Souvenirs de la bataille d’Arras (octobre 1914)/02

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Souvenirs de la bataille d’Arras (octobre 1914)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 827-856).
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SOUVENIRS
DE LA BATAILLE D’ARRAS
Octobre 1914

II[1]


IV. — LA BATAILLE DU 4 OCTOBRE

Au point du jour, je fus appelé par le général de Maud’huy qui venait de faire téléphoner aux corps d’armée qu’il résultait d’un renseignement spécial que l’attaque des Allemands devait être continuée aujourd’hui sur toute la ligne et qu’on devait tenir avec opiniâtreté en continuant à se fortifier.

Et immédiatement je fus envoyé de Doullens à Arras pour y prendre la situation du corps provisoire.

Devant la glace de mon auto qui filait vers l’Est, le soleil se levait sur la campagne où traînaient des fumées de brouillard, blanc comme la neige de Moravie, comme les marais glacés de la Bistritz…

— Austerlitz ?

Et ce fut le cœur plein d’espérance et de foi que je vis surgir fièrement, sur l’horizon d’or et de sang, les tours d’Arras.

J’y arrivais pour apprendre ceci :

La division de droite (général Barbot) tenait toujours de la Chapelle de Feuchy au Point du jour, et le « couloir de la Scarpe » était enfin barré.

Malheureusement, la division de gauche (général Fayolle) avait été très violemment attaquée pendant la nuit surtout sur sa gauche, avait perdu Méricourt et Willerval et avait dû reculer de 4 à 5 kilomètres en découvrant Lens. Elle semblait s’être arrêtée sur le front Petit-Vimy, Baillent, c’est-à-dire sur cette célèbre falaise boisée qui marque à l’Est l’extrémité des coteaux d’Artois, et domine « la plaine de Douai. »

C’était la position essentielle à fortifier et à défendre à tout prix. Mais le corps provisoire n’avait plus de réserves et plus de munitions.

— Dites bien, me répétait le général d’Urbal, que, soit à la division Barbot, soit à la division Drude, il n’y a pas un obus dans les coffres des sections de munitions, et qu’à la division Fayolle il reste aux sections 50) coups par pièce. Or je suis obligé de dépenser beaucoup d’obus pour soutenir mon infanterie. Dites enfin que la division Fayolle me demande des renforts et que je suis hors d’état de lui en fournir…

Lorsque, vers 9 heures je revins auprès du général de Maud’huy à la station de Dainville (4 ou 5 kilomètres d’Arras) avec ce compte rendu peu réjouissant, j’appris un événement bien plus grave encore : tout le front du 10e corps venait de craquer. En particulier, Neuville-Vitasse, après une lutte acharnée où le village était passé deux fois de main en main, avait finalement été enlevé par une très forte attaque allemande partant de l’Est et du Sud, et la chute de ce point d’appui, combinée avec un nouveau recul des territoriaux, avait amené la chute de toute la droite du corps d’armée : Hénin-sur-Cojeul et la cote 101, puis Boiry-Becquerelle, Boyelles, Hamelincourt et Moyenneville…

Un vaste trou dans la région d’Adinfer-Ransart s’était ouvert ainsi entre la droite du 10e corps en retraite vers le Nord-Ouest et la gauche des territoriaux en retraite vers l’Ouest.

Au Nord d’Arras, la cavalerie était impuissante à couvrir Lens qui tombait à ce moment même aux mains des Allemands. Et nous étions menacés d’être à notre gauche coupés du 21e corps comme nous étions menacés de l’être, à droite, de la 2e armée.

Ce fut un moment tragique. Mais l’émotion et l’anxiété furent vite refoulées au fond des cœurs ; et, vers 10 heures, le général de Maud’huy donna successivement l’ordre :

— Au 10e corps de tout faire pour se reformer et tenir solidement sur le front Tilloy-Beaurains-Mercatel, face à l’Est, et, au minimum, sur le front Mercatel-Ficheux face au Sud (où la cavalerie de corps devrait chercher le contact de la 8e division de cavalerie que le général de Castelnau allait jeter dans le trou (10 heures 30).

— Au corps provisoire, de tenir à tout prix pour donner au 21e corps 13eti division) le temps de débarquer et d’agir par La Bassée sur la droite ennemie (10 heures 45) ; puis de reporter immédiatement en arrière d’Arras sur Beaumetz-les-Loges les débarquements en cours de la 45e division (Général Drude) (11 heures).

— Au corps de cavalerie, de grouper ses trois divisions vers Givenchy et de s’opposer au débouché des forces ennemies de Lens dans notre flanc gauche (11 heures 30).

Alors pendant trois heures (11 heures 30-14 heures 30) ce fut dans la petite chambre de la station de Duisans une angoissante attente.

L’impossible avait été fait pour faire envoyer des munitions au général d’Urbal dont la droite venait d’évacuer la chapelle de Feuchy et reculait vers Tilloy. Une brigade de la 45e division avait pu débarquer à Arras. L’autre débarquait à Beaumetz et recevait l’ordre de se porter immédiatement vers le Nord à Duisans en réserve générale. L’artillerie du général Drude commençait à débarquer à Doullens. Tout autour d’Arras la canonnade faisait rage.

Heureusement, vers 14 heures 30, l’espoir reprenait le dessus : le général Desforges venait lui-même rendre compte verbalement que « son corps d’armée avait pu se rétablir sur la ligue Feuchy-Tilloy-Beauainns-Mercatel-Boisleux-Saint-Marc-Boisleux-au-Mont. » C’était là plus que n’en avait d’abord espéré le général de Maud’huy.

Alors, à 15 heures 10, le général de Maud’huy donna audacieusement l’ordre à l’artillerie du général Drude, arrêtée en gare de Doullens, d’aller « sans sourciller » débarquer à Arras même, avec mission de mettre ses deux premiers groupes débarqués à la disposition du général d’Urbal et d’envoyer le troisième à Duisans rejoindre la brigade de réserve générale.

Pendant ce temps, la brigade de cavalerie Chêne repoussait au point du jour de nouvelles attaques ennemies et le général Fayolle rendait compte qu’il se maintenait sur ses positions de Petit-Vimy, Vimy, F’arbus et Bailleul…

Mais le général d’Urbal demandait des réserves plus fortes pour soutenir sa gauche et relever sa droite. Alors, à 18 heures, le général de Maud’huy lui lâcha ses dernières réserves et me chargea de lui porter une lettre qui lui donnait la dernière brigade débarquée de la 45e division (brigade de Duisans), de même que le dernier groupe de l’artillerie divisionnaire de cette 45e division.

Le général commandant le corps d’armée provisoire disposait donc de toute la 45e division et de toute l’artillerie de cette division ; mais il ne devait employer la brigade de Duisans qu’à la dernière extrémité.

Le général d’Urbal restait en outre seul juge de l’opportunité d’arrêter ou non les transports et ravitaillements à Arras.

Je trouvai vers 18 heures 30 le général d’Urbal et le colonel Monroë dans leur petite maison du faubourg Saint-Sauveur ; et, toujours calme et souriant, le général d’Urbal me dit :

— Ma situation ? Dites au général de Maud’huy que « ça a tenu… mais sur la corde raide, sans une réserve. Il y a des gens qui ont brûlé jusqu’à leur dernière cartouche (le 236e) : mais à 17 heures, Bailleul tenait toujours. Ajoutez enfin qu’aujourd’hui le corps de cavalerie Conneau nous a rendu les plus grands services.

Quand, à 20 heures, je rejoignis le général de Maud’huy à Saint-Pol, il venait de se mettre à table, avec ses officiers.

— Eh bien ! En un mot ?

— La situation est excellente, mon général.

J’eus à peine lâché ce mot-là que tout le monde me regarda avec stupéfaction. Le lieutenant-colonel des Vallières souriait. D’autres visages se déraidirent.

— C’est bon ! Je ne veux pas en entendre davantage, me dit le général de Maud’huy, asseyez-vous, le reste importe peu…

L’ordre qu’il avait donné pour la nuit était le suivant : « Tenir partout. » Après le diner, je lui rendis compte en détail de ma mission, et nous reçûmes deux télégrammes intéressants.

L’un du général Brugère annonçant qu’il n’avait pu reprendre Bucquoy et avait perdu Puisieux-au-Mont. Les 81e et 28e divisions territoriales étaient particulièrement éprouvées. Le général Marcot avait été tué. La brigade mixte du 29e corps d’armée n’avait pas pu donner, et tout l’effort de la lutte avait été supporté par les territoriaux dont la fatigue était extrême.

