Souvenirs littéraires/04

La bibliothèque libre.
Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 5-39).
◄  03
05  ►


QUATRIÈME PARTIE.


VII. — GUSTAVE FLAUBERT.

Né à Rouen, le 12 décembre 1821, Gustave Flaubert avait alors vingt et un ans. Il était d’une beauté héroïque. Ceux qui ne l’ont connu que dans ses dernières années, alourdi, chauve, grisonnant, la paupière pesante et le teint couperosé, ne peuvent se figurer ce qu’il était au moment où nous allions nous river l’un à l’autre par une indestructible amitié. Avec sa peau blanche légèrement rosée sur les joues, ses cheveux fins et flottans, sa haute taille, large des épaules, sa barbe abondante et d’un blond doré, ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, avec sa voix retentissante comme un son de trompette, ses gestes excessifs et son rire éclatant, il ressemblait aux jeunes chefs gaulois qui luttèrent contre les armées romaines. Je m’imagine qu’ils étaient ainsi, impétueux, impatiens, dominateurs, et charmans néanmoins, car leur violence apparente n’était que l’emploi des forces que la nature leur avait départies. Gustave était un géant ; issu de Normande et de Champenois, il avait dans les veines, par un de ses ascendans qui avait vécu au Canada, quelques gouttes de sang iroquois dont il se montrait fier. Il était alors à Paris pour faire son droit ; il n’y avait nulle vocation et obéissait à la volonté de son père. Il suivait les cours de l’école, poussait l’abnégation jusqu’à prendre des notes et s’indignait du mauvais français que parlaient ses professeurs. Sur les gradins où s’entassaient les étudians, son costume l’avait fait remarquer. En effet, fût-ce à huit heures du matin, il ne sortait qu’en vêtemens noirs, en cravate blanche et en gants blancs. Il lui fallut l’expérience de la vie de Paris et la persistance de nos railleries pour l’amener à modifier ce costume, qui le faisait ressembler à un garçon de noce. Il était né à Rouen, où son père, Achille-Cléophas Flaubert, était chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu. Il avait fait ses études au collège de sa ville natale, ni bonnes, ni mauvaises, intermittentes selon son tempérament, coupées de lectures que ses maîtres n’eussent pas approuvées, s’occupant plus de Ronsard que de Virgile et plus de Brantôme que de Fénelon. En seconde, en rhétorique, dans les narrations et les discours français, il avait déjà donné preuve d’une puissance de style et d’une ampleur d’images qui furent remarquées. Longtemps on a conservé le souvenir d’une de ses phrases ; il faisait dire à Richard Cœur de Lion : « Le genêt de ma famille est trop haut pour que les abeilles de France puissent y monter ! » Le professeur l’avait félicité et lui avait prédit qu’il marcherait sur les traces de M. Villemain. Flaubert avait fait la grimace, car le compliment ne lui avait point paru sans amertume. À cette époque, il vivait dans la familiarité de Byron et de Shakspeare, que sa connaissance de la langue anglaise lui permettait de lire dans l’original, et Villemain ne lui semblait pas un modèle digne d’être imité. Il avait conçu. au collège une de ces amitiés exigeantes et passionnées qui étaient dans sa nature, pour un de ses camarades plus âgé que lui, qui se nommait Alfred Le Poitevin et qui ne devait pas vieillir. Autant par son âge que par les qualités de son esprit subtil, Le Poitevin exerça une forte influence sur Flaubert, et cette influence fut littérairement bonne. Le Poitevin disait de lui-même : « Je suis un Grec du Bas-Empire. » Il était ergoteur avec un tour byzantin dans la discussion ; il se plaisait aux discussions philosophiques, et parmi les écrivains de l’antiquité préférait ceux de la décadence ; il disait couramment : « Je donnerais toutes les odes d’Horace pour un chapitre d’Apulée. » Il écrivait, était rarement satisfait, de son œuvre, la recommençait et enseigna à Gustave l’art d’être sévère pour soi-même. Tous deux se destinaient aux lettres et s’en cachaient comme d’un crime ; leurs familles ne le soupçonnaient guère et rêvaient pour eux un poste de substitut, qui tôt ou tard deviendrait le siège inamovible d’un conseiller ; aussi avaient-ils été expédiés à Paris pour devenir des juristes. Entre le collège et l’école de droit, Flaubert avait fait un voyage en Corse avec le docteur Jules Cloquet ; il avait dormi sous les pins laryx, s’était baigné dans le golfe de Sartène, avait mangé des cuissots de chèvre et se sentait plus de vocation pour le métier de bandit que pour l’étude des Institutes. Il s’était installé rue de l’Est, dans un petit appartement lumineux qui découvrait la pépinière du Luxembourg. J’en connus bientôt le chemin, car entre Flaubert et moi, l’amitié ne fut pas lente à naître ; au bout d’une heure, nous nous étions tutoyés, et il était rare qu’un jour s’écoulât sans nous réunir. Je l’admirais beaucoup ; son développement intellectuel était extraordinaire ; sa mémoire était prodigieuse, et, comme il avait beaucoup lu, il représentait pour moi une sorte de dictionnaire vivant que j’avais plaisir et bénéfice à feuilleter. À cette heure de son existence, le Quo non ascendam de Fouquet semblait fait pour lui. Sa santé, que rien n’avait altérée, lui permettait de supporter impunément des fatigues excessives ; il avait beau passer les nuits à travailler son droit, auquel il ne comprenait rien, courir tout le jour, dîner en ville, aller au spectacle, il n’en restait pas moins alerte dans sa pesanteur native, mêlant ensemble le plaisir et l’étude, jetant l’argent par les fenêtres, criant misère, dépensant un jour 50 francs à son dîner, vivant le lendemain d’un chiffon de pain et d’une tablette de chocolat, psalmodiant la prose, hurlant les vers, s’engouant d’un mot qu’il répétait à satiété, s’éprenant de choses médiocres où il apercevait des beautés invisibles à d’autres, emplissant tout de son bruit, dédaignant les femmes que sa beauté attirait, venant me réveiller à trois heures du matin pour aller voir un effet de clair de lune sur la Seine, se désespérant de ne pas trouver de bon fromage de Pont-l’Évêque à Paris, inventant des sauces pour accommoder la barbue, et voulant souffleter Gustave Planche qui avait mal parlé de Victor Hugo. Je n’ai jamais vu une exubérance pareille. Il éprouvait le regret, — que je ne comprenais guère, — de n’être pas acteur pour jouer le rôle de Triboulet du Roi s’amuse. Le théâtre l’attirait ; nous y allions souvent ensemble. Il s’était pris de passion pour Antony, qui est une des œuvres les plus puissantes de l’école romantique, et qui exerça une influence que les générations actuelles ne peuvent se figurer. Gustave l’admirait sans réserve et ne se tenait pas d’aise en écoutant Mme Dorval, dont il avait fini par attraper l’accent traînard et les intonations grasseyantes. Ce talent d’imitation l’enchantait ; pendant plusieurs semaines, il ne nous parlait plus qu’avec la voix de Mme Dorval : il en était insupportable. Du reste, il eut toujours cette manie de contrefaire les gens : acteurs ou souverains, peu lui importait. C’était là le côté puéril de son caractère ; il perdait son temps à la recherche d’effets comiques dont bien souvent il était seul à goûter la saveur ; lorsqu’il était entré dans une plaisanterie, il n’en pouvait sortir, et la répétant sans cesse, il disait : « Je ne sais pas si tu comprends la grandeur de ça ; moi, je trouve ça énorme ! » Et il criait : « C’est énorme ! c’est énorme ! » Si l’on ne partageait pas son enthousiasme, il avait vite fait de vous traiter de bourgeois, ce qui était sa plus mortelle injure. Très doux néanmoins, malgré sa violence extérieure, crédule en outre et facile à duper, car, par cela même qu’il ne mentait jamais, il n’imaginait pas que l’on essayât de le tromper.

