Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 20

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XX

LES CHALICODOMES




Réaumur a consacré l’un de ses mémoires à l’histoire du Chalicodome des murailles, qu’il appelle Abeille maçonne. Je me propose de reprendre ici cette histoire, de la compléter et de la considérer surtout sous un point de vue qu’a totalement négligé l’illustre observateur. Et tout d’abord, la tentation me vient de dire comment je fis connaissance avec cet Hyménoptère.

C’était à mes premiers débuts dans l’enseignement, vers 1843. Sorti depuis quelques mois de l’École normale de Vaucluse, avec mon brevet et les naïfs enthousiasmes de dix-huit ans, j’étais envoyé à Carpentras pour y diriger l’école primaire annexée au collège. Singulière école, ma foi, malgré son titre pompeux de supérieure. Une sorte de vaste cave, transpirant l’humidité qu’entretenait une fontaine adossée au dehors dans la rue. Pour jour, la porte ouverte au dehors lorsque la saison le permettait, et une étroite fenêtre de prison, avec barreaux de fer et petits losanges de verre enchâssés dans un réseau de plomb. Tout autour, pour sièges, une planche scellée dans le mur ; au milieu, une chaise veuve de sa paille, un tableau noir et un bâton de craie.

Matin et soir, au son de la cloche ; on lâchait là-dedans une cinquantaine de galopins, qui, n’ayant pu mordre au De Viris et à l’Epitoine, étaient voués, comme on disait alors, à quelques bonnes années de français. Le rebut de Rosa la rose venait chercher chez moi un peu d’orthographe.

Enfants et grands garçons étaient là pêle-mêle, d’instruction très diverse, mais d’une désespérante unanimité pour faire des niches au maître, au jeune maître dont quelques-uns avaient l’âge ou même le dépassaient.

Aux petits, j’enseignais à déchiffrer les syllabes ; aux moyens, j’apprenais à tenir correctement la plume pour écrire quelques mots de dictée sur les genoux ; aux grands, je dévoilais les secrets des fractions et même les arcanes de l’hypoténuse. Et pour tenir en respect ce monde remuant, donner à chaque intelligence travail suivant ses forces, tenir en éveil l’attention, chasser enfin l’ennui de la sombre salle, dont les murailles suaient la tristesse encore plus que l’humidité, j’avais pour unique ressource la parole, pour unique mobilier le bâton de craie.

Même dédain, du reste, dans les autres classes pour tout ce qui n’était pas latin ou grec. Un trait suffira pour montrer où en était l’enseignement des sciences physiques, à qui si large place est faite aujourd’hui. Le collège avait pour principal un excellent homme, le digne abbé X***, qui, peu soucieux d’administrer lui-même les pois verts et le lard, avait abandonné le commerce de la soupe à quelqu’un de sa parenté, et s’était chargé d’enseigner la physique.

Assistons à l’une de ses leçons. Il s’agit du baromètre. De fortune, l’établissement en possède un. C’est une vieille machine, toute poudreuse, appendue au mur, loin des mains profanes et portant inscrits, sur sa planchette en gros caractères, les mots tempête, pluie, beau temps.

« Le baromètre, fait le bon abbé s’adressant à ses disciples qu’il tutoie patriarcalement, le baromètre annonce le bon et le mauvais temps. Tu vois les mots écrits sur la planche, tempête, pluie ; tu vois Bastien ? »

« Je vois » répond Bastien, le plus malin de la bande. Il a déjà parcouru son livre ; il est au courant du baromètre mieux que le professeur.

« Il se compose, continue l’abbé, d’un canal de verre recourbé, plein de mercure, qui monte ou qui descend suivant le temps qu’il fait. La petite branche de ce canal est ouverte ; l’autre… l’autre… enfin nous allons voir. Toi, Bastien, qui es grand, monte sur la chaise et va voir un peu, du bout du doigt, si la longue branche est ouverte ou fermée. Je ne me rappelle plus bien. »

Bastien va à la chaise, s’y dresse tant qu’il peut sur la pointe des pieds, et du doigt palpe le sommet de la longue colonne. Puis avec un sourire fermement épanoui sous le poil follet de sa moustache naissante :

« Oui, fait-il, oui, c’est bien cela. La longue branche est ouverte par le haut. Voyez, je sens le creux. »

Et Bastien pour corroborer son fallacieux dire, continuait à remuer l’index sur le haut du tube. Ses condisciples complices de l’espièglerie, étouffaient du mieux leur envie de rire.

