Souvenirs entomologiques/Série 1/Chapitre 21

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XXI

EXPÉRIENCES




Édifiés sur des galets de petit volume, que l’on peut transporter où bon vous semble, déplacer, échanger entre eux, sans troubler soit le travail du constructeur, soit le repos des habitants des cellules, les nids du Chalicodome des murailles se prêtent facilement à l’expérimentation, seule méthode qui puisse jeter un peu de clarté sur la nature de l’instinct. Pour étudier avec quelque fruit les facultés psychiques de la bête, il ne suffit pas de savoir profiter des circonstances qu’un heureux hasard présente à l’observation ; il faut savoir en faire naître d’autres, les varier autant que possible, et les soumettre à un contrôle mutuel ; il faut enfin expérimenter pour donner à la science une base solide de faits. Ainsi s’évanouiront un jour, en face de documents précis, les clichés fantaisistes dont nos livres sont encombrés : Scarabée conviant des collègues à lui prêter main-forte pour retirer sa pilule du fond d’une ornière, Sphex dépeçant sa mouche pour la transporter malgré l’obstacle du vent, et tant d’autres dont abuse qui veut trouver dans l’animal ce qui n’y est réellement pas. Ainsi encore se prépareront les matériaux qui, mis en œuvre tôt ou tard par une main savante, rejetteront dans l’oubli des théories prématurées, assises sur le vide.

Réaumur d’habitude, se borne à relever les faits tels qu’ils se présentent à lui dans le cours normal des choses, et ne songe à scruter plus avant le savoir-faire de l’insecte au moyen de conditions artificiellement réalisées. À son époque tout était à faire ; et la moisson est si grande, que l’illustre moissonneur va au plus pressé, la rentrée de la récolte, et laisse à ses successeurs l’examen en détail du grain et de l’épi. Néanmoins, au sujet du Chalicodome des murailles, il mentionne une expérience entreprise par son ami Du Hamel. Il raconte comment un nid d’Abeille maçonne fut renfermé sous un entonnoir en verre, dont on avait eu soin de boucher le bout avec une simple gaze. Il en sortit trois mâles qui, étant venus à bout d’un mortier dur comme pierre, ne tentèrent pas de percer une fine gaze ou jugèrent ce travail au-dessus de leurs forces. Les trois Abeilles périrent sous l’entonnoir. Communément les insectes, ajoute Réaumur, ne savent faire que ce qu’ils ont besoin de faire dans l’ordre ordinaire de la nature.

L’expérience ne me satisfait pas, pour deux motifs. Et d’abord, donner à couper une gaze à des ouvriers outillés pour percer un pisé équivalent du tuf ne me paraît pas inspiration heureuse : on ne peut demander à la pioche d’un terrassier le travail des ciseaux d’une couturière. En second lieu, la transparente prison de verre me semble mal choisie. Dès qu’il s’est ouvert un passage à travers l’épaisseur de son dôme de terre, l’insecte se trouve au jour, à la lumière, et pour lui le jour, la lumière, c’est la délivrance finale, c’est la liberté. Il se heurte à un obstacle invisible, le verre ; pour lui le verre est un rien qui arrête. Par-delà, il voit l’étendue libre, inondée de soleil. Il s’exténue en efforts pour y voler, incapable de comprendre l’inutilité de ses tentatives contre cette étrange barrière qui ne se voit pas. Il périt enfin épuisé, sans avoir donné, dans son obstination, un regard à la gaze fermant la cheminée conique. L’expérience est à refaire en de meilleures conditions.

L’obstacle que je choisis est du papier gris ordinaire, suffisamment opaque pour maintenir l’insecte dans l’obscurité, assez mince pour ne pas présenter de résistance sérieuse aux efforts du prisonnier. Comme il y a fort loin, en tant que nature de barrière, d’une cloison de papier à une voûte de pisé, informons-nous d’abord si le Chalicodome des murailles sait, ou, pour mieux dire, peut se faire jour à travers pareille cloison. Les mandibules, pioches aptes à percer le dur mortier, sont-elles également des ciseaux propres à couper une mince membrane ? Voilà le point dont il faut avant tout s’informer.