Louis de Cormenin, Alfred Le Poitevin, Gustave Flaubert et moi nous dînions fréquemment ensemble, le plus souvent chez Dagneaux, rue de l’Ancienne-Comédie, où nous restions, à bavarder, jusqu’à l’heure de la fermeture. Je ne crois pas qu’une seule fois nous ayons parlé politique ; en revanche, de quoi ne causions-nous pas ? Depuis la personnalité de Dieu et l’identité du moi jusqu’aux bouffonneries des petits théâtres, jusqu’aux turlutaines du Tintamarre, tout nous était bon pour discuter, pour nous intéresser, pour nous jeter dans des théories à perte de vue. On sautait d’un sujet à un autre sans trop se soucier des transitions. Je me rappelle une conversation à propos d’une pantalonnade jouée alors au Palais-Royal, qui se continua par l’analyse du livre de Gioberti sur l’esthétique et se termina par l’exposé des Idées hébraïques de Herder. Nous touchions à tout, comme des jeunes gens ardens à s’instruire et peut-être aussi désireux de montrer ce qu’ils savent ; en somme, chacun de nous y gagnait, et cette escrime intellectuelle, toute désordonnée qu’elle fût, ne nous a pas été inutile. J’ignorais encore que Gustave Flaubert s’occupât de littérature, comme disent les bonnes gens. Il me l’avait caché, et Le Poitevin n’en avait soufflé mot. Parfois, lorsque je causais avec lui de mes projets, j’avais surpris dans son regard une expression singulière où j’avais distingué une sorte d’encouragement mêlé à quelque commisération, comme s’il eût pensé : « Pauvre garçon ! si tu savais à qui tu parles ! « Un soir, je l’avais reconduit jusqu’à sa porte ; au moment de franchir le seuil, il s’arrêta, sembla hésiter, puis brusquement, il me dit : « Monte avec moi, j’ai à te parler. » Une fois arrivé dans son appartement, il tira un manuscrit d’un coffre fermé à clé, le jeta sur la table et avec un rayonnement d’orgueil s’écria : « Tu vas écouter ceci ; seulement je te prie de me garder le secret ; l’état actuel de nos idées exige que l’on se cache de faire des lettres comme d’une infirmité infamante ; Gozlan a eu raison de parodier les vers d’Athalie :

Aux petits des oiseaux Dieu donne la pâture,
Mais sa bonté s’arrête à la littérature,


