom de ce guichetier, me donna de l’espoir et me fit un bien que je ne puis exprimer : je me mis à genoux, fis mes prières, et avec un calme et une tranquillité extrême je me jetai toute habillée sur l’horrible grabat qui servait de lit ; je dormis jusqu’au jour.

« Le lendemain à sept heures du matin, ma porte s’ouvrit et je vis entrer Manuel qui me dit : J’ai obtenu de la commune la permission de vous réunir à votre Mère ; suivez-moi.

« Nous descendîmes dans la chambre de ma mère, je me jetai dans ses bras, croyant tous ses malheurs finis puisque je me trouvais auprès d’elle. Elle remercia beaucoup Manuel, et lui demanda d’être réunie à la Princesse de Lamballe, puisque nous avions été transférées avec elle ; il réfléchit un moment, puis il dit : Je le veux bien, je prends cela sur moi, et je vais vous conduire dans sa chambre. Effectivement, à huit heures du matin nous étions réunies toutes les trois, seules, et nous éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos infortunes.

« Le lendemain matin nous reçûmes un paquet venant du Temple. C’étaient nos effets que nous renvoyait la Reine. Elle-même, avec cette bonté qui ne se dément point, avait pris soin de les réunir. Parmi eux se trouvait cette robe de Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut. Elle devient pour moi un gage d’un éternel souvenir, d’un éternel attachement, et je la conserverai toute ma vie.

« L’incommodité de notre logement, l’horreur de la prison, le chagrin d’être séparées du Roi et de sa famille, la sévérité avec laquelle cette séparation semblait nous promettre d’être traitées, tout cela m’attristait fort, je l’avoue, et effrayait extrêmement cette malheureuse Princesse de Lamballe. Quant à ma Mère, elle montrait cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes circonstances de sa vie[5], ce courage qui, n’ôtant rien à sa sensibilité, laisse cependant à son âme toute la tranquillité nécessaire pour que son esprit puisse lui être d’usage. Elle travaillait, elle lisait, elle causait d’une manière aussi calme, que si elle n’eût rien craint ; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même inquiète.

« Nous étions depuis près de quinze jours dans ce triste séjour, lorsqu’une nuit, vers une heure du matin, étant toutes trois couchées et endormies comme on dort dans une telle prison, de ce sommeil qui laisse encore de la place à l’inquiétude, nous entendîmes tirer les verroux de notre porte ; elle s’ouvrit, un homme parut et me dit : Mlle de Tourzel, levez-vous promptement et suivez-moi. Je tremblais et ne répondais ni ne remuais. — Que voulez-vous faire de ma fille, dit ma Mère à cet homme ? — Que vous importe ? répondit-il, d’une manière qui me parut bien dure ; il faut qu’elle se lèvre et qu’elle me suive. — Levez-vous, Pauline, me dit ma mère et suivez-le, il n’y a rien à faire ici que d’obéir. Je me levai lentement, et cet homme restait toujours dans la chambre ; dépêchez-vous, dit-il deux ou trois fois ; dépêchez-vous, Pauline, me dit aussi ma Mère.

« J’étais habillée, mais je n’avais pas changé de place ; j’allai à son lit et je pris sa main ; mais l’homme ayant vu que j’étais levée, s’approcha, me prit par le bras et m’entraîna malgré moi. Adieu, Pauline, que le bon Dieu vous bénisse et vous protége ! cria ma Mère. Je ne pouvais lui répondre ; deux grosses portes étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m’entraînait toujours.

« Comme nous descendions l’escalier, il entendit du bruit ; avec l’air fort inquiet, il me fit entrer précipitamment dans un petit cachot, ferma la porte, prit la clé et disparut.

« Ce cachot était éclairé par un bout de chandelle ; en moins d’un quart d’heure, cette chandelle finit, et je ne puis vous exprimer ce que je ressentis et les réflexions sinistres que m’inspirait cette lueur tantôt forte, tantôt mourante : elle me représentait mon agonie, et me disposait à faire le sacrifice de ma vie, mieux que n’auraient pu faire les discours les plus touchans.

« Je restai alors dans une profonde obscurité, puis j’entendis ouvrir doucement la porte ; on m’appela, et à la lueur d’une petite lanterne je reconnus l’homme qui m’avait enfermée une heure auparavant, pour être celui qui était dans la chambre du concierge lors de notre arrivée à la Force, et qui avait voulu me donner des conseils. Il me fit marcher doucement ; au bas de l’escalier, il me fit entrer dans une chambre, me montra un paquet et me dit de m’habiller avec ce que je trouverais là dedans ; il referma la porte et je restai immobile, sans agir ni presque penser ; je ne sais combien de temps je restai dans cet état ; j’en fus tirée par le bruit de la porte qui se rouvrit et le même homme parut : Quoi ! vous n’êtes pas encore habillée ! me dit-il d’un air inquiet ; il y va de votre vie, si vous ne sortez promptement d’ici. Je regardai alors les habits qui étaient dans le paquet, c’étaient des habits de paysanne ; ils me parurent assez larges pour aller par-dessus les miens ; je les eux passé dans un instant. Cet homme me prit par le bras et me fit sortir de la chambre ; je me laissais entraîner sans faire aucune question, presque même aucune réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait autour de moi.

