Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Texte entier

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Fantômes et Vivants
Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 3-170).

CHAPITRE PREMIER


Les grands hommes du régime : vision de Hugo, de Gambetta, de Renan, de Rochefort, aux environs de 1880.
Un salon républicain protestant ; Clemenceau.
La librairie Charpentier. — Le naturalisme de Zola. — Médan.
Vision de Flaubert, Goncourt et Maupassant.



On retrouverait facilement, dans les palmarès de distribution de prix à Louis-le-Grand, celui où Ernest Renan, aux environs de 1880, déprécie la petite fleur incolore et sèche appelée immortelle. L’auteur de la Vie de Jésus parlait aux jeunes élèves d’une voix distincte, affectueuse, ses yeux mi-clos dans sa large face d’éléphant sans trompe. Mon père avait été appelé à prendre place à ses côtés, sur l’estrade officielle ; comme je venais chercher mes prix, le vieillard amoureux du doute, me serrant contre sa joue couenneuse, me glissa dans l’oreille : « Nous ferons de vous quelque chose. »

Vers la même époque, Léon Gambetta, large lui-même comme une table de douze couverts et rouge comme quelqu’un qui vient d’avaler de travers un drapeau, dînait à la maison, avenue de l’Observatoire. On lui dit que je travaillais bien. Il m’embrassa longuement, proconsulairement, avec ces mots : « Nous ferons de toi quelque chose. La République est l’amie des travailleurs. »

Elle devait le montrer par la suite, cette brave République des rhéteurs bouffis, notamment à Fourmies, Chalon, Draveil et Narbonne. Cependant ni Renan, ni Gambetta n’eurent l’occasion de tenir leurs promesses à mon endroit. La bassesse et l’illogisme des milieux parlementaires devaient faire de moi un ennemi du régime d’assemblée. L’amour de mon pays et le génie de Maurras devaient me parachever en royaliste. Heureux les jeunes gens d’aujourd’hui qui peuvent lire, à dix-huit ans, l’Enquête sur la Monarchie et Kiel el Tanger, qui naissent à la vie intellectuelle et politique débarbouillés de nos sottes erreurs et nuées d’il y a trente ans.

Erreurs et nuées tenaient à notre entourage, à l’ambiance, à l’éducation que l’on nous donnait. Fils de royalistes fervents, mon père ne croyait plus à la possibilité de la monarchie. Au sortir de la terrible guerre de 1870-1871, sa fièvre patriotique lui représentait la Revanche comme réalisable par la République. Plus tard il déchanta, ainsi qu’en témoignent ses derniers romans. Mais alors il écrivait les Rois en exil et se représentait, à la lueur des illusions en vogue, la monarchie telle « qu’une grande vieille chose morte ». Au lycée, à Charlemagne ainsi qu’à Louis-le-Grand, nous avions, parmi nos camarades, des fils d’impérialistes notoires, eux-mêmes napoléoniens entêtés, en dépit de la sanglante leçon toute proche. Un partisan du Roi était chose inconnue et nous eût fait l’effet d’une bizarrerie. Ceux qui ne participaient pas à l’entraînement général pour la constitution de 1875 étaient qualifiés en bloc de réactionnaires. Ainsi appelait-on amicalement ce délicieux romancier que fut Gustave Droz, auteur de Monsieur, Madame et Bébé et de Autour d’une source, qui dès cette époque détestait cordialement, avec une remarquable perspicacité, la République et ses premiers bénéficiaires. Je me demandais souvent : « Comment un homme de cette valeur et de cette intelligence est-il à ce point arriéré ? » C’était le temps où Paul Déroulède organisait à Vincennes des concours de tir. Le secrétaire de mon père, notre cher et loyal ami Jules Ebner, m’y conduisait. Patriote pour de bon, celui-là, mais aveugle quant à la République, Déroulède me tint lui aussi, avec une cordialité vraie, le petit discours : « Nous ferons de vous quelque chose. » À la réflexion, cette phrase est de celles qu’il ne faut pas adresser aux tout jeunes gens. Elle sonne à leurs oreilles comme une promesse vaine.

J’étais élevé dans le respect, ou mieux dans la vénération de Hugo. Tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains à la façon de 48, mes grands-parents maternels savaient par cœur les Châtiments, la Légende des siècles, les Misérables. Ils eussent mis à la porte quiconque se serait permis la moindre appréciation ironique sur l’Histoire d’un crime. Mon père et ma mère étaient dans les mêmes sentiments. La première fois qu’ils me conduisirent aux pieds du vieux maître, dans son petit hôtel moisi de l’avenue d’Eylau, attenant à un triste jardinet, je considérai avec une véritable émotion cet oracle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche. Il articula distinctement ces mots : « La terre m’appelle », qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux. Il ajouta, en me mettant sur le front une main douce et belle, ornée d’une bague que je vois encore et qui me rappela la Confirmation : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent. » Il y avait, dans son attitude, une noblesse assez émouvante, jointe, je ne sais encore pourquoi, à quelque chose de burlesque, que j’ai retrouvé depuis à travers son œuvre et qui tenait peut-être à la trop haute idée qu’il avait de son rôle ici-bas. Comment n’eût-il pas perdu un peu le nord devant les délirants hommages dont il était l’objet, depuis mon premier maître Gustave Rivet, aujourd’hui sénateur, jusqu’à Meurice et à Vacquerie !

Le démocrate pouilleux Léon Cladel, fils du Quercy, hirsute, bavard, chevelu jusqu’aux omoplates et toujours de mauvaise humeur, jouait dans cette illustre maison le rôle de paysan du Danube. Il disait à table leurs quatre vérités aux invités, même peu connus de lui, ce qui faillit, à plusieurs reprises, amener des scènes fâcheuses. Une parole de Hugo apaisait les flots irrités. Le vieux poète était indulgent pour Cladel comme pour une de ses propres conceptions : l’homme du peuple, Ursus, qui sort de l’ombre et, d’une voix enflammée, met en accusation les grands de ce monde. Mais l’auteur d’Ompdrailles traitait en « grand de ce monde » quiconque avait du linge propre ou le cheveu peigné. Quel intolérable bonhomme ! Je me demande encore, à l’heure actuelle, comment on pouvait le supporter. Depuis, je l’ai lu et j’ai retrouvé dans son style de cailloux et d’ornières sèches, où les crottins se donnent des airs d’escarboucles, les impressions pénibles que me procuraient sa présence et ses emportements intempestifs.

Rodin faisait le buste de Victor Hugo. Il déjeunait avenue d’Eylau, indifférent à tout ce qui n’était pas son puissant modèle. Il était encore très discuté, principalement par les gens qui n’y entendent rien. Les visiteurs faisaient leur cour à Hugo en dépréciant ce buste admirable, auquel ils reprochaient de ne pas signifier tout l’Olympe. Le Vieux, perdu dans son rêve héroïque et libidineux, — car il eut jusqu’au bout toutes ses cordes, en lyre solide qu’il était, — n’approuvait ni ne désapprouvait. Il mangeait par exemple, de ses cent vingt-huit dents intactes, avec une gloutonnerie tranquille qui donnait une rude idée des estomacs fabriqués en 1802. Puis il s’occupait de ses petits-enfants avec une tendresse réelle et touchante. Il est fâcheux que Catulle Mendès ait mis cette tendresse en mauvais vers à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’illustre Siècle-avait-deux-ans. Mendès, sur un sentiment vrai, fait l’effet d’une limace sur un fruit.

Habitué de la demeure glorieuse, Catulle Mendès apportait là cette conversation faussement érudite, cet entrain artificiel, ces hennissements et ces piaffements qui faisaient de lui le plus fatigant des convives, après Cladel. Il voulait avoir l’air tout enthousiasme, tout flamme, tout amour. Soignant sa gloire, il emmenait les jeunes gens dans les coins, leur expliquait Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam et Wagner, leur saisissait le bras, riait avec ébahissement, s’écriait « Hein ! comme c’est cela, est-ce assez cela ! » Il empoignait sa chaise : « Ce meuble est moins réel pour moi qu’un beau vers. » Et il en citait un, de Hugo, de Baudelaire, de Gautier, bien choisi, mais gâté par l’amphigouri, le ton d’exaltation ou de mystère. Il sortait du Parnasse comme du ghetto. Vers 1880 il n’était pas encore hideux. Ses traits d’ancien beau tenaient toujours, mais il exhalait déjà cette odeur de colle et d’éther qui rendait vers la fin son contact répugnant. Plaisanté chez Hugo pour sa fidélité à Wagner, il défendait « l’autre tableau » comme un joueur qui mise « à cheval » et sa loyauté elle-même faisait l’effet d’un calcul, d’un trompe-l’œil. À ses côtés se tenait Blémont, dont je n’ai jamais lu une ligne, à qui je n’ai jamais entendu proférer un son, et cet étrange Jean Aicard, avec son masque de sylvain foudroyé. L’originalité, la seule, de Jean Aicard, aura été, au cours de sa sinistre existence de plagiaire, ce contraste d’une âme banale jusqu’au vil et d’un visage presque dantesque. Avec cela, une voix merveilleusement nuancée, pathétiquement timbrée, qui fait de tout poème, même de lui, dit par lui, de toute pièce lue par lui, un chef-d’œuvre momentané. La nature a de ces plaisanteries.

Je me rappelle la scène suivante : Hugo attendait à dîner quelqu’un qui avait de fortes raisons de ne pas désirer rencontrer Aicard. Celui-ci arrive à l’improviste, tout enflammé d’admiration pour lui-même. Le dialogue s’engage :

Hugo, solennellement. — Mon cher Aicard… monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

Aicard, face ravagée, poil en broussailles et cravate blanche. — Mon cher maître, je serai très heureux de renouveler connaissance avec lui…

Hugo, élevant la voix. — Vous ne me comprenez pas, mon cher Aicard. Monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

L’accent était tel que l’auteur de Miette et Noré, cette fausse Mireille, et de Maurin des Maures, ce faux Tartarin, pâlit, se leva et, chancelant, prit congé. Il avait compris.

Plus loin dans l’existence, j’ai rencontré Aicard et toujours dans des postures comiques. Aucun menton bleu de tournée de province ou de vedette parisienne ne lui est comparable pour les inventions romanesques et même délirantes. Il avait imaginé, afin d’entrer dans la confiance des gens et de les attendrir, une version de sa propre enfance, tragique et douloureuse, qu’il confiait en grand secret à la première personne venue. Il a dû la répéter trente-neuf fois avant de pénétrer enfin à l’Académie, par l’office. Or, on m’a affirmé qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce roman. La médecine moderne a forgé le terme de mythomanie, qui qualifie ce genre de blague. Mythomane si l’on veut, Aicard aura mené dans l’existence une singulière et fructueuse comédie. Il aura fait croire aux Parisiens gobeurs qu’il était célèbre en Provence et aux gens de son village toulonnais qu’il était célèbre à Paris. Cette imposture à deux compartiments le caractérise tout entier, avec sa double et parfaite ignorance de la langue d’oc et du langage français.

Somnambule et naïf comme un qui a visité, senti, exprimé tous les paysages du vaste monde sans jamais regarder un seul être. Loti répète au sujet d’Aicard, qu’il croit son ami : « C’est un sentimental. » Or je sais, et pertinemment, qu’il n’y eut jamais plus sec et dur, en son privé, que ce tourneur de vers de mirliton.

Théodore de Banville et Mme  de Banville étaient des familiers du salon de Victor Hugo. Impossible d’imaginer un vieux ménage plus uni par les douces flammes conjointes de l’esprit et du cœur. Quiconque a lu Banville connaît Banville. Ailée comme une improvisation de Mercutio, sa causerie, qu’éclairait l’étincelle d’une perpétuelle cigarette, allait de la gourmandise aux passions de l’amour, en passant par Balzac et le Théâtre Français, ouvrait les portes de la mémoire sur les loges d’artistes célèbres, sur les mots des derniers boulevardiers, combinait les plus jolis dessins à la Fragonard, dans des nuances claires et vives qu’on n’oubliait plus. Le génie de Hugo était la fleur immense et parfumée où se grisait ce papillon diapré de Banville. Avec lui l’anecdote allait vite, déblayée par un rapide chevrotement qui signifiait l’accessoire et l’éliminait. Sur sa face glabre aux lèvres fines, l’ironie et la bonté alternaient. D’une exquise politesse, parlant à toutes les femmes comme à des reines, il écoutait les histoires des autres — chose infiniment rare chez un improvisateur de cette qualité — et il n’était jamais distrait. Sa femme était aussi spirituelle que lui, mais en retrait, avec un tact et un nuancé incomparables. Ils étaient de ceux, les chers anciens, qui font trouver la mort trop cruelle, dont la mémoire demeure liée pour nous aux accents déchirants et si nobles d’Alceste et que l’on voudrait, en grande pompe et grand honneur, aller rechercher sur les sombres bords.

Cependant peu visible, mais présente, et utilisant les lettres pour des fins moins nobles, la politique républicaine dominait chez Victor Hugo par la présence de Lockroy et de son clan. La dépouille du lion était envahie par les poux. Inutile d’ajouter que je ne m’en aperçus que plus tard. Alors le parlementarisme était intact ou presque, et quand on parlait de la République, on voyait Gambetta, la gueule ouverte, le bras levé et, à quelques pas de lui, ironique, Henri Rochefort, la plume à la main.

Rochefort ou l’éternelle jeunesse et cela par amour de la vie. Ni vin, ni tabac, c’est entendu, mais le reste à profusion, car chaque soir de cette existence si remplie était un peu un soir de bataille. Lui aussi vénérait Hugo. Les poèmes de Hugo, courts ou longs, bons, sublimes ou mauvais, constituaient la plus grande partie de son bagage mnémonique. Sous son toupet légendaire, ses yeux clairs et joyeux flambaient dès qu’on prononçait le nom sacré, et sa voix brûlée, savoureuse, ponctuée de « oui, oui, oui » cordiaux, contait aussitôt quelque circonstance où le glorieux triton de Guernesey, maintenant au sec, était mêlé. Rochefort aura été un puissant véhicule de la popularité de Hugo. Il a mis, dans l’oreille du lecteur du journal à un sou, ses imprécations les plus fameuses, mêlées à des plaisanteries qui les humanisaient. Il a personnifié, typifié la lutte contre l’Empire, toute verbale, de l’Histoire d’un crime et des Châtiments. Il a fait de Gavroche une réalité, plus haute que Gavroche. Cette ironie qui manquait totalement à Hugo, Rochefort l’a mise dans le camp Hugo et il a ainsi paré par avance les coups les plus dangereux qui auraient pu venir du camp adverse. Grâce à lui, on ne s’aperçut que plus tard des sottises et du ridicule que masquait la cuirasse romantique. Je suppose que Hugo s’en rendait compte, car il aimait Henri Rochefort à la façon d’un enfant terrible et il riait de bon cœur en l’écoutant.

Comment résister à l’entrain de « l’archer fier », si prompt à démonter les mobiles de la sottise, de la vanité et de l’intérêt, si net dans ses sympathies et antipathies, si parfaitement libre et déluré dans ses appréciations sur les gens et sur les choses ! Rochefort avait horreur de la bêtise et de la lâcheté, ce qui explique qu’il ait été exaspéré successivement par les milieux impérialistes, républicains et socialistes parlementaires, si semblables pour la légèreté, le bavardage et la méconnaissance des intérêts français. On comprend ce qu’était le monde de l’Empire en considérant l’attitude d’un malheureux comme Émile Ollivier, qui trouva le moyen, pendant quarante-deux ans, de se donner des airs avantageux à l’occasion de désastres en partie amenés par lui. Bismarck, paraissant à la cour des Tuileries, y avait fait l’effet d’un balourd sans importance et sans intérêt. Les destinées du pays étaient remises, comme elles le sont aujourd’hui, à de pauvres types purement oratoires, incapables d’un jugement mâle, d’une vue d’ensemble. Ce fut le règne des salonnards. Après eux, après le grand malheur de 1870-71 — « suite de guignons », dira le stupide Napoléon III — et la déroute non moins malheureuse des beaux et faibles messieurs de l’Assemblée Nationale, imbus, sans même s’en rendre compte, de toutes les nuées de leurs adversaires, ce fut le règne des piliers de brasserie mêlés aux avocats, aux ratés de la médecine et des professions libérales. Quelle matière pour un satiriste ! Rochefort ne bouda pas à la tâche. Depuis l’amnistie jusqu’à sa mort, il dépiauta comme des lapins tous les fantoches qui passaient dans son champ visuel, avec leurs portefeuilles, leurs chèques, leurs jetons de présence et leurs airs importants. Il était redouté et haï, mais il s’en fichait, n’ayant par ailleurs, comme il disait, aucun cadavre sous son bureau. Ardemment patriote, très peu démocrate, méprisant les primaires et les exploiteurs de toute catégorie, détestant les juifs, d’instinct et de raison, fuyant les raseurs comme la peste, aimant les tableaux, les femmes et les enfants, il a été comme personne représentatif d’une génération troublée, embrouillée, farcie d’illusions révolutionnaires qui se heurtaient chez lui à un tempérament traditionnel. Son anticléricalisme, fort atténué vers la fin, avait l’air de dater de l’Encyclopédie. Ayant grande confiance dans son flair, il ne revenait jamais sur ses opinions touchant les individus, et quand vous lui aviez démontré pendant une heure qu’un tel, étripé par lui, n’était point un aussi complet scélérat qu’il le dépeignait, il concluait en riant : « C’est bien cela… oui, oui… une franche canaille… » Quel amusant vieillard obstiné ! Cependant il n’a pas su faire passer dans ses mémoires le nerf et le sang de sa causerie. Sans doute a-t-il voulu s’appliquer, s’est-il méfié, pour cette œuvre-là, de sa magnifique improvisation.

Sa rancune était fort curieuse. Elle vivait en lui, à part, à la façon d’un animal domestique susceptible de réveils féroces. Il n’oubliait ni le bien ni le mal et quand il était en colère, il reniflait et éternuait de côté comme les chats et, je suppose aussi, comme les tigres. Des imbéciles l’ont traité de vaudevilliste, mais il flottait autour de lui une aura presque tragique. Comme tous les gens mêlés à des événements considérables, il déchaînait souvent, par sa seule présence, la tempête. Pourtant il est mort dans son lit, alors que de tranquilles bourgeois périssent, éclatent dans des catastrophes insensées. Le risque ne brûle pas toujours ceux qui le recherchent, ceux qui le saisissent à pleines mains.

La famille de Victor Hugo, j’entends son ascendance, s’est typifiée depuis à mes yeux dans un très singulier et pas désagréable bonhomme, fils d’Abel Hugo, du nom de Léopold Hugo, et qui disait à l’illustre poète : « Oui, mon oncle. » C’était un personnage aux gros yeux globuleux, grisonnant, représentant à lui tout seul une encyclopédie de connaissances inutiles, un peu peintre, un peu sculpteur, un peu mathématicien, un peu métaphysicien. Doux et modeste comme une bête à bon Dieu, il faisait tapisserie avenue d’Eylau, entretenait à voix basse non les invités de qualité, mais les femmes, enfants et amis de ceux-là. Il était d’une grande urbanité d’autrefois, ainsi que le maître de maison lui-même, s’effaçait devant tout le monde et subissait étonnamment les raseurs. À distance, il m’apparaît aujourd’hui, ce brave homme, comme un héréditaire, comme une réduction de « son oncle », comme un carrefour de facilités géniales et de trous béants, de chimères et de notions, notations et inventions verbales, fort analogue, pour l’architecture, à la place royale que fut le cerveau de Hugo. Il n’est pas rare de rencontrer ainsi, en marge des êtres exceptionnels, un consanguin qui aide à les déchiffrer, qui est un peu comme leur carte muette. Mais celui-là était rudement bavard.

Jules Simon, beau parleur et souffreteux, avait une petite voix de tête et un verbiage de bénisseur laïque. Il habitait place de la Madeleine, là où se dresse aujourd’hui sa vaine statue, un appartement haut perché, d’odeur nauséabonde, formé d’une multitude de pièces étroites et basses, faiblement éclairées, tapissées de livres et de souvenirs. Milieu modeste et donnant l’impression d’une grande honnêteté, d’une pureté morale. Il commençait généralement par se plaindre de sa santé, puis passait à des anecdotes contées spirituellement, mais avec détail. Ensuite le ton s’élevait et on percevait les mots de « Dieu, patrie, famille, liberté, révolution » bizarrement associés, comme chez ceux de son siècle, par cet esprit exclusivement oratoire. On peut toujours assembler des mots. La difficulté commence quand il s’agit de faire marcher ensemble les choses représentées par ces mots. On devinait, chez Jules Simon, un entêtement doux et invincible.

Tout d’une pièce au moral, et physiquement cassé en trois solides morceaux, était le papa Victor Schœlcher, l’antiesclavagiste, le deux-décembriste bien connu. Pour s’asseoir, il commençait par poser avec précaution son séant sur un fauteuil, sa longue redingote balayant le sol ; puis il étendait ses jambes en avant. Ensuite il penchait sa grande tête aux pans osseux, comparable à celle d’un vieux cheval. Il disait à Hugo : « Moi aussi j’ai écrit l’histoire de l’attentat de monsieur Bonaparte ; mais, comme je n’ai pas votre talent, elle est demeurée à peu près ignorée. » Il disait à Mendès, qu’il appelait « Monsieur Mennedèsse » : « Je pense que vous n’êtes pas le même que celui qui publie ces affreuses histoires obscènes dans les petits journaux. Cela me ferait trop de peine. » À quoi Mendès, s’ébrouant et piaffant, dans un accès de rire contenu : « Rassurez-vous, monsieur Schœlcher, il n’y a aucun rapport entre ce misérable et votre serviteur. » « Ah ! tant mieux, tant mieux… » On découvrait, chez ce débris des temps héroïques de la démocratie, une droiture, une fierté, une verte franchise bien émouvantes. Quel contraste avec les fantoches des deux générations suivantes : avec les Floquet, les Goblet, les Antonin Proust, les Freycinet, les Lockroy, les Clemenceau, les Hanotaux, les Leygues, les Doumer, devenus à leur tour aujourd’hui des anciens, mais sans noblesse même dans leurs erreurs, nains d’assemblée, de couloirs, de portefeuilles, pleins de mensonges, de perfidies et de trucs. Il y avait, entre cette clique et les républicains leurs prédécesseurs, plus d’un abîme. Je croirais volontiers que le libéralisme révolutionnaire, qui dégrade les institutions, corrompt les hommes encore plus vite et fait d’eux, en une génération, ces larves inquiètes et profiteuses que nous voyons depuis vingt ans circuler partout. La « bonne République », comme disent les sots, est non en avant, mais en arrière. C’était celle que rêvaient Schœlcher et Simon et qui planait au-dessus des parties de boules, chez les Arnaud de l’Ariège et chez Mme  Adam.

Délicieux papa Schœlcher ! Son intérieur était peuplé de bronzes, dons de nègres reconnaissants, de meubles de plein acajou qui semblaient laids il y a trente ans, qui reprendraient aujourd’hui une grosse valeur, et de portraits de Jane Hading. Cette ravissante actrice venait de débuter, extrêmement jeune, dans un rôle d’opérette. Schœlcher, qui n’allait cependant guère au théâtre, s’était trouvé là par hasard et avait reçu le coup de foudre. Mais il n’en conserva pas moins jusqu’au bout sa fidélité à la démocratie.

J’arrive aux deux témoins de la vieillesse de Hugo, — comme il disait volontiers — à Paul Meurice et Auguste Vacquerie. Je ne les ai vus qu’au bout de leur long stage auprès de leur idole, mais j’ai gardé d’eux une impression fort nette et que le temps n’a pas effacée.

Paul Meurice, avec sa tête ronde et son poil blanc, donnait l’impression d’un vieux chien de garde qui ne gardait plus. C’était un reflet, un confident de tragédie, un de ces troisièmes plans qui ne jouent de rôle en littérature que par rapport aux protagonistes dans le sillage desquels ils se meuvent.

Vacquerie, infiniment plus savoureux, donnait, à l’adolescent que j’étais, l’impression de l’envieux. De quel ton me dit-il un jour, en me montrant Heredia : « Saluez, jeune homme, saluez la collection Spitzer ! » Cette collection fameuse était d’armures vides et de panoplies. Il avait eu une tape sérieuse à l’Odéon avec son drame poussiéreux Formosa et je rapprochais malgré moi ces scènes ennuyeuses et froides de cette voix désagréablement timbrée, de ce profil dur. À quoi correspondait réellement la fidélité de cet écrivain non dénué de talent, dénué de tout ce qui peut plaire — oh ! Tragaldabas ! oh ! les Funérailles de l’Honneur ! — vis-à-vis d’un tempérament aussi amusant mais aussi absorbant que Hugo ! L’explication par l’attraction des contrastes serait ici légèrement sommaire. J’ai entendu dire que Vacquerie, amoureux avant tout de gloire, s’était rendu compte de bonne heure de son incapacité à égaler celle de Hugo et s’était élancé au devant, comme Gribouille, afin de ne pas être absorbé par elle. D’autre part on prétend que leur intimité, traversée par le drame affreux de Villequiers, n’alla pas sans secousses et sans alertes. Enfin il y a de ces cas de la haine où la proximité semble nécessaire, comme pour l’amitié, et qui lui méritent également le nom de fraternelle. On a le choix entre ces deux hypothèses. Ce qui est certain, c’est qu’Auguste Vacquerie, pour lequel la postérité semble maussade, n’était pas un figurant ni un indifférent, loin de là. Le souvenir de son regard aigu, dans sa face de couteau ouvert, me fait encore froid dans le dos. Je répète qu’il était plein d’attentions et de prévenances pour la jeunesse. Il n’y a donc pas, dans cette impression si vive, la moindre rancœur, même inconsciente, d’adolescent dédaigné par un homme célèbre.

La plupart des habitués du salon Hugo se retrouvaient dans la maison voisine, et non moins accueillante, des Dorian et des Ménard-Dorian. L’hospitalité y était large et même fastueuse. Une maîtresse de maison d’une grande allure, toujours empressée envers ses hôtes, un maître de maison en retrait, mais bon partisan, type achevé de protestant du Midi et fanatique sous des dehors timides, une dame âgée d’une exquise délicatesse, femme du Dorian du siège de Paris et belle-mère de Paul Ménard, une jeunesse turbulente, joyeuse et terriblement gâtée dont j’étais, tout contribuait à faire de cette demeure une des oasis de la République. Tout était organisé là en vue de notre amusement : dîners, soirées, bals, soupers, promenades aux environs de Paris. On y faisait de l’excellente musique, qu’on était libre aussi de ne pas écouter. Les littérateurs en vedette, Zola, Daudet, Goncourt se rencontraient là avec la plupart des artistes connus : Rodin, Carrière, Béthune, Renouard, etc., avec de vieux doctrinaires comme Considérant, avec la cohue des hommes politiques du régime, de Georges Périn à Allain-Targé et de Challemel-Lacour à Rochefort. Mais le centre de tous les regards était le directeur de la Justice, la promesse du parti radical, Georges Clemenceau, flanqué de ses deux jeunes frères Albert et Paul.

Il n’entre nullement dans mes intentions d’écrire ici un pamphlet. Je veux montrer les choses et les gens dans leur lumière de l’époque, quitte à noter par la suite leurs déformations et leurs dégradations. Je n’atténue rien, mais je ne force rien. Ces pages n’auront aux yeux des lecteurs qu’un mérite : la sincérité dans l’exactitude. Je dirai donc que Clemenceau était alors et de beaucoup le plus intéressant, non seulement de son groupe, mais encore de tout le milieu républicain. D’abord il avait de l’esprit, et il était presque le seul, si j’excepte ce gnome hilare d’Allain-Targé. Mais Allain-Targé, avec sa trogne rouge et son nez court, riait tellement de tout ce qu’il narrait, en tripotant son énorme barbasse, qu’il amoindrissait par avance l’effet de ses truculentes facéties. Il racontait qu’un jour, étant ministre et ayant reçu des explications confuses d’Antonin Proust au sujet de je ne sais quels comptes d’apothicaire, il lui avait demandé brusquement : « Que penseriez-vous, mon cher Antonin, si j’envoyais chercher les gendarmes ?… Ah, ah, brouff, brouff, oh, oh, hi, hou, brouff… si vous aviez vu sa belle tête ! » Clemenceau a toujours foisonné en férocités de ce style, mais débitées d’un ton âpre et sec, d’une voix rude qui semble mâcher des balles. Ensuite il était élégant de sa personne, très soigné sous son masque mongol aux pommettes saillantes, silhouette de tireur à l’épée et au pistolet auquel on n’en impose pas. Enfin il plaisait par un manque d’affectation, une bonne franquette, qui le mettaient tout de suite de plain-pied avec les jeunes gens. On racontait qu’il avait plus d’une bonne amie à l’Opéra — bien que marié à une insignifiante Américaine qu’il renvoya un beau jour, par lettre de cachet, au delà des mers, — qu’il péchait le saumon en compagnie d’Herbert Spencer et de plusieurs amiraux anglais, qu’il ne payait jamais ses collaborateurs. Ceux-ci non seulement ne lui en voulaient pas, mais encore avaient pour lui un véritable culte, du juif Mullem à Martel et de Durranc à Geffroy. Dès qu’ils l’apercevaient, leurs yeux brillaient de plaisir. C’était un séduisant gaillard, redouté, détesté par tout le clan opportuniste ; et quand il regardait ses charmantes filles danser le menuet, ses mains dans ses poches, avec son air blagueur, on murmurait alentour : « Quel jeune papa ! Il a l’air de leur frère aîné ! » Je rappelle que ceci se passait sept années avant l’éclatement de la bombe Panama, avant que le ciel de la République se fût assombri. Clemenceau vantait et célébrait un général intelligent, laborieux, dé-mo-cra-te, du nom de Boulanger, qu’il venait de découvrir et avec lequel « il travaillait ». Déjà il affectionnait ces termes de « travail, labeur, acharnement, à l’école », dont il a fait depuis une telle consommation.

Blagueur, il aimait à déconcerter. Chercheur, et souvent trouveur d’épigrammes, il n’épargnait rien ni personne et les gens de l’entourage de Ferry passaient, sous sa dent, de mauvais quarts d’heure. Il a toujours profondément méprisé la nature humaine, en raison même de l’échantillon que lui renvoyait son miroir. Il ne donnait pas encore, manifestement au moins, dans la manie anticléricale ; son intelligence semblait au-dessus des misères du parlementarisme. Georges Périn et Paul Ménard, ses deux intimes compagnons, déclaraient que, le jour où il prendrait le pouvoir, on verrait ça. Cette échéance paraissait lointaine et presque paradoxale. Quand je regarde le Clemenceau d’alors à la lumière du Clemenceau d’aujourd’hui, je m’aperçois que les institutions dont il a vécu l’ont amoindri, lui aussi. Il est devenu un vieux petit bavard, ratatiné dans des formules hargneuses, un rabâcheur de poncifs antiromains. Qui aurait cru cela, quand on le citait, chez les hommes de lettres, comme le seul politicien digne de faire partie des écrivains et des artistes, comme le seul capable de comprendre et d’apprécier les Goncourt, Huysmans, Monet et Rodin !

Georges Périn, toujours grave et souvent fastidieux, assistait Clemenceau dans ses duels et l’admirait fidèlement. C’était un homme peu doué, consciencieux, scrupuleux même, qui rêvait de République honnête et vertueuse et s’indignait à froid contre les gabegies opportunistes. Il serait tombé foudroyé si on lui avait dit que, plus tard, ses frères radicaux dépasseraient encore en chiffre d’affaires la clique à Ferry. Il était droit, brave et d’une parfaite loyauté. Ses pieds énormes et couverts d’oignons, pour lesquels il exigeait de son bottier des chaussures spéciales, nous étaient un perpétuel sujet de plaisanteries, qu’il supportait avec un bon sourire dans sa face de reître aux larges traits.

Paul Ménard, grand industriel, le plus puissant de France après les Schneider, avait étudié pour être pasteur. La coupe de son visage, son front studieux aux sourcils épais, sa barbe, son allure étaient d’un méthodiste, mais dans ses yeux railleurs brillait parfois la flamme de Lunel. Il passait pour un homme de bronze, aimable dans le privé, d’une incroyable rigueur en affaires et en politique. La vérité est qu’il était l’irrésolution en personne, sans avis ferme comme sans initiative dans les petites et les grandes circonstances, et d’une variabilité d’humeur incessante. Il en résultait un contraste comique, tragique aussi à l’occasion, entre sa réputation et son essence. Quand on « consultait Paul », — comme on disait dans le milieu, — Paul se prenait le crâne à deux mains, vous écoutait, méditait longuement, puis invariablement vous conseillait d’attendre, de voir venir. Si on le pressait, il s’évadait par la tangente, prétextant un rendez-vous, une promesse antérieure de se taire. Ce manieur d’hommes et de canons se révélait débile, hésitant ainsi qu’une très vieille femme et fuyant les responsabilités. Il m’est arrivé de « consulter Paul ». Ce fut une de mes stupeurs les plus vives, tellement que je me suis demandé souvent depuis si l’absence totale de caractère n’est pas une condition de la haute industrie. J’ai vu de près ce grand patron et la révolution sociale. Leur infirmité m’a semblé égale et leur réservoir de désillusion identique.

Paul Ménard avait néanmoins une passion discrète : l’horreur du catholicisme, du clergé, des moines. Trop craintif pour la manifester, il se contentait d’approuver d’un grand signe de tête, d’un «juste » retentissant, les attaques à la religion, d’ailleurs moins fréquentes qu’on ne le suppose, qui se produisaient à sa table ou dans son salon. Son œil étincelait de colère, quand sur les routes de son Midi, il rencontrait, comme il disait, « un ratichon » et j’ai compris, par cette rage recuite, à quel point les rancunes huguenotes, ethniquement conservées, sont un facteur important de l’anticléricalisme républicain. Dans le fond, et bien qu’il se dît sceptique, Paul Ménard était un dévot, mais un dévot de l’urne qui s’oppose à la croix, sur les portes des cimetières du Languedoc. C’est dans sa bouche que j’ai entendu, pour la première fois, cette révélation que la haute armée était « une jésuitière ». La haine du sabre était ainsi chez lui une dépendance et une conséquence de la haine effrénée du goupillon.

Édouard Lockroy, le gendre de Hugo, homme léger, séduisant, ignorant et habile, d’une fourberie tout italienne, fréquentait assidûment chez les Ménard-Dorian, mais n’y était aimé de personne autre que de moi. J’appris à le connaître plus tard. On s’abstenait donc, en ma présence, de jugements sur son caractère et sur ses actes ; mais je surprenais, dans les regards et les silences à son endroit, des réticences qui m’étonnaient. Clemenceau, Ménard et Périn le considéraient de longue date comme peu sûr, ainsi que je dus m’en rendre compte. Il était plus gai qu’eux, doué d’ironie, fort rancunier quand on l’avait blessé. Privé de culture comme un enfant de la balle qu’il était, il se mêlait aux conversations avec une grande souplesse, éludant les questions précises, glissant sur les noms d’auteurs et les titres d’ouvrages, touche-à-tout et farceur, mûr déjà pour le portefeuille de l’Instruction Publique. Il détestait et jalousait Clemenceau, plus vedette, plus brillant que lui et dont on parlait davantage. D’autant plus lui faisait-il fête quand il l’apercevait, avec ce faux empressement, ce mâchonnement, ce tourbillonnement du lorgnon autour de l’index tendu qu’ont connu ses familiers. Lockroy était d’une maigreur squelettique, précocement blanchi, agité d’un tremblement à moitié feint, qui devint réel avec les années, les yeux à fleur de tête, la bouche railleuse, fumant ou tripotant sans cesse un petit cigare qu’on appelait demi-londrès. J’ai vécu dix ans dans son contact, de 1884 à 1894, et il est demeuré pour moi, sur bien des points, une énigme. Quelle était en lui la part du cabotinage et la part de la sincérité ? Bien malin qui pourrait le dire. J’ai connu la place de ses haines, les ressorts de sa cupidité, mais où étaient ses affections ? Son père lui-même, vieux et perclus de rhumatismes, lui était indifférent. Il n’allait presque jamais lui rendre visite dans le cinquième au-dessus de l’entresol, de la rue Washington, où l’ancien interprète des romantiques cultivait avec amour des pommes et des poires en espalier.

Le point lumineux, pour ma mémoire, de cette époque et de ce groupe, c’est l’entrée de Victor Hugo qui venait voir danser ses petits-enfants, dans tout l’éclat de l’auréole du grand-père et de leur radieuse jeunesse. Il y avait ce soir-là chez les Ménard-Dorian, tous les noms de la littérature, de l’art et de la politique républicaine. À l’arrivée de l’auguste vieillard aux yeux bleu-profond, ayant déjà la sérénité des heures dernières, on fit la haie, respectueusement. Des boîtes dissimulées dans le plafond s’ouvrirent, laissant pleuvoir des pétales de roses. D’un pas ferme, il s’avança vers la maîtresse de maison, dont j’ai dit la grâce et l’élégance, et lui baisa la main. Un petit orchestre dissimulé joua l’Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns. C’était une discrète apothéose, d’un goût parfait. Celui qui avait accompagné et observé le siècle, d’un œil tantôt grossissant et déformant, tantôt implacable comme dans Choses vues, s’arrêta alors auprès des uns et des autres, caressant de sa belle main parcheminée les têtes des enfants, mais absorbé par son rêve intérieur. Il était au delà de cette terre et comme happé déjà par une immortalité que n’expriment point les palmes vertes de l’habit académique. Il s’inclina profondément devant Mme  Edmond Adam, dont la beauté, mêlée à la bonté et à la prescience, dégageait un charme grave et doux, puis se retira, nous laissant une image de gloire et de mort. Ce fut, je crois, une de ses dernières sorties.

La nouvelle génération, celle des romanciers dits réalistes, tenait ses assises rue de Grenelle, chez l’éditeur Georges Charpentier. Néanmoins mes premiers souvenirs littéraires datent de plus loin. Périodiquement, Tourgueneff, Flaubert et Edmond de Goncourt venaient dîner chez mes parents, rue Pavée, au Marais, et leur haute taille m’impressionnait. Je demandais : « Sont-ce des géants ? » Ensuite je me vois arrivant à la librairie du quai du Louvre, avec mon père qui venait s’informer anxieusement du tirage de Fromont jeune et Risler aîné. Georges Charpentier s’écria : « Mais ça va plus que bien, plus que très bien. Nous « retirons » tant que nous pouvons. » Georges Charpentier était le meilleur, le plus accueillant et le moins commerçant des hommes. Ses auteurs étaient ses amis. Il avait la mine ouverte, l’âme généreuse et il savait rire de si bon cœur ! Ces qualités, jointes à un flair de vieux Parisien, et l’aménité de sa femme firent de leur intérieur, pendant vingt ans, le rendez-vous de la plupart des journalistes, politiciens, hommes de lettres, peintres, aquafortistes, sculpteurs, comédiens, artistes en tous genres de l’époque. Aucun laisser-aller de bohème. Un ton d’excellente compagnie, mais libre et permettant à chacun de se montrer sous son meilleur jour. Tous ceux que j’ai déjà cités étaient soit des habitués, soit des relations innombrables des Charpentier et se retrouvaient autour de leur table. Mon père et Zola, en plein grand succès, Edmond de Goncourt, en renouveau de célébrité, les collaborateurs des Soirées de Médan, Huysmans, Maupassant, Hennique, Céard, Gustave Flaubert échappant à sa morne discipline de Croisset, et combien d’autres, faisaient le fond solide de ces réunions, exceptionnellement gaies et bruyantes. Chose frappante, députés et sénateurs étaient petits garçons en face des écrivains, affectaient vis-à-vis d’eux un grand respect. Le régime tenait là ses assises comme chez Hugo, comme chez les Ménard, mais la politique y était plus dédaignée. On était républicain, bien entendu. Les conservateurs passaient en bloc pour des vieilles bêtes, infiniment négligeables et désuètes, d’ailleurs remplies des préjugés les plus stupides, tout au plus bonnes pour la caricature et la brimade.

On ne se doute pas de l’hilarité que soulevait alors, dans ces demeures où devait s’affirmer et se recruter le régime, le simple qualificatif de réactionnaire. On se représentait aussitôt un vieux monsieur chauve, à favoris, à mine de bedeau, qui tournait le dos au progrès, ne lisait rien, ne connaissait rien et voulait ramener la France aux superstitions du moyen âge. Des royalistes et du Roi il n’était jamais question. Je suis parvenu à l’âge de vingt et un ans sans avoir entendu prononcer plus d’une dizaine de fois — je fais bonne mesure — le nom du comte de Chambord et celui du Comte de Paris. On parlait davantage de l’Empereur, de l’Impératrice, de la cour des Tuileries, pour les maudire, en raison de nos récentes catastrophes. Leurs défenseurs, véhéments ou insidieux, ne comptaient pas. Jamais régime n’a eu plus complètement à sa disposition toutes les forces réelles, tout le positif du pays, que la République. Quand mon père parlait de Morny et de son entourage, cela me paraissait loin, loin, à distance d’histoire et sans attaches avec le présent. Mes amis, mes condisciples étaient dans les mêmes sentiments. On m’a affirmé depuis qu’il y avait des « jeunesses royalistes ». C’est possible, mais je ne les ai jamais rencontrées. Elles n’avaient pas pénétré les milieux agissants et vivants dont je vous parle. Je n’ai pas souvenance d’avoir aperçu ni au lycée Charlemagne, ni à Louis-le-Grand, ni à l’École de Médecine un seul royaliste, je dis pas un seul. Nous lui aurions monté de beaux bateaux !

Georges Charpentier avait eu l’idée originale d’une revue bien illustrée, qui fût comme un reflet des milieux artistiques, alors en pleine effervescence « impressionniste », avec Manet, Monet, Cézanne, Renoir, Sisley, Forain et autres, et qui publiât en même temps des inédits des principaux auteurs de la maison. Ainsi fut fondée la Vie moderne, qui eut une courte carrière, mais dont la collection est très intéressante à feuilleter. Charpentier en avait confié la rédaction en chef à Émile Bergerat, gendre de Gautier, brave homme mais brouillon, qui eut des succès au Figaro sous la signature Caliban, au théâtre de nombreux fours, et d’interminables démêlés avec les directeurs de théâtres, qui accueillaient puis repoussaient ses « ours », notamment avec Porel. Bergerat est un fantaisiste, qui finit par embrouiller tellement l’écheveau de ses paradoxes ou de ses coq-à-l’âne, que personne n’y comprend plus rien. D’où la rétivité à peine injuste du public à son endroit. Il appelait mon père « Fonfonse », Charpentier « la vieille Charpente » ou « Zizi », Zola « ma Zozole » et tutoyait indifféremment les académiciens, les préfets, les purotins et les directeurs de journaux. Bien que très gai et bon enfant, sautillant et plein de verve, il flottait autour de lui une atmosphère mélancolique. Parmi cinquante insanités, j’ai lu de lui un jour une page admirable et poignante sur une pauvre femme de sa famille qu’une erreur criminelle fit enfermer à Saint-Lazare pendant quelques jours et qui en mourut. Ce récit pathétique et simple, d’une grandeur vraie, m’a donné l’idée d’un Bergerat-qui-pleure tout différent du Bergerat-qui-rit entrevu pendant mon enfance et ma jeunesse. Le « Béberge » de mon père m’est apparu là, en éclair, comme une âme de drame égarée dans la farce, comme une sensibilité qui s’ignore, comme un incompris de lui-même. La mêlée en est si confuse que ni dans le roman, ni au théâtre un tel personnage ne réussirait. Il faut se contenter de le regarder manquant sa vie.

C’est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu’en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d’œuvre. Ce fut le cas de l’Olympia de Manet, de la Femme en blanc, de Whistler, des premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des premiers bustes de Rodin. L’œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que l’innovateur — lequel n’est souvent qu’un continuateur incompris — se moque d’eux. Seuls quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. Généralement, dans les premiers temps, une toile sincère parait laide, une vision originale paraît offensante. Le milieu Charpentier échappait à cette règle et donnait en art des indications justes, que l’avenir a vérifiées. Aujourd’hui ces tableaux alors dédaignés sont hors de prix et il n’est plus un philistin qui ose avouer en public son antipathie pour Renoir, Monet ou Rodin. On ne voit plus, on ne comprend plus la raison de tant de colères.

Alfred Stevens, lui, passait déjà pour un maître. C’était un grand artiste, robuste et bienveillant, d’une éloquence infinie et qui résumait les lois de son art dans des formules saisissantes. Entouré de ses beaux enfants, appuyé sur une compagne digne de lui, il donnait l’impression de la sécurité dans la force. Gai, généreux, loyal, il gagnait énormément d’argent et le dépensait avec la même facilité.

Henry Becque, auteur de la Parisienne, de Michel Pauper, des Corbeaux, large face toujours hilare, la bouche juteuse comme une pêche ouverte, avait une réputation de cruauté qu’il lui fallait soutenir coûte que coûte. Les envieux et les timides lui prêtaient des mots d’auteur, dont quelques-uns seulement étaient authentiques et comme les fruits de longues méditations. Henry Céard, qui le connaissait bien, prétendait qu’il se mettait en bras de chemise pour composer ces traits barbelés. Il possédait le tic insupportable de ponctuer ses laborieuses médisances de « quoi ? hein, quoi ? quoi, quoi ? » retentissants. Avec cela, hein, quoi ? il fournissait le modèle, hein ? quoi, quoi ? d’une invraisemblable candeur. Sa haine de Dumas fils, qui tenait aux causes les plus futiles, l’entraînait à l’admiration de Sardou et ceci donne la mesure de ses facultés critiques. Car le théâtre de Dumas fils a vieilli, c’est entendu, et il n’est pas agréable d’assister au Demi-Monde ni à Francillon, même en se bouchant les oreilles — la seule vision de ces œuvres étant terriblement démodée. Mais Dumas fils a sa place dans l’histoire du théâtre, au lieu que Victorien Sardou — la Haine et la Tosca mises à part — a fait des pièces pour l’exportation, susceptibles d’être savourées à Honolulu aussi bien qu’à New-York ou à Sidney : « Oh ! master Sardou, tout le monde le comprend. — C’est précisément pour cela, lady, qu’à Paris nous ne le comprenons plus. » Donc Henry Becque déchirait ses confrères, et pourtant sa conversation était fastidieuse. Il calomniait et il faisait l’effet d’un raseur. Il colportait des anecdotes empoisonnées et les gens fuyaient son approche jusqu’au fin fond du buffet… Arrangez cela. L’ennui serait-il plus fort que la haine, que le caïnisme naturel aux frères humains ?

Jean Richepin, en pleine Chanson des gueux, était cambré, piaffant, poilu, jeune et beau. Edmond Haraucourt était jeune et hideux. Il venait de publier un livre de vers obscènes, que recherchaient les vieillards et les collégiens, intitulé la Légende des sexes, et qui lui valut depuis pas mal d’embêtements, moins vifs à coup sûr que celui du lecteur. Imaginez un menton de galoche au poil rare, sous un visage mou et grisâtre de batracien aux yeux écarquillés. Se croyant un « superbe laid », comme disaient les romantiques, une gargouille de choix, il vociférait ses vers en bombant le torse, au milieu des dames épouvantées, avec une allure de toréador. Comme il répétait qu’il était un mâle, qu’il voulait une poésie mâle et rude, qu’il ne s’intéressait qu’aux actions mâles, nous l’appelions entre nous « le mâle blanc ». Il endossait déjà l’armure de Leconte de Lisle. Mais ce n’est que longtemps après qu’il a obtenu la conservation du Musée de Cluny en flagornant Waldeck-Rousseau, qualifié par lui de Périclès !

Mme  Sarah Bernhardt, quand elle ne jouait pas, venait aussi rue de Grenelle. En dépit de la légende, elle était de beaucoup la plus naturelle des comédiennes qu’il m’a été permis d’approcher. Je dirai la même chose de Mounet-Sully, que j’ai vu d’ailleurs de plus près que sa glorieuse partenaire d’Hernani. Mme  Sarah Bernhardt, dans le monde est toute grâce et amabilité, sans aucune affectation, même de simplicité. Quant à Mounet-Sully, c’est une âme noble et haut placée, mais c’est aussi un juge très sûr de ce qui sonne juste ou faux en littérature, et il n’a aucun des travers si fréquents chez ceux de son métier. Les deux protagonistes de la tragédie classique et du drame romantique ont échappé aux trivialités du cabotinage.