J’étais trop surpris pour combattre cette opinion, qui n’a jamais été la mienne, et j’écoutai. Le livre dont j’entendais la lecture est la première œuvre de Flaubert : c’est un roman intitulé Novembre. La donnée en est simple et peut passer pour une autobiographie morale. Une analyse psychologique faite par un homme de vingt et un ans a bien des motifs pour n’être que l’analyse des sentimens de l’auteur. — Un homme très jeune encore a tout épuisé par la rêverie, par la contemplation intérieure, par la réflexion ; il n’a pas aimé, il n’a pas travaillé, il n’a pas vécu ; mais par le seul labeur de sa pensée, il est dégoûté de l’amour, il est dédaigneux du travail, il est découragé de l’existence ; tout s’est fané en lui, rien ne peut plus reverdir. Le cerveau conçoit encore des idées, mais les sentimens ont été détruits par un esprit trop porté à l’analyse ; s’ils ne sont pas détruits, ils sont du moins désagrégés et rien ne les émeut. Il n’en est pas de même des sensations, qui sont restées impérieuses, car le corps est plein de vigueur, de sorte que cette âme cadavre est enfermée dans une matière inassouvie. Le hasard met ce malheureux en relations avec une jeune femme, — une fille, ou peu s’en faut, — qui est diamétralement le contraire. La débauche a tué ses sens en laissant les sentimens intacts ; le corps est toujours beau, le cœur est toujours ouvert à l’amour, la chair est fermée aux sensations. On voit ce que peut produire la conjonction de cette anesthésie sentimentale et de cette anesthésie physique. Les deux êtres, stérilisés dans leurs désirs, voudraient changer de rôle, n’y réussissent pas et se désespèrent. Des phrases reviennent à ma mémoire et me parlent un langage qui me rejette à quarante ans en arrière : « Dis-moi, enfant ! à quoi pensait ta mère lorsqu’elle t’a conçu ? Rêvait-elle aux lions fauves qui marchent dans le désert ? rêvait-elle aux palmiers qui baignent leurs tiges ondoyantes dans les grands fleuves d’Afrique ? » Le héros, fatigué de la civilisation, aspire vers les voyages : « Dans un canot allongé, un canot en bois de cèdre, sous une voile en bambous tressés, au son des flûtes et des tambourins, j’irai dans ce pays jaune que l’on appelle la Chine. » Il ne peut réaliser son rêve. Il meurt ou se tue. « Il ordonna qu’on l’ouvrît dans la crainte d’être enterré vif, mais il défendit qu’on l’embaumât. » C’est la dernière phrase. Le livre est écrit d’un style qui ferait sourire aujourd’hui, mais qui me parut admirable. Je n’eus aucun effort à faire pour témoigner mon enthousiasme, j’étais sous le charme et subjugué. Enfin un grand écrivain nous est né, et j’en recevais la bonne nouvelle ! Mon émotion était sincère, et Gustave ne s’y méprit pas. Lorsqu’il eut terminé sa lecture, il me dit : « À quoi trouves-tu que cela ressemble ? » Avec hésitation je répondis : « Ça rappelle un peu la manière de Théophile Gautier. » Brusquement, il répliqua : « Tu te trompes, ça ne ressemble à rien. »

Flaubert avait raison, je m’étais trompé ; mais il se trompait lui-même ; son livre n’était pas une imitation, mais il avait été fait sous une double influence qu’il fut facile de déterminer à une seconde audition. Deux écrivains ont frappé Gustave Flaubert d’une empreinte qui reste visible jusque dans sas derniers romans : c’est Chateaubriand et c’est Edgard Quinet. Et encore de l’œuvre de ces deux grands hommes il n’a retenu que René et Ahasvérus ; il les savait par cœur, les récitait, en était imprégné jusqu’à les reproduire sans même sans douter. Il en est un troisième qui laissa trace en lui ; j’ose à peine le nommer : c’est Pigault-Lebrun, qu’il avait lu tout entier, qui le faisait rire et l’avait poussé vers une recherche du bouffon, dont le résultat n’a pas toujours été heureux. On a dit de Flaubert qu’il était un réaliste, un naturaliste ; on a voulu voir en lui une sorte de chirurgien de lettres disséquant les passions et faisant l’autopsie du cœur humain ; il était le premier à en lever les épaules : c’était un lyrique. Il en était arrivé à cette théorie singulière que le mot le plus harmonieux est toujours le mot juste ; à l’harmonie de ses phrases, il a tout sacrifié, parfois même la grammaire ; il répétait : « Ce que l’on dit n’est rien, la façon dont on dit est tout ; une œuvre d’art qui cherche à prouver quelque chose est nulle par cela seul ; un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers moins beau qui signifie quelque chose ; hors de la forme il n’y a rien ; quel que soit le sujet d’un livre, il est bon s’il permet de parler une belle langue. » — Du jour où il a saisi une plume pour la première fois, jusqu’à l’heure où la mort l’a brisée dans ses mains, il a été un ouvrier de l’art pour l’art.

