Souvenirs de la mission Marchand/01

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Souvenirs de la mission Marchand
Colonel Baratier

Revue des Deux Mondes tome 21, 1914


SOUVENIRS DE LA MISSION MARCHAND

COMMENT SE PRÉPARE UNE MISSION ET COMMENT ELLE VOYAGE

Comment se prépare une mission ?

C’est une question souvent posée par ceux qui ne connaissent pas l’Afrique.

Il faut distinguer une mission d’une exploration, et d’une colonne destinée à faire de l’occupation.

Un explorateur se contente de traverser un pays, afin d’y recueillir des renseignemens, ou de donner à sa patrie un droit de priorité pour la possession des régions parcourues par lui. Il n’aura qu’à déterminer avant son départ la durée approximative de son voyage : et avec quelques caisses de perles, quelques ballots d’étoffe, il arrivera toujours à se nourrir et à faire vivre son escorte, insignifiante d’ailleurs, et simple porte-respect. Il emportera, en plus, quelques caisses de conserves pour lui, et quelques cadeaux pour les chefs dont il voudra se concilier l’amitié. Son convoi sera réduit, il ne s’en séparera pas et voyagera avec lui.

Une colonne appelée à faire de l’occupation sera forte, s’établira en différens points, mais opérera en contact direct avec sa base d’opérations, d’où elle tirera ses ravitaillemens au fur et à mesure de ses besoins.

Tout autre est la façon d’opérer d’une mission comme celle que le gouvernement confia en 1896 au capitaine Marchand. Cette mission relevait à la fois de l’exploration et de l’occupation.

Elle relevait de l’exploration, en ce sens qu’elle avait à traverser des contrées inconnues, qu’elle n’avait pas a s’immobiliser dans un pays, et que son rôle n’était pas de combattre, mais d’atteindre son but le plus vite possible. Elle relevait de l’occupation, car tout en s’enfonçant dans l’Afrique, des raisons politiques l’obligeaient à rester en liaison avec sa base d’opérations ; en outre, elle avait à créer des postes et à préparer les indigènes à l’arrivée des forces qui la remplaceraient dans le pays. Elle avait donc besoin d’une escorte suffisante pour fournir la garnison de ces postes, et pour imposer le respect aux populations, ce qui est la plus sûre manière de ne pas avoir à les combattre ; de plus, cette escorte devait être à même de briser une résistance et de permettre à la mission, une fois parvenue au point fixé par le gouvernement, de s’y établir et de s’y maintenir.

La rapidité était une condition nécessaire pour être à temps sur le Nil et y prendre pied. L’occupation des pays derrière la mission pouvait seule justifier les revendications françaises dans la vallée du Nil ; enfin, notre établissement solide sur ce fleuve était indispensable et pour donner à cette occupation un caractère de stabilité, et pour résister à une attaque probable des derviches.

La condition de rapidité interdisait au capitaine Marchand la pensée de tirer ses ravitaillemens de la base d’opérations. Il devait bien rester en relation avec elle, mais en relation trop lointaine pour avoir le temps d’en attendre des convois. Sa mission était donc forcée d’emporter tout ce qu’il lui faudrait en vivres et munitions pour une durée de deux à trois ans.

Par vivres, il faut entendre les vivres européens, sucre, café, sel, farine, quelques caisses de conserves, et enfin les objets d’échange destinés à compléter la nourriture des blancs et à assurer celle de l’escorte.

Sur quelle base s’appuyer pour déterminer l’effectif de cette escorte ?

Il semble à première vue que plus on sera fort, et plus on passera vite. Ce serait vrai si la question ravitaillement n’intervenait pas.

Il était évidemment impossible à Marchand d’emporter dans son convoi les vivres nécessaires à la troupe. Rien que 100 hommes à raison de 300 grammes de riz par jour, représentent pour une seule année plus de 10 tonnes de riz. Il fallait donc vivre sur le pays. Or, en Afrique, les noirs ne cultivent guère au-delà de leurs besoins. Si l’effectif à nourrir n’est pas considérable, les indigènes, séduits par l’appât du gain qu’ils en retireront, sacrifieront les faibles réserves qu’ils peuvent avoir faites, en prévision des sauterelles ; ils prendront même sur leur propre nourriture ; mais s’ils doivent fournir un trop grand nombre de rations, ils en seront incapables. Le leur demander les condamnerait à mourir de faim, et, par conséquent, provoquerait des révoltes. La répression ferait perdre du temps, conduirait peut-être à un échec, car les peuplades voisines, averties du danger qui les menacerait, n’attendraient pas pour se soulever qu’on fût entré chez elles. La force serait ainsi une cause de faiblesse.

Lorsqu’on passe comme Stanloy, on emmène une armée qui ravage tout et laisse derrière elle des cadavres faits par les balles ou par la famine qu’elle a provoquée ; mais, quand on a des sentimens plus humains, et quand l’intérêt même exige que la route derrière soi demeure ouverte, on cherche le moyen d’éviter ces carnages.

L’effectif de l’escorte de Marchand était donc fonction de la population des pays à traverser et du degré de culture de ces pays. Le centre africain est peu peuplé, il est pauvre, il vit de manioc ou de bananes ; on ne retrouve un peu de mil que dans la vallée du Nil ; des régions entières sont inhabitées. Où 150 hommes auront peine à subsister, 300 hommes ne passeront pas. Mais était-il possible de s’aventurer dans des régions inconnues, sauvages, avec 150 hommes ?

Pour tout autre pays que la France, c’eût été sans doute une folie. La France possède seule l’armée coloniale avec laquelle une telle folie peut être tentée sans risque, ou du moins avec le moindre risque. Elle seule a pour soldats ces Sénégalais et ces Soudanais dont le dévouement est à toute épreuve, dont le courage brave tous les dangers, et dont la résistance défie toutes les fatigues. Elle seule a, dans ses « marsouins » et ses « bigors, » des officiers et des sous-officiers susceptibles d’obtenir de pareils résultats.

En cette même année 1896, l’Etat Indépendant résolut de nous devancer sur le Nil. Il forma une expédition, qui était déjà en route lorsque celle du capitaine Marchand débarqua à.Loango. Il avait estimé qu’il ne pouvait raisonnablement s’avancer dans le Bahr el Ghazal avec moins de 3 000 hommes. Ce qui devait arriver se produisit : cette colonne ruina les pays, les populations se soulevèrent, et les soldats, mourant de faim, se révoltèrent à leur tour.

Marchand connaissait trop bien l’Afrique pour commettre une semblable faute, il connaissait aussi les tirailleurs, et était certain de passer partout avec 150 d’entre eux ; il suffisait d’emporter les marchandises d’échange destinées à les faire vivre.

Là encore, la connaissance de l’Afrique était nécessaire. Les marchandises demandées par un pays ne sont pas celles que réclame le pays voisin. Mais comment savoir les goûts des régions où l’on n’est pas encore allé soi-même ? Les récits des explorateurs vous renseignent, on compulse tous ceux qui ont trait soit aux contrées que l’on doit traverser, soit aux contrées limitrophes. Et encore, ces récits ne donnent pas une certitude, car, chez les noirs comme chez les blancs, la mode subit des variations. Où les perles rouges étaient appréciées, les perles blanches seront en faveur ; où la guinée bleue était en honneur, le calicot blanc aura désormais la vogue, à moins que ce ne soit le coton écru.