L’abbé, impassible : « Cela suffit. Descends, Bastien. Écrivez, messieurs, écrivez dans vos notes que la longue branche du baromètre est ouverte. Cela peut s’oublier ; je l’avais oublié moi-même. »

Ainsi s’enseignait la physique. Les choses, cependant, s’améliorèrent : on eut un maître, un maître pour tout de bon, sachant que la longue branche d’un baromètre est fermée. Moi-même j’obtins des tables où mes élèves pouvaient écrire au lieu de griffonner sur leurs genoux ; et comme ma classe devenait chaque jour plus nombreuse, on finit par la dédoubler. Du moment que j’eus un aide pour avoir soin des plus jeunes, les choses changèrent de face.

Parmi les matières enseignées, une surtout nous souriait, tant au maître qu’aux élèves. C’était la géométrie en plein champ, l’arpentage pratique. Le collège n’avait rien de l’outillage nécessaire ; mais avec mes gros émoluments, 7 francs s’il vous plaît, je ne pouvais hésiter à me mettre en dépense. Chaîne d’arpenteur et jalons, fiches et niveau, équerre et boussole, sont acquis à mes frais. Un graphomètre minuscule, guère plus large que la main et pouvant bien valoir cent sous, m’est fourni par l’établissement. Le trépied manquait ; je le fis faire. Bref, me voilà outillé.

Le mois de mai venu, une fois par semaine, on quittait donc la sombre salle pour les champs. C’était fête. On se disputait l’honneur de porter les jalons, répartis par faisceaux de trois ; et plus d’une épaule, en traversant la ville, se sentait glorifiée, à la vue de tous, par les doctes bâtons de la géométrie. Moi-même, pourquoi le cacher, je n’étais pas sans ressentir une certaine satisfaction de porter religieusement l’appareil le plus délicat, le plus précieux : le fameux graphomètre de cent sous. Les lieux d’opération étaient une plaine inculte, caillouteuse, un harmas comme on dit dans le pays. Là, nul rideau de haies vives ou d’arbustes ne m’empêchait de surveiller mon personnel ; là, condition absolue, je n’avais à redouter pour mes écoliers la tentation irrésistible de l’abricot vert. La plaine s’étendait en long et en large, uniquement couverte de thym en fleurs et de cailloux roulés. Il y avait libre place pour tous les polygones imaginables ; trapèzes et triangles pouvaient s’y marier de toutes les façons. Les distances inaccessibles s’y sentaient les coudées franches ; et même une vieille masure, autrefois colombier, y prêtait sa verticale aux exploits du graphomètre.

Or, dès la première séance, quelque chose de suspect attira mon attention. Un écolier était-il envoyé au loin planter un jalon ; je le voyais faire en chemin stations nombreuses, se baisser, se relever, chercher, se baisser encore, oublieux de l’alignement et des signaux. Un autre, chargé de relever les fiches, oubliait la brochette de fer et prenait à sa place un caillou ; un troisième, sourd aux mesures d’angle, émiettait entre les mains une motte de terre. La plupart étaient surpris léchant un bout de paille Et le polygone chômait, les diagonales étaient en souffrance. Qu’était-ce donc que ce mystère ?

Je m’informe, et tout s’explique. Né fureteur, observateur, l’écolier savait depuis longtemps ce qu’ignorait encore le maître. Sur les cailloux de l’harmas, une grosse Abeille noire fait des nids de terre. Dans ces nids, il y a du miel ; et mes arpenteurs les ouvrent pour vider les cellules avec une paille. La manière d’opérer m’est enseignée. Le miel, quoique un peu fort, est très acceptable. J’y prends goût à mon tour, et me joins aux chercheurs de nids. On reprendra plus tard le polygone. C’est ainsi que, pour la première fois, je vis l’Abeille maçonne de Réaumur, ignorant son histoire, ignorant son historien.