Ces théories, que rien n’a jamais ébranlées, il me les exprimait avec éloquence dans son petit salon de la rue de l’Est, après la lecture de Novembre, pendant que le crépuscule blafard combattait la clarté des lampes, car la nuit s’était écoulée, et l’aube se levait. Nous passâmes ensemble cette journée, qui est restée présente dans mon souvenir comme si elle était d’hier. Nous nous racontâmes nos projets, « nos plans, » comme disait Flaubert, et il est bon de les répéter, ne serait-ce que pour prouver l’inanité des conceptions de la jeunesse, qui ne doute de rien parce qu’elle n’a encore rien appris. À ce moment, Gustave songeait à deux œuvres dont l’ordonnance le préoccupait plus que-ses études de droit. L’une était un conte oriental dont l’ensemble lui échappait encore, dont il n’apercevait distinctement que quelques épisodes et qui a fini par se cristalliser dans Salammbô ; l’autre était le Dictionnaire des idées reçues, qui eut été le groupement méthodique des lieux-communs, des phrases toutes faites, des prudhomismes dont il riait et s’irritait à la fois ; le personnage de Homais, dans Madame Bovary, Bouvard et Pécuchet, sont une réminiscence lointaine de ce projet de la vingtième année. Pour ma part, je méditais alors d’écrire les Mémoires du Juif errant ; je crois bien que la lecture de l’Histoire des Français des divers états, livre d’une prodigieuse érudition qu’Alexis Monteil a gâché par sa détestable méthode, avait fait naître en moi cette idée ambitieuse qui ne tendait à rien moins qu’à raconter les persécutions dont le peuple hébreu a été la victime dans tous les temps et chez tous les peuples depuis l’an 70. Si à cela on ajoute un drame dont le marquis de Pombal eût été le héros, un roman historique sur Duguesclin et une histoire de Charles VI, évidemment inspirée par le souvenir de Capeluche, on aura ma confession générale. Flaubert et moi, nous nous encouragions sans contrainte, et, à chaque confidence, nous avions la bonne foi de nous écrier : « Ce sera superbe ! » Il fut décidé que nous nous quitterions le moins possible, et nous réglâmes notre mode de vivre. Je ne puis m’empêcher de sourire aujourd’hui de tant de naïveté et de l’ignorance avec laquelle nous limitions l’avenir ; nous étions si jeunes encore et si présomptueux que nous ne savions rien de l’âge, des forces et du développement de l’homme. Voici donc quels furent nos projets arrêtés d’un commun accord, sans discussion comme sans hésitation. Nous avions vingt et un ans : neuf années nous suffisaient pour tout apprendre ; à trente ans nous nous mettions à la besogne et nous commencions à publier nos œuvres. De même que neuf années nous avaient suffi pour tout apprendre, dix ans nous suffisaient pour tout produire. Cela nous menait à quarante ans ; à cet âge, l’homme est fini ; l’imagination est stérilisée, la puissance de conception est éteinte, le cerveau s’ossifie ; on peut se souvenir encore, mais il est impossible de créer ; c’est l’heure du repos, il faut dire adieu aux lettres. Mais l’oisiveté est lourde à porter, et l’on garde en soi un fonds de connaissances acquises qu’il est légitime d’utiliser. Nous résolûmes donc de nous retirer ensemble à la campagne lors de notre quarantième année et d’entreprendre un travail pour ainsi dire mécanique qui nous conduirait jusqu’au seuil de la vieillesse. Or ce travail était singulier ; c’est moi qui en avais eu l’idée, que Flaubert avait épousée avec ardeur. — En 1843, il n’était point question de langue aryenne, et les savans n’avaient pas encore glané les racines des langues primitives. Sans s’attacher au latin comme à une langue proprement étymologique, on y voyait du moins une sorte de langue mère dont l’influence était encore perceptible en Europe. Sous le titre prétentieux de : les Transmigrations du latin, nous voulions faire un dictionnaire qui eût indiqué les modifications que les vocables d’origine latine ont subies dans les différens pays où ils ont été adoptés. Ainsi le mot carum, qui signifie trou, creux, profond, dont nous avons fait cave, cabaret, devient gave aux Pyrénées, havre dans l’ouest de la France, avec la signification de port naturel, haven en Angleterre, hafen en Allemagne. Le mot via, chemin, conservé intact par l’italien, donne en français le mot voie avec tous les dérivés convoi, envoyer, fourvoyer, dévoyer,.. etc., se transforme en way lorsqu’il a traversé la Manche et en weg lorsqu’il a franchi le Rhin. Comme on le voit par ces exemples, que je réduis, le travail eût été excessif et eût exigé la connaissance de toutes les langues européennes ; cela ne nous arrêtait guère, n’avions-nous pas dix ans devant nous, et dix ans, n’est-ce point l’éternité ? Depuis, nous en avons rabattu et nous avons reconnu qu’il faut un long temps pour apprendre quelque chose et produire bien peu. Néanmoins ces grandes ambitions intellectuelles de la jeunesse, qui embrassent tout et ne reculent devant rien parce qu’elles n’aperçoivent aucun obstacle, ne sont pas superflues ; elles rendent modeste plus tard lorsqu’on se les rappelle ; il faut peut-être aussi avoir rêvé de faire des chefs-d’œuvre pour écrire un ou deux volumes qui ne soient pas absolument mauvais. À l’époque où Flaubert et moi nous disposions si arbitrairement de la vie, nous voulions devenir des encyclopédistes, tout savoir, et cela nous paraissait facile. Cette visée extraordinaire en elle-même et par plus d’un point ridicule, eut cela de bon qu’elle nous jeta à travers les études les plus diverses et qu’elle nous força à toucher à bien des choses. Il faut croire que nous étions nés insatiables : Gustave Flaubert l’a été jusqu’à la fin, et je sens que je le suis encore.