L’autre télégramme était du général de Castelnau, qui annonçait l’arrivée du général Foch, délégué pour prendre une décision au nom du général Joffre, et approuvait le général de Maud’huy, en attendant, de tenir en faisant appel à tous ses renforts. Ce télégramme nous apprenait enfin que le détachement d’armée du général de Maud’huy était constitué en armée indépendante, sauf en ce qui concernait les services de l’arrière, jusqu’au moment où il pourrait lui être constitué une Direction des Etapes et des Services.

Nous devenions 10e Armée et je croyais pour le lendemain, malgré tout, à ma « situation excellente. »


V. — LA BATAILLE DU 5 OCTOBRE

Hélas ! pour la seconde fois la réalité n’allait pas répondre à ma trop belle confiance, et la journée qui commençait allait être au contraire pour nous lapins tragique de cette longue bataille. Je fus alerté dans la nuit : de graves événements venaient de se produire qui risquaient de transformer notre offensive en un désastre : c’était, cette fois-ci, le fléchissement au Nord d’Arras de toute la gauche du corps provisoire.

Voici comment le général de Maud’huy venait de l’apprendre.

A trois heures du matin, il avait envoyé au général Joffre un télégramme qui concluait par cette impression que, sauf incidents de nuit, il comptait maintenir ses positions et espérait même prendre l’offensive dans l’après-midi ou au plus tard le lendemain matin. Or, à peine ce télégramme était-il expédié, que le général Conneau, commandant le corps de cavalerie, avisait le général de Maud’huy que l’infanterie ennemie venait d’enlever Givenchy à la gauche de la division Fayolle.

Immédiatement, à 3 heures 15, le général de Maud’huy envoyait ce renseignement au général d’Urbal en lui demandant de faire assurer ses positions de ce côté, et il prescrivait aux 1er et 2e corps de cavalerie d’agir contre l’aile droite ennemie.

Mais à 4 heures 45, le général Conneau communiquait de nouveaux renseignements qui signifiaient que tout le front de la division Fayolle venait de craquer et qu’elle avait perdu cette fameuse crête du « Télégraphe, » cette falaise boisée qui forme à l’Est l’extrémité des coteaux d’Artois et domine la plaine de Douai, position jugée la veille « essentielle à fortifier et à défendre à tout prix. » D’un seul coup, l’ennemi venait d’enlever Souciiez, Givenchy, Petit-Vimy, Vimy, Farbus, Thélus et commençait à s’infiltrer dans la direction de la Targette, cote 140.

La liaison du corps de cavalerie avec la division Fayolle était perdue. Le général Conneau avait donné l’ordre à sa cavalerie de battre en retraite sur Villers-au-Bois et Mont-Saint-Eloi, en recherchant la liaison avec la division Fayolle. La 10e division de cavalerie avait été alertée et placée vers Marœuil pour servir de repli. L’ennemi, à Givenchy, était estimé à une brigade d’infanterie… C’était là peut-être un désastre pour toute l’armée…

Et le corps provisoire qui ne disait rien ! Un officier y fut envoyé en toute hâte et revint à 7 heures au poste de commandement d’Aubigny avec des renseignements signés du général d’Urbal lui-même et qui confirmaient ceux du général Conneau.

Le général d’Urbal faisait appel à la 45e division pour rétablir la situation. Il avait prescrit au général Drude de se porter avec un régiment de la 89e brigade sur Roclincourt, de prendre le commandement du secteur Bailleul-Athies et de reprendre les positions perdues. Il avait prescrit en même temps au général Fayolle de réoccuper avec l’aide de la brigade Quiquandon, de la 45e division, les hauteurs au Nord de Thélus et de Neuville-Saint-Vaast.

Mais il fallait prévoir l’évacuation d’Arras. Alors, avec le dernier régiment de la division Drude, le général d’Urbal faisait en même temps* organiser une position de repli sur les hauteurs au Nord de la Scarpe entre Etrun et Acq et il donnait l’ordre au général Fayolle de faire préparer un point d’appui sur les hauteurs au Sud de Carency, pendant que le général Barbot devait enfin, s’il était contraint à la retraite, se retirer au Sud de la ville par Dainville sur Duisans et Warlus.

Ce n’était pas gai…

Le général de Maud’huy ne disposait plus que des éléments de la 43e division (21e corps d’armée) qui débarquait en ce moment à Saint-Pol. Il donna immédiatement l’ordre de « pousser, en auto, tout ce qu’on pourrait de cette infanterie de Saint-Pol sur Aubigny, » et reçut avis que le ravitaillement en munitions avait pu être fait cette nuit pour toute l’armée.

Or, voici qu’après la gauche, c’était maintenant la droite de l’armée qui menaçait de lâcher. A 7 heures 30, le 10e corps rendait compte qu’il avait maintenu sa gauche pendant la nuit, mais que sa droite « menacée du Sud » avait dû se replier sur Ficheux ; et le général de Maud’huy lui donnait sur-le-champ l’ordre de « maintenir à tout prix ses positions, » et d’occuper Blaireville et Ransart. Mais à 8 heures 15, un officier du 10e corps revenait rendre compte que sa droite était de plus en plus « menacée » au Sud-Ouest de Ficheux, « vers Blaireville… » et le capitaine à téléphonait du central d’Arras que la gare de Beaumetz-les-Loges, sur la ligne Arras-Doullens, était bombardée. Il n’était pourtant pas possible de mettre en doute de pareils renseignements…

Est-ce qu’après notre gauche, la retraite allait maintenant gagner tout le 10e corps ?

Le général de Maud’huy prescrivit immédiatement d’envoyer à Beaumetz quelques éléments d’infanterie pris sur sa nouvelle réserve d’armée qui débarquait à Saint-Pol et qui n’était même pas encore arrivée sur le champ de bataille : puis il appela au téléphone le général Anthoine, chef d’État-major du général de Castelnau, dans l’intention de lui demander de soutenir la droite de la 10e armée.

Je retrouve les quelques notes incomplètes que j’avais sténographiées sur le vif au cours de cette conversation. Les voici, datées de 8 heures 30 :

— Vous tenez ?… de part et d’autre de la Somme ?… Mais ?… Danger à gauche ?… attaque ?… Par Ransart vers Beaumetz… fortes inquiétudes !… Oui… Oui… Mais… Est-ce qu’il n’y a pas moyen d’envoyer quelque chose dans le dos de ces gens-là ?… Où est la 8e division de cavalerie ?… On ne la trouve plus !… Non… On ne sait pas ?… Elle a reçu l’ordre de nous aider ?… Oui… J’ai reçu l’ordre de tenir, je tiendrai… mais il faut remarquer que plus je tiens, plus la situation devient dangereuse… Oui… J’ai tout préparé pour Saint-Pol… je ferai ce que je pourrai… Ah ? Le général Foch doit être ici dans 2 heures…

Mais une demi-heure plus tard, à 9 heures, la situation devint tout à fait « angoissante, » à la nouvelle que des obus allemands venaient de tomber sur la gare de Saulty, sur la ligne Arras-Doullens, à 15 kilomètres à l’Ouest d’Arras… et que l’ennemi continuait à progresser aux deux ailes de l’armée, menaçant de l’encercler dans Arras.

Le général de Maud’huy estima qu’il fallait s’occuper de préparer des échelons de repli à l’Ouest d’Arras et qu’il ne fallait plus compter que le mouvement du 21e corps au Nord (13e division) « se fasse sentir à temps sur Lens. » Alors, à 9 heures, et en raison des progrès de l’ennemi devant l’aile droite du 10e corps, il prescrivit au commandant du 10e corps de dégager du monde sur son front et de former avec ses troupes disponibles et celles ainsi récupérées, des échelons refusés à Rivière et à Beaumetz..

Cet ordre fut remis par le lieutenant-colonel des Vallières à un officier de liaison du 10e corps qui arrivait juste à ce moment (9 heures 10) pour rendre compte qu’à son corps d’armée… « la situation était sérieuse, mais non compromise ; » que le 10e corps avait été attaqué de front « et débordé sur sa droite ; que Ficheux avait été « abandonné », mais que Mercatel tenait toujours. Enfin il ajoutait que « le général Desforges avait l’intention de faire fortifier Wailly » (5 kilomètres Sud-Ouest d’Arras…)

— Mais non ! lui répondit le lieutenant-colonel des Vallières, dites de la part du général de Maud’huy au général Desforges d’évacuer le saillant de Mercatel et de récupérer du monde pour étendre sa droite davantage vers le Sud. Ce n’est pas Wailly, c’est Beaumetz-les-Loges qui est important. Il faut que le 10e corps envisage un mouvement de recul par le Sud d’Arras, entre Arras et Beaumetz. Dites au général Desforges de se rétablir sur la ligne Beaurains-Rivière… et prolongez votre droite vers le Sud le plus possible… avec des échelons refusés.

