Souvenirs de la vie militaire en Afrique/10

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Souvenirs de la vie militaire en Afrique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 106-132).
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SOUVENIRS


DE LA


VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.




LE DAHRA.
BOU-MAZA. – LE COMMANDANT CANROBERT.




I.

— Le salut soit sur vous!

— Sur toi soit le salut!

— Que la paix et la bénédiction accompagnent vos pas !

Lorsque nous eûmes épuisé les interminables formules de la politesse arabe, nous prîmes place sur les coussins de la tente de Mustapha-ben-Dif, chef d’une cinquantaine de cavaliers indigènes qui servaient d’éclaireurs et de courriers à la colonne de Mostaganem. La soirée était belle, l’air tiède; un vent léger de terre apportait le parfum des grandes herbes et des fleurs du printemps. L’étoffe de laine blanche relevée à l’aide de longs fusils permettait au regard de s’étendre au loin sur le bivouac que les feux d’oliviers éclairaient de leur flamme bleuâtre, et bercés doucement par le murmure de la houle de mer mourant, à un quart de lieue de là, contre la falaise boisée, nous échangions les nouvelles avec ce compagnon de nos courses.

Mustapha-ben-Dif pouvait avoir trente-cinq ans. De moyenne taille, les épaules larges et bien découplées, les traits vifs et mobiles, il ressemblait dans son repos au tigre guettant sa proie. A la moindre émotion, son œil brun, devenu noir de geai, s’éclairait d’une lumière soudaine; le sang courait sous la paupière, la bête du combat se réveillait. De cette race d’hommes du marghzen, soldats toujours au service du commandement, qu’il fût turc ou chrétien. Mustapha rendait de grands services, et tous, nous prenions plaisir à l’interroger sur )e pays et les souvenirs d’autrefois. Aussi, quand, au mois d’avril 1845, la colonne de Mostaganem, forte de douze cents hommes d’infanterie, d’une batterie d’artillerie de montagne et d’un escadron du 4, chasseurs d’Afrique, se mit en marche pour gagner le Dahra, ce fut une vraie joie dans nos rangs de voir Mustapha-ben-Dif, suivi de son guidon et de ses cavaliers bien connus, marcher derrière le chef du bureau arabe, le commandant Bosquet. Nous partions à une époque où les pluies sont encore redoutables, avec la crainte de ne point trouver de résistance; mais, si la poudre faisait défaut, la chasse au moins promettait des distractions nombreuses, et de plus, soldats, nous ne connaissions point encore ce droit nouveau, le droit aux commentaires, dont la révolution de février voulut gratifier l’armée, et que celle-ci dédaigna fort heureusement pour la France. — Le général de Bourjolly avait donné l’ordre de marcher. Soigner nos chevaux si l’occasion se présentait, courir sus à l’ennemi, à ce nouveau chérif Bou-Maza dont les récits populaires racontaient déjà tant de merveilles, telles étaient nos seules préoccupations.

Dahra veut dire en arabe le nord; on appelle ainsi, aux confins des provinces d’Oran et d’Alger, une partie montagneuse du pays comprise entre le Chéliff et la mer, de Tenez à l’embouchure du fleuve, qui, après avoir coulé vers l’ouest, tourne brusquement au nord et isole ainsi ce territoire de deux côtés. La population de cette contrée, longue de cinquante lieues environ sur vingt de large, est kabyle. Les terres, remarquables par leur fertilité, sont bien cultivées. On y trouve des vergers magnifiques, et la principale branche du commerce consiste dans la vente des figues séchées; mais, protégés par le fleuve, recevant rarement la visite des agens de l’autorité, les gens du Dahra ont une autre industrie plus fructueuse encore : les uns sont voleurs, d’autres recèlent et gardent les objets dérobés. Ces derniers, pour la plupart, habitent la petite ville arabe de Mazouna. Les subdivisions de Mostaganem et d’Orléansville sont chargées de maintenir l’ordre dans le Dahra. Celle de Mostaganem étend son autorité sur la partie riveraine de l’embouchure du Chéliff, qui est la moins accidentée. La subdivision d’Orléansville, au contraire, a dans son ressort les populations les plus sauvages et les plus remuantes. La ville de Tenez, située sur le bord de la mer, à la limite est du Dahra, est l’un des points principaux d’où s’exerce la surveillance; mais, quand des opérations plus considérables sont reconnues nécessaires, les troupes de Mostaganem, d’Orléansville et de Tenez combinent leurs manœuvres pour atteindre et frapper l’ennemi.

C’est pour prendre part à l’une de ces opérations que notre colonne venait de se diriger vers le Dahra. Elle s’en allait poursuivre Bou-Maza de concert avec le colonel de Saint-Arnaud, et ramener le calme dans ces tribus que la présence du chérif avait mises en émoi. Le général de Bourjolly faisait sur la route rentrer quelques impôts en retard, et nous étions depuis deux jours arrêtés au milieu de rians jardins, près de la source d’Aïn-Tetinguel, dont les eaux, jaillissant d’une roche à fleur de terre, vont, après une course d’un quart de lieue, se jeter dans la mer.

La réunion était peu nombreuse ce soir-là chez Mustapha. Deux de ses parens, l’Hadj-Mohamed et Mnley-Brahim, toujours associés à ses courses et à ses aventures, écoutaient les paroles qu’un étranger prononçait à voix basse, comme s’il eût redouté une oreille indiscrète. Dès que nous parûmes au seuil de la tente, l’étranger se tut; mais Mustapha lui dit alors : — par le sans crainte; ceux-ci sont mes amis, et le secret m’est inconnu pour eux.

Cet homme jeta sur nous un regard de défiance et sembla hésiter un moment. Il avait le nez recourbé comme le bec d’un aigle; l’ovale de son visage était allongé, les pommettes de ses joues saillantes; le front, dégagé, droit, s’arrêtait par une ligne précise sur des sourcils nettement dessinés. Rassuré (car sans doute il nous prenait pour des gens qui ne pourraient comprendre son langage), il continua ainsi : « Par mon œil, Mustapha, je te le dis, je l’ai vu, et le frémissement a couru mes os. — Le Bou-Maza est parti, il y a quatre jours passés, quand le soleil venait de se coucher. Cent cinquante de ses cavaliers le suivaient, ayant pour guide Aïssa-Bel-Djinn, heureux de venger dans la mort les douleurs que Bel-Cassem avait amenées sur les siens. Leur haine, tu le sais, était profonde, et plus d’une fois ces frères d’une même tribu ont essayé leurs forces; les Sbéahs[1] sont prompts à la colère, et l’injure chez eux appelle toujours le sang. Les cavaliers marchèrent la nuit entière, et, à la première aube du jour, les canons de leurs fusils entouraient la tente de Bel-Cassem. — Aux aboiemens des chiens, nous saisîmes nos armes et courûmes à la défense; mais il était trop tard, et, sautant sur Bel-Cassem, ces ravisseurs le renversèrent. Quand des cordes eurent étroitement serré ses membres, ils amenèrent au Bou-Maza celui que les Français avaient nommé leur caïd. Alors j’ai entendu ceci : — C’est toi, Bel-Cassem, qui as semé le mal et servi le chrétien. L’heure du châtiment est arrivée pour toi.

« Bel-Cassem, élevant la voix, répondit : — Hier, j’envoyais vers toi un des miens le porter des paroles d’amitié, et tu me réponds par la trahison. Ma main a frappé pour ma protection, mais les tiens sont plus nombreux.

— Fils de chien, tu oses parler! reprit le chérif, et, se dressant sur ses étriers : Vous autres, écoutez, que mon commandement s’accomplisse! Je viens d’en haut, et je porte la volonté du Puissant. Prenez cet homme; que le fer rougi au feu entre dans sa chair; que ses yeux cessent de voir et restent suspendus à sa joue par un lien de chair; que de chacun de ses membres brisés un à un il sorte une douleur nouvelle!

« Bel-Cassem fut saisi, je te le dis, je l’ai vu, — le feu allumé, le fer placé dans la flamme, et la chair cria sous le fer rougi; puis le chaous s’approcha, entra le doigt dans son œil, et, le tirant à lui, le laissa accroché par un lien de chair. Il fut fait pour le second œil comme il avait été fait pour le premier. On prit ensuite un yatagan, et à l’aide du revers chaque membre fut brisé un à un. Le chaous regardait le chérif, attendant son ordre. Ayant rassasié son œil à cette vue, le Bou-Maza dit : — Vous autres, vous avez été les témoins de la justice; allez, que tous le sachent : ainsi seront punis les serviteurs du chrétien. — La douleur en ce monde, la mort pour aller souffrir en l’autre, les attendent. — Et, armant son pistolet, il brisa la tête de Bel-Cassem d’un seul coup. — En vérité, cet homme est un maître du bras, et le commandement par le par sa bouche.

« Je croyais ma dernière heure venue, et j’étais dans l’attente du plaisir de Dieu, quand un de ceux du chérif me reconnut. — Un jour qu’il était poursuivi, je lui avais donné asile. A cette heure, j’eus la récompense du bien : il me laissa fuir. Alors j’ai couru vers les vôtres d’Orléansville, et j’ai tout raconté. Ils m’ont donné des lettres pour les soldats de Mostaganem, et s’étaient déjà mis en route afin de suivre la vengeance. Sur mon chemin, j’ai appris que la poudre avait parlé, et depuis je n’ai rien su. »

— Il a fait cela? reprit Mustapha avec le ton d’un homme qui ne peut s’empêcher de ressentir une certaine admiration, et, après avoir réfléchi, il ajouta : Quelles sont les paroles des gens sur le Bou-Maza?