En février, alors que l’insecte est déjà dans son état parfait, je retire, sans les endommager, un certain nombre de cocons de leurs cellules, et je les introduis, chacun à part, dans un bout de roseau, fermé à une extrémité par la cloison naturelle du nœud, ouvert à l’autre. Ces fragments de roseau représenteront les cellules du nid. Les cocons y sont introduits de manière que la tête de l’insecte soit tournée vers l’orifice. Enfin mes cellules artificielles sont clôturées de différentes manières. Les unes reçoivent dans leur ouverture un tampon de terre pétrie, qui, desséchée, équivaudra en épaisseur et en consistance au plafond de mortier du nid naturel. Les autres ont pour clôture un cylindre de sorgho à balai, épais au moins d’un centimètre ; enfin quelques-unes sont bouchées avec une rondelle de papier gris solidement fixée par les bords. Tous ces bouts de roseau sont disposés à côté l’un de l’autre dans une boîte, verticalement, et la cloison de ma fabrique en haut. Les insectes sont donc dans la position exacte qu’ils avaient dans le nid. Pour s’ouvrir un passage, ils doivent faire ce qu’ils auraient fait sans mon intervention : fouiller la paroi située au-dessus de leur tête. J’abrite le tout sous une large cloche de verre, et j’attends le mois de mai, époque de la sortie.

Les résultats dépassent, et de beaucoup, mes prévisions. Le tampon de terre, œuvre de mes doigts, est percé d’un trou rond, ne différant en rien de celui que le Chalicodome pratique à travers son dôme natal de mortier. La barrière végétale, si nouvelle pour mon prisonnier, c’est-à-dire le cylindre en tige de sorgho, s’ouvre pareillement d’un orifice que l’on dirait fait à l’emporte-pièce. Enfin l’opercule de papier gris livre passage à l’Hyménoptère, non par une effraction, une déchirure violente, mais encore au moyen d’un trou rond nettement délimité. Donc mes Abeilles sont capables d’un travail pour lequel elles n’étaient pas nées ; elles font, pour sortir de leurs cellules de roseau, ce que leur race n’avait probablement jamais fait ; elles perforent la paroi de moelle de sorgho, elles trouent la barrière de papier, comme elles auraient percé leur naturel plafond de pisé. Quand vient le moment de se libérer, la nature de l’obstacle ne les arrête pas, pourvu qu’il ne soit pas au-dessus de leurs forces ; et, désormais, des raisons d’impuissance ne peuvent être invoquées s’il s’agit d’une simple barrière de papier.

En même temps que les cellules faites de bouts de roseau, étaient préparés et mis sous la cloche deux nids intacts assis sur leurs galets. Sur l’un d’eux j’ai fixé une feuille de papier gris étroitement appliquée contre le dôme de mortier. Pour sortir, l’insecte devra percer la cloche de terre, puis la feuille de papier, qui lui succède sans intervalle vide. Autour de l’autre, j’ai collé sur la pierre un petit cône du même papier gris ; il y a donc ici, comme dans le premier cas, double enceinte, paroi de papier, avec cette différence que les deux enceintes ne font plus immédiatement suite l’une à l’autre, mais sont séparées par un intervalle vide, d’un centimètre environ à la base, et croissant à mesure que le cône s’élève.

Les résultats de ces deux préparations sont tout différents. Les Hyménoptères du nid à feuille de papier appliquée sur le dôme sans intervalle, sortent en perçant la double enceinte, dont la dernière, l’enveloppe de papier, est trouée d’un orifice rond bien net, comme nous en ont déjà montré les cellules en bout de roseau fermées d’un couvercle de même nature. Pour la seconde fois, nous reconnaissons ainsi que, si le Chalicodome s’arrête devant une barrière de papier, la cause n’en est pas son impuissance contre pareil obstacle. Au contraire, après s’être fait jour à travers le dôme de terre, les habitants du nid recouvert du cône, trouvant à distance la feuille de papier, n’essaient pas même de percer cet obstacle, dont ils auraient si facilement triomphé si la feuille eût été appliquée sur le nid. Sans tentative de libération, ils meurent sous le couvert. Ainsi avaient péri, dans l’entonnoir de verre, les Abeilles de Réaumur, n’ayant, pour être libres, qu’une gaze à percer.