A neuf heures 30, le lieutenant-colonel des Vallières était occupé à rédiger un ordre analogue pour le corps provisoire, lorsqu’il l’ut interrompu par l’arrivée d’un officier de cavalerie qui venait rendre compte au général de Maud’huy qu’une colonne ennemie de toutes armes marchait de Souchez sur Ablain-Saint-Nazaire menaçant notre flanc gauche. Ce nouveau renseignement « pessimiste » mit le comble à l’anxiété. Nous n’avions plus une réserve disponible à pied d’œuvre Il ne restait plus que les quatre bataillons de chasseurs de la 43e division qui débarquaient en ce moment à 40 kilomètres du champ de bataille, à Saint-Pol…

Que faire ?

Le général de Maud’huy leur envoya immédiatement par message téléphoné l’ordre de diriger de suite et sans faire de grand repos les troupes débarquées à Saint-Pol sur la grand’route d’Arras à hauteur d’Aubigny.

Il était exactement dix heures. Penchés l’un près de l’autre sur la carte, le général de Maud’huy et le lieutenant-colonel des Vallières étudiaient l’abandon d’Arras et le repli de l’armée, lorsqu’une auto s’arrêta devant la porte de la petite maison d’Aubigny et le général Foch pénétra « en coup de vent » dans notre salle. Il s’arrêta net au seuil, jeta un coup d’œil rapide sur la scène, remarqua l’angoisse qui couvrait les visages, et comprit tout…

Alors il tendit ses bras ouverts au général de Maud’huy et lui dit d’une voix vibrante :

— Maud’huy, je vous embrasse pour tout ce que vous avez fait, et pour tout ce que vous ferez ; vous entendez bien ! pour tout ce que vous ferez !…

Puis, se retournant vers nous, il ajouta avec un geste particulier :

— F…ez le camp.

Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois et nous passâmes dans la pièce à côté, le laissant seul avec le général de Maud’huy et le lieutenant-colonel des Vallières.

Il était inutile d’écouter pour savoir ce qui se passait. À certains moments, des éclats de voix ébranlaient la maison.

— Je ne veux rien entendre ! Vous comprenez ! Je ne veux rien entendre ! Je suis sourd !… Je ne connais que trois manières de combattre… Attaquer !… Résister !… F… le camp… Je vous interdis la dernière… Choisissez entre les deux premières !…

Puis la voix s’adoucit. Des mots encore venaient jusqu’à nous :

— Tout le 21e corps… Manœuvrer ?… Tenir ?… Partir ?… L’avez-vous fait ?… Des échelons ! Il faut trouver une ligne de résistance.

La conférence durait ainsi depuis une demi-heure environ lorsqu’à dix heures 30 arrivèrent coup sur coup un officier du général d’Urbal disant que le renseignement de dix heures concernant la colonne ennemie de toutes armes en marche de Souchez sur Ablain était probablement « exagéré ; » et un officier aviateur rendant compte que contrairement à ce qu’on craignait « il n’y avait que peu de choses à notre gauche… » Ouf !

Et à onze heures, pendant que je prenais au téléphone un message du général Joffre disant en substance au général de Maud’huy : « Bravo ! Allez-y ! » le lieutenant-colonel des Vallières expédiait en toute hâte au corps provisoire et au 10e corps deux officiers pour « les retenir, » arrêter les ordres de retraite ; leur dire de « tenir à tout prix » et les prévenir qu’au lieu de « partir, » l’armée allait repasser a « l’attaque générale !… »

La France était sauvée.

La retraite vers Abbeville ou Calais était évitée… Les futurs sous-marins allemands n’auraient pas leurs ports dans le cœur de la Manche…

Qu’avait apporté, qu’avait promis, que savait de plus que nous le général Foch ? Je l’ignore. Mais je sais qu’en arrivant ce jour-là, à cette heure critique, il nous a aidés à GAGNER une partie perdue.

Alors, comme par miracle, les physionomies s’éclairèrent, et le lieutenant-colonel des Vallières rédigea pour la cavalerie des ordres énergiques. — les deux corps de cavalerie étaient réunis sous les ordres du général Conneau, et ils devaient attaquer l’aile droite ennemie. « où qu’elle se trouve, » dans la région Souchez-Angres de manière à la rejeter vers l’Est et à dégager ainsi la gauche du corps provisoire. L’attaque devait viser le flanc droit des troupes de l’aile droite ennemie (onze heures).

Mais, voici qu’à midi arrivait un compte rendu rédigé à onze heures par le général d’Urbal avant que celui-ci eût reçu l’officier lui apportant le contre-ordre extraordinaire changeant la retraite en offensive.

L’attaque du général Quiquandon, sur les hauteurs Souchez-Givenchy, avait échoué, et le général Fayolle envisageait la nécessité de « commencer un mouvement de repli, » sur le front Carency-Mont-Saint-Eloy, en tenant le plus longtemps possible la hauteur de la route Souchez-la-Targette. « Il était impossible » de continuer à tenir le front Bailleul, Athies, Chapelle-de-Feuchy après le recul de notre gauche. Le général Drude allait lier son mouvement à celui du général Fayolle dans la direction générale Mont-Saint-Éloy et Étrun en prenant comme position intermédiaire Ecurie, Roclicourt et Saint-Laurent. Le mouvement de repli du général Barbot allait s’opérer par le Sud d’Arias et Dainville sur le front Agnez-les-Duisans, Warlus. Quant à la colonne de toutes armes, signalée en marche de Souchez sur Ablain-Saint-Nazaire, le général d’Urbal déclarait qu’il n’avait « rien » sous la main pour parer à ce mouvement.

Que faire de plus ? On attendit le retour des officiers de liaison. Ceux-ci revinrent à 14 heures.

L’officier envoyé au corps provisoire rendit compte « qu’après avoir beaucoup hésité, » le général d’Urbal avait, en effet, ordonné ce matin le repli de sa gauche, mais qu’au reçu des nouvelles instructions il allait faire tout le possible pour « tout arrêter » et « tenir mordicus. » Le général d’Urbal jetait sur Ablain-Saint-Nazaire l’un des deux bataillons chargés d’organiser la position de Carency et prescrivait à son aile gauche (division Fayolle) de reprendre l’offensive ; à son centre et à sa droite, de se maintenir sur leurs positions.

L’officier envoyé au 10e corps rapportait que ce corps, après avoir perdu Ficheux, « avait sa droite en l’air, » mais que son centre et sa gauche tenaient toujours.

La situation telle qu’elle était présentée à la droite du 10e corps eût été tout à fait inquiétante si un officier aviateur n’était arrivé au même moment au poste de commandement pour renseigner à ce sujet.

Cet officier aviateur, faute d’avion, avait fait à midi la reconnaissance en automobile. Il avait ainsi parcouru, sans trouver personne, toute une région qui aurait dû être occupée par l’ennemi, si les renseignements que nous avions reçus le matin avaient été exacts. Cet officier venait, en effet, de faire en auto l’itinéraire : Monchy-au-Bois. Blaireville et Ayette ; c’est-à-dire de parcourir la région au Sud de Ficheux que venait de lâcher le 10e corps, en donnant comme raison qu’il y était « débordé. » Il résultait, au contraire, de ce rapport, qu’aucune force importante ennemie ne pouvait s’être encore glissée entre la gauche des territoriaux et la droite du 10ecorps… Alors, il avait dû se passer quelque chose d’autre à Ficheux.

Il y avait donc là quelque chose à éclaircir, et, en tout cas, un renseignement précieux à porter au 10e corps. J’en fus chargé.

— Rassurez-les et débrouillez-nous la situation, me dit le lieutenant-colonel des Vallières.

Je partis vers 14 heures 15, et je trouvai au poste de commandement du 10e corps, installé à la station de Dainville (4 kilomètres Sud-Ouest d’Arras), un spectacle peu banal. Des files de fuyards sur la grand’route achevaient de remonter vers Arras. Des officiers d’état-major à cheval et des gendarmes, revolver au poing, essayaient de les arrêter et de les ramener.