Ce magnifique Hyménoptère, portant ailes d’un violet sombre et costume de velours noir, ses constructions rustiques sur les galets ensoleillés, parmi le thym, son miel apportant diversion aux sévérités de la boussole et de l’équerre d’arpenteur, firent impression vivace en mon esprit ; et je désirai en savoir plus long que ne m’en avaient appris les écoliers : dévaliser les cellules de leur miel avec un bout de paille. Justement mon libraire avait en vente un magnifique ouvrage sur les insectes : Histoire naturelle des animaux articulés, par de Castelnau, E. Blanchard, Lucas. C’était riche d’une foule de figures qui vous prenaient par l’œil ; mais hélas ! c’était aussi d’un prix ! ah ! d’un prix ! Qu’importe : mes somptueux revenus, mes 700 francs ne devaient-ils pas suffire à tout, nourriture de l’esprit comme celle du corps. Ce que je donnerai de plus à l’une, je le retrancherai à l’autre, balance à laquelle doit fatalement se résigner quiconque prend la science pour gagne-pain. L’achat fut fait. Ce jour-là, ma prébende universitaire reçut saignée copieuse : je consacrai à l’acquisition du livre un mois de traitement. Un miracle de parcimonie devait combler plus tard l’énorme déficit.

Le livre fut dévoré, c’est le mot. J’y appris le nom de mon Abeille noire ; j’y lus pour la première fois des détails de mœurs entomologiques ; j’y trouvai, enveloppés à mes yeux d’une sorte d’auréole, les noms vénérés des Réaumur, des Huber, des Léon Dufour ; et, tandis que je feuilletais l’ouvrage pour la centième fois, une voix intime vaguement en moi chuchotait : « Et toi aussi, tu seras historien des bêtes ». — Naïves illusions qu’êtes-vous devenues ! Mais refoulons ces souvenirs tristes et doux à la fois, pour arriver aux faits et gestes de notre Abeille noire.

Chalicodome, c’est-à-dire maison en cailloutage, en béton, en mortier ; dénomination on ne peut mieux réussie, si ce n’était sa tournure bizarre pour qui n’est pas nourri de la moelle du grec. Ce nom s’applique, en effet, à des Hyménoptères qui bâtissent leurs cellules avec des matériaux analogues à ceux que nous employons pour nos demeures. L’ouvrage de ces insectes est travail de maçon, mais de maçon rustique plus versé dans le pisé que dans la pierre de taille. Étranger aux classifications scientifiques, ce qui jette grande obscurité dans plusieurs de ses mémoires, Réaumur a nommé l’ouvrier d’après l’ouvrage, et appelé nos bâtisseurs en pisé Abeilles maçonnes : ce qui les peint d’un mot.

Nos pays en ont deux : le Chalicodome des murailles (Chalicodoma muraria), celui dont Réaumur a magistralement donné l’histoire ; et le Chalicodome de Sicile (Chalicodoma sicula), qui n’est pas spécial aux pays de l’Etna, comme son nom pourrait le faire croire, mais se retrouve en Grèce, en Algérie et dans la région méditerranéenne de la France, en particulier dans le département de Vaucluse, où il est un des Hyménoptères les plus abondants au mois de mai. Dans la première espèce, les deux sexes sont de coloration si différente, qu’un observateur novice, tout surpris de les voir sortir d’un même nid, les prend d’abord pour des étrangers l’un à l’autre. La femelle est d’un superbe noir velouté avec les ailes d’un violet sombre. Chez le mâle, ce velours noir est remplacé par une toison d’un roux ferrugineux assez vif. La seconde espèce, de taille bien moins grande, n’a pas cette opposition de couleurs ; les deux sexes y portent même costume, mélange diffus de brun, de roux et de cendré. Enfin le bout de l’aile, lavé de violacé sur un fond rembruni, rappelle, mais de loin, la riche pourpre de la première. Les deux espèces commencent leur travail à la même époque, vers les premiers jours du mois de mai.

