Souvenirs et scènes de la guerre d’Italie sous le maréchal Radetzky

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Souvenirs et scènes de la guerre d’Italie sous le maréchal Radetzky
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 616-669).

SOUVENIRS


DE


LA GUERRE D'ITALIE


SOUS LE MARECHAL RADEZKY.




I

C’est en 1847, au fond d’un pauvre village de la Styrie, où résidait une partie de mon régiment, que vint me trouver l’ordre de partir pour l’Italie. Il y a des événemens qui ressemblent à des présages, et de ce nombre est peut-être celui qui précéda de quelques jours notre marche vers la Lombardie. Il semblait comme le prélude des luttes plus nobles et plus sanglantes qui nous attendaient sur les bords de l’Adige ; c’était déjà en pleine paix la vie de guerre qui se révélait à nous, cette vie d’aventures et de combats dont il me tardait de connaître les glorieux hasards, et dont les détails, les particularités, trop négligés par l’histoire, donneront peut-être quelque intérêt à ces souvenirs.

Le 4 août 1847, j’avais passé la soirée au bal, aux eaux de Gleichenberg ; je revenais après minuit au village où mon peloton était cantonné, lorsque j’entendis frapper l’alarme sur la planchette avec les maillets de bois[1]. Il était trois heures du matin ; je lançai mon cheval au galop, j’arrivai sur la place du village, et je demandai à celui de mes soldats qui frappait l’alarme ce qui était arrivé.

— Mon lieutenant, me dit le soldat, je rassemble le peloton ; les recrues se battent au bal, à Weitersfeld, avec les paysans ; le brigadier Czepp est allé les séparer, mais il a été blessé ; il est peut-être déjà tué, je vais le secourir ou le venger.

Je savais à quelles terribles violences les soldats bohêmes, si calmes d’habitude, se laissent emporter lorsqu’ils croient leur honneur compromis. Je repartis à fond de train sur un cheval frais, et en quelques minutes je fus à Weitersfeld.

L’auberge où l’on avait dansé était déserte, une chandelle brûlait dans un coin de la salle, la porte était enfoncée, les fenêtres brisées ; sur les murs blanchis, à la chaux, on voyait les empreintes sanglantes de mains qui s’y étaient appuyées dans la lutte, sur le plancher de larges plaques de sang et des pieds de chaises et de bancs brisés ; arme dangereuse dont les paysans se servent comme d’une massue dans ces sortes de batailles, et dont les coins tranchans font de larges blessures. Le brigadier Czepp entra en ce moment ; son visage était couvert de sang, il tenait à la main son sabre nu, et, se redressant fièrement comme il sied à un soldat, il me dit d’une voix qu’il cherchait à rendre calme, pendant que la colère et l’émotion du combat soulevaient sa poitrine, qu’une querelle avait eu lieu au bal entre un soldat et un paysan qui se disputaient une danseuse ; la bataille était alors devenue générale, et les chevau-légers avaient soutenu à quatre le combat contre plus de cinquante paysans. Czepp s’était jeté dans la salle le sabre à la main pour les séparer, mais il avait été pris et presque étouffé entre le mur et une table massive qu’on avait poussée contre lui ; alors, comme il était près d’une fenêtre, un des soldats lui avait passé du dehors un pistolet chargé ; trois autres chevau-légers étaient arrivés presque en même temps, et avaient enfoncé la porte, soutenu leurs camarades frappé, blessé et mis en fuite des paysans.

Je pris une lanterne pour visiter quelques maisons du village où logeaient des soldats de mon peloton, puis je me rendis sur la place. D’autres soldats arrivés du village que j’habitais, Lichendorf, s’y tenaient alignés et armés de sabres et de carabines. Je les calmai et les renvoyai. Plusieurs de mes hommes étaient grièvement blessés ; l’un d’eux, qui est mort plus tard à Vérone, avait l’os du crâne enfoncé. « Mon lieutenant, me dit-il, nous sommes restés les maîtres. » Et comme je sortais, je l’entendis qui disait à ceux qui me suivaient : « C’est égal, je me suis bien vengé. »

J’étais très inquiet ; le lendemain, au point du jour, j’allai à Mureck trouver mon chef d’escadron. Je craignais de le voir s’emporter et me faire des reproches violens ; mais il savait que j’avais ordonné au brigadier de ne pas laisser mes soldats s’éloigner pendant mon absence. « Je n’y puis rien, ni vous non plus, me dit-il d’un ton tranquille eh bien ! laissons faire. » Le village où le combat avait eu lieu était sur une seigneurie de la duchesse de Berry. Je me rendis chez le bailli et le priai instamment de s’employer pour éviter que les plaintes des paysans n’allassent jusqu’au chef-lieu ; je craignais pour mes soldats les dispositions peu bienveillantes de quelques employés du gouvernement de la province ; je redoutais surtout le retentissement d’une pareille histoire, car en temps de paix il en est presque des régimens comme des jeunes personnes à la cour : « moins on en parle, mieux ils valent. » Le bailli fut poli et obséquieux ; mais j’appris par la suite que, bien loin de calmer les fermiers, il les avait excités à porter plainte.

Heureusement une bonne nouvelle me délivra promptement de ces inquiétudes. Le 6 au matin, mon maréchal-des-logis m’annonçait que le régiment avait reçu l’ordre de se mettre, dans deux jours, en marche pour l’Italie ; j’allais quitter une partie de ma famille, tout ce que j’avais aimé, un pays que j’habitais depuis sept années, mais je ne pus modérer l’élan de ma joie. L’Italie, Venise, Milan, Florence, et peut-être la guerre, les combats, la gloire, tout était pour moi dans ces mots, et peu m’importaient dès ce moment les plaintes du bailli de Weitersfeld. Si souvent, pendant les longues soirées d’hiver, j’avais entendu les vieux capitaines raconter que le régiment avait été deux fois en Italie ! Ils avaient été en garnison à Naples, à Capoue, à Palerme ; leurs récits étaient pleins d’intérêt, et toutes les fois qu’ils parlaient de cette glorieuse époque, leurs visages, ordinairement calmes et sévères, s’animaient du feu de la jeunesse.

Le 9 au matin, mon peloton était rangé sur la place du village ; la pensée du départ attristait les jeunes soldats, et quelques larmes roulaient sur leur visage, déjà hâlé. Les Bohêmes, si violens, si féroces dans le combat, ont l’ame tendre et mélancolique comme tous les peuples slaves. Bientôt mon chef d’escadron arriva. J’allai à lui, et, le saluant de mon sabre, je commandai la marche. C’en était fait : souvenirs tristes et souvenirs heureux, vallées et montagnes parcourues tant de fois au galop par les belles nuits d’été, châteaux hospitaliers, il fallait laisser tout cela derrière moi ; il fallait oublier le beau pays de Styrie où j’avais passé tant d’heures heureuses ; mais l’Italie m’attendait, et je ne devais m’arrêter qu’à Vérone.

À Gonowitz, j’allai avec quelques officiers passer la soirée au château du prince Verian Windisch-Graetz ; à la nuit, de retour au village, nous trouvâmes pour tout gîte une grande chambre de paysan où chacun de nous dormit sur la paille. Le poêle était chauffé à selon l’usage des paysans autrichiens, pour faire cuire les légumes destinés aux bestiaux. La sueur nous coulait du front ; les grillons nous couraient sur le visage et sur les mains. On ne pouvait passer plus brusquement de l’extrême élégance à l’extrême misère.

Le lendemain, nous marchâmes jusqu’à Cilly, par une chaleur étouffante et à travers d’épais tourbillons de poussière soulevés par nos chevaux. Avant d’entrer dans la ville, le colonel nous réunit autour de lui dans une grande prairie ; il allait quitter le régiment où il avait servi pendant trente ans : c’était un homme d’un noble caractère, et pourtant il était peu aimé ; mais, lorsque nous le vîmes, après nous avoir dit quelques mots d’adieu, baisser son casque et détourner la tête pour nous cacher ses larmes, tous se sentirent émus, voulurent serrer cette main loyale qu’il nous tendait, et, quand son cheval l’emporta loin de nous, nous lui criâmes un triste et, dernier adieu.

Le 20 août, nous étions à Adelsberg. Près de cette ville est une grotte fameuse que nous allâmes visiter. À peine entré dans la grotte, on franchit, sur un pont formé par la nature ; une rivière souterraine dont les eaux se sont creusé un lit à travers le rocher, et reparaissent à trois lieues de là, au bas de la descente de Planina. Le murmure de cette rivière souterraine est répété au loin par l’écho de voûtes immenses. Pendant deux heures, on marche sous des masses énormes de stalactites qui tantôt viennent menacer votre tête de leurs pointes aiguës, tantôt sont suspendues à de grandes hauteurs et semblent prêtes à se détacher des voûtes. On arrive ainsi à une seconde grotte qui porte le nom de l’archiduc Jean, et qu’on ne peut visiter que muni d’une autorisation spéciale. Ici d’admirables stalactites d’une blancheur éclatante pendent des voûtes ou s’élèvent de terre : les unes sont près de se toucher, et la svelte colonne est déjà presque toute formée ; les autres laissent à l’imagination le loisir de calculer combien encore il leur faudra d’années pour franchir goutte à goutte l’espace qui les sépare. Rien de plus élégant que ces blanches et frêles colonnades, ouvrage de tant de siècles, et que le moindre choc suffirait à détruire.

C’est à Vippach, au-delà d’une chaîne de hautes montagnes volcaniques, que commence l’Italie ; les jardins du comte Lantieri étaient pleins de grenadiers, de lauriers en fleurs, de grands buissons de verveine. Le 22 août, nous arrivâmes à Gôrz[2] ; je montai au couvent des Franciscains : l’on a, de la terrasse devant l’église, une vue admirable sur les plaines de l’Italie, au milieu desquelles l’Isonzo roule ses belles eaux bleues ; l’on me montra les tombes de Charles X et du duc d’Angoulême : ce sont deux pierres toutes simples, posées devant l’autel d’une des chapelles latérales ; elles portent de courtes inscriptions françaises. Sur celle du duc d’Angoulême, il y a les mots latins : Tribulationem inveni et nomen Domini invocavi. J’étais là avec quelques officiers de mon régiment, ils s’indignaient de voir ainsi disparaître sur la terre étrangère la splendeur et la majesté du trône. Le duc de Blacas est enterré aux pieds du roi Charles X, sans inscription, sans pierre sépulcrale ; noble humilité digne d’un cœur fidèle jusque dans la mort.

Nous arrivâmes à Versa par une extrême chaleur ; le château où je fus logé avait cet air de grandeur que l’on retrouve partout dans les constructions italiennes : au bout d’un péristyle à colonnes, un escalier double, d’une élégance charmante et tout en marbres incrustés, menait à une belle salle, haute de deux étages ; aux quatre coins, de grandes portes s’ouvraient sur les appartemens ; les murs étaient couverts de vieilles boiseries et de grandes tentures de Flandre ; au milieu de ma chambre, sur une estrade, était un de ces lits si vastes, qu’on ne sait s’il faut s’y coucher en long ou en large. L e concierge m’ouvrit la bibliothèque ; je vis sur une table l’arbre généalogique de la famille à laquelle appartenait le château, et de gros cahiers en parchemin avec des sceaux en plomb portant les empreintes de têtes de doges du XIIe et du XIIIe siècle ; une armoire contenait l’Encyclopédie, une autre plus de deux cents romans, tous romans d’amour, de cette littérature légère des règnes de Louis XV et de Louis XVI. J’ouvris quelques volumes, et je remarquai des pensées, des réflexions fines et spirituelles écrites en français sur les marges ou sur des feuilles volantes. Je demandai à qui ces livres avaient appartenu ; le concierge me mena devant un grand portrait représentant une ravissante jeune femme aux cheveux poudrés, aux sourcils gracieusement arqués, aux yeux vifs et brillans : c’était le portrait d’une comtesse T… à laquelle ce château avait appartenu. J’ai su depuis que cette belle personne avait inspiré une longue et tendre passion à l’empereur Joseph II. Je passai la nuit dans la bibliothèque à feuilleter ces livres annotés par une main charmante, et le matin, avant de monter à cheval, j’allai dire un dernier adieu à l’aimable comtesse du portrait. Deux années après mon passage à Versa, me trouvant à Vienne, dans un salon, je vis entrer une jeune femme dont les traits me frappèrent, comme si je l’avais déjà vue quelque part ; je demandai son nom : c’était la petite-nièce de la comtesse T…

Le 27 août, nous arrivâmes à Udine : la place Contarini est charmante, surtout le soir, quand le soleil couchant dore les sveltes colonnes qui soutiennent le palais du gouvernement. J’allai voir la chapelle Torriani : il y a là quatre bas-reliefs admirables de la main de Torelli, le maître de Canova. Nous nous rendîmes au théâtre. L’affiche annonçait une représentation au bénéfice de la prima donna assoluta. Je fus là, pour la première fois, témoin de la complaisance avec laquelle les italiens prodiguent leur enthousiasme. La prima donna fut couverte de couronnes ; on lui présenta des bouquets qui avaient plus de deux pieds de haut ; des vers, des sonnets en son honneur furent lancés par milliers dans la salle.

Le 29 août, je partis pour Conegliano avec mon peloton. Pendant la marche, mes soldats chantaient les airs mélancoliques de leur pays. Souvent je m’étais plu à écouter ces mélodies naïves, ces plaintes qu’adresse le berger a son amie absente, quand, du haut des Alpes, il voit les derniers rayons du soleil éclairer les cimes neigeuses et les ombres du soir envahir la vallée ; mais sous ce ciel ardent, à peine rafraîchi par les tièdes brises de la mer, les beaux yeux noirs des Italiennes que j’apercevais à leurs balcons me rendaient infidèle à ces doux souvenirs. À Conegliano, je me promenai par la ville toute l’après-midi ; regardant les grands et beaux palais abandonnés. J’entrai dans l’une de ces splendides demeures, qui appartenait a la famille des Montalban : l’architecture était imposante, les salles immenses ; mais les portes et les fenêtres étaient brisées, et les portraits des ancêtres de cette famille, qui, comme le disait la légende, avaient été podestats, généraux vénitiens, ambassadeurs à la cour de France, étaient enlevés des murailles par le vent, qui se jouait avec leurs lambeaux. Sur une hauteur au-dessus de la ville s’élève un joli pavillon bâti au milieu de grands cyprès. L’on voyait du balcon les clochers de Venise ; les murs étaient couverts de belles peintures à fresques d’un artiste de talent, et je vis sur une table une tête de femme en marbre si charmante, avec des lèvres, une bouche si voluptueusement entr’ouvertes, qu’on aurait voulu l’embrasser.

Le jour suivant, après avoir fait à Castelfranco les logemens pour la division, j’allai voir une collection de tableaux et de curiosités appartenant à un riche docteur de la ville. Il était sorti ; sa fille me reçut c’était une belle Italienne, dont le teint avait cette brune et chaude pâleur- qui relève si bien la beauté méridionale. Il y avait dans les salles des tableaux de grand prix, entre autres une Aurore du Corrège et l’original du célèbre tableau du saint Jean du Guide ; mais ce qui me plut davantage, c’était une épée de soldat romain trouvée à Herculanum, dont la lame portait cette inscription : Senatuconsulto Roma vincit (Rome doit vaincre, le sénat l’ordonne) ; admirable et énergique parole gravée sur les glaives des soldats. Quelle confiance avaient ces Romains dans leur invincible courage ! dans l’église de Castelfranco, il y a plusieurs beaux tableaux du Palma, et un du Giorgione représentant saint Antoine et saint George aux pieds de la Vierge. La Vierge est le portrait de la maîtresse du peintre vénitien. Je ne pus admirer qu’à la hâte toutes ces belles choses : je voulais aller à Venise et il ne me restait que quelques heures Le temps était affreux, la pluie tombait par torrens ; mais, même quand le temps est beau, l’arrivée à Venise par le chemin de fer ne répond pas à l’idée qu’on s’en fait. Je montai sur le campanile de la place Saint-Marc pour voir la ville des doges au milieu des lagunes. J’avoue que le palais ducal, à la première vue, trompa mon attente : Les décorations de théâtre me l’avaient gâté d’avance, et mon imagination lui prêtait des proportions plus majestueuses. Cependant je l’ai revu plusieurs fois depuis, et chaque fois il m’a paru plus beau, surtout le soir quand sa masse imposante, éclairée par les rayons de la lune, projette sa grande ombre sur la Piazzetta. Les coupoles de Saint-Marc me semblèrent aussi, au premier aspect, un peu écrasées. Il faut revoir plusieurs fois ces admirables monumens pour en comprendre toute la beauté. À Padoue comme à Venise ; c’était en courant que je me voyais forcé de parcourir les églises, et les musées. J’admirai dans l’église de Saint-Antoine le beau candélabre en bronze d’un seul jet et les bas-reliefs du Donatello ; mais à quoi bon m’arrêter sur ces premières émotions qu’éveillaient en moi les belles cités de l’Italie ? Ce n’était pas en touriste, c’est en soldat qu’il me fallait parcourir cette terre classique, et le moment approchait où la vie de garnison allait succéder pour nous à la vie de voyage.


II

Le 5 septembre, nous arrivâmes à Vérone ; notre marche était finie. Je pris l’étendard, et, passant devant les arènes, j’allai au son des trompettes, pendant que la division restait rangée sur la place, le remettre aux mains de l’officier commandant la grand’garde. Cet étendard était un souvenir précieux donné au régiment par Marie-Thérèse. À cette époque et jusqu’à la fin du règne de Joseph II, le régiment se recrutait en Flandre ; les soldats ne parlaient que français ; on les appelait les Wallons. C’est eux qui avaient décidé le gain de la bataille de Kolin qui paraissait d’abord perdue. L’armée impériale commençait à plier ; le comte de Thiennes, colonel du régiment, reçoit l’ordre de la retraite ; il court à Daun : « Maréchal, dit-il, je vais attaquer, et, si j’y péris avec mon régiment, du moins j’aurai sauvé l’honneur. — Que voulez-vous faire avec vos blancs-becs de Flamands ? lui dit Daun, qui savait que le régiment n’était alors presque entièrement composé que de jeunes recrues. — Vous allez le voir, » crie de Thiennes. Il se jette, suivi de ses officiers et à la tête de tout le régiment, au milieu des lignes d’infanterie prussienne. Trente escadrons de hussards prussiens, soutenus par quinze de dragons en seconde ligne, sont culbutés par la cavalerie impériale, et la victoire est à l’Autriche ; mais de Thiennes était tué, et le tiers du régiment y resta. Plusieurs des officiers étaient Lorrains, l’histoire du régiment a conservé leurs noms ; il y a parmi eux les noms de Ficquelmont et de d’Aspremont. Le grand Frédéric, voyant la bataille perdue, revint jusqu’à Nymburg au grand galop, disant à l’officier qui l’accompagnait et dont le cheval tomba mort de lassitude : Ah ! mes hussards, mes braves hussards sont sûrement perdus ! » Marie-Thérèse combla Daun d’honneurs (c’était la première victoire gagnée contre les Prussiens), elle alla à sa rencontre hors des murs de vienne, et ordonna, que les soldats de ce brave régiment ne porteraient jamais ni barbe ni moustache pour rappeler leur jeunesse et leur héroïsme ; puis elle broda de ses mains sur l’étendard une rose entourée d’épines et la devise : Qui s’y frotte s’y pique. Ce régiment fut ensuite appelé les dragons de Latour[3] ; beaucoup de ceux qui ont fait les brandes guerres de l’empire l’ont, connu, ont admiré sa bravoure, et plusieurs généraux français en parlent dans leurs mémoires. — Garde à nous ! voilà les Latour ! disaient les soldats français, lorsque, plusieurs attaques n’ayant pu rompre leurs carrés, on lançait sur eux ces intrépides cavaliers. La seule aigle impériale qui ait été prise pendant la première campagne d’Allemagne a été enlevée dans une charge de ces dragons de Latour contre le quinzième régiment de dragons français au combat de Haslau.