« Lorsque nous fûmes hors des portes de la prison, j’aperçus, à la clarté du plus beau clair de lune, une prodigieuse multitude de peuple, et j’en fus entourée dans le moment. Tous ces hommes avaient l’air féroce : ils étaient armés de sabres et semblaient attendre quelque victime pour la sacrifier. Voici une prisonnière qu’on sauve, crièrent-ils tous à la fois en me menaçant de leurs sabres. L’homme qui me conduisait faisait l’impossible pour les écarter de moi et pour se faire entendre ; je vis alors qu’il portait la marque qui distingue les représentans de la commune de Paris ; cette marque étant un droit pour se faire écouter, on le laissa parler.

« Il dit que je n’étais pas prisonnière, qu’une circonstance m’ayant fait me trouver à la prison de la Force, il m’en venait tirer par ordre supérieur, les innocens ne devant pas périr comme les coupables. Cette phrase me fit frémir pour ma mère qui était restée enfermée ; les discours de mon libérateur, car je commençais à voir que c’était le rôle qu’avait entrepris cet homme dont les manières m’avaient semblé si dures ; ses discours, dis-je, faisaient effet sur la multitude, et l’on allait enfin me laisser passer, lorsqu’un soldat, en uniforme de garde national, s’avança et dit au peuple qu’on le trompait, que j’étais Mlle de Tourzel, qu’il me connaissait fort bien pour m’avoir vu mille fois aux Tuileries chez les Dauphin, lorsqu’il y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de celui des autres prisonniers. Alors la fureur redoubla tellement contre moi et contre mon protecteur que je crus bien certainement que le seul service qu’il m’aurait rendu serait de me conduire à la mort, au lieu de me la laisser attendre. Enfin, ou son adresse, ou son éloquence, ou mon bonheur me tira encore de là, et nous nous trouvâmes libres de poursuivre notre chemin. Il pouvait cependant s’y rencontrer encore mille obstacles ; nous avions à passer des rues dans lesquelles nous devions trouver beaucoup de peuple ; je pouvais encore être reconnue et pouvais encore être arrêtée ; cette crainte détermina mon guide à me laisser dans une petite cour fort sombre, et par laquelle il ne pouvait venir personne, pour allez voir ce qui se passait aux environs, et s’il pouvait sans danger me mener avec lui. Il revint au bout d’une demi-heure, me dit qu’il croyait plus prudent de changer de costume, et il m’apportait un habit, un pantalon et une redingotte, dont il voulait que je me vêtisse. Je n’étais guère tentée de ce déguisement qu’il pensait nécessaire ; il me répugnait de périr sous des habits qui ne devaient pas être les miens ; je m’aperçus qu’il ne m’avait apporté ni chapeau, ni souliers ; j’avais sur la tête un bonnet de nuit et aux pieds des souliers de couleur ; le déguisement devenait impossible, et je restai comme j’étais.

« Pour sortir d’où nous étions, il fallait repasser presqu’aux portes de la prison où étaient les assassins, ou traverser une église (le petit Saint-Antoine) dans laquelle se tenait une assemblée qui devait légaliser leurs crimes ; l’un ou l’autre de ces passages étaient également dangereux pour moi.

« Nous choisîmes celui de l’église, et je fus obligée de la traverser me traînant presque à terre par les bas-côtés, afin de n’être pas aperçue de ceux qui formaient l’assemblée. Il me fit entrer dans une petite chapelle de côté, et me plaçant derrière les débris d’un autel renversé, il me recommanda bien de ne pas remuer, quelque bruit que j’entendisse, et d’attendre son retour qui serait le plus prochain qu’il pourrait. Je m’assis sur mes talons, entendant beaucoup de bruit, des cris mêmes ; mais je ne bougeai pas, bien résolue à attendre là mon sort, et remettant ma vie entre les mains de la Providence en laquelle je m’abandonnai avec confiance, résignée à recevoir la mort si tels étaient ses décrets.

« Je fus très longtemps dans cette chapelle ; enfin je vis arriver mon guide, et nous sortîmes de l’église avec les mêmes précautions que nous avions prises pour y entrer. Très peu loin de là, mon libérateur s’arrêta à une maison qu’il me dit être la sienne ; il me fit entrer dans une chambre, et m’y ayant renfermée, il me quitta sur-le-champ. J’eus un moment de joie en me trouvant seule, mais je n’en jouis pas longtemps ; le souvenir des périls que j’avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels ma Mère était livrée, et je restai tout entière à les tristes craintes ; je m’y abandonnais depuis plus d’un heure, lorsque M. Hardy (car il est temps que je vous nomme celui auquel nous devons la vie) revint et me parut avoir un air plus effrayé que je ne l’avais vu de toute la matinée. Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je vous ai sauvée, on veut vous ravoir, on croit que vous êtes ici, on peut vous y venir prendre ; il en faut sortir tout de suite, mais non pas avec moi, ce serait vous remettre dans un danger certain, prenez ceci, me dit-il en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet noir. Écoutez bien tout ce que je vais vous dire, et surtout n’oubliez pas la moindre chose.