Comme support de son nid, le Chalicodome des murailles fait choix, dans les provinces du nord, ainsi que nous l’apprend Réaumur, d’une muraille bien exposée au soleil et non recouverte de crépi, qui, se détachant, compromettrait l’avenir des cellules. Il ne confie ses constructions qu’à des fondements solides, à la pierre nue. Dans le Midi, je lui reconnais même prudence ; mais, j’ignore pour quel motif, à la pierre de la muraille, il préfère généralement ici une autre base. Un caillou roulé, souvent guère plus gros que le poing, un de ces galets dont les eaux de la débâcle glaciaire ont recouvert les terrasses de la vallée du Rhône, voilà le support de prédilection. L’extrême abondance de pareil emplacement pourrait bien être pour quelque chose dans le choix de l’Hyménoptère : tous nos plateaux de faible élévation, tous nos terrains arides à végétation de thym, ne sont qu’amoncellement de galets cimentés de terre rouge. Dans les vallées, le Chalicodome a de plus à sa disposition les pierrailles des torrents. Au voisinage d’Orange, par exemple, ses lieux préférés sont les alluvions de l’Aygues, avec leurs nappes de cailloux roulés que les eaux ne visitent plus. Enfin, à défaut de galet, l’Abeille maçonne s’établit sur une pierre quelconque, sur une borne de champs, sur un mur de clôture.

Le Chalicodome de Sicile met encore plus de variété dans ses choix. Son emplacement de prédilection est la face inférieure des tuiles en brique faisant saillie au bord d’une toiture. Il n’est petite habitation des champs qui n’abrite ses nids sous le rebord du toit. Là, tous les printemps, il s’établit par colonies populeuses, dont la maçonnerie, transmise d’une génération à l’autre, et chaque année amplifiée, finit par couvrir d’amples surfaces. J’ai vu tel de ces nids qui, sous les tuiles d’un hangar, occupait une superficie de cinq à six mètres carrés. En plein travail, c’était un monde étourdissant par le nombre et le bruissement des travailleurs. Le dessous d’un balcon plaît également au Chalicodome, ainsi que l’embrasure d’une fenêtre abandonnée, surtout si elle est close d’une persienne qui lui laisse libre passage. Mais ce sont là lieux de grands rendez-vous, où travaillent, chacun pour soi, des centaines et des milliers d’ouvriers. S’il est seul, ce qui n’est pas rare, le Chalicodome de Sicile s’établit dans le premier petit recoin venu, pourvu qu’il y trouve base fixe et chaleur. La nature de cette base lui est d’ailleurs fort indifférente. J’en ai vu bâtir sur la pierre nue, sur la brique, sur le bois des contrevents, et jusque sur les carreaux de vitre d’un hangar. Une seule chose ne lui va pas : le crépi de nos habitations. Aussi prudent que son congénère, il craindrait la ruine des cellules, s’il les confiait à un appui dont la chute est possible.

Enfin, pour des raisons que je ne peux m’expliquer encore d’une manière satisfaisante, le Chalicodome de Sicile change souvent, du tout au tout, l’assiette de sa bâtisse : de sa lourde maison de mortier, qui semblerait exiger le solide appui du roc, il fait demeure aérienne, appendue à un rameau. Un arbuste des haies, quel qu’il soit, aubépine, grenadier, paliure, lui fournit le support, habituellement à hauteur d’homme. Le chêne vert et l’orme lui donnent élévation plus grande. Dans le fourré buissonneux, il fait donc choix d’un rameau de la grosseur d’une paille ; et, sur cette étroite base, il construit son édifice avec le même mortier qu’il mettrait en œuvre sous un balcon ou le rebord d’un toit. Terminé, le nid est une boule de terre, traversée latéralement par le rameau. La grosseur en est celle d’un abricot si l’ouvrage est d’un seul, et celle du poing si plusieurs insectes y ont collaboré ; mais ce dernier cas est rare.

Les deux Hyménoptères font emploi des mêmes matériaux : terre argilo-calcaire, mélangée d’un peu de sable et pétrie avec la salive même du maçon. Les lieux humides, qui faciliteraient l’exploitation et diminueraient la dépense en salive pour gâcher le mortier, sont dédaignés des Chalicodomes, qui refusent la terre fraîche pour bâtir, de même que nos constructeurs refusent plâtre éventé et chaux depuis longtemps éteinte. De pareils matériaux, gorgés d’humidité pure, ne feraient pas convenablement prise. Ce qu’il leur faut, c’est une poudre aride, qui s’imbibe avidement de la salive dégorgée et forme, avec les principes albumineux de ce liquide, une sorte de ciment romain prompt à durcir, quelque chose enfin de comparable au mastic que nous obtenons avec de la chaux vive et du blanc d’œuf.