À Vérone, le premier monument qui mérite l’attention du voyageur, ce sont les arènes ; quoique l’on en ait détruit une partie et toute l’enceinte extérieure à l’exception de cinq arcades, elles surpassent en grandeur tout ce que je pouvais imaginer. Les arènes de Vérone peuvent contenir plus de cinquante mille personnes ; je m’y suis trouvé avec quinze mille spectateurs à une représentation de jour, et ils y étaient presque perdus ; les vomitoires sont si nombreux, les corridors si larges, que, m’étant levé la représentation finie, j’arrivai sur la place devant les arènes, sans avoir été arrêté une minute par la foule, sans même avoir ralenti le pas. Un canal communiquant avec l’Adige au-dessus de la ville y amenait huit pieds d’eau pour les naumachies ; à droite et à gauche des deux entrées principales, il y a quatre grandes niches où étaient enfermées les bêtes féroces ; on soulevait les grilles, et elles bondissaient en fureur dans l’arène. Intérieurement et tout autour du corridor inférieur, l’on voit encore vingt-quatre prisons où l’on gardait les gladiateurs ; elles ne sont éclairées que par un trou d’un pied carré, donnant à une hauteur de quinze pieds du sol dans ce corridor qui est fort obscur, et c’était dans ces trous affreux qu’attendant leur tour d’être déchirés par les bêtes, les malheureux captifs pouvaient entendre les cris de désespoir de leurs compagnons.

J’allai voir le palais Canossa : les salles, tendues en damas et en velours, sont superbes ; sous l’architrave, je lus l’inscription : Et filii filiorum et semen illorum habitabunt-in soecula !… Quel gage de grandeur que cette espérance dans l’immortalité de sa race ! Du haut du castel, on a une très belle vue sur la ville et la campagne, les montagnes, la plaine et les clochers de Vérone noyés dans des flots de lumière. À la nuit, en redescendant à la ville, je passai devant l’église, de Sainte-Rosalie, et je vis, à travers les larges rideaux du portail, le chœur et l’autel tout resplendissans de lumière ; j’y entrai et fus frappé de la majesté du lieu ; des milliers de cierges brûlaient dans de grands candélabres ; les colonnes et toute. l’église étaient tendues de damas rouge bordé de drap d’or, et le chant grave et majestueux des prêtresse mêlait au son puissant des orgues.

L’automne se passa tranquillement ; cependant il y avait je ne sais quelle vague inquiétude dans l’air. Au moindre bruit, les bourgeois paraissaient sur le seuil de leurs portes, et les femmes entr’ouvraient leurs volets pour regarder dans la rue. Pendant le mois de février, une sourde agitation commença à se manifester dans toute l’Italie : des réunions secrètes eurent lieu dans les grandes villes, et des indices certains annonçaient qu’une révolution se préparait. Nous apprîmes qu’à Milan quelques-unes de ces personnes chez lesquelles les sentimens se traduisent toujours en questions d’argent et de gain ou de perte avaient formé une association ayant pour but d’empêcher de fumer, afin de ruiner l’Autriche, à ce qu’elles disaient, en faisant perdre au gouvernement les sommes considérables que lui rapportait la vente du tabac. Vers la fin du mois de février, plusieurs officiers furent insulte dans les rues de Milan, et le premier lieutenant, le comte Thun, ayant été blessé d’un coup de pistolet tiré par derrière, comme il rentrait chez lui le soir, les soldats reçurent l’ordre long-temps attendu, toujours différé jusqu’à la dernière extrémité, de se servir de leurs armes pour se défendre.

Vérone- était calme encore ; pourtant l’on craignait quelque mouvement, et, pendant plusieurs jours, les troupes furent consignes dans les casernes et les chevaux sellés. Nos chefs paraissaient inquiets mais nous, toujours prêts à sauter en selle, nous trouvions que cette vie agitée faisait un agréable contraste avec la monotonie de l’exercice et des parades perpétuelles ; puis je ne sais quelles vagues espérances de guerre venaient nous animer : nous étions gais et insoucians, impatiens de combats. — « Qu’avez-vous donc, Chalamann, vous me paraissez de très belle humeur ce soir ? disais-je à un de mes sous-officiers qui riait et plaisantait pendant une patrouille que je faisais la nuit par une pluie battante. – Ah ! mon lieutenant, me répondit-il, c’est que nous allons avoir la guerre, et les mains me démangent de faire, avec mon sabre, des moulinets sur la tête de ces gens qui se moquent de nous et qu’on n’ose pas toucher. »

Presque chaque semaine, des bataillons croates traversaient Vérone ; on les poussait en avant vers le Pô et le Tesin ! c’étaient des hommes superbe, hauts et forts, et dont l’air dur et sauvage contrastait avec la physionomie un peu efféminée des Italiens ; ces pauvres Croates étaient sans cesse dupes de l’astuce des marchands véronais : Comme je passais sur la place, je vis deux sous-officiers des Ottochaner[4] qui achetaient du riz pour leurs compagnies ; on leur en demandait un prix exorbitant, et, comme ils ne savaient pas la langue, je m’avançai, fis le marché et eus le riz à moitié prix. Alors, avec cette bonté naïve et cordiale naturelle aux Croates, ils me prièrent de boire avec eux. On apporta du vin ; mais, quand j’ouvris mon manteau pour avancer le bras et prendre un verre ; ils virent à mon uniforme que j’étais officier. Leur embarras, leur mine humblement respectueuse, me firent sourire ; je leur donnai la main et nous nous quittâmes bons amis.

Lorsqu’on proclama à Vérone la constitution accordée par l’empereur et le décret qui permettait l’organisation de la garde nationale, les sens de la ville s’abandonnèrent à une gaieté folle ; ils se promenaient en criant dans les rues et sur le Corso, portant de grands drapeaux avec le portrait de Pio nono ; quand ils rencontraient un officier, ils se précipitaient sur lui pour lui baiser les mains et l’embrasser. « Nous sommes tous frères, et vive l’Italie ! » disaient-ils. Ils voulurent nous porter en triomphe ; mais ces ovations, cette joie, ces caresses étaient une comédie. Ils voulaient nous tromper, nous endormir ; pas un seul n’était de bonne foi ; ils me firent surtout l’effet de gens qui cherchent à se monter, à se donner du courage en s’étourdissant à force de crier.

Au commencement de mars, la révolte éclata simultanément dans toutes les villes de l’Italie ; elle avait été depuis long-temps prévue et annoncée à Vienne par le maréchal Radetzky, partout les ordres étaient donnés ; au premier signal, les troupes disséminées dans les villes de la Lombardie devaient se réunir à Milan et celles de la Vénétie à Vérone, et quoique le maréchal n’eût à espérer aucun secours, aucune aide du reste de l’empire, tant l’état du gouvernement autrichien était faible et chancelant à cette époque, la révolte eût été facilement comprimée par les mesures énergiques qu’il avait prises, si l’agression du roi de Sardaigne n’était venue augmenter la confiance des rebelles, et mettre le maréchal Radetzky, avec le peu de troupes réunies à Milan, en présence d’une nombreuse armée ennemie au milieu d’un pays insurgé.

Vérone néanmoins ne remuait pas ; mais toutes les communications et la Lombardie étaient interrompues. Des comités révolutionnaires s’étaient organisés dans chaque ville et dans chaque village ; les habitans avaient barricadés les rues, et, dans les campagnes, les paysans avaient coupé les ponts sur les nombreux canaux, creusé de profonds fossés sur les routes et fait des abattis d’arbres considérables. On venait d’enlever des transports de munitions et d’artillerie qui s’étaient trouvée arrêtés par ces obstacles. Les officiers envoyés en courriers ne revenaient pas, on disait les avoir vus pendus avec leurs écharpes aux arbres du chemin ; nous étions sans nouvelles ; les bruits les plus absurdes circulaient de toutes parts ; la haine était dans tous les regards ; la lutte allait s’engager. Nous étions en mesure ; les sabres étaient aiguisés, les armes chargées ; nos soldats nous aimaient, ils étaient pleins de cœur, prêts à nous suivre pour vaincre ou pour mourir.

Le 19 mars, pendant la nuit, comme je dormais sur un banc dans l’écurie, un soldat m’apporta l’ordre de me rendre tout de suite chez le général Gherardi. Je le trouvai qui se promenait d’un air pensif dans une grande salle éclairée par une seule bougie. « Voici, me dit-il, des dépêches pour le général comte Gjulai à Trieste ; une voiture vous attend en bas, partez à l’instant. — Général, lui dis-je, si l’on m’interroge sur notre situation, si l’on me demande des nouvelles de Milan, que faut-il répondre ? — Que nous ne savons rien, que les communications avec Milan et l’armée du maréchal sont coupées ; l’on dit vaguement qu’il s’est renfermé dans la citadelle pour lancer des boulets et des obus dans la ville, qu’il y a déjà quatre mille personnes tuées et blessées, et qu’il fera incendier la ville, si la révolte ne cesse pas. »

Je partis. Le lendemain à midi, comme j’entrais à Sicile, je vis sur la place une foule de peuple. Sept ou huit jeunes gens coiffés de feutres à plumes et armés comme des brigands de théâtre arrêtèrent ma voiture : je mis la main sur mon sabre, mais je vis aux gestes qu’ils firent avec leurs fusils que la résistance était inutile. Ils me prièrent de descendre et de les suivre ; ils me conduisirent à la maison de ville, ouvrirent la porte d’une grande salle et m’y firent entrer. Huit ou dix hommes en habit noir étaient assis autour d’une table ; je m’avançai, et dis d’une voix que la colère rendit menaçante : « Qui donc se permet de faire arrêter un courrier impérial ? » Personne n’osa répondre. Ces hommes paraissaient embarrassés ; un d’eux se leva pourtant et me dit qu’on voulait avoir des nouvelles de Milan. Je leur donnai celles que je savais, et j’ajoutai que le maréchal Radetzky ruinerait la ville. Si la révolte continuait : ils parurent interdits en entendant ce grand nom et cette menace ; mais, reprenant courage, « nous voulons la république, dit l’un d’eux, l’égalité pour tous. » J’étais inquiet de la manière dont tout cela finirait. L’escalier était plein de gens en guenilles ; quelques-uns même étaient entrés dans la salle. « Comment ! dis-je, l’égalité pour tous, et vous portez de beaux habits pendant que ces pauvres gens sont presque nus ! » Et, me tournant vers eux, je vis un rire approbateur accueillir ma réponse ; j’en profitai et m’avançai vers l’escalier. Tous me firent place ; je regagnai ma voiture et partis au galop.

À Pordenone, comme je changeais de chevaux, je vis un groupe de gens descendre le pont en courant et entrer dans la cour de la poste : je ne m’effrayai pas, car j’étais prêt à tout ; mais je m’appuyai à la voiture et les regardai fixement. Les premiers n’osaient me toucher, mais ceux qui étaient derrière les poussaient ; leurs regards étaient si haineux, leurs yeux si hagards, que je craignis de recevoir quelque coup de stylet au moment où j’allais me retourner pour monter en voiture. Heureusement le postillon avait été soldat dans d’armée autrichienne, comme il me le dit ensuite ; dès qu’il me vit sur le marche-pied, il fouetta les chevaux, et partit grand train. J’arrivai à Trieste à deux heures du matin et me fis conduire à la grand’garde. Malgré l’heure avancée de la nuit, il y avait encore sur la place des groupes qui semblaient attendre quelque nouvelle ou l’arrivée d’un courrier. Je dis aux officiers ce que je savais de Milan, et me fis conduire chez le général comte Gjulai. Il ouvrit mes dépêches, me demanda des détails sur Vérone, sur l’état du pays que je venais de traverser, sur Milan et sur l’armée du maréchal. Je lui répétai les bruits qui couraient à mon départ de Vérone, et il m’ordonna sur l’honneur de n’en point parler. Je n’osai lui dire que, comme je n’avais reçu aucun ordre de cacher cette nouvelle, je l’avais déjà donnée aux officiers de la grand’garde. Pendant qu’il me parlait, nous entendîmes dans la rue un bruit de voix et des appels de gens qui paraissaient se rassembler. Le comte Gjulai alla tranquillement à la fenêtre et me congédia. Comme je sortais, je rencontrai dans l’escalier quelques jeunes gens qui montaient en courant. « Est-ce vrai, me dirent-ils en italien, la nouvelle que vous avez apportée de Milan ? » Je fus effrayé. « Moi, leur dis-je, j’ai apporté des dépêches, je ne sais ce qu’elles contiennent. » Une foule bruyante encombrait la rue. Je pensai qu’on venait demander au comte Gjulai des nouvelles de Milan ; mais je ne savais pas quelle espérance, quelle passion poussait cette population inquiète. Tous ces hommes étaient Italiens. Était-ce la curiosité ou le désir de la vengeance qui les amenait devant le palais ?… Je passai le reste de la nuit à me promener sur les places et dans les rues, écoutant chaque bruit, craignant de voir se former des rassemblemens l’émeute commencer et la ville en pleine révolte. Enfin le jour parut. J’allai trouver le confit Gjulai et lui dis en tremblant qu’ignorant qu’il voulait tenir secrètes les nouvelles de Milan je les avais données aux officiers de la grand’garde avant d’avoir été chez lui. Le mal n’était pas aussi grand que je l’avais cru. Son énergie, lui garantissait la tranquillité de la ville de Trieste, qui, du reste était bien intentionnée et ne pouvait faillir à la reconnaissance qu’elle devait à la maison d’Autriche. Il me tranquillisa avec une bonté parfaite. Heureux et content, je me promenai tout le jour ; j’étais là, je le compris bientôt, dans une ville amie, et les regards des habitans de Trieste ne ressemblaient nullement aux regards perfides des Italiens de Vérone. Le soir, le général Gjulai me fit appeler et me donna des dépêches pour le général comte Zichy à Venise ; l’on ignorait encore à Trieste l’insurrection de cette ville. Je partis à dix heures du soir sur un bateau à vapeur, et nous croisâmes pendant la nuit, sans le voir à cause de l’obscurité, comme je l’ai su depuis, le bateau qui portait à Trieste l’a nouvelle de la révolte qui venait d’éclater à Venise.

Au matin, comme j’admirais en entrant dans le port le superbe coup d’œil que présente Venise ; j’entendis qu’on nous criait du vaisseau de garde : Fora la bandiera ! Je ne fis pas attention à ce cri, pensant que c’était quelque formalité ; mais quel fut mon étonnement, quand je vis les matelots enlever le pavillon aux armes impériales, et une foule immense, assemblée sur la Piazzetta et le quai des Esclavons, faire retentir les cris de viva san Marco ! viva la republica ! viva l’Italia !… Deux officiers de marine montèrent sur le pont ; ils avaient l’air embarrassé ; l’un d’eux vint à moi et me dit d’un ton poli, mais sans oser me regarder en face, de monter dans la gondole qui était amarrée au vaisseau. L’on me conduisit, par de petits canaux, au palais du gouvernement provisoire, et l’on me fit attendre dans une grande salle pleine de groupes d’hommes qui parlaient bruyamment en faisant des gestes animés. Des secrétaires, des aides-de-camp, tout bardés d’écharpes tricolores, couraient d’une salle à l’autre ; un officier de marine s’approcha de moi, je lui adressai la parole : « Je ne parle pas allemand, » me répondit-il en bon allemand et en me tournant le dos. Beaucoup des personnes qui étaient là paraissaient embarrassées ; la pâleur de leurs visages, le désordre de leurs traits, montraient assez tout ce qu’elles craignaient. Un jeune homme couvert de poussière apporta une lettre ; on la lut tout haut et devant moi, tant la confusion était grande. Le comité révolutionnaire de. Trévise écrivait au gouvernement provisoire de Venise que « les troupes impériales étaient encore dans la ville, que la république ne pouvait être proclamée, et que la ville avait tout à craindre de la vengeance des Autrichiens. » Tous parurent consternés ; on appela le général Solera, qui traversa la salle en courant.

Au bout d’une heure, on me conduisit à M. Manin. Je vis un petit homme d’une cinquantaine d’années assis devant un bureau ; il portait des lunettes et paraissait avoir passé bien des nuits sans sommeil ; son visage était pâle de fatigue, et son regard éteint. Il me considéra d’un air étonné, comme s’il cherchait à deviner quel but m’amenait à Venise dans un pareil moment ; puis, ouvrant un tiroir dans lequel je vis de l’or, il y mit la main, et, fixant ses yeux sur les miens : « Vous voulez être des nôtres, n’est-ce pas ? combattre pour notre liberté ? » me dit-il en remuant cet or. Je compris ce geste. « Monsieur, lui dis-je, je suis d’une noble famille et officier de l’empereur ; je ne connais que mon devoir. — Eh bien ! me dit-il d’un ton ironique, comme vous voudrez ; en attendant, on vous gardera ici. »

Il était trop tard pour que les dépêches que je devais remettre au comte Zichy pussent être de quelque utilité ; cependant, espérant quelque chance favorable, j’avais la ferme volonté de parvenir du moins à lui parler, peu m’importait ce qui arriverait ensuite. Pour atteindre ce but, je dis à M. Manin : « Monsieur, j’ignorais que la république fût proclamée à Venise, et j’y suis venu en me rendant à Vérone pour rejoindre mon régiment. Puisque, je suis retenu ici prisonnier, permettez du moins que je parle au général Zichy ; son témoignage me sauvera plus tard, car, si l’on ne me voit pas revenir, on croira que j’ai abandonné mon drapeau ou passé à l’ennemi : vous connaissez les lois militaires, je serai cassé. — Qu’à cela ne tienne, me dit-il. Il sonna ; un aide-de-camp parut, et il lui dit quelques mots. Cet officier me conduisit au palais du gouvernement, sur la place Saint-Marc, et me laissa dans une salle où une trentaine de jeunes gens étaient réunis ; l’un d’eux s’avança vers moi pour attacher une cocarde à mon habit ; je repoussai sa main. « Vous êtes notre prisonnier, prenez garde, me dit-il pour m’effrayer ; ce matin, le peuple a massacré deux de vos officiers et le chef de l’arsenal. » Ils se rapprochèrent de moi, l’un d’eux arracha le gland de mon porte-épée, un autre m’enleva ma casquette, et coupa avec son poignard la rose et le galon ; la défense était impossible. « Messieurs ! messieurs ! » leur cria l’officier en rentrant et d’un ton de reproche. Il me prit par le bras, me fit sortir de la salle et me mena au comte Zichy. J’avais roulé mes dépêches dans ma manche, espérant pouvoir les lui remettre en secret ; mais, comme j’étais observé par ses gardes, je lui dis qu’on me retenait prisonnier et plusieurs autres choses afin de gagner du temps. Ensuite, appuyant le bras sur le bois de son lit, je cherchai des yeux son regard afin de le guider vers le geste que j’allais faire pour laisser tomber les dépêches ; mais il était trop affaissé, trop abattu pour me comprendre. Craignant de voir mes dépêches prises par les Italiens qui étaient dans la chambre, je n’osai les laisser tomber sur le lit. On me ramena dans la salle ; un moment après, un jeune homme entra tout effaré et cria : « Les Croates ne veulent pas accepter la capitulation ; ils ne veulent pas déposer les armes, et disent que si on les attaque, ils vont mettre le feu à la ville et faire sauter le magasin à poudre. — Bah ! bah ! » répondit un homme à mauvaise figure. Puis cet homme s’assit, griffonna quelques lignes et sortit : « Voici, dit-il en rentrant au bout de quelques minutes et agitant un papier d’un air triomphant, voici l’ordre aux Croates de déposer les arrhes. Il est signé : général comte Zichy. » Je ne sais comment ce misérable s’y était pris pour obtenir ainsi la signature du comte.