Je n’en dirai pas autant de Jules Massenet, mélange singulier de puérilisme, de science, d’énervement sexuel et de comédie. On le voyait arriver la mine au vent, l’air inquiet, les cheveux plats, rejetés en arrière, les mains dans les poches de son veston, mâchonnant toujours quelque chose qui finissait en compliment excessif. Incapable d’observation, n’ayant pas le temps de faire un choix, il partait de ce principe que les humains aiment les douceurs et qu’il faut les gaver de sucre jusqu’à l’écœurement. Il n’y manquait point. Quand il avait félicité sur leurs mines et sur leurs travaux toutes les personnes présentes, il se jetait dans un fauteuil et contrefaisait le petit nenfant qui a soif et veut du lolo, ou le chien-chien à sa mémère qui désirerait un gâteau sec. On lui versait le lait et le thé, on lui donnait le gâteau. Il marmottait en jetant des miettes et buvottait, riant, contant des fariboles inachevées, inachevables et toujours louangeant. Les vieilles dames musicophiles accouraient minaudières, empressées, montrant ces architectures dévastées ou branlantes que l’on appelle euphémiquement de beaux restes. Massenet les traitait comme si elles avaient eu vingt ans, les couvrait de fleurs et de couronnes. Néanmoins son œil agile, franchissant le cercle de ces portraits de famille, cherchait la jolie et la jeune pour de bon, modestement demeurée en arrière. Quand il l’avait trouvée, il bondissait vers elle, se jetait à quatre pattes, dansait la pyrrhique, bref se signalait par mille folies, à la stupeur amusée ou hérissée de celle qui devenait aussitôt son point de mire, sa Dulcinée. Le sincère de la chose était une sensualité inflammable d’oiseau-lyre ou de paon qui fait la roue. Ses yeux pâmés et frivoles criaient, imploraient : « Là, tout de suite ! » Mais comme il y a des convenances mondaines et aussi des incompatibilités, comme les maris sont quelquefois là, comme l’existence est faite de traverses, il cherchait, vite résigné, une dérivation dans la musique et contait sa peine au piano. Là il était incomparable.

Ainsi était-il mieux qu’un virtuose. Ainsi a-t-il donné à sa musique cet accent d’un désir fulgurant et bref, souvent contrarié, qu’on prit pour de la sentimentalité et qui fait le charme durable de Manon. Mélange de Don Juan et de Leporello, toujours enfant gâté, parfois enfant gâteux, il était porteur d’une frénésie voluptueuse plus forte que ses simulations et que lui-même. En outre raconteur d’histoires fausses et de blagues, où il jouait bien entendu un rôle délicieux. Il avait imaginé tout un récit de fleurs apportées par lui du Midi à mon père, quelques heures avant sa mort, déposées sur la table de la salle à manger et au milieu desquelles aurait, selon lui, expiré Alphonse Daudet. Je dus démentir cette fable ridicule, que Massenet avait confiée à un millier de personnes et qui courait les journaux.

Ses cartes de visite, de dimensions insolites, larges et luisantes comme le bassin d’un barbier, portaient en gros caractères MONSIEUR MASSENET. Il détestait son prénom de Jules. Quand on lui envoyait un roman, il vous remerciait avec des hyperboles chinoises, vous assurait de sa vénération parfaite, de son admiration sans bornes. Il employait aussi la formule : J’ouvre votre livre en tremblant de joie, et le classique : Pour vous lire, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Un jour qu’une de ses trop belles cantatrices, accompagnée de sa maman, vieille dame presque trop respectable, avait chanté une de ses œuvres, lui assis et se trémoussant au piano comme un chat en folie, je me trouvais dans l’antichambre au moment du départ. Massenet feignait de chercher son chapeau, et poussait, pour changer, des aboiements de petit chien. La nymphe en manteau rose, jeté sur les plus rondes épaules du monde, se retourna vers madame sa mère et gémit avec une intonation que je n’ai jamais oubliée : « Ce qu’il m’embête, mon Dieu, ce qu’il m’embête ! » Prenant la plaisanterie au sérieux, elle lança au cher maître son petit sac, comme un os à un roquet, et il le baisait ainsi qu’une relique, toujours en agitant ses lèvres à la façon du bébé qui tette.

Il passait, quoique gagnant infiniment d’argent, pour un avare déterminé. Nul n’a jamais connu le goût ou la couleur de son pot-au-feu. Il faut croire d’ailleurs que sa confiance dans l’efficacité de la flatterie énorme et assénée était légitime, car il a laissé une réputation de charmeur et d’enjôleur. Je n’ai jamais pu démêler s’il était bête ou intelligent. Aucune des personnes par moi consultées là-dessus n’a pu me donner la moindre lueur. Mais quelle courbature que d’avoir ainsi joué le rôle de monsieur gosse jusque dans un âge avancé, que d’avoir distribué à la ronde tant de verres de guimauve et de coquelicot !

D’un dîner chez les Charpentier, qui date de loin, il me reste ce souvenir amusant. Mon père était voisin de table de Gambetta. Étant fort myope, il piqua si maladroitement de sa fourchette une côtelette d’agneau, que le sang, mêlé au jus, jaillit sur le plastron intact du tribun. C’était le temps où l’on reprochait à celui-ci le contraste de son incurie physique et de sa prétendue baignoire d’argent. D’une voix rageuse, avec l’accent du Midi, il murmura en s’écartant : « Fais attention, que diable ! » À quoi Alphonse Daudet, fâché de cette fâcherie, répliqua sur le même ton : « Eh ! tu m’embêtes ! » Dans le fond, leurs natures ne s’accordaient guère et il suffit de lire l’édition complète des Lettres à un Absent pour s’en convaincre. Ils s’étaient réconciliés, mais le jaillissement d’un peu de sauce eût presque suffi pour les séparer à nouveau.

Bien qu’en dehors des Soirées de Médan, où figurait sa Boule de Suif, il fût peu édité chez Charpentier, Maupassant venait rue de Grenelle. Il était alors de traits réguliers, brun, assez gras, lourd d’esprit comme un campagnard et généralement silencieux. Il ne souffrait pas encore de cette misanthropie, coupée de crises de snobisme, que déchaîna chez lui, quelque temps plus tard, la paralysie générale. Mais déjà il se frottait aux médecins comme à de merveilleux thaumaturges. Il les questionnait longuement dans les embrasures de portes et dans les antichambres. C’était le temps du « document humain ». On disait : « Guy — tout le monde l’appelait Guy — est très consciencieux. Il se renseigne quant à certains cas pathologiques qui seront dans son prochain roman. » Il courait sur lui mainte anecdote scabreuse ou bizarre, et j’ai toujours pensé que son détraquement cérébral avait débuté beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait cru. Il canotait, jouait les Hercule, affectait un profond mépris pour ces lettres qui le faisaient vivre et lui donnaient la célébrité. Flaubert, impitoyable bourreau du style et qui passa son existence à se martyriser lui-même dans son sinistre pavillon de torture de Croisset, — rien de commun avec le juif Franz Wiener, qui depuis a adopté ce nom, — Flaubert guidait les débuts de Maupassant. Il le soumettait à ces vains exercices d’assouplissement littéraire qui ne sauraient former l’écrivain, car les tempéraments sont plus forts que tout, heureusement. Il le contraignait à remettre « cent fois sur le métier » ces histoires normandes, drues et salées, qui firent la première réputation du pauvre Guy. Il l’adorait expansivement comme il faisait tout, mais lui tourneboulait l’entendement de plus d’une manière, l’exhortait à la chasse aux conjonctions et aux mots répétés, à la pêche de la phrase musicale, à l’effort et au supplice grammatical et syntaxique en vue de la perfection. L’autre était un gobeur, un de ces collégiens prolongés, comme il y en a tant, et qui jettent leur gourme jusqu’aux approches de la quarantaine. Les tours que lui jouait son tréponème furent certainement amplifiés par l’absurde discipline de Flaubert, par l’usage immodéré du fameux « gueuloir ».

Je l’ai vu depuis, ce gueuloir, en compagnie d’un contemporain, au soir d’une pluvieuse journée d’octobre, dans l’humide banlieue de Rouen. En arrivant là nous récitions, non sans rire, avec l’accent fervent de 1885, mainte phrase fameuse de la Tentation de Saint-Antoine, de Madame Bovary, de l’Éducation sentimentale. La porte grinça. Un gardien nous introduisit dans la courette où sont les arbres qui entendirent déclamer le bon géant, puis dans son laboratoire de phrases, avec vue sur la Seine et ses bateaux. Une horrible tristesse, vieille de cinquante ans, voltigeait, ainsi qu’une cendre funéraire, sur le petit musée des lettres et billets de Zola, de Bouilhet, de Goncourt, de Maupassant, de mon père, sur le canapé bas…, une tristesse tenant moins à la disparition et à la mort qu’au temps perdu, qu’aux doctrines fausses, qu’aux erreurs rancies. Le fantôme du célèbre écrivain, tourmenté et tourmenteur, était demeuré là, je le jure, courbé sur ses papiers, fumant ses cigarettes, essayant l’effet vocal de ses morceaux d’ironie et de bravoure, raturant, piochant et sarclant, à cent mille lieues du monde des vivants. De vieilles querelles littéraires pendaient au plafond, sous la forme de toiles d’araignées. Je n’ai ressenti impression aussi funèbre que chez Rousseau, aux Charmettes, où flotte encore l’odeur mêlée de la phraséologie anarchique et du vice. Flaubert ou l’école du renfermé…

Maupassant réagissait par ses biceps et par ses anecdotes galantes, à double figuration de bonnes et de dames du monde, à double décor de soupente et de salon. Il n’avait pas encore publié Sur l’eau, ce cri déchirant d’une sincérité dévastée par le mal. Quand il avait fini de turlupiner ses chers docteurs, il se réfugiait auprès d’une petite dame blonde dont j’ai oublié le nom et lui contait fleurettes — mais quelles fleurettes ! — tout bas, avec un air tendu de maniaque.

Ayant su que je me destinais à la médecine et que je fréquentais chez le docteur Charcot, il m’entreprit un certain soir sur l’hydrothérapie, qui lui tenait fort au cœur et lui paraissait destinée à remplacer tout autre remède. Il avait entendu parler d’un certain jet glacé sur la nuque, en usage, je crois, à Divonne, auquel ne résistait aucune névralgie oculaire. Je dus répondre péremptoirement, avec une incompétence parfaite, mais la fierté d’être interrogé, moi, simple étudiant de première année, par le pauvre Guy. On distinguait dès cette époque et à l’œil nu, dans Maupassant, trois personnages : un bon écrivain, un imbécile et un grand malade. Ils ont évolué depuis séparément, les deux premiers ayant tendance à s’absorber dans le troisième. Mais, avec la malveillance naturelle à la jeunesse, c’était surtout l’imbécile qui nous frappait par sa fatuité. Je n’ai nullement été surpris d’apprendre par la suite que les femmes, et les plus sottes et les plus vaines, le faisaient tourner en bourrique. Il appelait par ses prétentions les mauvaises farces et ces taquineries cruelles des salonnards et salonnardes dont on raconte ensuite, en exagérant, qu’elles ont causé la perte de leur victime. Il était prêt pour de charmants bourreaux. Je lui en ai connu de délicieux, mais qui abusèrent de son insupportable affectation de virilité pour le déchiqueter sans merci. Belle série pour un peintre comme Hogarth, ayant le sens de la progression dans le pire, que cette vie à étapes de plus en plus noires, allant du salon au cabanon !

Fils intellectuel de Flaubert et du même tiroir littéraire, Maupassant ne devait rien à Zola, ce qui n’empêcha pas Zola de le colloquer parmi ses disciples, avec une voracité de père Saturne. Il importait de meubler la série d’articles critiques que l’auteur des Rougon-Macquart publiait alors au Figaro et qui tournaient tous autour de son éthique et de sa personne. C’était chez les Charpentier qu’il fallait voir Zola, gras, content, dilaté, bon homme, affichant les chiffres de ses tirages avec une magnifique impudeur. Deux traits frappaient ses auditeurs : son front vaste et non encore plissé, qu’il prêtait d’ailleurs généreusement à ses personnages, quand ceux-ci portaient quelque projet de génie, artistique, financier ou social, son front « comme une tour » ; et son nez de chien de chasse, légèrement bifide, qu’il tripotait sans trêve de son petit doigt boudiné. Il était coquet de son pied, chaussé dans les grandes occasions de bottines vernies à élastiques, le cambrait, l’étirait volontiers. Il zézayait en parlant, disait « veuneffe » pour « jeunesse », « f’est une fove fingulière » pour « c’est une chose singulière » et semait son discours de « hein, mon ami ? hein, mon bon ? hein, mon bon ami ? » qui exigeaient l’assentiment de son interlocuteur. Henri Céard, ex-carabin, l’initiait à Claude Bernard et à Darwin, ainsi qu’au déterminisme expérimental. Ayant besoin d’un patron, Zola choisit Claude Bernard et, à distance, cela est d’un joli comique. On ne voit pas bien en effet le rapport qui relie l’Assommoir aux Leçons sur la fièvre ou Nana à la fameuse Introduction. Mais l’important était, aux yeux du maître pressé de Médan, que cet amalgame eût l’air de quelque chose, d’une doctrine.

Il déclarait en riant : « Mon prochain livre — il s’agissait de Pot-Bouille — va me faire traiter de cochon… hein, mon ami ?… Le fait est qu’il y en a… Mais c’est la faute des petits bourgeois que je peins. Ce n’est pas la mienne. »

Il se plaisait au contraste des obscénités ou des fécalités qui remplissaient ses livres et de sa propre existence parfaitement tranquille alors et sans débordement. À l’entendre, la chasteté était indispensable à qui veut plonger d’un cœur résolu dans l’égout social et en rapporter d’imposants échantillons. Dès ses débuts il avait déifié la Vérité, l’avait campée, la plume à la main, entre le dépotoir et la Morgue et n’entendait pas qu’on le contredît là-dessus. Il ne manquait ni de cordialité ni de rondeur, ni de faconde, ni, à l’occasion, de ressentiment. Capable de dissimulation, il détestait Edmond de Goncourt, qui le lui rendait bien. Leurs natures n’étaient pas faites pour sympathiser. Goncourt était jusqu’au bout de ses doigts nerveux, jusqu’à la pointe de sa moustache blanche, jusqu’au feu noir et mouvant de son regard, un aristo. Il y avait en lui du précurseur. Avant la France juive, il méprisait les juifs. Son horreur du parlementarisme était absolue. La démocratie le faisait positivement vomir. Il y avait en lui un admirable et délicat artiste, d’un goût infaillible, passionné pour les estampes rares, les fines silhouettes, la manière abrégée et incisive en tout. Zola, au contraire, s’étalait, expliquait, discutaillait et donnait de plus en plus dans les godants révolutionnaires. Tout en traitant les politiciens de pierrots et de polichinelles — à cause de la clientèle réactionnaire du Figaro de Magnard — il croyait comme eux au nombre, à la quantité, à la phraséologie et à l’argent. Sa conception du monde était sommaire, les rouages délicats ou compliqués le rebutaient et il mettait l’instinct avant tout. C’était une intelligence complètement matérialisée.

« Quel animal, ce Zola ! » répétait volontiers Goncourt, non sans impatience. On entendait, dans la pièce voisine, la voix nerveuse du compteur d’éditions : « Quand j’ai vu arriver le finquantième mille, mon bon, je me suis dit : nous irons bien jusqu’à foifante… Hein, Charpentier, hein ? »

Il interrompait cette scie des tirages pour venir à nous les jeunes et nous féliciter d’être jeunes et de nous comporter en jeunes. Le fait est qu’ayant de seize à dix-neuf ans, nous aurions été embarrassés de faire autrement.

— Léon, quel est ce garçon là-bas qui a un profil intelligent ?… C’est un ami à vous ?

— Oui, monsieur Zola.

— Comment s’appelle-t-il ?

— C’est Georges Hugo, monsieur Zola.

— Ah ! que c’est curieux, comme le monde est petit ! Est-ce qu’il se deftine aussi à la médecine ?

— Non, il va vers la peinture et les lettres.

— Ah ! c’est le jeune Hugo. Comme c’est fingulier, mon ami. Quelle belle chose que la veuneffe !… J’ai été au fond un peu févère pour son grand-père. Bah ! on m’affirme qu’il ne lit plus rien. Il digère sa gloire. Il a de la chance. Comme le monde est petit !

À distance, il est difficile de comprendre pourquoi cette « littérature de pontons » — suivant l’expression d’Huysmans — qu’était le naturalisme passionnait alors les esprits. Sans doute y avait-il là une réaction contre les fadeurs de Feuillet, de Feydeau, de Cherbuliez. Mais surtout, au lendemain de la guerre et de la dépression qui suit la défaite, le public cherchait avidement quelque chose d’âpre, de brutal, au besoin de blasphématoire qui lui rendît l’illusion de la force. Le porc fit l’effet d’un sanglier. Très peu d’écrivains et de moralistes — sauf toutefois Barbey d’Aurevilly et Drumont — signalèrent l’accident, comparable à la rupture d’une conduite d’égout, qu’était cette irruption de boue et de purin dans la littérature française. J’ai entendu batailler, pour Zola et ses romans d’épandage, de très braves gens délicats, nuancés, des poètes comme Coppée et Banville, des observateurs ailés de la nature humaine comme Alphonse Daudet. Ceux de ma génération ont tous cru, à un moment donné, qu’un renouveau littéraire était possible dans cette direction. La lecture de Taine qui disputait à la métaphysique allemande et à Spencer la classe de philosophie, fortifiait notre erreur. L’amalgame Taine-Zola, parmi la « veuneffe » cultivée, fut à ce moment un composé intellectuel très fréquent. Si je me reporte à mon état d’esprit de l’époque, je trouvais Drumont bien pudibond et Barbey d’Aurevilly bien cagot. Zola me paraissait un homme d’intelligence moyenne — il n’y avait rien à retenir de ses propos — mais un admirable créateur, un peintre de masses, préoccupé par la physiologie et la clinique et un écrivain injustement calomnié. Période d’incroyable aveuglement dans les milieux par lesquels on affirmait que se relevait la France et d’où toute critique politique, littéraire ou philosophique était au contraire bannie. Quand je reviens par le souvenir à ce chaos, à ces ténèbres, à ces niaiseries monstrueuses, je mesure avec épouvante le mal intellectuel et moral qu’une invasion peut faire à un grand et noble pays. Je le sais, je le sens, je le vois, puisque c’est notre génération à nous autres qui a finalement porté le poids de la catastrophe. Je ne suis en tout cela qu’un témoin, mais, par les relations d’un père célèbre et recherché, un témoin exceptionnellement bien placé. Il m’a fallu franchir vingt autres années pour apprendre, au contact des événements, d’un homme de génie, Charles Maurras, et d’une doctrine, ce que nul ne m’avait enseigné : la structure de mon pays et les conditions de son relèvement.

Voici Médan par une journée chaude de juin, poudrée d’or. Huysmans est là, railleur et décharné, avec son masque de vautour apprivoisable, son ironie familière, ses fins de phrase légèrement traînantes. Jamais personne n’a dit comme lui d’un mauvais confrère : « C’est en vérité un bien déconcertant animal. » Hennique, Céard, Paul Alexis, Frantz Jourdain se mêlent successivement et quelquefois ensemble à la causerie entre le maître de maison, Goncourt et Alphonse Daudet. Mon père, comme d’habitude, anime tout, projette autour de lui sa bonne humeur, sa vision gaie et amplifiante des choses et des gens. Zola, chez lui, est beaucoup plus aimable, plus en train que partout ailleurs. Il a le sens et le goût de l’hospitalité. Il propose un tour en bateau. On le suit, et à voir ces écrivains en pleine renommée ou montant à la renommée, si allègres, confiants et naturels, courbés sur leurs avirons, devisant et chantant, nul ne supposerait qu’un rapide avenir creusera entre eux de tels fossés, les rendra étrangers, sinon hostiles, les uns aux autres.


CHAPITRE II


Le Félibrige : Mistral, Aubanel, Roumanille, Paul Arène. — Timoléon, Saint-Estève et Félix Baret. — La librairie Lemerre : Coppée, Heredia, Sully Prudhomme, Leconte de Lisle, Cazalis. — Édouard Drumont.



Tandis que Zola ajustait ses tuyaux entre le romantisme et un réalisme conforme aux exigences de son odorat, un phénomène de reviviscence dotait la branche d’oc de la littérature française d’un certain nombre d’admirables œuvres. À l’origine de toute reviviscence, il y a un homme de génie et son effort. Vous nommez déjà Frédéric Mistral. Auprès de lui, Roumanille et Aubanel, le premier chargé comme une abeille des diverses essences de son terroir, le second, un des plus beaux et des plus amers lyriques de l’amour. Alphonse Daudet était l’ami, le fidèle compagnon de Mistral. Tout jeune, il m’apprit à l’admirer et à l’aimer. Ce groupe enchanté des écrivains provençaux est lié à mes plus chers et joyeux souvenirs. L’Arlésienne fait partie du cycle, ainsi que les Contes de mon moulin. J’y rangerais aussi Jean des Figues et la Gueuse parfumée de Paul Arène, homme grincheux, prosateur exquis, dont les subtils accès de mauvaise humeur et les trouvailles en matière de jouets parisiens ont tour à tour stupéfié mon enfance. J’ai chanté le Bâtiment vient de Majorque et Jean de Gonfaron des « Îles d’Or » en même temps que Malborough et la Tour prends garde. J’ai, tout petit, mangé des olives et des figues fraîches, bu du châteauneuf-du-pape aux jours de fête, et ce mot « la Provence » a toujours évoqué pour moi, si loin que je regarde en arrière, des routes blanches entre les cyprès, des refrains, des rires, un amusement fou.

— Eh ! laisse-le courir, Alphonse, ton bonhomme. Il retrouvera bien son chemin tout seul.

— Madame, un petit oiseau de plus n’a jamais, de mémoire d’homme, donné une indigestion à un enfant.

— Mon brave Léon, regarde ce pont. Il avait été construit par le grand saint Benézet… Réponse : « Oh ! tout ça, monsieur Mistral, je sais bien que c’est de la légende. »

Aussi j’ai toujours ri, et de bon cœur, en entendant des imbéciles déclarer que l’œuvre de Mistral et de ses amis était toute de bibliothèque, fermée au profane, une expérience en vase clos, une invention de cénacle. Jamais poèmes, jamais épopées, jamais hymnes de passion ou de nostalgie, jamais récits tendrement ironiques, frangés de lumière, ne furent plus directement mêlés à la vie ambiante, empruntés plus spontanément à la circonstance qu’ils magnifiaient, à la minute d’or et d’argent qu’ils rendaient éternelle. Il était là, le réalisme vrai, le réalisme de chez nous, porté par quelques bonnes et solides têtes qui connaissaient la nomenclature de tous les instruments des métiers champêtres, les noms des sites et des moindres cours d’eau, et qui ne séparaient pas de la couleur et de l’odeur du pain le fin visage ambré ou pâli de la boulangère. Le contact des félibres majoraux, fondateurs et mainteneurs de la grande œuvre qui rend un peuple à ses traditions, c’était l’école de la beauté. À rebours du jacobinisme et du nivellement démocratique, à rebours de la laideur naturaliste, ces poètes inspirés travaillaient pour la grande patrie en travaillant pour la petite. Mais il aura fallu un demi-siècle pour que leur admirable labeur fût compris à fond, pour que son sens réactionnaire apparût. Du point de vue de l’Ordre, en effet, reviviscence c’est Restauration.

Mistral d’abord, et c’est justice… J’ai connu l’ancienne maison où mourut sa mère, proche de celle qu’il habite aujourd’hui avec son incomparable compagne. Sur la cheminée du salon il y avait une petite tarasque, dont la tête mobile se balançait d’effrayante façon. L’arrivée de mon père était aussitôt le signal du répit, des promenades aux Baux, en Avignon, en Arles, à Vaucluse, à travers une région historique et légendaire dont les moindres pierres tirent leur gloire d’une strophe ou d’une allusion de Mireille, de Calendal, de Nerte, de la Reine Jeanne, du Poème du Rhône. C’est au cours de ces parties, je crois bien, que j’ai pris le goût des auberges du chemin, fertiles en surprises amusantes, en rencontres pittoresques et où la nourriture est souvent exquise. Mais qu’en faisaient-ils en quelques minutes, juste ciel, les « beaux diseurs », de l’accueillante auberge envahie par eux !… Un concert de chansons et de récits, auquel se joignaient bientôt, attirés par la sympathie irrésistible de la race, de la jeunesse et du langage, le patron, la patronne, les autres consommateurs, les filles de service. Aucune familiarité, aucune trivialité. Pour entendre Mistral réciter ses vers, de sa voix si nette et harmonieuse, la cuisinière, la poêle à la main, manquait de rater l’omelette, le verseur de Tavel s’arrêtait, sa bouteille de rubis en l’air. Chez toi, Provence, la fraternité n’est pas un vain mot, grâce à ces cadres sociaux, à ces usages familiaux maintenus par une longue tradition ensoleillée !

Il m’est impossible de passer par Saint-Rémy, ou de suivre la route qui va des Baux à Fontvieille, sans revoir aussitôt cette petite troupe glorieuse, aujourd’hui décimée par la mort. Les années ont passé sur Mistral sans modifier son regard ni sa voix, son port si noble ni son sourire. N’ayant jamais quitté Maillane, il est dans le fameux village comme dans sa maison ; toutes les pierres et tous les tournants y sont en quelque sorte humanisés par sa présence. Son ombre projetée est partout. On l’a comparé souvent à Gœthe. Il est lui-même. Ce qui frappe le plus, dans ses propos, c’est l’harmonie des plans, la perspective qu’il a dans l’esprit, comme un descendant d’aïeux qui ont longtemps contemplé le ciel étoilé et la plaine. Tel il était il y a trente ans, et plus loin encore dans mon souvenir, jugeant équitablement les hommes et les choses, célébrant son pays et poursuivant avec méthode son plan de reconstruction provinciale, dont ses amis eux-mêmes n’apercevaient peut-être pas toute l’ampleur. Il est clair, limpide comme la source, mais profond, et sa bonhomie n’exclut pas la méfiance.

À Paris on le discutait, on harcelait mon père : « Pourquoi n’écrit-il pas en français, votre Mistral ? Relever la langue d’oc, un patois, c’est une chimère, c’est un rêve… Daudet, votre amitié vous aveugle sur l’importance de ce mouvement. » On a vu depuis qu’au contraire l’œuvre de Mistral était et est des moins chimériques, des plus utiles qui soient. Le maître de Maillane est pour la moitié dans la superbe résistance de l’Alsace-Lorraine. C’est aux armes forgées par lui, à ses méthodes, à ses principes qu’ont eu recours les mainteneurs malgré tout de l’âme héroïque de l’Alsace, de ses coutumes, de ses aspirations. Poète et le plus doué de tous, Hugo compris, sans comparaison possible, Mistral connaît en outre les secrets de la cité et ceux du verbe, les moyens d’étayer la cité par le verbe et réciproquement. C’est un sorcier, au sens étymologique du mot, un trouveur d’ondes jaillissantes. Il ne frappe pas en vain le roc stérile. Si vous voulez mon avis, Mistral est bien grand, mais l’avenir le fera plus grand encore. Dans les abris posés et chantés par lui, les nations opprimées iront, au cours des âges, chercher un refuge contre la force brutale. Dictionnaire, poèmes, drames, propagande, fêtes commémoratives, costumes, allocutions, exemple de la longue vie passée au même endroit, tombeau, tout cela se complète et défie le temps et l’oubli.

Aubanel était petit, d’aspect socratique, mais éclairé par la flamme étrange qu’il portait en lui. Récitant ses poèmes de la Miougrano et des Filles d’Avignon à la Barthelasse, au jour tombant, chez l’hôtelière Mme  Satragno, devant la ville dorée et fière, il transportait ses auditeurs. Jamais peut-être l’amour physique déchirant, passionné, puis se perdant en ondes nostalgiques, n’a eu un interprète pareil à ce catholique pratiquant, de qui l’ardeur lyrique n’allait pas sans scrupules, sans remords. À ceux qui ne l’ont pas lu et entendu demeurera fermée la volupté de ces paysages méridionaux, cadres prêts pour les silhouettes de femmes, inoubliables passantes à la courbe nerveuse, aux yeux noirs ainsi que des raisins. Cette odeur de thym et de miel qui flotte autour des jolies Provençales, quand elles ont dansé et couru, elle est dans les poèmes d’Aubanel. On y retrouve les mouvements des bras nus portant la cruche ainsi qu’une amphore et la tendre crispation des pieds blancs qu’ont les danseuses de Botticelli. Mêlés aux jeux de la lumière, la possession puis l’arrachement gardent quelque chose de grave et de doux, comme un chant de pâtre au crépuscule. La beauté qui cède, puis se reprend, hante et plie les cœurs à jamais. La nuit descendait sur les Doms, sur Villeneuve et sur les remparts d’Avignon. Le cours du Rhône semblait plus rapide, manteau d’argent jeté sur la fuite de l’heure.

— Encore une, mon Théodore, encore une !

Alphonse Daudet frémissait de plaisir, le visage tourné vers Aubanel, qui récitait maintenant : le Bal, « le Diable rit dans le hallier », ou les sublimes Forgerons, ou la pièce déchirante :

D’en haut alors, d’en haut j’ai dévalé
Le long de la mer et des grandes ondes,
Et j’ai couru comme un déconsolé,
Et par son nom tout un jour l’ai criée.

On apportait une dernière bouteille, la vraie, la bonne, celle dont il était question depuis le matin, car il faut parler de choses excellentes et la vigne aussi a sa noblesse. Maintenant Mistral se levait :

Elle descend, les yeux baissés, les escaliers de Saint-Trophime ou le Tambour d’Arcole, ou la Renaissance, l’appel à toutes les provinces du Midi, suivant la mère Provence qui a battu l’aubade, et le hardi refrain :

Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour »,
Voilà le Félibrige.
Nous en plein jour
Voulons parler toujours
La langue du « Miéjour ».
Ça, c’est le droit majeur !

Je remarquais bien qu’à Paris les amis littéraires se déchiraient souvent les uns les autres, au lieu qu’ici, sauf les bisbilles traditionnelles entre Roumanille et Aubanel et les sorties non moins traditionnelles de Paul Arène, il y avait entre ces poètes une affection vraie. Roumanille était un beau et charmant vieillard, d’une grande et pénétrante finesse, d’une bonté égale, et l’idée qu’il était fâché avec Aubanel et qu’Aubanel était fâché avec lui me chagrinait tellement que je n’écoutais pas quand l’un ou l’autre exposait ses griefs à mon père. Destiné à des polémiques plutôt rudes et à des guerres sans merci, j’ai toujours eu horreur des disputes, surtout entre gens qui s’aiment bien. La vie est si brève, la colère si insignifiante et la rancune un fardeau si vain.

C’est ainsi qu’Arène, avec ses rats, a navré bien des fins de repas de mon enfance. Ses humeurs le prenaient comme une colique, mais une colique sans prodromes, en plein dessert à propos de tout et de rien, de l’affirmation de celui-ci, d’un sourire de celui-là. Quelquefois il jetait sa serviette, filait et il fallait qu’on courût le rattraper dans l’escalier. Un autre jour, assis sur le strapontin, dans une voiture découverte, par une fin de jour d’été parfaite, je vois Arène qui se blesse de je ne sais quelle innocente plaisanterie de mon père, qui devient pâle, profère des sons rauques, si bien qu’Alphonse Daudet ordonne au cocher d’arrêter : « Tiens, tu m’embêtes trop. J’emmène Léon. Bonsoir. Quand tu seras calmé, tu reviendras. » Ce fut fait le soir même, et Arène en riant me demanda si je m’étais bien amusé sur mon strapontin, pendant son petit accès de fureur.

À ces agapes félibréennes participaient encore, mais au second plan, Félix Gras, Anselme Mathieu, le peintre Grivolas et un Russe original installé au Chêne-Vert, du nom de Séménoff.

Les poèmes de Félix Gras ne manquaient ni d’inspiration, ni de mouvement, et le chant le Roi Don Pierre monte à cheval avait de l’allure, surtout repris en chœur sur le « à cheval ». Anselme Mathieu possédait un long nez dans une figure immobile et une voix triste ; mais il faisait des vers très délicats, et nous emmenait, de temps en temps, à Châteauneuf-du-Pape. À un moment, il géra, en Avignon, un hôtel où nous descendions pour lui faire plaisir. Grand Dieu, quelle négligence ! Qu’on se rassure, je n’en ferai pas la description. Aussi, comment voulez-vous qu’un poète apporte son attention à maint détail hygiénique ou confortable ! Dès cette époque, Avignon, à cause de Stuart Mill, attirait les Anglais. J’espère qu’aucun d’eux n’est descendu jamais dans le site infernal, négligé par le cher et touchant Anselme Mathieu. Il en eût tiré des conclusions fâcheuses quant à l’incurie des Français.

Au cinquième d’une haute maison dans une longue rue très animée, Grivolas peignait des fleurs et des paysages. De son atelier, on avait vue sur le beffroi d’une église voisine. Il était modeste et timide, et ne s’animait un peu que sous l’impulsion de Mistral et de Daudet. Quant à Séménoff, avec sa voix nasillarde et ses longs récits embrouillés, il servait de tête de Turc à Paul Arène, qui lui montait de formidables bateaux.

Je me souviens d’un mot de Mistral qui fit rire toute la tablée, alors qu’une aubergiste fort démunie hésitait à plumer un poulet, attendu que c’était un vendredi et qu’elle avait affaire à de bons catholiques : « Calmez vos scrupules, ma brave femme. Nous sommes des poètes. C’est nous autres qui faisons les psaumes. » Mais il y faudrait la langue, l’accent et le geste.

« Luise tout ce qui est beau ! Que tout ce qui est laid se cache ! » C’était exactement le contraire de la formule naturaliste.

Un autre milieu provençal, moins illustre, mais d’un grand caractère, était celui des Ambroy, au château de Fontvieille. Ils étaient quatre frères, dissemblables de tempérament et de goûts, que réunissait et conciliait leur mère, vieille bourgeoise du Midi, de haute allure, pleine de sagesse et de dignité. À sa mort, la discorde se mit définitivement entre les fils. Mon père prit parti pour Timoléon Ambroy, et leur solide amitié s’en trouva encore resserrée. Homme d’initiative et de vive intelligence, on l’appelait dans la famille « Maître Bon Sens ». Timoléon fut un des premiers à inonder ses vignes pour les sauver du phylloxéra. C’est dans un des moulins de Fontvieille qu’Alphonse Daudet écrivit ses fameuses lettres. Ils subsistent encore, privés de leurs ailes, témoins d’un passé glorieux, dominant le village qu’envahit maintenant l’exploitation des carrières de pierre meulière.

Fontvieille était une spacieuse demeure meublée à l’ancienne, avec des pièces hautes et larges. La chambre d’angle du premier étage subissait les assauts d’un mistral si furieux, qu’on la laissait inhabitée. On l’appelait la chambre du vent. Le parc, planté de pins et garni de « cagnards » ou abris contre la bourrasque et le froid, était immense et sans clôture, vallonné, coupé de petits murs de pierres éboulées et, de-ci, de-là, de claies de roseaux. Il se perdait, de façon indéterminée, dans la campagne environnante, jusqu’aux premiers contreforts des Alpilles. Enfant, puis jeune homme, j’ai joui là d’une liberté sans limites, buvant l’air et la lumière, écoutant le chant des cigales, les clochettes des troupeaux qui rentrent, et sentant autour de moi le frémissement du passé et de l’histoire, mais léger, mêlé à la vie champêtre, dépouillé de tout attribut funèbre. Ces paysages méridionaux sont une leçon d’équilibre moral et de sérénité.

Timoléon Ambroy me représentait le type achevé du Méridional pondéré, privé d’emballement, et qui pèse le pour et le contre. Il reconnaissait le génie de Mistral en tant que poète, mais il considérait le félibrige ainsi qu’une imagination toute pure et une doctrine sans lendemain. La tête droite, une brave tête large et grasse de proconsul, les mains dans les poches, son éternel petit cigare au coin des lèvres, il me répétait : « Ton père voit là-dessus autrement que le vieux Tim, — c’est-à-dire que lui-même. — Mais ce qui est mort est bien mort. Les coutumes de ce village ne sont déjà plus celles de ma jeunesse. Les hommes de mon âge ne parlent plus correctement provençal, et comprennent difficilement Mireille ou Calendal. Bref, il y a là quelque chose qui m’échappe, et je crains que vous ne soyez tous plus ou moins victimes d’un mirage. »

Au fond, l’excellent homme gardait sourdement quelque rancune aux félibres, qui le privaient trop souvent de la compagnie de son cher Alphonse… « Sans compter que, dans sa jeunesse, ces déambulations trop fréquentes et ces agapes sans trêve ni mesure nuisaient à son travail et à sa santé. Que de fois lui ai-je conseillé de rester tranquille dans son moulin entre son encrier et sa pipe ! Mais baste, il suffisait d’un mot de Mistral ou d’Aubanel pour qu’il plantât tout là et me faussât compagnie. En général, il revenait le lendemain. Parfois, seulement au bout de trois ou quatre jours, l’estomac à l’envers, bien entendu, après toutes ces nourritures de charretier et de batelier. Mais il était content, je t’assure, de retrouver les petits plats d’Audiberte. »

Audiberte était le nom de la cuisinière, et Timoléon, du matin au soir, la harcelait de recommandations : « Diberte !… avez-vous bien pensé au moins à faire égoutter les feuilles d’épinards ? Les dernières étaient aqueuses… Diberte !… tâchez d’avoir un bon poisson et de réussir l’aïoli pour M. Daudet. » Le fait est que, sauf chez ma tante et belle-mère, qui a le bonheur inestimable de posséder, depuis une trentaine d’années, la première cuisinière de France, d’origine comtoise, à qui elle a appris toutes les recettes du Midi, je n’ai jamais mangé aussi royalement que chez Timoléon, ni entendu commander les bons plats de Provence avec un pareil détail et une semblable autorité. On savourait ainsi ces chefs-d’œuvre deux fois, l’une par l’esprit, pendant la confection du plat, l’autre à table. En Arles, Timoléon habitait rue Barrême, à deux pas de la place du Forum, une vaste maison, ancienne et noire, où j’ai connu aussi de bonnes heures. Le tour d’esprit du bon Tim, si parfaitement contraire à tout ce que l’on raconte des exagérations méridionales, m’enchantait. Jamais je n’ai connu ami plus fervent du juste milieu, censeur plus vigilant de toutes les outrances, quelles qu’elles fussent. J’avais ses confidences. Il ne mordit jamais ni aux livres de Zola, ni à ceux de Goncourt, ni à ceux de Flaubert, ce qui alors me semblait sacrilège. De Zola, il disait : « Autant vaut rester toute la journée enfermé dans ses cabinets, en s’y faisant même porter ses repas.

— Mais, Tim, il a le sens des masses.

— Le cochon aussi a le sens des masses, mon brave enfant. Regarde-le dévorer, le nez dans son baquet.

— Écoute, l’Assommoir, c’est épatant.

— Tu trouves ça drôle, l’histoire d’un pochard qui finit par tomber d’un toit, et d’une blanchisseuse qui se prostitue ? À Paris, il est possible que ces saletés fassent les délices de la société instruite et cultivée. Ici, à Arles, ça nous répugne. »

Il trouvait Goncourt un fort aimable homme, d’une éducation parfaite, « mais, ajoutait-il, ses histoires de clowns et de bonnes, les frères Zemganno et Germinie Lacerteux, me laissent froid. Ne le raconte pas à ton père, surtout ; c’est entre nous.

— Mais Flaubert ?…

— Flaubert, je l’ai vu chez Alphonse. C’était un grand et solide gaillard qui aurait dû prendre garde à la congestion… Quant à ses livres, ils sentent le moisi, le renfermé. Ça non plus, je ne l’avouerai pas à ton père. Il croit me faire plaisir en m’invitant avec tous ces gaillards dont s’occupent les journaux. Je ne veux pas lui enlever ses illusions. Cette école nouvelle consiste, en somme, à faire un sort aux principaux embêtements de l’existence. Eh bien, je préfère autre chose. »

Il n’en démordait pas. Les caprices de la mode intellectuelle n’avaient sur lui aucune influence. Jamais je n’ai connu homme plus soustrait à ce qui n’était pas son impression directe ou le fruit de sa propre réflexion. De même, quand il visitait sa propriété, Fontvieille, ou le Mas-Blanc, il se faisait conduire aux dégâts qu’on lui signalait et les examinait silencieusement, méticuleusement, inattentif au bavardage, aux explications de ses fermiers. Ensuite, il concluait : « Vous ferez ça et ça. » Il était indulgent en paroles et en actes, sévère dans ses constatations. Depuis, j’ai fréquenté bien des êtres. Je n’ai jamais retrouvé ce tour d’esprit. Maintenant que l’on connaît un peu Timoléon, je le ramènerai de temps en temps dans ces souvenirs, comme un témoin toujours équitable, éloigné de toutes les appréciations excessives.

Mais il faut que je vous parle maintenant de Saint-Estève, près Cavaillon, et de la famille Parrocel.

Le chef de famille, descendant des fameux peintres marseillais Parrocel, lesquels excellaient dans les tableaux de bataille, était, vers 1885, un magnifique vieillard, féru d’histoire et de poésie. Il avait fait sa fortune par un travail acharné. Sa compagne, son associée, sa confidente, la délicieuse Mme  Parrocel, et lui avaient le génie de l’hospitalité. Accoutumés aux mœurs des gens de lettres qui mêlent leur travail à la contemplation, ils n’insistaient jamais pour ces promenades en commun qui sont le fléau des villégiatures. Celui-ci aimait rêver dans la campagne. On lui composait un panier de provisions, on lui attelait une petite voiture, pour qu’il pût satisfaire sa fantaisie de l’aube au crépuscule, sur les bords de la Durance ou du côté du Luberon. Comme me disait un paysan d’Apt : « Ce n’est pas rien, le Luberon. » Imaginez les Alpes réduites, humanisées, ramenées aux courbes et proportions des tableaux florentins. Cet autre avait le goût de la chasse. Zou, un fusil, un chien bien dressé, le hardi Sultan de l’oncle Tourel, et en avant pour la poursuite de la caille et du roi de caille ! Il y avait ceux qui restaient à la maison, à se promener en devisant le long des allées et des roubines, ceux qui s’intéressaient à l’approvisionnement — douze ou quinze convives à chaque repas, s’il vous plaît — et fréquentaient les pittoresques marchés de Cabane, du Plan-d’Orgon et d’Orgon, où les melons croulent les uns par-dessus les autres, où luisent les aubergines vernissées à côté des rutilantes pommes d’amour ; ceux qui lisaient ; ceux qui préparaient, dans un profond mystère, les charades et divertissements de la soirée.

Deux boute-en-train et de quelle qualité ! Alphonse Daudet, rendu par sa Provence à toute l’exubérance de sa jeunesse ; Félix Baret, qui fut longtemps maire de Marseille, gendre des Parrocel, Félix Baret, qui sauva au 16 mai la vie de Gambetta, lors de la fameuse enlevée de Cavaillon, Félix Baret, avocat d’une formidable éloquence, pilier de la République dans le Midi, à côté de qui les gens les plus allants et les plus gais ont l’air de sombres et tristes protestants. Mais attention ! Derrière cette surabondance de vie expansive guette et veille une science juridique de premier ordre, toujours au service de la vue politique et de l’amitié. Conseil et guide de la plupart des hommes de son parti dans la génération qui fut aux affaires de 1875 à 1900, Baret eût pu, s’il l’avait voulu, être ministre une douzaine de fois, comme les camarades. Il préféra le municipe et le barreau, laissant passer les autres avec une bonhomie qui n’allait pas toujours sans quelque mépris. Si celui-là a écrit ses mémoires !… Il aura tenu, avant toutes choses, dans l’existence, à quelques affections immuables, en première ligne à celle de Mme  Edmond Adam, dont le nom fait partie de Saint-Estève. Quand on prononce en plein air le nom de Mme  Adam devant Baret, il se découvre sans affectation. C’est qu’il est le seul à savoir les sacrifices de tout genre, et principalement d’argent, que, seule de son milieu, cette admirable femme a faits pour la cause de la France. Si Baret n’avait pas été là, avec sa connaissance des affaires et une incomparable autorité, son amour de la Patrie eût ruiné Mme  Adam.

On imagine ce qu’était un repas animé par Baret et Daudet et si les bouteilles de Tavel, d’Hermitage et de Côtes Rôties filaient avec rapidité, sous le prétexte fallacieux que l’une ou l’autre était éventée.

— Mais alors, ne le buvez pas… imploraient les dames, « qui ne comprennent pas du tout les boissons » selon le mot d’un ivrogne bien sympathique rencontré par moi, un dimanche soir, dans une gare de banlieue.

— Nous les buvons pour qu’elles ne se gâtent pas davantage, répondaient ces maris incorrigibles. Les caves de Saint-Estève étaient inépuisables et l’amphitryon vigilant avait soin de les regarnir chaque année, en prévision de l’année suivante.

Physiquement, Baret à l’époque avait le physique d’un beau « Teur » ou Turc. L’œil ardent et railleur, le cheveu noir, barbu, agile et solennel quand il le voulait, il exerçait une fascination. Il doit sans doute l’exercer encore. Ces dons-là ne se perdent pas. Quand une plaidoirie l’appelait à Marseille, il nous revenait chargé de paquets, de victuailles, de pâtés, de fioles, qu’il puisait avec un soin émouvant dans les coffres de la voiture : « Tiens le cheval, hein, mais d’une main ferme, comme s’il s’agissait du char de l’État. »

Les visiteurs affluaient à Saint-Estève. Mon père y amena Edmond de Goncourt, qui semblait s’y plaire beaucoup, précisément à cause du contraste entre sa Lorraine et ce coin de Provence. Nous connaîtrons, par son journal posthume, ses impressions sur ce séjour, où tant de choses et de gens devaient le surprendre de prime abord. On se mettait en quatre pour lui plaire, car on le savait difficile et je me souviens d’une conversation culinaire où Baret convint tout de suite, avec une courtoisie qui l’honore, de la supériorité de la matelote sur la bouillabaisse. Pieux mensonge dont j’espère que Goncourt, fanatique des écrevisses authentiques de la Meuse, lui aura su gré. La vérité historique m’oblige néanmoins à consigner ici que, dans le même moment, maître Baret clignait de l’œil imperceptiblement dans ma direction comme pour dire : « Rassure-toi, Léon, je ne suis pas un renégat. Ce que j’en fais, c’est pour plaire à cet illustre représentant des régions de l’Est. » Le fait est que la meilleure des matelotes semble, à côté de la soupe d’or, un paysage de brume et de pluie en face d’un coucher de soleil, qu’embellit encore le parfum de l’ail.

Aubanel arrive. La maison est en rumeur. On lui fait fête et Baret plus que tous, car j’oubliais de vous dire que sa vaste mémoire est celle de France qui a retenu le plus de beaux vers. Il parle le provençal avec autant d’aisance, de verve et de pureté que le français. À la fin du déjeuner, ce n’est qu’un cri : « La Vénus d’Arles… La Vénus d’Arles ! — Non, pas ici, dit Alphonse Daudet, dehors, devant l’air et le ciel. » La journée tourne, comme un disque bleu, autour de l’orbe enflammé du soleil. Nous nous transportons devant le perron. Le poème prend ainsi toute son ampleur et sa concordance avec la chaude harmonie ambiante. Embrasement par le verbe et l’azur.