Il est impossible de déterminer exactement ce qu’il faut emporter ; tout un assortiment de marchandises est indispensable. En certains points le cuivre jaune a seul cours ; on se munit de ballots de fil de laiton à couper sur place en barrettes plus ou moins longues suivant les villages. Partout le sel et la poudre sont recherchés. Pour les Musulmans, on prend des corans et des chapelets. Enfin, il ne faut pas oublier les cadeaux consacrés aux chefs, c’est-à-dire des burnous, des couvertures, des tapis, des sabres, des galons d’or, des étoffes riches telles que le velours, la soie brochée et les satins ; et comme il est toujours utile de se faire bien venir des femmes, on complète ce bazar avec des glaces, des colliers de perles, des boules d’ambre vrai et faux, du corail, des rubans et de la parfumerie.

Le reste du convoi peut être organisé sans connaissances spéciales ; la durée approximative de la mission et la pratique permettent de déterminer le nombre des charges de vivres, de médicamens, de papier, de bougies, d’allumettes, car il faut tout prévoir. Une fois le détail arrêté, on fait l’acquisition de tous ces produits du commerce et de l’industrie, qui constituent un magasin de nouveautés, d’épicerie, de quincaillerie, de parfumerie et de pharmacie !

C’est le moment où l’on court les fabriques, les dépôts, où l’on vit au milieu des échantillons les plus variés, où l’on suppute les prix, les qualités, où, l’œil fixé à la loupe du compte-fils, on examine le nombre de fils contenus dans un carré d’un centimètre de côté. On passe du calicot à l’andrinople, on apprend la différence entre la toile et le coton, entre le velours de soie et le velours de laine ; on découvre que les perles, dites de Venise, viennent de Gablonz, en Bohême. De la direction de l’artillerie, pour les cartouches, on se transporte chez le fabricant débâches et d’articles de campement ; du magasin d’emballage des colonies, on va chez le fournisseur des caisses et des tonnelets étanches. Le soir, on se plonge dans les récits des explorateurs français, anglais et allemands ; on vérifie les commandes, les ordres d’expédition, on classe les factures, et pour se reposer on prend une carte, on contemple des espaces plus ou moins blancs que coupent de petites lignes rouges et noires, où on se voit cheminant, et sur lesquelles on rêve.

La mission du capitaine Marchand, dont la durée était évaluée à trois ans, ne comptait pas moins de 3 049 charges, toutes de 30 kilos, poids maximum qui puisse être mis sur la tête d’un homme. Il est évident qu’il est impossible de constituer une armée de 3 049 porteurs et de se faire suivre de cette armée à travers l’Afrique. D’abord, on ne trouverait pas un pareil nombre de porteurs ; ensuite, réussirait-on à les réunir, qu’on n’aurait aucun moyen de les faire vivre. La raison qui limite l’effectif de l’escorte, interdit d’emmener même un nombre restreint de porteurs.

Comment ces 3 000 charges circuleront-elles et arriveront-elles au but ?

On peut d’abord poser en principe que les transports ne sont ni plus faciles, ni plus rapides dans les régions occupées qu’ils ne le sont dans les régions inoccupées. Celles-ci comme celles-là ont simplement à leur disposition la tête des nègres ou les pirogues. Dans le Congo, par exemple, les charges auront à faire un premier bond de Loango à Brazzaville. Pour l’accomplir, si la route est libre, ce qui n’est pas toujours, une caravane partira aujourd’hui, une autre demain, celle-ci de 20 hommes, celle-là de 30 ; certains jours, trois ou quatre partiront à la fois, mais plusieurs jours pourront s’écouler sans qu’aucune ne se présente. Il faudra bien des semaines avant que le3 3000 charges soient rendues au terme du premier bond.

Il en sera de même dans l’intérieur de l’Afrique ; les bonds seront marqués par l’étendue des pays soumis à un même chef. On passera en quelque sorte marché avec un chef qui s’engagera à faire porter par ses sujets les charges jusque chez le chef voisin. La, aucun poste n’existant, on sera obligé de créer des postes extrêmes et des postes intermédiaires.

Et ainsi, de pays en pays, les charges avanceront.

Naturellement, elles n’avancent pas vite, car il faut compter avec mille difficultés. Si le chef est désireux de gagner un beau cadeau, ses sujets, bien que payés de leur côté, ne manifesteront peut-être pas le même enthousiasme que lui. La route sera longue, le pays à traverser sera souvent désert, car deux Etats voisins sont généralement séparés par une zone qui leur sert de tampon et qui a depuis longtemps été ravagée. Il est bien convenu que les porteurs emporteront leur nourriture, mais ils sont pauvres, ils ont pu avoir à souffrir des sauterelles, et pardessus tout ils sont insoucians ; ils prendront, pour parcourir 4 ou 500 kilomètres, cinq ou six épis de maïs et une dizaine de sauterelles grillées ! Si sobres qu’ils soient, ce régime est insuffisant ; ils s’en apercevront et abandonneront leurs charges dans la brousse. Il faudra créer des postes qui auront pour consigne de chasser, de fumer la viande et d’assurer les vivres aux convois. Cette façon de voyager amène la dispersion d’une mission ; presque jamais elle ne sera groupée, non seulement par suite des obligations du portage, mais pour satisfaire à d’autres nécessités. Un officier ira en avant préparer l’arrivée prochaine de l’expédition, d’autres exécuteront des reconnaissances topographiques. Afin de ne pas perdre de temps, on n’attendra pas que la totalité des charges soit parvenue au poste extrême pour entamer le transport dans le pays suivant. Ce ne sera pas sur 500, mais peut-être sur 1 000 kilomètres que les officiers et les sous-officiers seront disséminés.

Cette dispersion force naturellement à vivre pacifiquement avec les habitans ; et, quand une mission semblable est représentée comme couvrant sa route de ruines, l’arrosant de sang, il est facile de juger de la véracité de telles allégations.

Il peut paraître extraordinaire que cet état de paix soit réalisable. De même que pour beaucoup l’Afrique se résume dans le Sahara, on se fait difficilement à l’idée que les noirs ne soient pas des sauvages sanguinaires. Je ne veux pas dire que les noirs soient sans défauts. Leur nature a quelques mauvais instincts. Si les nègres méprisent les billets de banque, même l’argent, c’est qu’ils n’en connaissent pas la valeur. Un chèque les laisse indifférens, mais il n’en est pas de même d’une caisse de perles ! Quand ils la respectent, c’est que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Le Seigneur est représenté par leur chef qui tient à gagner son cadeau et n’hésiterait pas à couper le cou d’un de ses sujets coupable de vol ; et lui-même borne ses convoitises au cadeau promis, par la peur des fusils et des baïonnettes. Il sait fort bien que s’il massacrait des blancs, d’autres viendraient qui lui feraient payer cher son écart de conduite. D’ailleurs, sur les sujets aussi la vue des armes produit son effet salutaire.

Mais l’escorte, tout en garantissant la paix, pourrait également provoquer la guerre. Les indigènes ont peut-être du mérite à résister à la tentation de s’adjuger les richesses qu’ils voient passer, les tirailleurs n’en ont pas moins à respecter les villages. Eux aussi se trouvent soumis à de fortes tentations. Ils ont la force, ils ne craignent rien et sont des hommes ! Ils transformeraient volontiers la colonne en smala ! Le tolérer serait s’exposer presque sûrement à des soulèvemens. Bien des révoltes ont eu pour cause l’enlèvement de Sabines noires.