Enfin, un officier de la garde civique vint à moi et me conduisit, à travers plusieurs rues, jusqu’à une grande maison, sur une petite place ; il ouvrit la grille, me dit d’attendre dans le vestibule, et, m’ayant laissé seul, il monta l’escalier. J’avais, pendant le trajet, songé à la possibilité de m’échapper par une des petites rues qui coupaient celles que nous traversions. Je connaissais quelques personnes à Venise, et j’aurais pu me cacher. J’étais seul dans ce vestibule, et, comme je m’appuyais au mur en réfléchissant à la façon, dont tout cela pouvait, finir, je vis, par la porte qui donnait sur l’eau, passer plusieurs gondoles. L’idée me revint de m’évader, et, m’avançant vers l’une d’elles, j’y montai d’un air tranquille. Affectant un grand calme, qui du reste ne trompa pas les gondoliers, je leur ordonnai de me mener augrand canal ; puis, à peine, étions-nous en route, que je leur dis que je désirais aller à Mestre, et leur proposai de m’y conduire. Ces gondoliers étaient fins et rusés comme touts les Italiens : ils voyaient bien que je cherchais à m’évader ; mais pour de l’or ils m’auraient mené en Amérique. Comme nous débouchions du grand canal dans la mer, quelqu’un vit probablement mon manteau blanc, et j’entendis crier du quai : « Un Autrichien qui se sauve ! » En un instant, les deux rives furent couvertes de gens qui criaient : « C’est un officier ! c’est un Autrichien qui se sauve ! Abordez ; à bord, à. bord la gondole ! » Un jeune homme conduisant une patrouille arrivait en ce moment sur le quai ; mes gondoliers furent forcés d’aborder ; ce jeune homme était élégant, avait l’air d’un homme comme il faut ; il mit un pied sur la gondole et me demanda mon permis. Ne sachant que faire, je lui tendis ma carte de courrier il vit bien que cela ne signifiait rien ; mais le danger que je courais lui inspira probablement quelque compassion, et, se retournant vers le peuple : « Tout est en règle, dit-il ; gondolier, en avant ! » Et ce peuple, habitué à l’obéissance, se retira sans mot dire.

Enfin ; j’étais hors de Venise ! Nous longeâmes l’immense pont du chemin de fer, et je vis une locomotive couverte de drapeaux tricolores arriver au débarcadère ; elle apportait, comme je l’ai su ensuite, de fausses nouvelles ; pour entretenir l’effervescence de la révolte, les gens qui la montaient criaient : — Trévice, Vicenee, ont proclamé la république ! — Vive saint Marc ! répondait le peuple. Pendant le trajet, l’attitude indécise des Vénitiens m’avait- suggéré la pensée d’aller à Padoue trouver le général baron d’Aspre, qui y commandait. Son énergie, ses talens étaient connus de toute l’armée et il me semblait qu’en lançant quelques bataillons sur cette ville, encore étonnée de sa liberté, on pourrait y rétablir l’autorité impériale. En arrivant à Mestre, les gondoliers s’arrêtèrent à une maison isolée où je pourrais, me dirent-ils, trouver une voiture et des chevaux. Je ne me défiais pas du maître de la maison, et lui dis que je voulais aller à Padoue. « À Padoue ! s’écria-t-il en affectant un grand étonnement ; mais la campagne est pleine de crociati et de paysans armés : à peine hors de Mestre, vous serez assassiné ou pendu à quelque arbre. » Il devinait d’instinct qu’il fallait m’empêcher d’aller à Padoue. « Je vous demande, lui dis-je, une voiture, des chevaux, et cela tout de suite. — Ah ! monsieur, me dit-il avec une grande exaltation, puisque je ne puis vous retenir, vous empêcher de braver une mort certaine, permettez du moins que je vous dise adieu, que je vous embrasse en versant des larmes sur votre malheureux sort. » Puis, regardant le ciel : « Un si jeune homme, s’écria-t-il, et courir ainsi à la mort ! » Et, me jetant les bras autour du cou, il m’embrassa en versant quelques larmes ; mais, voyant ses efforts inutiles pour me détourner de mon projet, il voulut me faire arrêter, et, sous prétexte d’aller chercher une voiture, il remonta avec moi une longue rue bordée d’un côté par le mur du canal. Comme il regardait sans cesse dans l’eau avec affectation : « Qu’est-ce donc que vous voyez ? lui dis-je. — Ah ! mon Dieu ! me répondit-il, ce matin le peuple a massacré quelques soldats du régiment d’Este, et on a jeté leurs corps dans le canal. » Ce n’était pas vrai, comme je l’ai su ensuite. Je marchais vite, de peur d’être entouré par les gens qui remplissaient la rue et qui commençaient déjà à me suivre ; j’arrivai sur la place, elle était couverte de groupes d’hommes ; je m’arrêtai et m’adossai, tranquille et prêt à tout, au petit mur du canal : mon homme m’avait laissé. Tous ces gens s’avancèrent alors vers moi, d’abord lentement, comme des curieux qui viennent regarder ; puis, quand ils eurent formé un demi-cercle autour de moi, ceux qui étaient derrière crièrent : Mort au chien ! mort à l’Allemand ! Ils se poussaient les uns les autres en agitant leurs bras nus pour me menacer. Je les regardais en face et sans trembler ; mais je craignais d’être lancé dans le canal, par-dessus le petit mur du quai, lorsqu’un petit homme, avec un chapeau à trois cornes et une large écharpe, écarta le peuple et vint à moi. Je pensai que c’était le podesta, et, de la main gauche l’empoignant fortement au collet, je lui dis en tirant mon sabre : « Si ces gens me touchent, je vous enfonce mon sabre dans le ventre. » Il voulut sauter en arrière ; mais je le tenais bien, et il s’arrêta en me regardant fixement. Deux personnages assez bien vêtus ; craignant probablement la vengeance des troupes impériales, se placèrent alors entre la foule et moi ; ils me garantirent avec leurs corps et appelèrent un homme qui passait près de là avec une petite carriole. Ces quelques minutes m’avaient paru bien longues ; j’étais trempé de sueur. Ces messieurs montèrent à côté de moi dans la carriole, qui prit aussitôt le chemin de Castelfranco. Ils m’accompagnèrent jusque dans la campagne, et, m’ayant dit adieu, ils descendirent de voiture.

Je renonçai à aller à Padoue ; j’étais dupe de la comédie de l’homme de Mestre et de sa sensibilité jouée car j’ai su depuis qu’il n’y avait pas un seul crociato entre Mestre et Padoue. J’arrivai dans la nuit à Castelfranco et allai à la caserne ; les chevaux étaient sellés, officiers et soldats gais et prêts à combattre ; ils m’embrassèrent cordialement ; l’approche du danger nous rendait tous frères ; l’un d’eux me donna des pistolets. Je continuai ma route, arrivai à Vérone le 23 mars au point du jour, et remis au général Gherardi les dépêches que j’avais apportées de Trieste et conservées précieusement. Quelques heures après, le général Gherardi me proposa de porter au général baron d’Aspre, à Padoue, l’ordre de concentrer à Vérone toutes les troupes de la province de Venise : je partis tout de suite ; mais le général d’Aspre avait prévenu cet ordre, je le trouvai en marche près de Vicence ; il réunit la garnison de cette ville aux troupes qu’il amenait de Padoue, et arriva en une seule marche, le 24 au matin, à Vérone, dont la garnison se monta dès-lors à seize mille hommes.

Le 29 au matin, je fus envoyé à Peschiera avec deux pelotons de chevau-légers ; comme nous entrions par une porte, trois escadrons des hulans de l’empereur et quatre compagnies de Sluiner[5] entraient par l’autre ; ils avaient été forcés de quitter Crémone et Bergame, et erraient depuis six jours dans toute la Lombardie : trouvant partout les ponts coupés et les villes barricadées, ils avaient été obligés de traverser la Chiesa au-dessous de Montechiaro ; quand les habitans de cette petite ville les virent engagés dans la rivière, ils ouvrirent les écluses ; quelques hommes et quelques chevaux furent noyés, et le capitaine Sokcsevich, des Sluiner, fut tué par ces lâches au moment où, parvenu à échapper au courant qui l’entraînait, il allait gagner le rivage. C’était la première fois que je voyais des soldats revenant d’un combat ; les manteaux blancs étaient tachés de sang, et quelques hommes démontés marchaient d’un air fier derrière la troupe, en s’appuyant sur leurs lances brisées. Arrivés à Poussolengo, non loin de Peschiera, les Sluiner avaient forcé le passage, pillé quelques maisons et des boutiques, et l’après-midi je les vis sur la place, occupés à envelopper leurs pieds noirs et meurtris dans des pièces de satin. Ces braves Croates avaient si peu d’idée du luxe le plus habituel de la vie, qu’ayant trouvé des assiettes de porcelaine dorée, ils en cassèrent les bords et les conservèrent précieusement, croyant que cette dorure avait quelque valeur.

Nous étions toujours sans nouvelles de Milan et du corps d’armée du maréchal ; nous savions que le roi Charles-Albert avait passé le Tessin à la tête d’une nombreuse armée ; les bruits les plus sinistres circulaient de toutes parts, et ces jours étaient cruels pour tous, car le cœur le plus égoïste ne pouvait rester insensible au sort de tant de compagnons d’armes. Le lendemain de notre arrivée à Peschiera (30 mars 1848), je fus envoyé avec mon peloton faire une reconnaissance vers Desenzano ; le temps était superbe, un soleil radieux se levait sur les bords du lac de Garde, où se miraient les belles montagnes bleues du Tyrol, déjà toutes resplendissantes de lumière. Tout à coup je vis un cavalier paraître sur la route ; dès qu’il m’eut aperçu, il tourna bridé et partit à fond de train ; mais nous lançâmes nos chevaux au galop. — Hurrah ! les chevau-légers ! Le cavalier est bientôt atteint, jeté à bas de cheval et fouillé par mes gens, qui trouvent sur lui la proclamation suivante « Aux armes ! l’armée de Radetzky, chassée de Milan, fuit vers Vérone ! Aux armes ! braves Italiens ! Courage ! et l’Italie sera libre ! » Je questionnai cet homme, et sus par lui que le maréchal était avec son armée du côté de Brescia. Le maréchal devait être aussi sans nouvelles du reste de l’Italie et ignorer notre sort ; je résolus d’aller jusqu’à lui, et, monté sur un cheval polonais ardent et fort, je partis suivi du plus brave de mes hommes.

J’arrivai au galop ; le pistolet à la main, sur la place de Desenzano, et, pour effrayer les gens qui étaient là, j’ordonnai de préparer trois cents rations de fourrage pour une division de cavalerie qui allait arriver. Je repartis sans qu’on eût osé tirer sur moi ; cela me rendit audacieux, et, ayant continué ma route, j’arrivai aux premières maisons de Lonato. Je lance mon cheval au galop dans les rues de la ville, et, menaçant avec mon pistolet un groupe d’hommes qui était là sur la place, j’apprends d’eux que l’armée du maréchal est à Montechiaro ; je repars en ranimant l’ardeur de mon cheval, et bientôt après j’aperçois sur la route les deux hussards de l’extrême avant-garde.- La joie me fit battre le cœur ; j’agitai mon mouchoir blanc afin qu’ils ne tirassent pas sur moi, et remontai pendant plus d’une heure, sur cette route étroite, le courant de ce fleuve d’hommes, de chevaux et de voitures ; les officiers me dirent que le maréchal était sans nouvelles de Vérone, et qu’on croyait Mantoue et Peschiera aux mains des révoltés. Impatient d’arriver, je poussais avec peine mon cheval à travers ces flots d’hommes ; enfin j’aperçois le maréchal Radetzky sur une place, et, sautant à bas de cheval : « Excellence, lui dis-je le général d’Aspre est à Vérone avec seize mille hommes ; Mantoue et Peschiera sont encore à nous. » Alors le maréchal m’embrassa plusieurs fois en me serrant sur sa poitrine ; le calme et la tranquillité qui régnaient sur ses traits avaient jusqu’à ce moment été loin de son cœur ; l’émotion de la joie fit rouler quelques larmes sur son visage vénérable, et me prenant les mains avec affection, il dit qu’il songerait à mon avancement. Généraux et colonels vinrent entendre les bonnes nouvelles de Vérone, qui furent en un instant communiquées à toute l’armée ; j’étais parfaitement heureux.

Je repartis, et, dépassant l’avant-garde,.qui devait s’arrêter à Lonato, je continuai seul ma route vers Peschiera, le cheval de mon chevau- léger étant trop fatigué pour suivre le mien. Comme je sortais de Desenzano, je me rappelai qu’au matin on avait, à notre vue, sonné en signe d’alarme la cloche d’une petite église à droite de la route. J’y courus au galop ; quelques groupes d’hommes étaient réunis devant l’église. J’arrivai comme la foudre au milieu d’eux, et, arrêtant mon cheval, j’ajustai l’un d’eux avec mon pistolet : « Il est cinq heures, lui dis-je ; si dans vingt minutes cette cloche n’est pas descendue et chargée sur une voiture, je te fais sauter la cervelle. » Il tomba à genoux, se mit à gémir et à crier aux hommes qui étaient là : « Pour l’amour de Dieu ! vite ! vite ! ayez pitié de moi, je vais être tué ; vite la cloche ! » Quelques-uns coururent alors à l’église détacher la cloche, et les autres attelèrent une carriole. Pour que la peur les fit aller vite, j’abaissais à chaque moment le canon de mon pistolet vers mon homme, qui se mettait alors à crier et baissait la tête comme un canard qui plonge. Il était si effrayé, que, quand voyant que je n’avais plus rien à craindre je lui dis d’être tranquille, et que sur mon honneur il ne lui arriverait rien, il n’osait encore se relever. Pour le rassurer, je lui donnai quelques pièces d’argent.

J’entrai triomphalement à Peschiera, suivi de la carriole où était cette cloche, et, voulant être le premier à annoncer au général d’Aspre à Vérone les bonnes nouvelles du maréchal et de son armée, je partis sur un cheval frais, accompagné d’une ordonnance ; mais, comme ce cavalier ne pouvait me suivre assez vite, je lui dis de venir me trouver au café militaire dès qu’il serait arrivé à Vérone, et je partis en avant. J’entrai dans la ville à dix heures du soir et allai tout de suite annoncer au général d’Aspre que l’armée du maréchal était presque tout entière à Montechiaro et venait se réunir à la sienne ; tous furent heureux, me serrèrent les mains et envièrent franchement mon bonheur d’avoir rejoint et d’avoir vu le maréchal j’étais brisé de fatigue, je me jetai sur un canapé et m’endormis.

Les premiers officiers que je rencontrai le lendemain de grand matin sur la place paraissaient étonnés et joyeux de me voir. « Ah ! le voilà : » me disaient-ils en m’embrassant cordialement. J’étais surpris de cette joie si démonstrative, je l’attribuais à la bonne nouvelle que j’avais apportée ; mais ils l’ignoraient encore, et je ne compris rien d’abord à ce qu’ils disaient. J’appris enfin ce qui causait leur surprise. J’avais oublié la veille, après avoir été chez le général d’Aspre, le rendez-vous donné à mon chevau-léger. Celui-ci était arrivé au café militaire, demandant partout où j’étais et fort effrayé pour moi, parce que sur la route les paysans insurgés lui avaient tiré plusieurs coups de fusil ; personne ne m’ayant vu entrer dans la ville, on ne put lui dire où j’étais. Il m’avait cherché toute la nuit dans les casernes, et ne me trouvant pas, il se lamentait en disant que j’étais sûrement tué ; maintenant chacun me félicitait, les uns pour la bonne nouvelle que j’avais apportée, les autres parce qu’ils m’avaient cru mort. La joie était dans chaque regard, l’espérance dans chaque cœur. Radetzky allait venir ; ce nom glorieux valait seul une armée.


III

À cette époque, le bruit circulait généralement à Vérone et dans toute l’Italie que le gouvernement autrichien était décidé à abandonner la Lombardie et le pays de Venise. Les Italiens croyaient ou faisaient semblant de croire que la république était proclamée avec notre assentiment et que les troupes se retiraient par ordre du gouvernement et pour toujours. L’évêque de Mantoue, par exemple, promettait aux Piémontais et espérait obtenir du maréchal Radetzky qu’il abandonnerait la forteresse et lui en remettrait le commandement. La base de toutes les idées de droit et de justice était ébranlée en ce moment ; les Italiens regardaient presque comme un devoir de nous aider à évacuer le pays, et, comme des gens bien élevés qu’ils sont, ils daignaient même montrer quelque regret de nous voir partir. Quelques-uns de nos chefs, débordés par la révolte, avaient eux-mêmes, pour ainsi dire encouragé ces idées en organisant dans les villes d’où ils étaient forcés de retirer les garnisons des gouvernemens provisoires, soit que, ne pouvant dompter l’insurrection, ils voulussent sauver les apparences et laisser croire que c’était de leur consentement que la révolution s’organisait, soit qu’ils voulussent ainsi préserver ces villes rebelles, qu’ils traitaient encore avec générosité, des horreurs de l’anarchie et des excès d’une populace en délire. Cette étincelle de liberté accordée à l’Italie devenait, au souffle de ses passions, une flamme ardente qui allait tout embraser, tout consumer.

Le gouvernement autrichien était si faible, si irrésolu à cette époque, que beaucoup dans l’armée croyaient, comme les Italiens eux-mêmes à l’évacuation prochaine de la Lombardie. Et qu’y a-t-il là d’étonnant ? On habituait ces soldats courageux et fidèles à souffrir toutes les avanies. La garde nationale occupait tous les postes ; les bourgeois nous insultaient de leurs démonstrations guerrières, de leurs cocardes, de leurs écharpes tricolores ; Vienne elle-même était livrée à l’anarchie ; l’empereur était sans pouvoir, et le pays étai à la Veille de renier ouvertement cette armée qui périssait pour sauver sa gloire. Tout nous abandonnait ; mais le sentiment du droit, de l’honneur et de la justice, le besoin de dévouement, se maintenaient encore dans les rangs de l’armée ; bien des officiers, et je me fais honneur de me compter parmi eux, disaient tout haut que, si le gouvernement abandonnait l’Italie, ils quitteraient à l’instant le service, ou plutôt, avant d’évacuer Vérone ; ils étaient prêts à chercher le feu de l’ennemi, à périr glorieusement et les armes à la main, pour ne pas noyer leur nom dans la honte commune. Voilà ce qu’ils pensaient, ce qu’on lisait dans le feu de leurs yeux, ce qu’ils n’osaient dire, car l’exaltation a toujours contre soi un peu de ridicule ; mais Radetzky allait seul relever le drapeau impérial, et des rangs de cette armée abaissée son ame énergique allait faire sortir des héros.