Une route fréquentée, dont l’empierrement de galets calcaires, broyés sous les roues, est devenu surface unie, semblable à une dalle continue, telle est la carrière à mortier qu’exploite de préférence le Chalicodome de Sicile. Qu’il s’établisse sur un rameau dans une haie, ou qu’il fasse élection de domicile sous le rebord du toit de quelque habitation rurale, c’est toujours au sentier voisin, au chemin, à la route, qu’il va récolter de quoi bâtir, sans se laisser distraire du travail par le continuel passage des gens et des bestiaux. Il faut voir l’active Abeille à l’œuvre quand le chemin resplendit de blancheur sous les rayons d’un soleil ardent. Entre la ferme voisine, chantier où l’on construit, et la route, chantier où le mortier se prépare, bruit le grave murmure des arrivants et des partants qui se succèdent, se croisent sans interruption. L’air semble traversé par de continuels traits de fumée, tant l’essor des travailleurs est direct et rapide. Les partants s’en vont avec une pelote de mortier de la grosseur d’un grain de plomb à lièvre; les arrivants aussitôt s’installent aux endroits les plus durs, les plus secs. Tout le corps en vibration, ils grattent du bout des mandibules, ils ratissent avec les tarses antérieurs, pour extraire des atomes de terre et des granules de sable, qui, roulés entre les dents, s’imbibent de salive et se prennent en une masse commune. L’ardeur au travail est telle que l’ouvrier se laisse écraser sous les pieds des passants plutôt que d’abandonner son ouvrage.

Enfin le Chalicodome des murailles, qui recherche la solitude, loin des habitations de l’homme, se montre rarement sur les chemins battus, peut-être parce qu’ils sont trop éloignés des lieux où il construit. Pourvu qu’il trouve à proximité du galet adopté comme emplacement du nid, de la terre sèche, riche en menus graviers, cela lui suffit.

L’Hyménoptère peut construire tout à fait à neuf, sur un emplacement qui n’a pas encore été occupé ; ou bien utiliser les cellules d’un vieux nid, après les avoir restaurées. Examinons d’abord le premier cas.

Après avoir fait le choix de son galet, le Chalicodome des murailles y arrive avec une pelote de mortier entre les mandibules, et la dispose en un bourrelet circulaire sur la surface du caillou. Les pattes antérieures et les mandibules surtout, premiers outils du maçon, mettent en œuvre la matière, que maintient plastique l’humeur salivaire peu à peu dégorgée. Pour consolider le pisé, des graviers anguleux, de la grosseur d’une lentille, sont enchâssés un à un, mais seulement à l’extérieur, dans la masse encore molle. Voilà la fonction de l’édifice. À cette première assise en succèdent d’autres, jusqu’à ce que la cellule ait la hauteur voulue, de deux à trois centimètres.

Nos maçonneries sont formées de pierres superposées, et cimentées entre elles par la chaux. L’ouvrage du Chalicodome peut soutenir la comparaison avec le nôtre. Pour faire économie de main-d’œuvre et de mortier, l’Hyménoptère, en effet, emploie de gros matériaux, de volumineux graviers, pour lui vraies pierres de taille. Il les choisit un par un avec soin, bien durs, presque toujours avec des angles qui, agencés les uns dans les autres, se prêtent mutuel appui et concourent à la solidité de l’ensemble. Des couches de mortier, interposées avec épargne, les maintiennent unis. Le dehors de la cellule prend lui l’aspect d’un travail d’architecture rustique, où les pierres font saillie avec leurs inégalités naturelles ; mais l’intérieur, qui demande surface plus fine pour ne pas blesser la tendre peau du ver est revêtu d’un crépi de mortier pur. Du reste, cet enduit interne est déposé sans art, on pourrait dire à grands coups de truelle ; aussi le ver a-t-il soin, lorsque la pâtée de miel est finie, de se faire un cocon et de tapisser de soie la grossière paroi de sa demeure. Au contraire, les Anthophores et les Halictes, dont les larves ne se tissent pas de cocon, glacent délicatement la face intérieure de leurs cellules de terre et lui donnent le poli de l’ivoire travaillé.