Du jour où Flaubert s’était confié à moi et m’avait lu Novembre, nous ne nous quittâmes plus ; ou chez lui, ou chez moi, nous étions toujours ensemble. Alfred Le Poitevin, onduleux comme une femme, disant des énormités d’une voix paisible, nous apportait la finesse de son esprit prompt aux arguties de la scolastique ; Louis de Cormenin nous donnait l’éclat de ses bons mots, la sûreté de son intelligence et les ressources de son incomparable mémoire ; parfois Rolland de Villarceaux se mêlait à nous et nous étonnait par la délicatesse de sa causerie, qui avait la subtilité d’un parfum léger. Heures charmantes, à jamais envolées et dont aujourd’hui je suis seul à me souvenir ! Les fantômes que j’évoque revivent pour moi ; je les revois tels que je les ai connus, tels que je les ai aimés, j’entends encore le joyeux rire de leur jeunesse, et je me demande pourquoi la mort s’est tant hâtée de les appeler avant que la plupart d’entre eux aient eu le temps de laisser, comme Flaubert, l’œuvre où le nom reste inscrit pour toujours. Il y a dans la destinée certaines brutalités qui révoltent la conscience comme un crime, et que l’on ne peut pardonner.

Flaubert était romantique, ai-je besoin de le dire ? Il prétendait qu’il avait un battement de cœur quand sur la couverture d’un volume, il apercevait le g du nom de Victor Hugo ; cela ne l’empêcha cependant pas d’admirer la Lucrèce de Ponsard, qui venait d’être applaudie à l’Odéon. Son admiration, je me hâte de le dire, ne fut pas de longue durée ; mais il était ouvert à tous les enthousiasmes, et il avait subi l’émotion que le public avait éprouvée en entendant un langage auquel depuis longtemps il n’était plus accoutumé. Mme Dorval, à la fois languissante et dramatique, avait été pour beaucoup dans le succès ; le mérite de la pièce était discutable, et la faveur avec laquelle elle fut accueillie était une protestation contre les absurdités où s’étaient laissé entraîner les derniers dramaturges romantiques. Les Burgraves, qui étaient bien plus un poème qu’un drame, qui par la longueur des développemens avaient fatigué les spectateurs, qui par l’invraisemblance de la conception avaient exigé de la crédulité humaine plus qu’elle ne peut accorder, les Burgraves étaient tombés, au mois de mars, sur la scène de la Comédie-Française, malgré des vers d’une beauté supérieure. On en avait ri. À ce moment, une comète flambait dans le ciel ; on avait fait une caricature représentant Victor Hugo regardant les étoiles ; Laurent-Jan s’était chargé de la légende :


Hugo, lorgnant les voûtes bleues,
Se demande avec embarras
Pourquoi les astres ont des queues
Quand les Burgraves n’en ont pas ?


Le drame romantique avec le bric-à-brac du moyen âge, les fioles de poison, les dagues de Tolède, les drogues merveilleuses et les tirades historiques, était bien malade ; Lucrèce lui donna le coup de grâce ; le petit caillou de David tua Goliath. Nous accusions Flaubert de trahir ses dieux, et nous l’appelions Campistron ; il n’en démordait pas et, imitant à s’y méprendre l’accent de Mme Dorval, il récitait :

Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l’urne
L’huile qui doit brûler dans la lampe nocturne ;

Alfred Le Poitevin, de sa voix de couleuvre, lui sifflait les vers des Burgraves :


..... Quand ils étaient en marche,
Ils enjambaient les ponts dont on leur brisait l’arche,
Faisaient, musique en tête et sonnant du clairon,
Face à toute une armée…


et ajoutait : « Quand ton Ponsard fera des vers comme ceux-là, on pourra te permettre de prononcer son nom. » À la fin, Flaubert s’avoua vaincu et renonça pour toujours à Ponsard ; il n’eut pas tort ; mais l’admiration qu’il lui retirait, après examen, il la reporta plus tard sur Émile Augier, et il eut raison.