Le maréchal entra à Vérone le 2 avril, et laissa une partie de ses troupes pour garder les passages du Mincio ; il calculait, d’après les principes de la stratégie, que, les deux extrémités de cette ligne - Mantoue et Peschiera - étant à nous, les Piémontais n’oseraient tenter de passer le Mincio et exposer ainsi leurs flancs. Cependant ce dernier cas était prévu, et, l’armée du maréchal étant alors trop faible pour défendre cette ligne et arrêter l’ennemi, ces troupes avaient l’ordre, si les Piémontais se présentaient avec des forces considérables pour forcer le passage, de faire sauter les ponts et de se replier sur Vérone. Les Piémontais ayant donc déployé toutes leurs forces sur la rive droite et attaqué avec trois brigades et vingt-huit pièces de canon Goïto, gardé par la seule brigade du général Wohlgemuth, la supériorité de leur feu obligea les nôtres de s’éloigner (ce sont les paroles de la relation italienne du général Bava, chef de l’état-major de l’armée piémontaise) après un combat court, mais très sanglant ; car, bravant les ordres de leurs chefs, nos soldats et surtout ceux du régiment des chasseurs de l’empereur, qui perdirent à ce combat un petit-fils d’André Hofer, ne.voulaient pas se retirer. Les Piémontais, ayant rétabli les ponts, passèrent le Mincio le 8 à Goïto, le 9 à Monzambano, le 10 à Valeggio, occupèrent ces bourgades avec leurs troupes d’avant-garde, et toutes nos forces furent alors réunies et concentrées à Vérone.

C’est au pied des dernières pentes des montagnes du Tyrol, vers le milieu d’une courbe formée par l’Adige, qu’a été bâtie la ville de Vérone. Le terrain plat et uni sur la rive droite de l’Adige s’élève tout à coup et à peu près également à un quart de lieue de la ville, formant ainsi un rapide talus sur toute la longueur d’un demi-cercle d’une lieue et demie d’étendue. Les extrémités du demi-cercle vont joindre, au-dessus et au-dessous de Vérone, celles de la courbe formée Par l’Adige. C’est au-dessus de ce talus que se trouvent, à des distances presque égales et comme une ligne de défense tracée par la nature, les villages de Chievo, Massimo, Santa-Lucia, Tomba et Tombetta, que nous occupâmes avec nos troupes, ayant l’aile droite à Chievo et la gauche à Tombetta.

Le 10 au soir, j’allai aux avant-postes devant Chievo avec, deux pelotons de chevau-légers, et, ayant placé des vedettes, j’envoyai pendant toute la nuit des patrouilles jusque vers Bussolengo. Le lendemain matin, ayant reçu l’ordre de détruire un magasin à poudre qui était hors de la ligne des avant-postes, je me rendis au lieu désigné avec vingt de mes gens. Comme nous entrions, le bruit des éperons sur les dalles me fit songer que nous pourrions bien sauter en l’air avant d’avoir exécuté cette commission de confiance, et il y avait vraiment de quoi nous faire sauter bien haut. Nous versâmes de l’eau dans les tonneaux, et en moins d’une heure six cents quintaux de poudre ne furent plus qu’une boue noire et épaisse.

L’après-midi, mes patrouilles envoyées à de grandes distances n’ayant pas rencontré l’ennemi, je rangeai mes soldats dans la cour d’une ferme, fis débrider pour donner l’avoine aux chevaux et allai m’asseoir dans une chambre ; mais voilà qu’au bout d’un moment une violente détonation fait voler les vitres en éclats. Je m’élance dans la cour. L’ennemi devait être bien près. Je me précipite vers la porte de la cour, résolu à la défendre contre les premiers qui allaient venir fondre sur nous ; mais, ne voyant rien venir, j’envoyai une patrouille à la découverte. Une poudrière qui venait de sauter du côté de Bussolengo avait causé cette alarme et tout cet effroi.

Le lendemain 12 avril, le maréchal fit attaquer Castelnovo par la brigade Taxis. Quelques bataillons de volontaires et les jeunes gens que la princesse Belgiojoso avait amenés de Naples s’étaient jetés dans ce bourg, situé sur la route de Vérone à Peschiera, pour intercepter ainsi nos communications avec cette forteresse. Ils se défendirent comme des désespérés. Les raquettes à la congrève mirent le feu aux maisons, et les pauvres habitans, que les volontaires avaient forcés de rester pour les aider et barricader les rues, périrent presque tous brûlés et étouffés. Le soir, la brigade Taxis rentra à Vérone. Le courage, le dévouement que montrèrent dans ce combat les officiers les firent aimer des soldats de cette brigade, composée d’Italiens ; beaucoup restèrent fidèles au drapeau impérial, et le soir ils criaient en défilant sur la place « Vive l’empereur ! vivent nos braves officiers ! nous les suivrons partout ! » Ils menaient avec eux parmi les prisonniers un prêtre qu’ils avaient pris les armes à la main ; ils l’avaient affublé d’un shako et d’une buffleterie blanche qui faisait sur sa longue soutane noire le plus plaisant effet.

Le jour suivant (13 avril), je partis à quatre heures du matin avec la brigade Gjulai ; dont mon escadron faisait partie, pour transporter un convoi de munitions et deux compagnies d’artillerie à Peschiera. Ces troupes entrèrent par la porte de la rive gauche du Mincio pendant que Charles-Albert, des hauteurs de la rive droite, ouvrait le feu contre les remparts de la forteresse. Comme nous étions tout près de Castelnovo, j’y allai. De toutes les maisons, cinq seulement, qui étaient isolées, avaient encore leurs toits ; toutes les autres étaient brûlées, les décombres fumaient encore ; les rues étaient pleines de cadavres, hommes, femmes et enfans à demi rôtis ; que mangeaient les chien du voisinage attirés par l’odeur : c’était un spectacle horrible. Près de l’église, une vieille femme raidie par la mort était étendue sur le dos ; ses cheveux blancs trempaient dans une mare de sang, et sa main tenait encore la main d’une toute jeune fille dont la flamme avait consulté les vêtemens. Singulière sensibilité que celle des soldats ! Pendant que le massacre commençait à la lueur de l’incendie et qu’ils perçaient à coups de baïonnette ceux de nos déserteurs qu’ils venaient de prendre les armes à la main combattant contre nous, voilà qu’une petite chèvre blanche s’échappe dans la rue ; aussitôt on la prend, on la porte à l’écart pour qu’il ne lui arrive pas de mal, et chacun de la caresser, de lui chercher de l’herbe fraîche. — C’était une si gentille petite bête ! vraiment il faudrait n’avoir pas de cœur pour lui faire du mal ! disaient ces hommes dont les mains étaient rouges de sang. — Nous ne rentrâmes à Vérone que le jour suivant à deux heures du matin, après avoir été vingt et une heures en marche ; le sirocco soufflait, et nos gens, éprouvant pour la première fois l’effet de la molle chaleur qu’amène, ce vent, se traînaient péniblement. Trois jours après, la municipalité de Bussolengo envoya quelques hommes à Castelnovo pour enterrer les morts ; ils retirèrent encore des décombres plus de quatre-vingts cadavres.

Le lendemain de notre rentrée à Vérone, l’adjudant-général Schlitter vint au camp, et il eut la bonté de me commander comme officier d’ordonnance auprès de la personne du maréchal. Malgré l’honneur que ce choix faisait rejaillir sur moi, je ne répondis d’abord à la communication de l’adjudant-général qu’en le priant de me laisser près de mes soldats ; ils m’étaient attachés, et j’espérais un jour me distinguer avec eux dans quelque affaire brillante ; cependant, cédant aux conseils de mes camarades, je finis par accepter l’honneur qui m’était offert.

Nous restâmes dans l’inaction jusque vers la fin d’avril. Le 22, les Piémontais, ayant fait une grande reconnaissance vers Villafranca, passèrent le Mincio, et occupèrent les jours suivans les fortes positions de Custoza, Sommacampagna, Sonna, San-Giustina et Palazuollo, pour empêcher les communications entre Vérone et Peschiera. Toute notre année fut alors concentrée à Vérone. Nous ne possédions plus dans toute l’Italie que Vérone, Mantoue, les deux petites forteresses de Peschiera et de Legnano, et le terrain que couvraient nos avant-postes. Nous n’avions plus de communications avec le reste de l’empire que par la route du Tyrol, sur la rive gauche de l’Adige ; le Tyrol était plein de bandes armées qui gardaient les passages des montagnes ; les crociati, unis aux troupes italiennes qui à Trévise et à Udine avaient passé aux révoltés, allaient couper les ponts et détruire les routes jusque dans la Carinthie, et l’armée qui aurait dû se rassembler sur l’Isonzo pour venir nous mettre en état de reprendre l’offensive était encore à créer.

La position que les Piémontais venaient de prendre entre Sonna et San-Guistina nous coupait la communication directe avec la Peschiera ; mais, le maréchal ayant fait jeter un pont sur l’Adige à Pontone, village sur la rive gauche à trois lieues au-dessus de Vérone, nous pouvions faire passer sur la rive droite des troupes envoyées de Vérone, soit pour rétablir la communication avec Peschiera, soit pour tomber avec avantage sur le flanc gauche et les derrières de l’armée piémontaise, et pour l’empêcher surtout d’occuper la rive droite de l’Adige, d’où le feu des Italiens aurait pu nous intercepter la route du Tyrol. La brigade Wohlgemuth fut choisie pour garder ce passage, et elle occupa la forte position de Pastrengo sur la rive droite, couvrant ainsi le pont et poussant ses avant-postes jusqu’à Cola et Pacengo, sous les murs de Peschiera.

Les Piémontais sentaient combien il leur importait de nous ôter les moyens d’opérer sur la rive droite, et ils résolurent de prendre l’offensive. Le 28 avril, dans l’après-midi, ils opérèrent quelques mouvemens qui firent juger au général Wohlgemuth qu’il serait attaqué le lendemain ; il envoya aussitôt un officier de hussards à Vérone avec cette nouvelle, et je partis à la nuit tombante, par ordre du maréchal, pour annoncer au général Wohlgemuth que l’archiduc Sigismond allait venir le soutenir et joindre sa brigade à la sienne ; mais le général s’était assuré, — grace à de nombreuses et hardies patrouilles de hussards qu’il avait mises en campagne, que les Piémontais se préparaient à envoyer contre lui des forces considérables. Il me recommanda donc de prier le chef de l’état-major de faire sortir quelques troupes de Vérone sur la rive droite, pour attaquer par derrière les corps nombreux dont il allait avoir à soutenir l’attaque.

Comme le général Wohlgemuth l’avait prévu, Charles-Albert, laissant le premier corps d’armée pour garder, pendant le combat, les position entre Custoza et Sonna, vint l’attaquer (29 avril) avec tout le second corps, toute la division de réserve et la brigade de la reine. Wohlgemuth n’avait que sa brigade et celle de l’archiduc ; mais son envie doublait ses forces : il soutint jusqu’à quatre heures de l’après-midi ce combat inégal avec un courage admirable, espérant l’effet de l’attaque des troupes sorties de Vérone pour prendre l’ennemi par derrière. Les Piémontais ayant débordé sa droite, malgré la résistance héroïque de six compagnies de chasseurs commandées parle colonel Zobel, il fut forcé d’envoyer aux troupes qui gardaient la gauche de sa position, en s’appuyant à l’Adige, l’ordre de la retraite ; le mouvement rétrograde commença, mais sur une seule route qui menait au pont par une pente rapide et sur un terrain coupé de fossés pleins d’eau et de vignes en festons, qui ne permettait pas de s’échelonner.

Wohlgemuth se retirait tranquille et fier, suivi du major Knesevich, commandant un bataillon de Croates, qui, enflammé de l’ardeur de son chef, avait attendu, pour se retirer, que le général vînt lui en donner l’ordre en personne. Tout à coup un jeune officier piémontais, suivi d’une vingtaine de cavaliers, s’élança courageusement sur le bataillon et voulut saisir le drapeau ; il tomba criblé de balles, et, nos gens avant pris les lettres qu’il avait sur lui, nous apprîmes que c’était le marquis de Bevilacqua, d’une des plus nobles familles de l’Italie ; une de ces lettres était d’un ami qui lui disait qu’il ne pouvait supporter la douleur de son absence et qu’il viendrait à Peschiera le 30 avril ; . Dans l’espoir de le presser sur son cœur. Les sentimens chevaleresques qui animaient notre armée nous firent admirer le courage du marquis de Bevilacqua et regretter sa perte Nous étions fiers d’avoir de tels ennemis à combattre.

Nous perdîmes beaucoup de monde à cette affaire ; malgré le courage du major comte Festetics, trois cents hommes d’un bataillon du régiment de Piret ne purent regagner le pont et furent faits prisonniers. Pendant que Wohlgemuth soutenait cette lutte glorieuse, la brigade Rath sortait de Vérone pour faire une démonstration contre les positions des Piémontais entre Sonna et Palazuollo ; mais ces positions étaient garnies de troupes, et dans l’après-midi la brigade Taxis, plus tard la brigade Liechtenstein, ayant été envoyées pour soutenir la brigade Rath, ces troupes s’avancèrent jusque vers l’Ostéria del Bosco, malheureusement, elles ne purent échanger de là que quelques coups de canon avec l’ennemi.

Les Piémontais, encouragés par les succès qu’ils venaient d’obtenir, excités par les Lombards, qui, tranquilles spectateurs de la guerre, spéculaient sur leur courage, crurent, comme on le leur assurait, que les troupes italiennes que le maréchal avait encore avec lui à Vérone n’attendaient qu’une occasion favorable pour passer du côté de l’insurrection. Ils se flattèrent aussi que les Hongrois, ayant connaissance du mouvement libéral qui agitait leur patrie, sympathiseraient avec eux, et refuseraient de se battre pour une cause contraire à leur opinion. Ainsi bercés de folles illusions, ils résolurent de faire une grande reconnaissance jusque sous les murs de Vérone. Ils comptaient sur un brillant succès ; mais cette entreprise téméraire fut encore plus mal exécutée qu’elle n’avait été conçue. Leur chef connaissait mal le terrain sur lequel il allait opérer, et croyait pouvoir dominer par sa volonté les diverses phases du combat ; il ignorait que, sur ce terrain planté d’arbres épais ; coupé de grands amas de pierres en forme de digues, l’impulsion une fois donnée, il perdrait entièrement de vue les troupes et ne serait plus maître de diriger l’action ; chaque capitaine allait être abandonné à lui-même dans l’attaque d’une ligne qui avait plus d’une lieue d’étendue. Les divers corps avaient d’ailleurs reçu l’ordre, dès qu’ils, seraient arrivés aux positions qu’ils devaient occuper avant la bataille, d’attendre des ordres ultérieurs pour engager le combat, et même de ne prendre aucune initiative, s’ils remportaient quelque avantage, et parvenaient à forcer sur quelque point notre ligne de défense.

Ce fut le 5 mai au soir que Charles-Albert se décida à faire attaquer les positions que nos troupes occupaient devant Vérone. Notre aile droite était à Croce-Bianca ; le centre à Santa-Lucia, l’aile gauche à Tomba ; et ce fut à- San-Massimo, village entre Croce-Bianca et Santa-Lucia, que le roi de Sardaigne résolut de forcer notre ligne de défense. Voici en peu de mots quel était l’ordre d’attaque des Piémontais. À gauche, la troisième division, conduite par le général Broglia, devait attaquer Croce-Bianca ; au centre, la première division, sous les ordres du général en chef Bava et soutenue par la division de réserve, marcherait sur San-Massimo, et commencerait l’attaque ; à droite, la seconde division, commandée par le général Passalacqua, attaquerait Santa-Lucia. La première division, soutenue de toute la division de réserve, forcerait la ligne des Autrichiens à San-Massimo ; et, lorsque les deux autres divisions se seraient emparées des villages de Croce-Bianca et de San-Massimo, elles s’arrêteraient sur le bord du talus qui domine la plaine de Vérone, et attendraient de nouveaux ordres. Quatre pages de dispositions marquaient ensuite chaque moment du combat, tout devait se passer comme sur un champ de manœuvre, et, pour ainsi dire, la montre à la main.

La principale et véritable cause de la malheureuse issue de cette entreprise, c’est que les chefs de corps piémontais furent instruits trop tard des dispositions du combat, et quand, le 6 au matin, ils se mirent en mouvement, personne, excepté quelques généraux, n’avait pu prendre connaissance du plan d’attaque. Il arriva ainsi que la première division, qui aurait dû forcer notre ligne à San-Massimo, alla attaquer Santa-Lucia ; la seconde division n’arriva qu’à une heure de l’après-midi à la place où elle devait agir, et la troisième, qui n’obtint aucun succès à l’aile gauche, fut repoussée avec perte de Croce-Bianca, et se retira dans le plus grand désordre.

La brigade d’Aoste, soutenue de la brigade des gardes et suivie de la division de réserve, arriva seule à l’heure dite, et commença l’attaque contre Santa-Lucia sur les dix heures du matin. Les Piémontais s’élancèrent à l’assaut des maisons et du cimetière, qui fut pris et perdu plusieurs fois ; malgré leur nombre, ils furent, après un violent combat, repoussés et obligés de se retirer à quelque distance pour attendre l’arrivée de leur seconde division ; le combat fut continué à coups de canon, et, la seconde division étant arrivée à une heure de l’après-midi, les Piémontais revinrent à l’assaut. Les nôtres résistèrent bravement, et défendirent le cimetière et le village avec un courage héroïque ; mais ils furent écrasés par le nombre et obligés d’évacuer Santa-Lucia. Pendant ce temps, la troisième division piémontaise, commandée par le général Broglia, attaquait Croce-Bianca ; le général d’Aspre l’ayant vaillamment repoussée et mise en pleine déroute, les Piémontais, craignant qu’il ne vînt tomber sur le flanc gauche de leur première division à Santa-Lucia, commencèrent à opérer un mouvement de retraite ; il était environ trois heures. Le maréchal, voyant le brillant avantage remporté par le général d’Aspre, m’envoya porter au général comte Wratislaw l’ordre d’attaquer Santa-Lucia avec toutes ses forces. L’archiduc François-Joseph était là, tranquille au milieu des boulets qui volaient de toutes parts et brisaient autour de lui les arbres du chemin ; il animait au combat ces troupes qui bientôt allaient être son armée, lorsqu’une batterie ennemie, cachée par les plantations de mûriers, tira à mitraille et nous envoya une grêle de balles. L’archiduc Albert fut couvert de terre et de branches brisées, le cheval du général Wratislaw fut traversé par une balle ; d’autres projectiles percèrent le pan de ma redingote et aplatirent le fourreau de mon sabre. Nos troupes s’élancèrent en avant, et le lieutenant-colonel Leitzendorf, le général Salis et moi courant à cheval à la tête d’un bataillon de grenadiers de l’archiduc Sigismond et de quelques compagnies du régiment de Geppert et les excitant de nos cris, nos soldats se jetèrent sur les bataillons ennemis la baïonnette en avant ; les balles volaient de toutes parts. Leitzendorf tomba frappé à mort, et je vis le général Salis, atteint en pleine poitrine, se pencher sur le cou de son cheval ; j’allai a lui, le sang lui sortait d’entre les épaules ; il me dit d’une voix mourante de le faire porter…je ne pus entendre où ; nos gens le reçurent dans leurs bras. Les bersaglieri défendaient bravement l’entrée du village, les grenadiers et les soldats de Geppert tombaient sous le feu ennemi ; mais, soutenus par un bataillon de Prohaskas et par les chasseurs du colonel Koppal, ils enfoncèrent les bataillons de la brigade Cuneo ; rien ne put les arrêter ; les piémontais prirent la fuite ; les nôtres rentrèrent dans Santa-Lucia : la victoire était à nous.

Le général comte Clam, venant de Tomba, arriva en ce moment avant les piémontais sur leur ligne de retraite : il attaqua aussitôt la tête de leur second corps, qui était en pleine déroute. La confusion fut extrême, presque tous les bataillons se débandèrent, comme l’avouent les Piémontais ; mais ce terrain planté de mûriers, sur lequel on ne voyait pas à cinquante pas devant soi, les sauva d’une destruction complète en empochant les nôtres de voir ce désordre et d’en profiter. L’ennemi put donc à la nuit reprendre les positions qu’il avait quittées le matin.