Je disais que la France seule pouvait entreprendre la mission confiée au capitaine Marchand, parce que, seule, elle possède des tirailleurs dont le courage et le dévouement sont à toute épreuve ; ces hommes méritent autant d’admiration pour leur discipline que pour leur valeur. Ne pas céder aux tentations dont je parlais, résister à tant de séductions, et se consoler avec ce mot : « y a service ! » c’est certainement de l’héroïsme.

Une mission comme celle du capitaine Marchand ne pouvait réussir que préparée, conduite avec une profonde connaissance de l’Afrique, et escortée par nos tirailleurs.


LOANGO

Depuis le 10 juin, je suis à Loango ; et voilà douze jours que je suis condamné à l’inaction par une révolte qui a fermé la route de Brazzaville. Je n’ai pas le moyen de rouvrir cette route, étant seul ici avec le lieutenant Simon. La mission Marchand, en effet, n’est pas concentrée à Loango, ses membres débarqueront successivement. Le lieutenant Largeau a quitté le premier la France ; il est en ce moment à Loudima, cherchant à recruter des porteurs. Je me suis mis en route, quinze jours après lui, avec le lieutenant Simon et le sergent Dat ; par le bateau suivant sont partis le capitaine Germain, le lieutenant Mangin, le docteur Emily, l’adjudant de Prat, les sergens Venail, Bernard, et les tirailleurs ; ils seront ici dans quelques jours. Enfin le capitaine Marchand, retenu à Paris par les dernières mesures à prendre, d’ordre matériel ou politique, ne nous rejoindra pas avant un mois.

Loango ne s’est pas modifié. Je l’ai retrouvé tel que je l’ai laissé, il y a deux ans, lorsque, sur un ordre ministériel, la mission Monteil a dû abandonner le Congo et se rembarquer pour la Côte d’Ivoire. Je revois disséminées sur le bord du plateau, face à la mer, et séparées par de larges espaces dénudés, les mêmes maisons de commerce, les deux anglaises, les trois portugaises, la hollandaise et les trois françaises ; aucune autre ne s’est élevée depuis mon départ. Cet égrènement de bâtisses, la plupart en bois, commence par une des maisons françaises, et s’allonge en pente vers le Sud pour se terminer par les bâtimens de la mission catholique. Au Nord, en tête de cette ligne, s’aplatit une baraque carrée, également en bois, la maison de l’Oubangui. Sa destination, comme son nom l’indique, est d’abriter les passagers qui attendent d’être mis en route pour cette colonie. En arrière, au-dessus d’elle, une sorte de boîte oblongue toujours en bois, mais en ruines, n’a plus d’usage déterminé. Enfin, au sommet du plateau, dominant ce petit troupeau sur lequel il règne, le service local apparaît avec quelques demeures et magasins d’une apparence moins rustique. Rien n’a changé. Tout cela dort sous l’ardent soleil ; tout cela disparaît presque, confondu dans la teinte uniforme du sable qui s’étale coloré, par places, d’une herbe courte privée de terre, brûlée avant d’être née.

Cependant, au bout de la falaise, loin de la maison de l’Oubangui, la civilisation et le progrès se dressent sous la forme d’un cube, moitié fer, moitié brique : le palais de l’administrateur. Ce palais resplendit dans sa nouveauté, son toit de tôles ondulées rayonne, il semble promettre à Loango le réveil, la renaissance, puisque, autrefois, paraît-il, au temps de la conquête portugaise, Loango a eu son importance. De ce passé ne demeure d’autre vestige que certains mots portugais restés en usage. Ainsi Français, Anglais et Hollandais ont adopté comme mesure, pour métrer les étoffes, la cortade, qui représente 1m, 80.

Loango n’est rien qu’un point de débarquement, la barre y est rarement mauvaise, mais il serait impossible d’y créer un port. Il n’y a de remarquable à Loango que l’indigène : le Loango.

Ce n’est pas que celui-ci ait une intelligence supérieure ; au contact avec des blancs depuis plusieurs siècles, il n’a apprécié dans la civilisation que l’usage de l’alcool. Ce n’est pas qu’il soit brave et guerrier ; il est, au contraire, fort timide devant le danger. Ce n’est pas non plus qu’il soit beau, j’entends beau, à la façon dont les nègres sont susceptibles de l’être ; la race fut belle sans doute à l’origine ; malheureusement, par l’abus de l’alcool, elle est complètement dégénérée. Le Loango est remarquable en un seul point, mais sur ce point il éclipse tous les autres noirs, il est un porteur merveilleux, c’est grâce à lui que la colonie du Congo a pu exister et se maintenir jusqu’à ces dernières années. Les Loangos sont nés porteurs, ils sont certainement venus au monde avec une charge sur la tête. A voir ces hommes dont la plupart sont d’apparence malingre, on croirait que ces corps amaigris, au torse efflanqué, aux côtes saillantes, aux muscles atrophiés, aux jambes décharnées, aux pieds dévorés par les chiques, doivent être incapables du moindre effort. Et pourtant, dès qu’ils ont 30 kilos sur la tête, quelques-uns 60, — ceux-ci sont payés double, — ils partent légèrement de. leur pas glissant, et par étapes, en vingt jours en moyenne, ils vont jusqu’à Brazzaville, à 500 kilomètres de la côte.

Le Loango est un porteur, il n’est rien d’autre. Lorsqu’il ne porte pas, il dort, il boit, ou il extrait les chiques de ses pieds ; encore néglige-t-il parfois cette dernière occupation, et insouciant, perdu dans les rêves que lui procure l’alcool, il abandonne aux chiques quelques-uns de ses orteils.

Loango est, en effet, un séjour de prédilection pour cet insecte, rapporté, dit-on, du Brésil par les noirs qui, après l’abolition de l’esclavage, regagnaient leur pays d’origine. Cette petite puce pénétrante se loge de préférence dans les parties les plus tendres du pied, soit entre les doigts, soit entre les ongles. Elle est presque invisible. Quand elle vous pique, on sent à peine une légère démangeaison, mais dès qu’elle est entrée, elle se met à pondre. Elle s’entoure alors d’une membrane blanchâtre qui se développe avec les œufs et atteint assez vite la grosseur d’un pois ; si on ne l’enlève, on risque la perte d’un doigt, même d’un membre. Il n’y a qu’un moyen de s’en débarrasser, la retirer avec une aiguille. Quant à l’éviter… c’est chose impossible ; elle se glisse sous les guêtres les mieux ajustées, force les lacets les plus serrés, les bandes les mieux enroulées ; nul ne lui échappe.

Heureusement pour l’Europe, la chique ne vit pas dans le froid, dans l’humidité, il lui faut la sécheresse, le sable. Nous devons à cette raison de ne pas la connaître sur notre continent, mais elle se rattrape largement dans l’Afrique qu’elle envahit chaque jour un peu plus, transportée partout par les pieds de nos porteurs et de nos tirailleurs.