Les apparitions de Jean Aicard ne produisaient pas le même effet, avec quelque soin que ce cabotin de petite ville les aménageât. Toujours frappé de quelque nouvelle ténébreuse calamité, comme Manfred, riant avec un grincement de damné « par-dessus sa douleur », ce raseur à masque tourmenté avait le toupet, après Aubanel, de tirer son pauvre mirliton. Quand il avait achevé, de sa trop belle voix de velours sombre, ces vers d’une atroce niaiserie, il quêtait les compliments dans la sébile grinçante d’un rire faux. Un jour qu’il avait agacé Mistral par je ne sais quelle sotte raillerie sur la taille et le teint des Arlésiennes, le maître de Maillane lui riposta : « Je te conseille de parler de beauté ; tu as l’air d’une vieille pierre ponce trouvée au fond du Rhône. » Il y a vingt-cinq ans de cela. Depuis, la vieille pierre ponce, habillée de vert par l’Académie, a dû amasser de la mousse.

Déjà il trimbalait dans sa valise une première mouture du Père Lebonnard, destiné selon lui à compenser le récent désastre de Smilis à la Comédie-Française, et où il laissait entendre qu’un terrible et atroce secret de famille était contenu. Il mourait d’envie de nous lire son scénario. Mais nous ne le lui demandions pas, afin de le faire un peu rager. Régulièrement, au bout de quarante-huit heures, il annonçait son prochain départ pour le lendemain dès l’aube, histoire de se faire pleurer. Régulièrement, il reculait ce départ à la dernière minute, la voiture étant attelée, sans s’apercevoir de notre désappointement, à nous les jeunes, que ses façons à la fois dramatiques et charlatanesques irritaient. Pour employer une expression vulgaire, mais si juste en l’occurrence, ce « foudroyé » nous bassinait, comme si nous avions payé un fauteuil de balcon afin d’assister à ses contorsions. Aicard posait jusque pour la femme de chambre, cependant d’âge canonique, qui faisait son lit et lui montait l’eau chaude. Il est de ces incorrigibles vaniteux qui croient que Satan s’occupe exclusivement de leur personne et leur réserve des tentations exceptionnelles.

Une autre fois nous débarqua, couvert de poussière, coiffé d’un haut de forme noir devenu gris et vêtu d’une ample redingote, le large et trapu petit Gassier, auteur dramatique souvent malheureux. Il portait une énorme serviette renfermant un ours en cinq actes. Impossible d’échapper à la corvée de cette lecture, tant il insista, sachant ce qu’il faisait, auprès de la charitable Mme  Parrocel. Voilà donc notre Gassier installé à un guéridon, devant ses paquets de feuilles manuscrites, un verre d’eau à côté de lui. Nous, les auditeurs, vieux et jeunes, occupions des chaises et des fauteuils. La chaleur d’août étant terrible, on avait fermé les volets, laissé juste un filet de lumière qui tombait sur l’opérateur. Dans ce cas il n’est plus qu’un recours : compter approximativement les pages, à mesure que les tourne un pouce fébrile, et se dire, chaque fois que la scène change : « encore une ! » On commença par dormir tant bien que mal au ronron, coupé de brusques éclats, de la voix de Gassier. Puis on se réveilla. Il n’en était qu’au deuxième acte, car il avait fait bonne mesure et chacun des quarante personnages de son drame byzantin avait de copieuses confidences à nous faire. Au début du troisième acte, nous avions des fourmis dans les jambes, des courbatures dans les reins et les tempes bourdonnantes ; ce pendant que l’action se corsait et que l’inexorable petit homme, d’un accent de tonnerre, dévidait ses alexandrins. Mais voilà qu’au quatrième acte, il introduisait dans sa tragédie des figurants bizarres, qualifiés par lui de « buccélères ». Pourquoi ce terme barbare fut-il comme la soupape de la vapeur d’ennui accumulée, comme la détente d’une longue compression ? Je fus pris de fou rire. Pierre Parrocel suivit, puis Baret, puis ma mère, cependant si indulgente aux poètes incompris, puis Mme  Baret, puis tous les assistants. Le compteur de buccélères, impassible, s’obstinait à rugir et à roucouler, à mimer le tyran, le héros, la captive et le grand eunuque. Jamais délirant vaudeville, jamais pantomime des Hanlon Lee ou des Martinetti n’eurent un pareil succès d’inextinguible hilarité. Cela dura encore deux bonnes heures. Nous étouffions, puis nous éclations. Le soir venait quand l’auteur de Julien — c’était, je crois, le titre de ce vaste ténia — eut enfin épuisé ses buccélères et consentit à s’arrêter. Il ruisselait de sueur. Nous aussi, pour des motifs différents. Mon père, par contenance, lui conseilla vivement de couper quelques longueurs ici et là…

— Vous me les indiquerez, mon cher maître.

— Non, non, le directeur qui vous jouera fera cela bien mieux que moi…, riposta Alphonse Daudet avec une terreur comique.

Je crois que Julien ne fut jamais représenté. Mais je compris, ce jour-là, l’extraordinaire aveuglement des infortunés dramaturges et l’inutilité de l’épreuve préalable à laquelle ils soumettent leurs amis, sous prétexte de chercher un bon conseil. Le seul qu’il eût convenu de donner à ce brave petit Gassier eût été de détruire son Julien et de ne jamais plus écrire un seul vers. Qui donc en aurait eu le courage.

C’est à Saint-Estève qu’Alphonse Daudet me dicta le drame déchirant, tiré par lui de son roman Sapho. Adolphe Belot, bon petit homme au teint de brique rouge, aux yeux clignotants, peu intelligent, appartenant à la race brillante, sympathique, frivole et disparue des romanciers du boulevard — en compagnie de Feydeau, Delpit, Boisgobey et quelques autres — Adolphe Belot avait écrit, d’après un scénario fait en commun, une pièce qui ne plaisait pas à mon père. Il la refit de la première à la dernière ligne. Je le vois encore, sous le grand arbre qui nous servait de cabinet de travail, sa pipe aux lèvres, un doigt sur sa pipe, essayant, puis rejetant, puis reprenant les phrases de Fanny, de Jean Gaussin, de Caoudal. Rien de plus curieux que de suivre le travail de cette pensée toujours frémissante, toujours appuyée sur le réel et qui avait ses repères dans l’émotion. J’attendais, avant d’écrire, que l’imagination paternelle se fût décidée et « le fils de l’auteur de Sapho » — comme m’appelaient alors mes camarades — se trouvait ainsi initié aux difficultés du métier, plus agréablement que « le pauvre Guy » à Croisset. Quand nous avions bien travaillé, une bouteille de vermouth Noilly Prat, clair et sec comme une aube de chasse, constituait notre récompense. Nous la laissions à rafraîchir au bout d’une ficelle, dans un petit bassin voisin, cachions notre verre commun et prenions des airs innocents lorsque ma mère, Mme  Baret ou Mme  Parrocel venaient faire un tour de notre côté. Cet ingénieux stratagème, que je recommande aux amateurs de vermouth, est ainsi consigné au début du quatrième acte de Sapho et attribué à l’oncle Césaire. Chaque fois que j’assiste à la représentation, je suis transporté aux matins radieux de Saint-Estève.

À Nîmes, où les parents ne nous manquaient pas, une vieille et profonde affection liait mon père à André Montégut, son cousin, qui tenait, place Curaterie, une pharmacie fort achalandée. Ses trois fils, Louis, Gustave, et Alphonse, dont les deux premiers sont morts, hélas ! furent mes compagnons de jeunesse. Gustave Montégut, emporté tout jeune par une fièvre maligne, avait le don précoce des lettres et le sens poétique. Alphonse Montégut s’est fait une belle place dans le journalisme et a été pendant de longues années le collaborateur de Rochefort. Quant à Louis, c’était une nature de joie et de lumière, un personnage des féeries de Shakespeare. Joli garçon, blond et fin, insouciant des succès que lui valait très rapidement sa bonne mine, dessinateur, peintre et musicien, il a traversé la vie en chantant, d’une voix merveilleusement juste, en prodiguant autour de lui les soudains trésors d’une fantaisie ailée. Que de parties de rire dans son atelier de la rue des Beaux-Arts, au café d’en face, où il descendait quelquefois prendre ses repas en guerrier japonais, drapé d’une robe de Samouraï aux ramages étincelants, à Champrosay où lui et son ami Duret exécutaient à deux voix, sur la pelouse, une fois la nuit venue, des duos de Béatrice et Benedict, des chœurs de la Damnation de Faust ou des Troyens ou de Lohengrin, mieux conduits que par la baguette de maint chef d’orchestre.

Habituellement, cette gracieuse frénésie est en surface, cette faculté de métamorphose auditive et visuelle, cette gaieté se trouvent chez des natures cursives et mal fixées. Louis Montégut était en profondeur. En lui veillait et grandissait une foi catholique ardente, qui lui fit une fin exemplaire et sereine. Il était de ceux qui cherchent l’allégresse et rencontrent le grave, qui poursuivent la beauté sensible et atteignent la beauté morale. Ces dessous voilés de sa destinée donnaient par avance à ses expansions quelque chose de doux et d’harmonieux qu’on ne s’expliqua bien que plus tard. Il y avait en lui du Mercutio. Il était une fleur de courage qui poussait vite, en donnant ses parfums, devant un tombeau déjà ouvert.

Au troisième étage de la pharmacie, aménagé pour notre séjour, Alphonse, Louis, mon père et moi couchions dans quatre lits d’une même grande chambre et chacun devait raconter une histoire. Quand celle-ci devenait pathétique, Louis l’accompagnait d’un trémolo digne de l’Ambigu. Quand elle était comique et comportait ces locutions bizarres que sont les provincialismes de la langue d’oc transportés directement en français, nous ne pouvions plus nous arrêter de rire. En vain André Montégut, pour nous faire taire, tapait-il de sa canne au plafond, Louis nous contait les interminables récits de M. de Ginestous, riche propriétaire de Remoulins, et de son chien, lequel avait par mégarde mordu au mollet l’épicière de la localité. Chaque soir un épisode nouveau s’ajoutait à ce fait divers, qui comportait des chœurs et un solo de basse, car M. de Ginestous devait peser, nu, cent trente kilos.

Je ne rapporterais pas ces chers enfantillages, qui n’ont de prix qu’à ma mémoire, si mon père n’avait puisé là l’idée d’un ouvrage que la maladie ne lui laissa pas le temps d’écrire. Il s’agissait d’une clinique de maladies des yeux, où des pensionnaires réunis, ignorant qui ils étaient dans le monde, ne se voyant pas, ne devant plus se retrouver, pouvaient se raconter entre eux leurs derniers secrets, se confier librement le fond de leurs âmes. J’ai connu le plan général et quelques détails de ce projet. Il eût été un des chefs-d’œuvre les plus aigus, les plus poignants d’Alphonse Daudet.

Louis Montégut est un des très rares artistes que j’ai vu prendre l’art pour ce qu’il est : un divertissement magnifique. Il ne l’encombrait pas de ces discussions philosophiques qui finissent par encapuchonner les belles choses comme des housses. Il avait le goût sûr et direct. Un des premiers, il célébra le génie d’exécutant d’Édouard Risler, auquel le lia bientôt une étroite amitié, et la force créatrice de Reynaldo Hahn, dont la précocité fut effarante et qui a toujours été en se développant. Mais il disparut trop tôt pour connaître et célébrer cette page unique qu’est le Bal de Béatrice d’Este. Par la fréquentation de Louis, on sentait que la peinture, la sculpture, la musique et l’architecture sont les fragments d’une grande et lucide ivresse, les épisodes disjoints et les échos d’une fête donnée quelque part loin de nous, à laquelle la science et l’amour des corps, charnels ou glorieux, et de ce qui émane des esprits, nous permettent parfois de participer. Précieuses parcelles d’un flamboyant ensemble !

Sevré de sa Provence, Alphonse Daudet se donnait l’illusion d’y passer encore quelques minutes chaque semaine en m’emmenant chez Creste et Roudil, qui tenaient rue Turbigo une boutique de comestibles à l’enseigne : Aux Produits du Midi. On trouvait là de la bonne huile, de la vraie, — qui n’a rien de commun avec l’horrible fabrication vendue sous ce nom dans la plupart des épiceries, — et, suivant la saison, des primeurs, des pois chiches, des petits artichauts tendres, ou des melons, ou des pêches alberges, même du menu gibier. Séparé du monde par une cloison de verre, le terrible cacha, fromage frénétique, conservé entre des feuilles de vigne ou de mûrier, concentrait en lui-même ses arômes délectables et redoutés. Les fruits confits d’Apt alternaient sur les étagères avec les calissons d’Aix et les berlingots de Carpentras. À époques espacées, cette gourmandise des amis de la mer, la poutargue des Martigues, conglomérat d’œufs de mulet, plus rare comme saveur immédiate et horizon du goût que le caviar, selon mon humble avis, faisait son apparition. Encouragé par ses compatriotes, — étaient-ce les Creste ou les Roudil ? avec les associés on ne sait jamais — mon père emplissait ses poches et les miennes d’une foule de petits paquets. Il ne savait pas répondre : « Non, merci, j’en ai assez. » Moi j’ai appris à le dire, mais avec mécontentement et même colère, ce qui fait sursauter le marchand, tandis que les acheteurs experts savent refuser dans un sourire. Nous rentrions à la maison chargés de provisions inutiles, mais si fiers de nos achats qu’il était impossible de nous gronder.

En revenant, nous passions par les Halles, pavillon du poisson et des coquillages, où il était bien malaisé de résister aux invitations si pittoresques des marchandes qui pataugent en galoches dans l’eau et les épluchures : « Vous n’aimez pas les huîtres, eh ! le monsieur qui a un monocle : en voilà des fraîches et puis des belles… Et du bouquet pour votre jeune homme. Regardez-moi si c’est limpide, mon garçon. » De nouveau nous nous laissions faire, comblés cette fois de sacs de papier jaune et gris, d’où montait une odeur de marée. Inutile d’ajouter que souvent on nous colloquait des horreurs, des laissés pour compte de la veille ou de l’avant-veille. On abusait de ma candeur et de la myopie paternelle. Il fallait prendre un fiacre.

En route, on s’arrêtait généralement passage Choiseul, à la librairie d’Alphonse Lemerre. Quel charmant souvenir j’ai gardé de ce bruyant ami du Parnasse, de son robuste visage barbu, de son large rire aux grandes dents et des conversations ou discussions qui se menaient autour de lui, dans cette vaste pièce remplie de livres d’où montaient, vers l’étage supérieur, des petits escaliers en colimaçon ! Désiré Lemerre, mon vieux camarade, habite encore là, mais je n’y vais jamais, de crainte d’y retrouver trop de chers souvenirs et de me mettre à pleurer, comme un imbécile, devant la fameuse vignette de « l’homme qui bêche ». Il en a creusé des tombes, l’animal, depuis qu’il travaille, infatigable, au seuil de la célèbre maison !

Certains écrivains, et non des moindres, ont eu des démêlés avec leurs éditeurs. Ce cas n’était pas celui de mon père, ami de Charpentier, de Lemerre, de Fasquelle, d’Arthème Fayard, très lié avec Marpon, Flammarion et Dentu. Il n’est pas le mien davantage. Les luttes et divergences politiques n’ont jamais altéré mes affectueux rapports avec Eugène Fasquelle, chez qui j’ai publié dix-neuf volumes, sans autre traité qu’une convention verbale qui dure entre nous depuis vingt-deux ans. Arthème Fayard, vulgarisateur de la bonne littérature, est mon plus ancien condisciple. Nous éprouvons un plaisir mélancolique à parler ensemble de jadis, et j’espère bien que nos fils seront liés aussi durablement que l’ont été leurs pères. Car cela fait au moins, sans nous flatter, une jolie pièce de trente ans, mon cher Arthème… Enfin Georges Valois, qui publie ces souvenirs, est pour moi non seulement un confrère, et de marque, mais encore un compagnon d’armes. S’il n’eût été là, qui donc aurait osé prendre la responsabilité d’éditer un ouvrage comme l’Avant-Guerre ?

Donc, on était presque sûr de rencontrer chez Lemerre quelques-uns de ceux que voici :

José-Maria de Heredia, pâle et noir, splendide et velu jusqu’aux yeux. Je n’ai jamais entendu bégayer avec autant de force et d’autorité Mariéton lui-même, qui disait de Heredia : « Ce n’est qu’un M..... Ma..... Mariéton de Cuba », Mariéton n’avait pas sur la dernière syllabe du mot cette puissance explosive. En outre, José-Maria utilisait ce défaut pour mettre en valeur le trait final et sublime — au sens prosodique — de ses célèbres sonnets, légèrement imités de ceux de Nerval :

Et de ce m.m.m..arbre mort on fait un Dieu vivant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme une mer im.m.m.mense où fffuyaient des galères.
Quelquefois, c’était le début qu’il faisait attendre, au bord de ses lèvres ourlées et rouges, puis lâchait magnifiquement :

Qu’il soit en.c.c.c.c.courtiné de beb.r.r.rocard ou de serge.

Ces vers trop fameux et qui semblent aujourd’hui, tels de vieux coquillages, avoir perdu leur écho, n’étaient pas encore réunis en volume. Ils jouissaient d’une grande réputation. Dès que Heredia, naturellement flâneur et fumeur de cigares énormes et exquis, avait composé un sonnet, il le promenait et le récitait par la ville, de sorte que chaque auditeur ou groupe d’auditeurs se croyait ainsi privilégié. La légèreté de son bagage a été pour beaucoup dans sa renommée. Il fut homme non seulement unius libri, mais encore unius libelli. Ainsi paraissait-il, à la gent irritable des confrères envieux, moins redoutable que s’il eût été à la tête d’une dizaine de volumes ou de pièces en vers. Il lui était beaucoup pardonné, parce qu’il avait peu écrit. Par ailleurs, il traduisait une Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle Espagne, dont il citait volontiers des phrases retentissantes, accompagnées d’un fulgurant regard. Enfin, il avait toujours à l’horizon un Don Quichotte, exactement transporté de l’original en français, qui eût été l’image fidèle du chef-d’œuvre de Cervantes. Il est bien malheureux que ce travail n’ait pas vu le jour. Ancien chartiste, érudit autant que poète, grand admirateur de Quicherat, de Morel-Fatio et de Mérimée, Heredia était d’un contact agréable. Mais il manquait totalement de caractère. Barbey d’Aurevilly disait de lui : « C’est un nègre, mossieur… » Après de si brillants débuts et l’apogée académique, la suite de son existence littéraire devint, comme nous le verrons, mélancolique. Le temps de Lemerre fut son beau moment.

Nous aurons ainsi à constater, chemin faisant, les hauts et les bas de bien des réputations littéraires. Tel, qui eut un départ lumineux, rentra dans l’ombre assez vite. Tel, au contraire, peina longtemps et obscurément, puis arriva soudain à la gloire. Il est assez rare qu’un écrivain se maintienne toute sa vie sur la ligne de faîte.

J’ai prononcé le nom de Barbey d’Aurevilly. Le public a été deux fois injuste envers lui : d’abord en ne lui accordant pas la considérable place à laquelle il avait certainement droit ; ensuite en grossissant sa légende de dandy ridicule, au détriment de son singulier génie.

Quoi qu’on ait raconté sur ses origines, Barbey d’Aurevilly, au temps de Lemerre, avait une héroïque noblesse, une allure, un ton et des mots inoubliables. Pauvre et fier comme Artaban, illusionné de la Manche française comme l’autre de la Manche espagnole, mais d’un à-pic extraordinaire dans quelques-uns de ses jugements, ferme en ses opinions et croyances, à une époque où tout vacillait dans l’épaisse sottise démocratique, éloquent et spirituel à la façon d’un Rivarol, aéré comme Chateaubriand, bien plus logique que lui, visionnaire des paysages de son Cotentin comme un vieil aigle, le maître du Chevalier des Touches et de Vieille Maîtresse inspirait au gamin que j’étais une profonde admiration. Il avait la tête dans les cieux. Il ne ressemblait pas aux autres hommes de lettres. Ses aphorismes, ses condamnations, ses éloges tombaient de haut.

Un jour d’hiver, par un froid sec, mon père l’emmena, de chez Lemerre, jusqu’à un restaurant des Champs-Élysées, encore ouvert et bien chauffé, dont je ne me rappelle plus le nom. Tous deux parlaient vivement de Flaubert, que défendait avec passion Alphonse Daudet, qu’attaquait avec passion Barbey d’Aurevilly. Je marchais à côté d’eux, très attentif et intéressé, car Flaubert, chez nous, était roi.

Une fois installés : « Que prenez-vous ?… »

« Du Champagne », répondit d’Aurevilly comme il aurait dit : « De l’hydromel. »

Vieux guerrier édenté, au verbe sifflant et irrésistible, il avala coup sur coup quatre, cinq verres de cet argent liquide et mousseux. Puis il se mit à parler, si fort et si bien, que la caissière émue ne le quittait pas du regard. Mon père lui donnait la réplique. Le soir venait. On alluma le gaz et, au bout d’une heure environ, étant derechef altéré, ce démon de Barbey redemanda : « Une seconde bouteille de Champagne, madame, je vous prie. » J’étais émerveillé. Il portait ce jour-là, pour cette prouesse improvisée, un grand manteau noir flottant, doublé de blanc, et le fond de son chapeau haut de forme était de satin écarlate. Mais qui donc aurait eu envie de rire en entendant de pareils accents !

Sa voix ajoutait au prestige. Il l’enflait, puis la baissait harmonieusement. Il eût fait un orateur consommé. Perpétuellement tourné vers ce qui est grand, généreux et original, il possédait un répertoire d’exploits galants et militaires, où le farouche le disputait au précieux dans un excellent dosage très français. Imaginez une interpolation des Vies des Dames galantes de Brantôme avec les Vies des grands Capitaines. Son horreur de la vulgarité s’affirmait, quand il disait à mon père : « Votre Zôla », comme s’il y avait eu sur l’o plusieurs accents circonflexes et dépréciateurs.

Je l’ai montré grand et beau buveur. Un soir à Champrosay, le domestique, se trompant, versa à la ronde, au lieu de vin blanc, une antique eau-de-vie de prunes, dépouillée certes, mais encore vigoureuse. D’Aurevilly se faisait toujours servir au ras bord. Avant qu’on n’eût eu le temps de l’avertir de la méprise, il avait déjà tout englouti d’une lampée, sans nul émoi, comme si cette rasade eût été naturelle.

Il avait en horreur certains contemporains, pour la mollesse de leur style ou la vulgarité de leurs idées. D’où son mot célèbre, au sujet du plus prolixe d’entre eux : « Ses parents, mossieur, vendaient de la porcelaine. Lui, c’est un plat. » Mais il était tout indulgence et bonté envers les petits confrères laborieux et miteux, qui font péniblement leur chemin dans le journalisme. Il citait volontiers Byron et les lakistes, Shakespeare, les Pères de l’Église et les grands classiques. Somme toute, une admirable personnalité, un diamant que rien ne pouvait rayer, sinon un autre diamant de même taille et de même clivage. On l’eût vainement cherché parmi ceux de sa génération.

Tout autre était Leconte de Lisle. Il avait certes un beau masque glabre, âpre et railleur sous le monocle, mais il sentait le rond de cuir. C’était un fauve de bibliothèque, une sorte de fonctionnaire venu des Îles, aigri, mécontent, et qui faisait des mots sur ses chefs. Le peuple de statues qui se pressent dans ses Poèmes barbares a conquis, je le sais, de nombreux, d’ardents suffrages. Il m’a toujours laissé insensible, et ce tailleur de marbre, armé de son ciseau et de son marteau, ne m’a jamais été sympathique. Le plus bizarre de sa destinée, c’est qu’il n’ait point lâché en liberté le satiriste et le polémiste qui existaient certainement en lui, et qui se traduisaient par cette définition de Hugo : « bête comme l’Himalaya », ou de Zola : « le porc épique ». Nous avons, dans ses vers, une partie de sa nature, la contemplative, comparable aux somptueux dessins du givre sur la vitre. Il nous manque la combative, à laquelle ne supplée pas la mémoire de ses habitués. Je le range parmi les très rares vedettes qui ont traversé ce monde sans se livrer, qui ont emporté leur secret psychologique dans la tombe. Il avait l’air de quelqu’un que sa poésie ne délivre pas du tout, — en dépit de Gœthe, — et qui porte en soi un damné. Mais il est bien certain que nous n’aurons jamais la clef de cette énigme, étouffée sous l’eurythmie.

Je le rencontrais, hors de chez Lemerre ou de la maison paternelle, se promenant dans les allées du Luxembourg, avec ses joues de bébé féroce, sous un de ces vastes et luisants chapeaux tromblons que Mallarmé appelle « un météore ténébreux ». On m’avait appris à le vénérer. Mais je le vénérais avec inquiétude. Il semblait quelqu’un qui déambule en souhaitant la mort et la peste à ses contemporains… et ce visage scellé comme une dalle ! Quant à ses ouvrages, ils me font l’effet d’une grotte de glace où pendent des stalactites en forme de trompe d’éléphant et de bonnet de fakir. Il a trouvé le moyen, l’éminent frappeur de carafes et marteleur d’alexandrins, de congeler l’Illiade et l’Odyssée. Sous sa traduction, les combats de l’Illiade ont l’air de morgues, et les aventures d’Ulysse de chambres de réfrigération à bord d’un paquebot. Il est de ces auteurs impeccables qu’il conviendrait de lire entre deux draps chauds, avec une boule aux pieds. J’ajoute, à ma honte, que, même ainsi muni, je dormirais bien vite.

Particularité qu’il faut noter. Mme  Leconte de Lisle, femme d’aspect doux et timide, telle qu’une libellule épouvantée, qui avait dû être gracieuse, accompagnait chez nous son illustre mari. Jamais je ne lui ai entendu dire un seul mot… je le jure… pas un seul. Les vers du maître l’avaient pétrifiée.

On racontait que, faisant partie de l’opposition à l’Empire, il touchait une pension de l’Empire. Mais ceci ne suffisait pas à expliquer le malaise qui émanait de lui et qui tenait, je pense, à une prodigieuse faculté de haine sans issue. Elle le rendait semblable à un bourreau en villégiature, qui a oublié son couperet. Il en conservait le reflet dans l’œil.

Quelle différence avec Sully Prudhomme, l’ami des mathématiques et du genre humain ! Je ne l’ai connu qu’empâté, mais d’une grâce charmante, souriant et aimable, confidentiel, tel qu’un chef-d’œuvre dans la pénombre. À contre-jour, il avait l’air peint non par Rembrandt, mais par un très bon élève de Rembrandt. C’était un scrupuleux, qui répétait volontiers : « Je vais y réfléchir… Je vais y penser… J’ai songé à ce que vous m’avez dit… » Sa conscience philosophique, littéraire et même grammaticale était presque maladive. Il traitait les jeunes gens en hommes faits. Sachant que j’étais un bon élève, il me donna rendez-vous un matin chez lui faubourg Saint-Honoré, pour me lire du latin et du français. Je ne comprenais pas tout le latin, qui était de Lucrèce et difficile, mais je répétais « oui, monsieur… certainement monsieur » et il avait la gentillesse de ne pas me pousser, de faire comme si j’avais été Turnèbe ou Pic de la Mirandole.

— Vous vous destinez à la médecine, et pourtant vous avez, je le vois, de fortes dispositions littéraires.

— Monsieur, j’aime beaucoup les lettres.

— Il faut cultiver cela. Même en science, les humanités sont utiles. Écoutez ceci, qui est de Pascal.

Il atteignit le livre et me lut, en les soulignant avec conviction et lenteur, quelques passages. J’aurais voulu lui montrer que je l’admirais et que je connaissais un grand nombre de vers de lui. Mais il paraissait considérer cette partie de son œuvre comme négligeable. Il était tout occupé de philosophie de l’esthétique et, ayant refermé Pascal, il se lança dans de longues explications, qui me parurent ingénieuses mais arbitraires, et que bientôt je n’écoutai plus du tout. Il me fit promettre de retourner le voir souvent. Ce fut plus tard, à la publication de mon premier livre, suite de dialogues métaphysiques et, pour le coup, fort ennuyeux. Cet excellent Sully Prudhomme avait eu la patience d’en analyser un ligne à ligne et il me proposa ses objections. Que j’étais confus et heureux ! À ce moment, il observait le régime lacté et il buvait à la tasse par petites lampées, comme un chat, en me poursuivant sur mon objectivisme, qui n’était pas de moi, mais bien plutôt de Lachelier et de Boutroux. Son beau visage était devenu cireux et immobile. Son strict et mélodieux lyrisme, comme emprunté à un rêve de Pythagore, était mort en lui. Il ne s’intéressait plus qu’à la sagesse et à sa demi-sœur la science. Son âme donnait l’impression d’une onde pure où se reflétait, par moments, un tableau noir.

François Coppée, amusant, prime-sautier, avec son œil gris de Parisien malicieux, dans un profil de médaille romaine, était l’âme de la librairie Lemerre. Il ne quittait pas plus sa cigarette que Banville la sienne et il parlait un peu comme Banville, en serrant les dents, mais sans déblayer. Son geste favori consistait à tirer ses manchettes. Son timbre de voix accentuait les r, par exemple dans le mot « prrrodigieux », et il riait lui-même, de bon cœur, des inventions comiques qui se succédaient sur le guignol charmant de son imagination. Tant de finesse s’alliait chez lui à la plus naturelle indulgence, à un sens littéraire très sûr. C’était un ami parfait. Je l’ai vu de près, et de plus en plus près, depuis ma prime jeunesse jusqu’à sa mort, car mon père le fréquentait avec délices. Cette petite phrase « Nous avons Coppée » signifiait que le dîner et la soirée seraient un enchantement. Au temps de Lemerre, on eût bien étonné le poète du Passant, de Severo Torelli et des Intimités en lui annonçant qu’il s’occuperait un jour de politique. Néanmoins son scepticisme n’avait rien de choquant ni de voulu. C’était plutôt le je-m’en-fichisme d’un poète élevé à la dure, et qui jouissait de l’aisance et du succès comme un collégien de ses vacances. Il disait déjà « le grrand Empereur » en parlant de Napoléon ; il aimait les récits de batailles, ce mélange héroïque et familier que Hugo a symbolisé dans un chapitre des Misérables, sous ce titre : L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis. Comme Alphonse Daudet, il animait tous les sujets et transmuait volontiers le plomb en or. Les humeurs et la négligence physique de Léon Cladel — il prétendait que ses poux sautaient à travers le passage Choiseul, reconnaissables entre mille, — étaient une de ses plaisanteries favorites. Quelqu’un ayant publié un livre intitulé Léon Cladel et sa kyrielle de chiens, ce titre devint aussitôt, dans la bouche de Coppée, Léon Cladel et sa kyrielle de poux. Il appelait Ompdrailles « le tombeau des lecteurs », au lieu de « le tombeau des lutteurs », et Montauban, tu ne le sauras pas « Léon, tu nous embêtes et tu ne l’ignoreras pas ». Il avait fait les vers suivants, que je gaze et modifie un peu, à cause des dames :

Cladel vit refuser son roman « Poil du nez »,
Que le Rappel donna de Ventôse à Frimaire,
Par Charpentier, Hetzel et Marpon étonnés.


moralité

Où peut-on être mieux qu’au sein du bon Lemerre !

Les inventions effroyables de Cladel, qu’il appelait « la commère tragique » transportaient de joie François Coppée et il le poussait à les détailler, à les corser, à ajouter d’horribles détails, fœtus bouillis et dépecés, enfants trucidés par des confrères, scélératesses et perversités sans nom :

« Alors vous êtes certain, Cladel, qu’ils avaient étouffé le pauvre petit être dans un tiroir… ?

— Certaing, tout à fait certaing, j’ai vu le tiroir rempli d’os et de sangue… » répondait Cladel, les yeux écarquillés, peignant ses longs cheveux de ses grands doigts aux ongles noirs.

Une autre fois, Cladel racontait qu’un directeur de journal était venu lui proposer une collaboration, « avec de l’or plein un chapeau ».

— Vous êtes sûr — demanda Coppée — que ce n’était pas plein un pot de chambre ?

D’ailleurs ce lyrique des petites gens, excellent, simple et savoureux comme le pain, se mettait en quatre pour obliger ses confrères malheureux, placer les manuscrits, obtenir des avances d’argent, des prix académiques, des décorations. Sa conversion fut le parachèvement d’une existence toute de douceur et d’angélique charité. Il fallait le voir donner à un pauvre dans la rue, ou dans sa petite antichambre rue Oudinot. Si naturellement noble et fier, il était de plain-pied avec tout le monde. Il racontait les belles actions d’autrui avec une émotion fraternelle et son œil railleur se mouillait quand il parlait du sublime dévouement de Mlle  Read auprès de Barbey d’Aurevilly. Nul plus que lui n’avait horreur du cabotinage. Nul ne chérissait davantage les travers des cabotins, leurs habitudes, leurs manies, cette veine inépuisable de comique.

Arène et Mendès étaient aussi des familiers d’Alphonse Lemerre et, parmi tant de divergences, Coppée et Mendès demeuraient liés. Quand on signalait à Coppée cette bizarrerie, il répondait : « Que voulez-vous ?… deux vieux chevaux de retour du Parnasse… » Car, dès la quarantaine, il s’étiqueta vieux, malgré la jeunesse de son rire et la persistante fraîcheur de ses sentiments.

Venaient encore assidûment au passage Choiseul : Valade et Mérat, deux poètes inséparables, que l’on appelait Malade et Vérat ; le brave petit André Lemoyne, aimable et sautillant, qui mâchonnait ses vers comme un lapin fait d’une feuille de chou ; Léon Dierx, raisonnable, luisant et immobile ainsi qu’une boule d’escalier. Le docteur Cazalis enfin, qui signait Jean Lahor, débordait de confraternité et d’enthousiasme, citait à tout bout de champ du Marc-Aurèle et du Confucius, de l’Épictète et du Ramayana, du Shelley, du Byron et du Keats. Sa conversation était un pot-pourri d’extraits sublimes, coupé de « tonnant, tonnant » de « ft’étonnant », car il zozotait et, tout en s’émerveillant, tripotait les mains, les épaules ou la cravate de son interlocuteur. Il me détachait régulièrement mon bouton de col, puis, satisfait de son travail, courait aussitôt à un autre, en vociférant un fragment de ses Indiens, une strophe de Li-taï-pé ou de Thou-fou. C’était un cher bonhomme, certes, terriblement ennuyeux quand on était pressé, mais sans cesse féru d’une nouvelle marotte, protection des paysages, certificat physiologique de mariage, maison esthétique à l’usage des classes pauvres, et toujours trépidant, et toujours convaincu, et toujours sous vapeur. J’espère, pour ses voisins des Champs-Élysées, qu’il s’est un peu calmé depuis sa mort.

Mendès affichait, vis-à-vis de Dierx, un immense respect, une quasi-vénération. J’ai toujours soupçonné qu’il entrait là dedans quelque comédie. Il se servait de Dierx pour en écraser d’autres et embêter Villiers de l’Isle-Adam.

Cependant vivait à l’écart, écrivant à la Liberté des articles de critique remarquables et remarqués, fréquentant chez quelques amis intimes, dont mon père et Albert Duruy, un homme jeune encore, barbu, mince et solide, à la chevelure de jais, abondante, aplatie et rejetée en arrière, aux yeux brillants, que l’on appelait Édouard Drumont. Nous l’aimions beaucoup. Personnellement, j’éprouvais une vive sympathie pour lui, car il savait parler aux jeunes gens, il avait en toutes choses et en littérature une opinion solidement motivée, et il donnait une impression de rare énergie, de sécurité. Il y a ceux qui diminuent les choses et les gens, les milieux où ils fréquentent, qui sont marqués du signe algébrique « moins ». Édouard Drumont était marqué du signe « plus ». On avait plaisir à le voir arriver et, dès qu’il ouvrait la bouche, à être de son avis. Il faisait des armes avec furie, de la façon la plus dangereuse pour lui comme pour son adversaire, en risque-tout. Mon père disait : « Drumont a raison de s’entraîner, car le livre qu’il est en train de préparer ne sera pas une petite affaire. »

Quel était ce livre ? Je n’interrogeais pas là-dessus, ayant toujours eu horreur des questions indiscrètes. Mais quand nous tirions, Drumont, Alphonse Daudet et moi, dans notre petite salle d’armes du rez-de-chaussée, avenue de l’Observatoire, on ramassait, à chaque séance, une demi-douzaine de fleurets cassés.

À cette époque lointaine, en effet, les règles de l’épée étaient inconnues, les maîtres Ayat et Baudry n’avaient pas encore bouleversé la technique des armes et du duel.






CHAPITRE III


Les Rois en exil. — Le Roi s’amuse. — La classe de Burdeau à Louis-le-Grand et la métaphysique allemande. — Schwob, Claudel, Couyba et Syveton. La mort de Hugo.



Deux pièces, où la monarchie était en cause, montrent bien l’état des esprits, dans les milieux littéraires, il y a trente ans et l’écart qui sépare ces générations de celles d’aujourd’hui.

La première en date de ces deux pièces : Les Rois en exil.

Mon père était lié avec Constant Coquelin, plus connu dans l’histoire du théâtre sous le nom de Coquelin aîné. J’ai eu moi-même, comme condisciple à Louis-le-Grand, Jean Coquelin, fils de ce remarquable comédien qui fut en même temps un des piliers de la République, intime de Gambetta et familier de Waldeck-Rousseau. Constant Coquelin était donc une autorité, en marge du gouvernement régulier, bien que son physique claironnant et replet le disposât davantage, semblait-il, aux personnages comiques, où il obtint justement de si prodigieux succès. Il corrigeait ce penchant de sa nature physique par un air grave, posé, redingotard, d’homme d’État en disponibilité, qui se distrait en interprétant Molière. Je me hâte d’ajouter que c’était d’ailleurs un excellent homme et son enfantine vanité a laissé partout le meilleur souvenir.

Coquelin aîné s’était engoué d’un poète triste, noir et creux, du nom de Paul Delair. Il avait transmis cette admiration à son fils. Jean Coquelin nous récitait des vers de ce phénomène — que protégeait aussi Gambetta, — célébrant Beaumarchais et la démocratie…

Dès que, pour lui prêter main-forte,
Un pan de la Bastille morte
Sortait de terre seulement.
J’accourais, battant la cymbale,
Chacun de mes mots faisait balle,
Et c’était un écroulement.

C’était déjà, comme on le voit, du bon Rostand.

Sur les indications de Coquelin aîné, Paul Delair tira donc une pièce des Rois en exil d’Alphonse Daudet et lecture en fut faite chez nous, avenue de l’Observatoire, en présence de Gambetta, d’Étienne, du docteur Charcot, d’Édouard Drumont — qui a raconté la scène — et de quelques autres. Ce genre d’épreuve est factice, car la politesse empêche les auditeurs de donner un avis sincère. Le donneraient-ils, que les auteurs ne l’écouteraient pas. En l’occasion. Constant Coquelin, qui lisait d’une voix belliqueuse, — comme s’il s’agissait de braver les « chevau-légers » de la droite et de pulvériser les « gens du Seize-Mai » — manifestait une telle admiration que la moindre réticence eût paru sacrilège. Les Rois en exil furent reçus au Vaudeville, joués par Dieudonné et Maria Legault dans la perfection… et tombèrent à plat. Les gens des cercles — comme on disait alors — y sifflèrent une phrase malencontreuse et inutile sur « un Bourbon qui courait derrière l’omnibus » et auquel on répondait « complet ». Mais bien plus que la cabale, prévue et dénoncée par la presse républicaine d’alors, le morne ennui que dégageaient la personne et la prose de Paul Delair eurent raison du succès du roman.

Un épisode comique m’est resté de cet effondrement. Le rideau venait de tomber sur le troisième acte, au milieu des « chut » et de quelques coups de sifflet. Constant Coquelin, furieux et désolé, arpentait les coulisses avec sa mine des grands jours, songeant aux dangers qui menaçaient la République, Gambetta et Delair, quand il aperçut un homme brun, moustachu, modestement dissimulé derrière un portant. Pas de doute, c’était un espion, un agent de la droite, posté là pour donner le signal des huées : « Tu vas voir », dit l’illustre comédien à Alphonse Daudet. S’élançant vers l’intrus, comme s’il allait lui fendre le crâne, il lui demanda d’une voix tonnante : « Qui êtes-vous et que faites-vous là ? » Légèrement interloqué, le conspirateur répondit néanmoins avec assez de calme : « Monsieur, je viens de la part du restaurant Voisin, savoir combien il y aura de personnes à souper. »

Le dit souper fut morne, est-il besoin de le dire. On se battait les flancs pour réconforter Paul Delair, tel qu’un suicidé tiré de son puits, et Coquelin, comparable à Napoléon le soir de Waterloo. On n’y parvenait pas. Mon père, qui a toujours aimé les situations nettes, avouait : « C’est une veste. Prenons-en notre parti. » Mais son collaborateur secouait la tête tristement. Les gens des cercles l’emportaient et, derrière eux, c’était la droite qui allait se ruer à l’assaut de la Grande Révolution, sur le cadavre d’un drame en cinq actes.

Le lendemain, dans la cour de Louis-le-Grand, Jean Coquelin m’attendait anxieux : « Eh bien ? » — Je répondis : « La chute, la chute complète… »

— Ah ! quel malheur !

Le pauvre garçon en avait les larmes aux yeux. Il était écrasé de désappointement et d’horreur. Mais il ressemblait tellement à son papa, portait un désespoir tellement superposable sur des traits identiques, que j’en eus, — je l’avoue à ma honte — presque envie de rire. Enfin, je ne croyais pas et je n’ai jamais cru aux cabales.

La reprise du Roi s’amuse de Victor Hugo fut, dans son genre, une « tape » de même qualité. L’ancienne interdiction de ce mélodrame en vers faisait qu’on escomptait un triomphe. Les Charpentier m’avaient hébergé dans leur seconde loge. J’avais le cœur battant quand la toile se leva sur ces mots des courtisans de François Ier :

…Et la belle demeure ? —
Au cul-de-sac Buci, près de l’hôtel Cossé.

Delibes avait composé, d’après des airs anciens, notamment la Romanesca, une musique de scène délicieuse. Les décors étaient profonds, les costumes somptueux. Mais deux rôles, tenus d’une façon grotesque, celui de Saint-Vallier par Maubant et celui de Triboulet par Got, mirent à nu la misère extrême de cette œuvre manquée, en montrèrent à tous la vétusté et la ficelle.

Ce pauvre vieux Maubant eut toujours des intonations de vaudeville. Il disait « médème » pour « madame » et « mouterde » pour « moutarde ». Joignez à cela une solennité extraordinaire et des gestes à contretemps. Le père de Diane de Poitiers avait ainsi l’allure d’un pensionnaire échappé en chemise de Charenton. Pendant sa fameuse tirade, la salle pouffait, en dépit de la vénération due à Hugo, présent, disait-on, au fond d’une baignoire et en l’honneur de qui une immense ovation était projetée. Catulle Mendès, le cheveu en bataille, parcourait les corridors, déclarant qu’il tirerait les oreilles et le nez au misérable osant nier que ce fût là le chef-d’œuvre unique, la merveille des merveilles de la scène française. Vacquerie et Meurice l’approuvaient, moins belliqueusement, le premier en secouant sa tête de cheval vicieux, le second en agitant sa bonne boule blanche, son masque de commère purgée. Sarcey, au premier rang de balcon, était fort occupé à extraire de son nez des boulettes, qu’il rangeait soigneusement sur le velours. Les familiers de l’avenue d’Eylau encombraient l’avant-scène directoriale, où paradait ce mauvais singe de Lockroy, mais, devant la fraîcheur de la salle, devaient, eux aussi, recourir à l’explication par la cabale. Ils le faisaient mollement, à cause de la totale invraisemblance. J’entends encore Émile Augier, grand et robuste, visage au nez saillant et taillé dans l’acajou, déclarer haut que « Got était parfait ».

Parfait sans doute, en tant que Giboyer. Cet interprète des bourgeoisies d’Augier, auquel on avait eu la folle idée de recourir, jouait Triboulet avec les inflexions et les mouvements qu’il apportait aux Effrontés. Il agitait la tête, esquissait de petits gestes ronds des bras, des trémolos de jambe, bredouillait les alexandrins et, quand il menaçait le vicomte d’Aubusson, de lui « briser aux dents son verre et sa chanson », il avait l’air de parler à sa pipe : « Toi, je n’te mènerai plus dans le monde… » Embarrassé de sa marotte, traînant une patte mal déformée, il laissa à un moment donné ses mollets passer sur le devant et sa bosse glisser dans son derrière, ce qui lui donna une touche invraisemblable. La gaieté des spectateurs le déconcertait, l’irritait. Non seulement le roi déshonorait sa fille, sacreblotte, mais encore le public le blaguait, lui, le père martyr. Aussi sabota-t-il complètement le dernier acte, secouant son sac tragique comme un charbonnier mécontent, et déblayant les vers à la vapeur, avec la hâte visible d’en finir.

C’était le désastre, à un tel point que l’ovation à Hugo n’eut pas lieu. Le vieillard, d’ailleurs retombé en enfance sublime, partit tout simplement au fond d’un fiacre, derrière lequel il y eut de maigres clameurs. Les gens se demandaient comment une si pauvre chose avait pu jadis soulever des colères et des enthousiasmes. Mendès, n’ayant trouvé personne à gifler en l’honneur du Parnasse, alla se saouler au cabaret voisin, en compagnie de sa dernière conquête, une nymphe à tête de mort du plus terrible aspect. Il apparut, cette nuit-là, que le romantisme avait reçu un rude coup. Comme on disait : « Le Roi s’amuse… mais il est le seul… » La vérité est que son théâtre est la partie la plus caduque de l’œuvre de Hugo. Lyrique et peu scénique, il a construit des drames grandiloquents, mais vides, avec des réminiscences de Shakespeare, sur lesquelles sont plaqués quelques effets contrastés et plats : le brigand, fleur d’héroïque vertu ; le valet amoureux de la Reine ; le bouffon hanté par Pascal et Bossuet ; les vieux de la vieille moisissant dans un burg. La vie est absente de ces enluminures, ainsi que le sens légendaire, historique, psychologique et politique. Il reste, ici et là, un chant mélodieux et noble — comme au dernier acte à d’Hernani — mais exécuté par un violon solitaire, sur la tombe d’une grande erreur. Nulle part plus que dans ses pièces n’éclate la disproportion formidable entre la capacité intellectuelle et la puissance verbale de Hugo : des ailes d’aigle, qui soulèvent et meuvent un roitelet.

Vers le même temps avait lieu la fête du quatre-vingtième anniversaire de la naissance du glorieux « Siècle-avait-deux-ans ». Sous la fenêtre de son petit hôtel, ce fut un interminable défilé d’hommes de lettres, d’hommes politiques et de badauds. On distinguait le vieux debout, sous son vaste front, derrière la vitre, tenant son petit Georges par la main. En dépit de la température plutôt aigre, on ouvrit, l’espace d’une minute, et une formidable acclamation monta vers lui. Une délégation des enfants des écoles Ferry fut introduite et récita des vers de l’obscène Mendès, particulièrement qualifié pour exprimer la candeur puérile :

Nous sommes les petits pinsons
Les fauvettes au vol espiègle,

Qui venons chanter nos chansons
À l’aigle.

Ce soir-là, après le repas, le cocher-poète Moore, ayant insisté pour être reçu, fut introduit auprès du maître. Très ému par les libations d’une si belle journée, il voulut réciter son compliment, lui aussi, mais se contenta de projeter sur le tapis, au milieu de l’assistance effarée, trois ou quatre litres d’un vin violet, acre et repris par le suc gastrique. Ce fut un beau scandale et une terrible odeur. Quelques années plus tard, Moore se vengea de sa déconvenue en tirant un coup de revolver sur Lockroy, à la permanence électorale du onzième arrondissement.

Par ailleurs, le soleil romantique était complètement couché, surtout parmi ma génération. La classe de philosophie de Louis-le-Grand, à laquelle j’appartenais, représentait assez exactement l’état des esprits dans la jeunesse instruite, quatorze ans après la guerre.