— Son nom est dans la bouche de tous, il remue les cœurs et agite les esprits. Quelques-uns m’ont dit qu’il venait de l’ouest, d’autres des Cheurfas des Flittas[2]. Dans la vérité, nul ne le sait, et si le sang de Bel-Cassem ne s’était point mis entre lui et moi, j’aurais été son serviteur, car la terre ne peut produire un homme du ciel, et, envoyé de Dieu, il arrive du ciel.

Mustapha-ben-Dif, qu’un long séjour dans nos rangs avait déjà rendu sceptique, échangea avec nous un sourire de doute. L’homme des Sbéahs le saisit au passage, et, craignant aussitôt de s’être compromis en montrant ses pensées dans toute leur vérité, il reprit avec la volubilité d’un Arabe tombé dans un piège : — Il est fils du démon et en possède les ruses. Ainsi il se revêt de l’apparence d’en haut et trompe les faibles d’esprit; mais mon cœur est droit. Louange à Dieu! je sers ceux qui connaissent la justice et le bien.

Coupant court à ce flot de paroles qui menaçait de n’avoir point de fin, Mustapha continua sans s’émouvoir à recueillir les renseignemens sur le chérif. — Comment est-il? quel est son aspect?

— La jeunesse est son partage, répondit le Sbéah; il possède la beauté, son regard commande, son front est marqué d’une étoile. Ils disent que la prière est constamment dans sa bouche; la sainteté est sa compagne, et le respect l’entoure. Plusieurs m’ont raconté que, durant de longs mois, il est demeuré chez une femme pauvre des Ouled-Youness[3]. Là, ses journées se passaient dans le Seigneur, il priait et attendait. — Le premier signe de sa puissance se montra sur une créature de Dieu. Une chèvre de la montagne devint sa servante, obéissante et soumise à son regard. Ceux qui le rencontraient alors en étaient surpris et l’appelaient le bou-maza (père de la chèvre); mais leurs yeux ne voyaient point encore, car l’esprit lui ordonnait de garder le repos. Un jour pourtant, quand le soleil en se couchant marque l’heure de la prière, l’esprit lui enjoignit de quitter sa retraite. Alors, disent ces enfans de la ruse, le tonnerre se fit entendre, et, guidé par les éclairs, il marcha jusqu’à la tente de El-hadj-Mohammed-el-Jounsi, et, d’une voix qui dominait l’orage, lui commanda d’abandonner son sommeil et de l’écouter. El-hadj-Mohamed se leva et vit le feu du ciel briller à l’extrémité de sa main: et quand il parlait, chacun de ses doigts lançait des étincelles. Alors il crut et réunit les siens, et les paroles du Bou-Maza entraînèrent les cœurs. Il disait : — La mort me précède, elle frappe l’ennemi, c’est mon bouclier pour mes compagnons. Les biens de ce monde seront leur récompense, et durant ce temps ceux dont les jours auront été marqués auront les jouissances de l’autre. — Tous pourtant ne croyaient point. Alors, rapportent les semeurs du mal, quelques jours étant passés, il partit en razzia, et, dans la défense, un coup de feu lui fut tiré; mais du fusil sortit une eau limpide qui tomba aux pieds de son cheval. L’animal fit un bond, les crins de sa queue devinrent des flammes, et les balles s’en échappèrent par milliers, atteignant les fuyards à travers les rochers. Le mois qui suivit, il avait de nombreux cavaliers, des chaous, un secrétaire, un trésorier, et son grand drapeau rouge était planté près du marabout de Si-Aïssa-ben-Daoud. — Ils racontent, les maudits, afin d’augmenter son renom, qu’un prodige du ciel s’accomplit dans ce lieu. Comme il causait avec les siens en sa tente, un homme e de la montagne voulut lui parler. Le chaous, sur l’ordre du Bou-Maza, le fit entrer. Alors, prenant son pistolet et lui montrant le canon, le Kabyle dit : — Les gens m’ont assuré que tu t’annonces envoyé de Dieu. Dans ta course, plus rapide que celle du lion, tu dois rassasier les vautours des cadavres des chrétiens; un fleuve de sang les rejettera dans la mer, d’où ils sont venus. Je veux savoir la vérité. Si tu viens d’en haut, ce pistolet sera sans force contre toi; si tu as menti, la balle qu’il renferme dévoilera ton imposture. — Le Bou-Maza, se levant, répondit : — Que la preuve de la vérité soit donnée ! — Le Kabyle alors arma son pistolet, lâcha la détente; mais le pistolet resta muet. Trois fois il en fut ainsi, et trois fois, disent ces menteurs, le pistolet ne partit point. Ces récits courent le pays; beaucoup croient et tous espèrent. »

L’homme des Sbéahs parlait encore, quand le chaous du bureau arabe vint le chercher; les lettres étaient prêtes; il allait repartir en courrier pour la colonne d’Orléansville. Nous restâmes seuls dans la tente.

— Que penses-tu de tout cela, Mustapha? lui dis-je.

— Moi. rien de bon. Je vous connais trop bien pour douter que votre bras ne l’emporte; mais le trouble vous viendra par cet homme, car le cœur de l’Arabe est tortueux. Peut-être maintenant parviendrez-vous à étouffer le feu.... J’en doute. Le tison restera enfoui sous la terre, et, dans les temps qui s’avancent, il faudra du sang pour l’éteindre. Voilà deux années que les Arabes ont la paix et de belles récoltes. Le repos leur pèse, ils courront à ce prophète.

— Tu le crois ?

— Oui.

— Mais qui les porte ainsi au trouble?

— Tu le sais bien, car tu connais les croyances qui les agitent et tout ce qu’ils attendent. Pour moi, je ne puis m’empêcher de rire quand je les entends; mais tous n’ont pas vécu près de vous, et l’erreur est leur vêtement.

Mustapha-ben-Dif avait raison. — Quand je le quittai, tout en traversant le bivouac enseveli déjà dans le repos, je songeais aux difficultés sans cesse renaissantes, à cet édifice dont la base semblait reposer sur un sable mouvant toujours près de s’effondrer sous nos pas. Avec les Arabes, en effet, nous n’avons pas seulement à lutter contre les instincts guerriers; la superstition religieuse et les prophéties[4], qui font partie de leur foi, sont nos plus redoutables ennemis, car presque tous ont en elles une confiance absolue, et si les unes annonçaient notre arrivée, d’autres parlent de notre départ et prédisent les hommes merveilleux par lesquels doit s’accomplir l’œuvre de régénération du monde. Quant à celui qui doit exécuter ces prodiges, les prophéties le disent encore : c’est le Mouley-Sâa, le maître de l’heure. Tout a été décrit, son nom, semblable à celui du prophète, les signes qui doivent distinguer sa figure, son caractère, ses traits. Une prophétie même annonce qu’il sortira du Dahra, et les poètes errans ont entretenu cette croyance en la chantant de douar en douar à travers le pays. Voilà pourquoi les Arabes se fient si peu à la durée de notre autorité, et sont toujours portés vers ceux qui se disent envoyés de Dieu. Voilà pourquoi encore tous ces imposteurs se nomment Mohamed-ben-Abdallah, du nom du prophète et de celui de son père, et ce qui mit le Bou-Maza en si grand crédit, car il parut dans le Dahra, et sa figure répondait au signalement mystérieux. On retrouvait jusqu’à l’étoile gravée sur le front. Ce fut ainsi que le Bou-Maza puisa les élémens de sa force dans la superstition de tous. Nous croyions pourtant alors que ce commencement de révolte serait facilement réprimé par la colonne d’Orléansville, à laquelle nous devions prêter notre appui durant quelques jours seulement.

Le lendemain de cette conversation avec Mustapha-ben-Dif, nous suivions, en quittant Aïn-Tetinguel, un sentier tracé sur la crête des collines qui longent la mer, et, après huit heures de marche, quand nous eûmes descendu une ravine couverte de mélèzes et de plus maritimes, le général de Bourjolly établit le bivouac de l’autre côté d’une rivière, limite des subdivisions d’Orléansville et de Mostaganem, au pied du réseau de montagnes habitées par les Achachas, les Ouled-Youness et les Mediounas, tribus contre lesquelles nous devions opérer. Durant toute cette journée, nous n’avions point aperçu un seul Kabyle. Ces champs bien cultivés, ces vergers en fleurs étaient déserts : les oiseaux seuls n’avaient point abandonné la terre; mais la solitude nous importait peu, et, comme de coutume, la gaieté et l’insouciance nous tenaient compagnie.

Vers midi pourtant, plus d’un fantassin secoua la tête en voyant les gros nuages venus de l’ouest couvrir le ciel; bientôt la pluie tomba en torrens, et, lorsque la trompette de l’état-major sonna la halte, nous étions mouillés jusqu’aux os. Aussitôt la ruche de se mettre à l’œuvre, chacun de courir abattre le bois, dresser les petites tentes, allumer de grands feux, préparer le repas bien gagné; mais l’heure du repos n’était point arrivée pour l’escadron de cavalerie du 4e chasseurs : il fallait encore escorter le général, qui s’en allait au rendez-vous pris avec M. de Saint-Arnaud, à mi-chemin des deux camps. Durant deux heures, nos pauvres chevaux suivirent les sentiers détrempés, gravissant avec peine ces terrains glissans: enfin nous rejoignîmes le colonel de Saint-Arnaud, arrivé le premier au rendez-vous avec son chef d’état-major, le capitaine de Courson, et l’escadron de spahis que le capitaine Fleury venait de former à Orléansville. Pendant que nos chefs conféraient de nos destinées, les escortes se mêlèrent, les poignées de mains et les récits s’échangèrent. Depuis le 14 avril, jour de sa sortie, la colonne d’Orléansville, plus heureuse que celle de Mostaganem, avait déjà eu trois engagemens sérieux. Le 14, c’était avec le Bou-Maza en personne. Dans le pays de Krenouan, le drapeau rouge du chérif avait eu l’audace d’attendre la charge de notre cavalerie : mal lui en prit, car les cadavres des Kabyles jonchèrent la plaine de Gri, et le soir, en rentrant au bivouac, nos cavaliers, alertes encore malgré leur marche de vingt lieues, étaient chargés de dépouilles. Malheureusement le 17 ils avaient eu à regretter la mort d’un brave officier, le lieutenant Béatrix, chef du bureau arabe de Tenez, qui fut écharpé avec quatre de ses marghazenis[5] avant que l’on eût pu arriver à temps pour les dégager.