La route et les chemins qui traversent Santa-Lucia étaient couverts de cadavres, les maisons trouées par les boulets, les arbres brisés, le clocher de l’église tout percé à jour, les jardins pleins de débris et d’armes abandonnées. L’affaire avait été sanglante, et les Piémontais avaient combattu avec une grande bravoure ; on voyait partout, pendant le combat, leurs officiers s’élancer en avant et exciter leurs gens. — Allons ! en avant ! en avant ! Courage ! la victoire est à nous, entendait-on crier de toutes parts en français. Ces hommes intrépides étaient des Savoyards de la brigade d’Aoste, comme je m’en assurai par les lettres trouvées sur les morts ; leurs officiers et ceux des nôtres qui étaient tués s’étaient bien exposés ; ils étaient frappés en pleine poitrine, et leurs corps percés de plusieurs balles. C’était un glorieux combat ; on s’était battu avec un élan, un acharnement extrême, comme il convient à des hommes, et la victoire avait été bien disputée. Je fus étonné surtout, au commencement de l’affaire, de voir avec quelle hardiesse les Piémontais menaient leurs canons jusqu’au milieu de la ligne de nos tirailleurs, et la rapidité avec laquelle leurs sapeurs, malgré notre feu, abattaient les peupliers de la route pour garantir les pièces des attaques de la cavalerie.

Nous étions tous fiers et heureux d’avoir vu l’archiduc François-Joseph ; notre futur empereur, et les princes de la maison impériale partager nos dangers ; le sentiment de respect qu’inspirait l’héritier futur de tant de puissance se changea en sentiment d’admiration, d’amour et de reconnaissance, quand on le vit venir combattre avec nous, partager nos dangers et abaisser la grandeur de sa race devant le suprême niveau de la mort. La guerre d’Italie était, à vrai dire, une guerre charmante ; c’était un duel élégant entre gens courtois et bien élevés ; la campagne était parée de fleurs, l’air était embaumé, et le soir d’un jour de combat, assis sur les coussins de velours du salon de quelque élégant palais, nous respirions l’air frais de la nuit, écoutant les chants nationaux de nos soldats et prenant des sorbets dans des coupes de cristal. Nous vivions dans l’abondance et la joie. Le jeu, le vin, les femmes, tout était là pour qui voulait s’étourdir ; nos soldats étaient bien nourris, bien vêtus bien payés, et nous, gais et insoucians comme de vrais lansquenets, nous ne rêvions plus que combats et sanglantes mêlées : c’étaient là nos plaisirs et nos fêtes. Depuis la campagne de Lombardie, j’ai vu la guerre sous un aspect plus sévère ; j’ai vu des hommes tomber autour de moi, rongés par les maladies contagieuses ou épuisés par la faim : spectacle navrant que celui de ces soldats naguère pleins de courage et de vie, et qui, au lieu de succomber glorieusement sur le champ de bataille, mouraient glacés par la fièvre, noircis par la gangrène ou dans les convulsions du choléra ; mais l’éclat de la gloire a recouvert tout cela, et comme alors je comprends le charme étrange qu’il y a dans la vie de guerre, et que nulle part, mieux que dans cette lutte incessante contre les faiblesses du corps, l’ame humaine ne montre toute sa puissance, ne révèle toute sa valeur.

Le lendemain du combat, comme je passais devant le cimetière de Santa-Lucia, nos gens m’offrirent des bagues et de petits crucifix qu’ils avaient pris aux officiers piémontais restés sur le champ de bataille. J’en achetai pour quelques florins ; mais bientôt je fus pris d’un regret superstitieux d’avoir privé les corps de ces braves de ces derniers souvenirs qu’ils tenaient peut-être d’une mère ou d’une amie, et, revenant sur mes pas, je les jetai dans la fosse commune, qui était encore ouverte. Presque tous les soldats piémontais portaient des scapulaires, beaucoup avaient des livres de prières dans leurs poches ; l’un d’eux avait encore sur lui une lettre de sa mère écrite en français. Elle lui disait « qu’elle prierait pour lui la sainte Vierge ; qu’il soignât sa santé et se tînt les pieds chauds de peur de s’enrhumer. » Pauvre mère !

Les Piémontais avaient regagné leurs positions, et le maréchal ne pouvait, avec sa faible armée, reprendre l’offensive avant l’arrivée du corps d’armée que le général comte Nugent devait lui amener. Quelques jours d’attente et d’inaction succédèrent donc à l’affaire de Santa-Lucia. C’est pendant cette courte trêve que le général baron d’Aspre eut la bonté de me nommer capitaine dans son régiment, premier régiment d’infanterie de l’empereur ; cet avancement me causa une grande joie et m’attacha à lui par les liens d’une éternelle reconnaissance. Je gardais d’ailleurs mon poste auprès du maréchal ; j’étais heureux de vivre près de lui. Il était d’une bonté parfaite pour ses officiers, et ses soldats l’adoraient ; j’en ai vu à qui l’émotion et la joie, quand il leur parlait, amenaient les larmes aux yeux. Sa générosité était proverbiale dans l’armée ; il se plaisait à avoir un grand nombre d’officiers réunis à sa table ; s’il l’eût pu, il aurait invité toute l’armée. Le matin, il avait l’habitude de jeter des pièces d’argent aux pauvres qui se rassemblaient sous ses fenêtres, et souvent, au point du jour, comme je dormais sur un sofa dans le salon devant sa chambre, j’étais réveillé par les cris impatiens de ces impudens mendians qui venaient demander à la générosité du maréchal ce tribut quotidien. Quand je voulais les chasser, il riait de mon indignation. Quoiqu’il fût obligé de prendre les mesures les plus énergiques, bien souvent il fermait par pitié les yeux là où il aurait été obligé de punir, et pourtant il n’était pas aimé des Italiens de la ville ; les femmes surtout témoignaient avec affectation que toutes leurs sympathies étaient aux Piémontais ; lorsqu’ils furent défaits à Santa-Lucia, elles se vêtirent de deuil. L’une d’elles, Mme Palm… ce qui m’étonna d’une personne aussi distinguée, portait pendu à son cou un portrait de Pio nono aussi grand que la main, et des bouffettes de rubans tricolores partout où elle en pouvait mettre ; elle se tenait continuellement à sa fenêtre, épiant tous nos mouvemens et à l’affût de toutes les mauvaises nouvelles. D’autres femmes renchérissaient encore sur les démonstrations de Mme Palm… La comtesse Gr… armée d’un poignard, descendait de son balcon, crachait sur l’uniforme d’un officier de mon régiment que l’on conduisait prisonnier par les rues de Milan, et le traitait de chien d’Allemand et de valet de bourreau. Une jeune personne, dans un grand dîner chez le comte B…, refusait d’un plat dont on lui offrait : « Non, merci, disait-elle en minaudant, je n’ai plus faim ; cependant, si c’était le cœur d’un Croate, je le mangerais tout entier. » En Autriche aussi, les femmes suivaient nos opérations avec sollicitude : elles souhaitaient ardemment le triomphe de nos armes ; elles nous encourageaient, mais elles savaient manifester leur sympathie plus simplement et plus dignement. Qui de nous n’avait pas une mère ou une sœur, une femme qui, agenouillée dans le coin obscur de quelque église, priait le ciel avec ferveur à la pensée de nos dangers ? De toutes les parties de l’empire, des masses de linge et de charpie arrivaient sans cesse à Vérone, et plus d’une pauvre fille, obligée de vivre du travail de ses mains, prenait sur les heures de la nuit pour ajouter à ces dons généreux le denier de la veuve.

Grace aux soins et à l’infatigable activité du comte Pachta, intendant-général de l’armée, les vivres ne manquaient pas, quoique toute l’armée fût depuis plus d’un mois réunie à Vérone, et malgré notre éloignement du centre de l’empire. La route du Tyrol, la seule voie par laquelle les transports pouvaient nous arriver, était souvent encombrée par des files de voitures qui amenaient des provisions et des fourrages, et par les troupeaux qui venaient de la Moravie et même de la Bohême. Nous vivions dans l’abondance ; mais notre position devenait chaque jour plus critique, et il fallait vraiment beaucoup de force d’ame ou d’insouciance pour ne pas être inquiet de l’issue de la guerre. Les généraux Ferraris, Durando et La Marmora occupaient la Vénétie avec vingt mille hommes de troupes romaines, suisses et vénitiennes ; Zucchi gardait, avec cinq ou six mille hommes, la forteresse de Palmanuova ; le vieux général Pepe venait d’arriver a Bologne avec douze mille Napolitains ; des corps toscans, des bataillons de Parmesans, d’étudians de toutes les universités de l’Italie, bloquaient Mantoue sur la rive droite du Mincio. Tout le pays était en pleine révolte : chaque ville, chaque village était armé ; l’escadre napolitaine, unie à celle de Sardaigne, allait bloquer la flotte autrichienne dans le port de Trieste. Nous étions depuis une semaine sans nouvelles du général Nugent. Notre armée se montait à peine à trente mille hommes, et Charles-Albert était, avec soixante mille Piémontais, aux portes de Vérone.


IV

Le 15 mai au matin, le maréchal, n’ayant pas encore reçu de courrier du général Nugent, me fit appeler et me chargea d’aller, avec toute la vitesse qui me serait possible, lui porter l’ordre de marcher sur Vérone, sans s’arrêter -à l’attaque des villes de Trévise et de Vicence, qui étaient occupées par l’ennemi. D’après les dernières nouvelles, le général Nugent devait être à Conegliano avec son corps d’armée ; mais les communications étaient tellement interceptées, que, pour y arriver sans risquer d’être pris par les bandes de crociati, il fallait remonter jusqu’en Tyrol, suivre le Pusterthal, passer par la Carinthie et redescendre en Italie par Udine. Ce voyage exigeait plusieurs jours. Le général Mengewein, qui connaissait parfaitement tout le pays, me fit un plan des divers chemins par lesquels je pourrais, sans remonter jusque dans le Tyrol, essayer de passer, en traversant les montagnes, de la vallée de l’Adige dans celle de la Brenta par le Val-d’Ampezzo, ou dans celle de la Piave par le Val-Sugana, pour gagner ensuite Conegliano ; puis, le maréchal m’ayant souhaité bonne chance, je partis heureux et plein de joie. J’allais traverser un magnifique pays, revoir le général Nugent ; beaucoup d’officiers de son armée que je connaissais, et j’espérais arriver encore à temps pour prendre part aux combats qu’ils auraient à soutenir contre les troupes ennemies qui occupaient la Vénétie. À trois heures, j’étais à Roveredo ; le colonel Melzer, du régiment Prince-Schwarzenberg, me dit qu’il était impossible de passer par le Val-d’Ampezzo, qui était gardé par les insurgés. Une tentative qu’il avait faite quelques jours auparavant pour forcer le passage lui avait même coûté plusieurs de ses meilleurs soldats. Je continuai donc ma route, arrivai à Trente à la nuit tombante, et, quittant la vallée de l’Adige, j’entrai dans le Val-Sugana.

La nuit était superbe, je voyageais avec une extrême vitesse. J’allai jusqu’à Primolano, et m’arrêtai chez le général Rossbach, qui gardait cette vallée avec quelques troupes. Malgré l’heure avancée de la nuit, je le trouvai encore tout armé : ses avant-postes avaient été attaqués quelques heures auparavant, et, quand je le priai de me donner un guide et douze chasseurs déterminés avec lesquels, je voulais tenter de forcer le passage ou suivre quelque sentier dans la montagne, pour toute réponse il ouvrit la fenêtre, et je vis toutes les pentes des montagnes couvertes d’une double ligne de feux des bivouacs ennemis. Je repartis alors pour Trente sans perdre une minute. Le pays que je traversais était admirable : partout des torrens, des rochers, des cascades et des lacs au fond des vallées. Quand je me remis en route, le soleil se levait ; ses premiers rayons doraient la rosée sur l’herbe des prairies élevées ; les oiseaux chantaient, et les lacs, couverts de vapeur, reflétaient les teintes argentées du ciel blanchi par les premières clartés du jour : Je fus bientôt à Trente, d’où je repartis sans m’arrêter : j’avais perdu plus de vingt heures ; maintenant j’étais en plein Tyrol. Quel contraste avec les plaines de l’Italie que je venais de quitter ! Là, des villages brûlés, des champs arides et sans culture ; ici, de vertes prairies, des ruisseaux, des moulins cachés sous les saules ; des clochers et des maisons blanches perdues dans la verdure des grands arbres. En Lombardie, des regards haineux, des désirs de vengeance ; dans le Tyrol, les habitans, heureux de me voir, venaient me serrer les mains, écouter tout émus le récit du glorieux combat de Santa-Lucia. De fraîches jeunes filles apportaient à l’officier autrichien des bouquets de fleurs des Alpes.

Les postillons, bien payés, faisaient voler ma voiture sur les routes. Je traversai Villach, saluai de loin les montagnes de l’Autriche, et, suivant quelque temps la rive gauche du Tagliamento, j’arrivai à Udine le 18 mai à une heure de l’après-midi, et à Conegliano vers minuit. J’allai aussitôt chez le général comte Nugent : il était seul ; la fatigue et le travail avaient rouvert ses blessures. Il venait de remettre le commandement au général comte Thurn, et son corps d’armée avait déjà passé la Piave à l’entrée de la nuit. Je voulus partir tout de suite, malgré les représentations des officiers, qui m’assuraient que le pont jeté sur la Piave, près de Conegliano, était déjà enlevé ; une barque est bientôt trouvée, et j’aurais passé la Piave à la nage plutôt que de rester en arrière. J’arrivai au pont une de nos sentinelles voulut m’arrêter ; mais, forçant la consigne, je m’aventurai sur les planches et parvins à l’autre bord. Le fait est que, soit que les chevalets eussent déjà cédé sous le poids, ou que les pluies eussent gonflé la rivière, l’eau soulevait les planches et passait par dessus.

Je marchai toute la nuit sur la Strada-Posthuma[6], laissant Trévise sur la gauche ; et au point du jour j’atteignis l’arrière-garde, qui s’était arrêtée. Quelques officiers de hulans dormaient, penchés sur le cou de leurs chevaux ; je les reconnus, et, enviant leur paisible sommeil, je les réveillai brusquement, pour m’amuser de leur mauvaise humeur et de leur surprise. En traversant Castelfranco, je vis de loin, sur son balcon, la belle fille du docteur dont j’avais visité la galerie de tableaux à mon arrivée en Italie. Je m’arrêtai un moment pour la contempler, mais je passai ensuite humblement sous ses yeux sans oser lever la tête ; quelques mois auparavant, elle m’avait vu dans mon brillant uniforme, monté sur un cheval ardent et plein de feu, et maintenant, mouillé, pâle de fatigue, je marchais péniblement au milieu des traînards dans la boue du chemin. Enfin, après avoir traversé Citadella, j’arrivai à Fontenive, village sur la rive gauche de la Brenta, où le général comte Thurn s’était arrêté. Le pont sur la rivière était couvert de térébenthine et de poix, et une bande d’insurgés allait y mettre le feu, quand les hulans de l’avant-garde, s’élançant sur eux, les dispersèrent. Je pus alors m’arrêter ; j’étais au milieu des braies troupes qui allaient rejoindre le maréchal à Vérone. Les officiers n’entourèrent bientôt ; et me dirent quelles fatigues ils avaient souffertes, quelles difficultés, quels obstacles ils avaient surmontés ; partout les ponts brûlés, l’immense digue sur le Tagliamento détruite dans plusieurs endroits. L’ennemi, ayant garni de canons les têtes de pont élevées au temps des grandes guerres avec la France, défendait le passage sur tous les points ; mais l’audace et l’habileté du général Nugent avaient triomphé de ces obstacles. Une brigade, remontant la Piave sur la rive gauche, était allée franchir cette rivière près de ses sources pour descendre sur la rive droite et tourner l’ennemi ; dans cette marche hardie, les soldats avaient suivi des chemins étroits au milieu des rochers sur le bord des précipices, — des chemins si dangereux, que les gens du pays ne pouvaient croire que la cavalerie eût osé s’y hasarder.

Le jour suivant, au lever du soleil, l’armée se mit en marche ; le général Thurn voulait tenter une attaque sur Vicence. À deux heures, la tête de la colonne n’étant plus qu’à un quart de lieue de la ville, l’avant-garde, formée de deux compagnies de Banater[7] et d’un peloton de hulans commandé par le lieutenant comte Zichy, s’avança jusqu’aux premières maisons qui bordaient la route. De ces maisons. Occupées par l’ennemi, partit une grêle de balles qui renversa les premiers rangs des Banater ; ceux-ci s’arrêtèrent, puis reculèrent en désordre devant ce feu meurtrier. Le comte Zichy, indigné, s’élança de son cheval, saisit un fusil et les ramena au combat ; mais, comme il franchissait une barricade, il tomba frappé au-dessus de l’œil gauche d’une balle qui lui fracassa le crâne, et il roula dans le fossé de la route. Je courus à lui : il remuait encore, j’essayai de le retirer et de l’amener sur le bord ; mais je glissais dans son sang, et mes efforts étaient inutiles. Les balles volaient de toutes parts, les tirailleurs ennemis allaient nous entourer ; je pris alors le sabre de Zichy et déchirai son uniforme, que je n’avais pas le temps d’ouvrir, pour prendre sur sa poitrine le portrait de sa femme. Un peu de vie restait encore au blessé, car il croisait fortement les bras sur sa poitrine, pensant peut-être qu’un soldat ennemi venait lui enlever ce souvenir ; ce pauvre Zichy n’était marié que depuis quelques semaines. Le général Thurn arriva bientôt avec des troupes fraîches ; les premières maisons furent prises d’assaut, l’ennemi recula. Le combat était dans toute sa violence. Les balles et la mitraille sifflaient dans l’air ; le général prince Edmond Schwarzenberg s’avança pour exciter les soldats en marchant à leur tête : j’étais près de lui ; une balle frappa mon cheval, qui roula sous moi. Nos hommes tombaient sous le feu violent de l’ennemi, les tuiles et les poutres embrasées roulaient du haut des toits des maisons incendiées, et je priais en vain le général Thurn de moins s’exposer. Ce ne fut que lorsqu’il eut vu de nouveaux bataillons se déployer dans les jardins et le feu de l’artillerie de la ville redoubler, qu’il ordonna de cesser le combat ; la brigade d’avant-garde, s’étant alors retirée jusqu’aux premières maisons, à l’entrée du faubourg, campa, ainsi que toute l’armée, dans les prairies à droite et à gauche de la route. Je n’avais plus de cheval ; je n’appartenais à aucun des corps réunis devant Vicence, mauvaise chose à la guerre, où chacun ne songe qu’à soi ; mais, comme je regardais d’un œil d’envie les belles baraques que quelques officiers, aidés de leurs soldats, s’étaient construites avec ces paillassons à vers à soie que l’on trouve dans toutes les maisons des villages d’Italie, l’un d’eux vint à moi et m’offrit un gîte, et nous voilà devisant gaiement en attisant le feu sous la marmite ; puis, étendus sous la couverture de son cheval, dans l’herbe de la prairie, nous dormîmes jusqu’au matin, sans nous gêner, ma foi, car le lit avait bien dix arpens.