Nous avions comme proviseur Gidel, au visage sévère, au ton rogue, au cœur excellent, coiffé à l’ordinaire d’une petite toque noire qui lui donnait un air de chirurgien mécontent. Il s’écoutait parler volontiers, pendant qu’il admonestait les jeunes élèves. Personnellement, j’étais avec lui dans de fort bons termes, car il aimait les lettres et goûtait les romans d’Alphonse Daudet. Il voulut bien me dire de Sapho que c’était une œuvre « hardie certes, mais très musclée ». Je conserve précieusement ce jugement, à côté de celui d’un vieux général, mon voisin de table chez le docteur Landouzy, lequel voulait à toutes forces que je fusse l’auteur de Sapho, qualifiée par lui de « délicieuse pochade » !… Notre censeur était Joubin, insignifiant et « bien brave », comme eût dit Timoléon.

Quant à notre professeur de philosophie B, il n’était autre que le fameux Burdeau, qui depuis… Alors, avec la ferveur de la jeunesse qui s’ouvre aux spéculations intellectuelles, nous l’admirions sincèrement pour son sentiment de « l’honeûre », ainsi qu’il le répétait avec l’accent d’un gone de Lyon, sa ville natale, pour son patriotisme et pour la lucidité de ses exposés. Au milieu d’une analyse de la Critique de la Raison pure, il campait un éloge de Gambetta ou de Freycinet, prononcé d’une voix forte, persuadée et persuasive, qui paraissait venue du fond de la conscience. À certains anniversaires de l’Année Terrible, il nous faisait une lecture ad hoc, souvent puisée dans les Contes du lundi et dans les Lettres à un absent. Dans la grande salle de visite du rez-de-chaussée, son portrait en prix d’honneur attirait les regards et l’on racontait que ce prix lui avait valu la protection et la faveur du célèbre financier Donon, directeur du Globe et bienfaiteur de cette haute récompense. Il avait toujours à la bouche les mots d’intégrité, de désintéressement, de démocratie et de sacrifice. C’était un bœuf de travail. Il corrigeait nos compositions en trois jours, nos devoirs en douze heures, et nous remettait des copies couvertes d’annotations toujours utiles et souvent remarquables. J’étais, — je puis l’avouer et le palmarès en témoigne, — parmi les deux ou trois privilégiés dont il s’occupait particulièrement, qu’il jugeait dignes de ses sourires, sous son lorgnon, au-dessus de sa courte barbe noire, et quelquefois de petits apartés sur les marches montant à la chaire. Au sortir de plusieurs années de latin, de grec, de littérature française, de mathématiques, ce fils d’un canut de Lyon nous représentait la pensée toute pure, l’embarquement pour les îles bienheureuses du subjectivisme transcendantal.

Non certes qu’il méprisât Herbert Spencer et la traduction de l’honorable M. Gazelles. Conformément aux programmes, il nous imprégnait consciencieusement des ouvrages de ce biologiste manqué, pour qui l’évolution fut un dogme, des Premiers principes aux Principes de sociologie. Il nous infligeait Alexandre Bain, les Émotions et la volonté, Stuart Mill et ses Mémoires, sa propre traduction du Monde comme volonté et représentation de cet hérédo-misanthrope de Schopenhauer, toujours à deux doigts de la paralysie générale, tous les bouquins de Fouillée, ceux de Ribot, si prétentieux, arbitraires et vides et cette Irreligion de l’avenir de Guyau, qui a exercé une funeste influence sur toute une génération. Il analysait merveilleusement l’Éthique de Spinoza et la Monadologie de Leibnitz, le Discours de la méthode et le Traité des passions. Mais sa prédilection, son recours, son refuge, c’était Emmanuel Kant. Il nous laissait entendre que celui-là était descendu plus profondément qu’aucun humain dans les abîmes de l’esprit, que c’était lui le grand « voyageur », le « Wanderer » divinisé par Richard Wagner. Il confiait à notre camarade Chavannes, aujourd’hui professeur au Collège de France, le soin d’analyser devant nous les Prolégomènes à toute Métaphysique future qui voudra se présenter comme science, ce concentré de la Raison pure, et les Fondements de la métaphysique des mœurs, ce liebig de la Raison pratique. Il ne s’écriait pas comme Chabrier, notre professeur de rhétorique, lisant Virgile : « Quel dommage ! Soumettre de semblables merveilles à ces jeunes idiots ! » Cependant il nous assurait que ce n’était pas trop de trois années d’études et de recueillement pour arriver au seuil du kantisme.

J’ai compris depuis qu’il était profondément, ardemment anticlérical et que le criticisme destructeur de Kant lui était cher surtout comme porte de l’incrédulité. Jamais il ne prononça devant nous, dans tout le courant de l’année, le nom de saint Thomas d’Aquin et, quand il nous parlait du divin, ce qui arrivait rarement, il ajoutait aussitôt, levant le doigt : « Je parle du sentiment du divin en soi, considéré comme noumène, et non du divin qu’on honore dans les Églises. » Cela nous paraissait très fort. Nous n’étions pas impies certes, je parle pour ceux d’entre nous qui avaient reçu une éducation catholique. Mais nous considérions le dogme comme une discipline peu compatible avec l’essor métaphysique. Notre maître ne nous affirmait-il pas, au besoin, en frappant sa chaire d’un poing solide, « que l’Impératif catégorique suffisait ».

Les leçons étaient semées d’allusions politiques et antireligieuses, à tel point que Gidel, en ayant eu vent, fit à ce sujet à Burdeau quelques remontrances qui furent mal prises. Aucun de nous du reste n’en était choqué : puisqu’Emmanuel Kant avait modifié sa promenade quotidienne, afin d’avoir plus tôt des nouvelles de la Révolution française, ceux qui médisaient de cette Révolution et de ses résultats étaient évidemment des esprits rétrogrades, complètement fermés aux idées nouvelles.

J’avais comme camarades d’études, en philosophie B, outre Chavannes déjà nommé, Joseph Bédier, vétéran, qui depuis a écrit de si belles pages sur les légendes françaises ; Bérard, auteur de solides études de politique étrangère dans la Revue de Paris et bras droit de l’irascible Lavisse ; Couyba, devenu bête-à-portefeuille tantôt dans un ministère, tantôt dans un autre, et sénateur de la majorité, quelle que soit cette majorité. Brave Couyba ! C’était tout de même un « chic type », pour employer la formule universitaire et je ne me rappelle pas sans émotion l’impossibilité totale où il était de prononcer intelligiblement son nom. Cela était cause, entre Burdeau et lui, de scènes inénarrables. Il faut ajouter, en confidence, que Couyba, depuis ministre de l’Instruction publique — tout comme Lockroy, — était un élève des plus médiocres.

— J’ai reçu, déclarait Burdeau, une copie absurde de ce mossieur dont je ne déchiffre jamais la signature.

Couyba commençait à pâlir. Il s’était reconnu dans ce signalement. Nous nous mettions à pouffer, prévoyant la suite.

— Comment vous appelez-vous ?

— Oubô, m’sieur…

— C’est impossible, invraisemblable. Vous ne vous appelez pas Oubô. Épelez votre nom.

— Oui, m’sieur, oui, m’sieur.

— Je vous ordonne d’épeler votre nom. Ou plutôt, venez l’écrire au tableau.

— Non, m’sieu, non, m’sieur. J’suis pas un gosse.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que je vous l’ai déjà épelé. Je m’appelle Voubô.

— Alors, vous serez consigné.

— Oui, m’sieur, oui, m’sieur.

J’espère pour Couyba qu’il est plus éloquent au Conseil des ministres qu’il ne l’était en philosophie, et que ses collègues ont fini par savoir son nom. J’ai bien ri en lisant de lui, l’année dernière, un discours de distribution de prix — précisément à Louis-le-Grand, je crois, — où il se plaignait de l’ignorance des nouvelles couches en langue grecque. Couyba, en effet, n’a jamais pu articuler un seul mot de grec, et il n’était pas beaucoup plus fort en latin. En revanche, il avait dès cette époque des dispositions poétiques et montmartroises. Son langage était libre, amusant et coloré. Il n’aimait pas notre professeur d’histoire naturelle, M. Mangin, qui a fait depuis une belle carrière, travailleur acharné, lequel de son côté détestait les paresseux. Dès que M. Mangin citait un animal quelconque, la voix de Couyba demandait, en termes nets, des détails crus sur ses facultés de reproduction. À quoi la réponse rituelle :

— Couyba, vous serez consigné sans exemption.

Le long du mur de la première cour, pendant les récréations, nous nous promenions par groupes sympathiques. Couyba faisait partie du groupe Syveton. Pauvre Syveton, il avait déjà son air froid, ses yeux aigus et son gros rire. Nous avons maintes fois, depuis lors, évoqué ensemble la classe de Burdeau et ses souvenirs joyeux. J’étais loin de prévoir que celui-là entrerait dans la mort par la porte ténébreuse de l’assassinat politique. Parmi les disparus de la classe Burdeau, il faut encore compter Marcel Schwob, déjà érudit, mais dédaigneux du programme, et qui battait les buissons au détriment des succès immédiats. Il parlait couramment l’anglais et l’allemand, en sa qualité de juif polyglotte, et lisait Emmanuel Kant dans le texte. Cela aurait dû séduire Burdeau. Cependant il négligeait Schwob.

Enfin, je n’aurai garde d’oublier Paul Claudel, l’auteur dramatique le plus difficile, mais le plus riche en métaphores neuves et hardies de sa génération, Paul Claudel au regard de feu et au débit précipité, qui avait fréquemment des attrapades avec notre maître. En bon jacobin, Burdeau ne supportait guère la contradiction et il avait, je crois, flairé en Claudel un médiocre admirateur de l’Impératif catégorique. D’où des discussions rapides et flamboyantes comme des passes d’armes, qui laissaient les deux adversaires frémissants et irrités. Ce n’était pas, comme on le voit, une classe banale. Alphonse Daudet a eu bien raison de soutenir que la métaphysique allemande avait joué un rôle considérable dans la déformation de l’intelligence française, entre 1880 et 1895. Il y a eu là, comme disent nos pesants voisins, quinze années de tempête et d’assaut. Le plus fort, c’est que cette imprégnation, que cette pénétration se soient faites au nom du patriotisme « bien compris ». Ne fallait-il pas, avant toute chose, connaître à fond nos vainqueurs et nous soumettre à une discipline mentale où se trouvait — selon Burdeau et les autres — le secret de leurs récentes victoires.

Le résultat de ce gavage évolutionniste et criticiste, poursuivi avec acharnement par un politicien grimé en apôtre et qui nous en imposait, ce fut l’anarchie pure et simple. L’Inconscient de Hartmann et les ouvrages de Schopenhauer, avidement lus et commentés, s’ajoutaient à Kant pour combattre en nous le bon sens national et les traditions de méthode et de mesure héritées de nos pères. Notre crise d’encéphalite — comme a dit Renan — nous détachait de toute croyance, et les comédies patriotiques de Burdeau ne compensaient pas ces démolitions. Le temps n’a point affaibli chez moi le souvenir douloureux de cette effraction de mon esprit par les insanités germaniques. Elles ont pesé sur mes jugements, impérieusement jusqu’à l’affaire Dreyfus, bien qu’à maintes reprises j’aie été tenté de les secouer avec violence. Mais elles reprenaient rapidement leur pouvoir. La formation médicale, qui est en somme très grossière, n’arriva point à les dissiper. Au contraire, en m’y abandonnant, je croyais réagir contre le matérialisme scientifique, dont elles sont précisément l’adjuvant. Je l’écris avec certitude : le kantisme est un poison pour l’intelligence française. Il l’engourdit et il la paralyse. Tout père de chez nous, soucieux de transmettre le flambeau de sa race, devra en préserver ses fils. Il ne leur laissera pas ignorer, mais il leur montrera son venin.

Je crois aux formations successives. Jusqu’à dix ans, l’enfant est un petit sage, un judicieux bonhomme, et ceux qui se sont élevés contre la première communion à sept ans ont prouvé qu’ils ignoraient tout du jeune être pur et lucide, prêt au divin, que cet âge a formé. De dix à dix-sept ans, ou un peu plus tard suivant le cas, l’adolescent est un sexuel. Ce mot dit tout et indique de quel côté sont les pièges les plus graves qui menacent l’existence, risquent de la gâcher à jamais. Ce laps est celui des images troubles, renforcées par la volupté soudaine, quelquefois indéracinables. Interrogez les débauchés et les pervertis. Ils vous confieront toujours que leur vice remonte à un songe malsain, poursuivi pendant l’adolescence, à une mauvaise rencontre, à une influence de cette époque réellement climatérique. De dix-huit à vingt ans, c’est le goût de la spéculation, de l’abstraction qui prédomine, comme si le cerveau, avant d’engranger les faits solides de l’expérience, éprouvait le besoin de se mesurer lui-même, de connaître son fonctionnement et ses limites. Une idée fausse, une doctrine paradoxale, à ce moment-là, sont aussi obsédantes et dangereuses qu’une vision obscène pendant le stade antérieur. Gare au prix de dissertation philosophique, sous les programmes de l’État républicain !

À Louis-le-Grand, sous Burdeau, un de mes camarades, garçon de bonne famille, sans aucune tare, fort intelligent, me déclara un soir qu’il avait l’intention de se tuer « parce que le monde était mauvais en soi ». Un secret instinct m’avertit d’aller confier cette histoire — qui n’était peut-être pas même encore un projet — non à notre professeur, mais au proviseur. Le regard de Gidel, pendant mon récit, était singulier, ému et perplexe. Il fit venir le désespéré, le sermonna, le frictionna, l’envoya quelques jours dans sa famille. Au retour, il était guéri. Ce cas montre à quel point un jeune homme peut prendre les systèmes au sérieux et combien il importe de le rattacher à quelque chose de ferme et de solide, au milieu de leur éboulement.

Quelque temps après ma sortie de philosophie, comme nous prenions le train pour les eaux de Lamalou, mon père et moi, à la gare de Lyon, Burdeau apparut soudain sur le quai. Il commençait à être grande vedette, et le digne M. Regnoul, inspecteur de la gare, lequel pendant vingt ans fit croire aimablement à chacun des voyageurs du rapide du soir qu’il jouissait d’un traitement de faveur, le digne Regnoul lui tirait de grands coups de son grand chapeau haut-de-forme. Mon ex-professeur vint à moi : « Vous êtes à l’École de Médecine, à ce qu’on me dit ?

— Oui, monsieur.

— Cela vous intéresse ?

— Énormément.

— Dépêchez-vous alors de préparer l’internat. Puis je vous distrairai de vos études un an ou deux, pour vous initier près de moi à la politique. Nous avons besoin de travailleurs. Qu’en pensez-vous, mon cher maître ? »

Alphonse Daudet indiqua, en quelques mots aimables, qu’il me laissait libre de choisir la voie qui m’attirerait le plus. Après s’être assuré que M. Regnoul lui avait retenu une place de coin, Burdeau insista : « La politique, c’est le grand art, ars magna, songez-y. Je ne vous ferais pas cette proposition, si je ne me sentais le pied solide. Mes amis et moi sommes maintenant sûrs d’occuper le pouvoir, avec des alternatives, pendant une longue durée. Réfléchissez-y. Vous me répondrez en octobre. »

Je ne le revis plus. L’apparition et le succès de la France juive le mirent hors de lui, et la publicité donnée alors à l’amitié de mon père et de Drumont dut lui rendre moins sympathique le nom de Daudet. Or Drumont, dès cette époque, était certainement renseigné sur Burdeau. Mais philosophe, et indulgent aux erreurs d’autrui, il n’avait jamais cherché à m’enlever mes illusions quant à un homme qui m’était cher.

Burdeau en somme inaugurait un genre qui s’est perfectionné depuis : celui du professeur à visées politiques, pour qui la chaire n’est qu’un passage et l’enseignement un poste d’attente. Par là il se distinguait tout à fait de mes autres professeurs de Charlemagne et de Louis-le-Grand, des Laguesse, des Devin, des Rouzé, des Maynal, des Boudhors, des Salomon, des Jacob, uniquement absorbés par leur noble métier, la formation des jeunes esprits. Quels hommes admirables ! Professeur de quatrième B à Louis-le-Grand, vieux et déjà infirme, le papa Maynal, revêtu de sa toge dès six heures du matin en hiver, faisait, à la lueur d’une bougie, répéter le concours de récitation à ses élèves. Latiniste de premier ordre, Boudhors a formé quinze générations d’écoliers, leur a ouvert les humanités et la haute culture. Les Hatzfeld, les Durand, les Jacob, les Merlet ont laissé un souvenir impérissable à tous ceux qui ont profité de leurs hautes leçons. S’il eût été plus sage et moins ambitieux, le fils du canut lyonnais aurait laissé une mémoire aussi respectée, loin des souillures et des outrages du parlementarisme. Car, pour l’intelligence et la puissance du travail, il était certes à mille coudées au-dessus d’un Goblet, d’un Lockroy ou d’un Freycinet. Je pense que la rencontre du financier Donon joua dans sa destinée un rôle funeste, celui du tentateur. La fréquentation des grands juifs l’acheva. Il n’y a pas que dans le second Faust que le démon aveugle ceux qui lui demandent la clé des richesses.

La maladie et la mort de Gambetta avaient laissé la population parisienne indifférente. On s’était seulement intéressé au drame intime et obscur qui avait, par un coup de feu, déterminé l’inflammation intestinale de ce pléthorique. Quelqu’un de son entourage, qui m’a conté la scène maintes fois, étant allé lui rendre visite au Palais-Bourbon, le trouva sur sa chaise percée, abandonné et gémissant : « Je ne peux plus faire mes besoins… Tout le monde me laisse seul… C’est épouvantable. » Sa haute situation causa sa perte. Lannelongue eût opéré un malade moins illustre, moins précieux. Comme il s’agissait de Gambetta, il hésita, s’abstint, et laissa faire la méchante nature. Quand on parlait au professeur Charcot de ce trépas soudain, il soupirait et murmurait : « Ils ont admirablement soigné sa blessure ». Cela signifiait que, dans sa pensée, on avait peut-être légèrement négligé l’état général. Ce ne fut un mystère pour personne qu’au cours d’une violente discussion avec sa maîtresse, Mme  Léonie Léon, qui le menaçait de se tuer, le dictateur, — comme disait Rochefort, — avait arraché le revolver des mains de la furie, et que la balle était partie, traversant l’abdomen et provoquant l’entéro-typhlite, affirmaient les uns, effleurant seulement la peau, selon les autres. D’où repos forcé et obstruction. Les lieutenants, Étienne en tête, se partagèrent les dépouilles ; Coquelin aîné pleura de vraies larmes, mon camarade Jean Coquelin aussi. Un crêpe flotta sur le Palais-Bourbon. Mais il n’y eut aucun désespoir, ni aucun regret populaire. Quelques mois auparavant, à Belleville, la démocratie avait signifié à son gros fantoche borgne qu’elle portait ailleurs ses nippes et sa confiance. Cependant personne, à l’époque, — sauf peut-être Mme  Adam, — ne connaissait le fond du sac et cette comédie de la Revanche, la main dans la main de Bismarck, sur laquelle, grâce à Bainville et à de Roux, nous avons aujourd’hui des textes précis et des témoignages indiscutables.

Pour Hugo, ce fut autre chose. Il était vieux, il était aïeul, il était poète, et il avait été exilé. Aux premières nouvelles de sa congestion pulmonaire, la foule se pressa avenue d’Eylau. On voyait sortir le docteur juif Germain Sée très grave, son énorme tête tassée entre ses épaules, Lockroy sautillant, et tous les menus chefs de cabinet que les ministres envoyaient aux nouvelles. La République perdait son grand-père. Mais il y avait cette circonstance noble et touchante : la douleur vraie des petits-enfants, qui aimaient passionnément leur « papapa », comme ils l’appelaient, et le pleuraient ouvertement, sans aucun souci de protocole, ni de vanité. Il leur représentait, outre la gloire, les gâteries et attentions émouvantes de chaque jour, une simplicité de cœur sur laquelle devrait prendre modèle un nain à cinq centièmes comme Rostand. Hugo fut en apprêt et apparat pour l’histoire ; il ne le fut pas pour les siens. Il n’appliqua pas à son foyer le ton épique, si agaçant, de ses préfaces et manifestes.

J’ai vu de près cette fin illustre, car pendant toute une semaine je suis demeuré aux côtés de Georges Hugo ; la haute et précoce distinction naturelle de mon ami avait horreur de l’intrusion officielle et politique dans son amer chagrin. Il le témoignait hautement. Ce jeune homme beau et fier, vers qui se tournaient alors tous les regards, évitait de sortir de chez lui, afin d’échapper à la curiosité des badauds.

Lockroy n’avait eu qu’une idée, qui a pesé sur toutes ses comédies : ménager son comité électoral du onzième arrondissement. Il recevait les délégations avec un air d’affliction comique, quand on savait ses sentiments vrais pour Hugo. Cette disparition était pour lui une délivrance. Je l’ai entendu faire « ouf ! » non pas une fois, mais vingt fois. C’est qu’aussi un patriarche de génie est un meuble encombrant dans une demeure, avec ses habitudes, ses habitués, et toute sa séquelle de quémandeurs. Néanmoins, il fallait jouer la simagrée du désespoir, en vue des urnes prochaines. Aussi Lockroy, qui se tordait de rire et de satisfaction cynique dans son petit cabinet de travail, son éternel cigare à la bouche, se changeait-il instantanément en fontaine Wallace, dès qu’arrivait un visiteur. Je le vois, ses gros yeux globuleux remplis d’eau à volonté, accompagnant à la chambre mortuaire ses camarades personnels, tel Jules Claretie, et tous les Freycinet et les Floquet de l’époque, puis croisant ses bras maigres sur son ventre creux, et secouant sa bobine déjà blanche, comme un qui a perdu la raison d’exister. Ses compères lui serraient les deux mains avec des mines non moins désolées, et lui répétaient avec insistance : « Vous tomberez malade. Sortez un peu, allez à l’air, ménagez-vous. » Mais lui faisait « non, non » de la tête, levait les yeux au ciel, prenait à témoins ses secrétaires, Gustave Ollendorff, juif blond frisé, et Payelle, modèle des fonctionnaires, alors tout neuf, de l’océan de maux qui l’accablait.

Entre temps, il avait refusé insolemment, — toujours à l’intention des anticléricaux du onzième, — la visite du cardinal archevêque de Paris, et il préparait l’apothéose laïque, qui devait dégénérer en mascarade, de l’exposition du corps sous l’Arc-de-Triomphe. L’exploitation politique des cadavres est une tradition républicaine.

Émile Zola, désireux de mêler son nom à tout ce bruit autour d’une couche funèbre, écrivit à Georges Hugo une lettre d’une rare outrecuidance, où sonnait son « moi « comme une fanfare : « Vous saurez peut-être un jour, monsieur, que, même devant votre grand-père, j’ai réclamé les droits de la critique… » Cela se terminait, bien entendu, par « … et l’absolu triomphe du génie littéraire. » Traduction libre : « Hugo est mort enfin ; vive Zola ! » Hugo disait, au sujet de Zola : « Tant qu’il n’aura pas dépeint complètement un pot de chambre plein, il n’aura rien fait. » Ce vœu devait être comblé. La série des Rougon-Macquart renferme plusieurs de ces choses vues.

Les poètes, Mendès en tête, manifestèrent l’intention de veiller leur maître à tous. J’étais là. Outre ce juif exalté, Paul Arène, Jean Aicard, Émile Blémont et quelques autres s’installèrent sur des chaises ou dans des fauteuils, autour du lit où reposait pour toujours le grand trouveur d’images et de rythmes. Pendant une heure environ, ces disciples demeurèrent prostrés et muets. Dès l’heure suivante, ils commençaient à bavarder. En effet, quand on ne prie pas, quand on pense que tout est fini avec le souffle et le dernier battement du cœur, il est malaisé de se tourner les pouces en silence autour d’une telle aventure. La mort sans l’Église est sans grandeur. Elle a l’air un peu d’une formalité administrative, d’une opération d’arithmétique physiologique, d’une soustraction charnelle : un tel y était. Il n’y est plus. Ça fait moins un. À qui le tour ?… Mendès, à voix très basse mais très appliquée, — il avait déjà quelques absinthes ou vermouths dans le coffre, — se mit à débiter des anecdotes de sorcellerie : morts soudain réveillés et parlant, communications d’outre-tombe : « Ah ! mais voici, ah ! ah ! mon cher, qui est curieux… La même femme, dans la même robe blanche, quelques années après, apparut à Richard Wagner, tenant le même portrait à la main… Villiers de l’Isle-Adam la vit aussi. N’est-ce pas, ah ! ah ! que cela est tout à fait prodigieux ?… » Émile Blémont tendait l’oreille en pleurant. Aicard, de plus en plus rongé et fatal, se regardait regardant Hugo et comparait.

À cet instant, introduit par Lockroy, qui avait repris son faciès funèbre et branlait le chef avec conviction, apparut Léopold Hugo. Avec son grand front et ses grands yeux, il ressemblait, en doux et en timide, à son « cher oncle » trente années plus tôt. Il tenait à la main un chevalet, une toile et une boîte à couleurs. Il annonça qu’il allait faire le portrait du défunt : « Malheureusement, messieurs, ajouta-t-il d’un air peiné, je manque de coquilles d’or. De sorte que je laisserai le laurier en blanc. » Il s’installa au pied du lit, où le visage de Hugo lui apparaissait de face, et se mit à le dessiner de profil, avec une application extraordinaire. En dépit ou mieux à cause de la circonstance, une hilarité folle s’empara de tous les assistants. On se mordait les lèvres, on se tordait les doigts, on se pinçait les jambes, on se prenait la tête dans les mains, comme au cours d’une rage de dents. Candide et placide comme la lune, Léopold poursuivait son travail. Il sortait de la toile quelque chose d’effarant, un Jules César ratatiné sans nul rapport avec le « bon oncle » ; Lockroy, les mains dans ses poches, contemplait ironiquement ce chef-d’œuvre insane. L’épreuve devenait trop forte pour les diaphragmes. Un à un, les poètes se levèrent et sortirent dans l’escalier, laissant l’artiste trop inspiré en tête à tête avec son modèle.

« Si nous allions prendre quelque chose, » proposa Mendès. Il ajouta mystérieusement : « Le café en face est resté ouvert, malgré l’heure tardive ; or je n’ai aperçu aucun consommateur, ni aucun garçon. Comme c’est étrange ! »

Ce prodige, omis par Virgile parmi ceux qui annoncent la mort des héros, séduisit aussitôt Paul Arène, noctambule et soifard convaincu. Les autres suivirent le mouvement. On gagna le café, qui n’existe plus, cette partie de l’avenue d’Eylau ayant été depuis couverte de luxueux hôtels. Alors chacun put donner libre cours à un rire trop longtemps contenu. Aicard et Mendès, s’esclaffant devant une glace, rectifiaient le désordre de leurs chevelures, ainsi que deux filles de maison publique, après le départ du client : « Ah ! ma chère, ce qu’on a pu rigoler ! » Le patron, se frottant les yeux, apporta des consommations. Vers l’aube, une mouche étant entrée, attirée par les verres et les bouteilles, Mendès, de plus en plus émerveillé, prétendit que c’était une abeille, très probablement l’âme de Hugo, qui revenait au milieu de ses fils spirituels. Il était sinistrement, déplorablement saoul, livide et fétide, mais s’obstinait à déclamer des lambeaux des Châtiments et de la Légende des siècles.

Quand je lus, le surlendemain, dans les feuilles, le récit de cette nuit macabre devenue, sous la plume d’informateurs stylés, une sorte de libation platonicienne, je compris le rôle du mensonge imprimé à travers la société contemporaine.

Sur la place de l’Étoile, les deux nuits suivantes, la profanation devait être pire. Le catafalque reposait sous l’Arc, gardé par des municipaux à cheval et par des sergents de ville. L’intérieur d’un pilier avait été réservé à la famille. Lockroy, éliminant la parenté directe, notamment Georges Hugo, recevait, en habit et cravate blanche, les députés, sénateurs, conseillers municipaux et journalistes qui se bousculaient dans l’étroit escalier. Sa grande préoccupation était que Vacquerie et Meurice, au jour des funérailles et du transfert au Panthéon, ne figurassent point à part, à une place d’honneur. Il les eût voulu mêlés au reste du cortège, confondus dans la foule, car il leur portait une haine solide, dont j’ai su depuis les raisons. Il désirait surtout apparaître comme l’ordonnateur, le grand organisateur d’une cérémonie qui devait être, dans l’esprit des politiciens, le type des solennelles pompes laïques de l’avenir. On répétait : « Le peuple aime les fêtes. Il faut que la démocratie lui donne de belles fêtes. » Celle-ci, comme les autres, dégénéra en chienlit.

Je ne me rappelle plus quel était alors le préfet de police. Car je néglige volontairement, pour ces souvenirs, de consulter les documents de l’époque. Fatalement ils fausseraient les empreintes de ma mémoire. Toujours est-il que ce préfet, déconcerté sans doute par la nouveauté des circonstances, perdit la tête. Une consigne de mollesse permit aux apaches, qui s’étaient donné rendez-vous là, de mener impunément leur ignoble saturnale. Ils gobelottaient par groupes, avec leurs compagnes débraillées, à quelques pas du catafalque, sous l’œil bienveillant des gardiens de la paix. Une lie de salons, de cercles, et de cabarets de nuit s’était jointe à cette lie du ruisseau. Les messieurs et leurs dames voisinaient avec les poteaux et les gonzesses, leur passaient des bouteilles, chantaient avec eux des refrains obscènes, se disputaient, hoquetaient, s’embrassaient, vomissaient. La fraternité des grandes soirées révolutionnaires devait ressembler à cela. Les admirateurs de Hugo, écœurés, avaient abandonné la place à cette sarabande, qui fut une honte nationale.

Enfin ce fut le jour des funérailles. Il faisait un temps beau et tiède. Une première série de discours furent prononcés place de l’Étoile, avant la levée du corps. Charles Floquet, tête de basochien copiant à la fois Mirabeau et Robespierre, se carra prétentieusement dans la tribune improvisée. Son creux topo commençait par ces mots : « Sous cette voûte toute constellé..e ». L’imbécile faisait sonner les deux e de « constellée » comme au Conservatoire. Lockroy rappela, à cette occasion, la définition de Gambetta : « Floquet, un dindon qui a une plume de paon dans le derrière. » Le seul convenable fut Augier, très « grand bourgeois », de fière attitude, et lançant d’une voix formidable : « Ce n’est pas un (je ne sais plus quoi)… c’est un sacre ». Puis la musique de la garde républicaine attaqua la marche de Chopin, qui est la moins belle et la plus théâtrale de toutes les compositions symphoniques du même ordre. Lentement, derrière le corbillard des pauvres, qu’avait orgueilleusement revendiqué le poète millionnaire, l’immense défilé se mit en route. Georges Hugo, isolé, marchait en avant. Venaient ensuite pêle-mêle les amis de la famille et familiers de la maison, dont j’étais, les dignitaires du régime, ministres en exercice, poètes, écrivains, journalistes, etc. Les sociétés fermaient le cortège. Il y en avait de baroques, portant des bannières couvertes d’inscriptions grotesques, maçonniques surtout, représentant des groupes de libre-pensée de ville et de quartier. Hugo, suivant la formule grandiloquente de son testament spirituel, « refusait l’oraison de toutes les églises, mais demandait une prière à toutes les âmes ». Il eut notamment celle des Beni-Bouffe toujours, qui faisaient pour la première fois leur apparition et eurent un succès de gaieté considérable.

Non seulement la foule encombrait les trottoirs ; mais encore les fenêtres étaient garnies, sur tout le parcours, de plusieurs rangs de spectateurs. Il y avait du monde jusque sur les toits. On se montrait les gens connus : Naquet, pareil à une araignée de water-closet, carabosse et chevelu, qui marchait de biais, suspendu au bras de son fidèle Lockroy ; Pelletan sans linge, ocreux et crasseux dans une redingote noire élimée ; Claretie portant le nez en berne, combien d’autres… La tourbe des parlementaires se distinguait par cet insigne qu’ils appellent plaisamment leur « baromètre » et par leurs écharpes. Les académiciens, quelques-uns en habit vert, excitaient une curiosité amusée, car on s’imagine volontiers dans le peuple qu’ils sont plus savants que les autres. Mais on les confondait aussi avec les professeurs de Faculté, brillants dans leurs robes jaunes, bleues, rouges, ainsi que des cacatoès. Je crois bien qu’Alphonse Daudet, qui suivait à son rang, eut ce jour-là une première vision de l’Immortel. Zola avait tenu à accompagner à sa dernière demeure le chef du romantisme, puisqu’il était, lui, le chef du naturalisme, et il quêtait parmi les groupes des compliments sur sa lettre à Georges Hugo : « V’ai cru que ve devais faire cela… Hein, mon ami, hein, n’est-ce pas que j’ai eu raison ? »

Au Panthéon, les discours recommencèrent, encore plus insignifiants qu’à l’Arc de Triomphe, quelques-uns tout à fait stupides. Puis au son du très médiocre Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns, qui a eu, heureusement pour lui, des inspirations meilleures, on déposa enfin, après tant de pérégrinations, la dépouille du poète en son dernier séjour : une crypte froide, où la gloire est représentée par un écho que fait admirer le gardien. C’est ici la chambre de débarras de l’immortalité républicaine et révolutionnaire. On y gèle, même en été, et la torche symbolique au bout d’une main, qui sort de la tombe de Rousseau, a l’air d’une macabre plaisanterie, comme si l’auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l’auteur des Misérables.

La cérémonie était achevée. Il faisait grand’soif. Nous allâmes boire au café de la Rotonde, place de l’Observatoire, mon père, Zola, Goncourt, Céard et quelques autres. C’est là que l’historien des Rougon-Macquart, après un moment de silence, tint ce propos édifiant : « Me voilà soulagé d’un grand poids. Ce vieux me gênait depuis son anniversaire, là-bas, dans sa petite maison au bout de son avenue. Maintenant il ne me gênera plus. Vous n’aviez pas cette sensation-là, vous, Daudet ? »

Alphonse Daudet, en souriant, répondit que non, qu’il n’avait pas cette sensation-là.

— Ah, f’est étrange… Comme f’est curieux, mon bon, les différences d’impressions !






CHAPITRE IV


Le dimanche matin et le jeudi soir chez Alphonse Daudet. — Le duel Delpil. — Champrosay. — L’apparition de la France juive.



Le dimanche matin, Alphonse Daudet recevait ses confrères et les débutants qui venaient solliciter son encouragement et son appui. Il avait auprès de lui son fidèle ami et secrétaire Jules Ebner, avec lequel il s’était lié aux avant-postes, pendant le siège de Paris, et dont l’inaltérable dévouement fait partie de nos archives de famille. Ebner était une nature tranquille, lucide et droite, malaisée à entortiller dès qu’il s’agissait des intérêts de son patron. Avec cela, d’une extrême modestie et d’une égale bonté. Il ne se trompait guère dans ses sympathies et antipathies.

S’il me fallait citer tous les habitués du dimanche, un volume n’y suffirait pas. Je mentionnerai les principaux :

Abel Hermant était un des plus assidus. Il venait de publier son premier livre sur l’École normale, qui faisait un certain bruit. Il avait reçu, une fois pour toutes, de la nature, un physique qui n’a pas bougé depuis trente ans. Imaginez un petit automate lissé, verni, poli, aux traits ronds, aux yeux luisants, un petit sourire à demeure entre les longues moustaches blondes. Sa voix, précieuse et nasillarde, accentuait d’une façon comique la dernière syllabe des mots en an ou en. Il prononçait « étonnint », un « serpint », un « éléphint » et racontait, sans se presser, en « traînint » sur les finales, de longues histoires de professeurs, d’éditeurs, de directeurs de journaux, où il n’était question que de lui. J’ai vu, au cours de ma carrière, beaucoup de gens expliquer leurs caractères et leurs façons d’être, jamais avec « autint de complaisince » que ce diable de petit Hermant. Il ne manquait ni de culture, ni d’un certain petit talent sec et propret, à la manière des auteurs secondaires du XVIIIe siècle, des demi-licencieux, des demi-pervers, entre Laclos et Restif ; mais il y avait une telle disproportion entre ses moyens et son moi qu’on avait, lui présent, envie de rire. La nature peut en s’amusant fabriquer de drôles de marionnettes. Je ne croirai jamais qu’Hermant est un terrestre. C’est un petit monsieur de la lune, tombé de là-haut par une nuit froide, avec des manuscrits plein ses poches, et qui accomplit les mouvements et démarches, fait les gestes, tient les propos que commande un mécanisme d’horlogerie invisible. Que de fois j’ai cherché sa clé dans son dos, dans ses regards gelés et avides, dans ses Courpières et ses Coutras venant après ses Cruchod et ses Rambosson, dans l’atmosphère inquiète et douloureuse que dégage sa petite personnalité ! Mystère ambulant, il va, vient, entre, note — quelquefois non sans réminiscin…ce, — sort, renote, se raconte — non sans indulgin…ce, — raconte son voisin, son camarade, sa concierge, son propriétaire, son chien, son chat, en leur prêtant des aventures supposées et généralement scélérates ou voluptueuses, mais sans réalité. Il y a comme un écran interposé entre le monde et sa plume, qui voudrait tellement être cruelle et redoutée. Certains indigènes, habitant un sol malsain, trempent leurs flèches dans la terre afin de les empoisonner. Abel — nous l’appelions Bébel, par un diminutif amical, — trempe la sienne dans je ne sais quel produit, évidemment lunaire, qui la rend inoffensive, sine ictu. Des mondains, peints par lui en cambrioleurs incestueux, en revendeurs de bijoux volés, en tueurs de leurs propres enfants, etc. etc., continuent à le recevoir, ne se doutant pas une seule minute des crimes affreux, des vices antiphysiques qu’il leur a prêtés, sans nulle méchanceté d’ailleurs, simplement parce qu’il faut bien écrire et publier des « romins ».

Un seul livre d’Hermant, à l’époque où je parle, a fait scandale. Il s’appelait le Cavalier Miserey et il était, avouons-le, fort ennuyeux. Mais il eut la chance de tomber entre les mains d’un colonel plein de candeur et peut-être aussi de miséricorde, qui le fit brûler dans la cour du quartier. Ainsi fut lancé notre Bébel, à qui Alphonse Daudet dit un jour devant moi, avec une intonation paternelle, mais inoubliable : « Mon cher Hermant, quand donc me ferez-vous le plaisir de venir me voir sans avoir quelque chose à me demander ? » Le Cavalier Miserey dut à cet autodafé inespéré une vente que son auteur, en dépit de ses efforts, ne devait plus retrouver. J’ai connu un artificier qui murmurait avec mélancolie, devant sa boutique vide d’acheteurs : « Mes bombes n’éclatent pas. » Si Hermant, en un jour de franchise littéraire, nous donnait sa petite clé, peut-être la bombe enfin éclaterait-elle et encore je n’en suis pas sûr.

Hugues Le Roux, lui, était et doit être demeuré, au physique et au moral, un charmeur. Il a raconté lui-même, du vivant de mon père, avec infiniment de grâce, dans quelles circonstances émouvantes il avait rencontré Alphonse Daudet. Il possède un talent de journaliste remarquable et dont il n’a pas tiré peut-être le succès et la réputation qu’il méritait. Son défaut principal était dans une imagination verbale qui l’emportait et lui faisait construire, de toutes pièces, des histoires, d’ailleurs amusantes ou ingénieuses, auxquelles il prêtait ensuite une réalité. Il répétait volontiers : « Je suis un être compliqué. » Une dame de ma connaissance, d’infiniment d’esprit, affirme qu’on a tort de se croire « un melon bleu ». Le Roux se grisait de paroles, mais avec tant d’agrément et de bonne humeur qu’il était difficile de lui en vouloir, lorsqu’ensuite on constatait ses mirages. Après avoir maintes fois rêvé qu’il avait conquis l’Abyssinie, il a tout de même fini par faire le voyage. Je frémis en songeant aux étonnants aperçus d’histoire contemporaine et de société parisienne qu’il a dû laisser — et encore enrichis par l’interprète — dans la cervelle encapuchonnée du vieux trompe-la-mort Ménélick. Il était fait pour enchanter les longues soirées d’un grand vizir ou d’un pacha qui ne serait pas remonté aux sources, et auquel il aurait présenté comme son œuvre les Mille et une nuits, comme le fruit de son expérience toutes les découvertes scientifiques des cinquante dernières années, comme ses cousins, neveux, protégés et confidents tous les souverains d’Europe. Mais gare si ce vizir ou le pacha lui avait un jour demandé ses références ! Il y risquait sa tête, ce qui ne lui arrivera jamais, j’imagine, auprès de son directeur actuel, le puissant et débonnaire seigneur Bunau-Varilla.

Jules Lemaître venait de publier, à la Revue Bleue de Young et de Bigot, ses premiers articles de critique sur Renan et sur Georges Ohnet, qui faisaient un tapage énorme. Toute la jeunesse lettrée saluait la renaissance d’un genre et d’une objectivité qui semblaient avoir disparu avec Sainte-Beuve, la pointe brillante d’une ironie souple comme une épée. Mon père était féru de Lemaître. Dès qu’il le voyait entrer, il l’accueillait par une exclamation amicale, un rire admiratif et leurs sens du comique s’accordaient autant que leurs sérieux. À Louis-le-Grand, où les vétérans de rhétorique et de philosophie étaient nombreux, le succès de cette première série des Contemporains dépassait tout. Professeurs, maîtres d’études, élèves les savaient par cœur. Ceux qui n’ont pas été dans l’Université à ce moment ne peuvent se rendre compte de la rapidité avec laquelle le feu flamba. C’est qu’aussi le monde des lettres, assourdi par le tapage obscène de Zola, et celui des théâtres, qu’accaparaient les mélos pseudo-historiques de Sardou et les paradoxes sentimentalo-mondains de Dumas fils, avaient grand besoin d’un classificateur, d’un ordonnateur, d’un remetteur au point. La voix claire et prenante de Lemaître rappelait ses compatriotes au bon sens. C’était une cloche de grande allure. Elle rallia les gens de goût, désemparés et submergés par une production médiocre.

Lemaître fréquentait et dirigeait Le Roux, aussi indulgent qu’Alphonse Daudet, à ses fables amusantes et touchantes. Chose étrange. Le Roux n’a pas déversé, ou si vous préférez, délivré ses remarquables aptitudes d’imaginatif dans le roman. L’homme devait rester en lui plus original que l’écrivain.

À cette époque remonte aussi ma longue camaraderie avec Maurice de Fleury, aujourd’hui académicien et médecin en renom. Il venait de Bordeaux, où il avait été élève du fameux Pitres, pour achever ses études à Paris. Doué d’une intelligence remarquable, d’une mémoire étonnante et sûre, il possédait les poèmes de Leconte de Lisle, de Baudelaire ou de Hugo aussi bien que les ouvrages de Charcot ou les articles du dictionnaire Dechambre. Il aimait furieusement la musique et la littérature et apportait à tout un délicieux entrain. Des carrières diverses et les circonstances nous ont séparés, mais chaque fois que je lis son nom ou son pseudonyme de Bianchon — car il était balzacien, je vous en réponds ! — au bas d’une chronique du Figaro, j’entends nos rires et le bruit de nos discussions, psychologiques, morales, philosophiques. Quel vacarme d’idées nous menions alors, combien le monde nous semblait petit ! Paul Belon était plus sérieux, replié sur lui-même, mais le plus sûr des compagnons. Comme je passais mon baccalauréat ès sciences complet en même temps que mon ès lettres première partie, la veille de l’examen, Belon vint me trouver et me dit : « Rappelle-toi que les vapeurs de l’acide sulfurique sont rouges. C’est toujours la colle proposée à ceux que l’on soupçonne d’avoir étudié seulement dans les livres. » C’était mon cas. Devant la table fatale, Minos-Appell, Eaque-Velain et Rhadamante-Gœlzer sont assis : « Monsieur Daudet, de quelle couleur sont les vapeurs d’acide sulfurique ? — Rouges, monsieur. » Alors l’examinateur se penchant vers ses collègues : « Il les a vues » Eh bien ! non, je ne les avais pas vues, mais quelle reconnaissance à Paul Belon !

Il y a quelques mois, la fatalité des polémiques m’amena à échanger avec Paul Hervieu quatre balles de pistolet. Cela se passait au Parc-des-Princes, par une jolie matinée de juin. Tandis qu’on me tendait les armes, je me rappelais, et je suppose que Paul Hervieu se rappelait comme moi, nos premières rencontres auprès de la table de travail d’Alphonse Daudet. Il était un jeune homme distingué et charmant, un peu fermé — ce qui lui seyait — l’air volontaire, menant sa vie comme un bon cavalier sa monture. Il venait de publier chez Lemerre les Yeux verts et les yeux bleus, et ce conte étrange l’Inconnu. La sympathie qu’il dégageait n’était pas petite, car on le sentait loyal et ferme. Ni flagorneur, ni vaniteux, mais orgueilleux certes, et pas commode quand on l’agaçait. À la maison, il était un des préférés, un de ceux dont l’absence faisait toujours déconvenue. C’est pour moi un problème de comprendre comment le milieu juif, le monde officiel républicain qu’il fréquente, et certains de ses collègues académiques, dont il connaît la platitude, puisqu’il est incisif et fin comme un bistouri, ne lui soulèvent pas le cœur de dégoût. Je songeais à tout cela en le visant — car toucher d’abord est au pistolet la seule parade possible — et je me disais aussi qu’il m’eût été fort désagréable, moralement parlant, soit de le blesser, soit d’être blessé par lui.

La première pièce jouée d’Hervieu, ce furent les Paroles restent, un excellent sujet et un beau titre. Mon père, déjà malade, alla à mon bras lui serrer la main et lui réchauffer l’espoir dans les coulisses et, pendant toute la représentation, où Mme  Brandès fut magnifique, il frémissait d’un contentement mêlé de crainte. La réussite d’Hervieu lui tenait au cœur. De tels sentiments me paraissent assez rares parmi les écrivains d’aujourd’hui. Puis le théâtre, à Paris, truqué, gâté, avili par les auteurs juifs, ou des farceurs comme Rostand et d’Annunzio, oscillant entre des fadaises épicées et des brutalités sexuelles, dévié par la demande étrangère et faussé par les trucs des marchands de billets, le théâtre en 1913 n’est plus du tout ce qu’il était il y a vingt ans. Le délitement démocratique, annoncé par Maurras dans son prophétique et génial ouvrage l’Avenir de l’Intelligence, a déjà amené de sinistres résultats quant à l’art dramatique français.

Très rapidement, son roman par lettres, Peints par eux-mêmes, mit Paul Hervieu hors de pair. On a assimilé cette correspondance analytique aux Liaisons dangereuses. Il y manque la perversité et aussi la profondeur du chef-d’œuvre psychophysiologique de Laclos, mais ce n’en est pas moins, comme disait Alphonse Daudet, « un fameux bouquin ».

Je serai bref sur Marcel Prévost, qui venait de publier son Scorpion et qui était déjà ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un marchand. Il cherchait, et il a toujours trouvé depuis, le genre de denrée romanesque qui convenait à la saison et au goût de l’acheteur. Il s’est formé ainsi une clientèle de gens qui ne s’y connaissent pas, abondante, fidèle, renouvelée même, mais incapable de lui assurer une situation littéraire. Après avoir travaillé dans l’immoral avec ses Demi-Vierges, il s’est mis dans le, moral avec les Vierges fortes, comme il aurait quitté le rayon des soieries pour celui des lainages. Son aspect est conforme à ses lancements ; sa conversation nulle ; son amabilité n’a aucun goût. Il n’est même pas mauvais confrère ; il gouverne fort courtoisement son comptoir, avec des yeux cependant aigus et amers vers ceux qu’il soupçonne d’une médiocre estime pour sa fabrication. Cette ferveur officielle, qui m’étonne chez Hervieu, me semble, chez Prévost, non seulement naturelle, mais obligatoire. Elle fait partie de son avancement normal, comme la cravate de commandeur et le fauteuil à l’Académie. La présidence de la République lui irait aussi comme un gant. Après cela, il y a les funérailles aux frais de l’État et le Panthéon. Ainsi obtient-on, de marche en marche, tous les résultats de néant.