Chaque soir, au Congo, l’Européen est forcé de livrer ses pieds à l’examen de son boy. Sur les peaux blanches, la chique se détache en un minuscule point noir, mais encore perceptible ; c’est un avantage dont les noirs ne jouissent pas : sur leur peau la chique ne se décèle qu’une fois la membrane blanchâtre développée ; à ce moment, l’extraction est plus délicate, c’est ce qui explique chez les indigènes le grand nombre de pieds abîmés ou entamés. Il y a peut-être souvent de leur part de l’insouciance ou de la paresse, il faut cependant reconnaître qu’un Loango, dès qu’il est assis, se met généralement à explorer ses orteils à l’aide d’une épine arrachée au buisson voisin, s’il est en route, à l’aide d’une aiguille, s’il est dans un endroit civilisé.

Je ne peux même me figurer le Loango autrement que dans cette position, ou sur le sentier, trottinant, sa longue moutète sur la tête.

La moutète est l’accessoire inséparable du Loango, celui sans lequel il ne porterait pas car il serait incapable à lui seul de soulever 30 kilos ; il n’y réussit que grâce à la moutète, sorte de panier allongé fabriqué avec 2 feuilles de palmier. La confection en est simple : on pose à terre les 2 palmes à plat, les tiges parallèles, à environ 20 centimètres l’une de l’autre ; on croise les feuilles intérieures, réunissant ainsi les tiges sous lesquelles on rejette ce qui reste des feuilles croisées pour l’ajouter plus tard aux feuilles extérieures : le fond est constitué, on l’achève, en nattant trois par trois les feuilles d’un même côté sur presque toute leur longueur, réservant seulement de quoi les relier par une dernière natte longitudinale qui forme les bords de ce panier à claire-voie. Comme on a eu la précaution de dépouiller de feuilles la base des tiges sur un mètre au moins, la moutète se termine, à l’une de ses extrémités, par une double canne. Ce prolongement rigide permet au Loango prenant le bout opposé du panier, de le soulever, avec la charge qu’il renferme, de l’amener sans fatigue à, une inclinaison telle qu’il n’a plus qu’à glisser sa tête sous le centre de gravité et à laisser basculer pour se trouver chargé. Le long delà route, lorsqu’il a besoin de se reposer, il s’approche d’un arbre, baisse la tête, le bout des tiges touche terre, et la moutète est déposée, debout contre le tronc ; quand il veut repartir, il n’a plus à faire aucun effort, la charge, dressée à hauteur de sa tête, bascule et se remet à sa place rien qu’en l’écartant de l’arbre. La moutète est l’économie des forces ; sans elle, un Loango ne serait plus qu’une moitié de porteur.

En revoyant en pensée le Loango se faufiler, l’air craintif, à travers les villages, le long des ravins, un peu comme s’il voulait passer inaperçu, il me vient un remords. J’ai dit qu’il était timide devant le danger, mais je n’ai pas ajouté qu’il était excusable. Il l’est d’autant plus qu’une partie des risques, courus pendant son voyage, résultent des tentations qui se sont offertes à lui dès le début de sa route. Ces tentations sont grandes ; il ne sait pas y résister. Si son courage est faible, sa vertu est fragile.

Qui dira jamais l’odyssée du Loango sur cette route de Brazzaville ? Qui rendra ses tribulations ? Qui chantera le dévouement, l’abnégation, la force de caractère, et la sobriété du porteur déposant sa charge à destination ?

A peine est-il parti de Loango qu’il pénètre dans la forêt du Mayombe, la terrible région du Mayombe qui réunit les difficultés de la montagne et celles de la forêt équatoriale ; le voilà qui escalade des pics, qui descend dans le fond des ravins, qui.franchit des torrens, sa longue moutète s’insinue à travers les lianes, se glisse sous les arbres écroulés ; ses pieds s’agrippent aux cailloux, aux racines… enfin il arrive à un village, il va se reposer ! Il se reposera trop bien ! car dans ce village, comme dans tous ceux que le Mayombe lui offrira, tout sera mis en œuvre pour l’arrêter, c’est-à-dire pour lui faire dépenser les cortades d’étoffe, avances sur le paiement final, destinées à assurer sa subsistance jusqu’à Brazzaville. La musique, la bonne chère, les femmes, toutes les tentations des sens, de l’estomac et du cœur se dresseront devant lui.

Mais mon Loango possède une vertu à toute épreuve, du moins je veux le supposer ; il résiste, et, vrai saint Antoine, il sort du Mayombe sans avoir succombé. Il s’engage, entre le poste de Loudima et celui de Kimbédi, dans le pays Bakamba. Ici, la spéculation revêt un caractère moins affable. Le Bakamba frappe au ventre sans pitié : il refuse de vendre. Il s’estime ainsi parfait honnête homme, c’est son droit de ne pas vendre. Malheureusement, son honnêteté est légèrement usuraire, il n’exerce ce droit qu’en vue de réaliser de sérieux bénéfices sur des échanges fructueux.

Le pauvre porteur se couche le premier soir sans dîner. Toute la nuit, il voit en songe la chicouangue dont il est privé. Il s’imagine qu’il la fabrique lui-même. Il prend les racines de manioc qui macèrent dans un ruisseau pour y perdre leur substance vénéneuse ; il les roule dans un morceau de feuille de bananier ; il les fait bouillir jusqu’à ce qu’elles soient devenues translucides ; il tient enfin dans ses mains ce pain transparent comme une gelée, en savoure le goût de fermentation. Ce n’est qu’un rêve !

Un jour encore, ce Loango incomparable tient bon ; mais, généralement avant que la soixante-douzième heure ait sonné, vaincu par la faim, il consent à payer l’indispensable chicouangue dix ou quinze fois sa valeur.

Il n’est pas encore sorti du pays Bakamba, et ses ressources ont diminué d’une façon inquiétante. Il va toujours, car il est résolu à atteindre le but, mais il ne mange plus qu’une fois tous les deux jours. Cependant, il passe à côté d’un champ d’arachides, puis d’un autre, son estomac crie famine, il ne peut plus résister ; il faut vivre… et, en se cachant, il essaie, non d’assouvir, mais de tromper sa légitime fringale. Le propriétaire du champ n’est jamais loin, il approuve rarement une telle conduite, et, froidement, il confisque le porteur et la charge. Quand il ne réussit pas à l’attraper, il se promet de reporter sa créance sur le porteur suivant.

Supposons que l’adresse de mon Loango égale sa bonne volonté et qu’il n’ait pas été pris. Il a franchi Kimbédi, puis Comba ; il n’a plus que 150 kilomètres à faire. Il est sauvé I Non pas ! Entre Comba et Brazzaville l’attend le terrible Bassoundi, grand détrousseur de caravanes, toujours prêt à massacrer quelques porteurs, non seulement pour s’adjuger leurs charges, mais encore pour créer un incident sur la route, dans l’espoir de gagner quelque chose au règlement de l’affaire.

Et c’est avec des ruses d’apache, par des marches de nuit, au moyen de sentiers détournés, que mon brave porteur cherche à gagner le Pool[1]. Il file sans bruit, il courbe le dos, toujours exposé à recevoir une balle bassoundi au passage des ravins profonds et marécageux qui séparent les collines abruptes et boisées.

S’il réussit, quelle récompense ne mérite-t-il pas ? À son entrée à Brazzaville, il devrait être fêté comme un héros !

Tous ne sont pas des héros, les uns succombent aux charmes du Mayombe, les autres aux exigences des Bakambas ou aux pièges des Bassoundis… mais avais-je raison de les traiter de craintifs ? N’ont-ils pas droit à quelque indulgence ?

Je ne me trompais pas en disant que le Loango était remarquable ; le Loango et sa moutète, silhouette inséparable du paysage congolais.