La conférence durait toujours, elle semblait très animée, et le colonel de Saint-Arnaud, avec son entrain et son mouvement accoutumés, tantôt indiquait sur une carte au général de Bourjolly le tracé du terrain, tantôt lui désignait du doigt les pays environnans. Du point où nous étions arrêtés en effet, la vue s’étendait au loin, et l’on découvrait le plateau de Bal, une des positions stratégiques les plus importantes de ce réseau de montagnes. Large et fertile, ce plateau avait pour base des escarpemens rocheux et boisés. Des ravines difficiles ne permettaient de l’aborder que par d’étroits sentiers, et de ce point central une marche de quelques heures pouvait porter les troupes, au gré du chef, dans plusieurs vallées différentes. C’était du côté de la mer, entrevue par une échappée d’horizon, au-delà de l’escarpement de gauche, sur les contreforts de la grande montagne des Ouled-Youness, que la colonne d’Orléansville avait livré son troisième combat aux cavaliers du chérif. Les compagnies de chasseurs d’Orléans s’y étaient trouvées la veille très vigoureusement engagées.

« Il n’y a pourtant qu’un homme de plus! » disait Louis XIV apprenant que Vendôme, à peine arrive en Espagne, avait déjà rétabli les affaires de la France en gagnant une bataille. A la guerre en effet, un vaillant chef, secondé par de braves soldats, devient le Briarée de la fable, le géant aux cent bras, dompteur du péril. Ce fut pour les chasseurs d’Orléans une heureuse chance d’avoir à leur tête le 18 le commandant Canrobert[6] : la rapidité de son coup d’œil, la précision de ses ordres, son énergique entrain, la confiance qu’il leur avait inspirée à tous depuis long-temps, les tirèrent du danger. Le 18, la colonne d’Orléansville s’était établie sur le plateau de Bâl. — A deux heures et demie, le colonel de Saint-Arnaud ordonna deux reconnaissances. L’une d’elles, confiée au commandant Canrobert, devait s’avancer dans la direction du sud-ouest, et, si l’on ne découvrait point l’ennemi, traverser le ravin de l’Oued-Met-Mour, puis fouiller les contreforts du piton des Ouled-Youness. Quelques spahis comme éclaireurs et trois cents hommes d’infanterie formaient l’effectif de la petite troupe. Les spahis n’avaient signalé aucun ennemi; l’on traversa l’Oued-Met-Mour. Sur le flanc droit, la section de carabiniers qui formait l’avant-garde fut alors légèrement attaquée, et tous les regards se portaient déjà de ce côté, quand d’un pli de terrain, d’une ravine boisée, vers la gauche, partirent des cris, des hurlemens. Au même moment, deux mille Kabyles bondissent furieux sur les chasseurs. Le commandant Canrobert aussitôt rallie la section de carabiniers et s’élance contre l’ennemi. Surpris d’une telle audace, celui-ci hésite, et nos chasseurs peuvent atteindre le sommet d’un plateau rocheux et boisé d’une bonne défense. Ils tiendront là jusqu’à l’arrivée du renfort que la fusillade fera venir du camp de Bâl. Reculer, traverser le ravin est impossible; ce serait vouer à la mort la moitié de la troupe et doubler la confiance des Kabyles. Les tirailleurs s’embusquent : deux réserves les appuient, prêtes à courir où besoin serait. Les balles kabyles s’abattent sur le plateau; c’est une grêle. Les chasseurs d’Orléans, accroupis contre terre, ménagent leurs munitions et visent à coup sûr; chaque cartouche porte la mort; le commandant Canrobert encourageait les soldats, les animait de sa parole. Cette défense acharnée irrite les Kabyles; l’ivresse furieuse de la bête fauve les gagne; ils se ruent contre la troupe, s’efforcent d’enlever les soldats corps à corps : alors la baïonnette joue à son tour, et le large sabre décime ces sauvages. Cependant les rangs s’éclaircissent : déjà Gilmaire et Bommont, deux braves sous-officiers, ont été frappés au cœur, huit autres cadavres sont étendus dans la petite clairière, et vingt blessés témoignent de l’ardeur de la lutte. Tous ces hommes grandissent avec le danger. Le sergent Lajus voit des chasseurs compromis; il s’élance, les dégage, tombe blessé deux fois et doit lui-même la vie au clairon Danot[7], dont la baïonnette tue trois Kabyles à ses pieds. Les capitaines Esmieu de Cargauet, Olagnier, Choppin sont partout. Chefs et soldats, sûrs d’eux-mêmes, vengent leurs pertes dans le sang ennemi. Enfin, derrière le contre-fort de la montagne, on entend le clairon qui sonne la charge et répète le refrain du bataillon : c’est la compagnie du lieutenant Bonnet soutenue par l’infanterie de ligne du lieutenant-colonel Ciaparide. En débouchant, le lieutenant Bonnet juge le terrain d’un coup d’œil, et, sans attendre des ordres, prend en flanc les Kabyles. Ceux-ci le croient suivi de toutes les troupes du camp : ils s’arrêtent. Le commandant Canrobert a vu leur indécision. Une compagnie garde les morts et les blessés sur les plateaux; le reste de la troupe prend l’offensive, charge à la baïonnette, brise les Kabyles et rejoint les renforts à mi-côte. Tous réunis retournent chercher les morts et les blessés; on se replia sur le camp, et un dernier mouvement offensif du capitaine Esmieu de Cargouet termina la lutte. Dans la mêlée, deux blessés avaient été enlevés par l’ennemi. Lorsque la nuit fut venue, les avant-postes du camp de Bal virent les Kabyles allumer un grand feu sur un piton, à l’abri de nos balles; la flamme rougeâtre des pins éclairait ces figures sinistres. Le tam-tam, frappé à coups redoublés, semblait leur donner le vertige. Les soldats regardaient sans comprendre; bientôt ils eurent l’explication de cette joie féroce. Les cadavres de leurs malheureux camarades furent apportés. Au milieu des hurlemens, ils furent piétines, profanés, outrageusement mutilés, puis les deux corps furent saisis et jetés dans le brasier. — La chair humaine est lente à brûler, elle roussit d’abord, la tête seule prend feu, et des yeux sortent des jets de gaz enflammés. Ce hideux spectacle avait rempli les soldats de fureur, tous s’étaient promis de ne point faire quartier quand l’occasion se présenterait. N’en déplaise aux philanthropes, qui, dans un bon fauteuil, au coin d’un bon feu, à l’abri du froid, de la pluie et du danger, font de belles phrases sur l’humanité, ils avaient grand’raison. Volontiers on joue sa vie, le soldat sait qu’il porte une livrée de mort qui lui vaut l’honneur au jour du repos; mais la rage lui viendra toujours à la pensée de la mutilation.

Pendant que nos camarades d’Orléansville nous racontaient ces épisodes du début de la course, les deux chefs avaient terminé leur conférence. Le général de Bourjolly et le colonel de Saint-Arnaud étaient convenus d’une opération pour la nuit même. En arrivant au camp, l’état-major donna les ordres; mais le soir, au moment de nous mettre en mouvement, un courrier arabe apporta au général des dépêches qui lui apprenaient qu’une puissante tribu kabyle, les Beni-Hidja, dont le territoire est proche de Tenez, entraînée par son caïd Mohamed-ben-Hini, homme fanatique et d’une grande énergie, avait attaqué un petit camp établi dans une vallée voisine de la ville. La route qui relie Tenez à Orléansville se trouvait coupée; des Beni-Hidja, l’insurrection pouvait s’étendre à l’ouest, gagner les Beni-Menacers et la Mitidja même, si l’on n’appliquait promptement le remède nécessaire. Le colonel de Saint-Arnaud, en prévenant le général de Bourjolly de ces événemens. lui annonçait qu’obligé de se porter en toute hâte dans la direction de Tenez, il ne pouvait exécuter le mouvement convenu pour la nuit.