Ce fait me paraît riche de conséquences. Comment ! Voilà de robustes insectes, pour qui forer le tuf est un jeu, pour qui tampon de bois tendre et diaphragme de papier sont parois si faciles à trouer malgré la nouveauté de la matière, et ces vigoureux démolisseurs se laissent sottement périr dans la prison d’un cornet, qu’ils éventreraient en un seul coup de mandibules ? Cet éventrement, ils le peuvent, mais ils n’y songent pas. Le motif de leur stupide inaction ne saurait être que celui-ci. – L’insecte est excellemment doué en outils et en facultés instinctives pour accomplir l’acte final de ses métamorphoses : l’issue du cocon et de la cellule. Il a dans ses mandibules ciseaux, lime, pic, levier, pour couper, ronger, abattre tant son cocon et sa muraille de mortier que toute autre enceinte, pas par trop tenace, substituée à la paroi naturelle du nid. De plus, condition majeure sans laquelle l’outillage resterait inutile, il a, je ne dirai pas la volonté de se servir de ses outils, mais bien un stimulant intime qui l’invite à les employer. L’heure de la sortie venue, ce stimulant s’éveille, et l’insecte se met au travail du forage.

Peu lui importe alors que la matière à trouer soit le mortier naturel, la moelle de sorgho, le papier : le couvercle qui l’emprisonne ne lui résiste pas longtemps. Peu lui importe même qu’un supplément d’épaisseur s’ajoute à l’obstacle, et qu’à l’enceinte de terre se superpose une enceinte de papier ; les deux barrières, non séparées par un intervalle, ne font qu’un pour l’Hyménoptère, qui s’y fait jour parce que l’acte de la délivrance se maintient dans son unité. Avec le cône de papier, dont la paroi reste peu à distance, les conditions changent, bien que l’enceinte totale, au fond, soit la même. Une fois sorti de sa demeure de terre, l’insecte a fait tout ce qu’il était destiné à faire pour se libérer ; circuler librement sur le dôme de mortier est pour lui la fin de la délivrance, la fin de l’acte où il faut trouer. Autour du nid une autre barrière se présente, la paroi du cornet ; mais pour la percer il faudrait renouveler l’acte qui vient d’être accompli, cet acte auquel l’insecte ne doit se livrer qu’une fois en sa vie ; il faudrait enfin doubler ce qui de sa nature est un, et l’animal ne le peut, uniquement parce qu’il n’en a pas le vouloir. L’Abeille maçonne périt faute de la moindre lueur d’intelligence. Et, dans ce singulier intellect, il est de mode aujourd’hui de voir un rudiment de la raison humaine ! La mode passera, et les faits resteront, nous ramenant aux bonnes vieilleries de l’âme et de ses immortelles destinées.

Réaumur raconte encore comment son ami Du Hamel, ayant saisi avec des tenettes une Abeille maçonne qui était entrée en partie dans une cellule, la tête la première, pour la remplir de pâtée, la porta dans un cabinet assez éloigné de l’endroit où il l’avait prise. L’Abeille lui échappa dans ce cabinet et s’envola par la fenêtre. Sur-le-champ Du Hamel se rendit au nid. La maçonne y arriva presque aussitôt que lui, et reprit son travail. Elle en parut seulement un peu plus farouche, conclut le narrateur.

Que n’étiez-vous ici, vénéré maître, avec moi sur les bords de l’Aygues, vaste nappe de galets à sec les trois quarts de l’année, torrent énorme quand il pleut ; je vous eusse montré incomparablement mieux que la fugitive échappée aux tenettes. Vous eussiez assisté, partageant ma surprise, non à un bref essor de la maçonne qui, transportée dans un cabinet voisin, se délivre et revient aussitôt au nid, dont les environs lui sont familiers ; mais à de voyages de long cours et par des voies inconnues. Vous eussiez vu l’Abeille, dépaysée par mes soins à de grandes distances, rentrer chez elle avec un tact géographique que ne désavoueraient pas l’Hirondelle, le Martinet et le Pigeon voyageur ; et vous vous seriez demandé, comme moi, quelle inexplicable connaissance de la carte des lieux guide cette mère en recherche du nid.

Venons au fait. Il s’agit de renouveler avec le Chalicodome des murailles mes expériences d’autrefois avec les Cerceris : transporter dans l’obscurité l’insecte fort loin de son nid et l’abandonner à lui-même après l’avoir marqué. Si quelqu’un se trouvait désireux de répéter l’épreuve, je lui transmets ma manière d’opérer, ce qui pourra abréger les hésitations du début.