Paul Bonnetain, disparu bien vite, victime du climat colonial et de l’opium, est surtout connu par le livre absurde, morne et d’un navrant « naturalisme » qui lui valut des poursuites judiciaires. Mais son mérite était supérieur à cette scandaleuse pétarade. C’était un grand et beau garçon, brun, solide, à type de sergent-major, dévoué, courageux et grimpant à l’assaut du succès et du journalisme avec de réelles qualités de cœur et d’esprit. Sa générosité était proverbiale. Dès qu’il avait gagné quatre sous, il offrait à dîner aux copains et les traitait magnifiquement. La recommandation de mon père et la sympathie d’Antonin Périvier lui valurent, à un moment donné, le poste envié de secrétaire de la rédaction du supplément du Figaro. Il s’y fit une moyenne de dix ennemis pour un ami, ce qui est une jolie proportion. Il adorait la littérature et la prenait fort au sérieux. Aujourd’hui où les questions essentielles sont dénudées, où tout aboutit à la politique, où l’on se bat pour la survivance du pays et du langage, et non plus seulement pour des couleurs de mots, ou des conjonctions répétées, ou des conceptions poétiques ou prosaïques, ces querelles d’antan semblent petites et les injures qu’on échangeait alors bien anodines.

C’est ainsi que, pour deux lignes désagréables dans un article bête et mou, mon père envoya ses témoins à Albert Delpit. Je me rappelle les moindres détails des pourparlers que j’écoutais comme un indien, à travers la porte, les objections de Gouvet, vieil ami de la maison, lequel estimait qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Je pensais : « Comme il a raison. » Mais Alphonse Daudet insistait, déclarait qu’après Delpit ce serait un autre et qu’il était indispensable d’en découdre. Bien entendu, on avait raconté à ma mère que tout était arrangé, ce qui est la façon, en cas de blessure sérieuse, d’augmenter beaucoup, par le désarroi, les chances de complications consécutives. J’étais censé tout ignorer. La rencontre avait eu lieu tard, par un jour d’été. Quel commencement de dîner, jusqu’au coup de sonnette libérateur, jusqu’à la vue de mon père sain et sauf nous annonçant que « l’autre » était légèrement blessé ! Je n’ai jamais lu une ligne d’Albert Delpit et il est bien probable que je quitterai cette terre dans la même bienfaisante ignorance. Son nom n’en demeure pas moins lié à une des plus vives douleurs de ma jeunesse.

J’ai toujours été assez farceur et même, quand les gens m’ennuyent, irrespectueux. Pourquoi avais-je surnommé Bisson, l’excellent vaudevilliste, et son inséparable Sylvane « les deux abrutis », je n’en sais plus rien. Toujours est-il que le surnom leur en demeura : « Papa, voilà tes abrutis. » Sylvane était remarquablement silencieux. Bisson bégayait. Ce devait être un optimiste, car il se lançait chaque fois dans la conversation, comme s’il était délivré de ce tic ennuyeux. À la première labiale — et ce n’est pas ce qui manque, en français ! — il devait reconnaître qu’il n’en était rien. Aussitôt il tombait dans la mélancolie et, de celle-ci, dans le mutisme. Lui et son compagnon restaient ainsi, de chaque côté de la cheminée, deux, trois heures de suite dans le cabinet paternel. Ils sont demeurés pour moi des meubles de famille et je suis toujours stupéfié que Bisson ait produit des pièces comiques. Tout, dans sa personne et son allure, présageait la déveine et le four. C’est un des très rares cas où j’ai vu l’apparence aussi mensongère que dans le conseil du fabuliste.

Paul Mariéton aussi bégayait, mais avec quel art ! Je rappelle qu’après Heredia il méritait le se…se…second prix. Alors dans l’éclat de sa jeunesse et de son enthousiasme, ce lyonnais épris de félibrige, saisi par la mort bien avant l’âge, était un des êtres les plus brillants, les plus spontanés, les plus imprévus, les plus pleins de choses que j’aie rencontrés. Il n’ignorait rien de la poésie provençale, des troubadours, des lyriques chevaleresques et platoniques de tous les pays et de tous les temps. Il était un obsédé de l’âme féminine, du charme féminin, de ce qui se dégage souvent d’exquis et de rêveur du regard d’une rouée comme de celui d’une nice. Le terme de « spiritualiste » a été horriblement galvaudé, appliqué à des dindons blêmes, en prose ou en vers, qui croient qu’une certaine chasteté verbale remplace le talent, et suppriment les corps par convenance mondaine ou en vue d’une récompense académique. Mais le spiritualisme de notre cher Pauloun était bien foncier, bien sincère. Il imaginait la vertu là où elle n’a guère l’habitude de se nicher ; il créait de toutes pièces des vierges inaccessibles ; il apportait avec lui la neige et le sommet ; il se forgeait des missions morales illusoires. Or chacune de ses aventureuses Dulcinées devenait pour lui un prétexte à poèmes charmants, à déclarations émouvantes, à une mélancolie cadencée. Il avait fait de la non-possession une sorte de règle de l’amour et il développait ce thème inactuel devant les auditoires les moins aptes à le comprendre, jusque dans les brasseries du Quartier latin et dans les cabarets de Montmartre. D’où étonnement, puis joie, puis bâillement des jeunes tigresses auxquelles il servait, parmi cent madrigaux, cette pâle nourriture, ce blanc-manger.

Il avait une façon bien à lui de remiser les imbéciles et les raseurs, les gens à aparté et à embrasures de portes ou de fenêtres, qui font les importants dans les salons.

— E…excu…cusez-moi, cher ami. Ma ca…calvitie prend un rhume.

En effet, chauve de bonne heure, il promenait avec un effroi simulé sa main dodue sur son crâne luisant. Ou encore il désignait le fâcheux d’un doigt sévère et lui récitait cet exemple de grammaire allemande : « Le bœuf, der Ochs ; la vache, die Kuhe ; ferme la porte, die Thûre zu. » Parfois il s’écartait d’un pas et s’écriait, montrant son interlocuteur ahuri : « Regardez-le… en train de se transformer en p…pomme de terre à la bé…béchamel… », puis, feignant tout aussitôt de s’étonner de son propre bégaiement : « Qu’est-ce qui… qui… fait ça ? C’est moi ? » Quand ses victimes se piquaient ou se fâchaient, la scène devenait d’un comique inénarrable. Pauloun pivotait deux ou trois fois sur ses talons et déclarait, avec l’accent lyonnais des mères qui mouchent leurs gosses : « Oh ! le petit belin, le voilà qui va se mécontentasser ! » Le dictionnaire d’argot de Lyon par Clair Tisseur, les farces du célèbre Gnafron n’avaient pas de secret pour lui. Peu lui importait que sa victime fût anglaise, allemande, norvégienne ou américaine, un personnage considérable, un académicien, un duc, eût ou non la moindre notion des blagues ou coq-à-l’âne qu’il lui décochait… Au contraire, le vrai mérite, le talent modeste étaient vantés et célébrés infatigablement par lui, même s’il s’agissait d’auteurs fort éloignés de son esthétique. Il possédait en musique, en peinture, en bibelots, en poésie, ce don merveilleux du goût, qui complétait chez lui une science très sûre, une vaste érudition.

Au temps dont je parle, Mariéton publiait une Revue félibréenne, dont la collection sera un jour précieuse et est déjà rare. Seulement, comme il était fort répandu et s’éparpillait en de multiples besognes, l’apparition de ce périodique était variable. Les abonnés demeuraient quelquefois trois mois sans recevoir leur numéro mensuel. Quand ils se plaignaient, Mr  le Directeur leur répondait : « Vous n’avez qu’à re.....relire trois fois ce nu…numéro-ci. » Il concluait avec hauteur : « La Revue fé...libréenne n’est pas celle de…de des Deux Mondes… Je ne m’appelle pas Bu…Buloz. »

À chaque instant, par jeu sublime, il citait un éclair de Dante, une strophe de Pétrarque, un vers de Virgile, de Pétrone, de Shakespeare, de Racine, sans aucune affectation, comme un simple prolongement de la causerie. Il faisait aussi le geste de l’attraper au vol, ainsi qu’un papillon, et de l’offrir à sa voisine. La Renaissance était son époque de prédilection et il avait l’air d’être un exilé de ce siècle fastueux, héroïque et railleur. Son attachement à Mistral et au mistralisme était comparable à une fièvre lucide qui ne le quittait pas ; le régionalisme, la décentralisation avaient en lui un ardent champion. Mais vers 1889, les Parisiens, quand on leur parlait de ces choses, ouvraient de grands yeux et accordaient tout de suite tout ce que l’on voulait, afin d’éviter là-dessus les explications. J’ai dit que c’était l’ère de l’aveuglement politique.

Plusieurs des habitués du dimanche matin se retrouvaient chez Alphonse Daudet le jeudi soir, soit à Paris, soit à Champrosay.

À Paris, nous avons habité successivement 24, rue Pavée au Marais, 18, place des Vosges, 3, avenue de l’Observatoire, et 41, rue de l’Université, où mon père est mort le 16 décembre 1897.

À Champrosay, — station de Ris-Orangis, — nous avons habité d’abord à l’extrémité du village, du côté de Corbeil, le pavillon avec atelier d’Eugène Delacroix, puis la grande maison blanche qui se dresse encore aujourd’hui en haut de la côte, finalement une vaste villa contiguë à l’église et descendant, par des étages de pelouses et de prairies, jusqu’à la Seine. Il est bien peu d’écrivains ou d’artistes ou de journalistes, ayant atteint ou dépassé la quarantaine, qui ne soient venus au moins une fois à Champrosay. Aussi me garderai-je de tenter une énumération complète. Il me suffit de fermer les yeux pour voir, sur l’écran du souvenir, passer quelques visages familiers, qui ne m’étaient pas tous également chers.

En première ligne, le vieux et bon Nadar, — presque inconnu sous son véritable nom de Tournachon, — notre voisin de l’Ermitage, en pleine forêt de Sénart. Qui nous aurait dit que ce bois paisible, où l’on allait goûter en famille et déjeuner sur l’herbe, redeviendrait un repaire de bandits comme au temps du Courrier de Lyon ! L’Ermitage lui-même consistait en un semblant de ruine recouverte par un cabaret et un peu plus loin, par le vaste chalet de Nadar, de sa femme et de sa smalah, invités, bohèmes, serviteurs et parasites des deux sexes, ânes, chevaux, oiseaux, chiens et chats. Imberbe et moustachu, habituellement vêtu d’une vareuse rouge, roux de cheveux, puis roux mêlé de blanc, puis entièrement blanc, haut et solide, puis voûté légèrement, d’une gaieté perpétuelle, babillarde et communicative, le chroniqueur-ascensionniste-photographe était un de ces robustes témoins de trois générations qui deviennent de plus en plus rares. Il avait beaucoup usé et abusé de la vie, rendu sa noble compagne bien malheureuse, et il en avait un satané remords, et il ne perdait pas une occasion de se frapper la poitrine à ce sujet, sans cesser pour cela de suivre une fantaisie qui avait été débridée, et qui demeurait vagabonde.

Lui aussi, tel Bergerat, avec plus de bonhomie et de verve, déformait les noms à plaisir. Mon père était son vieux Dauduche. J’étais le petit Dauduchon. Il disait affectueusement « mon Goncourt, mon Flaubert, mon Baudelaire », et pour exprimer son admiration vis-à-vis d’un homme du passé, de son passé : « Ah ! c’était quelque chose de gentil et de bien ! » Les histoires qu’il racontait étaient toujours courtes et significatives. Il ne rabâchait pas. Quand il m’emmenait en forêt à la recherche des champignons, notamment des cèpes ou bolets, il était intarissable sur ses camarades de jadis, hommes et femmes, et nettoyant ses trouvailles d’un raclement rapide de son couteau de poche, il soupirait : « Quelle merveille, ce pauvre Flourens !… Si tu avais connu cette crème de Gautier… Tiens, vois-tu, Dauduchon, celui-là est vénéneux en diable. Il ne faudrait le faire manger ni à un chien, ni même à un conservateur. »

Car, étant de tempérament combatif, il avait horreur des conservateurs de l’Assemblée Nationale, dont il multipliait cependant les binettes à favoris et à crânes lisses, à perruques, ou à chevelures bien peignées, dans ses célèbres ateliers. Il possédait des passions politiques très vives et il affichait un anticléricalisme démodé, au sujet duquel on le plaisantait ferme. Son type de prédilection était Clemenceau. Vers la fin de sa vie, alors qu’il vivait en ermite dans le quartier des Champs-Élysées auprès de sa femme impotente, soignée par lui avec un admirable dévouement, il m’adressait de petits billets : « On me dit que tu es devenu méchant. Moi je ne lis pas tes articles, parce que tu dis du mal de Clemenceau, qui est bon. » Il eût été bien vain d’essayer de lui expliquer que le Clemenceau de la politique n’était pas du tout le même que son charitable et sarcastique visiteur. Puis comment lui faire grief de sa fidélité à ses convictions et à ses amitiés ?

Très respectueux de la jeunesse, Nadar ne commença à me parler des « petites dames », comme il disait, que lorsque je fus un carabin. Pendant nos courses à travers les taillis des Uzelles ou devant le vermouth gommé de l’Ermitage, il m’expliquait : 1° que c’était la chose la plus importante de l’existence, que le reste était fumée ; 2° qu’un homme marié, comme lui, à une femme angélique et dévouée, est le dernier des misérables de la tromper avec des coquines : « Ton papa t’expliquera ça encore mieux que moi, mon Dauduchon. Rappelle-toi, quand tu auras mon âge, qu’il ne faut pas imiter le bonhomme Nadar. » Cinq minutes après, il tirait de sa poche un paquet de lettres, les dépliait avec des mains tremblantes : « Voilà ce qu’elle m’écrit… des pages et des pages… Elle n’a que 25 ans… Hein, quel vieux fou !… »

— Mais non tu n’es pas fou, — il voulait à tout prix être tutoyé par moi, malgré la différence d’âge, — seulement tu n’as pas l’esprit scientifique. » Je confondais alors l’esprit scientifique et la sagesse, et il me semblait que la lecture de Claude Bernard mettait à l’abri de toutes les sottises. Lui riait de bon cœur : « J’ai connu un tel, — ici un nom de savant connu — quelle merveille !… Si tu crois qu’il ne faisait pas ses fredaines. Les médecins, les sculpteurs, les photographes et les doucheurs, il n’y a pas plus débauché. N’empêche que tu as raison, et qu’avec les cheveux blancs, il faut se ranger, sous peine de n’être plus qu’un dégoûtant. »

Il y a beaucoup de Nadar dans le Caoudal de Sapho.

Une dizaine d’années avant sa fin, l’excellent homme s’imagina qu’il précéderait sa femme au tombeau, et que celle-ci serait abandonnée. Cette crainte le dévorait. D’où une série d’instructions touchantes, couchées par écrit sur une grande feuille de papier, dont il me donnait solennellement lecture. Il m’apparut qu’il se grossissait les difficultés de la vie, lesquelles ne s’arrangent pas toujours, en dépit de Capus, mais se tassent assez souvent. La faulx du Temps émousse les pointes des querelles et les dépassants aigus des caractères. Le dernier souvenir que j’aie reçu de mon vieil ami, ce fut, en janvier 1907, une photographie de son « Panthéon Nadar », où défile, en plusieurs anneaux, le long serpent de ses modèles, illustres ou notoires, grosses têtes sur des petits corps, en marche vers l’immortalité. Il n’est rien de plus mélancolique. Quand je la regarde, j’entends la voix brûlée et ardente du chercheur de champignons, je distingue sa figure large et pâle, aux rides profondes, les plis de son cou sur sa chemise molle, ses doigts frémissants et tachetés de roux, qui tripotent des billets amoureux.

Les repas du jeudi soir à Champrosay avaient une liberté, une cordialité plus ouverte et plus expansive que ceux de Paris. D’abord on ne connaissait jamais à l’avance le nombre des convives. Quelquefois ma mère, attendant une demi-douzaine d’hôtes, en voyait arriver une vingtaine. Ensuite des voisins comme Drumont, qui habitait Soisy, Larroumet qui habitait Villecresnes, Coppée, qui villégiaturait à Mandres, ou Frédéric Masson, logé chez M. Cottin, son beau-père, dans la maison proche de la nôtre, venaient grossir la foule des dîneurs. C’était fort amusant. Le maître de maison, laissant là sa page en train, surmontant ses douleurs coutumières, sa petite pipe à la main, une couverture sur les genoux par les soirs frais d’automne, accueillait chacun d’un mot affectueux, entrait dans les préoccupations de celui-ci, de celui-là, détournait les sujets dangereux. Coppée l’aidait de son mieux, debout et roulant une cigarette auprès de sa sœur. Mlle  Annette, qui avait ses yeux malicieux et un peu de sa voix mordante, tempérée par une bonté infinie. Jamais poète ne fut plus sincèrement et profondément citadin, plus indifférent aux choses de la campagne, aux horizons de prairies, de bois ou d’eau ; et l’on devinait, à travers ses roses de Mandres, sa nostalgie du Luxembourg et du café de Fleurus. Il jurait que jusqu’à l’âge de dix-huit ans, il avait cru que les pommes de terre poussaient par petits segments durs et dorés, par « frites », et qu’il ne savait pas reconnaître une jeune asperge d’un plant de haricots. Il taquinait Drumont sur son amour de la nature, qu’il prétendait puisé dans les livres, alors qu’au contraire l’illustre polémiste a toujours adoré pour de bon les champs et la solitude.

— Voyons, Drrrumont, ne me racontez pas que vous connaissez les choses de la terre. Les Parisiens de notre temps arrivaient à leur majorité sans avoir vu d’herbe ailleurs que sur les talus des fortifs… Allons, oui, avouez-le, Drrrumont.

L’auteur de Mon vieux Paris riait de bon cœur, tapotant ses bottes brillantes du bout de sa cravache. Car alors il montait quotidiennement à cheval et venait chez nous, à travers Sénart, par le chemin des écoliers, ainsi qu’il l’a raconté poétiquement dans sa Dernière bataille. Il m’est arrivé, par la nuit tombante de le devancer sur la route de son retour à Soisy et de simuler contre lui une attaque nocturne au cri de « Vivent les juifs ». Mais chacun sait qu’il ne se déconcerte pas aisément et que la peur et lui ne sont pas nés le même jour.

Gustave Larroumet a aujourd’hui son médaillon encastré dans la paroi de la Comédie-Française, et cet honneur intriguera les générations à venir. Elles se demanderont qui était cet illustre citoyen et ce qu’il a fait pour la Maison de Molière. Il a été directeur des Beaux-Arts et critique médiocre, bon républicain, je veux dire solidement attaché au budget, et sans venin. Il possédait un fort accent des bords de la Garonne, riait en montrant toutes ses dents et ses gencives et assujettissait son lorgnon. Je ne me rappelle pas sans remords que j’ai été involontairement cause de la maladie qui l’emporta. Nous dînions gaiement dans la grande salle chez Foyot, par un soir de septembre, Paul Mariéton, deux actrices connues et moi-même, quand arriva notre Larroumet, aussitôt assis, empressé, galant et enfilant des « anédotes » en même temps que les coupes de Champagne. Ensuite il voulut à toutes forces nous rendre la politesse au bois de Boulogne, où il avala un verre de whisky pur, prétendant devant notre effroi « qu’il avait bien l’habitude ». Il l’avait si peu, le pauvre, qu’il prenait, au retour, sous la lune fraîche, l’obélisque pour un factionnaire, et la Chambre des Députés pour sa guérite. Arrivé chez lui quai Conti, il ne voulait plus sonner à sa porte, mais prétendait finir ses jours en notre compagnie, ce qui nous aurait bien gênés tous. Ce fut un soupir de soulagement quand il eut refermé l’huis, derrière lequel on entendit les tâtonnements de son pas incertain. Mais quelques jours après, on apprit qu’il s’était alité avec une mauvaise laryngite. À quoi tient la destinée ! Si Larroumet était resté chez lui ce soir-là, il continuerait peut-être à rédiger le feuilleton dramatique du Temps ce qui ne ferait pas l’affaire de son distingué successeur Adolphe Brisson… « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… » a dit Pascal.

Quant à Masson, il commençait seulement à publier ses premiers ouvrages napoléoniens. C’était la grande vogue de Madame Sans-Gêne, des Mémoires de Marbot, et il n’était pas encore question de l’Académie pour le gendre de M. Cottin, notre aimable voisin, ancien sous-secrétaire d’État du second Empire. Ex-secrétaire lui-même du gros, jovial et perfide Plonplon, ce démocrate anticlérical ami de Sainte-Beuve, l’ennemi sournois mais acharné des Tuileries, conseiller écouté du lamentable Victor Napoléon, héritier des nuées paternelles, intime de la princesse Mathilde, de Popelin et de tous les débris officiels de l’aventure qui se termina à Sedan, Frédéric Masson ne manquait déjà ni d’une certaine hargne savoureuse, ni d’énervement. C’était un bœuf de travail, aux joues roses, moustachu, aux cheveux à peine grisonnants, qui se promenait à grands pas, les mains dans ses poches, reniflant, pestant et contant des histoires presque toujours atroces ou scandaleuses. Car il a l’imagination tragique. On percevait des bribes violentes : « Imaginez que cet affreux Freycinet… Je lui dis : madame ! vous êtes une drôlesse… le général était mort de colère, après avoir trahi non seulement la France, mais Sa Majesté l’Empereur et Roi. » Car Masson désigne toujours sa victime en trente tomes, feu Bonaparte, par ces mots « Sa Majesté l’Empereur et Roi », de même qu’il appelle volontiers les royalistes « les royaux ». En ce temps-là on débrouillait mal son caractère ; on s’accordait à le trouver quinteux, mais original, et la besogne énorme à laquelle il s’était attelé n’avait pas encore pris ce caractère de graphomanie calomnieuse et surtout misogyne, qui a absorbé chez lui le scrupule historique. L’infortuné a vidé dans la biographie impériale, comme dans un déversoir indéfiniment extensible, ses rancunes, ses blessures, ses querelles, ses noirs soupçons, sa bile, sa salive, tous les acres jus, toutes les ptomaïnes de sa personne irritable et surchauffée. Son œuvre est liée à sa digestion, et aux mouvements de ses humeurs. Il s’est servi du conquérant corse comme d’une massue pour assommer, sous des allusions rétrospectives, tous ses ennemis personnels et les transformations de l’éternelle Circé.

Cousin par alliance des Goncourt, Masson appelait Edmond de Goncourt « Monsieur Edmond ». Quand il sortait des considérations historiques et de sa napoléonomanie, c’était soit pour évoquer le masque, proconsulaire mais empâté, de son cher Plonplon, soit pour exposer des recettes culinaires, dont il a toujours été abondamment pourvu. On l’a défini assez justement : un anthropophage qui sait manger. Les membres de sa famille se repassent à leur lit de mort, avec leurs suprêmes recommandations, la recette d’un certain vinaigre, qui est paraît-il, une pure merveille.

Pour connaître à fond ce curieux personnage, il faut l’avoir vu chez lui, rue de la Baume, faisant les honneurs de son musée. Depuis trente ans, il collectionne tous les bibelots concernant le premier Empire et Lui, le petit caporal, le Tondu, sous les costumes les plus divers, depuis la redingote grise jusqu’au complet de toile de Sainte-Hélène. Depuis trente ans, avec un soin maniaque et qui lui a fait au front une demi-douzaine d’ornières parallèles, Frédéric Masson range, étiquette, époussette, déplace, recolle cinq ou six milliers de petites effigies du Premier Consul et de l’Empereur, en forme de tabatières, éventails, encriers, pinces à sucre, porte-plume, lorgnettes de théâtre et chenets de cheminée. Malheur au domestique imprudent qui laisse choir un petit chapeau de bronze ou écorne un petit pan de la petite redingote historique ! Il disparaît aussitôt dans un tourbillon d’imprécations. Chaque fois qu’il reçoit un visiteur, autochtone saisi de respect ou étranger avide de connaissances, Masson l’empoigne solidement par le bras, au sortir de table, tout chaud encore du fameux vinaigre, et le traîne dans la vaste galerie où est disposée, sur des étagères ad hoc, et sous vitrines, la collection. Il ne fait pas grâce d’une seule pièce au malheureux tombé entre ses pattes. À quelques numéros plus rares est jointe une anecdote stéréotypée, que le maître de maison répète sans y changer un seul mot, tel le cicérone dans le musée. J’ai vu des vieillards, cependant bien intentionnés, demander grâce sur leurs jambes flageolantes. Des dames ont failli s’évanouir. Sans tenir compte de leur lassitude, l’implacable napoléonomane poursuivait ses démonstrations.

Au plein air, il est moins redoutable. Je n’ai jamais été à Asnières-sur-Oise, où Masson remplissait avec ponctualité les fonctions de maire napoléonien ; il y convoquait régulièrement Coppée, qui se montrait enchanté du vinaigre ; en revanche j’ai vu le monstre en liberté au restaurant du Vieux Garçon, à Morsang-sur-Seine, où la matelote n’était pas négligeable, où le gigot aux haricots était conçu et exécuté suivant les règles. Il n’y avait pas encore d’automobiles. On se rendait là en plusieurs voitures et souvent Drumont nous rejoignait à cheval. Les compagnons de Masson subissaient bien entendu Marmont, Marbot, Ney, Moreau, Pichegru, Malet, puis Persigny, Le Flô, Trochu, Morny et le reste ; mais la vue des coteaux de la Seine, délicieux surtout en automne, distrayait de ces impérialeries et l’on savait qu’au Vieux Garçon on ne servirait pas la soupe à l’aigle. Mon père possédait au plus haut point l’art de couper, « le cutting art », et de rendre à l’humain une conversation trop historique ; Edmond de Goncourt, « Monsieur Edmond », tirait la causerie sur la littérature. De sorte que les choses s’arrangeaient. Enfin Masson n’était pas encore de l’Académie et ses manies n’étaient pas immortelles, ne calaient pas les pieds de son fauteuil. Je tremble en songeant à l’importance qu’elles doivent avoir prise maintenant, aux malheureux qui les subissent sans piper, en croyant que c’est ça la vie.

Au fond, en dépit de Sardou, de Masson, des mémoires, un grand voile d’ennui flotte sur le premier comme sur le second Empire. La Révolution est intéressante. On ne se lasse pas de l’étudier. Napoléon premier, malgré toute sa gloire et ses malheurs, est poussiéreux, et Napoléon III, par son effroyable sottise, est irritant. Le flot de sang du premier charrie un flot de gaffes devenues évidentes, d’héroïsme inutile. C’est un gâchis rouge et or. Le second, c’est l’incapacité qui se croit philosophique, c’est la défaite en cinq leçons et le morcellement du territoire par axiomes et principes. La politique de la Convention avait une figure tragique et tendue, mais une figure. La politique impériale est néant, tantôt frénésie vaine, tantôt méconnaissance des hommes et de la physique des constitutions. La démonstration de cette vérité est faite, pour le premier Empire, par Masson, pour le second par Émile Ollivier. Ces deux types, le quinteux et le « moitrinaire », ont entre eux d’étranges ressemblances. Le premier modèle les chevauchées à travers l’Europe et les intrigues de la Malmaison ou des Tuileries sur le flux et le reflux de son pancréas. Le second confronte nos défaites à la forme de son nez ou à la coupe de ses cheveux. Il semble que Waterloo ait eu lieu pour fournir de la copie à Frédéric et Sedan pour en fournir à Émile. Nos désastres ont abouti à ces incontinents.

Dieu merci, à l’heure où j’écris, nous en avons fini avec la napoléonomanie. Il n’y a rien de plus morne et de plus laid, rien de plus incapable de relever les courages ou de susciter les dévouements. C’est affaire d’acteurs et de scribes échauffés.

La musique avait ses soirs à Champrosay. Léon Pillant, auteur d’Instruments et musiciens, imagination poétique, rêveuse et charmante, puis Maurice Rollinat, puis Holmès y firent — comme disait ce pauvre Armand Gouzien — « vibrer le bois sonore ».

Maurice Rollinat était un mélange de rustique et de baudelairien. De beaux yeux ardents, de longs cheveux, une saine curiosité des choses de la campagne, une malsaine curiosité du morbide, qui finit, hélas ! par l’emporter, une gesticulation frénétique, une éloquence souvent admirable, un feu qui brûle son porteur, une mémoire de jeune dieu… ainsi apparaissait-il à ses contemporains, l’auteur des Névroses et de ces poèmes de la Creuse, où revient par endroits l’accent de La Fontaine. Il était impossible de ne pas l’aimer. Au piano il devenait irrésistible, rejetant sa crinière en arrière, reniflant avec force, puis lançant d’une voix déchirante ses appels aux morts champêtres et montmartrois, à la buveuse d’absinthe, au convoi dans le brouillard, à la « tarentule du chaos », à « l’idiot vagabond qui charme les vipères », puis s’apaisant aux langueurs de la malabaraise… « on dirait un serpent qui danse, au bout d’un bâton ». Il était tout rythme et fièvre de sons mêlés aux mots. Et quel conteur ! « Seul, je suis, seul dans ma petite maison. Aucun bruit dehors, sauf qu’il pleut. De mes trois chiens assis sur leurs derrières, pardon, mesdames, le premier, le plus près de la porte, a fait brrrrrrrrrr ; le second, devant la cheminée, a fait mrrrrrrr ; le troisième, entre mes jambes, a fait grrrrrr… La lampe baisse… Il y a certainement un fantôme derrière l’huis. Mais entrera-t-il ? Tout est là. » Rollinat accentuait le… t-il, jusqu’à vous donner la chair de poule. Il disait d’une pensée de Pascal… « Je la fourre dans ma valise et je m’en vais… le voyageur ! » arpentant déjà le salon comme une route aux environs de Fresselines. Il excellait à capter les bruits mystérieux du vent sur la plaine ou sous la porte, le chant du hibou ou du grillon. Il reproduisait, d’un zig zag du doigt, la détente soudaine de la vipère. Il confessait, en termes inoubliables, le contemplatif qu’il était huit mois de l’année. Au milieu de ses fantaisies et démoneries, il était demeuré un être simple et bon, d’une cordialité juvénile, possédant le sens de la gaieté et même de la farce.

Il n’était pas sans analogie de caractère et même de singularité avec Pierre Loti, le plus séduisant et aussi le plus agaçant des humains, naïf et compliqué, tout en contradictions et en contrastes. Il est petit, ce qui le désole, sauvé de la laideur par deux yeux d’une eau magnifique, où passent des paysages, des rêves, des soupçons et des reproches. C’est le physique d’un grand absorbant, dont le frisson va jusqu’au génie, toujours en partance soit pour la Chine, soit pour l’Océanie, soit pour le songe intérieur, mais rempli d’enfantillages, d’inventions bébêtes et d’une susceptibilité de fourmi rouge. Les années paires, vous êtes aux yeux de Loti un brave et cher garçon, un camarade de tout repos. Les années impaires, et sans le vouloir, vous lui avez fait de la peine, et il boude, et il vous considère comme un méchant, un vilain, avec qui on ne jouera plus. Son ignorance réelle des caractères et des tempéraments est égale à son ignorance, à moitié feinte, des ouvrages d’autrui et des circonstances. Généralement les hommes de son importance et de son rang intellectuel sont gainés dans l’existence, y ont leur place, leurs aises, leurs contacts. Lui ne tient pas dans sa gloire. Elle est tantôt trop grande, tantôt trop étroite pour ses dimensions et il y apparaît comme gêné. Il s’attache à des minuties, à des vétilles, il rumine des propos insignifiants, où il voit des manquements graves. Il est fidèle au souvenir de la façon la plus touchante, puis il vous prend en grippe tout à coup, pour un éternuement ou un sourire. Sa timidité frotte contre son orgueil jusqu’à produire des étincelles. Il aime le mystère rocambolesque, prend des noms supposés pour aller acheter un petit pain ou essayer un chapeau ; il a le sens du comique, de l’ironie, éclate de rire, se tait soudain, tombe dans une mélancolie profonde, s’embarque, disparaît, plonge, reparaît et se plaint de votre silence. La foule de ses personnages intérieurs est considérable. Je note un poète admirable non seulement du langage, mais de l’émanation du langage, de l’indicible, de l’aura, un nomade, moitié chevalier errant, moitié marin, et aussi, hélas ! une concierge, accueillant sur son locataire tous les racontars de la fruitière. Sa crédulité est aussi vaste que ses périples. Il prend Jean Aicard pour un écrivain, les Turcs pour des anges de douceur et de mansuétude ; et il expose son erreur d’une petite voix blanche, pressée, sans timbre, une voix de somnambule. Ce qui dort en lui est encore bien plus considérable et remarquable, à mon avis, que ce qui paraît éveillé, et je ne suis pas loin de le considérer comme la victime de quelque méchant magicien. Mais quel est le mot, quelle est l’épreuve qui le délivrera de son déguisement ?

J’ajoute que mes restrictions n’ont jamais été partagées autour de moi. Mon père chérissait Loti et quiconque plaisantait Loti se faisait aussitôt rembarrer cruellement. Chaque retour de Loti lui était une joie, chaque départ une tristesse. Il le traitait en frère cadet, auquel il communiquait son expérience. La lettre par laquelle Loti se présentait à l’Académie a été écrite sur un coin de la table d’Alphonse Daudet, qui n’en voulait pas pour lui-même, mais n’en dégoûtait pas les autres. À l’abri de cette affection, Loti était d’un parfait naturel et quelquefois d’un enjouement délicieux. C’est un de ces hypersensitifs, chez qui le moindre trait fait fêlure et cassure, un verre rarissime que brise, à cent mètres de distance, une fausse note sur un violon.

Ceci me rappelle qu’il est musicien et capable de restituer un paysage avec un air, comme il le fait avec une odeur. La sensation est aussi vive et tenace chez lui que chez d’autres l’image ou l’idée. Mais la grande corde douloureuse tendue sous tous ses livres, du nostalgique Mon Frère Yves à la sublime entre-lueur de Fantôme d’Orient, la dominante lyrique, c’est le thème de la disparition, de l’oubli, de la mort. Il n’en a jamais pris, il n’en prendra jamais son parti. Il est né écorché par le glissement des heures. Son sablier chante désespérément. Les humains peuvent se ranger, hommes et femmes, en deux catégories : ceux qui ont accepté en une fois de rencontrer le bonhomme le Temps, sa faulx sur l’épaule, dans le chemin creux, et ceux qui ne l’ont pas accepté. Pierre Loti appartient au dernier groupe. Il meurt, à chaque journée, du chagrin de vieillir.

Augusta Holmès, qui avait dû être si belle, venait à Champrosay, accompagnée de son vieux et fidèle ami Glaser, qui l’admirait respectueusement et l’appelait « la Déesse ». Elle chantait avec emportement, d’une voix profonde et déchirante, ses pathétiques compositions légendaires ou irlandaises. Elle chantait toutes baies ouvertes en été, sans souci d’érailler son « diamant » ; et son style bien à elle, captivant, dominateur, donnait l’impression de la Sirène. Eheu fuge sirenarum cantus, fuge littus avarum. Ses expériences, ses désillusions, les amertumes et les ardeurs de son existence, passaient par son contralto dramatique, mêlées aux plaintes lointaines des noyés, aux sifflements de la tempête. Le démon de Bayreuth l’avait marquée de son empreinte, mais en lui laissant son originalité d’océanide, de fille véhémente de l’air et de l’eau. Quand elle se taisait, les ondes sonores mettaient quelques minutes à s’apaiser. Elle se retournait, souriant de ses traits réguliers, empâtés, implacables, et laissait sur le piano une main, belle encore, où brillait une pierre glauque. Alors on entendait un bruit bizarre, qui tenait du gloussement et du hennissement. Le papa Glaser manifestait ainsi son enthousiasme.

Voici, entre cent, un dîner de Champrosay, demeuré intact dans mon souvenir. Autour de la table : Émile Zola, en pleine phase d’amaigrissement, et qui venait de découvrir à la fois la jeunesse, la grande passion morale et physique — il ne disait plus : je suis un chafte, — et la musique dans la personne de son sosie Alfred Bruneau ; Georges Rodenbach, visage très fin, pâle et mélancolique sous une broussaille de cheveux blonds, parole ardente, imagée, un peu nasillarde par moments ; le peintre américain Whistler, tête de diable sympathique, petite mèche blanche jetée comme une plume de cygne au milieu de cheveux demeurés noirs, voix de fausset à éclats soudains, du plus comique effet ; son beau-frère Whibley, critique aigu, anglais placide et railleur assez semblable à un quartier de fromage de chester, mais quel chester !… Edmond de Goncourt, agacé par la présence de Zola, qui lui rebroussait toutes ses houppes nerveuses ; Mme  Dardoize, familière de la maison, personne lettrée, originale, spirituelle, d’un commerce très agréable, que ces messieurs taquinaient volontiers pour sa distraction légendaire ; Marcel Schwob, juif érudit, laid, gras, attirant, d’une culture encyclopédique, alors mon camarade et que le naturalisme et Zola — c’était avant l’affaire Dreyfus — irritaient et dégoûtaient vivement ; mes parents, mon frère Lucien Daudet, et moi-même.

Zola, désireux d’épater Whistler, qu’il rencontrait pour la première fois, commença d’exposer ses idées orchestrales et symphoniques, assez comparables aux fameuses pensées d’un emballeur. À l’entendre, Bruneau, saisissant la musique d’une main vigoureuse, allait l’arracher à la hideuse convention, « au ronron de Mozart et des autres », et faire d’elle « la grande traductrice de la vie en général, de l’amour et de la haine fondus dans le tumulte univerfel. » En vain Rodenbach, soutenu par Schwob et par moi, faisait-il observer au philosophe sommaire de Médan que la reproduction servile de la nature sonore serait quelque chose d’assez maussade et inférieur. Zola se montait, s’exaltait et finissait, presque par se fâcher. Nous autres, « la veuneffe », habitués fanatiques des concerts Lamoureux et wagnériens éperdus, pouffions de rire dans nos serviettes à l’idée que Bruneau, à la silhouette famélique, allait dégoter le Crépuscule des Dieux avec l’Attaque du moulin, et Tristan et Yseult avec le Rêve. Whistler criait de sa voix aiguë, en montrant Zola hérissé : « Oui, oui, quand il monte en chemin de fer, il veut que ce Brouneau décrive son bagage avec un violon. Oui, c’est cela ». Goncourt haussait les épaules. Après le dîner, Zola marmonnait entre ses dents, tout en s’ébouillantant avec sa tasse de thé qu’il lui fallait très fort et très chaud : « Ces Américains sont extraordinaires, mon ami… Celui-ci a quelque chose de fatanique… » De son côté, Whibley me déclarait confidentiellement : « Mossié Zola, pour dire toutes ces belles choses, devrait avoir le nez peint en noar, comme un mineur… Il nous a fait la classe du soar. » Rien de plus exact. Rodenbach exprimait la même pensée en ajoutant : « Il nous prend pour des gens en blouse. »

Ce soir-là, dans le train de retour, l’auteur de Germinal était tellement nerveux qu’il s’amusa à dévisser, en riant très fort, toutes les plaques du compartiment. Cette gaminerie signifiait sans doute qu’il nous considérait tous, nous les contempteurs de Bruneau, comme de pauvres gosses, et qu’il nous offrait des distractions à notre taille. En même temps, il jouait les « veunes ». Quel singulier et matois Italien, sous ses dehors de bon garçon !

Vers cette époque, une dizaine d’années avant l’affaire Dreyfus, le naturalisme se décollait ferme. Dans les premières pages de Là-Bas, Huysmans qui, de longue date, en avait assez de Médan et de ses soirées, rompit carrément les amarres avec le « ponton » et « son vocabulaire », cependant qu’Henri Céard, la tête la plus solide du groupe, tirait de son côté, et écrivait pour le théâtre et le roman, dans une formule indépendante, fort éloignée de celle du prétendu maître. Dans le même temps, paraissait au Figaro un manifeste antizoliste, connu dans l’histoire anecdotique littéraire sous le nom de « manifeste des cinq », et signé de cinq écrivains de la génération montante, qui se séparaient violemment de l’auteur des Rougon-Macquart, et dénonçaient la trivialité de son esthétique. À la suite de quoi, un illettré aux pieds de plomb, du nom d’Henri Bauer, — colosse qui avait l’air d’un portrait de Dumas père, dessiné par un sergent de ville, — et qui pontifiait à l’Écho de Paris, écrivit un article des plus comiques, pataud et courroucé, où il interpellait successivement mon père, Maupassant — « est-ce toi, Guy ? » — et quelques autres leur demandant lequel avait monté la tête aux cinq et provoqué ce mouvement de révolte. Il finissait, dans une phrase où il était question « d’écran japonais », par désigner clairement Edmond de Goncourt, lequel n’aimait pas plus Zola que Zola ne l’aimait, mais était d’une admirable droiture, et incapable, certes, d’une manœuvre oblique. Quant à Maupassant, en proie à la plus tragique des luttes intérieures avec son tréponème et les prodromes de la paralysie générale, il se tenait déjà à l’écart de ces débats littéraires, et promenait sa neurasthénie sur l’eau, en compagnie de dames dangereuses.

Le touche-à-tout Robert de Bonnières mêla à cette querelle ses jappements de roquet à paletot. Son intimité avec Francis Magnard, puis avec Brunetière, lui donnait une certaine importance, lui ouvrait le Figaro et la Revue des Deux Mondes. C’était un grand garçon blond et voûté, aux mains de poitrinaire, cultivé, mais affligé d’une vive rétention littéraire. Il aboutissait, tous les cinq ans, avec une grande peine et d’acres sueurs, à une plaquette en vers ou en prose. J’ai conservé le titre d’une d’elles, illisible : Le Petit Margemont. À travers cette débilité dans la création, il avait des prétentions au purisme et à la critique. Il vous prenait à part, et vous expliquait longuement, en clignant des paupières comme ceux que leur rein tracasse, ses projets pour l’année suivante, l’indignité de tel ou tel. On le supportait à cause de sa femme, qui était jolie, dans le type ophélien, à la façon d’une longue fleur coupée, parfumait de sa grâce ce raseur, et le suivit de près dans la tombe.

Contre Bonnières, aux côtés de Mirbeau, dont la verve changeante et guerrière était redoutée, Jean Lorrain prit la défense de Goncourt. J’ai toujours eu, pour ce pauvre diable, une horreur insurmontable, quasi physique, la clinique, à cette époque, étant beaucoup moins bien fixée sur son cas et les similaires qu’elle ne l’est maintenant. Lorrain avait une tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. Lui se nourrissait avidement de toutes les calomnies et immondices que colporte la manie ancillaire des salonnards, des filles rentées et des souteneurs chics. Qu’on imagine le clapotement d’un égout servant de déversoir à un hôpital. Ce maniaque d’un genre spécial, participant à deux ou trois sexes, ne manquait pas de « patte » comme on disait alors, ni « d’écriture artiste ». Il avait inventé une forme de chronique éparpillée et bavarde, composée des ânonnements, balbutiements et bouts de dialogue des esthètes qui mangent le potage à l’éther et s’habillent en messieurs, quand ils sont des dames, en dames quand ils sont des messieurs. Il en encombrait les journaux, ainsi que d’allusions empoisonnées, de rosseries pseudo-féminines aux maisons où on l’avait reçu, où on ne le recevait plus, où on ne le recevait pas encore. La veulerie de l’époque apparaissait dans ce fait que Lorrain était toléré et ne recevait pas quotidiennement la ration de caresses de cannes et de frictions de pied dans le derrière à laquelle il avait certainement droit. Bon fils, ce qui semble paradoxal, il vivait à Auteuil auprès de sa mère, personne d’aspect redoutable, que j’avais baptisée Sycorax, en souvenir de Caliban. Le soir, il allait retrouver, dans les bals louches du Point-du-Jour, des camarades de sa complexion. D’où des histoires de commissariat de police qui se dénouaient généralement à l’amiable, Jean le Journaliste étant connu et au-dessous de la déconsidération. Neuf mois sur douze, il déambulait de Toulon à Nice, le long de ce littoral qui est devenu le conservatoire des perversions sexuelles, en même temps que le Bottin de l’espionnage allemand. Il rapportait de là des études vireuses, putrides, décomposées à son image, mais qui demeurent de bons spécimens de psychopathie pittoresque.

Comme les gens de son déplorable tiroir, Lorrain, au milieu de ses voltes maladives, conservait avec soin un ou deux points fixes, un ou deux refuges. Goncourt en était. Je lui disais : « Monsieur de Goncourt, comment pouvez-vous supporter cet horrible coco ? Sa simple vue me rend malade. » Il me répondait : « Que veux-tu, mon petit, Auteuil est loin et il y a des jours d’hiver où je suis bien isolé. Lorrain m’amuse avec ses cancans, et puis, quand Bonnières et Bauer m’ont attaqué, il a été très bien pour moi. » Le cas de Lorrain, moins le scandale final, est très comparable à celui d’Oscar Wilde, que la société anglaise tolérait et même adulait, à la façon d’un original gentleman, jusqu’au jour où l’on s’aperçut qu’on avait affaire à un véritable aliéné moral. Le fou en liberté est une chose affreuse, par la contagion, par l’exemple, par le trouble apporté à la société saine. Je dirai, à la suite de Gœthe, que je préfère l’internement injuste aux maux qu’entraîne la circulation d’un dément sans gardien, ni camisole. Tous les pères de famille me comprendront.

Loin de ce cauchemar à deux pieds, comme manifestation de santé et de virilité, nous avions à Champrosay l’auteur du Bilatéral, livre remarquable et remarqué, le puissant évocateur de la misère et de ses hallucinations intellectuelles, le magicien de la préhistoire, J.-H. Rosny aîné. Il avait signé le manifeste des Cinq. Encore qu’il travaillât dans le vif du socialisme révolutionnaire, de la faim et de la gésine « sur les faubourgs brumeux », il s’éloignait du naturalisme par sa curiosité universelle et l’optimisme de l’effort. Rosny est un mélange très intéressant d’homme d’action et de contemplatif, qui n’a pas encore trouvé l’occasion de se manifester sur le premier plan et qui accomplit, sur le second, une œuvre considérable. Il a des antennes pour tout, aucun domaine ne lui est étranger et sa conversation fourmille en aperçus neufs et ingénieux. Il a sa vente certes, et de nombreux admirateurs, mais si nous possédions une critique littéraire sérieuse et les pentes normales du succès — qui ne soient pas savonnées pour les seuls fabricants, de droite ou de gauche, — Rosny devrait être dix fois plus lu qu’un Doumic ou qu’un Prévost. Ses premiers ouvrages, notamment le curieux Marc Fane, pendant du chef-d’œuvre de Thomas Hardy, Jude l’obscur, présentaient quelques bizarreries de forme ; au lieu que Sous le fardeau par exemple, est une œuvre attachante, extrêmement claire, au même titre que la Guerre du feu ; et Wells n’a jamais fait en somme que développer les Xipéhuz, le modèle des nouvelles scientifico-fantastiques.

À l’époque de Champrosay, Rosny avait une marotte voisine de celle de Gall : la distinction et la classification des humains d’après la forme de leurs crânes. À table, quand la conversation s’échauffait, l’auteur du Bilatéral se levait et, palpant à la ronde les occiputs, les pariétaux, les fronts des convives, expliquait, d’après leurs contreforts, pourquoi les cervelles ne s’entendaient pas. Il faisait, des divergences intellectuelles, une affaire anatomique. Le tout avec la plus charmante bonne humeur. Puis nous organisions des courses, des luttes, des parties de barres, des retraites aux flambeaux dans le parc, car il a toujours été robuste et agile comme un Indien et a toujours excellé aux exercices du corps. De sorte que je n’aperçois jamais sans émotion, au-dessus de la table cordiale du dîner Goncourt, son sourire de Persan brachycéphale, comme nous aurions dit en 1889.