Il était 15 heures ; ce fut le colonel Paulinier, très calme, qui me reçut et qui m’expliqua les choses :

— C’est la brigade d’infanterie qui a « éclaté » à Ficheux ce matin… Ils ont été jusqu’à Arras, magnétisés par l’attirance de la grande ville !… Il faut expliquer cela par la fatigue extrême de la troupe et par une assez violente concentration de coups de canon ennemis sur Ficheux, coups de flanc et de front, dont les plus dangereux semblaient provenir, à notre droite, du bois d’Adinfer… Il n’y a pas eu d’attaque d’infanterie. Nous avons immédiatement envoyé tous nos officiers « à la rescousse… » Voyez… Maintenant cela parait « se rabibocher. » J’espère pouvoir tout à l’heure rameuter tous ces braves gens à notre droite… Mais la plus grave des questions pour nous, la plus urgente, est maintenant celle des munitions… Si nous ne sommes pas ravitaillés cette nuit, nous ne pourrons plus nous battre, nos caissons seront vides ce soir…

Je quittai Dainville ayant l’impression très nette que, grâce au calme et à l’énergie du colonel Paulinier, tout le possible était fait au 10e corps pour arrêter le mal et rétablir la situation.

Mais cette histoire de la reconnaissance de l’aviateur en auto me hantait l’esprit, et, comme le lieutenant-colonel des Vallières m’avait dit, avant de partir, de lui « débrouiller la situation, » je résolus, avant de rentrer auprès du général de Maud’huy, d’y aller voir moi-même.

A 15 heures, je partis de Dainville sur Beaumetz…

Tout un groupe d’artillerie était en batterie le long du chemin, face au Sud-Est, les coffres vides et sans infanterie devant lui… Il attendait !… J’interrogeai les officiers. Ils ignoraient tout de la situation. Ils ignoraient même qu’il n’y avait plus un fantassin devant eux et qu’ils risquaient d’être « cueillis » par « les uhlans ! »

A Beaumetz, je trouvai le village évacué. Seul le curé était resté.

— Les uhlans, monsieur le curé ?

— Je n’ai encore vu personne, mon lieutenant, ni Français ni Allemand…

Je tournai à gauche et descendis à Rivière.

Le village était vide également. Seule une vieille femme apparut au seuil de sa maison.

— Les uhlans, ma bonne dame ?

— J’ai encore rien vu…

Il fallait en avoir le cœur net. La carabine au poing, et l’auto en marche arrière, je pris la route de Ransart. J’avais l’impression de m’avancer seul « entre deux batailles, » l’une à ma gauche faisant rage vers Arras, l’autre à ma droite vers Hébuterne où les territoriaux continuaient à reculer devant la garde prussienne. Je songeais à cette étrange situation et j’étais arrivé au carrefour Est de Ransart, au pied du Moulin, lorsque je me trouvai nez à nez, à 25 mètres, avec quatre dragons allemands, pied à terre, la bride au bras. J’en abattis un d’un coup de carabine à bout portant, et je repartis « en quatrième » sur la route de Rivière.

Arrivé sur la crête entre Ransart et Rivière, j’arrêtai l’auto et je pris ma jumelle : dix ou douze cavaliers ennemis, à toute allure, fuyaient du Moulin de Ransart vers Adinfer. Je déchargeai sur eux tout ce que j’avais de chargeurs pour ma carabine, et je revins auprès du général de Maud’huy à Aubigny sans avoir rencontra d’autre troupe, entre l’ennemi et lui, que la petite avant-garde d’une brigade de cavalerie venant du Point du Jour et entrant à 15 heures à Beaumetz !…

Quelle chance nous avions eue ! Quelle occasion avait perdue la cavalerie allemande !…

A 16 heures 30, j’arrivais, très en retard, dans la salle du poste de commandement d’Aubigny où je fis mon rapport devant le général de Maud’huy, le général Drude et un lieutenant-colonel représentant le général Joffre. Et j’eus, pour finir, le toupet de trouver la « situation plutôt favorable… »

D’autres officiers de liaison revinrent du corps provisoire et du corps de cavalerie. Alors, il se tint un petit conseil de guerre, d’où il sortit à 18 heures 30 les ordres pour la nuit du 5 au 6 et la journée du 6.

Le 10e corps d’armée devait maintenir ses positions et économiser le plus possible de forces sur son front pour reconstituer des replis en arrière de sa droite jusqu’à Gouy-en-Artois (15 kilomètres Ouest d’Arras).

Le corps provisoire (à l’exception de la division Barbot qui devait abandonner Athies et Feuchy et tenir le front déjà organisé par les territoriaux de Tilloy inclus à Saint-Laurent) devait maintenir ses autres positions qu’il organiserait le plus fortement possible. Les bataillons rendus disponibles par la diminution de front de la division Barbot devaient être dirigés pendant la nuit sur Marœuil et le bois au Nord-Ouest qu’ils organiseraient défensivement.

Les troupes disponibles de la 43e division devaient être placées au Point du Jour dans une formation préparatoire à l’attaque en arrière de la ligne Mont-Saint-Eloy-Carency, masquées des hauteurs d’Ablain-Saint-Nazaire.

Toute l’artillerie disponible du 21e corps d’armée devait appuyer l’attaque.

Le 149e régiment devait se placer en soutien d’artillerie et constituer la réserve d’armée dans la région Aubigny-Cambligneul.

Le 21e corps d’armée, moins la 43e division, devait attaquer l’aile droite ennemie ; direction générale : La Bassée, Lens, Petit-Vimy.

Le général commandant le 21e corps d’armée devait reprendre sous ses ordres le détachement mixte qui avait été envoyé le 5 octobre sur Lens, et s’efforcer de faire concorder son action avec celle de la 43e division.

Les deux corps de cavalerie devaient continuer leurs attaques sur Souchez-Givenchy-Liévin et assurer la liaison entre le 21e corps d’armée et le corps provisoire qui devait participera l’attaque de la 43e division.

Vers 19 heures, les officiers des corps d’armée arrivèrent en apportant le compte rendu de la situation en fin de journée.

Le corps provisoire avait vainement cherché à reprendre l’offensive prescrite. Carency était tombé aux mains de l’ennemi. Devant ce village, nous avions creusé quelques tranchées où se faisait la liaison de la gauche de la division Fayolle avec la droite de la 43e division. Le reste du front du corps provisoire passait alors par la ligne célèbre où il devait à peu près se stabiliser pendant des années : Ferme de Berthonval, la Maison Blanche-Ecurie-Roclincourt-Saint-Laurent.

Le 10e corps avait perdu du terrain à Beaurains et avait dû abandonner la cote 107 (où nous avions notre poste de commandement le 3 octobre). Sa droite s’était établie à Beaumetz et à Rivière, en liaison ( ? ) avec la 8e division de cavalerie.

Alors, la nuit étant tombée, nous rentrâmes à Saint-Pol. Des munitions furent envoyées au 10e corps et aux autres corps de l’armée. L’attaque du 21e corps, encore presque entièrement disponible et relativement frais, devait pouvoir le lendemain nous rendre au Nord de la Scarpe le succès que nous avions manqué le 2 octobre au Sud de cette rivière. Mais pour cela il importait au plus haut point que la 13e division que commandait le général Baquet débouchât sans retard de La Bassée sur Lens et opérât énergiquement sur la région de Vimy.

Hélas ! de nouveaux retards, encore incompréhensibles, de nouvelles erreurs de direction et d’exécution qui m’échappent également, allaient se produire pour la deuxième fois et transformer en un second « coup nul » l’attaque du célèbre corps des Vosges appuyé par presque toute la cavalerie française…

Et pourtant, en rentrant le soir, dans la petite rue tranquille de Saint-Pol, je persistais à trouver « la situation plutôt favorable… » Il me semblait que le cauchemar du matin était passé comme un mauvais rêve qui n’aurait en rien correspondu à la réalité. Il me semblait surtout que nous n’avions subi que le fâcheux effet de quelque drogue notre : la drogue des comptes rendus pessimistes et des renseignements erronés…

Le vent d’automne soufflait de l’Ouest, chassant loin de Saint-Pol le bruit du canon. On aurait cru qu’un apaisement momentané s’était fait là-bas, et qu’autour d’Arras, les deux armées adverses épuisées étaient tombées endormies l’une devant l’autre…


VI. — LA BATAILLE DU 6 OCTOBRE

Le réveil ne tarda pas !