BRAZZA ET LE CONGO

Si la route de Loango à Brazzaville n’a jamais offert une entière sécurité, si, en 1896, pas une caravane ne consentait à s’y aventurer, loin de moi la pensée, en écrivant ces mots, de vouloir diminuer la gloire de l’homme à qui la France doit son immense empire de l’Afrique équatoriale.

Cet état du Congo n’était que la conséquence forcée des théories humanitaires qui depuis longtemps illusionnaient la France.

Lorsque Brazza, prenant pied sur le Congo, eut ouvert la route du Tchad et du Nil, son action vers la Sangha, vers le Chari, vers l’Oubangui, s’appuya sur le bas Congo. Il eût été nécessaire d’occuper solidement cette région, puisqu’elle allait supporter le poids de la conquête de l’Afrique équatoriale ; mais si Brazza en eût demandé les moyens, on les lui eût refusés. La métropole l’aurait regardé comme un guerrier, un conquérant ; elle acceptait le cadeau qu’il lui faisait, encore fallait-il qu’il ne fût pas exigeant.

Et puis, pourquoi ne pas le reconnaître ? Brazza fut lui-même séduit par cette illusion très belle de la pénétration pacifique, à laquelle son grand cœur devait s’abandonner. Il n’eût pu la réaliser que si tous les agens du Congo avaient possédé le même ascendant que lui sur les indigènes. Les hommes doués de ce pouvoir sont rares et l’occupation du bas Congo demeura limitée à celle de l’étroit sentier qui relie Loango à Brazzaville. Les quelques postes semés sur cette route ne connaissant rien des pays environnans, la base d’action vers le Nord se trouva réduite à un point, au port de débarquement, à Loango. A mesure que l’œuvre de Brazza grandit, s’étendit sur la Sangha, monta vers l’Oubangui, cette base eut à supporter un poids de plus en plus lourd ; un jour vint où elle fléchit.

Brazza n’en reste pas moins celui dont le nom plane sur toute l’Afrique équatoriale, le héros légendaire du Congo, le rival de Stanley ; celui qui fut vraiment le paladin de l’Afrique.

Il fut ce paladin, car il n’avait pas seulement la volonté de conquérir un empire, il accomplissait en même temps une mission d’humanité. En lui s’incarnait le justicier des légendes, toujours prêt à tirer son épée pour défendre le faible et l’opprimé, et cette terre des noirs, cette terre d’esclavage où chaque chef un peu puissant devient un tyran, devait l’attirer.

Quels glorieux rêves emplissaient son âme ! Libérer des peuples, les arracher à la servitude, et les donner à la France !

Il était de ceux qui se sentent des ailes et veulent sortir de la prison où la vie commune les a enfermés ; cœurs ardens, enthousiastes, épris du péril ; cerveaux lumineux d’où se dégage en même temps la bonté, la pitié, le pardon, et qui aspirent à répandre l’espérance, la joie et l’amour. Chimères peut-être ? Mais admirables chimères. Celui qui en a réalisé quelques-unes peut s’endormir heureux.

Paladin, Brazza a erré sous le soleil, sous les tornades, insensible à la fatigue, inaccessible à la peur et au découragement ; les indigènes, en le voyant passer, la face émaciée et pâle, éclairée par des yeux noirs profonds, d’une intelligence et d’une acuité incomparables, s’inclinaient devant l’homme qui se présentait à eux presque sans défense, et qui, pareil au prophète, la tête haute semblant voir par l’esprit et par l’âme, paraissait appeler à lui ses rêves du haut des cieux.

Cette puissance de séduction, nul plus que lui ne l’exerça sur les noirs. Un de ses compagnons de route raconte son retour aux rives de l’Ogooué : « Son arrivée, dit-il, a été quelque chose d’émouvant ; j’avais les yeux humides en constatant l’accueil que lui ont fait les noirs. La nouvelle de sa présence s’était répandue très vite. De toutes parts surgissaient des pirogues surchargées d’indigènes qui accouraient pour le regarder, le saluer, et criaient d’une voix forte : Notre père est revenu ! J’ai peine à comprendre comment un blanc a pu inspirer tant de confiance et d’affection à ces gens défians, ingrats et de tempérament faux. »

Brazza portait ce secret dans son âme ouverte à tous les sentimens de justice et de bonté.

Tout à l’heure, le nom de Stanley est venu se placer près de celui de Brazza. C’est que l’un appelle l’autre par les contrastes que présentent ces deux grandes figures.

Tous deux sont des énergiques, des héros, mais l’un est dur, l’autre est souple ; l’un est impitoyable, l’autre est humain ; à celui-là il faut une armée, à celui-ci quelques hommes suffisent. Stanley confond trop facilement l’autorité avec la cruauté, il passe, il fait une trouée ; ses foudroyantes percées laissent derrière elles une trace de sang ; Brazza gagne le cœur des populations au lieu de les épouvanter, il ne recourt à la force que contraint, pour sauvegarder sa vie et celle des siens, et lorsqu’il doit punir, il le fait sans colère, avec l’indulgence d’un père. Si tous deux méritent la gloire qu’ils ont conquise, celle de Brazza est plus pure. Il y avait en Stanley de l’aventurier, en Brazza de l’apôtre.

Il s’en fallut de peu que l’honneur de découvrir le Congo n’appartînt à Brazza. Le jeune enseigne de vaisseau, qui venait de se faire naturaliser Français, après un séjour au Gabon, en 1872, commença, trois ans plus tard, la série de ses voyages. C’est dans cette exploration à travers les vallées de l’Ogooué et de l’Alima, qu’il toucha presque le Congo, arrêté par les indigènes à quatre jours du grand fleuve, au moment même où Stanley le descendait. Il allait bientôt prendre sa revanche.

Stanley, dès son retour, avait fait part de sa découverte à l’Association africaine, formée par le roi des Belges. Chargé par elle d’occuper les régions qu’il avait traversées, il était reparti pour l’Afrique en février 1879. Il s’était engagé dans la direction de Zanzibar, afin de dissimuler le véritable but de sa mission. A Zanzibar, il recruta des porteurs, et de là se dirigea immédiatement vers les bouches du Congo où il débarqua le 14 août 1879.

Brazza veillait. Les projets de Stanley ne lui échappèrent pas. Lui aussi avait reconnu que la véritable voie d’accès à l’Afrique centrale était le Congo ; dès que le plan des Belges lui apparut, il se rembarqua, décidé à devancer cette fois Stanley. Les deux grands explorateurs étaient aux prises, mais, tandis que Brazza connaissait le départ de Stanley, ce dernier ignorait les intentions de son rival. L’un n’avait que 300 kilomètres à parcourir ; l’autre, par l’Ogooué et la Lèfini, en avait près de 2000 ; mais Stanley traînait à travers une région accidentée le lourd convoi des voyageurs anglais ; Brazza emportait pour tout bagage son cœur et sa volonté.

Au mois de septembre 1880, Brazza touchait le Congo, et, après avoir conclu un traité avec le roi des Batékés, Makoko, il fondait, le 1er octobre, sur la rive droite du Pool, le poste qui allait recevoir le nom de Brazzaville. Stanley était encore loin. Ce fut seulement quinze mois plus tard qu’il arriva au Pool. Quelle ne fut pas sa stupeur, lorsqu’il se trouva en face du pavillon français, au pied duquel le sergent Malamine et trois tirailleurs montaient la garde ; Brazza, parti pour fonder d’autres postes, avait confié à ces quatre braves le soin de défendre le drapeau et les nouvelles terres françaises qu’il abritait.