À travers les pires divergences politiques, une solide affection m’a toujours uni à Gustave Geffroy. Il en est quitte pour ne pas lire les articles où je prends quelques libertés vis-à-vis des idées républicaines et de certains de ceux qui les représentent. Je le définirai d’un mot : c’est un brave. J’entends par là qu’il n’a jamais aucune des petites lâchetés, ni défaillances courantes. Il défend ses convictions et ses amis par son accent de sincérité, par son rire, par son coup d’œil de Breton têtu, mais de Breton qui a longtemps navigué dans les quartiers populeux de la grande ville, autour des îlots où flottent pêle-mêle les naufragés, les pâles sirènes et les requins. Si Rosny connaît bien Montrouge, Gustave Geffroy possède son Belleville, et ce n’est pas une petite chose que de tenir l’histoire et le courant d’un de ces quartiers de Paris, où les pierres chuchotent le jour et crient la nuit. Lisez l’Apprentie et vous m’en direz des nouvelles. L’amour de Paris, de ses tournants, de ses luisants, de ses apparitions soudaines, de son inconnu, de ses pluies, de son trottoir sec, engageant à la marche, de ses fenêtres éclairées, de ses passantes si diverses, de ses métiers jolis et pas beaux, cet amour-là crée une solidarité entre ceux qui le partagent. Je connais une jeune Parisienne qui, par la pire tourmente de neige de février, apercevant un trou un peu plus clair dans le triste coton céleste, entre les cheminées du quai des Orfèvres, s’écriait : « Voici le printemps ! Paris est toujours en avance. » Geffroy pense de même et il y a une émouvante espérance dans les paysages urbains qu’il décrit.

À côté de cela, il possède en art le goût naturel, indiscutable, cet instinct oculaire, tactile, nasal, qui fait qu’on trouve bien ce qui est bien, que quinze ans avant tous les autres on proclame le génie de Rodin ou de Carrière, devant les badauds étonnés. Avec une ténacité de granit celte, Geffroy a écrit vingt, trente, cent articles, puis encore cent et cent de plus, pour signaler dans Eugène Carrière quelque chose comme le Rembrandt français, dans les corps harmonieusement tordus par Rodin, la réapparition d’un Michel-Ange. Je ne séparerai jamais ces deux grands artistes de celui qui les a tant prônés, célébrés et qui a tant fait pour leur gloire. Par lui, le flambeau de la critique esthétique appartenait alors à la Justice de Georges Clemenceau. Parfaitement. C’était là, dans la prose de Geffroy, qu’il fallait chercher à la fois le bon sens et l’esprit traditionnel français ; car il est devenu banal de restituer au classicisme l’auteur du « portrait d’Alphonse Daudet et de sa fille » et l’auteur des « Bourgeois de Calais ».

Trapu, barbu, silencieux, les yeux plissés par une perpétuelle jouissance intime, tel était alors Auguste Rodin. Il avait l’air d’un de ces nautonniers qui, par la nuit claire et sonore, reçurent, dit Rabelais, l’adieu du Grand Pan. Quand il plaçait son mot, c’était à voix basse, comme une confidence ; mais un grand et fort tourbillon flottait autour de lui. Sa présence tirait la causerie vers les cimes, écartait les banalités, rendait les femmes plus belles, l’heure plus douce, les feuillages plus majestueux. Carrière, lui, pareil à un paysan finaud et rond, bredouillait. Il ajoutait « spa, spa, n’euspa » à chaque membre de phrase ; il ne fallait pas s’arrêter à ce tic. Car ce peintre de l’abstrait sensible était aigu, de vision terrible, de définition sans merci. Son petit regard étroit et narquois, dans sa face couleur de terre humide, allait chercher le moral sous le physique et la réalité héréditaire sous l’apparence momentanée. Il observait les gens sur la minute et sur cent cinquante ans, sur leur désir et sur celui de leurs arrière-grands-parents. On l’a appelé le peintre de la famille. Va pour l’espace ; mais, quant au temps, j’ajouterai : de la lignée. Lorsqu’on atteint le terme de son art, on aboutit toujours à la littérature, laquelle n’est pas limitée. Un grand écrivain gîtait dans Carrière, un écrivain dont ses écrits posthumes ne donnent qu’une idée incomplète, mais que décelait sa conversation hachée, pressée, ânonnée. Il a porté ses jugements les plus définitifs dans des embrasures de fenêtre, car il était timide et emprunté, les mains dans ses poches, tiraillant sa moustache aux poils rares : « Vous voyez celui-là, spa, spa ; eh bien, on met de la psychologie autour. Je vais vous dire, spa… C’est un bossu opéré. » C’était, sous ses dehors rustiques, une délicieuse gale, se fichant du tiers et du quart, ayant horreur de l’apprêt, du mensonge social, des opinions toutes faites. Au résumé, une haute figure et dont la dimension vraie grandira encore. À une des dernières expositions de Carrière, je crois que c’était aux Beaux-Arts, où une trentaine de toiles étaient rassemblées, on avait l’impression absolue, foudroyante du génie. C’était le triomphe non seulement du mort, mais encore du vivant, de l’annonciateur, de Geffroy.

Quand on allait chez Carrière, dans son atelier, il vous montrait des paysages abrégés, essentiels, merveilleux… « Ça est assez comique… spa ?… c’était bien comme ça quand je l’ai vu… Il y a des drôles de nuances au printemps, spa ? Mais les types ne regardent que l’automne. » Il vivait simplement, au milieu des siens, ses modèles, et il est mort sans une plainte, après une longue et douloureuse agonie, en héros.

Pendant qu’il faisait le portrait de mon père et de ma petite sœur Edmée, celle-ci lui demandait : « Tu mets du bleu, du jaune, du rouge de ta palette. Comment que ça fait toujours du gris ?… » Cette remarque ingénue l’avait fait rire de bon cœur : « Les gosses, spa, neuspa, trouvent des choses que les types ne trouvent pas. » Ce peintre souverain est un de ceux sur lesquels on a dit et écrit le plus de sottises. Le jour est venu où il va faire, après Monet, Sisley, Cézanne, Van Gogh, Renoir et tant d’autres la fortune des juifs marchands de tableaux. Mes renseignements particuliers me permettent d’affirmer que ses œuvres sont tout près d’être admises à la cote de la Bourse à l’huile, très florissante, comme chacun sait.

Nous rencontrerons, chemin faisant, notamment au « grenier » de Goncourt, bien d’autres habitués ou passants de chez Alphonse Daudet, mais j’ai hâte d’arriver à la bourrasque de la France Juive. En effet, l’ouragan sorti de ce volume, de ces deux gros volumes, a d’abord soufflé chez les hommes de lettres, puis dans le public assis des lecteurs, puis dans les divers milieux sociaux, les soulevant, les étreignant, les forçant à réfléchir ; il a rencontré le boulangisme, qu’il a traversé sans presque s’y mêler ; il a rencontré l’affaire Dreyfus, par laquelle les juifs ont su prendre leur revanche des révélations foudroyantes de Drumont. Il est ressorti de l’autre côté, animant cette fois une jeunesse énergique et décidée. Nul ne peut prévoir où il s’arrêtera.


CHAPITRE V


Le tourbillon de la France juive dans les divers milieux.
Le duel Drumont-Meyer. — Fureur de quelques juifs.
Le souper de Sapho et celui de Germinie Lacerteux.
Le grenier Goncourt. — Chez la Princesse Malhilde.



Mon père me dit : « C’est demain que paraît le livre de Drumont, la France juive. C’est une carte qu’il tire au jeu de la librairie : deux gros volumes, bourrés de faits et de documents et aussi intéressants qu’un roman d’aventures. Les gens qu’il met en scène vont essayer de faire le silence. Mais je n’imagine pas que ce soit possible. Il y en aura un qui marchera et celui-là, en rompant le pacte, lancera le bouquin. »

La France juive… les juifs… cela ne me représentait pas grand’chose. On disait bien : « Un tel est juif… Les Eugène Manuel sont juifs… Les Hayem sont juifs… Albert Wolff est juif… » Mais ce terme, s’il impliquait une petite distinction, considérée comme religieuse plutôt que comme ethnique, n’avait pas une signification fâcheuse. Principes républicains, doctrine philosophique de la classe Burdeau, opinion régnante à l’École de Médecine, où je commençais mes études, tout s’accordait pour mettre les sémites sur le même pied que les autres Français, comme on disait. Drumont, avant l’apparition de son chef-d’œuvre, avant l’éclatement de sa bombe, ne faisait aucune propagande en faveur de ses idées. D’ailleurs on ne l’aurait pas compris. Il est ridicule de lui donner comme prédécesseur et inspirateur le Toussenel des Juifs rois de l’époque, que presque personne n’avait ni n’a jamais lus.

Drumont habitait alors, au fond de la rue de l’Université, une petite villa parmi d’autres villas, que je vois encore, car il me faisait quelquefois le grand honneur et le plaisir de m’inviter à déjeuner. Il était le plus exquis, le plus ouvert, le plus « camarade » — quant aux jeunes gens — des hommes de sa génération. Grand éveilleur d’idées, il interrogeait et poussait son jeune convive, riait de ses naïvetés, rectifiait, sans avoir l’air d’y toucher, quelques-uns de ses jugements et poncifs sur les choses et sur les gens. Il n’aimait certes ni Lockroy, ni son milieu, bien qu’il respectât fort Victor Hugo, mais après m’avoir déclaré affectueusement que je me rendrais compte des choses par moi-même plus tard, il évitait de me parler de celui qu’il appelait obstinément Simon « dit » Lockroy. Ce « dit » me rendait malade. Les gens n’avaient-ils le droit de prendre un pseudonyme ou d’adopter un surnom ? Et la liberté, qu’en faisait-on, saperlipopette ?

— Oui, mon ami, la liberté… c’est une affaire entendue. Nous connaissons cela depuis la Grande Révolution.

J’insiste là-dessus, parce que c’est l’exacte vérité : Drumont n’a jamais heurté quiconque dans ses convictions. Il a toujours été, dans le privé, la tolérance même et l’on se ferait de lui une idée bien fausse en se le représentant comme un dragon qui jette du feu par les naseaux. Il n’est pas, il n’a jamais été un pamphlétaire. C’est un historien à la façon de Balzac, ou, si bizarre que puisse sembler ce rapprochement, de Renan. Il ne dialogue pas avec lui-même comme Renan, mais l’ironie immense, amère, géniale, qui court dans ses veines et dans le sang de sa plume, est la branche mâle de l’ironie femelle qui a fait la réputation de Renan. Drumont n’a fait que continuer, dans les temps modernes et contemporains, l’Histoire du peuple d’Israël.

Courtois avec cela, et d’une retenue dans les propos presque pudibonde, quand les enfants étaient là, tel apparaissait il y a trente ans et apparaît encore aujourd’hui ce géant chargé de tant de rancunes et d’âpres haines.

Les jours passaient, Alphonse Daudet qui lisait avec soin plusieurs feuilles quotidiennes, constatait avec dépit que nulle part il n’était question de la France juive, quand un matin il me tendit le Figaro : « Ça y est, Magnard a mangé le morceau. Maintenant le livre est lancé… Ah ! je suis joliment content ! »

En effet, le subtil directeur du journal le plus lu de Paris avait trouvé le moyen, dans son filet habituel, de signaler en quarante lignes l’apparition d’un ouvrage « terrible, farouche, compact, souvent injuste, mais qui… mais que… » Tous les termes de blâme et d’éloge étaient choisis, dosés de façon à surexciter l’intérêt et à mettre en vedette un nom, la veille encore connu des seuls lettrés. J’en aurais dansé de plaisir. Il m’eût semblé trop injuste qu’un tel effort, si neuf, si hardi, retombât dans les ténèbres et dans l’oubli, que « l’âpre forêt, comparable à celle de Dante » — comme le répétait volontiers mon père — ne soulevât pas l’admiration du grand public. Car j’avais dévoré, bien entendu, ces pages redoutables et elles avaient été pour moi une révélation du même ordre que l’Introduction à la Médecine expérimentale de Claude Bernard ou que le Traité de l’Auscultation médiate de Laënnec. Une question nouvelle, celle de la race envahie, se posait à mon jeune esprit, avec toutes les lumières d’or bronzé qu’y faisait jouer Drumont, tous ces accents d’un tragique contenu qui font qu’aujourd’hui encore j’entends sonner dans ma mémoire, comme le tocsin de la patrie, tel ou tel chapitre de la France juive.

Ça ne traîna pas. En quarante-huit heures l’édition, mise en vente par Marpon, était épuisée. Il fallait retirer dare dare. Je restai pendant une bonne heure, sous les arcades de l’Odéon, à regarder les acheteurs qui emportaient leur paquet de la façon suivante : un volume dans leur poche, l’autre à la main, afin de satisfaire immédiatement leur avide curiosité. Quelques-uns couraient en lisant jusqu’à un banc du Luxembourg. Je rapportais ces détails à Drumont, qui riait d’un bon rire, se frottant les mains, répétant : « Ah ! mon cher Léon, c’est fabuleux ! » L’envie n’a jamais habité mon cœur, mais que n’aurais-je donné pour être à sa place, soulever en même temps pareil enthousiasme et pareilles haines !

Car, dans le milieu politique républicain, c’était un mélange de stupeur et de rage : « Ah ! vous le connaissez, eh bien je ne vous félicite pas… Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?… Tout est inexact, il n’y a pas un mot de vrai là-dedans. Je connais les Rothschild depuis vingt ans… Calomnie abominable… Fatras indigeste, compilation ridicule… Il doit être payé par quelqu’un… C’est un vulgaire maître chanteur… Il n’y a qu’à hausser les épaules. Les honnêtes gens feront justice de cet amas d’infamies. » Ces propos ne sont que la millième partie de ce qu’on entendait de ce côté. Mais, chez les écrivains, le son de cloche était différent et, parmi les étudiants, un sympathique intérêt dominait. On admirait le courage d’un homme isolé qui s’attaquait ainsi à toutes les puissances d’argent, on s’informait, on demandait des détails sur ce farouche guerrier, sorti, comme par une trappe, au beau milieu de la veulerie contemporaine. Était-ce un paladin, un illuminé, un jeune, un vieux ? Était-il blond, brun, violent dans la vie courante ? Je me multipliais. Je le dépeignais tel qu’il était, dans sa toute petite maison accueillante ; j’ajoutais que ceux qui le chercheraient trouveraient à qui parler.

Arthur Meyer, pour son malheur, le chercha. Je ne connaissais pas en 1886, bien entendu, les détails que je publie aujourd’hui ; mais ils éclairent d’une lumière crue la véridique histoire du « coup de la main gauche », qui acheva l’œuvre de Magnard et donna en quelques heures au nom de Drumont, par-dessus le retentissement de son livre, une célébrité foudroyante.

À la page 188 du tome 2 de la France juive figure un portrait, datant de 1869, d’Arthur Meyer par Carle des Perrières, portrait assez féroce, où le juif du Gaulois est appelé « le duc Jean ». Suivent, de la main de Drumont, quelques pages de psychologie ethnique qui constituent pour Meyer ses véritables quartiers de noblesse. Ses descendants s’y reporteront toujours avec profit.

Or cet article des Figures de cire rappelait à Meyer un souvenir héroïque, le seul en ce genre de sa fétide existence. Provoqué ainsi par Carle des Perrières, il avait été chercher à la Maison dorée — où il déjeunait alors, par ostentation économique, d’un œuf et d’une carafe d’eau — deux témoins huppés et sportifs, dont les noms fussent pour lui une garantie d’honorabilité. Il les avait trouvés. À Paris les bons garçons ne sont pas rares. Néanmoins l’un d’eux, homme extrêmement brave et qui avait eu des duels retentissants, éprouva, à la veille de l’affaire, un scrupule tardif et dit à l’autre : « Après tout, nous ne connaissons pas ce juif. S’il allait au dernier moment renâcler ? Où habite-t-il ?

— Faubourg Saint-Honoré. Mais il est une heure et demie du matin, il doit être couché.

— Ça n’a pas d’importance. Venez avec moi.

Arthur, fidèle à son programme « d’homme du monde avant tout », avait loué une chambre de bonne au sixième étage d’un luxueux hôtel du riche faubourg. Cela faisait bien sur ses cartes, au-dessous de la formule magique : secrétaire de Blanche d’Antigny. Les témoins sonnèrent à la grande porte massive. Le concierge, maugréant, leur jeta du fond de son lit : « Monsieur Meyer… chambre 27, escalier 6 au fond de la cour, tout en haut ».

— Diable ! firent les visiteurs nocturnes.

Grattant des allumettes, ils finirent par découvrir l’escalier 6, puis la chambre 27. Seuls, ces chiffres sont arbitraires dans cet authentique récit. Le premier témoin frappa plusieurs fois. Finalement un sinistre petit juif, presque chauve, brun, en chemise, jambes nues et qui tenait une chandelle à la main, vint leur ouvrir, grelottant de peur.

— Ah ! c’est vous, Meyer. Vous vous rappelez que vous vous battez demain et que nous sommes vos témoins ?

— Oui, messieurs.

— Il s’agit de ne pas flancher. Autrement vous auriez affaire à nous.

Le premier témoin examinait son client avec un dégoût mal dissimulé. Il ajouta :

— Avez-vous dans votre canfouine de quoi faire chauffer de l’eau ?

— J’ai un petit fourneau, monsieur.

— Avez-vous une éponge ?

— Oui, monsieur.

— Un baquet ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien, je vais vous passer moi-même à la frotte. Car — ajouta le rude gaillard — je ne veux pas, entendez-vous, d’un mort qui ait les pieds sales.

Aussitôt retirant son habit, préparant le baquet, chauffant l’eau, cependant que son compagnon, le second témoin, se tordait de rire, il commença à lessiver son juif, comme il eût étrillé un âne. À mesure, Arthur Meyer se raffermissait. Après une solide friction à l’eau de Cologne, on lui remit sa chemise, on le recoucha, on le laissa à ses réflexions. Le lendemain matin frais et dispos, l’âme transformée, il se battait comme un lion et recevait les félicitations des assistants.

Ce succès, ce souvenir causèrent sa perte. En relisant, dans la France Juive, le morceau de Carle des Perrières, il se crut reporté à dix-sept ans en arrière. Il sentit sur ses reins, sur son cou, sur ses bras, la poigne musclée de son soigneur. Il s’imagina que, cette fois encore, les choses se passeraient de la même manière. Il n’avait aucune idée du redoutable adversaire en présence duquel il allait se trouver.

Mon père, qui m’a conté maintes fois la scène, en revivait chaque fois les péripéties émouvantes, Drumont était en forme, ravi de son formidable succès, ravi de se trouver en présence d’un juif, ravi aussi de tirer sans masque, et pendant tout le temps du trajet il avait ri et plaisanté avec ses deux amis, Alphonse Daudet et Albert Duruy. À peine le traditionnel « Allez messieurs » prononcé, il faisait son jeu qui est de se jeter en avant, prenant, ou s’il ne le peut, écartant le fer adverse, et de foncer droit. Tous les maîtres d’armes vous disent que ce procédé est pure folie. N’en croyez rien. Sur dix hommes, même courageux, attaqués ainsi, neuf rompront en tendant le bras plus ou moins, offriront l’occasion d’un liement. Le duel n’est pas l’assaut. Il comporte la surprise et le sens du risque. Drumont s’en est toujours admirablement rendu compte. Plus celui que l’on combat est habile, agile et déterminé, plus il faut prendre avec lui le dessus du fer et lui retirer, par une offensive soudaine et hardie, le choix de ses moyens, qui est toute la supériorité. Meyer commença par reculer, puis rejoint, traqué, se sentant perdu, il saisit l’épée de Drumont de la main gauche.

On arrêta le combat. Meyer s’excusa. On remit les adversaires en garde. Au deuxième engagement, Drumont reprit sa tactique et Meyer, de nouveau acculé, la sienne. Mais, cette fois, il ne se contenta pas de parer. Il traversa de son épée la cuisse de son adversaire. Ceux qui parlent, à cette occasion, de mouvement réflexe prouvent leur ignorance complète de la question. J’ai eu moi-même plusieurs affaires, dont quelques-unes assez chaudes. J’ai toujours eu l’impression que mon bras gauche avait disparu, qu’il ne comptait pas, qu’un seul côté de mon corps représentait à la fois la défense et l’attaque. J’ajoute que l’habitude, qui s’est introduite, de spécifier dans les procès-verbaux que « l’usage de la main gauche est interdit », habitude datant du duel déloyal de Meyer et de Drumont, m’a toujours semblé une dérision : spécifie-t-on, dans un contrat commercial, qu’il est interdit de prendre par surprise le portemonnaie de l’autre contractant ?

En outre, l’imminence du péril augmentant la lucidité, il est bien clair que Meyer avait agi en connaissance de cause et préféré, en bon juif, le déshonneur à la mort. Son instinct ethnique lui représenta dans l’éclair d’une seconde qu’on s’arrange, qu’on compose avec le déshonneur, mais non avec la définitive Camarde.

Ce qui dut être une minute épique, au dire d’Albert Duruy et d’Alphonse Daudet, ce fut quand Drumont, ruisselant de sang et hors de lui, quand ses témoins indignés crièrent son fait à Meyer. Un Français, dans un pareil cas, serait devenu fou furieux ou se serait jeté sur sa propre épée. Le juif reprit très vite ses esprits et, quand il revint au Gaulois, où l’attendaient ses collaborateurs — le téléphone n’existait pas encore — il eut cette simple phrase : « Messieurs, n’applaudissez pas. J’ai été tout à fait incorrect. » Il ajoutait dix minutes après, avec son ordinaire toupet : « Pour faire oublier cela, il faudrait une grande guerre. » Sans doute une petite guerre n’eût-elle pas suffi.

Quinze ans après, l’oubli s’étant fait sur ces événements, Drumont ayant pardonné — son existence plutôt mouvementée l’a rendu philosophe — j’ai vu de près Arthur Meyer, j’ai été son collaborateur au Gaulois. Mon opinion est faite sur lui. Ce n’est pas dans le courant un homme méchant ni cruel ; il n’est même pas exceptionnellement lâche quand son existence ou sa fatuité n’est pas en jeu ; mais il éprouve le besoin de trahir comme certains autres celui de mentir ou de voler. Ce besoin irrésistible est lié chez lui à l’ostentation, au désir de se donner de l’importance, de s’introduire dans les secrets, comme dit le peuple, de fouiner. Il a l’outrecuidance de Botom et les habitudes de Touche-à-tout. C’est miracle qu’une telle propension, vingt fois prise sur le fait, ne lui ait pas encore valu quelque terrible châtiment. L’impunité physique d’Arthur Meyer, qui a livré, « donné » tant de gens, est une grande preuve de la veulerie de notre époque. Néanmoins qui donc, avant l’heure suprême, peut se vanter d’avoir échappé à la règle divine et humaine : tout se paie ?

Le soir même de ce duel tragique, introduit auprès de Drumont, par sa fidèle servante Marie, je le trouvai, couché, pansé, très calme, mais très pâle à cause de la perte énorme de sang. La voix des crieurs de journaux annonçant le duel Drumont-Meyer parvenait jusqu’à sa chambre et il me le fit remarquer, ajoutant que ce n’était pas une erreur de l’ouïe due à la fièvre. Pas un mot de colère. C’est un stoïque des grandes circonstances, que désemparent facilement les petits tracas de la vie courante.

Ce drame sur le terrain devait avoir des suites judiciaires. Comme on le pense bien, Meyer mit en mouvement toutes les ressources combinées de l’astuce et de l’intérêt, toutes ses relations du monde juif et du monde conservateur. Néanmoins une chose l’inquiétait : la déposition devant le tribunal d’un écrivain illustre et écouté comme Alphonse Daudet. Il savait celui-ci fort accessible à la pitié. Il usa de cette corde. Un matin, mon père — qui habitait alors rue de Bellechasse — le vit arriver chez lui désemparé, livide, articulant avec peine de ses lèvres gluantes : « J’ai cru que je n’aurais jamais la force de monter votre escalier. » Il comprenait très bien que le témoin de Drumont racontât publiquement ce qu’il avait vu. Il suppliait seulement qu’on ne le chargeât pas au delà du nécessaire, qu’on ne traçât pas de sa peur ni de son « acte incorrect » un de ces dessins de maître qui demeurent dans les anthologies. Il s’adressait à l’homme compatissant, au père de famille, au grand confrère. Ému malgré tout, car ce désespoir était sincère, Alphonse Daudet assura son déplorable visiteur qu’il ne ferait rien de plus que ce qu’exigeaient la vérité et son amitié pour Drumont. Le juif n’en demandait pas davantage. Il devait dire par la suite, en parlant de celui qu’il avait ainsi sollicité : « Il m’a fait trop de mal pour que je le loue. Il m’a fait trop de bien pour que je le blâme. » Ces définitions et formules impudentes, par contrastes cadencés, sont dans sa manière. Il a gardé de la fin du second Empire l’habitude de faire des mots. Il appartient à la race de ceux qui, chassés de l’honneur, se consolent avec des vocables.

Lorsque, pris la main dans le sac à Judas — comme par exemple au moment de l’affaire Syveton où il se fit, dans son journal, l’auxiliaire de la police — il redevient le misérable petit juif du sixième du faubourg Saint-Honoré, que frictionne son premier témoin, il est malaisé de résister à sa mine défaite, à ses supplications. Mais le lendemain il s’est secoué, ébroué, et l’on retrouve, plus flambant que jamais, l’indiscret braillard de l’avant-veille. Cette faculté de redressement n’est pas moins sémite que le reste. De la couleuvre avalée il fait un nœud de cravate, du crachat une décoration, du coup de pied dans le derrière un petit fauteuil. C’est la marionnette inrenversable, qui retombe toujours sur ses pieds. Pour l’écraser définitivement — en admettant que la chose fût possible — il ne faudrait pas le voir pendant qu’on l’écrase.

Néanmoins, son action la plus noire, sa trahison la plus basse, ce fut le livre doucereusement perfide, empoisonné, puis glacé au sucre, qu’il a consacré récemment à notre très chère amie madame de Loynes, sous le titre : Ce que je puis dire. Le misérable homme a accumulé là, avec une scélératesse sournoise et calculée, les pires racontars, les allusions les plus fétides, les plus sales suppositions, sur la tombe d’une femme généreuse qui n’avait eu pour lui, comme pour tous ceux qui l’approchaient, que longanimité, mansuétude et bons procédés. Il s’est vengé ignoblement sur cette morte, que tout lui ordonnait de respecter, des coups que le journal l’Action française lui portait à visage découvert. Il a assouvi là, en hyène circoncise, sa haine contre le nationalisme, dont il a vécu, qu’il a trahi, et qu’il voudrait éperdument salir. Cela, c’est un crime inexpiable, et dont Arthur Meyer, directeur du Gaulois, n’a pas fini de rendre compte.

Au milieu de tout ce tumulte, la question juive était posée. Pour beaucoup de Français, ce fut une révélation. Les juifs, naturellement, la trouvèrent mauvaise, et les enjuivés pire encore ; leur principale, leur unique défense consistait à relever les erreurs de détail, que renferme forcément une œuvre vaste comme la France juive, accomplie dans des conditions où le contrôle n’est pas toujours commode. Pour le reste, ils s’en remettaient au temps du soin d’éteindre cette querelle, comme il en a éteint tant d’autres. Mais, chose singulière, plus les années passent, et plus l’antisémitisme, en France, croît en profondeur et en intensité. La génération qui nous a succédé en est plus fortement imprégnée que nous-mêmes.

Quelques-uns de ces nez sémites méritent une description à part :

Albert Wolff était grand, flasque, spirituel, et portait, sur un corps en plusieurs segments mous, une trogne de vieille du ghetto, glabre, aux yeux pochés, gélatineuse, horrible. Sa toute petite voix de tête avait suggéré, quant à ses moyens physiques, les suppositions que l’on devine ; le fait est qu’il réalisait assez le type du grand eunuque, dans une pochade de Goya. Il venait souvent chez nous, jusqu’à l’apparition de la France juive. À partir de là, il se fit plus rare. Nul doute qu’intelligent et plus averti que beaucoup de ses compatriotes, il n’eût flairé les changements que le terrible ouvrage de Drumont allait apporter dans la société parisienne.

Victor Koning était petit, jaune et gras, Rochefort le comparait à un ver de noisette, image d’une exactitude saisissante. Il avait les yeux chassieux, visqueux, dépourvus de cils, un ton de commandement semblable à celui de Meyer, un glapissement rauque analogue, des manières brèves, brusques, comiques et une peur des taches qui le faisait loucher perpétuellement vers son gilet et son pantalon. Chaque matin, son coiffeur venait à domicile le défriser et le parfumer, de même que chaque matin le coiffeur de Meyer vient lui relever, en couronne de calvitie, un chignon qui, sans cela, lui descendrait, par floches bouclées, jusqu’au milieu du dos. Horrible spectacle ! Dans l’après-midi, les cheveux de Koning commençaient à se recroqueviller en tout petits berlingots brillantines, et il les aplatissait fébrilement. C’est lui, à n’en pas douter, qui a inauguré à Paris les principaux trucs du théâtre juif, notamment le petit acte acheté pour quelques louis, une fois pour toutes, à un auteur famélique, et servant de lever de rideau, pendant cent représentations, à une pièce en quatre actes, dont il diminue d’autant les droits d’auteur. Il baisait les mains des dames, et fréquentait le Café anglais, toujours comme Meyer. Il déclara à mon père qu’il lui serait désagréable de se trouver en présence d’Édouard Drumont. À quoi on lui répliqua que c’était bien fâcheux, mais qu’il n’aurait qu’à s’en aller quand il rencontrerait Drumont à la maison.

Collaborateur de Zola pour la fabrication des gros mélos, au purin et à l’alcool, qui constituent le théâtre naturaliste, William Busnach, à la ville, jouait volontiers les plaisantins. Physiquement il ressemblait à un polichinelle bouffi et galeux. Une de ses meilleures facéties consistait à détacher son râtelier et à le poser à côté de son assiette, à table, afin d’écœurer sa voisine.

Quand on l’invitait à déjeuner, il acceptait, puis se décommandait, puis réacceptait, puis se redécommandait, par une série de courts billets qui se succédaient, à six heures d’intervalle, cela quelquefois pendant une semaine. Il renvoyait sa bonne tous les huit jours, et vivait dans un galetas putride, encombré d’oiseaux, de chiens, de chats, au milieu d’une odeur de renfermé, d’excréments et de fromage moisi. Son esprit, très goûté dans les milieux juifs et républicains, reposait sur une multitude de coq-à-l’âne et de vieilles calembredaines, utilisées déjà dans vingt vaudevilles, et qu’il vous resservait en se tordant de rire et en crachotant tout autour de lui. Où il était impayable, c’était quand, redevenu sérieux, il reprenait gravement les théories et axiomes du maître de Médan : la nécessité des tranches de vie, le relèvement des masses par le spectacle de leur déchéance. Or, qui eût cru que dans ce dégoûtant fantoche, dans cette larve de coulisses et de loges d’actrices, il y eût un messianique furibond ? Cela était pourtant. À dater de la France Juive, il voua, en haine de Drumont, à quiconque portait le nom de Daudet, une rancune farouche, et j’ai pu ressentir, longtemps après, les effets de son venin et de sa perfidie. Bien qu’il eût, sans doute, retiré son dentier pour me mordre, ses gencives étaient encore empoisonnées.

Néanmoins, ces trois champignons du ghetto de Paris pâlissaient à côté d’Alfred Naquet, bossu comme dans les contes arabes, aux yeux luisants d’almée sadique, et qui tient de l’araignée et du crabe. Vous le voyez, dans un cauchemar, qui descend de guingois du plafond, en contournant les rideaux du lit, et va s’abreuver au seau de toilette. La destinée m’a fait, pendant ma jeunesse, coudoyer, sinon fréquenter, avec une horreur constante, cet être informe et velu, dont le physique n’est certainement pas autre chose que la projection du moral. De quelles conjonctions héréditaires du sabbat Alfred Naquet est-il l’aboutissant ? Quel chaudron de sorcière a cuit et recuit les éléments dont il est formé ? Sous quel rayon de la triple Hécate se sont assemblées les bêtes maudites dont il représente le conglomérat ? La ténacité dans la destruction est une de ses caractéristiques ; une autre, la faculté d’exécrer de près et de combiner des « vinginces », comme il dit ; car il subsiste en lui, et c’est le seul relief d’humanité, un léger accent provincial. Joseph Reinach et lui se sont partagé, chez nous, la besogne ; tandis que le premier s’attaquait à la cité, le second faisait son affaire de la famille, et mettait à réaliser le divorce un acharnement de termite fouisseur. Naquet a le goût du délabrement, de la corruption et de la mort. Il hante, en reniflant, les charniers sociaux. Cet ancien chimiste aime de passion ce qui se décompose, ce qui se dégrade, ce qui se putréfie, les larmes familiales, le deuil national, l’émeute, la guerre civile, tous les fléaux. Puis, quand le danger s’approche de lui, spectateur ricanant, jouisseur haletant, vous le voyez qui se sauve de biais, sur ses longues pattes maigres, portant la double boule de son abdomen et de sa tête chevelue. Sa commère, alors, c’est la peur panique, comme l’était tout à l’heure la cruauté.

Ce monstre a la libido du néant et il l’assouvit d’une manière spéciale, à coup de textes de lois. On peut dire que la République et lui étaient faits pour se reconnaître et pour s’étreindre, dans l’ombre propice du drapeau noir.

L’amitié de Lockroy pour Naquet, du temps que j’avais de l’affection pour Lockroy, m’a souvent fait froid dans le dos. Car on surprenait chez Naquet, à l’endroit de son camarade et complice, de véritables regards d’assassin. Chose singulière, Lockroy, par le contact, avait pris le rire adéquat à la bosse de Naquet ; au lieu que Naquet, quand il rit, se contente d’écarquiller silencieusement, dans sa barbe, une grande bouche de dromadaire altéré. Quelle a pu être depuis tant d’années, car il est vieux, la vie mentale, la vie secrète, mais vraie, de cet oriental, fléau des cités, au milieu de notre civilisation ? Quelles crises d’impatience, quelles acres sueurs en constatant que les choses ne marchaient pas aussi vite qu’il l’aurait voulu, qu’il partirait peut-être avant que cette chienne de race, la nôtre, fût définitivement crevée sous les coups insidieux de sa race à lui ! On trouve l’aveu de cette méditation morose dans une page bien connue de Naquet sur la France, Christ des Nations, où le blasphème tourne dans le regret, comme le crachat dans une eau sanglante. C’est là, dans sa crudité politique, la confession d’un nécrophile.

Parmi le monde proprement dit, la France juive jeta un grand trouble. Les habitués des fêtes et galas de Rothschild, les salonnards, parasites sociaux de ces parasites ethniques, qui jouaient le rôle de microbes chez les riches ténias d’Israël, sentirent sur eux le mépris public. Ils continuèrent à s’avilir, mais devant des spectateurs ironiques et renseignés, au lieu qu’avant ce livre vengeur, on pouvait à la muette peloter Judas et se suspendre, par une corde d’or, à son arbre généalogique. Ceux qui livraient aux juifs les clés de la Ville contre un matelas de billets de banque n’eurent plus l’excuse commode de l’ignorance. Drumont infligea à toute une clique dorée, qui se donnait des airs de noblesse, le sentiment de la trahison. La véritable aristocratie française lui en sut gré, comme à tous les niveaux de l’échelle sociale on lui sut gré d’avoir marqué à jamais l’ennemi commun. Désormais dans la guerre franco-juive, dont dépend le sort de la France, il y aura des hauts et des bas, mais il n’y aura plus de confusion. Ce ne sera plus, comme de 1789 à 1886, un combat de nuit.

Les silhouettes de Koning et d’Albert Wolff sont liées pour moi aux représentations de Sapho, de cette pièce tirée du roman célèbre, que mon père m’avait dictée à Saint-Estève. Victor Koning avait épousé peu auparavant sa ravissante pensionnaire Jane Hading et l’on avait fait courir, à cette occasion, l’adage sévère : « Hading..... Koning.... shocking.... » Le contraste de cette dogaresse vénitienne au doux et harmonieux visage, lumineusement éclairé par un inexprimable charme, et du ver de noisette, choquait presque la bienséance. On avait envie de crier :« Voilà un satyre juif qui a enlevé une nymphe ! » Les images ainsi suggérées par cette union n’étaient pas agréables. Que pouvait en penser l’antiesclavagiste Victor Schœlcher, platoniquement épris de Jane Hading ? Je ne l’ai jamais interrogé là-dessus.

Aux répétitions, Koning bousculait tout le monde y compris sa jeune femme, bondissait, vociférait, puis, calmé brusquement, examinait son gilet et son pantalon et leur administrait des chiquenaudes avec une attention soutenue. Je l’aurais giflé avec plaisir, car moi aussi j’éprouvais, comme tout Paris, pour Mme  Koning une admiration violente. Mes camarades me disaient : « Tu en as une veine de pouvoir l’approcher !… » Évidemment, mais je n’osais pas lui adresser la parole et je restais collé contre un portant, immobile, tout le temps de la répétition, la dévorant des yeux, exécrant son butor de mari, qui la traitait de « moule » et de « colimaçon ». Je songeais à part moi, non sans satisfaction, que ces traitements sauvages auraient finalement leur récompense et que la radieuse « moule », le « colimaçon » aux cheveux d’or et aux yeux de flamme ne resterait pas longtemps auprès de ce puant sémite parfumé, à vocabulaire et à façons de garde-chiourme. L’événement me donna raison.

Koning ne manquait pas non plus de jalousie — bizarre mélange ! — et quand Damala, le gros balourd qui jouait Jean Gaussin, prenait Fanny Legrand dans ses bras, il éclatait en « pas si près… ne la serrez pas… ne le serre pas » où transpirait un certain othellisme. Navrée, Mme  Hading se tournait vers son auteur avec des yeux candides, comme pour dire : « Je ne fais cependant qu’obéir à mon texte et à vos indications » et rien n’était comique comme les bras ballants de Damala, sevrés de leur belle proie.

Une autre gracieuse personne. Mlle  Darlaud, jouait Alice Doré. Elle avait un véritable tempérament dramatique, une voix délicieuse et dans le récit de son suicide, l’acteur Landrol, d’ailleurs excellent en Déchelette, bénéficiait de l’émotion voluptueuse qu’elle avait provoquée à l’acte précédent. Koning, comme un furieux, la poursuivait de « tu es idiote »… tu as l’air d’une gourde… cache tes pieds, nom de D..... » et il fallait certes à Jeanne Darlaud une grande patience pour subir cette avalanche d’imprécations. Depuis, j’ai entendu Antoine, homme de génie assez mal embouché, engueuler lui aussi son personnel, mais à la parigote, pas de cette façon orientale. Coiffé d’un fez, le sabre au côté, en pantalon rouge bouffant, Koning aurait eu l’air facilement d’un grand vizir dans une opérette de son compatriote Halévy. Il appartenait au bazar autant qu’au ghetto et ce qu’il réalisait sur la scène de son Gymnase — du « Théâtre de Madame », comme il disait avec une fatuité impayable, — c’était en somme le tohu-bohu.

Quelle différence avec le bon, poli et délicat Porel ! Ah ! voilà le directeur modèle, dans ses rapports avec ses comédiens ! J’ai assisté à tous ses triomphes odéoniens, alors qu’il attirait sur la rive gauche autant d’équipages qu’on en voyait, aux jours d’abonnement, autour de l’Opéra. Je lui ai vu mettre à la scène l’Arlésienne, Numa Roumestan, Germinie Lacerteux. Il ne rudoyait personne. Il expliquait nettement, gentiment, onctueusement, ce qu’il désirait, l’effet qu’il souhaitait d’obtenir : « Voyons, voyons, mon enfant, vous vous trémoussez comme si vous étiez assise sur des fourmis. N’oubliez pas, je vous en prie, que vous êtes une grande dame en visite… Mon petit, eh ! là-bas, débarrassez-vous de votre chapeau. Ne le promenez pas comme un compotier. Vous n’êtes pas un extra, ni un prestidigitateur. Vous êtes un amoureux qui vient faire sa cour. Tâchez que ça chante… » Tâchez que ça chante… Le noble conseil et à combien de mauvais poètes ne serait-il pas applicable ! Dans la main souple de Porel, les choses et les gens se modelaient selon la conception de l’auteur. Son amour de la scène réchauffait tout autour de lui. Dans le fiacre, en revenant, mon père soupirait : « Quel dommage que ce ne soit pas lui qui me joue ce rôle ! Ce qu’il en tirerait ! » Il y a dans Porel mieux qu’un metteur en scène : un romancier, qui reconstitue par de petits traits de rien du tout, par un accessoire bien placé, la vérité psychologique d’un caractère ou d’une situation.

La joie de Numa Roumestan, ce furent ainsi le creux éloquent et familier de Paul Mounet et la silhouette exquise de Mlle  Cerny en petit pâtissier. Tous les spectateurs avaient pour elle les yeux de Numa. Le grand succès de l’Arlésienne, reprise et montée par Porel avec un goût parfait, alla plus particulièrement à la brune et ardente Mme  Tessandier, qui jouait Rose-Mamaï pathétiquement, à la maman Crosnier, inoubliable dans la Renaude, et encore à Paul Mounet, le berger idéal, invoquant « le grand berger qui est là-haut » comme nul ne l’a fait depuis lors. La pièce faisait des salles combles, sans aucune intervention de ces billets à prix réduit qui permettent actuellement de conduire cahin-caha de notoires fours jusqu’à la centième et faussent ainsi la perspective de la réussite et de l’échec. Le bureau de location refusait du monde tous les soirs et cette vogue fantastique ne s’est jamais démentie. Quant à moi, je n’assiste pas à une représentation de l’Arlésienne sans entendre la voix si pénétrante, si nuancée d’Alphonse Daudet constatant avec mélancolie : « Il y a des bonheurs qui viennent tard. Quel plaisir ne m’auraient pas causé jadis, au Vaudeville, ces rappels, ces applaudissements, ces recettes, alors que, débutant comme auteur dramatique, je manquais de confiance en moi et que j’entendais dire : « Ce n’est pas un imbécile, ce Daudet. Comment s’est-il trompé à ce point-là ! »… Il est certain qu’outre la différence des temps, l’Arlésienne était mieux à sa place sur la rive gauche, au milieu de la jeunesse des écoles, si sensible à la beauté et à l’harmonie, qu’au Vaudeville, sur les boulevards. De même Porel semblait plus libre, plus allant, plus couronné par la victoire dans ce vieil Odéon, où il avait fait jadis ses débuts comme petit employé, où il était devenu le proconsul au large visage épanoui, au rire confiant, à l’affirmation optimiste : « Oui, mon ami… Oui, mon bon ami… Oui, mon bon et excellent ami… Oui, mon bon, excellent et parfait et cher ami. » Il me faisait l’effet d’un de ces bienveillants génies qui triomphent de toutes les difficultés, éteignent les dragons en s’asseyant dessus et délivrent les princesses endormies. Il avait créé autour de son théâtre, parmi ses abonnés, une atmosphère de haute cordialité, presque d’amitié, et le monde des professeurs de Faculté de Médecine, de Droit, des Lettres et des Sciences, lui était aussi reconnaissant que celui des étudiants. Les mariages provinciaux, qui se combinaient auparavant à l’Opéra-Comique, se perpétraient maintenant à l’Odéon, sous les auspices de Shakespeare et de Mendelssohn, de Daudet et de Bizet, de Gœthe et de Beethoven. Je frémis encore au souvenir du Comte d’Egmont et de la mort de Claire, accompagnée par le vacillement d’une lampe sur la scène, d’un cor à l’orchestre. Quelle mélancolie dans le soupir rétrospectif « Orange, Orange ! », au moment où le héros, arrêté pour le supplice, se rappelle les avertissements de son ami !

Mme  Réjane, alors confinée dans les rôles légèrement surannés et petits pour elle de Meilhac, venait d’entrer à l’Odéon. Porel eut l’idée de lui faire jouer Germinie Lacerteux dans la pièce qu’achevait justement Edmond de Goncourt et décida ainsi de l’avenir de cette très remarquable comédienne. Ce projet paraissait alors le comble de l’audace et de la nouveauté.

Les auteurs dramatiques s’attachent naturellement aux vicissitudes de leurs œuvres comme le père à la santé de ses enfants. Ils se réjouissent de leur succès et souffrent de leur insuccès. Au théâtre l’un et l’autre est brutal, décidé en quelques heures, administré à la façon d’un coup de bâton. Alphonse Daudet, quand nous revenions de la terrible épreuve, nous consultait fébrilement, ma mère et moi : « Eh bien, vous êtes contents ?… Ça a bien marché ?… » Généralement il avait passé sa soirée dans le cabinet du directeur, soit Koning, soit Porel, où ne parviennent que des échos assez peu sincères, surtout en cas de demi-réussite. Si l’événement n’avait pas répondu à notre attente, nous répondions par un « hum ! hum ! »… « mais oui, assez, »… où le pauvre auteur discernait aisément la vérité. D’où un petit accès de mauvaise humeur, un « vous êtes aussi trop difficiles ! Alors qu’est-ce qu’il vous faut ?… » dont il était le premier à rire le lendemain. Ma mère a l’intuition exacte du nombre de représentations que porte en soi la comédie ou le drame accueilli par le public de telle ou telle façon. Je ne l’ai jamais vue se tromper. Aussi j’étais en général de son avis, et Alphonse Daudet savait par nous la vérité sans fard, car la déception ultérieure est plus douloureuse que tout. À quoi bon déclarer « tu tiens un triomphe, deux cents représentations au moins », quand ce n’est pas exact, quand il en faudra rabattre cruellement.

Edmond de Goncourt, lui, pendant ses répétitions et ses premières, était joyeux comme un enfant qui vient de recevoir un jouet neuf. Il trouvait tout parfait, ses interprètes excellents, ses spectateurs la crème des spectateurs, son directeur un ange en veston. Il riait aux passages plaisants, s’attendrissait aux passages dramatiques, tassé dans le fond de sa baignoire, au centre d’un grand paletot de fourrure en hiver, avec ses yeux si noirs et vifs au-dessus de sa moustache blanche de général de cavalerie en retraite. Il me disait : « Hein, ça porte ! Ah ! ce Porel, ah ! cette Réjane… et Dumény donc — Dumény jouait Jupillon — tu n’en rencontres pas de si nature que ça, carabin, des souteneurs, dans tes balades à Montmartre et au Quartier Latin ! » Les amis, venus pour le féliciter pendant les entr’actes, le trouvaient radieux : « Ça va, oui, ça va. J’ai eu peur un moment d’être emboîté, égayé comme nous disions autrefois — nous, c’est-à-dire lui et son pauvre Jules — puis ça s’est remonté d’une façon extraordinaire, n’est-ce pas Hennique ? n’est-ce pas Geffroy ? — se tournant vers mon père — dites, Daudet ? »

Là il fallait mentir carrément, et même quand ça n’avait pas été bien fameux, s’écrier comme je le faisais, sans vergogne : « Monsieur de Goncourt, c’est épatant ! » Il s’informait alors de l’appréciation de mes amis : « Est-ce que Nicolle est content ?… Et ton copain de Fleury, qui s’y connaît, est-il content ? » J’affirmais qu’ils étaient enchantés. L’excellent homme alors riait de bon cœur, expliquant avec force gestes de ses mains longues, blanches et fines, que sans Porel, le jeu de scène eût été inexécutable, que Porel avait trouvé tout de suite le moyen d’en sortir et de réaliser sa pensée à lui. C’était vrai. Porel faisait des tours de force pour le contenter avant sa première, et ensuite pour lui maintenir pendant quelques jours, là-bas, dans son lointain Auteuil, l’illusion du grand succès. En général, à la seconde, le cher parrain envoyait aux nouvelles sa fidèle servante Pélagie qui consultait ses voisins, interrogeait les contrôleurs, au besoin le secrétaire du théâtre, et revenait chargée de potins et d’espérances. « Pélagie m’affirme que toutes les petites places sont louées. Dans ces conditions, je ne comprends pas qu’on ne fasse que deux mille huit. Il doit y avoir erreur. Il faudra que j’envoie la petite — c’était la nièce de Pélagie — voir la douzième représentation. » Quand l’hiver était là, avec ses frimas, Porel ingénieux incriminait la pluie, la neige, la distance. En été, il invoquait les chaleurs : « Mon cher Goncourt, je ne suis pas outillé pour lutter contre la canicule. »

Edmond de Goncourt répétait docilement, avec une légère mélancolie : « Nous sommes redescendus à deux mille cinq. Porel à l’Odéon n’est pas outillé contre la canicule. » Bref, là encore, Porel se comportait en papa gâteau, qui masque la réalité blessante et méchante à ses petits-enfants de cinquante à soixante ans. Entre temps il nous coulait, à nous les jeunes et les cœurs durs, objectifs, un œil malin qui signifiait : « Vous verrez ça quand vous écrirez pour le théâtre. Il faut des matelas, beaucoup de matelas. Ça peut faire tant de mal ! »

La vérité est que la reprise d’Henriette Maréchal fut un modeste tiers de succès de curiosité, de reconstitution, et que cette jolie, sauvage et amère Germinie Lacerteux fut sérieusement secouée au début et jusque vers la vingtième représentation. Pélagie, revenant à Auteuil, eût pu faire le même rapport que mon frère Lucien, alors tout enfant, entrant à une heure du matin dans la chambre de mes parents, après le four noir de Tartarin sur les Alpes de MM. Bocage et de Courcy : « Papa, c’est un vrai succès. On n’a sifflé que trois fois. J’ai compté… »

Pourquoi les gens chutaient-ils et sifflaient-ils Germinie Lacerteux ? Réjane et Dumény y étaient admirables, ainsi que la maman Crosnier en Mlle  de Varandeuil. Chacun de ces tableaux enchaînés les uns aux autres était puissamment émouvant. Il y avait ascension. Ça chantait, comme disait Porel. Cependant j’ai vu à cette répétition générale et aux deux premières, car j’assistais consciencieusement aux trois — des spectateurs ivres de fureur qui glapissaient : « C’est ignoble… c’est une infection… », des dames qui criaient « Assez, assez », en tapotant leurs lorgnettes de spectacle, des personnes des deux sexes qui réclamaient avec ostentation leurs manteaux, afin d’interrompre la représentation. Aimant fort M. de Goncourt, j’avais groupé quelques amis et admirateurs fidèles, et nous tentions, mais en vain, de terroriser les récalcitrants en leur criant : « Abrutis… vieilles barbes… vieilles cruches… à Ohnet… à Sardou… » et autres aménités. Notre colère semblait faire partie du programme et augmentait encore le désarroi.