L’école de droit n’allait pas tarder à entrer en vacances ; c’était le coup de feu des examens de première année ; mes amis s’y préparaient, et Flaubert plus ardemment que tout autre. Sa méthode de travail était peu pratique ; sous prétexte de prendre des notes, il copiait les livres écrits sur les matières qu’il avait à étudier ; or, il copiait machinalement, en pensant à autre chose ; le résultat était une fatigue physique et une accumulation de paperasses sans valeur ; il a, du reste, été toujours ainsi, et je l’ai vu souvent dépouiller cinq ou six volumes pour écrire une phrase. Je citerai de cette manie un exemple curieux : avant de faire la nouvelle intitulée : Saint Julien l’hospitalier, il lut tous les livres de vénerie qu’il put se procurer, — je le sais, car c’est moi qui les lui envoyai, — depuis Gaston Phœbus et Du Fouilloux, jusqu’au Dictionnaire des chasses de Baudrillart, qui naturellement ne lui furent d’aucune utilité. — Lorsque le jour fut venu d’aller affronter le jugement de la faculté de droit, Flaubert me demanda de l’accompagner. Il revêtit la toge, glissa le rabat sous sa barbe d’or et ne se sentit pas rassuré. Ce fut lamentable. Les examinateurs ne manquaient pas d’indulgence, et l’un d’eux surtout fit effort pour ouvrir à Flaubert une porte de salut ; c’était Rossi ; je me le rappelle, car son attitude m’avait frappé, tant elle contrastait avec celle des autres professeurs. Autant ceux-ci semblaient mettre d’importance à leurs fonctions, autant il paraissait accomplir une corvée dont il eût voulu débarrasser le candidat et lui-même. Je le vois encore, enfoui dans son fauteuil, absent pour ainsi dire, et n’écoutant guère les réponses qu’il avait provoquées. Son visage allongé et de teinte olivâtre avait le caractère sérieux et réfléchi que l’on remarque sur certains bustes antiques. La similitude était rendue plus saisissante encore par un nez droit, une bouche mince et un menton carré. L’œil très beau, profondément enfoncé sous l’arcade sourcilière, était indolent, comme s’il eût été insensible aux spectacles extérieurs et eût regardé en dedans ; de longs cheveux noirs découvraient un front élevé qui parfois se plissait avec une impatience promptement réprimée. L’ensemble de ce masque fortement modelé eût été bienveillant, si l’on n’y eût senti une ironie latente dont l’acuité devait être extraordinaire. On eût dit qu’il était humilié de ce qu’il faisait ; si on l’eût consulté, il est probable qu’il eût fait délivrer des diplômes de licencié en droit à tous ceux qui en désiraient, sans même se donner et leur causer l’ennui de l’examen. Sa fortune politique n’était pas encore née, et il était un humble professeur de droit avant de devenir d’abord ambassadeur de France auprès du saint-siège et ensuite premier ministre de Pie IX. Les Italiens l’ont assassiné, ce qui est naturel, car il ne leur avait fait que du bien et travaillait à leur indépendance. Il n’est jamais bon de tuer ses grands hommes ; leur sang, ainsi versé, n’est fécond que pour les désastres. Le meurtre de Rossi a pesé sur l’Italie et a reculé pendant longtemps l’accomplissement de ses destinées.

Flaubert obtint trois boules noires que ses examinateurs n’avaient pu lui refuser. Il était fort marri et disait : C’est une défaillance de mémoire. Nullement. Ce cerveau, plein des choses de l’art et de la poésie, n’avait pu, malgré ses efforts, s’assimiler des maximes abstraites dont la forme seule lui était .antipathique. Que de fois je l’avais vu repousser son code avec colère et dire : Je n’y comprends rien, c’est du charabia ! Il se rejetait alors sur les commentaires et trouvait que le charabia n’était pas moindre. De charabia en charabia il en était arrivé à ne pas comprendre. Malgré son dépit, il fit contre mauvaise fortune bon cœur, et nous allâmes dîner ensemble, car le soir il partait pour Rouen. Nos adieux furent tristes ; je ne sais quel mauvais pressentiment nous agitait ; sa déconvenue y était pour quelque chose, mais il y avait plus, et Flaubert, qui redoutait les railleries de son père, était découragé, lorsque nous nous quittâmes en nous disant au revoir. Nous devions nous revoir, en effet, mais de longtemps ailleurs qu’à Paris. Gustave venait de terminer sa vie d’étudiant ; il partait avec l’intention .d’être de retour vers le mois d’octobre, afin de se présenter de nouveau devant ses examinateurs, mais le destin le guettait ; il ne devait plus reparaître dans son petit appartement de la rue de l’Est et il allait être condamné à l’existence d’un reclus. Avant que sa vingt-deuxième année fût tombée du sablier éternel, un mal implacable l’avait saisi, l’avait en quelque sorte immobilisé et lui donnait ces étrangetés qui parfois ont surpris ceux dont il n’était que superficiellement connu. Je ne m’attendais guère à ce malheur, lorsque je lui dis adieu, au mois d’août 1843, dans la gare du chemin de fer[1], car jamais santé plus vigoureuse, force plus énergique n’.avait revêtu une forme aussi imposante.

Flaubert était parti, Louis de Cormenin était au château de Lamotte, mes autres amis prenaient leurs vacances en province, j’étais seul et ne m’en plaignais pas. Je vivais en Asie-Mineure, dans les îles de l’Archipel, on Italie, car j’étais résolu à suivre les conseils d’Amédée Jaubert et à partir pour l’Orient au printemps prochain. J’avais compté que Louis serait du voyage, mais j’avais compté sans son père, qui fut inflexible. J’eus beau n’épargner ni argumens, ni supplications, Timon hocha la tête, me traita d’écervelé et me déclara que je n’avais qu’à attendre que son fils eût terminé son droit. Je savais par expérience que M. de Cormenin était d’un entêtement sans pareil, je n’insistai pas, mais je lui en gardai rancune. Au mois d’octobre, la réouverture de l’école de droit rappela mes amis à Paris ; seul, Flaubert ne revint pas. Alfred Le Poitevin me parut troublé ; il me disait que Gustave était souffrant, affaibli, qu’il avait besoin d’un repos qui le retiendrait à Rouen pendant l’hiver ; lorsque j’insistais, il se dérobait et me répondait : « Le père Flaubert ne veut rien dire. » C’était inquiétant ; j’écrivis à Gustave, qui m’envoya une lettre assez gaie et parsemée de ces grivoiseries un peu grosses auxquelles il se délectait. Notre correspondance commencée à cette époque n’a pris fin qu’à sa mort ; je crois avoir reçu le dernier billet qu’il ait écrit. Cette correspondance très considérable a été détruite par nous, lorsque la publication des Lettres de Mérimée à une inconnue, — que l’on connaît, — vint nous révéler à quel danger, à quel abus de confiance on s’exposait en laissant subsister ces confidences où les mots « propres » ne sont point ménagés, où les noms sont prononcés, où le cœur s’ouvre sans réserve. Gustave a conservé une douzaine de mes lettres qui lui rappelaient quelques escapades de jeunesse ; parmi les siennes, j’en ai gardé sept ou huit qui, pour moi du moins, ont une valeur historique, car elles racontent la mort de ceux que nous aimions. Tout le reste a été brûlé, et ce n’est pas sans regret que nous avons anéanti ces pages où le meilleur de nos âmes s’était répandu.