L’insecte que l’on destine à long voyage doit être évidemment saisi avec certaines précautions. Pas de tenettes, pas de pinces, qui pourraient fausser une aile, donner une entorse, et compromettre la puissance d’essor. Tandis que l’Abeille est à sa cellule, absorbée dans son travail, je la recouvre d’une petite éprouvette de verre. En s’envolant, la maçonne s’y engouffre, ce qui me permet, sans la toucher, de la transvaser aussitôt dans un cornet de papier, que je me hâte de fermer. Une boite en fer-blanc, boîte d’herborisation, me sert au transport des prisonnières, chacune dans son cornet.

C’est sur les lieux choisis comme point de départ que le plus délicat reste à faire : marquer chaque captive avant sa mise en liberté. Je fais emploi de craie en poudre fine, délayée dans une forte dissolution de gomme arabique. La bouillie, déposée avec un bout de paillé sur un point de l’insecte, y laisse tache blanche, qui promptement se sèche et adhère à la toison. S’il s’agit de marquer un Chalicodome pour ne pas le confondre avec un autre dans des expériences de courte durée, comme j’en rapporterai plus loin, je me borne à toucher, de ma paille chargée de couleur, le bout de l’abdomen, tandis que l’insecte est à demi plongé dans la cellule, la tête en bas. Cet attouchement léger passe inaperçu de l’Hyménoptère, qui continue son travail sans dérangement aucun ; mais la marque n’est pas bien solide, et de plus elle est en un point défavorable à sa conservation, car l’Abeille, avec ses fréquents coups de brosse sur le ventre pour détacher le pollen, tôt ou tard la fait disparaître. C’est donc au beau milieu du thorax, entre les ailes, que je dépose le point de craie gommée.

Dans ce travail, l’emploi de gants n’est guère possible : les doigts réclament toute leur dextérité pour saisir avec délicatesse la remuante Abeille et maîtriser ses efforts sans brutale pression. On voit déjà qu’à ce métier, s’il n’y a pas d’autre profit, il y a du moins gain assuré de piqûres. Un peu d’adresse fait éviter le dard, mais pas toujours. On s’y résigne. Du reste, la piqûre des Chalicodomes est loin d’être aussi cuisante que celle de l’Abeille domestique. Le point blanc est déposé sur le thorax ; la maçonne part, et la marque se sèche en route.

Une première fois, je prends deux Chalicodomes des murailles occupés à leurs nids sur les galets des alluvions de l’Aygues, non loin de Sérignan ; et je les transporte chez moi à Orange, où je les lâche après les avoir marquées. D’après la carte de l’état-major, la distance entre les deux points est d’environ quatre kilomètres en ligne droite. La mise en liberté des captives a lieu sur le soir, à une heure où les Hyménoptères commencent à mettre fin aux travaux de la journée. Il est alors probable que mes deux Abeilles passeront la nuit dans le voisinage.

Le lendemain matin, je me rends aux nids. La fraîcheur est encore trop grande, et les travaux chôment. Quand la rosée est dissipée, les Maçonnes se mettent à l’ouvrage. J’en vois une, mais sans tache blanche, qui apporte du pollen à l’un des deux nids d’où proviennent les voyageurs que j’attends. C’est une étrangère qui, trouvant inoccupée la cellule dont j’ai moi-même expatrié la propriétaire, s’y est établie et en a fait son bien, ignorant que c’est déjà le bien d’une autre. Depuis la veille, peut-être, elle travaille à l’approvisionnement. Sur les dix heures, au fort de la chaleur, la maîtresse de céans survient tout à coup : ses droits de premier occupant sont inscrits pour moi en caractères irrécusables sur le thorax, blanchi de craie. Voilà une de mes voyageuses de retour.