A 4 heures 30, je fus appelé auprès du général de Maud’huy qui venait de s’apercevoir que l’officier de liaison des deux corps de cavalerie réunis sous le commandement du général Conneau était reparti dans la nuit en oubliant d’emporter les ordres pour la journée du 6 et les instructions personnelles du général de Maud’huy. Je fus chargé de réparer en toute hâte cet oubli, qui pouvait être lourd de conséquences, et de dire au général Conneau que le général de Maud’huy demandait aujourd’hui à « la cavalerie française d’attaquer à fond pour chercher à obtenir une victoire décisive. »

Je devais prévenir le général Conneau que l’attaque de la 13e division d’infanterie sur Lens et abords traverserait selon toute vraisemblance vers 6 heures le pont de La Bassée et que l’attaque elle-même se produirait vers 10 heures sur Lens. Je devais également lui dire que la 43e division d’infanterie serait en place à 6 heures derrière Mont-Saint-Eloy et que son attaque se produirait probablement vers 8 heures, quand le général de Maud’huy en donnerait l’ordre. En conséquence, je devais demander au général Conneau d’opérer sur son objectif principal, Givenchy, en liaison étroite avec ces deux attaques d’infanterie qui allaient se déclencher l’une à sa droite, l’autre à sa gauche.

« Qu’il pousse à fond et avec tout son monde ! » Tel fut le dernier met que me pria de transmettre le général de Maud’huy.

Malheureusement, il était déjà 5 heures 15 quand je quittai Saint-Pol, encore en pleine nuit, roulant vers le château de Labussière situé à plus de trois quarts d’heure d’auto du quartier général de l’armée… et il était 6 heures quand, au petit jour, je pénétrai au milieu des spahis blancs et rouges, sabre au clair, qui gardaient le parc du beau château.

Un officier de service me reçut et alla réveiller le colonel chef d’état-major, puis le général Conneau.

Celui-ci me reçut au seuil de sa chambre sur le palier de l’escalier d’honneur. Je vois encore la haute stature du chef de la cavalerie française dressée là entre les battants dorés de la grande porte laquée blanc, à la lueur des flambeaux que portait un ordonnance.

Après avoir lu l’ordre et avoir écouté la communication verbale dont m’avait chargé le général de Maud’huy, il se retira dans son appartement avec son chef d’état-major et j’attendis au bas de l’escalier en compagnie de l’officier de service. J’attendis exactement cinquante minutes. Et à 6 heures 50, les ordres qui venaient d’être rédigés et tapés à la machine partirent aux divisions.

Le grand jour était levé ; vers La Bassée et Mont Saint-Éloy les mouvements préparatoires aux deux attaques d’infanterie devaient être en cours ou déjà exécutés… et les divisions de cavalerie n’étaient même pas encore au courant de la situation et n’avaient point encore reçu leurs ordres… Il ne fallait pas être grand clerc en état-major pour calculer le temps qu’il allait falloir de nouveau à chaque échelon de la cascade hiérarchique (divisions, brigades, régiments) pour lire, transformer, rédiger et transmettre aux innombrables escadrons les ordres que je venais d’apporter. Il était donc fatal que « l’attaque à fond » de la cavalerie allait être lancée très en retard, sinon pas du tout…

A 8 heures, j’étais de retour au poste de commandement du général de Maud’huy à Aubigny ; la situation de la nuit telle qu’elle y était connue depuis 7 heures se résumait ainsi : rien de grave ne s’était produit ; au 10e corps, comme au corps provisoire, les positions de la veille avaient été maintenues ; on signalait « des batteries allemandes à la crête de Notre-Dame-de-Lorette. » Un commencement de calme semblait donc s’être fait autour d’Arras.

Néanmoins, le général de Maud’huy et le lieutenant-colonel des Vallières ne devaient pas partager mon trop jeune optimisme : ils paraissaient graves… Ils craignaient à leur droite la retraite des territoriaux ; et ils pensaient que « dans la retraite ce serait la poursuite par les feux d’artillerie qui serait le plus à craindre. » Ils disaient qu’en conséquence « il faudrait donner aux corps d’armée des instructions au sujet des formations. » Prévoir étant pouvoir, ils prévirent des zones éventuelles de retraite vers Saint-Pol, avec deux positions successives en échelon refusé à gauche. Un ordre à ce sujet fut préparé pour le corps provisoire, qui lui fixait comme première position la ligne Mont-Saint-Eloy-Etrun ; et comme seconde position la ligne Frevillers-Aubigny. Mais ce n’était là que de prudentes précautions faites dans un moment de répit relatif, en attendant que fût déclenchée l’attaque des deux divisions du 21e corps et de la cavalerie, sur lesquels reposaient tous les espoirs de la journée…

Le général Maistre avait articulé sa 13e division pour la journée du 6 en exécution des instructions que le général de Maud’huy lui avait envoyées la veille :

Ne laissant dans la région de Lille qu’un détachement sous les ordres du général Dumézil (2 bataillons de chasseurs, 4 bataillon du 158e, 3 bataillons de territoriaux, une batterie, et 4 escadrons) avec mission de maintenir le contour apparent des positions actuellement occupées par la 13e division, Lille compris, le général Baquet était chargé de l’attaque sur Lens, avec le reste de sa division :

17e d’infanterie et 21e bataillon de chasseurs ;

21e d’infanterie et 109e d’infanterie (1 bataillon à Fournes, 2 bataillons au Sud de La Bassée) ;

2 bataillons du 158e ;

2 escadrons du 4e chasseurs ;

L’artillerie divisionnaire ;

Les groupes de l’artillerie de corps ;

Le génie divisionnaire ;

Le gros des troupes sous les ordres du général Baquet devait déboucher de La Bassée le lendemain 6, à 6 heures pour attaquer sur Lens.

C’était là les mouvements qui devaient être en cours d’exécution en ce moment au Nord de Lens. — Pendant ce temps, les 4 bataillons de chasseurs de la brigade Olleris (1er, 3e, 10e et 31e) devaient être massés dans les bois de Mont-Saint Eloy prêts à bondir sur les plateaux Sud-Est de Carency. Les chasseurs devaient attendre l’ordre d’attaque, l’arme au bras.

Fallait-il les y lancer tout de suite ?

Un petit conseil de guerre fut tenu et à 8 heures 30 le général de Maud’huy décida : 1° d’attendre que l’action de la 13e division d’infanterie « se fasse sentir au Nord » pour lancer au Sud de Carency l’attaque des 4 bataillons de la 43e division d’infanterie ; 2° d’essayer d’infléchir un peu plus vers le Sud-Ouest l’axe d’attaque Nord-Sud donnée la veille à la 13e division d’infanterie.

Le général de Maud’huy disait :

— La situation au premier abord paraît critique, nous sommes toujours menacés d’être encerclés autour d’Arras ; si je lâche cette brigade et si quelque chose craque quelque part… il ne me restera plus qu’un régiment disponible pour boucherie trou.

A 9 heures, les aviateurs de l’armée entrèrent, annonçant l’arrivée d’un grand nombre d’escadrilles ; le lieutenant-colonel des Vallières leur demanda d’aller immédiatement « lancer des bombes sur la région de Neuville-Saint-Vaast-Givenchy, » et le général de Maud’huy, en les mettant au courant de la situation, leur dit qu’il estimait qu’en lançant à l’attaque sa brigade de chasseurs, il allait « jouer sa dernière carte » et « le tout pour le tout. »

Des renseignements de la cavalerie furent apportés à ce moment :

Le général Conneau rendait compte qu’il avait rassemblé ses deux corps comme suit, face au Sud-Est par divisions accolées :

1er corps : 1re division de cavalerie : Gouy-en-Johelle ; 10e division de cavalerie : Bouvigny ; 3e division de cavalerie : Bully-Grenay.

2e corps : 5e division de cavalerie : Les Brebis ; 4e division de cavalerie : Vermelles ; 6e division de cavalerie : en cours de débarquement à Béthune.

Lille était toujours à nous.

Un renseignement secret (probablement un radiotélégramme intercepté) apprenait enfin que les Allemands étaient décidés « à ne pas nous lâcher aujourd’hui et à nous encercler. »

Alors, avant de laisser partir les aviateurs, le général de Maud’huy chargea l’un d’eux de porter immédiatement en avion à La Bassée, malgré le mauvais temps, l’ordre déjà préparé pour le général Maistre.

D’après cet ordre, il était dit au 21e corps qu’il y aurait avantage à ce que l’action de la 13e division se fit sentir un peu plus à l’Ouest, c’est-à-dire vers Liévin et Givenchy et n’allât pas risquer de se perdre à Lens… Il y était ajouté que, lorsque cette attaque se ferait sentir, et « qu’ils commenceraient à plier, », le général de Maud’huy lâcherait sa dernière grande réserve : la brigade de chasseurs. Le général de Maud’huy y ajoutait enfin qu’il désirait que « l’attaque du général Baquet fût lancée pour midi. » (Or, il était déjà 9 heures 15…)

Les aviateurs partirent. Le temps était froid, brumeux. Un calme relatif semblait s’être produit. Malgré la proximité du front de bataille, l’on n’entendait plus grand’chose gronder de ce côté. — Les corps d’année rendaient compte qu’ils n’avaient plus de munitions… c’était la plainte continuelle et comme le « leit motif » de cette bataille…

Il était 10 heures, le général de Maud’huy était occupé à écrire un ordre au corps provisoire pour lui recommander de « maintenir à tout prix l’occupation d’Arras, » lorsqu’il se retourna brusquement vers moi en me disant :

— Eh ! le canon…

A cet instant, la porte s’ouvrit, et le général Foch pénétra dans la salle, l’air énergique et décidé.