Intimidation et menaces furent vaines ; Malamine se serait fait tuer plutôt que d’amener son drapeau.

Stanley dut se résoudre à créer Léopoldville, en face de Brazzaville ; il lui fallait renoncer à toutes prétentions sur la rive droite du grand fleuve.

Brazza venait d’ouvrir l’Afrique centrale à la France. Comme le disait alors M. Rouvier, demandant à la Chambre la ratification des traités passés avec les indigènes, la France possédait désormais la clé du Congo, de cette magnifique voie navigable qui, sur un parcours de 5 000 kilomètres, arrose une contrée admirablement fertile. Notre commerce allait y trouver le caoutchouc, la gomme, l’ivoire, les pelleteries, les métaux, les bois précieux, notre industrie acquérait des débouchés nouveaux.

Il ne suffit pas à Brazza d’avoir donné la clé de ces immenses régions, il voulut y porter lui-même le nom de la France, y faire aimer son pays d’adoption. Cette œuvre gigantesque, il l’accomplit presque sans autre ressource que le dévouement de ses intrépides collaborateurs, le docteur Balley, MM. Fourneau, Ghavannes, Dolisie, Jacques de Brazza, le capitaine Decazes, pour ne citer que ceux de la première heure ; il y dépensa sa fortune, il y sacrifia sa santé.

Il disait : Il faut être plus dur pour soi-même que pour les autres. Ce principe, il le mit toujours en pratique.

La liste serait longue des souffrances endurées par lui, des dangers que seuls peuvent connaître ceux qui l’ont accompagné. Ceux qui ont suivi ses traces sont à même de les deviner. Quand il en parlait, il le faisait avec cette simplicité qui était un des charmes de cet énergique.

« Un jour qu’une pirogue avait chaviré dans les chutes de l’Ogooué, raconte-t-il, nous dûmes travailler longtemps dans l’eau pour sauver le chargement. Je gagnai à cet exercice une dysenterie qui me rendit plus maigre encore que je n’étais. Par-dessus le marché, je m’étais blessé assez sérieusement au pied gauche sur une roche. Un charlatan de l’endroit appliqua sur la plaie un diable d’onguent qui me fit enfler le pied gros comme la jambe. Privé de médicamens, je pris mon couteau et taillai dans le morceau jusqu’à un centimètre de profondeur, supprimant tout ce qui n’avait pas une jolie couleur de chair fraîche. J’en fus quitte pour deux mois d’inaction. »

Une autre fois, il fut attaqué à l’improviste au milieu d’un village ; les balles sifflaient de tous côtés, six de ses compagnons avaient été blessés immédiatement. « La situation laissait à désirer, » écrit-il simplement.

Lorsqu’en 1897, il revint définitivement en France, il n’avait que quarante-cinq ans, sa santé était ruinée et, huit ans plus tard, il succombait ; mais son nom était entré dans l’histoire.


SUR LE NIARI-KOUILIOU
DE LA CÔTE A KAKAMOÉKA

Le 2 juillet 1896, le vapeur le Fiote, de la Société d’Études Le Chatelier, m’embarque pour me conduire à quelques kilomètres au Nord de Loango, à l’embouchure du Niari, la rivière qui dans son cours supérieur porte le nom de Kouiliou.

Je me suis décidé à remonter le Niari et à essayer de transporter des charges par cette voie, puisque sur la route de Loango à Brazzaville pas une caravane ne consent à s’aventurer. La présence des tirailleurs ne suffira pas à rouvrir cette route, il faudra la présence de Marchand ; lui seul est qualifié pour obtenir les pouvoirs nécessaires. D’ailleurs, les tirailleurs qui devaient arriver le 24 juin, par le même bateau que le capitaine Germain, ont été retenus à Libreville avec leur chef, le lieutenant Mangin, et le docteur Emily. Il n’y a donc rien à entreprendre, pour le moment, sur la route de terre, tandis qu’il est possible de faire une tentative par la voie du Niari. Le moyen m’en est donné par la Société d’Etudes Le Chatelier, qui veut organiser un service de transports, par le Niari et le Kouiliou, entre la côte et le poste de Kimbédi, situé sur la route du Pool à moins de 200 kilomètres de Brazzaville. Les charges qui lui seront confiées iront de la côte à Kakamoéka, au pied des rapides du Niari ; là, tournant ces rapides, elles emprunteront une route de terre, libre celle-ci, pour atteindre Zilengoma, où des baleinières les reprendront et les conduiront à Kimbédi.

Ces baleinières, des surf-boats servant à passer la barre, sont actuellement à l’embouchure du Niari, et la Société d’Etudes en a besoin sur le Kouiliou. M. Fondère m’a proposé de les conduire à Zilengoma, et d’utiliser ce voyage pour transporter 800 des charges de la mission. Nous nous rendrons ainsi un service réciproque.

Il est vrai que les voix les plus autorisées du Congo traitent ce projet de folie. Les rapides du Niari sont infranchissables, dit-on ; ou je mettrai six mois à les remonter, et quand j’y serai parvenu, toutes mes charges auront été noyées, ainsi qu’il en a été d’un essai tenté il y a deux ans ; ou j’aurai le même sort qu’ont eu, depuis, le capitaine Pleigneur, noyé dans un rapide et le lieutenant de vaisseau Besançon, mort d’épuisement. Et même, déclarent ces augures, en admettant que j’arrive à Kimbédi, je n’aurai en rien avancé les transports de la mission, car sur toute cette route de Brazzaville, il me sera impossible de recruter un seul porteur ; il faudra en envoyer de Loango.

C’est en effet une conviction absolue au Congo, que les Loangos seuls peuvent servir de porteurs. Le principe est indiscutable : hors les Loangos, pas de salut ! Le monopole du portage leur appartient, il est interdit d’y toucher. Il est vrai que les commerçans de Loango ont quelque intérêt à affirmer ce principe, puisqu’ils ont de leur côté le monopole du recrutement des porteurs.

Le Congo serait donc l’unique contrée de l’Afrique où les populations n’éprouveraient pas le désir de gagner des perles ou des étoffes en fournissant des porteurs ? Il faut croire pourtant qu’elles ne sont pas insensibles à l’appât des richesses puisqu’elles pillent les convois pour se les procurer. Le jour où elles verront les tirailleurs occuper le pays, et où elles n’auront plus d’autre moyen que le travail pour acquérir ce qu’elles convoitent, elles consentiront à porter.

Persuadé de l’exactitude de ce dernier raisonnement, je me suis mis en route vers le Niari ; je parviendrai bien à me tirer des rapides et à faire mentir les funèbres pronostics qui accompagnent mon départ.

Sur le Fiote ont pris passage, avec moi, M. Fondère qui tient à me faire passer lui-même la barre du Niari, et M. Castellani. M. Castellani est un peintre très connu comme panoramiste, attaché à la mission à titre de dessinateur de l’Illustration. Il est arrivé à Loango le 24 juin, en même temps que le capitaine Germain, et s’est décidé à me suivre, séduit par les jouissances artistiques que lui offrira ce voyage.

Un gros chaland est à la remorque du Fiote, il renferme les 800 charges que je vais essayer de ne pas noyer dans les rapides.