« En sortant de cette porte, vous tournerez à droite ; puis vous prendrez la première rue à gauche ; elle vous conduira sur une petite place dans laquelle donnent trois rues ; vous prendrez celle du milieu, puis auprès d’une fontaine, vous trouverez un passage qui vous conduira dans une autre grande rue ; vous y verrez un fiacre arrêté près d’une allée sombre ; cachez-vous dans cette allée, et vous n’y serez pas longtemps sans me voir paraître ; partez vite, et surtout, dit-il, après me l’avoir encore répété, tâchez de n’oublier rien de tout ce que je viens de vous dire ; car je ne saurais comment vous retrouver ; et alors que pourriez-vous devenir ?

« Je vis la crainte qu’il avait que je ne me souvinsse pas bien de tous les renseignemens qu’il m’avait donnés ; cette crainte, en augmentant celle que j’avais moi-même, me troubla tellement qu’en sortant de la maison, je savais à peine si je devais tourner à droite ou à gauche. Comme il vit de la fenêtre que j’hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout ce qu’il m’avait dit.

« Mes deux habillemens l’un sur l’autre me donnaient une figure étrange, mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte ; il me semblait que tout le monde me regardait avec étonnement. J’eus bien de la peine à arriver jusqu’où je devais trouver le fiacre, mais enfin je l’aperçus, et je ne puis vous dire la joie que j’en ressentis. Je me crus pour lors absolument sauvée. Je me retirai dans l’allée sombre en attendant que M. Hardy parût. Un quart d’heure s’était passé et il ne venait point. Alors mes craintes redoublèrent ; si je restais plus longtemps dans cette allée, je craignais de paraître suspecte aux gens du voisinage ; mais comment en sortir ? je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me trouvais ; si je faisais la moindre question, je pouvais me mettre dans un grand danger ; enfin comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je vis venir M. Hardy ; il était avec un autre homme. Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent avec moi. L’inconnu se plaça sur le devant de la voiture et me demanda si je le reconnaissais. Parfaitement, lui dis-je, vous êtes M. Billaud de Varennes qui m’avez interrogée à l’Hôtel-de-Bille. Il est vrai, dit-il, je vais vous conduire chez Danton, afin de prendre ses ordres à votre sujet. Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs descendirent, montèrent chez lui et revinrent peu après me disant : Vous voilà sauvée ; il ne nous reste plus maintenant qu’à vous conduire dans un endroit où vous ne puissiez par être connue, autrement il pourrait encore ne pas être sûr.

« Je demandai à être menée chez Mme la Marquise de Lède, une de mes parentes. Elle était très âgée, et par conséquent je pensais ne pouvoir la compromettre. Billaud de Varennes s’y opposa à cause du nombre de ses domestiques dont plusieurs peut-être ne seraient pas discrets sur mon arrivée dans la maison, et me demanda d’indiquer une maison obscure. Je me souvins alors de la bonne Babet, notre fille de garde-robe ; je pensais que je ne pouvais être mieux que dans une maison pauvre et dans un quartier retiré. Billaud de Varennes, car c’était toujours lui qui entrait dans ce détail, me demanda le nom de la rue pour l’indiquer au cocher. Je nommai la rue du Sépulcre.

« Ce nom dans un moment comme celui où nous étions lui fit une grande impression, et je vis sur son visage un sentiment d’horreur de ce rapprochement avec tous les événemens qui se passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me conduire où je demandais à aller et disparut.

« Pendant le chemin, je ne parlais que de ma Mère ; je demandai si elle était encore en prison ; je voulais aller la rejoindre si elle y était encore ; je voulais aller moi-même plaider son innocence. Il me paraissait affreux que ma Mère fût exposée à la mort à laquelle on venait de m’arracher : moi sauvée, ma Mère périr ! cette pensée me mettait hors de moi.

« M. Hardy chercha à me calmer, me dit que j’avais pu voir que depuis le moment où il m’avait séparée d’elle, il n’avait été occupé que du soin de me sauver ; qu’il y avait malheureusement employé beaucoup de temps, mais qu’il se flattait qu’il lui en resterait encore assez pour servir ma Mère ; que ma présence ne pouvait que nuire à ses desseins ; qu’il allait sur-le-champ retourner à la prison et qu’il ne regarderait sa mission comme finie que lorsqu’il nous aurait réunies ; qu’il me demandait du calme, qu’il avait tout espoir.

« Il me laissa remplie de reconnaissance pour le danger où il s’était mis à cause de moi, et avec l’espérance qu’il sauverait ma Mère de tous ceux que je craignais pour elle.

« Adieu, ma chère Joséphine ; je suis si fatiguée que je ne puis plus écrire, d’ailleurs ma Mère me dit qu’elle veut vous raconter elle-même ce qui la regarde, et elle vous l’écrira demain. »


Copie de la lettre de Madame la Marquise de Tourzel, Gouvernante des Enfans de France[6], à Mme la Csse de Sainte-Aldegonde, sa fille âinée.
Paris, le 8 septembre.