Aussitôt les dépêches reçues, le contre-ordre fut donné, et le général modifia son plan d’opérations. — Nous allions nous borner à maintenir l’ordre parmi les tribus du Dahra comprises dans la subdivision de Mostaganem. Huit jours après, notre colonne se trouvait encore au même bivouac, sur les bords de l’Oued Khamis; attendant, dans ces terrains pierreux, près des beaux arbres qui alimentaient nos feux, la fin des pluies; mais les nuages couvraient toujours le ciel, et l’Oued-Khamis roulait des torrens d’eau boueuse. Les vivres commençaient à diminuer; nous devions recevoir bientôt un convoi d’approvisionnemens; on craignait pourtant que, si le mauvais temps continuait, la rivière débordée ne lui permît pas de nous rejoindre. Le général crut prudent de ne point tarder davantage à passer la rivière, et, par son ordre, un des officiers de cavalerie, monté sur un des meilleurs chevaux de la colonne, fut chargé de trouver un passage. Une petite escorte devait le préserver des rôdeurs et le retirer de l’eau, s’il arrivait accident, car l’entreprise n’était pas sans danger. Quatre fois le pauvre cheval fendit le torrent; quatre fois, luttant contre le flot, il dut revenir sans avoir trouvé un gué favorable. Partout des pierres, des troncs énormes, des difficultés trop grandes pour l’infanterie. Comme l’officier repassait encore, cherchant toujours, la pauvre bête s’abattit. Cheval et cavalier furent roulés; mais, par un violent effort, ils se tirèrent d’embarras et abordèrent à la rive. Il fallut cependant encore se remettre en mouvement : le gué n’avait pas été trouvé, et l’ordre devait s’exécuter. Cette fois-là, plus heureux, l’officier rencontra un endroit où le fond était uni. L’infanterie aurait de l’eau jusqu’à l’aisselle, mais à la rigueur on passerait. La position devenait trop critique, si le mauvais temps continuait, pour que le général ne se décidât pas sur-le-champ. Ordre fut donné de plier les tentes et de lever le bivouac. Pendant ce temps, M. de Berckheim, qui commandait notre artillerie, disposait une cinquenelle à l’aide de laquelle les fantassins pourraient lutter contre la violence du courant. Les artilleurs établirent avec peine cette corde solidement amarrée aux deux rives, et l’infanterie commença à s’ébranler. Plusieurs avaient ôté leurs souliers, les cartouches étaient placées sur le haut des sacs, et ils entraient bravement dans cette eau glacée qui tourbillonnait autour d’eux, se tenant accrochés au câble. La plupart passèrent sans encombre; quelques-uns pourtant, saisis de vertige, lâchèrent prise et furent entraînés. Heureusement, si les fatigues et les souffrances furent grandes, personne ne périt. Trois mulets seuls se noyèrent. Les malheureux petits bourriquots de l’infanterie eurent bien de l’embarras, un surtout excita nos rires. Ce bourriquot, dépouille opime de la bataille d’Isly, dont il avait gardé le nom, était gris-blanc, l’œil plein d’intelligence, j’allais dire la mine fière. On l’avait affublé d’un gros nœud rouge qu’il portait toujours en tête du convoi, car il ne pouvait souffrir de se voir dépassé. Ce bonhomme d’âne avait une si drôle de physionomie, que la colonne entière le connaissait, l’aimait, le caressait. Quant à son conducteur habituel, ordonnance d’un officier d’infanterie, il l’asorait. Aussi vraiment la figure du pauvre soldat faisait-elle peine, quand il vit tous les dangers que son ami allait courir. Entre camarades, on a l’ame bonne. Il en appelle deux, tous se mettent à l’œuvre. Le bourriquot est déchargé, le poids réparti sur leurs épaules, et Isly triomphant arrive sur l’autre rive.

Durant toute cette pénible opération, la gaieté de nos soldats était inépuisable : quolibets et moqueries ne manquaient pas aux maladroits; chacun, avant gagné la terre ferme, se secouait comme un caniche qui a pris un bain, et n’y songeait plus. Le général de Bourjolly, à cheval au milieu de l’eau, soutenait de ses paroles et de son commandement ses soldats. Il ne se retira que lorsqu’il eut vu M. de Berckheim replier la cinquenelle et les artilleurs reprendre leur rang dans la colonne.

Nous venions de recevoir les dernières pluies. Le surlendemain, le temps s’était remis au beau, et quinze jours après nous avions achevé les opérations dans la partie du Dahra qui dépendait de la subdivision de Mostaganem. Appelé par d’autres affaires, le général de Bourjolly marcha vers le sud, vers les limites du Tell et du Serrsous. Le territoire d’Orléansville restait en pleine agitation sous l’impulsion de l’insaisissable Bou-Maza, Orléansville même avait été attaqué. Enfin, après trois mois d’une course au clocher qui ne lui laissa ni trêve ni repos, au commencement de juillet, lorsque la colonne de Mostaganem, retournant prendre un repos bien mérité, renforçait, en prévision des éventualités futures, la garnison du poste d’observation du Khamis des Beni-Ouragh, dans les montagnes situées sur l’autre rive du Chéliff, la révolte semblait comprimée dans toute l’étendue de la subdivision. Il n’en était rien pourtant. Cette sourde inquiétude qui minait alors nos possessions d’Afrique, et qui s’était fait jour par des éruptions prématurées, allait éclater bientôt de l’ouest à l’est comme un ouragan de feu.

Deux mois plus tard, vers la mi-septembre, les douze cents hommes de Mostaganem avaient à supporter dans les bois des Flittas l’effort du pays tout entier essayant de secouer le joug. Nous apprenions en même temps le massacre de nos frères d’armes à ce marabout de Sidi-Brahim. dont nul n’oubliera jamais le nom de funèbre mémoire. La colonne d’Orléansville vint alors nous prêter son appui; mais le colonel de Saint-Arnaud dut bientôt retourner dans sa subdivision, sérieusement menacée. Le maréchal Bugeaud, voulant à cette époque rendre plus mobiles les troupes d’Orléansville et leur faire prendre part à ses opérations de l’Ouar-Senis, donna l’ordre à M. Canrobert, devenu lieutenant-colonel, de prendre le commandement de la ville de Tenez, et forma une colonne de douze cents hommes, avec laquelle le lieutenant-colonel devait maintenir toujours libres les communications entre les deux villes et mater toute cette partie montagneuse et difficile du Dahra, qui n’avait pas été la dernière, comme bien on le pense, à prendre sa part de l’insurrection générale. Les courses de cette colonne durèrent du 1er décembre 1845 au 26 mai 1846, époque de la pacification générale. Ce fut alors seulement que mon escadron, parti de Mostaganem dans la province d’Oran pour opérer dans les montagnes kabyles, bien au-delà d’Alger, put revenir dans son ancienne garnison.

Des six officiers et des cent vingt chasseurs à cheval qui avaient passé l’inspection du départ, deux officiers et soixante-sept hommes serraient seuls la main de leurs camarades du 1er escadron, détachés dans la subdivision pendant toute la révolte, quand nous traversâmes Orléansville pour rentrer à Mostaganem. Je me rappelle encore cette soirée de la rencontre où nous recevions l’hospitalité du capitaine Fleury. Un bol de punch flamboyait sur une grande table chargée de verres et de cigares. Chacun avait pris place comme il avait pu, et sur le beau canapé en cotonnade rouge, et sur les chaises de paille, et sur les coussins, voire sur l’étroit matelas caché sous un haïk arabe. Pour charmer les loisirs et réveiller les échos de France, nous avions un brigadier, ancien élève du Conservatoire, qui chantait d’une fort belle voix de ténor la Juive, Robert-le-Diable, les Huguenots, le Domino noir. Biais, le capitaine en second, à moitié guéri d’une blessure à la cuisse, entonnait les chansons inventées par les routiers de l’univers depuis plus de mille ans, et l’on buvait, et l’on causait. Chacun racontait ses fatigues de la campagne; on parlait tous à la fois, éprouvant par avance ce plaisir des grognards rappelant les vieux souvenirs de leurs jeunes années.

C’est ainsi que j’appris les marches de la colonne de Tenez. Pendant que nous courions le sud de l’Afrique, ce petit corps de troupes maintenait le Dahra, toujours si dur à l’obéissance. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de raconter les fatigues d’une colonne perdue et oubliée dans le grand mouvement de 1845. Par quels efforts, par quelles peines alors chacun a-t-il noué les mailles du filet que nous avons dû jeter sur l’Afrique entière avant de la dominer? Quelques épisodes des six mois de courses de la colonne de Tenez durant l’hiver de 1845 à 1846 aideront à le faire comprendre.


II.

« Si ta dent est petite, dit le proverbe arabe, qu’elle ait le venin de la vipère. Vienne la mort du venin ou de la force, la mort reste la mort; il n’y en a qu’une. » Ce dicton devint la devise du lieutenant-colonel Canrobert. Frapper vite et fort, se multiplier pour être partout, choisir toujours les positions militaires qui commandaient le pays, et ramener ainsi les tribus sous le joug, remplacer le nombre par une activité et une énergie constantes, telle fut la règle adoptée dans cette campagne, car le maréchal n’avait pu réunir qu’à grand’peine, et en les prenant dans tous les corps, les douze cents hommes de la colonne. Deux cents zouaves, cinq cents chasseurs d’Orléans, du 5e bataillon, qui, sous les ordres du commandant Soumain, gardaient leurs traditions de dévouement et de courage, trois cent cinquante hommes du 64e de ligne, trente sapeurs du génie, cinquante hommes du 6e léger, une demi-section d’artillerie de montagnes, un peloton de chasseurs à cheval d’Afrique, enfin les trente cavaliers arabes du capitaine Lapasset, remplaçant au bureau arabe le lieutenant Béatrix, tué si malheureusement le mois d’avril précédent, c’étaient là toutes les forces qui composaient la colonne chargée de dompter l’insurrection du Dahra.

La chasse commença aussitôt, et la tribu kabyle des Beni-Hidja, dont le chef, Mohamed-ben-Hini, coquin vénéré, leur soufflait son fanatisme et son courage, fut châtiée des premières. Le 17 décembre, la colonne gravissait les pentes du col de Sidi-Bousi. Son arrivée mettait en émoi ces populations sauvages; il semblait voir une fourmilière qu’un voyageur eût remuée du bout de son bâton. Le long des hauteurs de droite, les Kabyles couraient, glapissant, criant, hurlant; bientôt les coups de fusil se font entendre, le bruit du tambourin les enivre; aussitôt trois compagnies d’infanterie, 64e de ligne, zouaves et chasseurs d’Orléans, sous le commandement du capitaine Esmieu, de ce dernier corps, sont lancées au pas de charge. C’est à qui se distinguera. La tunique noire des chasseurs d’Orléans, la capote grise de la ligne, le turban vert des zouaves, remplacent dans ce steeple-chase les casaques aux nuances diverses des jokeys. Le coup de feu et la baïonnette fraient un passage; chacun cherche à se devancer, s’appuyant sur son camarade. Comme toujours, plus d’une aventure signala ces rencontres. — Deux zouaves tournent un buisson, un d’entre eux reparaît à quelques pas de là, immobile, l’œil au guet, faisant le coup de feu. Un sergent accourt pour les dégager, les croyant blessés. Il n’en était rien. Un des zouaves avait rencontré dans le fourré une jeune personne kabyle fort jolie, et lui faisait la cour avec de douces paroles au milieu des balles, pendant que le camarade veillait et protégeait ces nouveaux amours. A trois heures, les hauteurs étaient dégagées, et une demi-heure après nos troupes s’établissaient dans les vallons du versant opposé, entre les sources de l’Oued-bou-Cheral et de l’Oued-bou-Rhaseur. Durant la nuit, les Kabyles tentèrent encore l’attaque, mais sans succès; nos grand’gardes les tinrent en respect.