J’eus là une de mes rares discussions avec Timoléon, venu d’Arles tout exprès pour assister à ces manifestations. Comme, rejoignant le gros des troupes goncourtistes, qui allaient souper chez nous rue de Bellechasse après la première, nous exposions chacun nos raisons avec une certaine effervescence, il finit par me déclarer : « Que veux-tu, mon brave Léon, nous autres gens de province, n’attachons pas, à ces histoires de bonnes et de souteneurs, la même importance que vous autres à Paris. Il est stupéfiant qu’un homme aussi fin et aussi convenable que M. de Goncourt traîne ainsi ses admirateurs à l’office. Je déplore qu’on ait sifflé, car j’admire et j’estime M. de Goncourt, mais cela ne m’étonne pas. À Arles, crois-moi, le tumulte serait pire encore et je ne conseille pas à la tournée, si tournée il y a, de s’aventurer jusque dans nos parages. Cela aboutirait certainement au désastre.

— Mais enfin, Timoléon, tu dois convenir que cela est beau dans son genre.

— Possible, mon enfant, que le charnier vous plaise, à tes amis et à toi. Je t’avoue qu’à mon âge je préfère autre chose à ces anecdotes de servante enceinte et qui sert à table en se comprimant l’abdomen. Il y a là, comme convives, des enfants, ce qui a encore ajouté à mon malaise. Bref, je ne sais trop ce que je vais pouvoir lui dire, à ce cher monsieur de Goncourt. Je me rattraperai sur le décor du cimetière sous la neige, qui m’a paru assez typique, bien que peu réjouissant.

À la maison, une autre surprise attendait Timoléon. La première personne qu’il rencontra lui dit « bonsoir, monsieur Zeller ». La seconde lui demanda des nouvelles de sa fille. Or il était célibataire et sans enfants. Puis une demi-douzaine d’invités lui parlèrent encore de M. Zeller. On le confondait avec le vieil universitaire de ce nom, ami de Goncourt, absent ce soir-là, et qui d’ailleurs ne ressemblait guère à Tim. Je lui promis bien qu’en revanche, la première fois que je rencontrerais M. Zeller, je l’appellerais « mon cher Timoléon ». L’occasion ne s’est pas présentée, par la faute de M. Zeller qui est mort.

Ces soupers d’après la première, qui n’auraient plus de raison d’être, aujourd’hui que c’est la répétition générale la vraie première, étaient tantôt gais, tantôt sinistres, suivant le sort de la pièce. Celui de Germinie Lacerteux fut quelconque. On voulait féliciter l’auteur, qui avait écrit une belle œuvre, et on ne pouvait nier l’évidence. Il fallut se rabattre sur l’indignité de la critique et l’incompréhension des philistins.

— Ce Sarcey est un triple idiot.

— C’est un sous-Besson. Il déclarait dans les couloirs qu’il ne comprenait pas un mot.

— Ce n’est pas étonnant, il a tout le temps les doigts dans son nez.

Besson était un gros bonhomme stupide, qui pontifiait à l’Événement, alors assez lu.

— Bauer — le critique illettré de l’Écho de Paris — sera très bon. Il a dit à Réjane qu’elle s’était surpassée et, après le trois, il pleurait.

— Des pleurs de Bauer, voilà qui fera monter le prix de l’Eau de Crocodile.

— Et Vitu ?

— Il est parti après le second acte, irrité, suivi de Mlle  Hadamard, de la Comédie-Française…

Vitu était le critique du Figaro. On le considérait comme littérairement nul, mais influent à cause de la clientèle du journal. Il n’est du reste demeuré de lui ni une ligne, ni un mot, ni une opinion. Je dirai la même chose de Sarcey, avec cette différence que Sarcey était un gros bonhomme réjoui, savoureux, bambocheur, assez paillard, disait-on, et qui faisait volontiers la bête. On n’a pas idée des malédictions qui se sont abattues sur sa tête ronde, et à moitié obtuse, de 1880 à 1900. Elles le laissaient souriant, ami du « r’bondissement dramatique » de Gandillot, de Sardou, de Bisson, ennemi d’Ibsen, rebondi lui-même et prépondérant dans l’opinion des couches moyennes. Mais en dehors de ces couches moyennes, quel tollé !

La jeunesse ne doute de rien. Je voulais que Timoléon entendît à nouveau Germinie Lacerteux et rendît justice à Goncourt. Il prétexta un rhume et se commanda une « aïgo boulido » ou « eau bouillie ». Or la cuisinière, une Lorraine, ignorait complètement cette recette éminemment méridionale. Timoléon lui avait cependant bien expliqué : « Vous savez ce que c’est que l’ail ? — Oui, monsieur — Que de l’eau chaude ? — Oui, monsieur — Bon. Vous prenez deux gousses d’ail, vous les mettez dans l’eau bouillante. Puis un peu d’huile et ça y est. » Ces recommandations, exécutées à la lettre, aboutirent à une effarante médication d’ail cru dans une boue filante : « Ah, ce n’est pas ça ! s’écria Timoléon. La cuisinière désolée fit un nouvel essai, à peine moins désastreux que le premier. Alors Timoléon : « Tu vois, mon enfant, si je recommençais l’épreuve de la Germinie de ce brave monsieur de Goncourt, ça ferait comme pour l’aïgo boulido. Mieux vaut, je crois, en rester là. »

Cependant Pélagie rapportait à son maître, d’après les inspecteurs de Porel, des noms de gens qui avaient sifflé ou chuté. Les Un Tel étaient partis après le second acte. Les Un Tel avaient ri au tableau des enfants. Quelques-uns de ces délinquants étaient en relations avec l’auteur et celui-ci, loyal et candide dans ses amitiés comme dans ses antipathies, s’indignait et mon père doucement l’apaisait, lui représentait que ces renseignements ancillaires ne sont pas toujours extrêmement sûrs. Je me suis demandé quelquefois depuis si Pélagie n’en « remettait » pas, ne signalait pas comme antigerministes ceux dont le nez lui déplaisait. C’était une excellente personne d’ailleurs, mais qui, comme toutes ses pareilles, aimait à dramatiser, à échafauder des suppositions atroces, à soupçonner chez autrui des projets ténébreux. Elle avait parmi les habitués du fameux « grenier » ses protégés, ses flatteurs, ses préférés ; et ceux qui ne faisaient pas attention à elle lui paraissaient capables des pires noirceurs.

Le souper qui suivit la première de Sapho, et qui eut lieu aussi rue de Bellechasse, fut plus brillant et plus mémorable. Il y avait là Goncourt, Zola, Lockroy, Frantz Jourdain, l’architecte bien connu, cœur droit et généreux mais chaud, et qui a participé à tous les emballements de son temps, avec une ardeur éloquente et imagée ; Aurélien Scholl, encore assez vert, le monocle à l’œil, rempli à la fois de verve et de snobisme, et citant négligemment ses belles relations à l’occasion de blagues féroces ; Philippe Gille, du Figaro, petit, fin et bavard comme son nom ; le docteur Charcot, observateur et clinicien de génie, au masque superbe bien qu’empâté, à la fois dantesque et césarien, qui fut pendant vingt ans souverain et quelquefois tyran de la Faculté de Médecine ; Théodore de Banville, délicieux de vive ironie comme à son ordinaire. On attendait pour se mettre à table, l’arrivée de Koning et de sa femme, la principale interprète. Ils apparurent sur le coup de une heure du matin, lui, le ver de noisette surveillant son plastron et son habit, noir et frisé, gras comme un petit boudin ; elle, belle comme l’aube, tiède encore de son grand succès et des applaudissements. À son entrée, spontanément les bravos reprirent. Elle demanda grâce gentiment, spirituellement avec un petit frémissement voluptueux de la narine, où se devinait la jeune tigresse. On passa dans la salle à manger. Zola, sombre et bougon à cause du succès, prit place à côté de Mme  Hading et commença aussitôt à lui expliquer son caractère, car au milieu du brouhaha des conversations on entendit tout à coup la phrase traditionnelle, lancée par le père des Rougon, avec une fatuité zézayante et burlesque : « Moi, madame, je suis un chafte… » Que diable sa chasteté venait-elle faire dans ce souper littéraire… avertissement, appât, simple exposé doctrinaire ? En tout cas le propos inattendu nous fit bien rire par la suite, Goncourt, mon père et moi-même. J’ai toujours imité avec succès la voix et les tics intellectuels, la feinte bonhomie de Zola et ce grosso modo qu’il introduisait dans la discussion, quand celle-ci tournait mal pour lui. Que de fois ne me fit-on pas répéter, en tapotant sur mon nez un lorgnon imaginaire : « Moi, madame, je suis un chafte. » À plusieurs reprises, Koning, que la jalousie n’abandonnait guère, lança dans la direction de sa femme des : « Kesque tu dis ?… Ça n’est pas ça… Elle ne sait pas c’qu’el’dit… » retentissants. Ces grossièretés étaient noyées dans la causerie générale et s’adressant à un si fin visage, à un pareil décolleté, semblaient les aboiements d’une gargouille en furie contre la Vénus du Titien. À regarder Mme  Hading croquer une truffe, ou peler une orange de ses doigts fins, mes amis et moi-même perdions le boire et le manger.

Pour ma part j’assistai, presque sans défaillance, à toutes les représentations de Sapho. Je ne me risquai qu’une fois sur dix à aller rendre visite à l’éblouissante Fanny Legrand dans sa loge ; cette innocente joie m’était gâtée par les aboiements furibonds du vizir juif, lesquels retentissaient sans interruption dans le corridor et le petit escalier de bois : « Où est Desclauzas ?… l’accessoire, je vous dis, l’accessoire de cette idiote de Desclauzas ? Ah ! c’est vous M. Daudet… Mme  Hading n’est pas visible… elle se repose. Le praticable, tonnerre de D… le praticable ! » Une fois même, je donnai cent sous à un cocher chargé de raconter à cet énergumène, comme dans les comédies, qu’une manière de Turc l’attendait au café Marguery afin de lui faire une communication importante. Ainsi aurais-je eu cinq minutes de liberté pour remettre quelques fleurs à la camériste de Sapho. Mais, sans laisser à mon ambassadeur en houppelande le temps de s’expliquer, l’odieux Koning l’envoya dinguer dans un ouragan d’imprécations : « Qui a laissé entrer ça ici….. voulez-vous me f….. ça dehors » Le cocher en eut, je vous en réponds, pour ses cent sous. Comme il sortait, titubant, il se heurta contre un autre cocher, de théâtre celui-là, qui joue dans la pièce le père de Fanny et qui descendait en scène, avec son fouet et sa pipe. Cette rencontre imprévue d’un collègue augmenta encore sa stupeur.

Un certain soir, je tombai sur Victorien Sardou entrain d’expliquer je ne sais quoi au directeur du Gymnase. Je ne le connaissais que par Fedora, la Tosca, Théodora et par la récente dépense que nous avions faite, un camarade et moi, de deux fauteuils pour le Crocodile, d’un consternant ennui. Cet auteur, aujourd’hui presque oublié, était alors le maître des théâtres de Paris. Il était plutôt petit, gesticulant, avec une physionomie mêlée de joueur d’échecs, de bedeau et de comédien, et il racontait, en roulant les r, un nombre effrayant d’anecdotes, qui filaient dans sa bouche ourlée comme un macaroni frais et beurré. On me nomma à lui. Il m’expliqua avec volubilité que Sapho était une belle chose certes, mais que le second acte avait tel et tel défaut, qui tenaient à ce que le roman avait été transporté « trop cru » à la scène. Je compris qu’il regrettait l’absence d’une intrigue un peu corsée, par exemple de Déchelette trompant l’amitié de Jean Gaussin et de Jean Gaussin surprenant une lettre de Sapho à Déchelette, dont la connaissance empêcherait Alice Doré de se jeter par la fenêtre. Je n’écoutais guère. Sardou manquait de prestige parmi les étudiants. Nous le considérions comme un amuseur, bon pour les pauvres gens de la rive droite, les boulevardiers et les bourgeois. Dans les milieux littéraires on l’appelait le Ficelier, le père la Ficelle. Il avait une réputation de brillant causeur. Je m’aperçus qu’il était surtout un raseur et mes autres rencontres m’ont fortifié dans cette opinion. Non, le « diable d’homme » cher à Sarcey n’était pas du tout intéressant et l’on devinait à première vue tout le superficiel, tout l’enfantin de sa nature. Il possédait exactement l’érudition du collectionneur d’anas qui épate, au café, la dame du comptoir. Son œil bavard et frivole, respirait non la malice, mais le contentement de soi. Il se coiffait plat, afin de piocher une ressemblance plus que problématique avec le premier consul. Le Gaulois et le Figaro répétaient chaque semaine qu’il portait un béret et un foulard blanc pendant les répétitions et qu’il habitait Marly-le-Roi. Bref il remplissait alors le rôle que tient aujourd’hui, avec tant d’inconsciente drôlerie, Edmond Rostand entouré de sa petite famille.

Il ne débarquait pas à Paris un journaliste étranger, surtout américain, qu’il ne s’informât de Sardou et ne courût lui demander ses impressions sur n’importe quel sujet d’actualité. En sortant de là, le petit curieux sautait chez Renan, passé à l’état d’idole radicale et de bouffon philosophe, et confrontait l’avis du Collège de France avec celui de Marly-le-Roi. C’est incontestablement Sardou qui a inauguré pour le lancement de ses pièces, la publicité à jet continu, ainsi que pour un chocolat ou un apéritif. Il avait obtenu, par ce bas procédé, une réputation artificielle, mais mondiale, composée, comme celle de Rostand, du suffrage de toutes les incompétences. On m’assure qu’actuellement encore on découvre parfois, dans des cases de nègres anthropophages, au centre de l’Afrique, un supplément illustré du Gaulois consacré à la première représentation de Théodora.

Sur les places publiques,
Quand tu rôdais le soir
Dans l’ombre des portiques
Chacun a pu te voir

Ah ! ah ! Théodora (bis)
Ah !

Dans son feuilleton du Temps, le bonhomme Sarcey analysait béatement ces effarantes insanités, l’interrogatoire du Gaulois tombant à Byzance et s’informant afin que les spectateurs fussent informés. Cependant qu’Henry Bauer, bien plus stupide certes que Sarcey, mais d’une stupidité « avancée » ou se croyant telle, reprochait à Sardou de n’être pas Dumas fils, et que Mendès, pochard essoufflé et grandiloquent, lui cherchait querelle à cause de son prénom de Victorien, parodie de Victor, l’accusait de sacrifier la pensée au machiniste et à l’accessoiriste. On ne savait pas, en somme, dans quel camp il y avait le plus d’enfantillage et de sottise.

Le petit hôtel d’Edmond de Goncourt, boulevard Montmorency à Auteuil, contre la voie du chemin de fer de Ceinture, se compose d’un rez-de-chaussée, de deux étages et d’un minuscule jardin. Il était empli de merveilles, dont la description court aujourd’hui les catalogues, mais qui faisaient partie de la demeure, qui avaient été choisies une à une, amoureusement et que leur possesseur ne vous forçait pas à admirer. Je ne connais rien d’odieux comme le collectionneur maniaque qui vous promène, généralement après le déjeuner, en pleine digestion, à travers son musée, vous contraignant à écouter ses fastidieux récits. Pour la contemplation des tableaux, des bronzes et biscuits, des estampes, des bibelots, il y a des heures de choix, de réceptivité, des heures ouvertes enfin. Même alors, on a le désir de ne pas être accompagné, de ne pas avoir à déclarer poliment qu’on aime un Clodion ou un Falconet quand ils vous laissent indifférent, de ne pas avoir à s’ébahir, par politesse et condescendance, devant un Nattier qui n’est pas souvent de Nattier. Avec M. de Goncourt, rien à craindre de tel. Pendant quinze ans j’ai fréquenté chez lui, sans qu’il m’obligeât jamais à regarder ceci ou cela. Même il tenait peu à ce qu’on soulevât ses vitrines, au risque de les briser. Il devenait nerveux quand un invité s’approchait un peu trop près d’une pièce rare ou fragile. Je l’entends encore criant de sa voix nette à Gustave Toudouze nonchalamment adossé à une tapisserie de Beauvais crème et rose : « Toudouze, enlevez votre tête, vous salissez. »

Celui auquel il s’adressait ainsi était un être doux et discret, assez timide, à la voix blanche, d’une déplorable facilité littéraire. Il portait sa tête étonnée et souriante, mais pelée et comme bouillie, au bout d’un long cou qui lui prêtait une certaine ressemblance avec une tortue alléchée par une feuille de salade. Poussé avec d’autres à une époque de grande production romanesque, il donnait un volume par an — le Train jaune, le Pompon vert, etc. — de 300 à 350 pages, dénué de toute espèce de style, dénué même d’absence de style, de composition et d’intérêt. Cela pendant un quart de siècle, et c’était le plus brave homme de la terre, le plus inoffensif, le plus tranquille. Jamais aucun de ses maîtres, Zola, Goncourt ou Daudet, ne lisait une seule ligne de ses fastidieuses machines, ni même ne lui en ouvrait la bouche et cependant, par une application touchante, Toudouze continuait à produire. S’il est vrai que nul n’est prophète en son pays, il est cependant démontré qu’on peut être prophète dans sa villégiature, car les habitants de Camaret, où Toudouze passait ses vacances, non loin d’Antoine, ont donné son nom à un quai ! Une seule fois, ce laborieux à vide souleva une certaine émotion dans notre milieu littéraire, ce fut quand il eut la singulière idée de consacrer un livre à la biographie d’Albert Wolff. Chacun se demanda à quoi pouvait bien correspondre une telle étude appliquée à un tel objet. Je suis persuadé que l’innocent Toudouze lui-même ne sut jamais pourquoi il avait écrit ça. Depuis mon enfance, j’ai vu Toudouze dans des fauteuils, sur des chaises, au coin de diverses cheminées, dans des ouvertures de porte, à des tables de salle à manger, dans des cortèges nuptiaux ou funèbres : jamais nous n’avons échangé autre chose que le « bonjour Monsieur Toudouze », « au revoir Monsieur Toudouze » du jeune homme sage à l’habitué de la maison. Quand on parle du roman naturaliste ou réaliste, j’aperçois Toudouze et son perpétuel assentiment, j’entends sa parole sans accent ni timbre, que caractérisait seulement le mouvement de sa maigre pomme d’Adam, très visible à cause de la longueur de son cou.

Outre Hennique, Geffroy, Jourdain, Rosny, Paul Margueritte et Lucien Descaves, qui font partie aujourd’hui, ainsi que moi-même, de l’Académie Goncourt, un des plus notoires habitués du Grenier était Octave Mirbeau. Pour ceux qui ne l’ont jamais vu, je dirai que Mirbeau consiste essentiellement en une voix brève, hachée, passionnée, au-dessous de deux yeux clairs à reflets d’or. La moustache est fauve, le geste nerveux et, quand on le contredit, il se ronge les ongles jusqu’à la pulpe. C’est la sensibilité et même la sensualité la plus frénétique, la plus rapide, la plus explosive, la plus changeante aussi que je connaisse et, suivant que les choses et les gens lui apparaissent sous l’angle de l’amour ou de la haine, il les chérit ou les déteste, les loue ou les accable sans mesure, avec un égal paroxysme. Il est certain que la roue de la vie tourne, et que les sympathies ou les antipathies n’y sont pas toujours à la même place ; mais Mirbeau accélère le mouvement tant qu’il peut, aussi prompt à s’illusionner qu’à se dégoûter, à s’enthousiasmer qu’à se décourager et à s’irriter ; en outre il englobe volontiers, dans l’apologie et dans l’exécration, non seulement l’être visé, mais ses proches, mais son entourage, son cadre, ses animaux domestiques et jusqu’à ses voisins. L’expansion qui est dans ses œuvres est aussi dans ses jugements, si l’on peut appeler ainsi les sentences brèves et sans merci, souvent d’un admirable comique, qu’il décoche de tous les côtés, tel Ulysse revenant chez lui et massacrant les intrus à coups de flèche.

Ceux qui ont conquis et conservé sa difficile affection — il y en a — trouvent en lui, même quand les temps deviennent nuageux, ce remède amical à l’abandon et à la solitude, que nie injustement le poète latin. Il a pour eux des soins touchants, empressés, fraternels, je dirai presque féminins, si le mot appliqué à lui n’était ridicule. Mais il lui faut l’accord parfait. La moindre divergence artistique, littéraire ou politique l’émeut, le trouble, lui fait l’effet d’un manque, puis d’une défection, puis d’une trahison, puis d’un crime. Confiant et gai, il abonde en anecdotes impayables, il ferait rire un cancéreux. Hérissé et mécontent, il boude de ses prunelles lumineuses, du pli d’une bouche renfrognée et un peu gonflée, de ses sourcils arqués, qui prennent une expression d’étonnement furieux. En politique, il suit ses funestes engouements avec l’impossibilité et l’horreur secrète de les contrôler et il éprouve une véritable jouissance à aller jusqu’au bout de ses erreurs, à déguster l’absurde. En général, il hait surtout les tièdes, ce en quoi il n’a pas tort, et il les vomit copieusement. Son goût pour les juifs, même en mettant à part le besoin de la contradiction, qui gâte trop souvent son caractère, m’a toujours étonné. Car si un animal doit être ethniquement, psychologiquement, physiologiquement odieux à Mirbeau, c’est bien le bipède sémite. Après le juif, mais seulement après, il a de l’attraction pour le révolté, étant révolté lui-même et souvent sans motif, et en troisième lieu pour le pauvre bougre. Celui-ci fut-il un incendiaire, un dégradé de la dernière catégorie, l’auteur du Calvaire vous soutiendra qu’il est plein de rêves et d’étoiles et qu’il faut le chérir et le dorloter. Il est toujours en quête d’un individu de génie, homme ou femme, et il préférera le découvrir souillé et taré, sous un amas d’épluchures et de scories ; mais à défaut de celui-là, il choisira quelqu’un d’honnête et de pur. En résumé, le calme plat l’embête et le fatigue, il ne se plaît que dans les orages.

Au milieu de tant de voltes et de luttes contre le bon sens, qu’il confond volontiers avec la médiocrité — alors que rien n’est plus différent — Mirbeau a deux refuges : les fleurs et les tableaux. Ici il apporte un goût sûr, presque infaillible, un manque d’humeur surprenant, une fidélité jamais démentie. Bien entendu, ses préférences font hurler les bourgeois — comme les appelait Flaubert — ou mieux les « amateurs éclairés ». Néanmoins c’est lui qui a raison. Les marchands de peinture connaissent son flair et suivent pas à pas, leur cote à la main, ses indications. Il ne va pas du tout à l’effarant ni à l’exceptionnel, comme le répètent volontiers les imbéciles. Il va au classique, mais à un classique qui n’est pas encore admis comme tel et qui réclame, pour s’affirmer, le contrôle implacable du temps. Son œil, comme celui de Geffroy, a environ quinze ans d’avance sur ses contemporains. On peut donc le rattraper trois fois, au cours d’une existence de durée moyenne.

Mirbeau avait commencé par attaquer vivement et iniquement mon père dans les Grimaces, le petit pamphlet hebdomadaire à couverture rouge qu’il publiait vers 1885 et auquel collaboraient Grosclaude et Hervieu. Ensuite la réconciliation se fit entre eux cahin-caha et Goncourt y fut pour beaucoup, car il aimait Mirbeau, Mirbeau l’aimait, leur fréquentation fut sans nuages. La chose vaut la peine d’être notée.

« Mirbeau me racontait l’autre jour »… ainsi commençait souvent Edmond de Goncourt ; ou encore : « Ce diable de Mirbeau vous a une façon de disséquer Bonnières… » Puis après un regard à la pendule. « Je ne sais pas ce qu’a Mirbeau. Il m’avait cependant promis d’être là de bonne heure. » Dans un livre amusant, intitulé le Termite, J. H. Rosny aîné a fait, avec des noms supposés, un tableau fort exact de ces après-midi du dimanche à Auteuil, de ces causeries à bâtons rompus qu’interrompait fréquemment le sifflet des trains de Ceinture.

Georges Beaume — encore un qui débite un vain et vague volume par an — était blafard et gonflé ; Jean Blaize, taciturne, noir et barbu. De temps en temps, un son rauque et judicieux émanait de son système pileux. Il y avait aussi Servières en jaquette, que je prétendais non vivant, fantômal, à la grande joie de monsieur de Goncourt, et combien d’autres que le dragon littéraire a dévorés, jusqu’à ne plus laisser devant sa grotte qu’un informe petit tas d’os et de chair !

Jean Ajalbert venait de publier Sur les talus :

Ça se passe sur les fortifications.
Ce rendez-vous parmi les végétations…

et un livre de souvenirs personnels : En Auvergne.

Il a toujours été gras et de souffle court, comme Hamlet, mais il ne tuerait ni Polonius ni le Roi, n’ayant rien d’un tourmenté, ni d’un sanguinaire. Après tant d’années écoulées, tant d’événements intercalaires, tant de divergences, je n’aperçois jamais sans plaisir son large visage placide et souriant. En avons-nous fait ensemble des parties de rire et des gueuletons, en avons-nous débouché des bouteilles, rue de Bellechasse, rue de la Faisanderie et sous le ciel limpide de Provence ! Quel jeu de quilles de verres, si elles étaient encore toutes debout ! La destinée a été méchante pour lui et il ne le méritait pas, n’ayant aucun fiel dans le cœur, ne cherchant jamais — comme disait mon père — à retirer la chaise de son prochain.

Quand je pense que ce solide auvergnat de Jean Ajalbert a été depuis dreyfusard et que ce champenois de Pol Neveux aussi l’a été, je n’en reviens pas. Pol Neveux ne paraissait que rarement à Auteuil, car avant tous il admirait Flaubert et il chérissait Pouvillon. Mon grand Pol, va ! Il faut l’entendre déclamant, comme au « gueuloir » une période de Madame Bovary ou de l’Éducation Sentimentale… car il sait tout par cœur de son bon gaulois de maître aux moustaches longues, et même la Correspondance, pleine de cris absurdes et délicieux. Le À Rebours d’Huysmans avait mis à la mode Bodega, le grand marchand de vins et liqueurs qui fait le coin de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione, où des tonneaux superposés évoquent invinciblement la Barrique d’Amontillado d’Edgar Poe. On retrouvait là Neveux installé, entre Pouvillon silencieux et un porto doré, et tout aussitôt le champenois vantait les petits crus « pas encore tripotés » de son patelin, lesquels sont en effet parmi les premiers vins de France, légers, pétillants et secs. Il mettait la dernière main à son roman ironico-rustique Golo, chef-d’œuvre du genre et sur lequel je reviendrai à propos du flaubertisme.

J.-K. Huysmans, familier de Goncourt et qui n’eut jamais aucune affinité réelle avec Zola, était silencieux et grave comme un oiseau de nuit. Mince et légèrement voûté, il avait le nez courbé, les yeux enfoncés, le cheveu rare, la bouche longue et sinueuse, cachée sous la moustache floche, la peau grise et des mains fines de bijoutier ciseleur. Sa conversation, ordinairement crépusculaire, était toute en exclamations écœurées, dégoûtées sur les choses et les gens de son époque, qu’il exécrait également, qu’il maudissait, depuis la décadence de la cuisine et l’invention des sauces toutes préparées, jusqu’à la forme des chapeaux. À la lettre il vomissait son siècle et le parcourait frileusement, comme un écorché vif, souffrant des contacts, des atmosphères, de la sottise ambiante, de la banalité et de l’originalité feinte, de l’anticléricalisme et du bigotisme, de l’architecture des ingénieurs et de la sculpture « bien pensante », de la Tour Eiffel et de l’imagerie religieuse du quartier Saint-Sulpice. Ses sensations tactiles, auditives, visuelles, olfactives le gouvernaient. Il avait l’air d’en être martyrisé, comme sainte Lydwine, d’aspirer de toutes ses forces à l’évasion. Dans une page célèbre, Barbey d’Aurevilly lui avait donné le choix, dès son premier livre À Vau l’eau, entre le revolver et le crucifix. On sait comment se vérifia cette prédiction. Tous les critiques, se basant sur ses origines flamandes, ont signalé le peintre d’intérieurs, à la manière des maîtres et petits maîtres du Nord, qui était en lui ; mais il renfermait aussi un Parisien, gouailleur jusqu’à la férocité, abrégé et savoureux dans ses jugements et un énervé de premier choix.

Il fallait voir Huysmans, acculé par un raseur dans un coin du « grenier » Goncourt, allumant une cigarette, comme pour chasser un insecte, cherchant à s’évader par petits pas feutrés, et coulant vers son interlocuteur un regard de martyr qui eût voulu se faire bourreau. Un jour que j’étais arrivé à le dégager : « Merci, me dit-il, pour mes rotules ; je pensais ne jamais pouvoir les décoller de cet ignoble individu. » Il ne ménageait pas les termes, je vous assure, et ses coups de griffe laissaient, en général, cinq raies sanglantes sur le museau de son fâcheux.

On prétendait que, pour des Esseintes, le héros d’À Rebours, qui fut son premier grand succès, il s’était inspiré de Robert de Montesquiou. Je ne sais s’il l’avait déjà rencontré chez Goncourt, mais, ce qui est certain, c’est qu’entre eux ça ne pouvait pas marcher longtemps. Leurs atomes, à tous deux, étaient trop diversement crochus pour s’accrocher. Au temps dont je parle, Robert de Montesquiou, qui s’est depuis terriblement banalisé et galvaudé — conséquence fatale de l’amour de la célébrité — passait pour un être rare, lointain, distant et fermé. Il habitait, à l’extrême pointe du Kamtchatka littéraire dont parle SainteBeuve, un pavillon de mosaïque rempli de plantes rares, de livres merveilleux et de subtils parfums. Il y composait, sur des vélins de choix, des poèmes difficiles, pleins d’allusions et d’assonances, comparables à ces personnages que les marins font avec des coquilles. L’homme était mystérieux comme l’auteur, long et mince, sans âge, tel que verni pour l’éternité, les rides du front savamment déplissées, habillé avec ce goût rarissime qui aboutit à un ensemble neutre par l’harmonie, le fondu de détails voyants, fleuri quant à la boutonnière, et aussi quant au discours. Il racontait, comme pour des adeptes, de longues et fastidieuses anecdotes consacrées à des arcanes mondains, méprisables mais inaccessibles, bafoués, mais à la façon des idoles ; puis, vers la fin de son monologue, le comte à écouter debout éclatait d’un rire aigu de femme pâmée. Aussitôt, comme pris de remords, il mettait sa main devant sa bouche et cambrait le torse en arrière, jusqu’à ce que son incompréhensible joie fut éteinte, comme s’il eût lâché un gaz hilarant.

J’ai toujours été stupéfait de la disproportion entre l’importance réelle de ces récits et celle que Robert de Montesquiou leur attribue. Il a dans l’esprit une véritable loupe à enfantillages. Un bibelot lui apparaît grand comme le Moïse de Michel-Ange, et un potin de bonne renvoyée terrible comme un bol de curare. Les histoires de gouvernantes suisses, de « miss » ou de « fraülein », de vieilles personnes ultra nobles, ultra fossiles, et de gens superchics ignorant la littérature, avec lesquelles il se gargarise en public ou dans son privé, m’ont toujours donné des courbatures. Quand il me parle de tout près, insistant sur ses précieuses finales, se contorsionnant afin de m’expliquer, à moi roturier vivant de ma plume, l’extraordinaire importance sociale, mais aussi l’extraordinaire insignifiance et débilité mentale des Sainte-Avanie ou des Comme-la-Lune, j’ai envie de m’en aller. Il doit penser la même chose de moi. Nous ne sommes fichtre pas faits l’un pour l’autre.

Dès cette époque, Robert de Montesquiou allait aux écrivains comme certains conférenciers mondains vont au peuple. Au besoin, pour ces expéditions, ils revêtiraient un costume spécial mi-bourgeron, mi-habit, craignant à la fois d’avoir l’air de vouloir écraser leurs auditeurs de leur supériorité vestimentaire, et d’avoir l’air de les mépriser en ne faisant pas de frais pour eux. Avec les écrivains révolutionnaires, ça allait tout seul. Robert de Montesquiou piquait une cocarde à son chapeau, et se répandait en propos anarchistes, dont de très grandes dames âgées — comme dans la Tour de Nesles — faisaient les frais. Les écrivains révolutionnaires se laissent, par définition, plus facilement épater que les autres. Avec les réactionnaires, notre rarissime était plus gêné. Il ne pouvait pas leur expliquer qu’une particule et un titre bien porté ne sont rien du tout, puisqu’ils paraissent attacher une certaine importance à ces hochets de l’hérédité. Il n’osait pas non plus tabler trop hardiment sur un snobisme supposé qui lui a déjà donné pas mal de déceptions. D’où une gêne quant au choix du pied à danser qui, personnellement, m’a toujours ravi.

Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai horreur de la visite aux collections. Or Robert de Montesquiou a la manie, non seulement de montrer, mais de vanter et d’expliquer minutieusement la sienne. Poil de la barbe de Michelet, vieille cigarette de Mme  Sand, larme séchée de Lamartine, baignoire de Mme  de Montespan, pot de chambre de Bonaparte à Waterloo, casquette du maréchal Bugeaud, balle qui tua Pouchkine, soulier de bal de la Giuccioli, bouteille d’absinthe ayant abreuvé Musset, bas à jour de Mme  de Raynal, avec autographe de Stendhal, nez en pomme de terre détaché du masque de Parmentier, tous ces souvenirs « inesti-mâbles » — prière de hurler l’i d’inesti — sont conservés par le poète enivré avec une sollicitude déménageuse et bavarde. Quand survient un visiteur de marque, il le traîne devant ces merveilles, les fait miroiter historiquement, anecdotiquement et légendairement, décrit, s’attendrit, s’irrite, s’exalte, puis, calmé soudain, gémit après un silence : « C’est bien bô ! » ou « Comme c’était bô ! »

Un an après, l’autre ayant tout oublié, le comte Robert y pense encore et, dès qu’il l’aperçoit : « N’est-ce pas que c’était bien bô ? » Deux ans, même cinq après la cérémonie. On peut dire de lui qu’il a l’ébahissement des autres tenace. Mais cela ne serait encore rien s’il n’avait la déplorable habitude, lui si fin ou se croyant tel, de réciter de ses vers ou de sa prose à tout venant, et pas des pièces de faible longueur, pas des sonnets ni des madrigaux : non, non, de longues tirades rimantes ou non rimantes, ponctuées en fausset de clameurs de surprise et d’allégresse, comme si Eschyle, Pindare, Dante et Shakespeare se révélaient en lui à lui-même. Tout d’abord vous croyez à une farce. Peu à peu, devant le visage tendu de l’auteur, glacé d’orgueil sous cette ébullition factice, vous reconnaissez que c’est sérieux et même, comme disent les médecins, que c’est grave. Malheur à la dame âgée ou jeune, mais distraite, qui ne tombe pas à genoux, prenant à témoins le soleil et les étoiles qu’elle n’a jamais ouï tel génie. Le poète, cédant au prosateur satirique, a mis son nom à jamais maudit dans sa mémoire et désormais elle sera, en cent autres morceaux analogues, âprement flagellée, tournée en dérision et en caricature, vouée aux dieux infernaux du manque d’orthographe, de la vilaine broderie, de la mauvaise eau de toilette, de l’hospitalité défectueuse. Quand il s’agit de la vénération qui lui est due, Robert de Montesquiou ne barguigne pas. Il tient de Brummel et de Trissotin.

Tel quel, et si carrément insupportable qu’il apparaisse les trois quarts du temps — exception faite pour les heures de détente où il veut bien être simple — ce gentilhomme hurleur, ce magot moliéresque a créé un genre. À côté de lui, Rostand et d’Annunzio, ses vils imitateurs en affectation et en outrecuidance, ne sont que d’inférieurs plagiaires, les pluriels de ce singulier. N’est pas tarabiscoté qui veut. Ne sait pas qui veut transporter son socle de salon en salon et monter dessus, une lyre de nougat de couleur à la main. Ne hennit pas d’extase qui veut, devant ses propres fabrications. Il y a, dans Robert de Montesquiou, des coins d’un grotesque sublime, alors que ceux que je viens de citer, venus tard et comme moisis, en sont demeurés au ridicule. Laissons de côté des Esseintes, pour lequel Huysmans a manqué de verve sans manquer malheureusement de crédulité, et concluons que, dans la menue monnaie de Byron, Pierre Loti est encore un louis d’or et Robert de Montesquiou une pièce de dix francs. Les autres représentent le billon. Or il n’est rien de plus sinistre que l’exceptionnel à bon marché, que le rarissime en zinc d’art, que le Kamtchatka chez la concierge.

Parfois se montrait au « grenier » Gustave Guiches, — fort incolore, bien qu’on le devinât point sot et même avisé — et que nous avions adopté comme unité de mesure littéraire. On disait de tel ou tel : « Il vaut dix Guiches… Il vaut vingt, trente, quarante Guiches. » Un ouvrage comme Céleste Prudhommal, contenait, exactement dosés, tous les ingrédients nécessaires à la composition d’un mètre étalon romanesque. Guiches a travaillé depuis pour le théâtre. J’ignore s’il y a transporté ses qualités de commode mensuration.

Parfois aussi, tel un fantôme, survenait en tapinois Édouard Rod, non moins incolore, non moins silencieux. Homme de lettres méthodique, à la manière suisse, Rod faisait périodiquement le tour de ses grands confrères, depuis Edmond de Goncourt jusqu’à Brunetière non par flagornerie, certes, le pauvre, mais comme il eût fait ses visites académiques, par devoir. Il n’était pas gênant. Il entrait, serrait des mains, se mettait dans un coin, sur un bout de canapé, se taisait une demi-heure, une heure en moyenne, donnait des signes d’assentiment, puis se levait et prenait congé, aussi funèbrement que s’il venait de perdre toute sa famille. On disait : « Quel brave type ! Avez-vous lu sa Vie privée de Michel Tessier ?

— Non, je ne peux pas le lire. Il a le tour trop protestant pour mon goût ; mais comme il a l’air d’un brave type !

— C’est un type encore plus brave que vous ne pensez, un grand sentimental bourré de scrupules extraordinaires. C’est ça qui le rend silencieux, par excès de vie intérieure.

Tout le monde concluait en chœur : « Quel excellent et brave type ! C’est peut être la prochaine fois qu’il dira quelque chose. » Mais le mois suivant, dans le même quartier de la lune, Édouard Rod, reparaissant de son même pas feutré, se taisait encore.

Au lieu que Georges Rodenbach, éloquent, imagé, bavard, à la façon d’un qui voudrait tout dire, très vite, sachant que sa vie sera limitée, donnait la réplique à mon père. Quand par hasard Stéphane Mallarmé venait et se lançait, les yeux mi-clos, le geste discret, dans la controverse, c’était un délice. Ce petit magicien des mots, aux regards profonds et graves, parlait par allusions transparentes, qui se rejoignaient et dessinaient peu à peu dans l’espace une forme logique ; il parlait avec un charme incomparable, voletant, tel un oiseau rare, à la cime des idées et des formules, faisant du verbe un jeu magnifique. Il composait visiblement son discours, en grand artiste, signifiant par un sobre mouvement de la tête ou des paupières, à un moment donné, l’inexprimable. Le crépuscule tombait sur le jardinet d’Auteuil et ses bronzes fins. On ne distinguait plus, dans la vaste pièce, que des silhouettes confuses et les points brillants des cigarettes. C’était l’heure des plus belles improvisations d’Alphonse Daudet. Elles partaient ainsi qu’un solo de violoncelle ; elles éveillaient vite un des autres instruments sensibles présents, même des timides, qui se hasardait, comme à confesse d’abord, puis plus haut. D’autres s’en mêlaient, s’encourageaient. Goncourt était heureux. Il aimait l’hospitalité sous sa forme la plus rare, l’intellectuelle, et que l’on fût bien et content chez lui.

La porte s’ouvrait. C’était Carrière, à peine distinct, réduit, ainsi que dans ses dessins, aux lignes essentielles et significatives ; et derrière lui Paul Hervieu, ou un autre, puis la lampe, apportée par la nièce de Pélagie, et quelquefois un inattendu, un voyageur, un romain comme Primoli, un anglais comme Child ou Sherard, un correspondant de journal égaré parmi ces gens célèbres ou connus et heureux de l’aubaine. Mais le charme n’était pas rompu pour cela : le nouvel arrivant était happé par la causerie, contraint de donner son avis, et s’exécutait avec bonne grâce. Aussi Goncourt rappelait-il régulièrement à Alphonse Daudet : « Mon petit, dimanche, on compte sur vous.

— Entendu, mon Goncourt. On y sera.

— Léon, grand diable, tu tâcheras de passer vers la fin de la journée. Tu retrouveras de Fleury et un camarade à lui, très intéressant, paraît-il, un médecin qui a visité des pays pas ordinaires et nous racontera ses impressions.

— Oui, monsieur de Goncourt.

Comme on savait qu’Edmond de Goncourt tenait un journal de sa vie, c’était à qui lui fournirait des raretés, destinées à être fixées par sa plume célèbre. Je soupçonne fortement certains de ses visiteurs de lui avoir parfois confié des secrets en vue de la publicité future et forgé des histoires peu authentiques. Étant la droiture même, il ne se méfiait pas des imposteurs. Le pire de tous était Lorrain, lequel évitait l’après-midi du dimanche, à cause du juste mépris qui l’environnait, mais se rattrapait les autres jours. Chaque fois que Goncourt répétait, sans penser à mal, un potin d’une certaine qualité toxique sur des gens de notre entourage, mon père l’interrompait :

— C’est au moins Lorrain qui vous a raconté ça ?

— Tout juste… Mais, vous savez, il est capable à l’occasion de dire la vérité.

J’ajoutais en riant : « Je ne le crois pas, monsieur de Goncourt, elle serait trop dangereuse pour lui ». Avec moi d’ailleurs, Lorrain se méfiait d’une brutalité et il n’avait pas tout à fait tort. J’avais toujours espéré qu’il ne partirait pas sous les ombres sans que je l’aie corrigé sérieusement, et c’est pourtant ce qui est arrivé.

J’allais oublier Fernand Vanderem, très caractéristique en ceci que toute sa vie il a vécu dans le sillage de Paul Hervieu, imité, copié le costume, les gestes, la voix d’Hervieu. Il n’est point venu fréquemment à Auteuil, mais il y est sans doute venu en même temps que Paul Hervieu. Ce n’est pas du tout un mauvais juif. Il a même, à l’occasion, des sentiments délicats. Son principal défaut consiste à attacher une importance prépondérante à ses écrits, et à se dépiter et navrer quand il constate que cette opinion n’est point partagée. Il tient, comme un livre de commerce, une liste des jugements favorables ou défavorables concernant ses romans et ses pièces, les Deux Rives, la Victime, la Pente douce, etc. L’humanité est ainsi divisée, selon lui, en bons, qui trouvent du talent à Vanderem, et en méchants, qui ignorent Vanderem. Quelquefois il y a un transfert de la colonne de droite à celle de gauche. Un élu devient un damné et réciproquement. Il explique ces choses d’une voix un peu traînante et appuyée comme Hervieu, précipitant le débit comme Hervieu, quand il tient une définition juste, ce qui arrive. Dieu sait si j’ai connu des contemporains qui prenaient la littérature au tragique. Aucun plus que Vanderem, et j’imagine combien il doit affectueusement souffrir en voyant l’invincible Paul Hervieu, son modèle, parcourir d’un pas assuré tous les échelons des honneurs officiels et académiques, alors que lui, qui cependant appartient au peuple hébreu, n’est même pas encore grand officier de la Légion d’honneur.

Il serait trop long d’énumérer tous ceux qui, en dehors des habitués, ont fréquenté ou traversé le grenier Goncourt. Cette réunion d’écrivains, d’artistes ou de journalistes, un peu artificielle et guindée au début, était devenue à la longue fort agréable. Grâce à mon père, elle ne dégénérait pas en ces causeries pour hommes seulement, que j’ai toujours eues en abomination. Quoi de plus hideux que des messieurs âgés commentant le marquis de Sade ou récitant, avec des mines de concupiscence, des vers licencieux de douze pieds, ou feuilletant, les yeux hors de la tête, des albums de dessins érotiques. Ancien carabin et grand admirateur des satiriques français, Rabelais en tête, je ne crains certes pas le terme cru. Mais la sensualité sénile me fait mal au cœur. Les vieux devraient toujours être bien propres.

Mon plus violent souvenir de tristesse de bon ton et d’ennui mondain, c’est le salon de la princesse Mathilde. J’ai dîné une fois rue de Berry, et j’y ai été en soirée trois fois. Quatre séances inoubliables ! Comme je me plaignais de ma profonde désillusion à Edmond de Goncourt, il me répliqua avec mélancolie : « Que veux-tu, mon petit, tu vois ça trop tard. C’est un très vieux bateau. Les rats s’en vont ».

La princesse elle-même, à laquelle chacun s’accordait — je ne sais pourquoi — à trouver grand air, était une vieille et lourde dame, au visage impérieux plus qu’impérial, qui avait le tort de se décolleter. On citait d’elle des mots d’une brutalité assez joviale, notamment le cri fameux : « Nous qui avons eu un militaire dans la famille… » En dépit de Taine, Renan et Sainte-Beuve, elle était demeurée épaisse et sommaire. Je l’ai vue ne parlant plus guère, fixant sur ses invités à la ronde des yeux bovins et méfiants. L’infortunée n’avait pas tort car, en moins de dix minutes, à la table de sa salle à manger froide et solennelle, je remarquai le manège très visible du vieil ami de la maison, Claudius Popelin et d’une jeune personne de l’entourage. Les intimes parlaient de cette aventure avec indignation, comme d’une trahison de Philémon à l’égard de Baucis.

Il s’était formé à ce sujet deux clans d’importance inégale : les Popelinistes et les Mathildins. Edmond de Goncourt était Mathildin. Je crois même qu’en sa qualité de confident de la princesse, il avait fait des remontrances au graveur émancipé, qui aggravait sérieusement son cas avec une gravité toute napoléonienne. Jamais manquement aux usages de cour ne fut aussi sérieusement jugé que celui de ce pauvre bonhomme à prénom romain, et qui avait une tête d’ancien concierge. On racontait que Ganderax, qui a le cœur bon, en pleurait la nuit dans sa barbe noire, et Primoli, que presque tout fait rire et même sourire, en demeura longtemps mélancolique.