« Pauline vous a raconté les cruelles épreuves pas lesquelles elle a passé ; mais elle a négligé de vous dire la manière dont elle les a soutenues ; elle m’a bien prouvé que la patience et le courage ne sont incompatibles ni avec l’extrême jeunesse ni avec l’extrême douceur ; elle n’a pas montré, m’a dit M. Hardy, un moment de faiblesse dans ces dangers, et je lui ai pas vu un instant d’humeur pendant notre emprisonnement : elle m’en a bien adouci les peines, mais en même temps bien augmenté les inquiétudes ; l’idée que je lui faisais partager des périls desquels son âge devait naturellement la mettre à l’abri, me tourmentait sans cesse, et m’empêchait de jouir de la consolation de l’avoir auprès de moi. Elle vous a dit comme me fut enlevée une nuit par un inconnu qui entra dans la chambre où nous étions enfermées : cette séparation me mit au désespoir et hors de moi. Puis, mettant ma confiance dans la bonté du ciel qui protège l’innocence, un secret pressentiment qu’il veillerait sur elle et ne l’éloignait de moi que pour me la conserver, me consola de perdre la douceur de ses soins, et je ne souffris beaucoup que dans cet instant où après qu’elle fut sortie de la chambre j’entendis refermer les verroux de notre porte et me vis privée de la pouvoir suivre à l’oreille ou des yeux, et de l’espérance de découvrir, par ce que je verrais ou entendrais, si on l’emmenait hors de la prison.

« Vous jugez bien que je ne dormis du reste de la nuit ; mes inquiétudes étouffaient bien souvent ma confiance, et j’attendais avec bien de l’impatience qu’on entrât dans notre chambre pour nous apporter à déjeûner. Lorsqu’on y vint, nous apprîmes que la plus horrible fermentation existait dans Paris depuis la veille au soir ; que les prisons étaient menacées et que plusieurs étaient déjà forcées. C’est alors que je ne doutai plus que ce ne fût pour sauver Pauline qu’on me l’eût enlevée ; et il ne me restait que le regret de ne pas savoir dans quel lieu elle avait été menée. Je voyais clairement le sort qui était réservé à Mme de Lamballe et à moi, et je ne vous dirai pas que je le voyais sans frayeur, mais au moins je supportais cette idée avec résignation ; il me sembla que s’il y avait des moyens de me sauver des dangers que je prévoyais, je ne les trouverais que par une grand présence d’esprit et je ne pensais plus à rien qu’à tâcher de la conserver ; ce n’était pas une chose facile, car l’extrême agitation de ma malheureuse compagne, ses questions continuelles, ses conjectures effrayantes me troublaient beaucoup : je tâchai de la rassurer, de la calmer, mais voyant que je n’y pouvais réussir, je la priai de vouloir bien ne me plus parler, et je pris un livre ; il ne me plut pas, j’en pris un autre qui ne me plut pas davantage, et j’en essayai plusieurs, mais je ne pouvais être fixée par aucun. Je me souvins alors que j’avais remarqué mille fois qu’aucune occupation

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

idées que le travail de la tapisserie, et je pris mon ouvrage. J’y travaillai environ deux heures ; au bout de ce temps-là je me trouvai assez calme pour penser que dans quelque situation que je me pusse trouver, j’aurais la tranquillité pour ne rien dire ou rien faire qui fût capable de me nuire.

« Vers l’heure du diner on vint prendre ma compagne et moi et l’on nous fit descendre dans une petite cour, dans laquelle je trouvai plusieurs autres prisonniers et un assez grand nombre de gens mal mis qui avaient tous l’air féroce, et l’air d’être ivres pour la plupart. Il n’y avait pas long-temps que j’étais dans cette cour, lorsqu’il y entra un homme de beaucoup moins mauvaise mine que ceux qui étaient là ; il en fit deux ou trois fois le tour, au dernier il passa fort près de mi, et sans tourner la tête de mon côté, il me dit : votre fille est sauvée. Il continua son chemin et sortit de la cour.

« Heureusement l’étonnement, la joie suspendirent un moment toutes mes facultés, sans quoi je n’aurais pu m’empêcher de parler à cet homme, et peut-être de tomber à ses pieds ; mais lorsque je pus voir quelque chose, je ne le vis plus : ainsi je n’eus pas de peine à contenir l’expression de ma reconnaissance. La certitude que Pauline était en sûreté me remplit d’un nouveau courage et me sentant sauvée dans une aussi chère partie de moi-même, il me sembla que je n’avais plus rien à craindre pour l’autre.