Passer la nuit en grand’garde n’éveille dans la pensée de ceux qui n’ont point fait la guerre, et surtout la guerre de partisans, que l’idée d’un certain nombre d’hommes dormant à deux ou trois cents pas en avant d’une troupe, pendant que l’un d’entre eux se promène de long en large le fusil au bras. C’est ainsi qu’au Cirque des boulevards les pièces militaires nous les représentent; mais, en Afrique, les grand’gardes de nuit ne ressemblent guère à cela : on n’y dort pas, chacun veille. Si la pluie tombe, si le vent du nord souffle et glace, point de feu pour réchauffer les membres fatigués par la marche du jour: la flamme trahirait le poste; il faut veiller toujours près de ses armes, et ceux qui sont en faction, accroupis dans les buissons, guettent du regard le moindre indice, tendent l’oreille au moindre bruit, chassant le sommeil qui alourdit la paupière. Le salut de tous peut en dépendre. Bien mieux, si l’ennemi attaque, vous ne devez pas tirer; la baïonnette est au bout du fusil pour la défense; point de fausses alertes; à tout prix, ne troublez pas le sommeil du bivouac. Tel est le point d’honneur. C’est ce que savait bien le sergent du 64, qui, cette nuit-là, commandait un poste avancé. — Une colonne kabyle se glisse le long d’une pente boisée pour enlever le petit poste. La sentinelle se replie en rampant et la dénonce. Le sergent ne veut en croire que ses propres yeux, car la nuit les objets semblent parfois grandir, le soldat aurait pu s’effrayer. Il voit que sa troupe est trop faible pour résister. Aussitôt il donne l’ordre de se retirer, et gagne un point de bonne défense à cinquante pas de là. L’ennemi arrive, croit le poste abandonné et s’établit tranquillement. Le sergent alors revient brusquement, charge à la baïonnette comme s’il eût eu avec lui les forces du camp; les Kabyles se sauvent dans toutes les directions, le laissant maître du piton confié à sa garde.

Les Beni-Hidja commençaient à recevoir le châtiment de leur révolte, lorsqu’il fallut se rapprocher de Tenez. Le Bou-Maza venait de pénétrer dans le Dahra, et le colonel devait, tout en assurant la sécurité de plusieurs convois destinés à l’approvisionnement d’Orléansville, se tenir prêt à se porter dans la direction où le Bou-Maza rendrait sa présence nécessaire. La mauvaise saison vint alors ajouter de nouvelles souffrances aux fatigues des marches incessantes. Dans toute l’Algérie, les premiers jours de janvier 1846 furent marqués par des temps affreux. Tandis qu’à Sétif huit cents hommes périssaient dans la neige, plus d’un soldat eut les pieds gelés dans la province d’Oran. La petite colonne de Tenez prit aussi sa part de ces misères, et le 6 janvier, comme elle était en marche, un brouillard épais l’enveloppa tout entière; l’on avançait ainsi en pays ennemi, à travers un terrain coupé de ravines et de bois épais, transi par les rafales de vent et de pluie qui se succédaient à chaque moment. Toutes les dix minutes, le clairon qui marchait en tête sonnait, et les clairons et les tambours de chaque corps répétaient successivement en terminant la sonnerie par le refrain du régiment. L’on s’assurait ainsi que la colonne s’avançait en bon ordre : les flanqueurs, repliés par petits groupes dans le convoi, l’auraient protégé au besoin contre les embuscades; mais, si le proverbe dit que le soleil luit pour tout le monde, amis et ennemis se valent par le froid et le brouillard : tous sont également engourdis. La colonne ne fut pas attaquée. Continuant avec cette résignation patiente que donnent l’habitude de la souffrance et la confiance dans le chef, elle arriva sans encombre au centre de beaux villages kabyles que leurs habitans, les Larmounas-Baharis, avaient abandonnés. Là le lieutenant-colonel jugea prudent de s’arrêter; la tempête, loin de diminuer, semblait augmenter encore. A peine les faisceaux formés, les soldats coururent aux maisons, enlevant aux toitures ces longues perches de bois bien sec qui font de si belles flammes. On les entassa en pyramides immenses, et pendant dix-huit heures, tant que l’ouragan dura, les feux furent soigneusement entretenus. Une autre bonne fortune leur était réservée: les Kabyles avaient laissé les provisions au logis; des repas copieux aidèrent nos soldats à supporter le froid et la pluie. Enfin l’on put se remettre en mouvement et reprendre cette course au clocher qui ramenait peu à peu les populations sous notre autorité.

Le 20, les troupes rentraient à Tenez pour remplacer les souliers usés, réparer les capotes mises en pièces par les buissons; mais le repos fut court. Le 21, le colonel de Saint-Arnaud, commandant la subdivision, modifiait la composition de la colonne, remplaçant les zouaves par le 1er bataillon du 36e de ligne, et prescrivait au lieutenant-colonel Canrobert de se montrer à l’ouest du cercle pour y châtier quelques tribus encore rebelles et balancer l’influence du chérif Bou-Maza. La petite colonne se dirigea vers le plateau de Tadjena, une des positions stratégiques du Dahra. De ce point élevé, une troupe peut se porter dans trois directions différentes, frappant également les gens du Chéliff et ceux du bord de la mer. L’eau était bonne, le bois abondant, la nourriture des chevaux facile; c’était un bon repaire pour attendre l’occasion favorable, qui ne devait pas tarder.

Les espions annoncèrent que le Bou-Maza se trouvait chez les Mediounas, occupé à réunir du monde, et que la fraction des Sbéahs dite Mchaias s’occupait de ses labours : confiante dans son éloignement de Tenez et d’Orléansville, elle négligeait de se garder. A neuf heures du soir, le lieutenant-colonel recevait ces renseignemens; à onze heures et demie, les hommes, réveillés au milieu de leur sommeil, prenaient les armes. Cinq cents fantassins d’élite sans sac, la cavalerie, le goum[8], composaient la petite colonne qui devait tomber au point du jour sur les récalcitrans. On avançait dans le plus grand ordre, dans le plus profond silence; pas une pipe n’était allumée. Quand la nuit est noire, la moindre lueur trahit la présence. Enfin, au premier crépuscule, comme l’aube blanchissait l’horizon, on avait atteint la partie du pays où s’étaient réfugiées les fractions ennemies, et nos soldats distinguent les tentes dans la vallée et sur les pentes montagneuses. La surprise a réussi, toute fatigue disparaît; un instant auparavant, le fantassin traînait la jambe; maintenant vous pouvez lui faire donner la chasse durant dix lieues sans qu’il y songe. Les ordres sont transmis rapidement. La cavalerie et le goum se diviseront et suivront les hauteurs pour atteindre le col qui fermait la vallée, unique passage par lequel les populations que l’infanterie pourchasse puissent tenter la fuite. La cavalerie part au galop, les deux tiers de l’infanterie sont déployés en tirailleurs, le reste forme troupe de soutien. Bientôt les premiers douars sont atteints, le cri d’alarme retentit, les coups de feu s’échangent, l’effroi est dans la vallée entière. Femmes, hommes, enfans, s’élancent du côté de la seule issue que le terrain leur offre; mais ils trouvent les chasseurs et le goum : les balles se croisent, les sabres des chasseurs en percent un grand nombre, et cent cinquante cadavres restent étendus sur le sol. Les troupeaux, les femmes et les enfans, quelques Kabyles aussi sont rejetés dans la direction de l’infanterie, et la razzia entière se trouve réunie au centre de la vallée. Quand les grillades de mouton eurent réparé les forces de la troupe, les clairons sonnèrent de nouveau la marche, et le long convoi prit la direction du plateau de Tadjena, où l’attendait l’autre moitié de la colonne. A neuf heures et demie, chacun reprenait sa place au bivouac, après vingt-deux heures de course. — Des gardes furent données aux prisonniers; on plaça les femmes et les enfans sous des tentes de campement, afin de les préserver du froid. Ces pauvres malheureuses accroupies à terre, les enfans attachés derrière le dos comme un paquet, couvertes de haillons, de poussière, de saleté, offraient un triste et répugnant spectacle. Malgré la boue et les immondices dont les femmes arabes se couvrent la figure quand le sort de la guerre les fait tomber dans les mains ennemies, quelques-unes pourtant étaient charmantes. Celles-ci ne détournaient que bien peu la tête, et laissaient entrevoir leur visage. Que voulez-vous? femme jolie, même dans les sentiers d’Afrique, n’ignore point sa beauté. La bonté de cœur de nos soldats était vraiment touchante. Ces hommes si rudes à la besogne, ces coureurs de halliers, ces gens que l’on représente affamés, désireux de sang, la lutte terminée, on les voit jouer avec les enfans, prendre soin de ceux qui souffrent, approcher pendant la route de leurs petites lèvres, que la soif dessèche, la gourde portée par chacun d’eux à sa ceinture. Parmi nos prisonniers se trouvait une petite fille de cinq à six ans, l’œil brun, le sourire malin, les dents d’ivoire, quelque chose de leste et d’accort qui vous intéressait à elle. La pauvre petite marchait seule, et de bien grosses larmes roulaient dans ses petits yeux. Un sergent qui parlait un peu arabe lui dit de bonnes paroles pour la rassurer. Alors l’enfant raconta qu’une balle perdue avait tué sa mère, que son père était mort percé par le sabre d’un chasseur à cheval, et qu’elle restait seule, ayant bien peur; puis aussi elle montrait son pied tout saignant, car en essayant de fuir elle s’était blessée. Il y avait tant de gentillesse dans cette enfant, que la pitié gagna le sergent: il la prit sur son épaule, et, quand un chasseur à cheval passa près de là, il la lui remit en dépôt, afin qu’elle pût continuer la route sans fatigue. Voilà notre petite fille fièrement campée à l’avant d’une selle, toute rassurée déjà, commençant à sourire et à jouer avec la barbe du chasseur. En arrivant au bivouac, ce fut bien une autre fête : le sergent vint la chercher, on soigna son pied, on lui donna de la nourriture, et, quand on repartit, la cantinière du bataillon l’emmenait sur ses mulets, et l’enfant réjouissait toute la compagnie par ses drôleries et sa bonne humeur. Tous l’aimaient. Le capitaine voulut l’adopter. Bien lui en prit, à ce brave capitaine. Il avait une sœur mariée et sans enfans. L’année d’ensuite, revenant en France, il amena la petite avec lui, et, comme toujours, elle exerça son charme. Le frère l’aimait, la sœur l’adora, ne voulut pas s’en séparer, et la retint de force. L’année dernière, la petite fille du Dahra, élevée, si je ne me trompe, dans un pensionnat de Tulle[9], devenait une jeune fille qui tenait toutes les grâces que l’enfant avait promises. Dans quatre ans, elle aura seize ans et de la pudeur, portera des robes longues, baissera les yeux, dansera la valse à deux temps, et se mariera par-devant M. le maire, toutes choses, sauf les seize ans, complètement inconnues dans le Dahra.