La construction, dont l’axe est toujours à peu près vertical et dont l’orifice regarde le haut, pour ne pas laisser écouler le miel, de nature assez fluide, diffère un peu de forme suivant la base qui la supporte. Assise sur une surface horizontale, elle s’élève en manière de petite tour ovalaire ; fixée sur une surface verticale ou inclinée, elle ressemble à la moitié d’un dé à coudre coupé dans le sens de sa longueur. Dans ce cas, l’appui lui-même, le galet, complète la paroi d’enceinte.

La cellule terminée, l’Abeille s’occupe aussitôt de l’approvisionnement. Les fleurs du voisinage, en particulier celles du genêt épine fleuri (Genista scorpius), qui dorent au mois de mai les alluvions des torrents, lui fournissent liqueur sucrée et pollen. Elle arrive, le jabot gonflé de miel, et le ventre jauni en dessous de poussière pollinique. Elle plonge dans la cellule la tête la première et pendant quelques instants on la voit se livrer à des haut-le-corps, signe du dégorgement de la purée mielleuse. Le jabot vide, elle sort de la cellule pour y rentrer à l’instant même, mais cette fois à reculons. Maintenant, avec les deux pattes de derrière, l’Abeille se brosse la face inférieure du ventre et en fait tomber la charge de pollen. Nouvelle sortie et nouvelle rentrée la tête la première. Il s’agit de brasser la matière avec la cuiller des mandibules, et de faire du tout un mélange homogène. Ce travail de mixtion ne se répète pas à chaque voyage : il n’a lieu que de loin en loin, quand les matériaux sont amassés en quantité notable.

L’approvisionnement est au complet lorsque la cellule est à demi pleine. Il reste à pondre un œuf à la surface de la pâtée et à fermer le domicile. Tout cela se fait sans délai. La clôture consiste en un couvercle de mortier pur, que l’Abeille construit progressivement de la circonférence au centre. Deux jours au plus m’ont paru nécessaires pour l’ensemble du travail, à la condition que le mauvais temps, ciel pluvieux ou simplement nuageux, ne vienne pas interrompre l’ouvrage. Puis, adossée à cette première cellule, une seconde est bâtie et approvisionnée de la même manière. Une troisième, une quatrième, etc., succèdent, toujours pourvues de miel, d’un œuf, et clôturées avant la fondation de la suivante. Tout travail commencé est poursuivi jusqu’à parfaite exécution ; l’Abeille n’entreprend nouvelle cellule que lorsque sont terminés, pour la précédente, les quatre actes de la construction, de l’approvisionnement, de la ponte et de la clôture.

Comme le Chalicodome des murailles travaille toujours solitaire sur le galet dont il a fait choix, et se montre même fort jaloux de son emplacement lorsque des voisins viennent s’y poser, le nombre des cellules adossées l’une à l’autre sur le même caillou n’est pas considérable, de six à dix le plus souvent. Huit larves environ, est-ce là toute la famille de l’Hyménoptère ? ou bien celui-ci va-t-il établir après, sur d’autres galets, progéniture plus nombreuse ? La surface de la même pierre est assez large pour fournir encore appui à d’autres cellules, si la ponte le réclamait ; l’Abeille pourrait y bâtir très à l’aise, sans se mettre en recherche d’un autre emplacement, sans quitter le galet auquel attachent les habitudes, la longue fréquentation. Il me paraît donc fort probable que la famille, peu nombreuse, est établie au complet sur le même caillou, du moins lorsque le Chalicodome bâtit à neuf.

Les six à dix cellules composant le groupe sont certes demeure solide, avec leur revêtement rustique de graviers ; mais l’épaisseur de leurs parois et de leurs couvercles, deux millimètres au plus, ne paraît guère suffisante pour défendre les larves quand viendront les intempéries. Assis sur sa pierre, en plein air, sans aucune espèce d’abri, le nid subira les ardeurs de l’été, qui feront de chaque cellule une étuve étouffante, puis les pluies de l’automne, qui lentement corroderont l’ouvrage ; puis encore les gelées d’hiver, qui émietteront ce que les pluies auront respecté. Si dur que soit le ciment, pourra-t-il résister à toutes ces causes de destruction ; et s’il résiste, les larves, abritées par une paroi trop mince, n’auront-elles pas à redouter chaleur trop forte en été, froid trop vif en hiver ?