À travers les vagues des blés, à travers les champs roses de sainfoin, elle a franchi les quatre kilomètres ; et la voilà de retour au nid, après avoir butiné en route, car elle arrive, la vaillante, avec le ventre tout jaune de pollen. Rentrer chez soi, du fond de l’horizon, c’est merveilleux ; y rentrer la brosse à pollen bien garnie, c’est sublime d’économie. Un voyage, pour les Abeilles, serait-il voyage forcé, est toujours expédition de récolte. Elle trouve au nid l’étrangère – « Qu’est ceci ? Tu vas voir ! » Et la propriétaire fond furieuse sur l’autre, qui peut-être ne songeait à mal. C’est alors, entre les deux maçonnes, d’ardentes poursuites par les airs. De temps à autre, elles planent presque immobiles face à face, à une paire de pouces de distance, et, là sans doute, se mesurant du regard, s’injurient du bourdonnement. Puis, elles reviennent s’abattre sur le nid en litige, tantôt l’une, tantôt l’autre. Je m’attends à les voir se prendre corps à corps, à faire jouer le dard entre elles. Mon attente est déçue : les devoirs de la maternité parlent trop impérieusement en elles pour leur permettre de risquer la vie en lavant l’injure dans un duel à mort. Tout se borne à des démonstrations hostiles, à quelques bourrades sans gravité.

La vraie propriétaire néanmoins semble puiser double audace, double force dans le sentiment de son droit. Elle prend pied sur le nid, pour ne plus le quitter, et accueille l’autre, chaque fois qu’elle ose s’approcher, avec un frôlement d’ailes irrité, signe non équivoque de sa juste indignation. Découragée, l’étrangère finit par abandonner la place. À l’instant la maçonne se remet au travail, aussi active que si elle ne venait pas de subir les épreuves de son long voyage.

Encore un mot sur les rixes au sujet de la propriété. Quand un Chalicodome est en expédition, il n’est pas rare qu’un autre, vagabond sans domicile, visite le nid, le trouve à son gré et s’y mette au travail, tantôt à la même cellule, tantôt à la cellule voisine s’il y en a plusieurs de libres, cas habituels des vieux nids. À son retour, le premier occupant ne manque pas de pourchasser l’intrus, qui finit toujours par être délogé, tant est vif, indomptable chez le maître le sentiment de la propriété. Au rebours de la sauvage maxime prussienne, la force prime le droit, chez les Chalicodomes le droit prime la force ; autrement ne pourrait s’expliquer la retraite constante de l’usurpateur, qui, pour la vigueur, ne le cède en rien au vrai propriétaire. S’il n’a pas autant d’audace, c’est qu’il ne se sent pas réconforté par cette puissance souveraine, le droit, qui fait autorité, entre pareils, jusque chez la brute.

Le second de mes deux voyageurs ne parut pas, ni le jour de l’arrivée du premier, ni les jours suivants.

Une autre épreuve est décidée, cette fois avec cinq sujets. Le lieu de départ, le lieu de l’arrivée, la distance, les heures, tout reste le même. Sur les cinq expérimentés, j’en retrouve trois à leurs nids le lendemain les deux autres font défaut.

Il est ainsi parfaitement reconnu que le Chalicodome des murailles, transporté à quatre kilomètres de distance et relâché dans des lieux qu’il n’a certes jamais vus, sait revenir au nid. Mais pourquoi en manque-t-il au rendez-vous, d’abord un sur deux, puis deux sur cinq ? Ce que l’un sait faire, l’autre ne le pourrait-il ? Y aurait-il disparité dans la faculté qui les guide au milieu de l’inconnu ? Ne serait-ce pas plutôt disparité de puissance de vol ? Le souvenir me revient que mes Hyménoptères n’étaient pas tous partis avec le même entrain. Les uns, à peine échappés de mes doigts, s’étaient fougueusement lancés dans les airs, où je les avais perdus tout aussitôt de vue ; les autres s’étaient laissés choir à quelques pas de moi après courte volée. Ces derniers, la chose paraît certaine, ont souffert pendant le trajet, peut-être de la chaleur concentrée dans la fournaise de ma boîte. Je peux bien avoir endolori la jointure des ailes pendant l’opération de la marque, si difficile à conduire quand il faut veiller aux coups de dard. Ce sont des éclopés, des invalides, qui traîneront dans les sainfoins voisins, et non de vigoureux voiliers comme il en faut pour le voyage.