« Je commençai à faire quelques questions aux gens qui étaient auprès de moi ; ils y répondirent et m’en firent aussi à leur tour ; ils me demandèrent d’abord mon nom, que je leur appris ; alors ils me dirent qu’ils avaient entendu parler de moi, et que je n’avais pas une très mauvaise réputation ; mais que j’avais accompagné le Roi lorsqu’il avait voulu fuir du royaume ; que cette action était inexcusable, et qu’ils ne concevaient pas comment j’avais pu la faire. Je leur répondis que je n’en avais cependant pas le moindre remords, parce que je n’avais fait que mon devoir. Je leur demandai s’ils ne croyaient pas qu’on devait être fidèle à son serment ; ils me répondirent tous qu’il fallait plutôt mourir que d’y manquer. Eh bien ! leur dis-je, j’ai pensé comme vous, et voilà pourtant ce que vous blâmez. J’étais gouvernante de Monsieur le Dauphin, j’avais juré sur le Saint Évangile entre les mains du Roi, de ne pas le quitter, et je l’ai suivi dans ce voyage, comme je l’aurais suivi partout ailleurs, quoi qu’il m’en dût arriver ; elle ne pouvait pourtant pas faire autrement, se mirent-ils à dire, mais c’est bien malheureux, ajoutèrent quelques-uns, d’être attaché à des gens qui font de mauvaises actions ! Je parlai long-temps avec ces hommes ; ils me paraissaient frappés de tout ce qui était juste et raisonnable, et je ne pouvais m’empêcher de m’étonner que des gens qui ne semblaient pas avoir un mauvais naturel, vinssent froidement commettre des crimes que l’intérêt et la vengeance auraient peine à se permettre. Pendant notre conversation, un de ces hommes aperçut un anneau que je portais à mon doigt, et demanda ce qui était écrit autour ; je le tirai et le lui présentai ; mais un de ses compagnons, qui commençait apparemment à s’intéresser à moi, et qui craignait qu’on ne découvrît sur cet anneau quelque signe de royalisme, s’en saisit et me le rendit en me disant de lire moi-même ce qui était écrit et que l’on m’en croirait ; alors je lus : Domine, salvum fac Regem et Reginam et Delphinum ; cela veut dire en français, ajoutai-je : Dieu sauve le Roi, la Reine et le Dauphin ! Un mouvement d’indignation saisit tous ceux qui m’entouraient, et je manquai perdre la bienveillance qu’ils commençaient à me montrer. Jetez cet anneau à terre, crièrent-ils, et foulez-le sous vos pieds. C’est impossible, leur dis-je, tout ce que je puis faire, c’est de l’ôter de mon doigt, si vous êtes fâchés de le voir, et de le mettre dans ma poche ; je suis attachée à Monsieur le Dauphin, parce que depuis plusieurs années je prends soin de lui et je l’aime comme mon enfant ; je porte dans mon cœur le vœu qui est exprimé sur cet anneau ; je ne puis le démentir en faisant ce que vous me proposez ; vous me mépriseriez, j’en suis sûre, si j’y consentais, et je veux mériter votre estime ; ainsi je m’y refuse. Faites comme vous voudrez, dirent quelques-uns, et je mis l’anneau dans ma poche.

« Quelques gens d’aussi mauvaise mine que ceux qui m’entouraient arrivent alors de l’autre bout de la cour, pour me demander de venir au secours d’une femme qui se trouvait mal ; j’allai et je vis une jeune et jolie personne absolument évanouie ; ceux qui la secouraient avaient essayé en vain de la faire revenir ; elle paraissait étouffer : pour la mettre plus à l’aise, ils avaient détaché sa robe, et lorsque j’arrivai, l’un d’eux se disposait à couper son lacet avec le bout de son sabre ; je frémis pour elle d’un tel secours, et demandai qu’on me laissât le soin de la délacer. Pendant que h’y travaillais, un des spectateurs aperçut à son cou un médaillon dans lequel était un portrait qu’il ne pensa pas pouvoir être autre que celui du Roi ou de la Reine ; et s’approchant de moi, il me dit bien bas : Cachez ceci dans votre poche ; si on le trouvait sur elle, cela pourrait lui nuire. Je ne pus m’empêcher de rire de la sensibilité de cet homme, qui l’engageait à me demander si vivement de prendre sur moi une chose qu’il jugeait si dangereuse à porter, et je m’étonnais chaque moment davantage de ce mélange de pitié et de férocité que montraient ceux qui m’entouraient. Cette femme, qui étaient celle d’un premier valet de chambre du Roi (Mme Tourtaud de Septeuil), étant revenue à elle, fut emmenée de la cour ; il n’y restait plus que moi, qu’on vint prendre peu de temps après.

« Je savais que les prisonniers étaient menés tour-à-tour au peuple qui était attroupé aux portes de la prison, et qu’après avoir subi une espèce de jugement, on était absous ou massacré. Malgré cela, j’avais le pressentiment qu’il ne m’arriverait rien, et ma confiance fut bien augmentée, lorsque j’aperçus à la tête des gens qui me venaient chercher, le même homme qui m’avait donné des nouvelles de Pauline ; je pensai que celui qui était déjà mon libérateur, puisqu’il m’avait rassuré sur le sort de mon enfant, ne pouvait devenir mon bourreau, et qu’il n’était là que pour me protéger. Cette idée ayant encore augmenté mon courage, je me présentai tranquillement devant le tribunal. Je fus interrogée pendant environ dix minutes, au bout desquelles des hommes à figures atroces s’emparèrent de ma personne ; ils me firent passer le guichet de la prison ; et je ne puis vous exprimer le trouble que j’éprouvai de l’horrible spectacle qui s’offrit à moi.