Sans avoir fait tous ces raisonnements, l’Abeille n’agit pas moins avec sagesse. Toutes les cellules terminées, elle maçonne sur le groupe un épais couvert, qui, formé d’une manière inattaquable par l’eau et conduisant mal la chaleur, à la fois défend de l’humidité, du chaud et du froid. Cette matière est l’habituel mortier, la terre gâchée avec de la salive ; mais, cette fois, sans mélange de menus cailloux. L’Hyménoptère en applique, pelote par pelote, truelle par truelle, une couche d’un centimètre d’épaisseur sur l’amas des cellules, qui disparaissent complètement noyées au centre de la minérale couverture. Cela fait, le nid a la forme d’une sorte de dôme grossier, équivalant en grosseur à la moitié d’une orange. On le prendrait pour une boule de boue qui, lancée contre une pierre, s’y serait à demi écrasée et aurait séché sur place. Rien au dehors ne trahit le contenu, aucune apparence de cellules, aucune apparence de travail. Pour un œil non exercé, c’est un éclat fortuit de boue, et rien de plus.

La dessiccation de ce couvert général est prompte à l’égal de celle de nos ciments hydrauliques ; et alors la dureté du nid est presque comparable à celle d’une pierre. Il faut une solide lame de couteau pour entamer la construction. Disons, pour terminer, que, sous sa forme finale, le nid ne rappelle en rien l’ouvrage primitif, tellement que l’on prendrait pour travail de deux espèces différentes les cellules du début, élégantes tourelles, à revêtement de cailloutage, et le dôme de la fin, en apparence simple amas de boue. Mais grattons le couvert de ciment, et nous trouverons en dessous les cellules et leurs assises de menus cailloux parfaitement reconnaissables.

Au lieu de bâtir à neuf, sur un galet qui n’a pas été encore occupé, le Chalicodome des murailles volontiers utilise les vieux nids qui ont traversé l’année sans subir notables dommages. Le dôme de mortier est resté, bien peu s’en faut, ce qu’il était au début, tant la maçonnerie a été solidement construite ; seulement, il est percé d’un certain nombre d’orifices ronds correspondant aux chambres, aux cellules qu’habitaient les larves de la génération passée. Pareilles demeures, qu’il suffit de réparer un peu pour les mettre en bon état, économisent grande dépense de temps et de fatigue ; aussi les Abeilles maçonnes les recherchent et ne se décident pour des constructions nouvelles que lorsque les vieux nids viennent à leur manquer.

D’un même dôme il sort plusieurs habitants, frères et sœurs, mâles roux et femelles noires, tous lignée de la même Abeille. Les mâles, qui mènent vie insouciante, ignorent tout travail et ne reviennent aux maisons de pisé que pour faire un instant la cour aux dames, ne se soucient de la masure abandonnée. Ce qu’il leur faut, c’est le nectar dans l’amphore des fleurs, et non le mortier à gâcher entre les mandibules. Restent les jeunes mères, seules chargées de l’avenir de la famille. À qui d’entre elles reviendra l’immeuble, l’héritage du vieux nid ? Comme sœurs, elles y ont droit égal : ainsi le déciderait notre justice, depuis que, progrès énorme, elle s’est affranchie de l’antique et sauvage droit d’aînesse. Mais les Chalicodomes en sont toujours à la base première de la propriété : le droit du premier occupant.

Lors donc que l’heure de la ponte approche, l’Abeille s’empare du premier nid libre à sa convenance, s’y établit ; et malheur désormais à qui viendrait, voisine ou sœur, lui en disputer la possession. Des poursuites acharnées, de chaudes bourrades, auraient bientôt mis en fuite la nouvelle arrivée. Des diverses cellules qui bâillent, comme autant de puits, sur la rondeur du dôme, une seule pour le moment est nécessaire ; mais l’Abeille calcule très bien que les autres auront plus tard leur utilité pour le restant des œufs ; et c’est avec une vigilance jalouse qu’elle les surveille toutes pour en chasser qui viendrait les visiter. Aussi n’ai-je pas souvenir d’avoir vu deux maçonnes travailler à la fois sur le même galet.