Nous n’attendîmes pas qu’il nous mit dehors pour repasser dans la salle à côté, et il resta de nouveau seul avec le général de Maud’huy et le lieutenant-colonel des Vallières. Au bout de dix minutes celui-ci vint nous trouver et nous confia :

— Le général Foch a dit : « Faites-vous amocher jusqu’au dernier, mais tenez comme des poux. Pas de repli. Tout à l’attaque. »

Et il ajouta :

— Il parait que les Allemands « sont aussi amochés que nous, » ça en dit long ;… mais ils ont plus de munitions !

Et immédiatement il remit à l’un de nous l’ordre d’attaque à porter à la brigade de chasseurs.

Ainsi, le sort en était jeté. On allait y aller de « sa dernière carte »… sans savoir ce que devenaient la 13e division d’infanterie et la cavalerie.

A 11 heures 30, un officier venait rendre compte de la façon dont était lancée l’attaque de la brigade Olleris : 3 bataillons en première ligne, 1 bataillon en réserve ; et l’on remettait au général de Maud’huy la traduction d’un radiotélégramme allemand intercepté pendant la nuit : c’était un radio de la IVe armée à Marwitz, daté du 5 octobre, 23 heures 15, et prescrivant au corps de cavalerie n° 2 de tourner la résistance ennemie sur les hauteurs de Bouvigny et d’agir contre le flanc gauche ennemi.

Le lieutenant-colonel des Vallières fit un croquis où il traduisit ce renseignement par un vaste mouvement enveloppant, partant de Douai, passant par Lille et Bailleul et se rabattant sur notre gauche à Béthune… Le général de Maud’huy ordonna alors d’arrêter les débarquements de la 6e division de cavalerie à Béthune et de les reporter plus au Sud.

A midi, le général de Maud’huy apprit que le 10e corps avait définitivement perdu Beaurains dans la matinée ; et, à 13 heures, n’ayant reçu aucune nouvelle de l’attaque de la 13e division sur Liévin ou sur Lens et de la masse de cavalerie sur Givenchy, il me donna mission d’aller voir le général Conneau et le général Maistre pour leur demander « ce qui se passait. »

Le lieutenant-colonel des Vallières me chargea en outre verbalement d’exposer au général Conneau comment le général de Maud’huy envisageait la parade à faire contre le mouvement de Marwitz : le corps de Mitry devait cesser de prendre part à l’attaque générale sur Givenchy, faire face au Nord, avec mission de barrer à Marwitz la route de Bailleul à Béthune. Enfin, je devais dire au général Conneau que sa ligne de communication serait par Houdain où il ferait également bien de replier son Quartier général.

Je passai d’abord à 13 heures 10 au poste de commandement du « Pendu » où le général Lanquetot, commandant la 13e division d’infanterie, attendait les résultats de l’attaque des chasseurs. On ne savait rien encore, sinon que les éléments de la division Fayolle qui devaient agir en liaison avec les chasseurs étaient « épuisés. » Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles…

Après une demi-heure de vaine attente, je passai prendre la situation à 13 heures 40 à la 1re division de cavalerie au bois de Verdrel et lui apporter quelques renseignements sur l’attaque de la 43e division d’infanterie qu’elle devait particulièrement soutenir « en cherchant à attirer le plus de monde possible au Nord de Carency vers Ablain-Saint-Nazaire. »

J’eus l’impression très nette que les ordres à la cavalerie étaient arrivés trop tard et que, la nuit approchant, il ne fallait décidément pas beaucoup compter sur elle aujourd’hui… Ainsi tombaient à l’eau tous les beaux ordres, toutes les énergiques instructions que j’avais été chargé d’apporter le matin au général Conneau…

Il devait d’ailleurs y avoir d’autres raisons : fatigue, épuisement, armement insuffisant, effectifs fondus. J’allais le savoir.

A 15 heures, je rencontrai le général Conneau à son poste de commandement de Nœux-les-Mines. Je lui exposai ce que j’avais à lui dire de la part du général de Maud’huy ; il me répondit que la 4e division de cavalerie avait déjà reçu l’ordre de se porter vers Pont-à-Vendin à la gauche de la 13e division d’infanterie débouchant de la Bassée sur Liévin ; et il prescrivit, immédiatement le repli de son Quartier général à Houdain. Puis il fit préparer les ordres pour le corps de Mitry en conformité des instructions du général de Maud’huy.

Il m’apprit alors, — cela devenait vraiment amusant, — que nous venions d’intercepter un radiotélégramme allemand de Marwitz à l’Empereur ainsi conçu : « Je renonce à percer, j’ai trop de cavalerie devant moi. » (Ce Marwitz nous renseignait vraiment très bien.)

Las officiers de l’Etat-major du général Conneau m’expliquèrent alors l’état dans lequel se trouvait la cavalerie française et les causes profondes de ses difficultés présentes. Je crois pouvoir résumer ainsi ce qui me fut dit :

— Nous sommes évidemment fatigués comme tout le monde, mais nos chevaux ont tout particulièrement souffert de la grande randonnée de Belgique, puis de la retraite et de la bataille de la Marne ; en ce moment, nous sommes réduits, faute de chevaux, à 40 sabres par escadron ; nous avons bien deux groupes automobiles, mais personne à mettre dedans. Il faudrait que l’armée nous donnât deux bataillons à cet usage. Nos groupes cyclistes ont subi des pertes effrayantes et sont réduits à 100 cyclistes par division… Vous me direz qu’aux trains régimentaires nous avons 60 cavaliers démontés par escadron ? C’est exact, mais ils ne sont ni armés ni équipés pour être employés en ce moment comme infanterie… Rappelez-vous qu’ils n’ont pas de baïonnette, et pas de sac !… Ajoutez enfin à tout cela que, par-dessus tout, nos cadres et nos hommes n’ont pas été instruits en vue de la nouvelle forme de guerre qui se trouve être imposée aujourd’hui à la cavalerie, et que ni dans notre organisation, ni dans notre dressage, ni dans notre armement, ni dans notre équipement, ni dans nos effectifs nous ne sommes « au point ; » ajoutez à cela que depuis deux mois, il ne se passe pas deux jours de suite sans que le commandement né nous demande de « nous sacrifier… » et que sans cesse « nous y sommes allés » et « y irons jusqu’au dernier. »

A 17 heures 30, je quittais le poste de commandement du général Conneau et je voulus aller en auto jusqu’à La Bassée voir le général Maistre, comme j’en avais reçu mission. Mais entre Sailly et Annequin, une panne me cloua sur place pendant deux heures… La route était jonchée de cadavres de chevaux ; de grandes lueurs d’incendie mêlées aux lueurs des départs illuminaient l’horizon vers Lens et Liévin.

Je pus cependant très tard me présenter à Béthune au général Maistre qui me dit que « l’attaque de la 13e division d’infanterie au Sud de La Bassée avait été retardée pour des raisons qui n’étaient pas encore précisées… » et vers 21 heures 30, je pus rejoindre à Saint-Pol le général de Maud’huy qui attendait mes renseignements pour achever l’ordre d’opérations ; pour le lendemain : rien n’avait réussi comme on l’avait espéré, ni l’attaque des chasseurs, ni celle de la cavalerie, ni celle de la division Baquet. Le front de l’armée était précisé de Beaumetz à Arras(10e corps) ; d’Arras à la Targette (corps provisoire) ; et de Carency à Aix-Noulette (13e division d’infanterie et cavalerie). Mais il était assez « flou » devant la 13e division d’infanterie qui, d’après ce que m’avait dit le général Maistre, « devait être vers Loos et Fosse-Calonne avec un détachement à Pont-à-Vendin et peut-être de la cavalerie vers Carvin (4e division de cavalerie.) »

L’armée n’avait plus comme réserve que le 149e régiment d’infanterie et un groupe d’artillerie a Aubigny et Cambligneul.