Au point du jour, 21 mai, l’armée se remit en marche. Le général Thurn avait renoncé à attaquer Vicence, et nous tournâmes la ville par le nord en côtoyant les pentes du mont de la Crocetta. — Je restai en arrière pour faire enterrer Zichy à une place où sa famille pût le retrouver un jour ; mais, à ma grande surprise, en m’approchant du lit improvisé où on avait déposé le corps du lieutenant, je m’aperçus qu’il vivait encore, quoiqu’il eût le crâne brisé. Quand il entendit le bruit des chevaux et des armes il souleva de sa main mourante le drap qui couvrait sa tête et se dressa sur son séant : son poil s’anima, puis se ferma, et sa tête retomba sur la paille ; ce regard était son adieu à la vie ; il vécut encore quarante-huit heures, mais sans retrouver sa connaissance. — Les fermes et les villages, sur la route que nous suivions, étaient remplis de provisions que les paysans, surpris et ne s’attendant pas au passage de l’armée, n’avaient pas eu le temps de cacher : les étables étaient pleines de bestiaux, et chaque régiment eut bientôt à sa suite quelques bœufs et quelques moutons ; mais les soldats, comme d’habitude, faisaient de ces vivres un scandaleux gaspillage. J’en vis une bande, à l’arrière-garde., enlever un gros morceau de la culotte d’un bœuf encore vivant qui ne pouvait plus marcher et jeter ensuite l’animal tout sanglant dans le fossé de la route ; il est vrai que le temps leur manquait pour Ie dépecer. Plus loin, comme je voyais fusiller un autre bœuf dans un pré, j’allai, fort en colère, réprimander les soldats ; mais je ne pus m’empêcher de rire quand ils me dirent que c’était un bœuf qui avait voulu déserter, et qu’ils venaient d’arrêter dans sa fuite. À quatre heures de l’après-midi, la tête de la colonne déboucha sur la route de Vérone. Durando, qui était accouru en toute hâte à Vicence avec ses troupes suisses et romaines, vint attaquer notre arrière-garde, pensant nous surprendre ; mais les grenadiers de Piret et de Kinski se déployèrent, dans la plaine, et, notre artillerie ayant commencé à tirer sur ses colonnes, il se retira et rentra dans la ville. Le général Thurn et son état-major passèrent la nuit dans une villa, près de Tavernelle.

Le lendemain, dès l’aube du jour, monté sur le cheval du pauvre Zichy, je partis seul et sans prendre congé de personne, de peur qu’on ne me retînt ; je voulais à tout prix arriver à Vérone et apporter moi-même au maréchal la nouvelle de l’approche de ce corps d’armée, dont il m’avait envoyé presser la marche par ses ordres positifs. Les maisons sur la route étaient abandonnées. L’on m’avait dit à Tavernelle que Montebello était encore occupé par l’ennemi, et je ne rencontrais pas une ame vivante qui pût me donner quelques renseignemens. Je m’arrêtai dès que je fus en vue des premières maisons de Montebello, et, ne voyant pas de vedettes, je pensai que la troupe ennemie qui avait occupé la ville s’était déjà retirée ; mais je craignais que les habitans ne tirassent sur moi ou ne m’arrêtassent, et, courant sur un passant que je rencontrai à l’entrée du pont, je lui ordonnai de marcher devant moi. J’ajoutai que, si les gens de la ville tiraient sur moi, ou s’approchaient pour m’arrêter, je lui ferais sauter la cervelle. Je passai en même temps la main sous la chabraque de mon cheval pour prendre mes pistolets ; mais ce fut alors à mon tour de pâlir : les pistolets n’y étaient plus, on me les avait volés à Tavernelle, quoique j’eusse dormi la tête appuyée sur la selle. Fort heureusement, mon Italien ne s’aperçut pas de ce qui m’arrivait, et marcha devant moi jusqu’à une place où je vis quelques attroupemens. Me fiant alors à la vigueur de mon cheval, je partis comme une flèche, passai au milieu des groupes, sortis de la ville, et gagnai la campagne.

Vers midi, j’étais à Vérone ; je traversai les rues au galop d’un air triomphant ; les habitans accouraient sur leurs portes, attachant sur moi des regards où se lisait la malveillance. « Oui, me voilà, aurais-je voulu leur dire, et derrière moi vingt-cinq mille hommes avec assez d’artillerie pour mettre votre ville en poudre. » J’entrai chez le maréchal ; il eut la bonté de me témoigner quelque joie de me revoir, et me dit « qu’il savait bien que je serais le premier à lui annoncer l’arrivée des troupes du général Nugent. » C’est par de telles marques d’intérêt, par de telles paroles d’encouragement, que le maréchal gagnait les cœurs des officiers de son armée ; aussi étions-nous tous prêts à nous sacrifier, pour lui assurer l’honneur de faire triompher les armes impériales au terme comme au début de sa glorieuse carrière.

Le maréchal, espérant que Vicence pourrait être emportée d’assaut, envoya dans la soirée l’ordre au général Thurn de tenter un nouveau coup de main sur la vile. Le 23 les troupes marchèrent à l’attaque : les obus et les raquettes mirent le feu à quelques maisons ; mais l’ennemi, qui était maître du mont Berico, foudroya de telle manière nos colonnes en front et en flanc avec son artillerie placée sur les hauteurs, que le général Thurn comprit qu’il faudrait attaquer la ville régulièrement et pendant plusieurs jours avant de s’en emparer. Il fit donc cesser le combat, et, s’étant mis en marche le jour suivant, il arriva à Vérone avec l’avant-garde le 24 mai dans l’après-midi.

Ce qui avait décidé le maréchal à me charger d’ordres aussi pressans pour hâter la marche du corps d’armée du général Thurn, c’est qu’il savait que Peschiera, assiégée par les Piémontais, était réduite à la dernière extrémité. Dès que les troupes du général Thurn furent arrivées à Vérone, il résolut donc d’aller passer le Mincio à Mantoue et de remonter la rivière sur la rive droite ; par cette marche hardie, les Piémontais devaient se trouver tournés sur leur droite dans les positions qu’ils occupaient et obligés d’abandonner la ligne du Mincio sans combat, ou bien ils étaient forcés d’accepter une bataille soit dans les plaines de Goito, soit sur les hauteurs de Volta. — Qu’ils abandonnassent la ligne du Mincio sans combat, ou qu’ils acceptassent la bataille et la perdissent, ils étaient également, dans ces deux cas, réduits à lever le siège de Peschiera, et le maréchal avait atteint son but.

Le 25 mai, les troupes se reposèrent, et, pendant la journée du 26, j’appris que l’on devait marcher le lendemain. En effet, dans la soirée du 27, toute l’armée sortit de la ville ; l’ordre avait été donné de n’emmener ni bagages ni chevaux de main, parce qu’il s’agissait, disait-on, d’une simple reconnaissance. Le secret sur la marche des troupes, sur le temps que devait durer cette expédition, sur l’heure même du départ, avait été si bien gardé, que le soir, comme je rentrais après avoir passé quelques heures chez un officier blessé, je trouvai le maréchal parti. Je sautai aussitôt à cheval et l’allai rejoindre à Tombetta. Il était minuit : les troupes marchaient sur trois colonnes par Castelbelforte, Isola della Scala et Nogara vers Mantoue ; le maréchal suivait la colonne du milieu, formée du second corps ; à droite marchait le premier corps, et à gauche dix-huit escadrons de cavalerie. Toutes ces troupes entrèrent à Mantoue le 28 au soir. Cette marche habile en présence de l’ennemi, calculée par le général Hess, chef de l’état-major, avait été si rapide et si secrète, que les Piémontais surent dans la soirée seulement que toute l’armée autrichienne avait passé si près d’eux et devant le front de leurs positions. Le mouvement de nos troupes avait été d’ailleurs si bien ordonné, que, si l’ennemi fût venu nous attaquer pendant la marche, les colonnes s’arrêtant et les bataillons pivotant sur leur droite, l’armée se trouvait en un moment rangée en bataille, le premier corps en première ligne, le second en seconde ligne, et la cavalerie en réserve.

Le Mincio, en sortant du lac de Garde à Peschiera, coule du nord au sud et presque en droite ligne jusqu’à Curtatone, à la hauteur de Mantoue ; là il tourne à angle droit vers l’est et se dirige vers la forteresse. Un canal destiné à déverser le trop plein de ses eaux part de Curtatone, et, continuant la ligne droite que le Mincio suivait du nord au sud avant d’avoir tourné à l’est, passe par Montanara et Buscaldo et va aboutir à la rive gauche du Pô près de Borgoforte. Sur toute la longueur du canal, on a élevé une forte digue qui préserve le pays des inondations et forme avec le canal une ligne de défense naturelle dont la gauche se trouve à Curtatone, le centre à Montanara, et la droite à Buscaldo : c’est cette ligne qu’il fallait d’abord forcer pour pouvoir remonter la rive droite du Mincio et obliger les Piémontais à lever le siége de Peschiera.

Les Toscans, chargés de défendre cette ligne avaient élevé de fortes redoutes sur les routes qui partent de Mantoue et mènent aux trois villages que je viens de nommer ; les maisons et les murs d’enceinte avaient été crénelés, percés de meurtrières, et de grands tas de fumier, de fortes poutres, étaient dressés devant les portes pour que les boulets ne pussent les briser : ils avaient fait ainsi une citadelle de chaque maison. C’est pour attaquer ces villages et forcer cette ligne, défendue par les Toscans, que les cinq brigades du premier corps sortirent de Mantoue le 28 à neuf heures du matin. Les brigandes Benedek et Wohlgemuth marchèrent sur Curtatone, Clam et Strassoldo sur Montanara, et Liechtenstein sur Buscaldo. Le maréchal se rendit avec son état-major sur le fort Belfiore, et, les troupes étant arrivées à midi devant les positions qu’elles devaient enlever, il ordonna l’ordre d’attaquer ; un bruit violent et prolongé s’éleva aussitôt, semblable à celui d’une bouffée de vent d’orage ou au bruit de chariots roulans sur un pont de bois. Des nuages de fumée montèrent dans l’air ; le combat s’engageait sur toute la ligne, et les coups de canon se suivaient sans interruption.

À deux heures, le général Hess, chef de l’état-major, m’ordonna d’aller à Montanara, de lui adresser un rapport sur l’état du combat, d’y rester jusqu’à ce que la position fût forcée, et de venir ensuite lui annoncer le résultat. Je pris la route de Montanara et arrivai à nos pièces, qui, rangées sur le chemin, répondaient au feu des canons de la redoute élevée sur la route devant le village ; m’étant jeté à gauche, dans les champs plantés de mûriers et de vignes, j’allai au galop à l’endroit où j’entendais que la fusillade était la plus vive ; j’atteignis ainsi la droite du village.

Le général comte Clam était là, calme et tranquille ; il ordonnait l’attaque des maisons crénelées, et fouettait avec sa cravache les herbes du chemin pendant que les balles volaient de toutes parts. Schestak[8] son aide-de-camp, tomba mort à côté de lui. Alors le comte Clam alla lui-même placer dans le cimetière une batterie de raquettes à la congrève pour incendier le village, et, sautant de larges fossés où beaucoup de blessés s’étaient traînés, il s’avança au milieu des pelotons de nos tirailleurs. En ce moment, le colonel baron Reischach vint à nous le sabre à la main et tout couvert de sang ; il avait, à la tête de ses soldats, emporté d’assaut la première maison fortifiée. Nous nous trouvions devant le flanc droit de la redoute sur laquelle flottait un grand drapeau j’excitai une trentaine d’hommes à me suivre, je voulais entrer le premier dans cette redoute et m’en emparer ; mais, comme je courais à leur tête sur la prairie, le feu redoubla, une grêle de balles vola dans l’air : le capitaine Stiller et plusieurs hommes tombèrent, et les autres, pour se mettre à l’abri, se jetèrent dans un large fossé sur la gauche. Le colonel Reischach arriva alors avec deux compagnies de son régiment ; il brandissait son sabre et marchait à leur tête en criant : Vive l’empereur ! Cependant le feu, qui partait de tous côtés, était si violent, que ses soldats s’arrêtaient, n’osant entrer dans cette cour pour aller enfoncer la porte de la maison ; alors il courut seul jusqu’à cette porte. Pendant que de toutes parts on tirait sur lui et sur moi, qui l’avais suivi. Ses troupes, encouragées par son exemple, s’élancent enfin dans la cour et sautent dans la maison par les fenêtres du rez-de-chaussée ; on se bat dans l’escalier et dans les salles. « Reischach est là ? crie-t-on, la victoire est à nous… Malheur aux Toscans ! » Les soldats, furieux, échauffés par l’ardeur du combat, tuent, à coups de baïonnette et de crosse de fusil, les Toscans qui se défendent au milieu des nuages de fumée ; le reste jette ses armes et demande quartier. Nous étions maîtres de cette maison ; le général Clam fait aussitôt tirer sur la redoute que nous prenons ainsi par derrière. L’ennemi, se voyant tourné et à découvert sous notre feu, se sauve alors en désordre et nous abandonne la redoute ; nos troupes entrent en même temps de tous les côtés à la fois dans le village, et des pelotons débouchent de toutes parts en se criant les uns aux autres, de peur d’erreur : Vive Prohaska ! ne tirez pas !

Pendant que nous prenions la redoute de Montanara, le colonel Benedek s’était emparé de Curtatone. Après avoir tenté l’assaut plusieurs fois et avoir vu ses gens renversés par la mitraille, il avait franchi le premier le parapet à la tête du régiment de Paumgartten et emporte la redoute ; laissant alors une partie de sa brigade achever la déroute ; de l’ennemi, il avait marché tout de suite sur Montanara ; où le combat durait encore, et fait prisonnier tout ce qui essayait de se sauver par la route qui mène à Curtatone.

Le général prince Liechtenstein, de son côté, n’ayant pas trouve l’ennemi à Buscaldo, s’était porté, derrière Montanara, sur les bataillons de réserve des Toscans ; il marcha à l’assaut des maisons où ils venaient de se retirer à son approche. Ces Toscans se défendirent avec un courage héroïque, car ils espéraient donner ainsi au reste de leurs troupes, qui fuyaient en désordre de Montanara, le temps de se retirer ; mais ces maisons furent bientôt cernées, prises d’assaut, et les Toscane mirent bas les armes. Ce qui échappa de ces troupes se sauva dans toutes les directions, ceux de Curtatone vers Goïto, et ceux de Montanara, coupés de cette ligne de retraite par le colonel Bencdek, vers Marcaria et l’Oglio.

Le combat, était fini ; les capitaines reformaient les compagnies ; les cris de vive Clam ! vive Reischach ! s’élevaient de toutes parts ; on s’embrassait, on se serrait les mains ; les noms des plus braves volaient déjà de bouche en bouche ; la joie, l’enthousiasme du triomphe étaient dans tous les yeux ; pourtant je vis des larmes couler à la vue de tant de camarades qui avaient marché au combat si braves, si pleins de courage et d’ardeur, et qui maintenant étaient couchés dans l’herbe, défigurés par les balles. Pour moi j’étais brisé de fatigue et ne pouvais plus parler ni me tenir debout, tant j’avais couru et crié pour animer les soldats au combat ; mais la joie une donnait des forces : on m’amena mon cheval, et le général Clam me dit d’aller annoncer au maréchal le succès de l’attaque, en ajoutant qu’il demanderait la croix de Marie-Thérèse pour le colonel Reischach. J’allai à Mantoue ; le maréchal, content et satisfait, me fit asseoir près de lui à dîner et se plut à me faire répéter, les détails du combat. Le soir, les noms de Clam, Benedek et Reischach étaient sur toutes les lèvres ; la gloire de nos colonels et de nos généraux devenait notre propriété ; on se racontait avec orgueil leur bravoure, leurs dangers, et l’on jurait qu’avec de tels chefs on prendrait le ciel d’assaut.

Les combats de Curtatone et de Montanara furent très brillans pour nos armes : nous prîmes à l’ennemi cinq canons, cinq chariots de munitions, et nous fîmes prisonniers deux mille hommes, cinquante-neuf officiers et quatre officiers supérieurs. Cette victoire n’en fut pas moins chèrement achetée ; il fallait marcher à découvert contre un ennemi retranché, emporter d’assaut chaque maison, devenue une forteresse ; partout les officiers s’élancèrent les premiers. Le calcul suivant le prouve assez : les compagnies étaient de cent vingt hommes, et chaque compagnie avait quatre officiers. La proportion du nombre des soldats tués et blessés à celui des officiers aurait donc dû être comme un est à trente ; elle fut, dans le régiment de Paumgartten, comme un est à neuf, dans le régiment de Prohaska comme un à huit, et dans les autres comme un à dix. Ce fut à la tête de ces deux régimens que les colonels Reischach et Benedek emportèrent les redoutes de Montanara et Curtatone, et forcèrent la ligne ennemie.

Le soir, j’allai à l’hôpital ; il était rempli de nos blessés : neuf officiers d’un bataillon de Paumgartten étaient réunis dans une salle ; l’un d’eux avait le genou fracassé par un éclat d’obus, et suppliait qu’on lui coupât la jambe ; près de là, le capitaine comte Thurn, calme et tranquille, disait adieu à quelques officiers qui l’entouraient : il avait eu l’estomac traversé par une balle comme il marchait à l’assaut de la redoute de Montanara, et il n’avait plus que quelques heures à vivre. Je trouvai là aussi un de mes nouveaux camarades, le pauvre Schonfeld, qui venait de quitter sa famille et d’entrer au service quelques jours seulement avant ce combat. Je m’assis sur son lit pour l’encourager, mais il n’avait pas besoin de mes consolations ; il riait de sa mauvaise chance, plaisantait sur sa blessure, et cependant trois jours après il était mort. Comme je revenais, espérant enfin pouvoir me reposer de cette extrême fatigue, je fus envoyé porter l’ordre de marche pour le lendemain aux généraux Wratislaw et Wocher. Je partis en voiture ; mais les corps morts qui se trouvaient sur la route de Delle-Grazie effrayèrent les chevaux, qui ne voulurent pas avancer : je fus obligé de descendre, de faire la route à pied, et je ne revins à Mantoue qu’au point du jour.

Le général Bava, chef de l’état major de l’armée piémontaise, n’avait été informé de notre marche sur Mantoue que le 28 au soir, lorsque nous étions déjà entrés dans la, ville. Calculant alors que le maréchal n’avait pu conduire son armée à Mantoue que dans l’intention d’y aller passer le Mincio, il pensa que nous allions nous avancer vers l’Oglio et le centre de la Lombardie, ou remonter la rive droite du Mincio pour secourir Peschiera. Comme, pour l’exécution de l’un ou de l’autre de ces plans, il nous fallait également attaquer et forcer la ligne de Curtatone, le général Bava avait mis en toute hâte le 29, dès le point du jour, le premier corps et deux régimens de cavalerie en marche sur Valeggio, et, suivi d’une batterie à cheval et du régiment de. Nice-Cavalerie, il marcha sans s’arrêter jusqu’à Goïto, où il arriva à deux heures de l’après-midi. Il fit aussitôt prévenir les Toscans qui défendaient Curtatone et Montanara qu’il allait venir à leur secours, et il retourna à Volta pour presser la marche de l’infanterie ; mais en ce moment un officier accourant de Curtatone vint lui apporter la nouvelle de la défaite complète des Toscans. Le roi, qui venait d’arriver à Volta, craignit de voir l’armée autrichienne s’avancer vers Goïto avant qu’il eût eu le temps d’y porter des forces suffisantes pour pouvoir accepter la bataille ; il fit prendre à toutes ses troupes position sur les hauteurs de Volta à mesure qu’elles arrivaient de Valeggio. Cependant, la journée s’étant écoulée sans que les Autrichiens eussent paru sur la route de Goïto, Charles-Albert craignit que le maréchal ne voulût aller passer l’Oglio pour porter la guerre en Lombardie, le couper de sa base d’opération et marcher sur Milan. Il tint pendant la nuit conseil avec ses généraux, et résolut de marcher au point du jour sur Goïto pour se approcher de nous. Il pouvait dans cette position, accepter la bataille, si nous marchions sur Peschiera, ou arriver à temps pour nous attaquer pendant notre marche, si nous voulions passer l’Oglio. Le roi de Sardaigne, s’étant donc mis en marche le 30 mai au matin avec son armée formée sur trois colonnes d’égale hauteur, avait réuni à Goïto avant midi vingt-quatre mille hommes et quarante-quatre pièces de canon ; il les rangea sur les collines un peu en arrière de Goïto, où il alla appuyer l’extrême gauche en échelonnant les bataillons en arrière, et il refusa l’aile droite, de peur d’être tourné pendant le combat sur ce terrain, tout ouvert de ce côté.