« Une espèce de montagne s’élevait contre la muraille ; elle était formée par les membres épars et les vêtemens sanglans de tous ceux qui avaient été massacrés à cette place, et une multitude d’assassins entouraient ce monceau de cadavres : deux hommes étaient montés dessus ; ils étaient armés de sabres et couverts de sang : c’étaient eux qui exécutaient les malheureux prisonniers qu’on amenait là l’un après l’autre. On les y faisait monter sous le prétexte de prêter le serment de fidélité à la nation ; mais dès qu’ils étaient au haut, leur tête était coupée et livrée au peuple, et leur corps en tombant sur ceux qui y étaient déjà servaient à élever cette horrible montagne dont l’aspect me parut si effroyable ; lorsque je fus auprès, on voulut aussi m’y faire monter ; mais M. Hardy, qui me donnait le bras, et huit ou dix hommes qui m’entouraient me défendirent ; ils assurèrent que j’avais déjà prêté le serment de fidélité à la nation, et autant par force que par adresse, ils m’arrachèrent des mains de ces furieux et m’entraînèrent hors de leur portée. À quelque distance de là, nous rencontrâmes un fiacre ; on me mit dedans, après en avoir fait descendre la personne qui l’occupait ; M. Hardy y monta avec moi ainsi que quatre des gens qui nous entouraient : deux montèrent derrière ; deux se placèrent auprès du cocher, qu’on força d’aller très vite, et en peu de minutes je me trouvai loin de la prison.

« Dès que je fus en état de parler, ma première parole fut pour m’informer de ma Pauline. M. Hardy me dit qu’elle était en sûreté et que j’allais la rejoindre ; je lui demandai alors des nouvelles de ma compagne de prison, la Princesse de Lamballe ; mais, hélas ! son silence m’annonça qu’elle n’existait plus. Il me dit qu’il aurait bien voulu la sauver, mais qu’il n’avait pu en trouver le moyen.

« Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement combien ces hommes qui étaient du dedans et autour du fiacre, étaient animés du désir de me sauver ; ils pressaient sans cesse le cocher ; ils avaient l’air de craindre les passans ; enfin chacun d’eux paraissait être personnellement intéressé à ma conservation. Leur zèle pensa même coûter la vie à un très bon homme chez lequel votre frère était caché. Pauline vous contera cette histoire, elle est vraiment touchante.

« J’arrivai enfin dans la maison de notre excellente parente Mme de Lède. J’y trouvai votre sœur, et après avoir donné quelques momens au bonheur de la retrouver, je pensai à m’acquitter de ma reconnaissance envers les gens qui avaient aidé à me sauver ; ils paraissaient tous dans la misère, et je ne pensais pas qu’ils pourraient refuser de l’argent ; mais lorsque je voulus leur en donner, aucun d’eux n’en voulut recevoir ; ils dirent qu’ils n’avaient voulu me sauver que parce qu’on leur avait bien prouvé que j’étais innocente ; qu’ils se trouvaient bien heureux d’avoir réussi, et qu’ils ne voulaient pas être payés pour avoir été justes. Enfin, quoique j’aie pu leur dire, il me fut impossible de leur rien faire accepter, et tout ce que je pus obtenir d’eux, fut que chacun me donnât son nom et son adresse ; j’espère qu’un jour enfin, je trouverai le moyen de les récompenser de ce qu’ils ont si généreusement fait pour moi.

« Adieu, ma Joséphine, nous avons eu, hier au soir, le plaisir de voir votre frère ; il est caché chez de bien bonnes gens, et j’espère qu’il ne sera par découvert. Pauline vous racontera son histoire qui vous intéressera sûrement, quoiqu’elle ne soit pas à beaucoup près aussi tragique que les nôtres. »

Que vous dirai-je de l’effet produit sur nous par tous les détails qui nous parvinrent après coup sur l’horrible mort de Mme de Lamballe ? Quand on l’eut séparée de Mme de Tourzel, on la conduisit d’abord à côté du portail de la première cour de la Force, où les assassins venus pour l’égorger firent d’inutiles efforts pour lui faire répéter les outrages dont ils couvrirent le nom sacré de la Reine. — Non, répondit-elle, jamais ! jamais ! plutôt mourir ! Entraînée par ses bourreaux auprès de cet amas de cadavres dont parle Mme de Tourzel, on la força de s’agenouiller, et, après l’avoir frappée de plusieurs coups de sabre, on lui déchira le sien, on lui arracha le cœur, on lui coupa la tête, on lui rougit les joues avec du sang ; on força, comme je vous l’ai déjà dit, un malheureux coiffeur à friser et poudrer ses longs cheveux bonds qu’elle avait eus les plus beaux du monde ; et puis ces cannibales se formèrent en affreux cortége, précédé par des fifres et des tambours ; ils portaient la tête sur une pique et furent la faire voir au Duc d’Orléans qui se montra sur un balcon de son Palais-Royal à côté de Mme Agnès de Buffon… (vous voyez si la Duchesse d’Orléans avait manqué de bonnes raisons pour aller se réfugier à l’hôtel de Penthièvre ?) M. Thierry de Ville-d’Avray m’a dit depuis ce temps-là que le même cortége était arrivé sous les murs du Temple et s’était arrêté sous les fenêtres de la Reine, que cette épouvantable foule appelait à grands cris pour lui faire voir les restes mutités de sa parente et son amie. N’ayant pu réussir à la faire paraître, deux de ces bourreaux furent introduits dans la chambre de S. M. par le municipal à qui l’on avait confié la garde de sa porte : — Nous voulions te montrer la tête de ta Lamballe, lui dirent-ils avec des éclats de rire…, et la Reine en eut un évanouissement qui dura deux heures et se reproduisit plusieurs fois pendant le reste de la nuit.