Les savans nient le mouvement perpétuel; évidemment les membres illustres de l’Académie des sciences n’ont point fait à cette époque les campagnes d’Afrique : ils ne douteraient plus de son existence. Une course finie, dans la nuit même une autre commençait. Cependant le Bou-Maza ne pouvait voir ruiner son influence sans essayer de lutter, et le 28 janvier, comme les troupes étaient revenues sur le plateau de Tadjena, point d’où rayonnaient alors toutes les opérations, des cavaliers du chérif annonçaient son retour en échangeant quelques coups de fusil avec nos tirailleurs. Le lendemain 29, l’ennemi couronnait les monticules couverts de mélèzes et de chênes verts, situés sur la rive gauche de l’Oued-Sidi-Salem, une des vallées qui s’ouvraient au nord-ouest de Tadjena. Le lieutenant-colonel Canrobert, voulant s’assurer de sa force, l’envoya reconnaître par le capitaine Lapasset, chef du bureau arabe, qui avait, outre ses cavaliers, trois compagnies d’infanterie, deux du 5e bataillon de chasseurs d’Orléans et une du 36e. Quelques groupes ennemis, d’où se détachaient un petit nombre d’éclaireurs, se montraient seuls. Du haut des pitons, les cavaliers arabes des deux partis commencèrent à échanger les injures. Leur voix, comme celle des héros d’Homère, portait à des distances fabuleuses les malédictions et les menaces. Bientôt pourtant la poudre parla à son tour, mais avec mollesse ; les tirailleurs ennemis se retiraient peu à peu, cherchant à attirer nos soldats vers une suite de ravines et de contre-forts d’où l’on pouvait les harceler à coup sûr et les couper du camp. Heureusement les officiers, vieux renards d’Afrique, étaient habiles à sentir la ruse. Ils n’avançaient qu’avec précaution, se tenant toujours sur leurs gardes, quand d’une ravine déboucha tout à coup sur eux une charge furieuse que le Bou-Maza menait en personne. Mohamed-ben-Hini, le fameux et redoutable agha des Beni-Hidja, l’agha Oulid-Derbal, renommé pour sa courageuse audace, étaient avec lui. La petite troupe, faisant bonne contenance, serra les rangs ; les fusils ne partaient qu’à coup sûr, chaque balle envoyait la mort. Neuf chasseurs d’Orléans furent tués, vingt-quatre sous-officiers et soldats blessés mortellement, tant la mêlée avait été rude. La perte des Kabyles fut plus sensible encore : Mohamed-ben-Hini tombait frappé de sept balles, et la baïonnette d’un chasseur faisait sauter l’œil et le crâne d’Oulid-Derbal. Leurs gens n’osèrent attaquer nos soldats, quand la reconnaissance se replia sur le camp.

Le lendemain, un convoi venant d’Orléansville devait suivre la route de Tenez. Le lieutenant-colonel craignait que l’ennemi, en s’embusquant dans les ravines durant la nuit, n’essayât de le couper ; mais les éclaireurs n’aperçurent nulle trace, et vers midi, quand de la grande halte on eut vu le convoi poursuivre tranquillement sa marche, la colonne se mit en mouvement dans la direction de la vallée de Sidi-Brahim. Au dire des espions, le Bou-Maza s’était porté de ce côté. Les nouveaux renforts envoyés par le colonel de Saint-Arnaud allaient permettre de le poursuivre plus vivement encore.

Le passage qui conduit de la vallée de l’Oued-Sidi-Salem à la vallée de l’Oued-Sidi-Brahim est dégarni de bois, c’est un col grisâtre et schisteux, raviné par les pluies, dominé par des crêtes dentelées. Un étroit sentier serpente à travers ces ondulations de terrain et débouche sur un petit plateau d’où l’on aperçoit la rivière, et sur les contre-forts opposés — le marabout de Sidi-Brahim. Autour de ce marabout, le long des pentes qui conduisaient à la rivière, dix-huit cents Kabyles environ se trouvaient rassemblés; sur leur droite, à trois cents mètres, un groupe de deux cents cavaliers était réuni autour d’un grand drapeau facile à reconnaître pour celui du chérif. Le lieutenant-colonel, prévenu sur-le-champ par les éclaireurs. se hâta de gagner la tête de colonne. Tandis que les soldats, sortant un à un de la gorge, se massaient lentement, mettant pied à terre, il examinait le terrain et donnait les ordres pour l’attaque. Un bataillon du 36e de ligne et un détachement du 3e chasseurs d’Orléans devaient garder le convoi. Le reste de l’infanterie, légion étrangère et 5e bataillon de chasseurs d’Orléans, sous les ordres du commandant Soumain, traverserait la rivière et aborderait de front l’ennemi pendant que le lieutenant-colonel, avec la cavalerie et le goum du capitaine Lapasset, gagnerait sur la gauche, par un mouvement tournant, les sommets des crêtes et prendrait les Kabyles entre deux feux. Le signal est donné; la manœuvre commence. Embusqués dans les rochers, tapis dans les buissons et les fourrés qui les protègent, les gens du chérif engagent une vive fusillade. Les chasseurs les abordent à la baïonnette, les pourchassent dans leurs repaires. La cavalerie, qui a gravi les escarpemens de gauche, paraît contre le marabout et descend à la rencontre de l’infanterie. Les Kabyles surpris hésitent, tentent la fuite, ne songent plus qu’à se dérober à nos coups; mais les soldats, acharnés à la vengeance, les poursuivent sans relâche, sans pitié. Tout le terrain se couvre de morts, et le Bou-Maza, témoin impassible de la ruine des siens, s’éloigne en toute hâte sans essayer de leur porter secours. A deux heures commençait l’attaque; à cinq heures, la lutte était terminée, nos soldats essuyaient la sueur glorieuse du combat, — et à six heures blessés et survivans étaient établis au bivouac, sur la rive gauche, non loin de l’endroit où flottait le drapeau du chérif.