L’expérience est à refaire, en ne tenant compte que de ceux qui partiront aussitôt d’entre mes doigts, avec un essor franc et vigoureux. Les hésitants, les traînards qui s’arrêtent tout à côté sur un buisson, seront laissés hors de cause. En outre, j’essaierai d’évaluer de mon mieux le temps employé pour le retour au nid. Pour pareille expérience, il me faut un nombre considérable de sujets : les faibles et tous les éclopés, et ils seront peut-être nombreux, devant être mis au rebut. Le Chalicodome des murailles ne peut me fournir la collection désirée : il n’est pas assez fréquent et je tins à ne pas trop troubler la petite peuplade que je destine à d’autres observations sur les bords de l’Aygues. Heureusement j’ai chez moi, en pleine activité, sous le rebord de la toiture d’un hangar, un magnifique nid de Chalicodome de Sicile. Je peux, dans la cité populeuse, puiser en aussi grand nombre que je voudrai. L’insecte est petit, plus de moitié moindre que le Chalicodome des murailles ; n’importe : il n’y aura que plus de mérite pour lui s’il sait franchir les quatre kilomètres que je lui réserve, et retrouver son nid. J’en prends quarante, isolés, comme d’habitude, dans des cornets.

Une échelle est dressée contre le mur pour arriver au nid : elle doit servir à ma fille Aglaé, et lui permettre de constater l’instant précis du retour de la première Abeille. La pendule de la cheminée et ma montre sont mises en concordance pour la comparaison du moment de départ et du moment d’arrivée. Les choses ainsi disposées, j’emporte mes quarante captives et me rends au point même où travaille le Chalicodome des murailles, dans les alluvions de l’Aygues. La course aura double but : observation de la maçonne de Réaumur et mise en liberté de la maçonne sicilienne. Pour le retour de celle-ci la distance sera donc encore de quatre kilomètres.

Enfin mes prisonniers sont relâchés, tous marqués d’abord d’un large point blanc au milieu du thorax. Ce n’est pas en vain que l’on manie du bout des doigts, un à un, quarante irascibles Hyménoptères, qui dégainent aussitôt et jouent du dard empoisonné. Avant que la marque soit faite, le coup de stylet n’est que trop souvent donné. Mes doigts endoloris ont des mouvements de défense que la volonté ne peut toujours réprimer. Je saisis avec plus de précaution pour moi que pour l’insecte, je serre parfois plus qu’il ne conviendrait pour ménager mes voyageurs. C’est une belle et noble chose, capable de faire braver bien des périls, que d’expérimenter afin de soulever, s’il se peut, un tout petit coin des voiles de la vérité ; mais encore est-il permis de laisser poindre quelque impatience s’il s’agit de recevoir, en une courte séance, quarante coups d’aiguillon au bout des doigts. À qui me reprocherait mes coups de pouce non assez ménagés, je conseillerais de recommencer l’épreuve : il jugera par lui-même de la déplaisante situation.

Bref : soit à cause des fatigues du transport, soit par le fait de mes doigts qui ont trop appuyé et faussé peut-être quelques articulations, sur mes quarante Hyménoptères, il n’en part qu’une vingtaine d’un essor franc et vigoureux. Les autres vaguent sur les herbages voisins, inhabiles à conserver l’équilibre, ou se maintiennent sur les osiers où je les ai posés, sans se décider à prendre le vol, même quand je les excite avec une paille. Ces défaillants, ces estropiés à épaules luxées, ces impotents mis à mal par mes doigts, doivent être défalqués de la liste. Il en est parti vingt environ, d’un essor qui n’a pas hésité. Cela suffit et largement.

À l’instant même du départ, rien de précis dans l’orientation adoptée, rien de cet essor direct vers le nid que m’avaient autrefois montré les Cerceris en pareille circonstance. Aussitôt libres, les Chalicodomes fuient, comme effarés, qui dans une direction, qui dans la direction tout opposée. Autant que le permet leur vol fougueux, je crois néanmoins reconnaître un prompt retour des Abeilles lancées à l’opposé de leur demeure, et la majorité me semble se diriger du côté de l’horizon où se trouve le nid. Je laisse ce point avec des doutes, que rendent inévitables des insectes perdus de vue à une vingtaine de mètres de distance.