Le lendemain au point du jour, pendant que le 10e corps et le corps provisoire maintiendraient leurs positions, tout le reste de l’armée au Nord de La Targette devait reprendre l’attaque concentrique sur Vimy :

— La 13e division d’infanterie par Lens et Liévin ;

— La 43e division d’infanterie par Carency.

Le 1er corps de cavalerie devait agir entre ces deux attaques sur Notre-Dame-de-Lorette, avec mission ultérieure de se porter en entier à l’aile gauche de la 13e division de l’infanterie, lorsque les 13e et 43e divisions auraient suffisamment avancé pour être en liaison étroite.

À ce moment, la 43e division d’infanterie devait passer aux ordres du général commandant le 21e corps d’armée ; et l’armée devait se trouver ainsi organisée et constituée logiquement, comme suit, de la droite à la gauche, sans mélange d’unités : 10ecorps, corps provisoire, 21e corps, 1er et 2e corps de cavalerie.

Ainsi se terminait, par un « second coup nul, » cette journée du 6 octobre, où, comme à la bataille du 2 octobre, nous avions été en droit d’espérer un beau succès, grâce à l’entrée en action par surprise de nouvelles forces importantes.

Le lendemain, malheureusement, nous allions apprendre, une fois de plus, qu’il ne faut décidément pas à la guerre être obligé de remettre au lendemain ce qu’on aurait pu réussir la veille.


VII. — LA BATAILLE DU 7 OCTOBRE

Le général de Maud’huy arriva à 6 h. 30 au poste de commandement d’Aubigny. Il y apprit que les positions du 10e corps et du corps provisoire avaient été maintenues pendant la nuit, mais que l’ennemi bombardait violemment Arras qui brûlait. Aucune précision n’était parvenue sur les causes du retard de la 13e division d’infanterie et sur son front.

A 8 h. 30, je reçus mission d’aller en liaison auprès des généraux Maistre et Conneau.

Le général de Maud’huy demandait au général Maistre de lancer « dès que possible » l’attaque de la 13e division d’infanterie dans la direction d’Angres et de Liévin, de la pousser avec « une extrême énergie » et de soutenir par une fraction d’infanterie l’attaque de la cavalerie sur Notre-Dame-de-Lorette ; puis il ajouta : « Je compte sur lui. Il aura l’honneur de la décision, je l’espère. Qu’il leur tombe sur le poil ! »

A 9 h. 35 j’arrivais au poste de commandement du général Maistre installé à la halte de Mazingarbe. J’y apprenais que, dans les premières heures de la matinée, l’attaque principale de la 13e division d’infanterie était « préparée » dans la direction de Fosse-Calonne et de la crête Nord de la halte de Liévin où l’ennemi avait creusé des tranchées. A la gauche de la 13e division d’infanterie, un détachement tenait Loos et se disposait, tout en maintenant l’occupation de ce village, à agir par la cote 70 vers Lens cm liaison vers Pont-à-Vendin avec une brigade de la 4e division de cavalerie.

A 10 heures, lu colonel de Boissoudy, chef d’état-major du général Maistre, portait lui-même au général Baquet, commandant la 13e division d’infanterie, l’ordre de faire ouvrir le feu immédiatement sur Angres et Liévin, et d’attaquer.

A 11 heures 45, j’étais à Nœux-les-Mines au poste de commandement du général Conneau et je lui remettais les lettres et instructions que le général de Maud’huy m’avait confiées pour lui et pour le général de Mitry. C’est à ce moment que progressait un peu vers l’Est l’attaque des chasseurs au Sud de Carency et qu’Arras violemment bombardé était vainement attaqué par l’ennemi.

Le général Conneau m’apprit alors que l’attaque de la cavalerie sur Notre-Dame de Lorette paraissait se heurter à des difficultés, et que la première division de cavalerie chargée de l’attaque par les bois de Bouvigny n’avait pas pu déboucher des lisières Est de ces bois. En revanche, la 3e division de cavalerie chargée de l’attaque par les pentes Nord de la chapelle avait pu prendre pied dans les petits bois du château de Noulette. Il ajoutait qu’à son avis, Notre-Dame de Lorette paraissait « solidement tenue par l’ennemi. »

A 13 heures, je me rendis à Bouvigny où j’appris que le général commandant la 3e division de cavalerie avait mis de escadrons pied à terre dans les bois de Noulette à raison de 35 cavaliers par escadron ; puis à 13 heures 15, j’arrivais sur la crête des bois de Bouvigny où je fus arrêté par un groupe de batteries à cheval qui tiraient en travers de la route. C’était l’artillerie de la première division de cavalerie « chargée de l’attaque » de la Chapelle de Notre-Dame de Lorette par l’Ouest.

Le général était debout sur le talus du chemin. Je me présentai à lui et lui demandai des renseignements sur sa situation.

— C’est bien simple, me répondit-il. J’ai trois brigades et un groupe cycliste. J’ai engagé sur la crête mon groupe cycliste et une brigade chargée du combat à pied. J’ai placé à leur droite la seconde brigade avec mission de profiter de la première occasion favorable pour intervenir à cheval par le combat à l’arme blanche ; et j’ai gardé en réserve ma brigade de cuirassiers, là, derrière moi. Le groupe d’artillerie prépare et soutient l’attaque de la brigade à pied et du groupe cycliste.

J’allai voir le général commandant la brigade de dragons chargée du combat à pied :

— C’est bien simple : j’ai deux régiments et un groupe cycliste, me répondit-il, j’ai chargé un régiment de l’attaque à pied avec le groupe cycliste et j’ai mis l’autre régiment là à côté de moi en réserve à cheval, prêt à intervenir à la première occasion favorable sur la crête.

Je n’ai pas pu voir le colonel commandant le régiment chargé de l’attaque à pied, mais il est probable qu’il a dû également, comme le prescrivait le règlement, mettre deux ou trois escadrons pied à terre avec le groupe cycliste et conserver un ou deux escadrons disponibles près de lui comme réserve à cheval.

— Et les effectifs, mon général ?

— Trente-cinq cavaliers à pied par escadron et une centaine de cyclistes.

Résultats : l’attaque « à fond » sur Notre-Dame-de-Lorette prescrite à tout le corps de cavalerie avait été menée effectivement, du côté des bois de Noulette, par 300 cavaliers pied à terre, plus 100 cyclistes, et du côté des bois de Bouvigny par 100 ou 200 cavaliers pied à terre également, renforcés par les débris du groupe cycliste de la division : total de 6 à 700 hommes dont 200 seulement environ avaient des baionnettes. Il n’y avait donc rien d’étonnant qu’ainsi réduite à l’engagement de moins d’un bataillon, l’attaque du corps de cavalerie eût échoué.

C’était là une triste illustration de ce que j’avais entendu la veille. Malgré la bravoure éclatante et le dévouement inlassable des cadres et des cavaliers, il était évident qu’avec un pareil armement, de pareils effectifs et un tel règlement, la cavalerie française ne pouvait répondre à ce qu’on lui demandait…

Je repartis rendre compte au général de Maud’huy et lui proposai de donner un ou deux bataillons au général Conneau. Après avoir fouillé « ses fonds de tiroir, » il décida de lui affecter un bataillon de chasseurs à pied.

A 16 heures, nous venions d’apprendre qu’une forte colonne ennemie de toutes armes avait été vue en marche à midi de l’Est vers Arras, lorsqu’arriva le général Foch :

— Comment ça va ?

— Ni bien ni mal, lui répondit le général de Maud’huy ; et ils disparurent dans la pièce à côté.

Il résulta du conseil de guerre qui fut tenu là de 16 heures à 16 heures 30 un ordre particulier sensationnel au 21e corps et au 2e corps de cavalerie, que je fus chargé de porter vers 17 heures 30 au général Maistre pendant qu’un autre officier partait auprès des généraux Conneau et Mitry.

Les Anglais arrivaient. Les premiers corps britanniques allaient débarquer dans la région Béthune, Saint-Omer. Pour aider le 2e corps de cavalerie à couvrir leurs débarquements, le 1er corps de cavalerie devait être retiré de la région Sud du canal de la Bassée et devait rejoindre au Nord, le lendemain, le 2e corps de cavalerie (gros vers Merville). Pour compenser ce retrait de forces au Sud du canal de la Bassée, le général Maistre devait faire rallier le lendemain à la bataille vers Lens la plus grande partie du détachement de la 13e division d’infanterie qu’il avait laissée le 5 au soir dans la région de Lille sous les ordres du général Dumézil avec mission de tenir le canal de Lille inclus aux Baraques de Bauvin. Seuls, 3 bataillons de territoriaux, 1 bataillon actif du 21e corps d’armée et 1 batterie devaient rester là-bas sous les ordres du lieutenant-colonel de Pardieu pour défendre Lille et le canal. C’était bien peu de monde pour un front de plus de vingt-cinq kilomètres…

La ville de Lille et sa « garnison » paraissaient ainsi considérées comme sacrifiées.