Pour vous reprendre l’histoire de Mme de Tarente à l’endroit où elle avait été séparée de Mlle de Tourzel, je vous dirai qu’on l’avait conduite à l’Abbaye St. Germain, où l’on égorgeait les prisonniers tout comme à la Force et dans l’église des Carmes. Elle était restée lu dernière, on ne sait pourquoi. Après avoir attendu qu’on vint l’appeler, pendant quarante heures et sans fermer l’œil, au milieu des cris douloureux et des hurlemens féroces, on vint l’arracher du cachot où elle était plus morte que vive, on l’entraîna devant les septembriseurs, et comme elle était Dame du Palais de la Reine, on entreprit de lui faire signer une déclaration qui aurait inculpé cette princesse : — Vous connaissez très bien toutes les intrigues de la ci-devant reine avec les émigrés et les étrangers ! — Je ne connais d’elle que ses hautes vertus et sa parfaite bonté ! s’écria-t-elle avec un courage héroïque ! Si vous la connaissiez comme je la connais, vous ne pourriez vous empêcher de l’aimer ! Et voilà cette excellente et admirable femme qui fond en larmes à l’occasion de la Reine ; les bourreaux, les coutelas sanglans et les tas de cadavres ne lui sont de rien ; elle ne les voit plus elle ne pense qu’à la Reine et se met à parler de la Reine avec une énergie si généreuse, avec une onction si pénétrante avec un éclat si magnifique avec des mots si touchans et si lumineusement vrais, que ces égorgeurs en sont émus. Le couteau leur tombe des mains… Ils étaient fatigués de carnage, et se retirent brusquement, en lui disant : — Tais-toi ! retourne chez toi.

Le premier mouvement de la Princesse de Tarente fut de tomber a genoux (dans le sang qui couvrait le pavé). Comme je me trouvais sur le chemin de son fiacre pour retourner à l’hôtel de Chastillon[7], elle se fit, arrêter chez moi pour y changer de vêtemens et pour ne pas apparaître inopinément devant sa pauvre mère…

Depuis la hauteur des genoux jusqu’en bas, tout le devant de sa robe de perse était si complètement imbibé de sang humain, qu’on n’en pouvait distinguer ni les dessins ni la couleur. Le cocher qui l’avait conduite écrivit le lendemain pour demander un dédommagement de vingt écus destinés à faire renouveler la doublure d’une portière et faire recouvrir les deux coussins du siége à l’intérieur de son fiacre. La Duchesse de la Vallière lui fit donner 400 livres, et sa fille, Mme de Chastillon, lui fit constituer une pension de cent écus. Cet homme nous a dit, (et ceci n’est pas difficile à croire) que, lorsqu’il était venu stationner sur la place avec sa voiture, il ne savait rien des massacres et qu’a cent cinquante pas des portes de la prison, le gros du peuple ne s’y doutait de rien.

Nous recevions tous les huit jours une copie du bulletin que l’association faisait rédiger pour envoyer à Monsieur, lequel était devenu Lieutenant-général du Royaume. Nous avons presque ne toujours été bien informés de ce qui se passait au Temple, et je vous dirai que la majeure partie des contributions royalistes aboutissaient à deux municipaux, qui nous ont quelquefois servi d’intermédiaire auprès de la famille royale, et qui, le reste du temps, nous ont donné de ses nouvelles avec fidélité. Je pourrais vous nommer un autre membre du conseil de la Commune dont la conduite honorable était bien autrement méritoire, car n’avait consenti à faire partie de ce conseil, dont il avait les principes en abomination que par obéissance et pour essayer d’y rendre qnelque service à la famille royale. C’était un homme du peuple, un pauvre père de famille à qui nous n’avons jamais pu faire accepter aucune rétribution. Je pense bien que le Roi songeait à lui, quand il a parlé dans son testament de centaines persomnes dont if avait, reçu des marques d’attachement et d’intérêt gratuit, qu’il ne pouvait nommer sans les compromettre, et qu’il recommandait spécialement à la reconnaissance de son fils… Dans les circonstances où nous nous trouvons encore aujourd’hui, j’imiterai la prudente réserve de Sa Majesté. Ce digne homme est resté dans Paris ; il habite une maison dont il est propriétaire au faubourg Saint-Jacques ; son nom de famille est le prénom de votre grand-père maternel et c’est vous en dire assez. Ne l’oubliez pas, si vous survivez, comme je l’espère, à la révolution.