Cette bonne rencontre, où la hardiesse et la rapide décision du chef avaient valu une fois de plus le succès à nos armes, changea la situation des affaires. Le Bou-Maza fut contraint de se retirer dans la partie la plus difficile du Dahra, et plusieurs tribus se rapprochèrent de nous. La colonne d’Orléansville, qui avait alors quelques instans de répit, vint à cette époque réunir ses forces à celle de Tenez; mais leur action commune ne fut pas de longue durée. Elles avaient à peine eu le temps d’exécuter par une marche de nuit un coup de main sur les Ouled-Youness, cette tribu berceau de la révolte, qu’un ordre du gouverneur-général rappela les troupes d’Orléansville près de lui, et le lieutenant-colonel Canrobert dut pourvoir seul de nouveau à toutes les éventualités. Du marabout d’Aïssa-ben-Daoud, sur le penchant du coteau qui borde la plaine de Metaouri, non loin de la vallée du Chéliff, le colonel maintenait le pays par des courses rapides, cherchant par tous les moyens à priver le chérif des ressources qu’il trouvait dans le Dahra. Le 15 février, les Madiounas, puissante tribu de la subdivision de Mostaganem, payaient d’un seul coup tout l’arriéré de leurs méfaits, et pour quelque temps du moins étaient mis hors d’état de venir en aide au Bou-Maza. Ils furent tondus jusqu’à la peau, ces pauvres Madiounas, et les plus avides au pillage furent leurs frères de Mazouna, les receleurs habituels de leurs rapines. Comme il s’agissait avant tout de diminuer leurs ressources, le lieutenant-colonel n’avait rien trouvé de mieux que de s’adjoindre huit cents hommes de Mazouna. Avec de pareils vautours, la besogne devait être bien faite. Le spectacle, au reste, était curieux. Sur les hauteurs, une partie de la troupe se tenait en observation, maintenant les Kabyles à distance, pendant que le reste des soldats pénétraient dans les maisons[10]. Alors jarres, burnous, peaux de bouc, haïcks, étaient jetés pêle-mêle devant la porte avant qu’on livrât les maisons aux flammes. D’autres se répandaient dans les vergers, semant partout la ruine et la désolation, et au milieu de tous, dans cette curée, le Juif, poursuivant le gain, chargeait ses mulets de dépouilles, ne laissait traîner ni un vase ni un lambeau d’étoffe. Bientôt l’œuvre de destruction, cette cruelle nécessité de la guerre, fut accomplie, et le clairon sonna le ralliement. Peu à peu, durant ce temps, les groupes ennemis semblaient augmenter, l’agitation devenait plus grande, le bourdonnement précurseur se faisait entendre. Comme toujours, le moment du retour fut le signal de l’attaque. De droite, de gauche, de tous côtés, les hurlemens et les coups de fusil éclatèrent en même temps. Nos troupes se retiraient en bon ordre, les lignes de tirailleurs repoussaient toutes les attaques. Emportés pourtant par l’ardeur de la lutte, plusieurs tirailleurs abusent de leurs cartouches. Les Kabyles s’aperçoivent que le feu diminue, les balles n’arrêtent plus leur élan. Sur un petit plateau qui précède l’Oued-Tancer, au moment où l’on allait envoyer des troupes fraîches aux lignes de tirailleurs, ils se précipitent, cherchant à les entamer; mais le colonel avait prévu ce mouvement, et la petite cavalerie de la colonne, que le capitaine Lapasset accompagnait avec les cavaliers indigènes, avait, par son ordre, suivi au galop un pli de terrain qui dérobait son approche. Ils arrivent, tombent sur les Kabyles, les percent de leur sabre. Le capitaine Lapasset est blessé; on perd quelques hommes; l’ennemi est repoussé au loin et n’ose plus renouveler son audacieuse attaque. Nos soldats ne détruisaient pas toujours. Loin de là, pour protéger les douars restés fidèles, quittant le fusil, ils prenaient parfois la truelle, et, redevenus travailleurs, on les voyait construire les abris qui devaient sauvegarder nos alliés quand ils seraient forcés de s’éloigner et de les laisser à leurs seules forces. A Saardoun, le 23 février, capotes et tuniques étaient mises bas, et la colonne entière en manches de chemise, remuant de grosses pierres, élevant une large muraille, présentait l’aspect d’une troupe de maçons limousins. Saardoun est, en effet, une des positions les plus sûres du Dahra. A droite et à gauche, les berges inaccessibles de deux ravins garantissent ce lieu contre toute attaque. Une seule issue était ouverte à l’ennemi : un mur de plus de 500 mètres de développement allait la lui fermer. Officiers et sous-officiers surveillaient les travaux, encourageant les soldats. Ceux-ci n’en avaient pas besoin, car l’ardeur était si grande, qu’en trois jours cette nouvelle muraille de la Chine était achevée. Oh! les vaillans soldats que ces hommes façonnés par l’Afrique! Ils sont bons à tout, rien ne leur est impossible, et jamais on n’entendit ni une plainte, ni un murmure durant ces courses continuelles si pénibles de la fin de février et du commencement de mars.

Il fallut bien encore pourtant rentrer à Tenez, chercher des vêtemens de rechange, remplacer les souliers usés, radouber en quelque sorte la colonne. Cela fait, on rejoignit en toute hâte le colonel de Saint-Arnaud. Le 15 mars, laissant le camp établi à Sidi-Yousef sous la garde des malingres et d’un bataillon du 58e de ligne, le colonel se portait chez les Madiounas, toujours prêts à la révolte. Durant la marche, comme l’on arrivait à la vallée de l’Oued-Morglas, le colonel de Saint-Arnaud donna l’ordre au lieutenant-colonel Canrobert de suivre les crêtes qui bordaient la rive gauche du petit ruisseau, pendant que le capitaine Fleury, avec son escadron de spahis et soixante chevaux du 5e chasseurs de France, prendrait le milieu de la vallée, prêt à sabrer les Kabyles que les zouaves lui rejetteraient. Quant au gros de la colonne, il suivait avec le colonel de Saint-Arnaud. A l’extrémité de la vallée, la cavalerie, formant un arc de cercle, devait se rabattre vers les zouaves, à la hauteur d’un plateau rocheux indiqué d’avance.

Le capitaine Fleury s’avançait avec une grande prudence; quelques spahis des mieux montés sondaient, à deux cents pas en avant, tous les replis de terrain, car en Afrique, à chaque moment, on est exposé à voir l’ennemi surgir de terre. Dans la plaine qui paraît la plus unie à l’œil, les eaux creusent souvent des ravines profondes, abris pleins de sûreté. Là s’établissent, comme des oiseaux de proie, les cavaliers ennemis prêts à profiter de la moindre négligence. Malgré ce danger des attaques imprévues, les chefs de colonne sont obligés de lancer souvent au loin, sans point d’appui, leurs reconnaissances de cavalerie. Il faut à tout prix battre les Arabes, et on ne le peut qu’en prenant leurs propres armes, la légèreté et la mobilité. Aux officiers à qui ces missions importantes sont confiées, il appartient de juger le terrain, le danger, l’occasion. Une grande responsabilité pèse sur eux; avant tout, ils doivent se tirer d’affaire, ne point attirer d’embarras à la colonne, éviter le danger ou lui tenir tête, mais dominer toujours et triompher de la résistance. C’est ce qui arriva dans cette circonstance aux spahis et aux chasseurs; ils avaient tué quelques Kabyles et poursuivaient leur marche, quand, dans un bas-fond, au milieu de jardins de figuiers, les éclaireurs aperçurent huit cents cavaliers ennemis environ, bien montés, bien équipés, entourant le drapeau du chérif. Charger des forces aussi considérables avec cent spahis et soixante chevaux de France, lourds, difficiles à manier et montés par des hommes qui n’avaient point l’habitude de cette guerre, c’eût été commettre une grande imprudence. Il fallait sans hésiter gagner les crêtes voisines, mettre pied à terre et se défendre au fusil jusqu’à l’arrivée de l’infanterie, qu’un passage difficile avait retardée, puis se lancer dès que l’on aurait un bataillon de soutien pour recueillir les blessés, et se replier au besoin. Le capitaine Fleury donne sur-le-champ l’ordre de faire tête de colonne à gauche, au trot. Les spahis, plus lestes et mieux montés que les chasseurs de France, tiennent l’arrière-garde. Cette petite troupe est alors semblable à un vaisseau qui vire de bord, exposé par le flanc au coup de la lame, jusqu’à ce qu’il ait terminé son embardée. Les cavaliers ennemis prennent le galop, rasent nos lignes en poussant les hurlemens de combat, envoient leurs balles, pénétrant parfois à travers le peloton de tirailleurs. Les plus vigoureux des spahis assurent ainsi la marche de la troupe, qui parvient à gagner les crêtes rocheuses. Aussitôt, mettant pied à terre, comme des sangliers acculés, ils vont tenir ferme jusqu’à l’arrivée des zouaves, accourant au bruit de cette fusillade, pressée comme les coups de la grêle. Un grand nombre dans les rangs sont frappés. Une balle traverse la cuisse du capitaine en second Biais. L’escadron se battait comme se seraient battues de vieilles troupes d’élite. Le capitaine Fleury, droit sur ses étriers, veillait à tout, plaçant des hommes sûrs aux postes les plus dangereux, les entraînant par son sang-froid et son ardeur. Le grand cheval bai qu’il montait, un colosse, piaffait sous les balles, car, point de mire des Arabes, elles volaient autour de lui. Comme d’un bond il le lançait pour donner un ordre, un cavalier ennemi plus adroit l’ajusta. La balle, traversant le poitrail, abat le noble animal sans vie sur le rocher, et, dans la chute, la cheville du capitaine Fleury est démise; mais en pareil moment le sang court vite et tue la douleur, celui qui commande n’a pas le temps de souffrir. Ali, le trompette, amène son cheval et le donne à son chef. Au même instant, les zouaves arrivent; l’aspect du combat change aussitôt. — « En avant! en avant! » La sonnerie commande la charge, les spahis reprennent l’élan et suivent leurs officiers au gros de la mêlée; les zouaves les appuient en courant, et les Arabes se dispersent comme des sauterelles chassées par le vent.

Le lieutenant-colonel Canrobert, ralliant toutes les troupes, reprit la direction de la colonne. Morts et blessés se faisaient contrepoids sur les cacolets, et les chasseurs d’Orléans protégeaient l’arrière-garde avec leurs grosses carabines. Un groupe de cavaliers qui se tenait à petite distance reçut une de leurs décharges : il tourbillonna et disparut. Le soir, un transfuge apprenait aux chasseurs que le Bou-Maza lui-même avait le bras cassé et citait le nom des gens de marque atteints par nos balles, percés par le sabre des spahis.

Les colonnes se portaient un mutuel secours, réunissant par momens leurs forces pour frapper un coup décisif, achever de rompre le faisceau, ramener la tranquillité. La fin de mars, le mois d’avril tout entier et le commencement de mai furent ainsi employés à des marches sans fin, à des surprises, à des combats. — Dans les courses de taureaux, quand on veut appeler l’attention de l’animal en fureur sur un nouvel assaillant, on agite devant ses yeux un manteau rouge qui a le don d’irriter sa colère. Tel fut souvent à cette époque le rôle rempli par les troupes de Tenez; plusieurs fois elles durent attirer l’effort de l’ennemi pour donner le temps aux autres colonnes d’opérer leurs mouvemens d’ensemble. Le lieutenant-colonel Canrobert s’acquittait toujours avec bonheur de ces périlleuses missions. Admirablement renseigné, il ne perdait ni une heure, ni une occasion, et la rapidité de sa décision, les ressources de son esprit, tiraient parti des difficultés mêmes. Vers la fin d’avril, il en donna une preuve nouvelle. La petite colonne s’était avancée dans la direction des troupes de Mostaganem ; mais le général Pélissier, retenu chez les Beni-Zeroual, manqua au rendez-vous, et, au lieu de soldats amis, le lieutenant-colonel trouva sur l’Oued-Tancer toutes les forces des révoltés. Son camp avait été vigoureusement attaqué; tout annonçait que les montagnards étaient disposés à une lutte ardente. Il fallait mettre à profit leur audace. Le lieutenant-colonel Canrobert prit aussitôt la résolution de se défendre de façon à redoubler leur confiance. Pendant ce temps, le colonel de Saint-Arnaud, qui se trouvait à huit lieues de là, serait prévenu, et, une fois les troupes d’Orléansville à bonne portée, le lieutenant-colonel commencerait à se retirer lentement, excitant encore l’ennemi par sa marche rétrograde, jusqu’au moment où, faisant demi-tour, il rejetterait brusquement les Kabyles sur la cavalerie d’Orléansville, comme un volant que le joueur renvoie à l’aide d’une raquette vers son compagnon. Pour faire prévenir le colonel de Saint-Arnaud, un homme dévoué et hardi était nécessaire, car l’ennemi entourait le bivouac. Si-Hadj-Moktar, vieux cavalier du marghzen, rompu à toutes les ruses, fut mandé à la tente du lieutenant-colonel.