Et à 17 heures 45, pendant que le lieutenant-colonel des Vallières téléphonait pour la première fois à la préfecture de Lille, je partais pour la Halte de Mazingarbe.

A 19 heures, le général Maistre donnait ses nouveaux ordres en conformité de ceux que je venais de lui apporter et me mit au courant de ce qui s’était passé à la 13e division d’infanterie.

L’attaque principale commandée par le général B… préparée depuis l’aube, et dont le déclenchement avait été ordonné à 10 heures par le général Maistre ne s’était produite qu’avec un retard énorme, vers 19 heures… ne pouvant ainsi suffisamment appuyer l’effort fait par la 3e division de cavalerie de Noulette sur Notre-Dame de Lorette et ayant donné à l’ennemi tout le temps de se renforcer à Angres, à Liévin et à Lens… Elle avait finalement à peu près échoué sur toute la ligne ; seuls, vers 17 heures, des éléments de la colonne de droite avaient atteint la Halte de Liévin.

C’était navrant, d’autant plus que l’opinion du général Maistre était qu’il y avait peu de chose à sa gauche vers Carvin (de la cavalerie et de l’artillerie et pas d’infanterie) et que le contour apparent de la région de Lille était heureusement resté le même pour l’ennemi depuis le 5, ce qui avait dû l’obliger à élargir vers le Nord le « mouvement tournant » qu’on lui supposait.

Le général Maistre me cita pour finir l’opinion du général Hély d’Oissel, commandant la division de cavalerie qui opérait vers Armentières, d’après lequel les corps de cavalerie allemands engagés par l’ennemi devant Béthune étaient destinés à nous attirer au Sud de Lille et à « masquer un grand mouvement plus au Nord vers Ypres et l’Yser. »

En rentrant à 23 heures à Saint-Pol, je mis au courant de la situation le général de Maud’huy qui avait déjà donné à 20 heures l’ordre d’opérations pour le lendemain, d’après lequel « les directives de la veille étaient maintenues. »

La situation s’était à peu près stabilisée pendant la journée tout autour d’Arras, malgré de violentes attaques ennemies contre la ville que les Allemands n’avaient pas prise et ne devaient pas prendre. Seuls nos chasseurs avaient encore gagné un peu de terrain vers l’Est sur les hauteurs Sud d’Ablain-Saint-Nazaire et sur les plateaux de Carency dont ils avaient enlevé les maisons Ouest.

Ainsi finissait cette dernière journée de la bataille d’Arras. Les grands coups allaient maintenant se donner plus au Nord, et, des deux côtés, nous allions cette fois-ci « courir à la mer. »


VIII. — LA STABILISATION DE LA 10e ARMÉE

Ce n’est pas à dire que le front d’Arras resta inactif à partir du 8 octobre. Loin de là, mais il ne subit autour de la ville héroïque que des fluctuations insignifiantes, les armées adverses étant épuisées, les forces opposées s’étant à peu près équilibrées, et les renforts frais qui, de part et d’autre, furent amenés n’étant parvenus à faire subir au front que des modifications de détail.

Le 8 octobre, l’attaque fut reprise par nous au Nord d’Arras. Deux points, celui de Notre-Dame-de-Lorette et celui de Souciiez, concentraient sur eux l’émotion et l’intérêt au poste de commandement d’Aubigny. Le général de Maud’huy « voulait la Chapelle, » et il avait promis deux croix et dix médailles au corps de cavalerie s’il y entrait. A chaque arrivée d’un officiel’, il attendait un renseignement sur ce point. Tout semblait converger autour de cette position dominante, devenue si célèbre depuis lors.

Pour la faire tomber par le Sud, le général Lanquetot recevait à 16 heures l’ordre de relancer l’attaque des chasseurs sur Carency.

Pour la faire tomber par le Nord, le général Maistre était allé lui-même sur le champ de bataille diriger les opérations de toute la 13e division d’infanterie dans la direction générale de Souchez.

Le général de Maud’huy attachait, en effet, à Souchez une grande importance. Il pensait que l’ennemi ne pourrait tenir dans Souchez à la fois face au Nord et face au Sud, et il avait, en somme, donné Souchez comme objectif d’ensemble au 21e corps. Mais tout échoua…

Le 9 octobre, après avoir donné à l’armée un ordre de défensive générale, sauf au Nord contre Notre-Dame-de-Lorette, le général de Maud’huy essaya encore sans résultat, vers midi, de pousser en avant l’ensemble de son armée : tous les corps qui n’étaient pas attaqués devaient attaquer ; ceux qui l’étaient devaient attaquer dès que possible.

Le surlendemain soir, à Saint-Pol, je découvris sous un toit « mon bureau, » car j’avais un bureau… Au dehors, un beau soir d’automne idéalisait les bois à demi rouilles, un beau soir mélancolique qui tombait sur l’Artois où grondait la bataille, où nos braves gens mouraient dans les tranchées, où d’autres, en colonne sur les routes, rejoignaient le combat…

Nous avions fini par prendre la Chapelle de Lorette.

Le 10e corps avait été passé à la 2e armée dont le front allait au Nord jusqu’à la Scarpe.

Le 12, un ordre parut, fixant « des heures de bureau. » La seule distraction de la journée fut l’éclatement d’une bombe d’avion. A notre gauche on disait que les Anglais avançaient, et que Vermelles était fortement attaqué par les Allemands.

Après avoir perdu ce village, le général de Maud’huy chargea la 58e division de réserve qui venait de nous arriver en auto de le reprendre… Je me rappelle avoir assisté à l’attaque du 15 octobre, à la nuit tombée, devant Vermelles en flammes, à l’angle d’une maisonnette où crépitaient les balles, et où, à côté du colonel G. je regardais le combat qui continuait en pleine nuit. La ligne de tirailleurs était là, devant nous, dans un champ, nez à nez avec l’ennemi. Nos hommes tiraient sans savoir où, devant eux, à l’aveuglette, sur les lueurs d’incendie, où, parfois, il leur semblait que se profilaient les silhouettes des Allemands.

Je me rappelle aussi que vers la même époque je fus envoyé à Arras… Je retrouvais un Arras bombardé, brûlé, déjà à moitié détruit, les rues défoncées, l’Hôtel de Ville en ruines, la place bouleversée, les pignons à demi brisés et dressant encore leurs fines découpures autour du donjon. Celui-ci se profilait encore dans le ciel gris où des rafales d’obus éclataient autour d’un joli avion français qui évoluait sans s’en soucier.

Des sculptures, des colonnades, des précieuses boiseries, des riches ferronneries, comme des vieilles maisons qui entouraient la place, rien ne restait que des pans de murs et des ruines fumantes… mais restées françaises !….

La bataille d’Arras se terminait ainsi sur place comme la bataille de l’Aisne dont elle avait été le prolongement et le dernier acte.

Ni les Allemands, ni les Français n’avaient réussi à s’y « tourner ; » ni les uns ni les autres n’y étaient parvenus à une « décision. »

Mais s’il est vrai que nous n’avions pas pu remplir notre première mission, celle qui nous avait été donnée le 30 septembre par le général de Castelnau et qui consistait à agir « d’Arras sur Bapaume » sur « l’aile droite des forces allemandes, » du moins avions-nous sans aucun doute empêché l’ennemi d’exécuter contre nous-mêmes la menace que nous devions réaliser contre lui.

En lui fermant les portes d’Arras, en lui barrant les routes de Doullens et de Saint-Pol, la 10e armée a permis la manœuvre d’Ypres et la victoire de l’Yser ; elle a assuré l’intégrité des communications de la France et de la Grande-Bretagne ; et elle a contribué pour une part essentielle à permettre entre ces deux grandes nations la collaboration militaire et économique, qui devait, plus tard, avec l’aide américaine et en dépit de la défection russe, assurer à nos armes une gloire immortelle et nous permettre de gagner d’une manière décisive « la plus grande bataille de l’Histoire. »

Que l’honneur en soit rendu au dévouement du 10e corps, du corps provisoire, du 21e corps et des 1er et 2e corps de cavalerie, dont tant de braves sont tombés dans les champs et les bois de l’Artois, en ces tragiques journées déjà lointaines, que la France doit apprendre à mieux connaître, et à ne pas oublier !


MARCEL JAUNEAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er août.