Je trouve sur notre journal de correspondance, à la date du 9 décembre 1792, que Manuel a dit ce qui suit à la séance du conseil de la Commune : … « Lorsque j’y suis arrivé, Louis de la Tour(celui-ci ne voulait pas dire Capet, en objectant assez raisonnablement que le grand-père de Hugues Capet s’appelait Robert le Fort et que son fils s’appelait Robert le Pieux.) « Louis de la Tour ignorait qu’il n’était plus roi. Il parait que le décret ne lui avait pas encore été signifé ? Je suis allé lui faire une petite visite, et j’ai cru devoir lui apprendre l’établissement de la république française. Vous n’êtes plus roi, lui ai-je dit, voilà une belle occasion de devenir bon citoyen. Il n’a pas eu l’air de m’entendre, et sa figure ne m’a laissé voir aucune altération. J’ai ordonné à son valet-de chambre de lui ôter ses décorations qu’il avait portées jusque-là, de sorte qu’il avait mis un habit royal à son lever, et qu’il se couchera avec la robe-de-chambre d’un simple citoyen. ! il est coupable, je le sais ; mais comme il n’a pas encore été reconnu tel par la loi, nous lui avons promis les égards dus à un prisonnier. Nous sommes convenus qu’il ne faut pas tant de prodigalité pour sa nourriture pour son intérêt comme pour celui de la nation, il est bon de l’accoutumer a plus de frugalité. Je lui ai parlé de nos conquêtes, je lui appris la réduction de Chambéry, de Nice, etc., et je lui ai montré la chute des rois aussi inévitable que celle des feuilles. Je lui ai fait retirer plusieurs livres d’église qu’il a paru regretter, et je lui ai dit que c’était à cause de ses ci-devant armoiries qui étaient sur la couverture. On lisait sur une pendule de la chambre occupée par Louis de la Tour, Lepaute, horloger du Roi : on a effacé le nom du roi, on y a substitué celui de la république. Au reste il ne peut se plaindre d’aucun traitement rigoureux ; je vous répète que la loi ne l’a pas encore condamné, ainsi nous ne devons pas le punir, et il est très facile d’être sévère et bon. »

À côté de ces promesses d’égards, voici ce que je trouve sur notre manuscrit de correspondance, à la date du 11 décembre, c’est-à-dire le surlendemain de cette visite de Manuel :

« Le conseil de la commune de Paris vient d’arréter après délibération  :

1o Sur la demande répétée de Louis Capet, qui se dit fatigué de la longueur de sa barbe, qui refuse de se laisser raser et qui sollicite la permission de se raser lui-meme, qu’il lui sera confié deux rasoirs dont il ne pourra faire usage que sous les yeux de quatre commissaires, auxquels lesdits rasoirs devront être rendus immédiatement après[8] ;

2o Que la demande d’un dentiste au choix de la commune, laquelle demande faite par Louis Capet qui se plaint de souffrir d’une de ses dents, lui sera refusée ;

Sur la demande, de sa femme, de la sœur et de la fille de Louis qui ont désiré qu’on leur fit prêter des ciseaux pour se couper les ongles, le conseil a décidé qu’il n’y avait lieu à délibérer ;

4o Que la demande de la femme de Louis qui a fait dire qu’elle désirait que leur linge, et surtout celui de sa fille et de son fils, ne fussent pas malpropres, il a été convenu que l’on aurait égard à cette réclamation et que les commissaires de jour à l’époque de la rentrée du linge, seraient autorisés à faire imposer une diminution sur le prix du blanchissage en cas de négligence reconnue par eux et vérifiée.

  1. Première femme de la Duchesse de Fleury et sœur de l’Abbé Favereau, missionnaire à la Chine. Elle est morte en 1826, supérieure du grand couvent des Carmélites à Paris.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. Voyez Correspondance de Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, page 195, où se trouve la copie d’une autre signification presque entièrement semblable et portant la même accusation contre M. de Penthièvre. Elle est datée du 19 avril 1791 : ainsi tout donne à penser que c’est la première sommation dont l’auteur a voulu parler.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Aujourd’hui Comtesse de Brassac Béarn et Dame du Palais de Madame la Dauphine.
  4. Louise-Emmanuelle de Chastillon, fille de Louis, dernier Duc de Chastillon et d’Adrienne de la Baume-le-Blanc de la Vallière. Elle était première femme de M. le Duc de la Trémoille, alors Prince de Tarente, et elle est morte en émigration, à Pétersbourg, en 1799.
  5. Le Marquis de Tourzel, Grand Prévôt de l’hôtel du Roi, avait été tué par accident à la chasse.
  6. Louise Élizabeth de Croûy d’Havré, Princesse de l’Empire, veuve de Louis du Bouschet de Sourches de Montsoreau, Marquis de Tourzel, de Sourches et du Bellay, Grand-Prévôt de France, etc., créée Duchesse de Tourzel, par le Roi Louis XVIII, et morte à Paris en 1832, âgée de 83 ans.
    (Note de l’Éditeur.)
  7. Rue du Bac, au-delà des Missions-Étrangères.
  8. Il y avait trois mois et 13 jours que le Roi n’avait pu se faire la barbe et Billaud-Varennes a dit qu’il était politique et prudent de le laisser se raser, pour que sa vue ne fit pas une mauvaise impression sur les spectateurs des tribunes de la salle et des rues le jour de sa comparution qui ne pouvait tarder, d’après ce que l’on avait du citoyen Tullien. »