L’ouvrage est maintenant très simple. L’Hyménoptère examine l’intérieur de la vieille cellule pour reconnaître les points qui demandent réparation. Il arrache les lambeaux de cocon tapissant la paroi, extrait les débris terreux provenant de la voûte qu’a percée l’habitant pour sortir, crépit de mortier les endroits délabrés, restaure un peu l’orifice, et tout se borne là. Suivent l’approvisionnement, la ponte et la clôture de la chambre. Quand toutes les cellules, l’une après l’autre, sont ainsi garnies, le couvert général, le dôme de mortier, reçoit quelques réparations s’il en est besoin ; et c’est fini.

À la vie solitaire, le Chalicodome de Sicile préfère compagnie nombreuse ; et c’est par centaines, très souvent par nombreux milliers, qu’il s’établit à la face inférieure des tuiles d’un hangar ou du rebord d’un toit. Ce n’est pas ici véritable société, avec des intérêts communs, objet de l’attention de tous ; mais simplement rassemblement, où chacun travaille pour soi et ne se préoccupe des autres ; enfin une cohue de travailleurs rappelant l’essaim d’une ruche uniquement par le nombre et l’ardeur. Le mortier mis en œuvre est le même que celui du Chalicodome des murailles, aussi résistant, aussi imperméable, mais plus fin et sans cailloutage. Les vieux nids sont d’abord utilisés. Toute chambre libre est restaurée, approvisionnée et scellée. Mais les anciennes cellules sont loin de suffire à la population, qui, d’une année à l’autre, s’accroît rapidement. Alors, à la surface du nid, dont les habitacles sont dissimulés sous l’ancien couvert général de mortier, d’autres cellules sont bâties, tant qu’en réclament les besoins de la ponte. Elles sont couchées horizontalement ou à peu près, les unes à côté des autres, sans ordre aucun dans leur disposition. Chaque constructeur a les coudées franches. Il bâtit où il veut, à la seule condition de ne pas gêner le travail des voisins ; sinon les houspillages des intéressés le rappellent à l’ordre. Les cellules s’amoncellent donc au hasard sur ce chantier où ne règne aucun esprit d’ensemble. Leur forme est celle d’un dé à coudre partagé suivant l’axe, et leur enceinte se complète soit par les cellules adjacentes, soit par la surface du vieux nid. Au dehors, elles sont rugueuses et montrent une superposition de cordons noueux correspondant aux diverses assises de mortier. Au dedans, la paroi en est égalisée sans être lisse, le cocon du ver devant plus tard suppléer le poli qui manque.

À mesure qu’elle est bâtie, chaque cellule est immédiatement approvisionnée et murée, ainsi que vient de nous le montrer le Chalicodome des murailles. Semblable travail se poursuit pendant la majeure partie du mois de mai. Enfin tous les œufs sont pondus, et les Abeilles, sans distinction de ce qui leur appartient et de ce qui ne leur appartient pas, entreprennent en commun l’abri général de la colonie. C’est une épaisse couche de mortier, qui remplit les intervalles et recouvre l’ensemble des cellules. Finalement, le nid commun a l’aspect d’une large plaque de boue sèche, très irrégulièrement bombée, plus épaisse au centre, noyau primitif de l’établissement, plus mince aux bords, où ne sont encore que des cellules de fondation nouvelle et d’une étendue fort variable suivant le nombre des travailleurs et, par conséquent, suivant l’âge du nid premier fondé. Tel de ces nids n’est guère plus grand que la main ; tel autre occupe la majeure partie du rebord d’une toiture et se mesure par mètres carrés.

Travaillant seul, ce qui n’est pas rare, sur le contrevent d’une fenêtre abandonnée, sur une pierre, sur un rameau de haies, le Chalicodome de Sicile n’agit pas d’autre manière. S’il s’établit, par exemple, sur un rameau, l’Hyménoptère commence par mastiquer solidement sur l’étroit appui la base de sa cellule. Ensuite la construction s’élève et prend forme d’une tourelle verticale. À cette première cellule approvisionnée et scellée en succède une autre, ayant pour soutien, outre le rameau, le travail déjà fait. De six à dix cellules sont ainsi groupées l’une à côté de l’autre. Puis un couvert général de mortier enveloppe le tout et englobe dans son épaisseur le rameau, ce qui fournit solide point d’attache.


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