Le maréchal mit, le 30 mai au matin, son armée en marche pour remonter le Mincio sur la rive droite ; le premier corps prit la route de Goïto, le second celle de Ceresara, et l’armée s’avança, espérant une nouvelle victoire. Le maréchal ne voulait pas attaquer l’ennemi pendant cette journée ; car il pensait que les Piémontais, menacés d’être complètement tournés dans leur flanc droit par la marche du second corps sur Ceresara, abandonneraient peut-être la ligne du Mincio sans combat. En conséquence, il donna au second corps qui marchait à notre gauche sur Ceresara plusieurs heures d’avance, afin qu’il pût pivoter sur le premier, qui longeait la rive droite du Mincio et s’avançait lentement vers Goïto.

À trois heures, le premier corps n’était plus qu’à une petite distance de Goito, lorsque les patrouilles annoncèrent la présence des vedettes ennemies. Le colonel Benedek, qui commandait la brigade d’avant-garde, déploya les bataillons formés en colonnes, et continua sa marche ; les batteries ennemies, cachées jusque-là par les arbres et les sinuosités du chemin, ouvrirent alors un feu violent sur ses troupes. Benedek fit aussitôt avancer douze pièces de canon, trois raquettes à la congrève, et il riposta. Dès ce moment, un combat sérieux était engagé. Le colonel Benedek s’élance à la tête de ses soldats, pendant que la brigade Wohlgemuth se déploie sur sa gauche ; il marche, malgré le feu violent de l’ennemi, contre son centre : plusieurs bataillons de la première ligne de bataille des Piémontais, ne pouvant soutenir cette impétueuse attaque, prennent la fuite. Le colonel Benedek pénètre par cet intervalle, prend en flanc les bataillons qui tenaient encore, et qui reculent alors en désordre : la brigade des gardes s’avance, conduite par le duc de Savoie ; mais Wohlgemuth arrive à la tête de ses soldats, les gardes sont repoussés. La brigade Strassoldo vient en ce moment soutenir Wohlgemuth ; les Piémontais reculent de toutes parts ; leur première ligne est enfoncée. La victoire allait être à nous ; mais le feu terrible de l’artillerie piémontaise enlevait des files entières de nos soldats : une batterie ennemie, placée sur la terrasse de la villa Somenzari, tirait à mitraille, et une autre, ayant traversé le Mincio sur le pont de Goïto, prenait nos troupes en flanc ; nous n’avions que dix-huit canons et six raquettes à la congrève pour répondre au feu de quarante-quatre pièces de canon, et onze mille huit cent quatre-vingt-quatre hommes pour enlever des positions défendues par vingt-quatre mille. Cependant le courage et l’ardeur des nôtres suppléaient à l’insuffisance du nombre ; comme à Curtatone, le général prince Félix Schwarzenberg marchait à pied à la tête des bataillons sous le feu le plus violent, et les encourageait par son exemple ; quoiqu’il eût le bras traversé par une balle, il se tenait héroïquement au milieu de la ligne de bataille des Piémontais sans vouloir reculer, malgré le feu terrible de l’ennemi ; lorsque la brigade d’Aoste, en s’avançant, entraîna par son exemple et ramena au combat les bataillons qui avaient lâché pied. Les Piémontais reformèrent leur ligne de bataille ; seize chevaux d’une seule de nos batteries étaient tués ; et l’ennemi n’osait pas venir s’en emparer. Alors le maréchal, voyant ses troupes écrasées par une grêle de boulets, trop faibles pour reprendre l’offensive, mais comme cramponnées au sol, ordonna aux généraux de retirer leurs brigades hors de la portée des canons ennemis. Les Piémontais, malgré leur supériorité nous virent exécuter ce mouvement sans venir nous attaquer ; ils se contentèrent de déployer en première ligne deux régimens de cavalerie, et la nuit étant arrivée, le feu ayant cessé peu à peu, les brigades bivouaquèrent sur le terrain ou elles se trouvaient.

Lorsque la première ligne des Piémontais avait plié sous l’impétueuse attaque du colonel Benedek, le maréchal, craignant d’exposer cette brigade à une perte inutile, s’il donnait l’ordre de cesser le combat dans ce moment, ne voulut pas l’arrêter, et le général Wohlgemuth ayant culbuté les bataillons ennemis, la victoire penchait tellement de notre côté, que le maréchal se décida à faire soutenir l’attaque ; il m’envoya alors à Caïgole et Ceresara, en me donnant l’ordre de faire avancer le second corps et les réserves partout où je les trouverais. Je partis de toute la vitesse de mon cheval, passai devant les compagnies de réserve de la brigade Strassoldo en agitant mon mouchoir blanc, pour qu’elles ne tirassent pas sur moi, et pris la route de Ceresara. Il était tard, cinq heures et demie venaient de sonner ; mais les troupes du second corps ne pouvaient être loin. La joie me faisait bondir le cœur ; j’allais amener quinze mille hommes sur la place du combat ; la victoire serait à nous ; je voyais les Piémontais écrasés sous le feu de notre artillerie ; j’entendais les hurrahs de la cavalerie brisant les bataillons ; je dévorais des yeux l’espace, croyant apercevoir déjà la tête des colonnes du général d’Aspre ; mon cheval volait comme l’éclair. Enfin je découvris les premières maisons de Ceresara ; mais là les troupes, arrivées seulement depuis peu de temps, se reposaient dans les prés : tout était calme et tranquille ; les fusils étaient en faisceaux. J’étais encore tout brûlant de l’ardeur du combat, de la rapidité de ma course et je voyais nos espérances de victoire brisées. Devant cette indifférence et cette impassibilité, j’aurais volontiers pleuré de colère et de regret. J’ignorais que le corps du général d’Aspre ne faisait que d’arriver, et qu’il avait reçu l’ordre de ne pas quitter Ceresara. Le maréchal espérait, en effet, que les Piémontais, tournés sur leur droite par cette marche, se retireraient sans combat, et, dans le cas contraire, il avait ordonné de n’attaquer l’ennemi que le lendemain. L’heure avancée ne permettait plus d’apporter aucune modification à ce plan de combat. Pendant l’action, le général d’Aspre, qui savait que l’on ne devait attaquer que le lendemain, surpris d’entendre cette violente canonnade avait envoyé un officier au maréchal pour demander de nouveaux ordres. J’avais rencontré cet officier ; mais, au lieu de courir en se guidant sur le feu du canon traversant s’il le fallait, la ligne des tirailleurs ennemis, comme le lieutenant Essbeck à Santa-Lucia, il marchait tranquillement la carte à la main et escorté d’un piquet de cavalerie.

Une pluie affreuse commença à tomber le soir du combat, et le lendemain les troupes se reposèrent, se préparant à l’attaque des positions de Goïto pour le jour suivant. Le premier et le second corps allaient marcher ensemble ; trente-deux mille hommes et une puissante artillerie allaient attaquer une armée dont nous avions la veille enfoncé la première ligne, et que nous avions presque vaincue avec onze mille hommes. Sans faire la part au courage de nos troupes, sans compter sur le talent de nos généraux, l’ennemi allait être écrasé par le nombre seul, et la victoire ne pouvait nous échapper ; mais la pluie continua de tomber pendant les deux jours suivans avec une telle violence, que toute la campagne, couverte de rizières et coupée de canaux, fut bientôt inondée. Il devint impossible de conduire l’artillerie ; on fut obligé d’ajourner l’attaque, et un parlementaire ennemi ayant apporté, le 2 juin au matin, aux avant-postes, le rapport du général Rath, commandant de Peschiera, qui annonçait au maréchal que ses vivres étant épuisés, il avait été obligé de capituler, toute tentative pour secourir cette place et forcer les Piémontais à lever le siège devint inutile.


V

Le jour suivant (3 juin), le maréchal ayant reçu la nouvelle de la révolution éclatée à Vienne, vit que toutes les ressources allaient lui manquer, et ne voulut plus tenter le sort d’une bataille. Au milieu de sa victoire, il pouvait être rappelé pour soutenir le trône, et, son armée devenant une phalange sacrée destinée peut-être à sauver l’empire, il ne jugea pas à propos de la confier aux chances d’une bataille. Peschiera, qu’il voulait secourir, était tombée ; il résolut d’attendre des jours meilleurs pour reprendre l’offensive. Ayant donc renoncé à porter le théâtre de la guerre en Lombardie, il voulut, par la prise de Vicence, s’assurer la soumission et les nombreuses ressources de la Vénétie. Le général Hess, chef de notre état-major, dressa le plan de cette audacieuse entreprise, et l’exécuta avec une rapidité, une habileté dignes d’exciter l’admiration de tout homme de guerre. L’histoire d’aucune campagne n’offre l’exemple d’une entreprise de cette importance exécutée avec plus d’audace et entourée de plus de mystère. L’armée quitta Mantoue le 5 juin et se dirigea vers Vicence ; le maréchal détacha deux brigades du corps de réserve et les envoya à Vérone en les faisant défiler devant le front des positions occupées par les Piémontais, qui, trompés par cette marche, crurent que toute l’armée était rentrée à Vérone. Pendant ce temps, nos forces passaient l’Adige à Legnago, et arrivèrent à marches forcées le 9 au soir dans les plaines devant Vicence. Ces deux brigades détachées de l’armée étaient à peine entrées à Vérone par une porte, que général Culoz en sortait par l’autre avec deux batteries et cinq mille quatre cents hommes qui formaient la garnison, passait par Bonifacio, marchait dans les montagnes au milieu des rochers, arrivait également le 9 au soir devant le mont Berico, qui domine Vicence, et le 10 au matin, dès que le signal de l’attaque était donné, en levait les positions de l’ennemi. Maître alors des hauteurs qui dominent Vicence, le général foudroyait et incendiait la ville pendant que le reste de l’armée marchait à l’assaut. La garnison, voyant toute tentative de résistance devenue inutile, capitulait dans la nuit, et, quelques heures après, nos troupes, qui venaient de se battre pendant plus de quinze heures, retournaient à Vérone à marches forcées et y arrivaient le 12. Les Piémontais ne sont informés que le 10 dans l’après-midi de notre marche sur Vicence ; le 13, ils vinrent attaquer Vérone avec toute leur armée. Les Autrichiens y étaient rentrés depuis la veille. Ils déploient aux yeux des Piémontais étonnés une ligne de bataille formidable, et les contraignent à regagner leurs positions. Telle est la brillante opération qui prépara peut-être le succès définitif de la campagne, et dont un récit plus détaillé fera mieux encore comprendre l’importance.

La pluie, qui avait commencé après le combat de Goïto, ne cessa de tomber pendant trois jours. La campagne était tellement inondée, que les soldats des pelotons d’avant-postes montaient sur les mûriers pour ne pas être dans l’eau jusqu’aux genoux. Le maréchal ne quitta pas Rivolta pendant ces trois jours ; puis, le 3 juin dans l’après-midi, la pluie ayant cessé, il fit abandonner à l’armée les positions qu’elle occupait, et nous rentrâmes à Mantoue. Je fus logé dans un immense palais désert ; l’obscurité des salles, les profondes alcôves fermées par de lourds rideaux, les cabinets qui s’ouvraient sur des escaliers dérobés faisaient involontairement penser aux meurtres, aux trahisons, aux crimes affreux dont l’histoire des villes de ces petits états d’Italie est remplie. J’allai voir dans le palais des ducs de Gonzague les belles fresques de Jules Romain. L’élève de Raphaël a peint sur le plafond d’une des salles l’Assemblée des dieux de l’Olympe et deux figures allégoriques représentant le Jour et la Nuit dans des chars traînés par des quadriges de chevaux blancs et noirs. L’on peut se placer aux quatre coins de la salle, et, par un singulier effet de raccourci, les chevaux semblent toujours galoper vers le spectateur. De même, lorsqu’on entre dans la salle, une figure de femme, peinte sur un des murs latéraux, vous présente un anneau à bras tendu, et si l’on marche d’un bout de la salle à l’autre, la fleure semble raccourcir, puis allonger le bras pour vous suivre du geste en vous présentant toujours cet anneau. Dans la ville, on voit encore attachée à une haute tour une cage en gros barreaux de fer, dans laquelle un duc de Mantoue fit renfermer son frère, condamné à mourir de faim pour s’être révolté contre lui. Ce malheureux effrayait la ville de ses cris de douleur ; alors un ami dévoué monta, dit-on, sur le toit d’une maison voisine et le tua d’un coup d’arquebuse pour terminer son agonie. Je vis dans une église la tombe d’André Hofer ; mais ses ossemens n’y sont plus : les chasseurs tyroliens du régiment de l’empereur qui avaient combattu avec lui les enlevèrent pendant la nuit qui précéda leur départ de Mantoue, et les transportèrent dans leur pays.

Le 5 au matin, l’armée se mit en marche et campa autour de San-Guinetto. Comme j’allais à la queue de la colonne pour surveiller la marche, une pièce de canon passa sur cette route étroite entraînée par six chevaux au galop. L’essieu d’une des roues accrocha mon cheval et le lança dans un fossé profond. Je me relevai tout moulu, car le cheval avait roulé sur moi ; mais à peine fus-je debout que je retombai par terre presque sans connaissance Cependant les soldats, m’ayant arrosé la tête avec de l’eau et fait boire de l’eau-de-vie, me remirent bientôt sur pied.

Le 6, le maréchal, pour tromper les Piémontais et leur faire croire que toute son armée rentrait à Vérone, détacha le corps de réserve, et le dirigea vers cette ville en le faisant passer par Bovolone et Villafontana sur la rive droite de l’Adige ; puis il alla avec le premier et le second corps passer cette rivière sur le pont de la forteresse de Legnago, et marcha jusqu’à Montagnana, charmante petite ville où il fut obligé d’accorder un jour de repos aux troupes. Pendant cette journée, le général Culoz, laissant au corps de réserve la garde de Vérone, sortit de la ville avec deus batteries et cinq mille quatre cents hommes ; puis, se dirigeant vers Vicence, il marcha jusqu’à Bonifacio, où il arriva le 8 au soir. Nous ignorions encore le but véritable de notre marche, car, pour tromper les espions de l’ennemi, le chef de l’état-major avait fait répandre dans l’armée et dans la ville de Vérone le bruit que nous allions attaquer Padoue.

Le 8 au matin, le maréchal quitta Montagnana, et conduisit l’armée jusqu’à Ponte di Barbarano. Le lendemain matin, au moment où il allait se mettre en marche il me donna des dépêches à porter à Vérone, je partis à l’instant, passai par Lonigo e t arrivai vers la nuit à Vérone. Le général Weigelsper, commandant de la ville, était fort inquiet ; sa responsabilité était grande, et il craignait une attaque des Piémontais, qu’il ne pourrait repousser avec sa faible garnison. Le même jour (9 juin), sur le soir, le maréchal arriva avec l’armée aux environs de Vicence et le général Culoz, avec son corps, à Arcugnana, au milieu des montagnes, en vue du mont Berico. Le 10, à six heures du matin, les premiers coups de canon se firent entendre ; Culoz s’avançait vers les hauteurs du mont Berico. À dix heures, il avait emporté toutes les barricades qui défendaient la route, la villa Santa-Margherita et le Castel-Rombaldo après un combat sanglant contre deux régimens suisses et cinq mille crociati. Le maréchal lui envoya alors l’ordre d’attendre que le premier et le second corps eussent commencé leur attaque sur la ville. Culoz fit reposer quelques instans ses soldats, est, lorsqu’il entendit le canon tonner de toutes parts, au sud et à l’est de la ville, il marcha à l’assaut des redoutes du mont Berico. Le colonel Reischach s’élance le premier sur les barricades à la tête de ses soldats ; deux officiers de cavalerie le suivent à pied, mais au même instant ils tombent tous les trois renversés par les balles. Le général Culoz fait emporter ces barricades, et marche aussitôt à l’attaque de la redoute élevée sur le sommet du mont Berico ; les chasseurs du 10e bataillon s’élancent en avant, gravissent cette pente rapide en s’accrochant aux herbes et aux broussailles ; le colonel Koppal et plusieurs officiers tombent frappés mortellement, mais rien n’arrête les chasseurs, et le capitaine Jablonski, sous les yeux du maréchal, entre le premier à leur tête dans cette redoute, que l’ennemi croyait imprenable. Les Suisses, abandonnés par les lâches crociati, se retirent dans le couvent et dans l’église. Église de la Madona del Monte, et font une héroïque résistance ; les chasseurs, suivis des Oguliner[9] et des bataillons de Latour, brisent les portés ébranlées par les boulets ; on se bat dans l’église, les obus et la mitraille détruisent les chefs-d’œuvre de Paul Véronèse, le sang souille les dalles. L’ennemi ne peut soutenir cette impétueuse attaque, et se retire dans la ville. Alors Culoz, maître des hauteurs et des terrasses qui dominent Vicence, y range ses batteries et foudroie les maisons.

Je n’avais pu quitter Vérone qu’à midi, ignorant encore que l’armée attaquait Vicence. N’ayant pas trouvé de chevaux à Montebello, je pris un guide et continuai ma route à pied. Je gagnai Arcugnana par les sentiers des montagnes. Si je n’avais trouvé çà et là quelques débris d’armes brisées dans les chutes des soldats, si je n’avais aperçu au fond d’un précipice deux chevaux morts et les débris d’un chariot de munitions, jamais je n’aurais cru qu’une troupe eût pu passer par là avec de l’artillerie. Il y eut des places où les soldats furent obligés de grimper sur les rochers qui bordent un des côtés de ce chemin étroit, et de soutenir avec des cordes les canons dont les roues, du côté du précipice, étaient en l’air et sans point d’appui. Comme je sortais d’Arcugnana, j’entendis le bruit du canon : je pressai le pas et atteignis une hauteur d’où je vis de loin les lignes de fumée que les bombes traçaient sur l’azur du ciel ; mes camarades attaquaient Vicence, et je n’y étais pas. Alors, jurant et furieux, je commençai à courir à perdre haleine et presque sans m’arrêter jusqu’au Castel-Rombaldo. Là, la route était couverte de cadavres de Suisses et d’Autrichiens, de chevaux morts, de débris de barricades et de fascines déchirées par les boulets ; le canon grondait de tous les côtés à la fois. Je traversai en courant l’église de la Madona ; elle était pleine de blessés, et j’arrivai sur la terrasse où le général Culoz avait rangé ses batteries. Jamais je ne vis ni ne verrai spectacle plus beau et plus terrible. La ville était à nos pieds, noyée dans la vapeur bleue de la poudre que perçaient les jets de flamme des maisons embrasées, le soleil dorait de ses derniers rayons les montagnes du Tyrol ; les eaux de la Brenta réfléchissaient les teintes ardentes du crépuscule, et, près de moi, la musique d’un régiment jouait l’air national de l’Autriche, pendant que des centaines de cierges enlevés à l’église de la Madona éclairaient les bosquets de roses et de jasmins de la terrasse ; les soldats, enivrés de l’ardeur du combat et de la fumée de la poudre, dansaient au milieu des cadavres de leurs camarades morts ; soixante-douze pièces de canon foudroyaient la ville, remplissant l’air de bruit, de flamme et de fumée, pendant que les cris d’effroi des habitans et le son éclatant des trompettes se mêlaient à nos chants de triomphe. Cette ville était à nous, et nous étions maîtres de la réduire en cendres.