— Écoute, lui dit-il, et retiens mes paroles. Voilà une lettre pour le colonel d’Orléansville. Peux-tu passer et la porter?

Hadj-Moktar réfléchit un instant, puis reprenant :

— Quand la nuit sera venue, s’il plaît à Dieu, je passerai, et demain au point du jour ils auront la lettre.

— Que veux-tu pour ta récompense?

— Je suis vieux et mes jours sont comptés. Vous m’avez donné la nourriture et le vêtement, je n’ai besoin de rien; mais, si je laisse ma vie dans l’entreprisse, jure-moi que ta protection couvrira ma vieille mère.

— Quoi ! rien pour toi?

— Que me faut-il à moi ! Non, rien.

— Tu as ma parole.

Et le vieux cavalier à barbe blanche passait heureusement, pendant la nuit, à travers les lignes ennemies. — Dès que le colonel de Saint-Arnaud eut pris connaissance de la dépêche, il donna ses ordres, d’après la position occupée par le lieutenant-colonel avec son habileté accoutumée, et se mit en mouvement. Tout réussit comme les deux chefs l’avaient pensé : les Kabyles, pris tout à coup entre deux feux, eurent à supporter des pertes nombreuses, et le soir les deux colonnes partageaient le même bivouac.

Au milieu de ces combats et de ces marches de chaque jour, l’œuvre laborieuse avançait cependant. Le 10 mai, quittant le général Pélissier, venu de Mostaganem, le lieutenant-colonel Canrobert marchait vers les Achachas, les seuls du Dahra qui n’eussent pas de nouveau subi le joug. Douze compagnies sans sacs gravirent les pentes boisées, et, formant l’éventail sur le plateau, au milieu des vergers de figuiers et des lentisques, marchèrent dans la direction de la mer. Plus d’une fois les difficultés du terrain les arrêtèrent, et des Kabyles embusqués en profitèrent pour tirer en sûreté. Enfin l’on atteignit les escarpemens du rivage. Dans ces grandes roches bizarrement entassées comme un chaos, on voyait les Kabyles courir et ramper. Les soldats, ardens à la recherche, fouillent les replis; ces fanatiques se défendent avec acharnement : chaque pierre est un rempart, chaque ravine un abri; le cercle pourtant diminue, le serpent resserre ses anneaux. A travers ces rochers qui par instans se creusent et s’entr’ouvrent pour s’entasser plus loin en blocs énormes surplombant la mer elle-même, le roulement des fusils courait comme un lointain orage. Pourchassés d’embuscades en embuscades, de retraites en retraites, la mort atteint enfin les Kabyles. Ils luttent encore, mais la terre leur fait défaut; alors ils s’élancent dans la mer, y cherchant un abri contre nos balles. Les chasseurs d’Orléans les visent comme des goélands. Ils nagent au loin, évitant la portée des coups; les courans du large saisissent ces malheureux, les entraînent dans la haute mer; ils se débattent et disparaissent un à un.

Ce fut le dernier effort de l’insurrection dans le Dahra. Le soir, les chefs des Achachas imploraient l’aman, et, à quelques jours de là, le lieutenant-colonel Canrobert, ayant heureusement accompli la mission qui lui avait été confiée, annonçait au maréchal Bugeaud lui-même cette bonne nouvelle. Le vieux maréchal fit à son jeune lieutenant l’accueil que méritaient ses services, lui promettant en récompense, avec cette familiarité paternelle qui était un de ses grands charmes, que jamais circonstance difficile ou périlleuse ne se présenterait sans qu’il ne songeât à lui. — S’il quittait l’Afrique, reprenait-il en souriant, son successeur saurait remplir son engagement. — La Grande-Kabylie, la prise du bey Ahmet, Zaatcha, où, colonel des zouaves, il montait à la brèche en tête d’un peloton d’élite, lui le premier, restant le seul qui ne fût pas touché par les balles, Narah, l’Aurès, bien d’autres lieux encore, ont tenu la parole donnée à Orléansville. — Au reste, à cette époque, le vieux maréchal semblait rajeuni. Durant la glorieuse campagne d’hiver qui venait de se terminer, il avait une fois de plus dominé le pays, et un légitime orgueil brillait sur son front lorsque, la veille de son départ, réunissant les officiers de la subdivision avant de continuer sa route vers Alger, il leur disait: «Une armée qui sait obéir, messieurs, une armée qui sait souffrir est l’espoir et la force d’un pays. Vous avez montré durant cet hiver ce que vous valiez. Le temps ne vous verra jamais faillir à la France. »

Depuis lors, le temps a prouvé que le maréchal avait dit vrai.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Tribu très sauvage et toujours en querelle, établie moitié dans le Dahra, moitié sur l’autre rive du Chéliff.
  2. On nomme ainsi une traction de la tribu des Flittas qui prétend descendre de la sœur du prophète.
  3. Tribu kabyle dont le territoire est situé sur le bord de la mer.
  4. Bien des années avant notre venue, un saint marabout, Si-Akredar, l’avait annoncée en ces versets qui couraient le pays :
    « Leur arrivée est certaine dans le premier du 70e, car, par la puissance de Dieu, je suis instruit de l’affaire. Les troupes des chrétiens viendront de toutes parts; les montagnes et les villes se rétréciront pour nous. Ils viendront avec des armées de toutes parts, fantassins et cavaliers; ils traverseront la mer.
    « Ils descendront sur la plage avec des troupes semblables à un incendie violent, à une étincelle volante.
    « Les troupes des chrétiens viendront du côté de leur pays; certes, ce sera un royaume puissant qui les enverra.
    « En vérité, tout le pays de France viendra. Tu n’auras pas de repos, et la cause ne sera pas victorieuse. Ils arriveront tous comme un torrent pendant une nuit obscure, comme un nuage de sable poussé par les vents.
    « Ils entreront par la muraille orientale.
    « Tu verras les chrétiens venir tous dans des vaisseaux.
    « Les églises des chrétiens s’élèveront, la chose est certaine; tu les verras répandre leur doctrine. »
    Notre venue dans le pays était prédite, notre départ est également annoncé, et Si-Aïssa-el-Lagrhouati, autre marabout vénéré, l’a confirmé en ces termes ;
    « Publie, ô crieur, publie ce que j’ai vu hier en songe! La calamité qui viendra est un mal qui surpassera tous les maux imaginables; les yeux n’ont rien vu de pareil. L’homme abandonnera son enfant. Il nous viendra un bey soumis aux chrétiens. Son cœur sera dur; il se lèvera contre mon maître, d’origine noble, dont le cœur est doux, qui est beau et prudent, et dont le commandement est juste.
    « Publie, dis : Tranquillisez-vous, celui qui est arrivé les a dispersés; ils se sont réfugiés derrière l’étang salé, ils sont montés sur la cime du Kahars; les chrétiens ont quitté Oran. »
  5. Cavaliers du marghzen spécialement attachés au service de l’autorité.
  6. Le commandant Canrobert se faisait remarquer par sa présence d’esprit dans les circonstances critiques. Le trait suivant peut en donner l’idée. En 1848, alors colonel des zouaves, il se rendait du poste d’Aumale à Zaatcha pour prendre sa part du siège. Le choléra s’était mis dans sa colonne et la décimait pendant la marche. On avançait avec peine, et les bêtes de somme étaient encombrées de mourans. On vint l’avertir, au moment le plus pénible, que les tribus nomades du sud se disposaient à l’attaquer. Il fallait à tout prix éviter l’engagement, car les transports manquaient pour les blessés. Le colonel aussitôt prend ses dispositions de combat, et, partant en avant avec son interprète, fait crier aux nomades ces paroles : — « Vous autres, sachez-le, je porte la peste avec moi, et, si vous ne me laissez passer moi et les miens, je la jette sur vous. » Les Arabes, qui depuis plusieurs jours pouvaient suivre la trace de la colonne aux tombes fraîchement creusées, saisis de terreur, n’osèrent attaquer et laissèrent passer.
  7. Ce clairon était resté au 5e chasseurs d’Orléans. Le 4 décembre 1851, le général Canrobert avait, à Paris, sous ses ordres son ancien bataillon. Il retrouva Danot, et, voulant le faire décorer, le prit avec lui pour sonner ses commandemens. Arrivé au boulevard poissonnière, le clairon se tenait contre le cheval du général au moment de la fusillade la plus vive. Ce bon soldat, qui avait échappé aux dangers de l’Afrique, tomba frappé d’une balle française aux pieds de son chef, à deux pas de la maison où demeurait sa famille.
  8. Cavaliers irréguliers arabes.
  9. M. Alexis de Valon, de si regrettable mémoire, m’a souvent parlé de cette enfant et de sa mère adoptive.
  10. Les Kabyles, on le sait, ne vivent point sous la tente, ils habitent des maisons solides et bien bâties.