Ceci est significatif, car Primoli a le sens de la farce. Il m’a fait une fois déjeuner à Armenonville avec une fausse Mathilde Serao, laquelle n’était autre que la comtesse de T…. Pendant tout le repas, je parlai de son œuvre à cette femme charmante et ravie d’hilarité contenue, qui me donnait modestement la réplique en baissant les yeux. Au dessert, on s’expliqua au milieu des éclats de rire, et je jure que je n’en menais pas large. Il fallait donc que la fugue à domicile de Popelin fût un vrai scandale, pour désoler ainsi le plus jovial et le plus spirituel des romains.

À ce même repas, amoureux en cachette et funèbre en apparence, assistaient les trois principaux historiens de Bonaparte : Vandal, Masson et Henry Houssaye. Ce dernier, à la fois bon, bruyant et vide, avalait coup sur coup les verres de Champagne, saisissait sa longue barbe de statue grecque à pleines mains et répétait : « ah, ah, c’est ça, ah, » d’un air prodigieusement intéressé, sans écouter néanmoins un seul mot de ce que lui disait sa voisine de table. Inconsistant et sympathique, cervelle d’oiseau et cœur d’or, obsédé, lui le plus pacifique des hommes, par des préoccupations stratégiques et militaires, académisé dans les moelles, tel était et est demeuré jusqu’au bout l’auteur de 1814 et de Waterloo, le fils sérieux du frivole Arsène-aux-redoutes. Masson, déjà hargneux et quelque peu timbré, guettait le manège de collégien sentimental de Popelin en reniflant sa soupe avec force. Vandal était sage, maigre, haut et herbivore, comme la girafe du Jardin des Plantes. Il avait le tic de cligner des yeux, ce qui faisait croire à ses interlocuteurs qu’il leur adressait des signes d’intelligence. Edmond de Goncourt, afin de me faire briller, me demanda de conter une farce d’hôpital, que je sabotai et qui n’amusa personne. L’ennui immense pleuvait du plafond sur la table chargée d’aigles, de verreries et de fleurs, sur les convives, qui peinaient pour animer ce cimetière d’une société jadis brillante, sur la maîtresse de maison déjà lointaine, sur les mollets rebondis des larbins. On cherchait, ainsi que dans les cauchemars, des thèmes de discussion courtoise et générale qui tombaient à plat, cependant que l’amoureux Claudius et la vilaine ingrate échangeaient à la dérobée des regards de feu et de salpêtre.

On sortit de la table mortuaire, où la nourriture, je dois l’ajouter, était à la fois exécrable et parée, le poisson, sans goût ni sauce, prenant la forme d’une côtelette, et le rôti baignant sur une eau saumâtre, comme si le bœuf était demeuré toute la nuit assis dans une mare. Aimez-vous le style napoléonien ? Moi, il me rend malade. Chez la princesse Mathilde, tous les fauteuils, par droit de naissance, avaient l’air de sortir de la Malmaison, tous les pieds de table avaient la taille Empire. Les abeilles et les aigles abondaient. Un à un ou deux par deux, les condamnés de la soirée arrivaient, ainsi que des déambulants du Purgatoire, prenaient la physionomie assortie au morne des convives mal repus et se réunissaient dans les coins pour chuchoter à voix très basse, de peur évidemment de déranger quelque invisible moribond. Le coupable Popelin se décida alors à avoir l’air de se mêler aux groupes. Je regardais sans l’entendre, comme cela m’est arrivé tant de fois, l’excellent Houssaye qui m’expliquait véhémentement, à grand renfort de termes techniques, la bataille d’Iéna, devant un ancien général livide et somnolent, sinon tout à fait endormi, et une petite dame sans poitrine à mine désespérée. Popelin me demanda si je connaissais le Dr  Potain. C’était mon maître ; mais je répondis que non, afin de nous éviter à tous deux la fatigue de considérations vaines. Popelin étonné alla en référer à Goncourt, tassé au fond d’une bergère de forme Empire, auprès de quelques ahuris bien peignés, qui remuaient des cartes d’un air las.

Le plus curieux de cette maison diabolique c’est que personne, une fois entré là-dedans, ne s’en allait plus. Conformément au protocole, nul n’osait donner le signal. On parlait de plus en plus bas, comme dans le palais de la Belle-au-Bois-Dormant. Les valets énormes, de style Empire eux aussi, les plus gros et les plus grands que j’ai vus, transportaient des bûches et des candélabres, des plateaux et des meubles, des aigles de plâtre et de bronze, en échangeant des coups d’œil narquois. Ils avaient l’air de remuer ces objets sans raison, pour se donner l’illusion de la vie, tels des déménageurs somnambules.

Enfin, sur le coup de minuit, la princesse Mathilde, quittant une espèce de tapisserie Empire, à laquelle elle travaillait avec des aiguilles Empire, rangea son métier à tête d’aigle, se leva pesamment, salua à la ronde et se retira, comme si elle trouvait cette soirée toute simple et même agréable. Alors cette réunion d’indifférents, se décollant des chaises, canapés et fauteuils Empire, commença à échanger des bonsoirs et des promesses de se revoir bientôt. Popelin avait renoué son flirt enragé. Les gens prenaient congé de lui, avec un air d’affectueux reproche. Il me faisait tellement de peine que j’eus envie de l’embrasser, en lui glissant à l’oreille : « Prenez garde, ça se voit… » Mais il n’eût évidemment pas compris, tout absorbé dans sa méditation libidineuse.

Au vestiaire, il en arriva une bonne. Masson, brutal et sans façon, cherchant son manteau avec fureur, bouscula une fort jolie personne, son ennemie de longue date, qui se mit à l’attraper devant tout le monde comme au pavillon de la marée : « Voulez-vous faire attention, malhonnête, hein, et ne pas me toucher avec vos pattes sales, hein ! » L’ennemi de Joséphine en demeura tout interloqué, comme un chien de cirque qui a raté son tour. Puis, fumant de rage et pestant, il disparut au milieu des ténèbres.

Plus tard, je suis retourné passer la soirée rue de Berry, une fois notamment en compagnie de Maurice Barrès. L’impériale demeure était infestée de juifs et de juives, qui avaient pullulé dans l’intervalle, et Claudius Popelin avait disparu. L’ennui était toujours de même qualité. Ganderax et son abondante barbe semblaient avoir pris plus d’importance. Frédéric Masson avait, chose extraordinaire, grandi et blanchi en se voûtant, comparable à ces « gayants » grotesques des fêtes du nord qui font peur aux petits enfants. C’était quelques mois avant la mort d’Edmond de Goncourt, retenu à Auteuil par la grippe. La princesse Mathilde n’avait pas changé. Elle semblait encore plus absente que naguère, aussi pétrifiée et ligneuse que les aigles de pierre et de bois qui encombraient toujours ses lugubres salons.






CHAPITRE VI


Hauteville-House au lendemain de la mort de Victor Hugo. — Premiers séjours à Londres.



J’ai fait à diverses reprises de longs séjours à Hauteville-House, la maison grise et triste que Victor Hugo habita pendant son exil à Guernesey. Le premier de ces séjours fut dans l’été de 1885, quelques semaines après la mort du poète. Les moindres détails m’en sont demeurés présents et je nous vois, Georges Hugo, Payelle et moi-même, feuilletant avec respect les livres dépareillés et annotés de la petite bibliothèque du dernier étage ou look out. Une grande présence flottait encore parmi ces vestiges illustres. La voix forte et lugubre du vent semblait chargée de plaintes, mêlées à un tumulte glorieux. Les fantômes de la douleur et de la mélancolie, du travail acharné et de la colère, de l’amour et de la méfiance, montaient et descendaient en tapinois les escaliers amortis et masqués par de lourdes tapisseries en lambeaux. Le vieillard au cœur sec, au verbe étincelant, à l’hypocrisie grandiloquente et raffinée, au désir sans cesse renaissant, hantait encore ces lieux qui avaient reçu ses confidences, ses bâillements de lion en cage, ses rugissements. On y percevait, à ses côtés, le morose asservissement de son entourage : sa femme qu’avait désespérée au début le voisinage de Juliette Drouet, qui s’y était habituée peu à peu — car Hugo tablait sur l’accoutumance ; sa fille Adèle, entrée, par la porte héréditaire et le désespoir d’amour, dans la folie précoce et durable. La malheureuse, née en 1830 a aujourd’hui quatre-vingt-quatre ans et elle vit internée depuis plus de cinquante ans ! Ses deux fils Charles et François, de caractère fort différent, également bons et intelligents et soumis aux volontés et à l’avarice de leur terrible bénisseur de père. Imaginez l’existence en commun de ces quatre personnages, vivant chichement même quand sonna l’heure de la prospérité, soumis aux humeurs d’une maîtresse belle et despotique, invisible, mais présente à quelques pas, femme de théâtre et de ruse et qu’on imagine reprochant sans cesse sa solitude à son cher auteur.

Le roman de cette mort lente de toute une famille, soumise au génie et empoisonnée par lui, eût été certes plus intéressant que les Travailleurs de la mer, sorte de Robinson manqué, où se trouvent cependant de beaux paysages, que l’Homme qui rit, œuvre hasardeuse et à demi démentielle, ou que les Misérables, ce répertoire moral du romantisme. L’histoire vraie de l’exil de Hugo, telle que j’ai pu la reconstituer à travers les récits de l’entourage, notamment ceux de la touchante Mme  Chenay, belle-sœur du maître, serait quelque chose de tragique et de comique à la fois. Hugo était un tyran domestique, un égoïste forcené, mêlé d’Harpagon et de Tartuffe, recouvrant toujours d’un beau prétexte sa dureté ou sa sensualité. Un trait le peint : il tenait vers la fin de sa vie un carnet de toutes ses dépenses. Sur ce registre, le chiffre de 40 francs, inscrit en face du mot bienfait, à intervalles périodiques, attira notre attention. Or ce genre de « bienfait », information prise, témoignait simplement d’une rare verdeur de tempérament, conservée jusqu’à la fin par l’étrange bonhomme. C’est parfait, mais par quel besoin intime de cabotinage sentimental inscrivait-il cette fonction à la colonne du cœur ?

Voici comment m’apparut Hauteville-House en juillet 1885 :

Au rez-de-chaussée, la salle à manger, tapissée de faïences rares et belles qui se groupaient en un H gigantesque, au-dessus de la cheminée. Un fauteuil, fermé par une chaîne de fer, représentait « le siège des ancêtres ». Une Sainte Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus était transformée en Liberté par les vers suivants :

Le peuple est petit, mais il sera grand
Dans tes bras sains, ô mère féconde,
O Liberté sainte au pas conquérant.
Tu portes l’enfant qui porte le monde.

C’est là une forme très typique de la sottise de Hugo. De même qu’il démolissait de beaux meubles anciens, dénichés habilement par lui chez les bric-à-brac, pour en composer des meubles extravagants, de même il détournait les objets, les symboles, les formules de leur destination traditionnelle et les adaptait à sa situation, à son cas, à sa personne, avec une tranquille impudeur. À Hauteville-House, au lendemain de sa mort, sa vision du monde était ainsi très apparente : un Dieu vague, planant dans l’espace. Au-dessous, la terre, mue par quelques hommes de génie, bons en tant qu’écrivains, ou méchants en tant que conquérants. Au centre des premiers, les dépassant tous, lui, Hugo. Au-dessous encore, les peuples, masse auguste et sage, mais martyrisée par les rois, les empereurs et les prêtres. Le jeu consistait pour Hugo, représentant des génies et délégué de Dieu, à briser les entraves des peuples. Il s’en acquittait verbalement chaque jour, de cinq heures du matin à midi, sans débrider.

Au rez-de-chaussée encore, une salle de billard ; un salon dit des « tapisseries », orné de tableaux de famille par Louis Boulanger — notamment une Mme  Hugo au grand front, aux yeux placides ; une petite pièce renfermant une peinture de diableries flamandes, dans le genre de Breughel le Vieux, qui nous frappait vivement, Georges et moi, alors jeunes gens.

Au premier étage, deux luxueux salons : l’un rouge, orné d’admirables broderies de jais, représentant des fables, et d’un baldaquin en lampas frangé d’or, soutenu par six esclaves grandeur nature, qui de l’autre main supportent des torchères. Le second salon, bleu, d’un style plus simple, prolongé par une terrasse donnant sur la mer.

Au deuxième étage : la galerie de chêne, toute en bois sculpté et travaillé, attenant à une « chambre de Garibaldi » où Garibaldi n’a jamais couché, et pour cause.

Au troisième étage, le look out vitré ; trois pièces exiguës, étouffantes en été, glaciales en hiver, ornées de panneaux peints représentant la légende du beau Pécopin, où Hugo couchait et travaillait sur un matelas au ras du sol. Car il vivait dans une inspiration perpétuelle, assailli par tous les démons du rythme, de la métaphore, de la syntaxe, se délivrant d’eux sur des bouts de papier de toutes formes et de toutes couleurs, à l’aide de l’écriture et du dessin. Sa méthode de dessinateur, très conforme à sa méthode de poète, consistait à jeter de l’encre sur du papier, puis à modeler, et développer le hasard de la tache, en y laissant jouer la lumière par les blancs. Il avait le pâté sublime. Néanmoins ce procédé le contraignait à représenter invariablement des burgs au clair de lune, des pendus également au clair de lune, ou des grotesques à longue barbe, tels que « son ami de cœur, nommé Goulatromba. »

Homme de qui jamais un juron ne tomba.

Cette demeure déjà hétéroclite par sa composition et l’assemblage des styles, était en outre remplie de devises, quelques-unes formant calembour. Une d’elles, adressée à Vacquerie, était ainsi conçue :

Ora, i, clama.

C’est-à-dire : Prie, Va, Crie… horrible ! D’ailleurs si Vacquerie eût adressé au ciel une prière, c’eût été sans doute pour lui demander de le débarrasser, par les voies les plus rapides, du rayonnement de la gloire de Hugo. Ne pouvant l’effacer, cette gloire, il s’était collé à elle ; mais j’ai toujours pensé — et je n’étais pas le seul — que cette fameuse amitié n’avait été qu’une haine de près.

Un grand nombre de portraits de Hugo et des siens, la plupart sur verre, dits daguerréotypes, nous apparaissaient à mesure que nous faisions, en nous émerveillant, l’inventaire de la coquille phénoménale du plésiosaure de Guernesey. La plupart le représentaient, lui, dans le plein de sa force et de sa tension, fort différent du patriarche, attendri entre ses petits-enfants, qu’a conservé et transmis la légende démocratique. Imaginez un front immense et bombé d’hérédo ; suspendue à ce front, une face dure et glabre aux lèvres minces, tenant du mauvais prêtre et du cabotin ; entre ce globe et ce masque, les conjoignant, deux yeux implacables et bleus, visionnaires froids de la réalité. Là-dessous un corps trapu mais petit, fait pour porter des poids considérables, y compris celui des années. Tel était, avant l’heure sénile et adoucie, le puissant individu que le gouvernement impérial condamnait à la solitude et au repliement sur soi-même. Je le définirais un animal verbal, chez qui l’instinct comprimé s’échappait en périodes et en images, sans aucune reprise de ces jets impétueux par la raison. Autour de lui, dans ces mêmes photos, les siens : sa malheureuse femme, ses fils engourdis par l’exil, sa fille Adèle, héritière du front et du masque. Tous semblaient dominés, écrasés, aplatis, réduits au rôle de subalternes, de souffre-génie. On sent bien, devant ces images, que, sans Juliette Drouet à sa porte, il aurait certainement éclaté.

De larges enveloppes, scellées à la cire noire de son cachet bague en forme de griffon, contenant des lettres secrètes, étaient remises par nous consciencieusement à qui de droit. Le vieillard avait tenu un compte exact et méticuleux de toute sa vie, étiqueté, numéroté en vue de cette postérité, qu’il se représentait comme un tribunal devant lequel il s’agissait d’être beau. Quelques brèves inscriptions, compréhensibles pour lui seul, rappelaient le contenu des enveloppes. Perdu entre le ciel et la mer pendant dix-sept ans, sous cette calotte de verre de son look out, il avait dû énormément ruminer et écrire. Ainsi s’explique le flot de ses ouvrages posthumes, dont quelques-uns, non appuyés sur le réel, remâchent à vide, dont quelques autres, faits de « choses vues », sont très intéressants.

Entre les bibliothèques basses et les murs, sous les tables, dans les armoires de la paroi, c’était un éparpillement de feuilles volantes, pages de livres arrachées, vieilles enveloppes, couvertes en tous sens de maximes, de notes, de remarques, d’une écriture large et sensuelle, comparable à une course de faunes nus, débridés et gambadant : une débauche d’imagination. On en recueillait le plus qu’on pouvait, mais il y en avait toujours. Chaque matin, Georges et moi découvrions une cachette nouvelle, remplie de documents ficelés : « À Toto… à Dédèle… Pour Vacquerie. » Ces captifs habitant sous le même toit, se boudant, se fâchant, se réconciliant à la mode française, s’écrivaient sans doute du matin au soir et échangeaient aussi des billets avec leurs hôtes et visiteurs. Je me demande néanmoins à quoi correspondaient les paquets de lettres adressées par Hugo à Vacquerie, pendant les séjours de celui-ci à Guernesey, et ce que pouvaient avoir encore à se dire, par surcroît, en dehors de leurs tête-à-tête, ces deux hommes rivés l’un à l’autre à la façon des « mariages nantais » du sinistre Carrier. Il est vrai que Hugo était un prédicateur laïque constamment en chaire et un intarissable raconteur de son propre caractère. Avec tout cela, pas une seule fois dans sa longue vie, il ne semble s’être posé cette question : « Comment suis-je fait et qui suis-je au fond ? » Son état constant d’euphorie égotiste était de se répéter : « Combien je suis extraordinaire ! » Je pense que sa richesse verbale, en l’émerveillant à chaque instant de ses propres trouvailles, l’entretenait dans cette vénération de soi.

Écrivant et dessinant sans cesse, ce monstre — au sens latin du mot — lisait peu. Il possédait une bibliothèque de volumes rares ou insignifiants, surtout dépareillés, qu’il ouvrait, annotait, puis refermait, puis rouvrait et utilisait à l’occasion. Un après-midi, nous déterrions ainsi d’un amas de poussière quelques tomes d’une histoire de la chouannerie de je ne sais plus quel auteur, où il était rapporté que les conjurés abattaient des arbres, afin d’aménager à leurs réunions des clairières artificielles. Cela avait séduit Hugo, qui écrivait en marge les vers célèbres :

Dieu, quel sinistre bruit font dans le crépuscule
Les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule !

Ou bien c’étaient des ouvrages de voyages, de géographie, de statistique, où il puisait des chiffres, des renseignements typiques, surtout des noms d’aspect étrange et barbare. Car il adorait les consonnances imprévues, les rencontres et oppositions baroques de termes analogues de forme, différents quant à la signification.

Parfois, derrière le bouquin, sous la cendre du temps, nous apparaissait une canne, une savate ou un chapeau, ornés d’une inscription : « Canne avec laquelle — à telle date — je suis allé chez monsieur Dupin ». — Pantoufle de mon premier voyage en Belgique. — Chapeau sous lequel je suis revenu de Cobo en compagnie de Pelleport. Il attachait à ses moindres faits et gestes une importance qui, de là, s’étendait aux pièces de son vêtement. Même en tenant compte de Chateaubriand, Hugo fut le plus vaste Moi du XIXe siècle.

Ces pêches miraculeuses nous absorbaient presque entièrement. Nous étions submergés de reliques. Dès cette époque, me venait par l’ambiance l’idée ambitieuse d’une monographie d’un homme de génie, dans son cadre et dans son milieu, avec réactions sur l’entourage. Néanmoins je ne devais écrire l’Astre noir que huit ans plus tard, en 1893, dans cette même maison où m’étaient apparus, en 1885 les restes, miettes et débris de la grosse tête de Hugo. Bien que je me fusse appliqué à déformer la réalité autant que possible, il en était resté quelque chose, et la lecture des épreuves de l’Astre noir par Lockroy — lequel d’ailleurs détestait Hugo et était détesté de lui — fut l’occasion d’un joli drame. Hauteville-House est prédestinée aux scènes, et c’eût été là un fameux décor pour le remarquable livre d’Édouard Estaunié : les Choses parlent.

Bien entendu, nous récoltions par monceaux les cahiers menus où étaient relatées les soirées de spiritisme passées autour du fameux petit guéridon de Mme  de Girardin, ou des tables rondes du salon bleu et du salon rouge. La naïveté des « expérimentateurs » était grande, ainsi qu’il est d’usage, car le « cher esprit » s’exprimait tantôt comme Charles Hugo, tantôt comme Vacquerie, tantôt comme Hugo lui-même, sans qu’il fût possible de s’y tromper. La tricherie inconsciente apparaissait là dans sa splendeur, et cette tricherie est comme on le sait, la base de la « Science de l’au-delà ». Le spiritisme m’est toujours apparu comme un état d’aberration, ou, si vous préférez, de semi-aberration en commun, où il entre un tiers d’aveuglement spontané ou provoqué, un tiers de ruse et un tiers de sexualité confuse. C’est, à mon avis, un chapitre de la psychopathie et c’est aussi un jeu très dangereux, où le diable trouve son compte ; car il mène aisément soit à la folie déclarée, soit aux détraquements de tous genres. Il y aurait un volume exact et pathétique à écrire sur les méfaits des tables tournantes chez ceux qui s’y adonnent.

Vu la quantité de « communications » recueillies, il semblait bien qu’à Hauteville-House la prétendue évocation des morts eut été, pendant des mois et des mois, la principale distraction des longues soirées de l’hiver insulaire. Ces pauvres gens devaient tant s’ennuyer ! Hugo avait le dérèglement méthodique. Il consacrait à sa bonne amie tant d’heures, à sa famille tant d’heures, tant au travail, tant à la promenade. J’ai dit que la maison de Juliette Drouet était à vingt pas au-dessous d’Hauteville-House, dans la même rue. Il l’avait meublée et truquée dans le même style moyen-âgeux, de sorte que, changeant d’habitacle, il ne changeait pas d’atmosphère. Zola qui, du fond de sa fosse d’aisances, a copié Hugo en tout, et dressé sa pyramide d’excréments selon les règles et canons romantiques, avait vers la fin organisé son existence d’une façon analogue. On peut ainsi se demander si cette hypocrite dualité sentimentale et extra-conjugale n’est pas une condition ou une conséquence de l’amour verbal de l’humanité et de la justice, si elle n’est pas reliée, par des canaux mystérieux, au burlesque évangile de la démocratie.

Les relations de Hugo « arbre déraciné » avec « la France où je suis né » étaient nombreuses pendant la belle saison, beaucoup plus rares pendant la mauvaise ; car la traversée est rude et les bateaux, en 1860, étaient moins bien aménagés qu’aujourd’hui. Il lui venait des amis, des admirateurs et partisans, des raseurs, qu’il arrosait copieusement de sentences encore plus ennuyeuses que leurs personnes, et des tapeurs qu’il éconduisait. Il entretenait une correspondance régulière avec un certain nombre de politiciens, et chaque fois qu’on lui envoyait un livre ou une plaquette de vers, il remerciait par un billet grandiloquent. Ainsi nourrissait-il sa gloire. Les autres proscrits étaient sa plaie, à cause des demandes d’argent qu’il ne pouvait pas toujours éluder et qui le crucifiaient. Mais il payait royalement en vocable.

Dans l’île même, les soixante familles qui composent l’aristocratie guernesiaise autochtone tenaient à l’écart le « great old man ». Son genre de vie, promptement divulgué, les dégoûtait. Son républicanisme les effarouchait. Il devait ressentir vivement cette atmosphère de réprobation, lui qui rêvait titres, blason, toison d’or et à qui son père avait légué le nom et les armes problématiques de comte de Cogoluedo. Il eût voulu au fond posséder rang et privilèges, pour les sacrifier théâtralement dans une nuit du Quatre Août à soi tout seul, ou pour cracher dessus publiquement, comme son extravagant Gwymplaine. Il était un peu raide que ces petits hobereaux anglo-normands fermassent au génie leurs intérieurs ! Il se rattrapait de ces dédains en conviant les enfants pauvres du voisinage à de touchantes fêtes de famille, où on leur distribuait des jouets et des vêtements. Car, au milieu de toutes ces comédies et diableries, il aima sincèrement les petits et il est un des rares auteurs français qui aient su les peindre au naturel, qui n’en aient pas fait, comme les artistes du XVIIe et du XVIIIe siècles, des grandes personnes rapetissées.

Il aimait aussi les éditeurs, mais bien cuits, en ogre véritable. L’infortuné Lacroix en sut quelque chose, qui se ruina avec le triomphe des Misérables. Le maître lui avait fabriqué un traité qui assurait audit Lacroix le manque de pain pour ses vieux jours. Les grands philanthropes laïques ont toujours excellé dans la défense enragée de leurs intérêts. La revanche de leurs nuées, c’est leur bas de laine.

Dans ce premier séjour à Guernesey, nous accompagnait un parent de Hugo, du nom de « monsieur Trébuchet », lequel faisait partie du conseil de famille. « Monsieur Trébuchet » était un brave homme, petit, grisonnant, aux yeux divergents, toujours vêtu d’un ample paletot à pèlerine, dans lequel il disparaissait, à qui la mer faisait un mal atroce et une peur effroyable. Nous l’avions qualifié tout de suite d’ « éminemment impropre à la navigation », et la plaisanterie consistait à lui proposer quotidiennement une promenade en bateau. Il la refusait d’un geste épouvanté. Ses naïfs étonnements devant les devises de Hauteville nous amusaient fort. Jamais personne plus ordinaire n’habita logis plus original.

Le secrétaire de Lockroy était, à l’époque, Georges Payelle, aujourd’hui premier président de la Cour des Comptes : « Payelle, ou la plus belle carrière administrative de la République ». C’était et c’est sans doute encore un grand et jovial garçon, aussi farceur que nous, — ce qui n’était pas peu dire, — féru de littérature et de poésie, et qui savait par cœur des centaines de vers de tous les romantiques et de tous les parnassiens. Pour nous reposer d’inventorier la maison magique, nous faisions de grandes courses à travers l’île, où abondent les points de vue, les baies pittoresques, les rochers dramatiques. Nous suivions les traces de Gilliatt en interrogeant les naturels, braves pêcheurs au large visage encadré d’une barbe rousse ou blanche, qui parlaient encore une sorte de patois normand, où flottaient des archaïsmes français. Souvent Lockroy nous accompagnait, tout blanc déjà, une provision d’une douzaine de petits cigares dans ses poches, mais gai comme pinson, débarrassé du poids formidable que devait être la présence de Hugo en chair et en os, et curieux de toutes choses.

Depuis, j’ai parcouru ces mêmes chemins encaissés, visité ces mêmes sites, respiré ce même air du large en compagnie de gens très divers, depuis Armand Gouzien, le musicien aux airs innombrables, qui mourut là, et Marcel Schwob, jusqu’à Forain et à Caran d’Ache. Cependant Guernesey et Hauteville-House sont demeurés pour moi tels qu’ils m’apparurent la première fois, agrandis, sublimisés par l’immense souvenir encore chaud, avant les limbes froids de l’Histoire.

J’ai parlé de Mme  Julie Chenay, sœur de Mme  Victor Hugo, femme du graveur Paul Chenay et qui, elle aussi, avait été le « témoin de la vie » du poète. Elle lui avait même servi, pendant des années et des années de secrétaire. Imaginez une vieille petite personne, de traits réguliers, proprette, timide et agile, coiffée plat, parlant d’une voix menue et précipitée. Elle appelait le grand homme « mon cher beau-frère, » et elle ne prononçait pas son nom, cinq ans après sa mort, sans une sorte de crainte. Très croyante, inoffensive et modeste, elle avait entendu, subi, pendant un grand quart de siècle, toutes les railleries et tous les blasphèmes de l’anticléricalisme romantique, sans en avoir été le moins du monde troublée, sinon affectée. En parlant avec elle, je m’aperçus qu’elle considérait ces extravagances comme une sorte de rançon du génie, et elle n’en gardait point rancune au vitupérateur. C’était une de ces discrètes personnes qui ont tant et tant vu de choses de leur logette que tout leur paraît possible et excusable. Elle n’avait jamais un mot de reproche ni d’amertume pour son mari, qui l’avait délaissée, ni pour qui que ce fût au monde. Si Hugo, au lieu de manier ses foudres de carton doré et ses éclairs en papier de chocolat, s’était penché sur cette bête à bon Dieu, il aurait pu prendre d’elle une profitable leçon d’humilité et de charité. Je ne songe pas sans attendrissement à cette petite vérité et simplicité en robe de laine noire, nichée dans un coin de l’énorme et illustre mensonge.

Ce qui m’est apparu ou revenu des deux fils de Hugo me les a toujours montrés fort sympathiques, chacun dans son genre. François était un érudit, d’apparence flegmatique, sentimental au fond. Pour tromper l’ennui de l’exil, il avait entrepris une besogne de bénédictin, cette traduction de Shakespeare qu’il mena à bonne fin, avec un plein succès, grâce à sa vive intelligence et à sa connaissance parfaite de la langue anglaise. Charles Hugo était un bon vivant, ardent et batailleur, que l’inactivité assoupit et tua, et qui ne put donner toute sa mesure. Il a laissé des livres spirituels, comme la Bohême dorée et la Chaise de paille. Au dire de tous ses contemporains, il apparaissait supérieur à son œuvre. Leur père remplit au-dessus d’eux la fonction d’une cloche pneumatique. Il leur retira l’air respirable. Sa grande préoccupation était, en outre, de ne rien débourser pour leur entretien.

Au sujet de l’économie légendaire de Hugo, Mme  Edmond Adam qui, elle, est la générosité même, raconte une anecdote très typique. Après la guerre, les républicains avaient trouvé le moyen de faire évader Rochefort de la Nouvelle-Calédonie. Mais il fallait une somme de vingt mille francs. Edmond Adam en versa dix mille. Mme  Adam fit la quête parmi les amis, pour compléter. Elle arriva chez Hugo, lui exposa la situation. Il écouta gravement, puis, ouvrant le tiroir de sa table : « Ma chère amie, voyez vous-même. Je n’ai pas le sou.

— Ici, sans doute. Mais ailleurs ?

— Ailleurs, c’est la même chose.

Il fallut une heure de supplications pour lui faire comprendre que son abstention, en une telle circonstance, serait un scandale. Il finit, en geignant et maugréant, par remettre un billet de mille francs à sa visiteuse. Comme Rochefort adorait et admirait Hugo, Mme  Adam ne lui conta jamais cette édifiante histoire.

Était-il brave ? Ce qui, à mon avis, constitue la qualité maîtresse de l’homme. Je ne le crois pas. Son Histoire d’un crime, par exemple, le montre très empressé à exhorter les autres, à faire la mouche héroïque du coche, à courir de Schœlcher à Charras, et de l’ouvrier Charamol aux nouvelles, mais aussi très prompt à se défiler quand il croit que ça va chauffer pour de bon. Il y a là dedans un homme du peuple, armé d’un flingot, qui murmure un « le représentant du peuple a son écharpe, le travailleur a son fusil, tout va bien » très révélateur. Ce devait être la conscience du citoyen Hugo, cet homme du peuple. À un autre endroit, on lui demande où on pourra le retrouver. Il répond fièrement, mais vaguement : « Partout où je serai ». Son immense désarroi, ses terreurs sont manifestes à chaque ligne de cette burlesque épopée où l’auteur forge, de toutes pièces, une résistance et des massacres qui, en réalité, n’ont pas existé. Entendons-nous : je ne dis pas qu’il était lâche, mais il n’aimait pas le risque, mais il n’avait rien d’un chef. Les seules alertes de son existence furent, on le sait, amoureuses. C’était là, dans le caractère, avec le personnalisme et l’avarice, son troisième trou sérieux.

Ce qui a manqué à ses critiques, apologistes ou détracteurs, c’est de tenir suffisamment compte de l’écart énorme, anormal, tératologique, entre ses facultés sensuelles et verbales et son jugement, son régime d’idées : celles-là presque infinies dans leur ardeur et leur diversité. Ceux-ci quasi atrophiés, d’une puérilité déconcertante. Il a masqué sa misère intellectuelle du plus somptueux manteau lyrique qu’il soit possible d’imaginer. On croirait que ses combats de nains et de géants, de difformes et d’harmonieux athlètes, ne sont que la projection de ce déséquilibre moral, de cette antithèse intérieure. Par l’influence énorme qu’il a exercée, par son prestige et ses imitateurs, ses disciples et même ses adversaires, sa tare psychomorale se trouve être devenue la tare même du romantisme, avorton oratoire qui a induit en délire politique deux générations et demie de Français. Car il est à remarquer que les victimes des Châtiments, Napoléon III et ses ministres, participaient exactement aux mêmes erreurs que ceux qui les combattaient et qu’ils proscrivaient. L’homme de l’unité italienne, de l’unité allemande, de Sedan, était un romantique couronné, et Émile Ollivier a joué auprès de lui le rôle d’une espèce de Vacquerie. La période qui va de 1850 à 1870 est le triomphe d’une même absurdité, à la fois littéraire et politique.

Guernesey n’est pas loin de Londres. Aussi, avant même d’entrer même pour peu de temps dans la famille de Victor Hugo, ai-je eu l’occasion de visiter, soit à l’aller, soit au retour, la capitale de l’Angleterre, par le crochet de Southampton et du Havre. J’ai lu de bonne heure avec délices Dickens, Quincey et Stevenson, qui ont rendu comme personne l’impression tragique et familière de l’immense fourmilière aux brouillards ocreux, aux fumées noires et rouges. C’était une ivresse que de découvrir Oxford Street « marâtre au cœur de pierre », telle que nous l’a peinte l’érudit et sagace mangeur d’opium, que de chercher, sur chaque visage de passante, l’expression de la petite prostituée Anne, qui verse au poète défaillant un verre de porto épicé, de l’émouvante Florence Dombey, ou de cette malheureuse Nancy assassinée par l’effroyable Sikes, que de conjecturer, dans chaque cottage, la diabolique métamorphose du cher Dr  Jekyll en criminel Monsieur Hyde. À peine débarqué pour la première fois à Charing-Cross — c’était en compagnie de Lockroy — par un après-midi bas et jaune, je reconnaissais les maisons, les tournants de rue, jusqu’aux réverbères, et je serais allé, je crois les yeux fermés, à l’emplacement du Théâtre du Globe, où jouaient Shakespeare et ses amis. Les savants ont donné à ce phénomène, à cette sensation du déjà vu dans un premier contact, le nom prétentieux de paramnésie. Je soutiens, pour l’avoir éprouvé à maintes reprises, que les grands évocateurs comme Shakespeare, Dickens, Stevenson et Quincey, sans même nous décrire les endroits, les sites ni l’ambiance, nous les suggèrent par l’intensité du récit, l’éclairage et l’inclinaison du dialogue. Leurs analyses de la conscience humaine ont la couleur du jour et le reflet de l’heure. Dans une réplique, dans une exclamation, ils font exploser toute la circonstance. La petite maison de César m’apparaît en ses moindres détails, quand le héros déclare qu’il peut y lire une dépêche à la lueur des météores. Le chant plaintif de Desdémone, quelques minutes avant le coup de l’oreiller, m’avait livré la situation de son palais sur le grand canal et les enjolivements douloureux de sa façade, bien avant mon premier passage à Venise. Je connais le château de Macbeth par le gîte des martinets aux angles de son toit, comme si j’y avais été en villégiature. La vision de l’Elseneur réel, par un crépuscule gelé de grand hiver, d’Elseneur reflété dans le miroir morose et figé du Sund, ne m’a rien appris qui ne fût dans Hamlet, dans les terreurs nocturnes de ses compagnons, dans les équivoques du prince détraqué, et que l’inversion guette au tournant de l’esprit de famille et de vengeance. Bref, et sans forcer la note, les grands poèmes sont pleins de mirages exacts, topographiques ; ils portent en inclusion les aspects vrais des choses.

Au cours de ce petit voyage, Lockroy, qui ne se gênait pas avec le jeune homme que j’étais, vida son cœur quant à Hugo. Nous nous rendions en hansom à une exposition indienne qui attirait — c’était au mois d’août — beaucoup de visiteurs de toutes les nations assujetties à la couronne anglaise. Lockroy manquait d’attention et de culture, ayant été élevé en enfant de la balle, au va comme je te pousse des relations de théâtre et de presse. Mais il ne manquait pas d’intelligence ni d’esprit. Sa conclusion, entre quelques mâchonnements de cigare, c’était que le fameux patriarche de la démocratie, avait été « un mauvais homme et un homme dur », qu’il « avait fait systématiquement le malheur des siens », mais qu’il était un poète étonnamment doué « bien qu’inférieur à Lamartine » et « un prodigieux ébéniste ». Tout n’était pas injuste dans ces remarques. Néanmoins, les comparant à l’accablement tragique dont Lockroy avait fait étalage, au moment de la mort et pendant les funérailles de son ennemi intime, je songeais que, suivant la formule de Taine, la vie est une chose compliquée. Elle l’était encore bien davantage certes que je ne pouvais l’imaginer. L’important est que cette constatation, une fois faite, n’entame jamais la bonne humeur.

Forain a coutume de dire : « Qu’est-ce que vous voulez f… sans la cordialité ! »

Je dis, moi : « Comment réussir n’importe quoi sans la bonne humeur ? » Que les débutants en croient mon expérience ; elle est la première condition du succès. Mon père appelait, dans ses meilleurs rêves, le marchand de bonheur. J’appelle le professeur de bonne humeur. Quelqu’un qui me touche de près, et que j’admire, répète aussi : « Les pauvres eux-mêmes devraient demander l’aumône en plaisantant, afin de ne pas attrister les riches. Ils feraient des recettes beaucoup plus belles. »

Quelques mois plus tard, je devais passer plusieurs semaines à Londres, toujours en compagnie de Lockroy et de la famille de Victor Hugo. Nous étions descendus à Alexandra Hôtel, en face d’Hyde Park. Charles Floquet vint nous rejoindre en compagnie de son secrétaire Pascal, petit monsieur insignifiant qu’il traitait comme un domestique. Floquet était un imbécile sans méchanceté, tenu pour tel dans tout son milieu, et d’une prétention comique. Il portait beau sa tête de notaire de comédie, qu’il prenait pour le masque de Robespierre. Lockroy et lui venaient d’arriver en tête de la liste de Paris, aux élections législatives. Celles-ci en effet se faisaient alors au scrutin de liste. Je dois rappeler à ce propos que cette année-là, pour je ne sais quelle raison, les conservateurs avaient eu des succès électoraux qui avaient surpris, mais non inquiété les milieux républicains. On s’était contenté de dire : « Ça n’a pas d’importance, nous les invaliderons. Ce sont des idiots. Ils se laisseront faire. » Plus tard, quand je me suis jeté dans le nationalisme et dans la politique militante, je me suis rappelé ces propos et d’autres de même farine et je suis devenu sceptique quant au résultat des efforts en vue des bonnes élections. L’illusion des conservateurs et des libéraux sur la possibilité de vaincre leurs adversaires à l’aide de « la consultation nationale » est comparable à celle de la poire qui espère toujours gagner au bonneteau. Le gouvernement, tenant les cartes, ne peut pas plus être battu que le bonneteur. Certains vieillards, entêtés dans leur sottise et les balançoires républicaines, parviennent jusqu’à l’âge le plus avancé sans avoir compris cette vérité, cependant élémentaire. Le « jeu légal de nos institutions » est une farce.

Donc Lockroy et Floquet se considéraient comme les maîtres de l’heure. Ils avaient conclu une sorte de pacte politique, auquel ils faisaient des allusions fréquentes en clignant de l’œil malicieusement. Lord Roseberry, ministre en fonctions, les ayant conviés à une soirée de gala, ainsi que « les personnes de leur suite », nous nous y rendîmes, avec empressement. J’ai le souvenir d’un hôtel somptueux, de messieurs chamarrés, d’Indiens en grand costume, d’uniformes de toutes couleurs, de « haou dou… and you… », « haou dou… and you… » répétés des centaines de fois, sur des tons différents, par des hommes longs et minces et des dames plates, à tête d’anges ou de vieilles acrobates. En culottes courtes, glabre et souriant, le ministre, bien que d’âge respectable, avait l’air d’un tout jeune homme. Il ne paraissait pas très bien savoir qui étaient ses hôtes français et il dut prendre Lockroy et Floquet pour les deux fils de Victor Hugo, car il leur exprima à plusieurs reprises, en leur serrant affectueusement les deux mains à la fois, ses vives condoléances. Les deux compères saluaient, resaluaient, prenaient des mines confites et peinées, si bien que d’autres membres du cabinet vinrent s’associer à leur affliction. Quand tout ce monde poli eut pris son parti du décès déjà ancien de Hugo, ça alla beaucoup mieux. On nous conduisit au buffet. Quelques dames d’une taille insolite y mangeaient debout, avec un appétit brutal, en faisant claquer leurs mâchoires. On nous expliqua en riant que c’étaient des personnes de l’ambassade allemande… « Haou dou wie geht es ?… And you… » Mais tenant d’une patte robuste leurs petites assiettes chargées de victuailles, la fourchette entre l’index et le médius, elles distribuaient, de l’autre, des poignées de main à vous luxer l’épaule. Nous considérions avec amusement ces guerrières.

Entre temps, Floquet et Lockroy avaient demandé au chef de la police de leur faire faire la tournée des grands-ducs à travers les bouges et classes dangereuses de Londres. Scotland Yard nous dépêcha trois policiers, trois colosses guides et censés protecteurs, du nom de Cook, Bob et Fred, accompagnés d’un inspecteur aux yeux malins. J’étais de la partie, ainsi que Georges Hugo et Payelle. L’agrément de la soirée, d’ailleurs assez banale — car on ne nous fit visiter bien entendu, que des bandits de tout repos — fut la venette extrême de Charles Floquet. Il avait soin de faire passer son petit secrétaire Pascal tantôt devant, tantôt derrière lui, selon la position des « mines patibulaires ». Cet enfant promis au poignard serrait les jambes de façon comique, mais n’osait désobéir au patron. On nous mena de la sorte chez divers Père Lunette aussi truqués que le nôtre, où nos cornacs échangeaient des signes d’intelligence avec les pick-pockets assermentés et les « Jack the Riper » de fantaisie, qui guettaient la distribution des shellings. Néanmoins j’ai gardé le souvenir d’une hospitalité de nuit à l’usage des matelots, aménagée comme un bateau, avec trois mâts au centre, sur les cordages desquels séchait du linge, et cabines latérales, du plus original aspect. C’était le cas de répéter le fameux « L’Angleterre est une île » et Lockroy n’y manqua pas. Déjà soucieux du budget et du portefeuille de la marine, il interrogea, par le moyen de l’interprète, quelques-uns des mathurins qui couchaient là ; il recevait leurs réponses avec de gros yeux écarquillés, comme si elles lui livraient la clé de la fortune maritime de l’Angleterre. Il mêlait, avec beaucoup d’habileté, la comédie à la vie réelle. C’était, ainsi que plusieurs de ses pareils, un m’as-tu-vu manqué.

M’as-tu-vu réussi, le célèbre acteur Henry Irving jouait alors le Méphistophélès de Faust aux côtés d’Ellen Terry en Marguerite. Les décors et la mise en scène étaient magnifiques et nous impressionnaient vivement. Quant à Irving, je ne l’ai jamais approché, mais tout ce qu’on raconte de lui semble d’une assez pauvre imagination et d’une prétention ridicule. C’était le comédien qui se croit grand seigneur. Il nous parut un Méphistophélès de séance de prestidigitation, extrêmement poncif, en drap rouge, boitillant comme dans les dessins de Delacroix et sans grandeur. Le public anglais, dans son ensemble, est puéril. Il se contente de l’extérieur des choses et des personnages et ne va pas au delà. Nous avions autrefois à Paris, avant l’enjuivement systématique du théâtre et l’invasion cosmopolite, des auditoires beaucoup plus intelligents et mûris.

Une lettre du professeur Charcot m’introduisait auprès de son illustre confrère et ami Sir James Paget. Celui-ci nous reçut à déjeuner, Georges Hugo et moi, dans sa demeure confortable et classiquement londonienne, en compagnie de deux de ses élèves et de quelques vieilles demoiselles, qui composaient sa famille. C’était un grand vieillard sec, d’abord cordial, aux yeux intelligents et chauds. Il nous dit comme nous nous mettions à table : « À ces places se sont assis bien souvent Darwin et Huxley. » L’auteur de l’Origine des Espèces et celui de l’Écrevisse étaient en effet de ses intimes. Il fit monter, en notre honneur, une bouteille d’un très vieux bordeaux absolument passé, que l’on nous servit comme c’est l’usage là-bas, ainsi qu’un vomitif, dans de tous petits verres à liqueurs. Chacun se taisait poliment, car personne n’avait rien à dire, et nous avions l’impression que des myriades de lieues nous séparaient de cette gloire chirurgicale et aussi, par endroits, médicale. Je ne pouvais pas cependant lui demander des renseignements complémentaires sur la nécrose progressive des os ou « Pagets disease »!… L’illustre savant nous convia à son hôpital pour le lendemain.

Il faisait sa leçon sans apprêt, justement sur la « Charcots disease », dans une petite salle claire où ses élèves attentifs prenaient des notes. Il parlait lentement, avec des gestes précis de ses longs doigts satinés, et nous ne comprenions pas un mot de son discours. Quand il touchait la rotule ou le coude du malade couché devant lui, sur une table d’opération, chacun des assistants venait à son tour palper, au même endroit, la chair flasque et grise. J’étais enthousiaste de cette séance, en ma qualité de carabin de première année. Georges Hugo, plus artiste, préférait déjà les frises du Parthénon du British Muséum. Depuis, je me suis rangé à son avis et je ne me dérangerais plus pour aucune sclérose latérale amyotrophique, même maniée par le grand James Paget. Les points de vue changent avec le temps.

Lockroy avait dans Londres, ainsi qu’au Monomotapa, un ami véritable, M. E… qui donnait des leçons de français, depuis de longues années, aux insulaires. Il s’était complètement anglicisé lui-même, à tel point que chacun des détails, que lui fournissait son vieux copain sur la vie politique française, était pour lui comme une révélation. Il applaudissait, ainsi qu’au théâtre, à tous ces progrès de la démocratie, dont ses hôtes n’avaient aucune idée, ce qui prouvait leur irrémédiable infériorité par rapport aux institutions françaises. Cependant il avait adopté leurs habitudes, leur langage, jusqu’à leur façon de rire en long et de s’étonner en levant la tête, les deux mains à plat sur la nappe. Cette contradiction nous choquait.

E… raconta que l’essor prodigieux du mobilier anglais — Maple commençait à faire des siennes — tenait à ceci qu’après la Commune beaucoup d’ouvriers ébénistes du faubourg Saint-Antoine, compromis dans le mouvement, avaient émigré à Londres. L’excellence de cette main-d’œuvre, concordant avec les théories esthétiques de William Morris et de son groupe, avait donné lieu à une espèce de Renaissance. Je ne sais si l’explication est exacte. Alors elle parut séduisante. Depuis 1886 nous avons traversé l’engouement pour l’ameublement esthétique et l’on revient aujourd’hui à une conception plus saine du confortable, en matière de chaises, de tables et de bahuts.

Le départ de Floquet, rappelé à Paris par je ne sais quel devoir civique, nous fit l’effet d’une délivrance. Il y a des imbéciles légers et supportables. Celui-là pesait d’une manière atroce. Je ne devais plus l’approcher que six ans plus tard, au moment du Panama, quand toute sa morgue se défit en compote, et quand il s’affaissa entre ses favoris dégommés, pareil à un pantin dont on a coupé les ficelles.

Ici se termine la première partie de mes souvenirs de jeunesse, alors que les gens et les choses nous apparaissent dans une demi-brume, qui tient aux mirages du début. Je vais entrer maintenant dans une période qui sera encore de formation et, par les études et fréquentations médicales et littéraires, de formation précoce, mais où cependant certaines figures et certains événements ont pris à mes yeux leurs contours définitifs. Je m’efforcerai d’apporter à ces prochains récits, que je garantis rigoureusement authentiques et qui d’ailleurs ont eu de nombreux témoins, une absolue sincérité.