Au mois de janvier 1844, Gustave cessa tout à coup de m’écrire ; plusieurs fois je lui avais proposé d’aller vers lui, il avait ajourné ma visite. Je ne savais que conclure de son silence, lorsque je reçus une lettre de Mme Flaubert, qui me disait que son fils était blessé à la main, que je lui ferais plaisir en venant le voir et que l’on m’avait préparé une chambre dans sa maison. Je passai avec lui le mois de février. Il habitait alors, rue Lecat, avec sa famille, un pavillon avec jardin, dépendant de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Le logement était triste, mal distribué ; on y était les uns sur les autres. Je trouvai Gustave fort dolent, le bras en écharpe par suite d’une brûlure grave à la main droite, dont il porta la cicatrice toute sa vie. Autour de lui on était assombri, toujours sur le qui-vive, et on le laissait seul le moins possible. Sa famille se composait alors de son frère, Achille, chirurgien adjoint à l’Hôtel-Dieu, de sa sœur Caroline, une des plus exquises beautés que j’aie aperçues et qui devait mourir deux ans plus tard, de sa mère cachant sous une froide apparence un incomparable amour maternel et, enfin de son père, — le père Flaubert, comme on l’appelait ordinairement, — chirurgien de grande race, auquel il n’a manqué pour léguer un nom célèbre à la postérité que le temps de coordonner et d’écrire les observations de sa longue pratique. La mort intervint au moment où il se mettait au travail. C’était un homme admirable qui avait le culte de sa fonction. Sa bonté, que ne tempérait même pas une tendance à l’ironie, le faisait adorer de la population de Rouen. Ponctuel au service de son hôpital, plein de commisération au chevet des malades, il ne s’est jamais couché, à quelque heure que ce fût de la nuit, sans aller dans les salles s’assurer par lui-même qu’aucun malheureux ne réclamait ses soins. Son intelligence le rendait indulgent et sa pitié pour toute souffrance lui donnait quelque chose de maternel qui semblait jurer avec sa ferme attitude. C’est lui que Gustave a peint sous le nom du docteur Larivière dans les dernières pages de Madame Bovary ; jamais portrait ne fut plus ressemblant : « Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sérénité. Tout tremblait dans son hôpital lorsqu’il se mettait en colère, et les élèves le vénéraient si bien qu’ils s’efforçaient, à peine établis, de l’imiter le plus possible ; — de sorte que l’on retrouvait sur eux, par les villes d’alentour, sa longue douillette de mérinos, et son large habit noir, dont les paremens déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, — de fort belles mains, et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eut presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. Son regard plus tranchant que ses bistouris, vous descendait droit dans l’âme et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. — Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donne la conscience d’un grand talent, de la fortune et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable. »

Lorsque j’arrivai à Rouen, le père Flaubert était sous le poids d’une oppression morale dont les traces se lisaient sur son visage. Il y avait en lui de l’humiliation, du désespoir et une sorte de résignation en présence d’une force majeure qu’il ne pouvait maîtriser. Sa science restait paralysée, et son amour paternel souffrait de l’impuissance de l’art. Le mal sacré, la grande névrose, celle que Boerhaave a appelée le tremblement de terre de l’homme, avait frappé Gustave. Le pauvre géant supportait ce malheur avec quelque philosophie. Il s’essayait à rire, à faire des plaisanteries, à rassurer ceux qui l’entouraient ; mais lorsqu’il oubliait son rôle, il laissait retomber sa tête et il n’était point difficile de comprendre de quelles pensées il était obsédé. Rien jamais n’avait fait prévoir ce désastre. À son enfance atteinte de lymphatisme avaient succédé une adolescence et une jeunesse exemptes de maladie ; il avait une force et une ampleur qui ne laissaient place à aucune préoccupation. Le mal avait été foudroyant. Au mois d’octobre 1843, il avait été à Pont-Audemer ; son frère Achille alla l’y chercher, ils partirent un soir ensemble dans un cabriolet que Gustave conduisait lui-même. La nuit était sombre ; aux environs de Bourg-Achard, au moment où un roulier, passait avec ses chevaux retentissans de grelots à gauche du cabriolet et que l’on apercevait au loin sur la droite la lumière d’une auberge isolée, Gustave fut abattu et tomba. Son frère le saigna sur place. D’autres attaques de nerfs survinrent ; il en eut quatre dans la quinzaine suivante. Le père Flaubert était désespéré, et comme il appartenait à l’école de Broussais, il ne voyait d’autres remèdes que la saignée, et augmentait ainsi une prédominance nerveuse qui n’était que trop redoutable. Un jour qu’il venait de saigner Gustave et que le sang n’apparaissait pas à la veine du bras, il lui fit verser de l’eau chaude sur la main ; dans l’effarement dont on était saisi, on ne s’aperçut pas que l’eau était presque bouillante, et on fit à ce malheureux une brûlure du second degré. « Excès de pléthore, trop de force, trop de vigueur, » disait le père Flaubert, et on prohibait au malade les liqueurs, le vin, le café, les viandes succulentes et le tabac. On le bourrait de valériane, d’indigo, de castoréum. Il avalait les drogues avec résignation, mangeait des viandes blanches, ne fumait plus, buvait de la tisane de feuille d’oranger, et disait avec un bon sourire : « C’est inférieur au vin de Sauterne. » Il avait pris dans la bibliothèque de son père tous les ouvrages qui traitaient des maladies nerveuses et les avait lus ; à la suite de cette lecture et dans une minute d’expansion, il m’avait dit : « Je suis perdu. »