De Loango au Niari, le trajet n’est pas long ; nous sommes partis depuis une heure et demie, et déjà nous apercevons l’embouchure de la rivière, qui ne se jette pas directement dans l’Océan, mais dans une lagune, comme presque toutes les rivières de la côte congolaise. Au milieu de la bande de sable qui sépare la lagune de la mer, s’ouvre un passage dans lequel les eaux du Niari heurtent la grande houle, qui éternellement bat les rivages occidentaux de l’Afrique et dont le choc contre le courant produit la barre, le mascaret classique existant souvent en Europe.

Quelques toits de cases apparaissent sur la plage et à l’intérieur de la lagune, nous approchons. Nous virons et mettons le cap sur la terre. « Attention ! crie M. Fondère ; tenez-vous bien. » Un commandement dans le porte-voix : « A toute vitesse ; » et presque aussitôt un énorme mascaret nous enlève. Mais le chaland, qui se trouve trop, loin pour être soulevé en même temps que le Fiote, tire sur sa remorque, pèse sur l’arrière du vapeur. La lame, rencontrant une résistance, balaie le pont, nous douche au passage, et emporte le panneau qui ferme la chambré des machines. Les mécaniciens sortent une tête effarée. Fondère se précipite sur eux et les renvoie à leur levier de manœuvre. D’ailleurs, nous sommes passés. Le chaland bondit à son tour et fond sur nous comme un bolide ; nous larguons son amarre pour ne pas être écrasés par lui, et nous entrons dans la lagune sans autre incident.

Cette barre n’est pas toujours bonne. Il y a deux ans, elle a englouti la plupart des pièces du Léon-de-Poumayrac, l’un des deux vapeurs envoyés pour le Haut-Oubangui. L’autre vapeur, le Jacques-d’Uzès, a été débarqué à Loango, mais il n’a pas eu plus de chance que son frère, car ses morceaux gisent épars le long de la route de Brazzaville, notamment dans la forêt du Mayombe. Des deux, c’est encore le premier qui a eu le sort le plus logique pour un bateau.


Fondère a besoin d’un jour pour rassembler les équipes de pagayeurs qu’il mettra à ma disposition, et faire exécuter une réparation au vapeur, le Manji, qui nous conduira à Kakamoéka, au pied des rapides.

J’habite avec Castellani une maison de bois entre la mer et la lagune. Assis sous la vérandah, nous attendons le moment de rejoindre Fondère qui nous a invités à dîner. Moussa, mon fidèle cuisinier, accroupi sur le sable, extrait les chiques de ses pieds.

Castellani le regarde et me dit : — Sait-il où nous allons ?

— Sûrement non. J’ignore même comment il a pu apprendre à Dakar ma présence à bord du paquebot, car on a peu parlé de l’organisation de notre mission. Toujours est-il qu’il se trouvait sur le quai, guettant mon arrivée, supposant que cette fois encore, la troisième, je l’emmènerais. Il n’a pas demandé où nous allions, il est monté sur le bateau, comme à Paris nous prendrions un tramway. Que lui importe le but et la durée d’une expédition ? La distance ne l’effraie pas, le temps n’a pas de valeur pour lui. Insouciant, il a traîné ses pas au bord du Sénégal et du Niger, sur les rives du Bandama ; bientôt, il les fera résonner le long du Congo, de l’Oubangui et du Nil. Après avoir vu le soleil se lever sur des forêts, sur des marécages, il le verra se lever sur la mer… et ce jour-là, il ne se doutera pas qu’il a traversé l’Afrique.

Après un instant de silence, Castellani m’avoue timidement :

— Je ne suis pas beaucoup plus avancé que Moussa. Vraiment nous traversons l’Afrique ? J’ai pris tout ce que le capitaine Marchand me conseillait d’emporter, j’ai tout mis dans mes deux cantines et mon tonnelet, je supposais même que ce dernier était destiné à contenir ma provision d’eau dans le désert…

— Mais puisqu’il est étanche, justement pour empêcher l’eau d’y entrer !

— Ma foi, je ne savais pas. Je m’imaginais qu’en Afrique il n’y avait que du sable, et des palmiers de temps en temps ; et puis, je vous le répète, j’ignorais où nous allions. Quand j’ai lu, au magasin général des colonies, la marque C. N. apposée sur tous nos colis, j’ai demandé aux emballeurs la signification de ces lettres cabalistiques. Ils m’ont regardé avec pitié et m’ont répondu : « Congo-Nil, monsieur ! » J’ai fait : C’est vrai ; tout en ne comprenant rien du tout. Réellement, nous allons au Nil ?

— C’est l’exacte vérité. Les Anglais ont entamé leur marche vers Khartoum ; de notre côté, nous marchons sur Fachoda. Il s’agit d’arriver avant eux. Voilà tout.

Castellani joyeux se frotte les mains. Il se voit déjà au Nil. Quant aux difficultés que nous rencontrerons, elles ne l’inquiètent pas ; je le soupçonne même de ne pas y croire, car il ne croit plus à rien de tout ce qu’il a entendu raconter sur ce pays. Il possède, vis-à-vis de l’Afrique, un état d’âme pareil à celui de Tartarin, qui, dans sa célèbre ascension des Alpes, s’attendait à trouver, au fond des précipices, des restaurans et de confortables hôtels. Il ne va pas jusqu’à dire que l’Afrique est truquée, mais il accuse les récits des voyageurs d’être faux.

Deux faits l’ont conduit à ce degré de scepticisme. A l’escale de Konakry, il est descendu à terre et a eu une entrevue avec le docteur Maclaud. Il l’a aussitôt questionné sur la fièvre. Maclaud est humoriste, à ses momens perdus ; peut-être aussi appartient-il à l’école qui nie les bienfaits du sulfate de quinine ? Toujours est-il qu’il répondit gravement à son interlocuteur :

— La fièvre ? Je ne comprends pas…

— Mais cependant, docteur, reprit Castellani, il paraît que c’est terrible, et qu’on en meurt souvent.

Et Maclaud, de continuer imperturbable :

— La fièvre… je ne connais pas du tout… Ah ! vous voulez peut-être parler de la quinine ? Oh ! la quinine, monsieur, a tué bien des gens !

Castellani a pris cette affirmation pour argent comptant ; depuis, il n’en veut pas démordre : la quinine seule est redoutable.

Cette conversation avait déjà sérieusement ébranlé la confiance de notre peintre en tout ce qu’on lui avait raconté sur l’Afrique. Un deuxième fait, extraordinaire et pourtant véridique, acheva l’œuvre commencée par Maclaud.

Castellani était depuis quarante-huit heures à Loango, ou plutôt à la recherche de Loango, car il ne pouvait comprendre comment ces quelques masures dispersées sur un plateau sablonneux représentaient une ville ; il méditait sur les capitales africaines, quand un commerçant vint lui proposer de contempler un boa prisonnier dans une caisse. On venait justement de servir une poule au reptile.

« Un boa ! s’écria Castellani ; un constrictor ! » S’il voulait le voir ? quelle question ! Il y vole, et du premier coup d’œil, qu’aperçoit-il ?… La poule en train de manger le boa !