Sur les onze heures du soir, je quittai la terrasse. J’étais épuisé de fatigue ; mais, espérant trouver quelque endroit pour me reposer et quelque nourriture, voulant aussi revoir les places où l’on avait combattu, je repris la route par laquelle j’étais venu, et j’allai chercher un cierge à l’église de la Madona. L’église était remplie de blessés que les médecins amputaient ; des mares de sang rougissaient les dalles de marbre blanc. Je marchais, comptant avec curiosité les cadavres des Suisses et ceux des nôtres qui encombraient le chemin. Tous ces Suisses étaient des hommes superbes : même dans la mort leur attitude conservait quelque fierté : quelques-uns tenaient encore leur fusil dans leur main crispée ; mais les crociati avaient été lâches : je ne vis que deux des leurs parmi les morts ; les nôtres étaient presque tous du 10e chasseurs, des Oguliner et du régiment de Latour. — J’arrivai au Castel-Rombaldo, allumai mon cierge et entrai dans la cave ; la terre, détrempée par le vin, formait une boue liquide ; une longue caisse en bois dur avait été enlevée avec des leviers d’un trou où l’on voyait quelle avait été enterrée ; elle ne contenait plus que la lame dorée d’un poignard brisé. Une galerie qui régnait tout autour de la cour intérieure était ornée de trophées d’armes et d’armures qui reflétaient les rayons de la lune. Je montai au premier étage : la chambre de la maîtresse de la maison était d’une grande élégance ; les portes et les fenêtres étaient en glaces sans tain ; les meubles, de bois de rose et de palissandre, recouverts de marbres précieux, étaient renversés sur les tapis, au milieu des débris de glaces et de candélabres brisés. Les habitans de la villa, surpris par notre attaque, s’étaient enfuis précipitamment le matin même ; les objets de toilette traînaient sur les tables ; le lit était à peine défait et les rideaux de mousseline, doublés de taffetas rose et retenus par des nœuds de ruban, fermaient encore l’alcôve. Je relevai les candélabres, allumai les bougies puis, barricadant avec des chaises les portes en glaces, afin d’être réveillé à temps, si des soldats venaient piller pendant la nuit, je m’étendis sur les draps blancs et les couvertures de soie, appuyant ma tête sur les oreiller, garnis de dentelles.

Dès l’aube du jour, je me levai et allai sur le balcon ; la vue était magnifique. Au nord, la ligne extrême de l’horizon était dessinée par les cimes neigeuses des montagnes du Tyrol qu’éclairaient les premiers rayons du soleil ; le vent frais du matin secouait la rosée des arbustes en fleurs. Je parcourus les autres pièces de la villa : dans le salon, les meubles en bois doré, recouverts de riches étoffes de soie, étaient brisés et renversés par terre, au milieu des toiles de grands maîtres arrachées de leurs cadres ; des mosaïques de Florence, des débris de faïences dorées du XVe siècle, des manuscrits en parchemin couverts d’arabesques d’or, de grandes médailles antiques, gisaient sur le pavé en mosaïque, près de gravures de prix arrachées des albums. Dans la chambre du maître de la maison, le parquet était couvert de lettres, de cartes déchirées, d’objets de toilette et de vases étrusques en morceaux. Je traversai une autre pièce en marchant jusqu’aux genoux dans des amas de linge, de robes de soie et de dentelles ; les caisses d’argenterie encombraient les corridors ; les portraits de famille étaient déchirés à coups de baïonnette. Je descendis l’escalier et entrai dans une grande salle au rez-de-chaussée. Là, un piano brisé, des porcelaines du Japon, des vases sculptés, de superbes cristaux, des statues de marbre sans bras et sans tête couvraient pêle-mêle un pavé en mosaïque. Je passai devant le piano, mais je m’arrêtai, effrayé et saisi : un cadavre, celui d’un blessé qui s’était probablement traîné là pour mourir, était assis par terre, appuyé contre la muraille ; son sang souillait le parquet, et son regard éteint semblait narguer ces débris d’une vie de luxe et d’élégance.

Ayant trouvé dans une armoire quelques morceaux de pain, des macarons et un reste de salade dans un plat, j’allai m’asseoir dans le jardin sur le gazon, à l’ombre ; des grands pins, au milieu des bosquets d’hortensias roses et bleus, près d’une source qui jaillissait d’une grotte de stalactites ; je déjeunai tranquillement, emportai comme souvenir un petit verre en cristal dans lequel j’avais puisé de l’eau de la source, et me mis en marche, la carte à la main, vers Longara, ou je pensais trouver le maréchal. Je passai devant un château ou plusieurs de nos officiers blessés avaient été transportés ; j’allai les voir. L’un d’eux, du régiment de Latour, avait une singulière blessure : une balle lui était entrée sous la plante du pied et était sortie sur le cou-de-pied ; il faisait couler du jus de citron dans sa blessure, afin, me dit-il, d’empêcher la gangrène de s’y mettre. Je vis aussi un artilleur à qui un boulet de canon avait arraché tout le devant de son habit d’une épaule à l’autre : il n’avait qu’une légère contusion ; mais la violence de la secousse l’avait jeté par terre, et il s’était brisé plusieurs dents. J’arrivai à Longara à neuf heures et demie ; le maréchal allait envoyer un courrier à l’empereur pour lui annoncer la nouvelle de la prise de Vicence. La joie rayonnait sur tous les visages, partout on s’embrassait, tous les regards se tournaient avec admiration vers le maréchal et le général Hess, qui se tenait à l’écart et donnait quelques ordres à voix basse. J’appris alors que Durando, désespérant de pouvoir défendre la ville et voulant lui épargner les horreurs qui suivent une prise d’assaut, avait capitulé dans la nuit.

Les soldats buvaient, mangeaient et faisaient bombance avec les provisions des habitans ; ils disaient en riant et d’un air goguenard à ces hôtes maussades qui semblaient vouloir réclamer quelque paiement : Pagara Pio nono ! Il est certain que le saint père a payé tout cela fort cher. Beaucoup des nôtres avaient péri à ce combat. Le général prince Taxis était tué, le colonel Koppal du 10e chasseurs mortellement blessé ; son bataillon n’avait presque plus d’officiers dans les rangs ; le jeune et brillant colonel Kavanagh était mort. « Allons ! avait-il dit en riant aux officiers qui l’entouraient lorsque les premiers coups de canon retentirent, il faut que je fasse en sorte aujourd’hui que ma femme lise mon nom dans le bulletin de la bataille. » - Et, comme il s’élançait le premier sur une barricade, il tomba déchiré par la mitraille. — Le lieutenant Jéna, de mon ancien régiment, avait le corps traversé par une balle ; par un singulier hasard, ou peut-être par l’effet d’une sympathique prévoyance, le lendemain du combat, un courrier venant de Vienne lui apporta une boîte de charpie que sa fiancée lui envoyait. — J’allai voir le colonel Reischach ; une balle l’avait frappé au cou, et le chirurgien lui retirait de la cuisse des morceaux de plomb haché ; plusieurs officiers de son régiment étaient aussi blessés. Il n’y avait pas jusqu’au chien du régiment de Prohaska qui ne se fût distingué par sa bravoure. Lorsque les bataillons attaquaient à la baïonnette, il courait en avant et aboyait avec fureur contre l’ennemi. À Santa-Lucia, il avait eu le museau fracassé par une balle, et à l’attaque de Vicence il venait de perdre une patte.

Le maréchal monta à cheval à dix heures, et se rendit avec son état-major sur la terrasse d’une villa près de Vicence, en attendant l’heure de midi fixée pour l’entrée de nos troupes dans la ville. M. de La Tour, commandant des deux régimens suisses qui avaient défendu Vicence, vint le prier, de la part du général Durando, de vouloir bien ordonner que nos troupes n’entrassent qu’à trois heures dans la place. Le maréchal lui accorda cette demande avec courtoisie et le complimenta sur la bravoure de ses soldats ; J’entendis M. de La Tour lui dire : « Pour nous, nous avons bien fait notre devoir ; j’ai laissé quatorze officiers et six cents hommes sur la place. » Deux de ces officiers tués, MM. de Caumont et de Reynold, avaient été mes camarades de collège. Lorsque du haut de la terrasse nous vîmes les troupes italiennes sortir de la ville l’arme au bras, tambours battant et enseignes déployées, beaucoup d’officiers, parmi lesquels je rougis maintenant de me compter, commencèrent à murmurer en se demandant tout haut les uns aux autres si c’était pour qu’on accordât à l’ennemi une pareille capitulation que tant de nos braves camarades venaient de périr. Le général Hess, qui avait été chargé par le maréchal de signer la capitulation, eut l’indulgence de ne pas vouloir entendre ces discours. Nous ignorions alors les motifs qui l’avaient déterminé à accorder à l’ennemi une capitulation assez honorable pour qu’il renoncât à défendre encore la ville pendant plusieurs jours ; mais quand l’armée, partie le soir même pour regagner Vérone à marches forcées, se trouva déjà, le 13 juin, réunie tout entière dans cette ville et prête à livrer bataille, lorsque les Piémontais, nous croyant encore devant Vicence, vinrent attaquer Vérone, se promettant une facile victoire, alors les sentimens de respect et d’admiration que nous portions au maréchal cet au général Hess s’accrurent de tout le regret que nous éprouvâmes d’avoir été si légers dans nos jugemens.

À deux heures, j’allai sur la route, à la sortie de la ville, pourvoir défiler la garnison. Durando marchait à la tête de son état-major, suivi de plusieurs bataillons de troupes romaines. Les soldats avaient presque tous des traits superbes, les yeux noirs, le nez aquilin, la moustache et les cheveux noirs comme le jais ; ils étaient beaux, mais lorsqu’ils vinrent à passer devant nos Croates à la grande taille svelte et élancée, à l’expression de visage dure et sauvage, tous ces soldat, romains me parurent mous et efféminés. Beaucoup d’élégantes voitures, où étaient assises des femmes qui paraissaient fort distinguées, sortirent aussi de la ville. Quelques-unes de ces dames, en passant devant nous, détournaient la tête avec affectation ; d’autres s’éventaient en maniant leur éventail avec des gestes saccadés et nerveux, comme une arme avec laquelle on voudrait frapper ; la plupart avaient l’air triste et souffrant. Je remarquai dans une calèche une jeune femme qui pleurait et sanglotait en serrant sur sa poitrine un tout petit enfant ; elle lui avait fait une petite tente avec son mouchoir blanc pour préserver son visage des rayons brûlans du soleil. — Lorsque les bataillons suisses vinrent à passer, des murmures d’admiration s’élevèrent parmi nous ; ils marchaient d’un air fier et martial : « Vous êtes des braves ! » leur disions-nous ; et quand nous vîmes leurs officiers, dont plusieurs, quoique blessés, n’avaient pas voulu se séparer de leur troupe et marchaient péniblement, les uns ayant le bras en écharpe, les autres la tête enveloppée de bandages, alors, mus par ce sentiment de courtoisie chevaleresque qui ennoblit la guerre, nous allâmes à eux et leur serrâmes cordialement la main en les priant de nous tenir pour leurs amis. — j’entrai dans la ville avec quelques officiers ; elle était déserte ; partout les persiennes et les portes étaient fermées ; les dragons du pape étaient encore rangés sur la place. Comme je passais devant le front en faisant caracoler et piaffer mon cheval d’un air triomphant, il glissa sur les dalles, comme pour me punir d’insulter ainsi au vaincu, et peu s’en fallu que je ne me rompisse le cou. J’allai me loger dans un palais de belle apparence ; le maître de la maison était encore si effrayé, qu’il ne parlait qu’en bégayant ; sa femme et ses filles étaient extrêmement pâles. Une bombe avait percé le toit du palais, détruit l’escalier, brisé les meubles et les portes, et fait sauter le plafond d’une des salles.

Je passai une partie de la nuit à porter les ordres du maréchal pour la marche sur Vérone, et le lendemain, 12 juin, je montai à cheval de grand matin, et arrivai au bout de quelques heures à Vérone. Il était temps : j’avais les tendons et les muscles des jambes si enflés et si douloureux, que je ne pouvais presque plus plier les genoux et remuer les pieds. Je m’étendis dans ma chambre sur un paillasson, et me fis mettre de la glace tout le long du corps ; mais l’extrême fatigue, le manque de sommeil et la mauvaise nourriture m’avaient enflammé le sang : je fus pris d’une fièvre violente, et réduit bientôt à un tel degré de faiblesse, que je ne pouvais presque plus me remuer sans l’aide de mon domestique. Chaque jour, ce fidèle serviteur me portait pendant quelques heures sur le balcon de la maison, d’où je pouvais voir mes chevaux courir dans le jardin ; la chaleur était extrême, et je ne respirais qu’un air embrasé. J’était devenu indifférent à tout : je vis sans regret, vers la fin de juillet, l’armée partir pour attaquer les Piémontais ; je pensai à peine que mes camarades allaient trouver l’occasion de se distinguer, de mériter peut-être cette croix de Marie-Thérèse, étoile brillante qui jusqu’alors m’avait ébloui ; cependant je ressentis toute la joie du triomphe, lorsqu’on vint m’annoncer la victoire de Custoza. Enfin, dès que je me sentis la force de me tenir à cheval, je partis pour Milan à petites journées ; la joie de la bonne réception que me fit le maréchal, les preuves d’amitié que me donnèrent beaucoup d’officiers, les soins que me prodigua la famille chez laquelle j’étais en logement, me rétablirent bien vite. J’allai voir le palais Grepi. Les murs de la chambre où s’était tenu le roi Charles-Albert pendant que le peuple de Milan assiégeait le palais, portaient en effet de nombreuses traces de, balles. Je n’avais pas voulu croire à pareille infamie. Ces lâches, qui n’avaient pas su se battre, l’accusaient de legs avoir trahis ! ils insultaient cette noble armée piémontaise qui avait vaillamment combattu ! Quelques jours après mon arrivée à Milan, le général Hess, m’avait attaché à l’état-major, et, vers la fin d’août, le maréchal m’envoya porter à Vienne les drapeaux pris sur l’ennemi pendant la campagne. Mes camarades, vous m’avez peut-être envié l’honneur de poser ces drapeaux aux pieds de l’empereur. Soyez heureux de n’avoir pas vu ces glorieux trophées qui avaient coûté tant de sang, entrer à Vienne comme un objet de contrebande ; puis disparaître sans pompe dans une salle de l’arsenal ! Soyez heureux de n’avoir pas vu ce peuple terrorisé laisser siffler par quelques jeunes gens qui se disaient Autrichiens la marche triomphale qui portait le nom glorieux de notre maréchal, cette marche dont les accords avaient toujours été pour nous un signal de victoire !

La campagne était terminée. Quand je revins à Milan, l’aspect de la ville était triste ; partout dans les rues, des mères et des femmes en deuil, dont les fils ou les maris étaient restés sur les champs de bataille. Elles arrivaient des provinces autrichiennes, et, avides de cruels détails, elles voulaient voir les places où étaient tombés ceux qu’elles avaient aimés. La comtesse Gatinara venait d’envoyer un prêtre piémontais, son aumônier, au maréchal, pour redemander le corps de son mari, tué près de Governolo. Je fus ému en pensant au grand chagrin qu’elle éprouverait lorsqu’elle lirait le triste récit que je fus chargé de lui transmettre. Son mari l’avait quittée jeune et brillant, et maintenant on lui renvoyait son corps dans une caisse pleine de charbon pilé.

De notre côté aussi, que d’amis que de compagnons d’armes avaient succombé dans cette campagne ! Deux des plus intrépides, Koppal et Pyrké, étaient morts ; mais la digne récompense de leur héroïsme les suivît dans la tombe : le chapitre de l’ordre de Marie-Thérèse décerna à leur mémoire cette croix brillante qui ne porte que ce mot pour devise : Fortitudini (au courage). Après la campagne, l’armée qui avait combattu en Italie donna au 10e bataillon de chasseurs un cor d’appel en vermeil avec un médaillon représentant le colonel Koppal à la tête de ses soldats ; ces mots étaient gravés à l’entour : En avant ! Koppal vous appelle. Les poètes Zedlitz et Grillparzer, qui, lorsque tout tremblait à Vienne devant les héros de l’anarchie, avaient osé chanter nos glorieux combats, eurent leur part dans notre reconnaissance ; l’armée leur envoya deux coupes d’argent ciselé. Combien d’autres noms sont gravés en traits ineffaçables dans nos cœurs comme dans la mémoire de nos soldats : Szecsen, Thurn, Zichy, Sunstenau[10], et toi brave Salis[11], digne fils de cette famille de héros qui saigne sur tous les champs de bataille[12], toi qui, fidèle à ta devise, « où le péril est grand, la gloire en est plus grande encore, » as péri dans la gloire du triomphe ! — Que de regrets, mais aussi que de nobles exemples ont laissés à l’armée autrichienne ces quelques mois de guerre en Italie !

Au commencement de novembre, le feld-maréchal-lieutenant prince Windisch-Graetz, au moment d’entrer en Hongrie, écrivit au maréchal pour lui demander quelques officiers d’état-major. Je fus envoyé à Vienne. À peine arrivé, j’allai à l’arsenal ; je ne m’arrêtai pas devant l’armure de Rodolphe de Habsbourg ni devant le pourpoint percé de balles que Gustave-Adolphe portait à la bataille de Lutzen ; mais, à la vue des drapeaux pris par notre armée en Italie, le cœur me battit fortement, et je pensai à tout le sang qu’ils avaient coûté. C’est sous l’impression vive encore de ce triste et glorieux spectacle que je repartis pour d’autres champs de bataille, pour d’autres combats que j’essaierai de retracer.


GEORGE DE PIMODAN.


  1. Dans les villages où la cavalerie est cantonnée, chaque soldat a devant la maison du paysan chez lequel il loge une planchette de bois, suspendue horizontalement par deux cordes, sur laquelle il frappe avec deux maillets de bois, pour donner divers signaux.
  2. Guritze.
  3. Il porte maintenant le nom de chevau-légers du prince Windisch-Graetz, et c’est celui où j’avais l’honneur de servir comme lieutenant au commencement de la campagne.
  4. Soldats du 2e régiment d’infanterie des frontières militaires, qui se lève dans le district de la Croatie dont Ottochacz est le chef-lieu.
  5. Soldats du 4e régiment d’infanterie des frontières militaires qui se lève dans le district de la Croatie dont Sluin était le chef-lieu. Le chef-lieu est maintenant Carlstadt.
  6. Ancienne voie romaine.
  7. Soldats du 12e régiment d’infanterie des frontières militaires, qui se lève dans le district du banat de Temeswar dont Pancsowa est le chef-lieu.
  8. Le lieutenant Schestak était d’une pauvre famille et envoyait à sa mère une partie de sa solde ; avant d’expirer, il dit au comte Clam : « Adieu, mon général ; je vous recommande ma mère. » Le comte Clam a noblement accepté le legs du pauvre Schestak.
  9. Soldats du 3e régiment d’infanterie des frontières militaires, qui se lève dans le district de la Croatie dont Ogulin est le chef-lieu.
  10. Un boulet de canon ayant emporté le bras droit au lieutenant-colonel Sunstenau, il prit son chapeau dans la main gauche et l’éleva au-dessus de sa tête en criant à ses soldats : « En avant ! suivez-moi ! » Il fut tué quelques instans après.
  11. Rodolphe, comte de Salis-Zizers, capitaine au régiment de Kinski, tué à Novarro.
  12. Le général comte Salis-Zizers fut tué à Santa-Lucia le 6 mai 1848 ; le major Daniel Salis-Soglio fut tué à Naples le 15 mai 1848.