Jusqu’ici l’opération a été favorisée par un temps calme ; mais voici qui vient compliquer les affaires. La chaleur est étouffante et le ciel se fait orageux. Un vent assez fort se lève, soufflant du sud, précisément la direction que doivent prendre mes Abeilles pour retourner au nid. Pourront-elles surmonter ce courant contraire, fendre de l’aile le torrent aérien ? Si elles le tentent, il leur faudra voler près de terre, comme je le vois faire maintenant aux Hyménoptères qui continuent encore à butiner ; mais l’essor dans les hautes régions, d’où elles pourraient prendre claire connaissance des lieux, leur est, ce me semble, interdit. C’est donc avec de vives appréhensions sur le succès de mon épreuve que je reviens à Orange, après avoir essayé de dérober encore quelque secret au Chalicodome des galets de l’Aygues.

À peine rentré chez moi, je vois Aglaé, la joue fleurie d’animation. – « Deux, fait-elle ; deux arrivées à trois heures moins vingt, avec la charge de pollen sous le ventre. » – Un de mes amis était survenu, grave personnage de loi, qui, mis au courant de l’affaire, oubliant code et papier timbré, avait voulu assister, lui aussi, à l’arrivée de mes pigeons voyageurs. Le résultat l’intéressait plus que le procès du mur mitoyen. Par un soleil sénégalien et une chaleur de fournaise réverbérée par la muraille, de cinq minutes en cinq minutes, il montait à l’échelle, tête nue, sans autre abri contre l’insolation que sa crinière grise et touffue. Au lieu de l’unique observateur que j’avais aposté, je retrouvais deux bonnes paires d’yeux surveillant le retour.

J’avais relâché mes Hyménoptères sur les deux heures et les premiers arrivés rentraient au nid à trois heures moins vingt. Trois quarts d’heure à peu près leur avaient donc suffi pour franchir les quatre kilomètres ; résultat bien frappant, surtout si l’on considère que les Abeilles butinaient en route, comme en témoignaient le ventre jauni de pollen, et que, d’autre part, l’essor des voyageurs devait être entravé par le souffle contraire du vent. Trois autres rentrèrent sous mes yeux, toujours avec la preuve du travail fait en chemin, la charge pollinique. La journée touchant à sa fin, l’observation ne pouvait être continuée. Lorsque le soleil baisse, les Chalicodomes quittent, en effet, le nid pour aller se réfugier je ne sais où, qui d’ici, qui de là ; peut-être sous les tuiles des toits et dans les petits abris des murailles. Je ne pouvais compter sur l’arrivée des autres qu’à la reprise des travaux, au moment du plein soleil.

Le lendemain, quand le soleil rappela au nid les travailleurs dispersés, je repris le recensement des Abeilles à thorax marqué de blanc. Le succès dépassa toutes mes espérances : j’en comptai quinze, quinze des expatriées de la veille, approvisionnant ou maçonnant comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Puis l’orage, dont les indices se multipliaient, éclata, et fut suivi d’une série de jours pluvieux qui m’empêchèrent de continuer.

Telle qu’elle est, l’expérience suffit. Sur une vingtaine d’Hyménoptères qui m’avaient paru en état de faire le voyage lorsque je les avais relâchés, quinze au moins étaient revenus : deux dans la première heure, trois dans la soirée, et les autres le lendemain matin. Ils étaient revenus malgré le vent contraire et, difficulté plus grave, malgré l’inconnu des lieux où je les avais transportés. Il est indubitable, en effet, qu’ils voyaient pour la première fois ces oseraies de l’Aygues, choisies par moi comme point de départ. Jamais d’eux-mêmes ils ne s’étaient éloignés à pareille distance, car pour bâtir et approvisionner sous le rebord du toit de mon hangar, tout le nécessaire est à portée. Le sentier au pied du mur fournit le mortier ; les prairies émaillées de fleurs dont ma demeure est entourée fournissent nectar et pollen. Si économes de leur temps, ils ne vont pas chercher à quatre kilomètres de distance ce qui abonde à quelques pas du nid. Du reste, je les vois journellement prendre leurs matériaux de construction sur le sentier et faire leurs récoltes sur les fleurs des prairies, en particulier sur la sauge des prés. Suivant toute apparence, leurs expéditions ne dépassent pas une centaine de mètres à la ronde. Comment donc mes dépaysées sont-elles revenues ? Quel est leur guide ? Ce n’est certes pas la mémoire, mais une faculté spéciale qu’il faut se borner à constater par ses étonnants effets, sans prétendre l’expliquer, tant elle est en dehors de notre propre psychologie.


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