Parfaitement. Si invraisemblable que cela paraisse, la poule mangeait le boa. Ce pauvre constrictor, gêné dans sa caisse, ou mal éveillé, avait nonchalamment avancé la tête vers la poule. Celle-ci, apercevant les deux yeux qui brillaient, de deux coups de bec les avait crevés. Le boa avait reculé ; la poule s’était avancée, de plus en plus agressive, après les yeux avait attaqué le crâne, si bien qu’elle était en train de traiter l’énorme serpent comme un simple vermisseau. Peut-être fut-elle écrasée par les contorsions et les bonds désordonnés de son ennemi ?… Castellani ne voulut pas en savoir plus long. Il revint, plongé dans une joie intense. C’en était fait, il ne croyait plus à rien. La fièvre n’existait pas, c’était la quinine qui tuait. Les boas… c’étaient les poules qui les mangeaient ! L’Afrique n’était qu’un vaste bluff !

Les rapides le feront peut-être changer d’avis ; il sera bien forcé de constater leur existence ; à moins que la fièvre ne se charge de lui prouver que tout n’est pas un mythe sur le continent noir.


Le 4 juillet ; à six heures du matin, nous embarquons.

Lentement le Manji s’éloigne de la côte et de l’Océan. Un dernier regard sur cette mer, dont bien loin les flots baignent les rivages de la France, et derrière un tournant l’Atlantique disparaît.

Le Manji presse sa marche, il se dirige vers la trouée que le Niari s’est ouverte à travers la forêt du Mayombe. Les rives de la lagune se rapprochent ; de chaque côté, les berges sont voilées par le lacis que tendent devant elles les palétuviers. Arbre étrange qui semble être planté sur pilotis, pousse seulement en eau saumâtre, dans les estuaires des fleuves, et ne se propage que dans les parties inondées à marée haute, découvertes à marée basse. Arbre étrange surtout par la façon dont il se reproduit. S’il laissait tomber sa graine, celle-ci serait entraînée par les eaux, l’espèce serait perdue. La nature, guidée par la nécessité de la conservation, a paré à ce danger. La graine ne tombe pas de l’arbre, elle germe sur la branche et produit une longue liane souple qui descend vers le sol. Au moment où celle-ci arrive au niveau des hautes eaux, elle se divise en trois ou quatre rameaux qui, aux basses eaux, piquent dans la vase. Dès que ces derniers ont pris racine, le palétuvier, rassuré sur le sort de son rejeton, l’abandonne à lui-même ; la liane se détache et devient le tronc d’un nouvel arbre. Enfin, le palétuvier a encore d’autres particularités ; il est le plus lourd et le plus dur de tous les bois ; comme il est imputrescible, les insectes et les autres agens de destruction ont renoncé à s’attaquer à lui.

Bientôt l’inextricable fouillis de troncs, de branches, de lianes, se raréfie, puis disparaît, nous entrons dans le Niari.

Les arbres montent et descendent pêle-mêle le long des flancs du Mayombé, le massif montagneux que traverse la rivière ; ils frissonnent dans le vent et dans la lumière ; ils se dressent de chaque côté, comme une falaise de verdure ; parfois la tête d’un rocher en émerge ; çà et là, des trous d’ombre la crèvent, ouvertures de cavernes, dans lesquelles l’esprit devine toute une nature vierge.

Derrière la muraille festonnée de lianes qui se relèvent en draperies, pendent en stalactites, et se frangent de graminées accrochées à l’écorce, on perçoit la pénombre des sous-bois, la nuit verte avec des nefs de ramures, des voûtes d’église soutenues par des piliers formidables. C’est la forêt sans âge, car ces arbres ont des siècles, et, à côté d’eux, les plus beaux de nos forêts de France seraient des arbrisseaux.

Nos regards suivent le déploiement des branches, le moutonnement des cimes que la rouille de l’automne n’atteint pas, et qui restent en pleine gloire ; les yeux, sans se lasser, se reportent d’une rive sur l’autre. Le fleuve est large, et pourtant nous avons l’impression d’être enfouis sous cet amas de verdure.

Il est midi. Une vibration d’air chaud flotte au-dessus des eaux, des coups de soleil éclatans fouillent les massifs sombres, cherchent à y faire pénétrer le frémissement de la vie ; repoussés, ils rejaillissent sur le fleuve où traînent des flammes d’or.

Dans le bruit de la machine qui halète, de l’hélice qui tourne comme fatiguée, le vapeur fend l’eau brillante, le long de la coque elle court en bruissant. Sur les berges, les branches retombent et rasent l’eau qui leur communique un frissonnement ; sous l’action du courant, des roseaux se courbent et se redressent mollement ; la nature repose dans la lumière. Parfois un gamier s’envole ; il sort de la verdure comme il s’échapperait de la fente d’un mur ; il raye l’air de son vol saccadé et le trouble de la gamme de son cri. De loin en loin, un caïman réveillé se laisse glisser du tronc d’arbre sur lequel il dormait ; il plonge d’un air nonchalant, ennuyé d’être dérangé ; à peine entend-on tomber sa lourde masse qui ride l’eau de cercles concentriques ; il s’est réfugié dans des profondeurs où il retrouvera sans doute d’autres arbres géans engloutis depuis des siècles.

Sur les baleinières destinées à mon voyage, et que remorque le Manji, les équipes de pagayeurs sommeillent, on dirait d’un entassement de bronze doré par le soleil.

Assis sur le pont, nous regardons la forêt escalader les flancs du Mayombe, se modeler sur eux, et dessiner tantôt des terrasses successives, tantôt des escarpemens. A chaque coude du Niari, la berge intérieure s’avance en promontoire, et des acajous monstrueux se découpent sur le fond, comme d’immenses portans de théâtre.

A quatre heures, une clairière apparaît sur la rive droite, c’est la plantation de café et de cacao de la maison Ancel-Seitz. Le vapeur s’arrête ; nous sommes encore à quelques heures de Kakamoéka. C’est le point où commencera mon voyage en baleinière ; nous passerons la nuit ici.

Dans le crépuscule, le fond de la trouée du Niari s’éloigne, n’est plus qu’une masse confuse ; une dernière clarté glisse sur l’eau ; les grands arbres de la rive opposée se dessinent à peine, ils se confondent avec leur ombre sur le fleuve, et semblent s’être rapprochés de nous. Dans la sonorité nocturne, la mélopée des crapauds s’élève, un jappement court et mélancolique lui répond : l’appel des caïmans, m’affirme Moussa.


Le Manji a repris sa marche, il poursuit sa route à travers des décors de féerie. Bientôt le fleuve se resserre, un coude brusque, et deux blocs de granit surgissent, dressant leur masse à 50 mètres l’une de l’autre. Ce sont les portes de N’Gotou. Entre ces deux bornes colossales, deux géans de pierre qui ont l’air de se parler, nous passons ; et, peu après, nous apercevons les cases de Kakamoéka, le point terminus de la navigation des vapeurs.

Nous gagnons à pied Manji, le poste de la Société d’Études, situé à 1 kilomètre de là, où nous devons séjourner vingt-quatre heures, le temps nécessaire au partage des charges. Il est indispensable en effet d’alléger les baleinières dans la région des grands rapides, c’est-à-dire entre Kakamoéka et Zilengoma ; je ne prendrai avec moi que 400 caisses ou ballots, M. Fondère fera transporter le reste par terre à Zilengoma, où je reprendrai la totalité des charges pour les conduire ensuite jusqu’à Kimbédi.


Colonel BARATIER.


  1. Stanley-Pool : nom que porte l’épanouissement du Congo en face de Brazzaville.