Bien souvent, j’ai assisté, impuissant et consterné, à ces crises, qui étaient formidables. Toujours elles se produisaient de la même façon et étaient précédées des mêmes phénomènes. Tout à coup, sans motif appréciable, Gustave levait la tête et devenait très rouge ; il avait senti l’aura, ce souffle mystérieux qui passe sur la face comme le vol d’un esprit ; son regard était plein d’angoisse et il haussait les épaules avec un geste de découragement navrant ; il disait : « J’ai une flamme dans l’œil gauche ;, » puis quelques secondes après : « J’ai aussi une flamme dans l’œil droit ; tout me semble de couleur d’or. » Cet état se prolongeait quelquefois pendant plusieurs minutes. À ce moment, cela était visible, il comptait encore en être quitte pour une alerte ; puis son visage pâlissait et prenait une expression désespérée ; rapidement il marchait, il courait vers son lit, s’y étendait, morne, sinistre, comme il se serait couché tout vivant dans un cercueil ; puis il s’écriait : « Je tiens les guides ; voici le roulier, j’entends les grelots. Ah ! je vois la lanterne de l’auberge. » Alors il poussait une plainte dont l’accent déchirant vibre encore dans mon oreille, et la convulsion le soulevait. Les accès étaient plus ou moins longs, mais toujours d’une intensité sans pareille. À ce paroxysme où tout l’être entrait en trépidation, succédaient invariablement un sommeil profond et une courbature qui durait pendant plusieurs jours. Cela explique bien des excentricités que l’on a souvent reprochées à Flaubert ; jamais il ne sortait qu’en voiture et toute promenade à pied lui était antipathique ; il avait établi en principe que « la marche est délétère ; » c’était son expression, et il lui est arrivé de passer plusieurs mois à la campagne sans descendre une seule fois dans son jardin. Il ne se sentait en sécurité que dans les appartemens.

Cette maladie a brisé sa vie ; elle l’a rendu solitaire et sauvage ; il n’en parlait pas volontiers, mais cependant il en parlait sans réserve lorsqu’il se trouvait en confiance. Jamais je ne lui ai entendu prononcer le vrai nom de son mal ; il disait : « Mes attaques de nerfs, » et c’était tout. Avait-il eu la première crise, la nuit, sur la route de Pont-Audemer à Rouen ? Il ne le croyait pas ; il se rappelait que, quatre mois auparavant, il s’était réveillé à Paris dans un état de lassitude extraordinaire qui avait, sans cause apparente, persisté pendant une semaine. Il était persuadé que son attaque de début s’était produite pendant son sommeil, et il avait probablement raison, car ses crises nocturnes étaient assez fréquentes ; elles l’attristaient moins que les autres, qui parfois déterminaient en lui de véritables accès de misanthropie. Une fois qu’il avait été saisi dans les prairies de Sotteville, il resta plusieurs mois sans vouloir sortir.

On s’accoutume à tout, même à la terreur, même à cette angoisse permanente qui étreint le cœur en prévision d’un danger certain dont l’heure est inconnue ; aussi Flaubert put-il s’habituer plus tard au malaise constant dont il était tourmenté ; il se créa quelques relations, il rentra jusqu’à un certain point dans la vie commune ; mais pendant les trois ou quatre premières années de son mal, il vécut dans une retraite à laquelle il ne fut pas possible de l’arracher.

Si cette affection nerveuse n’avait eu pour résultat que d’augmenter sa sauvagerie naturelle, l’inconvénient eût été léger ; mais elle eut sur lui une influence bien autrement grave et que seuls ont pu constater ceux qui alors étaient de son intimité. J’ai dit que, dès l’âge de vingt ans, Flaubert avait un développement d’intelligence exceptionnelle il était très étrange, d’une originalité de bon aloi, ouvert aux choses et se les appropriant avec une rapidité extraordinaire ; il avait le travail facile, et l’on pouvait dire de lui qu’il fructifiait naturellement, comme un bon arbre planté en terre grasse et greffé de main de maître. Lorsque son système nerveux manqua d’équilibre, Flaubert s’arrêta ; on eût dit que son écheveau intellectuel s’était noué subitement ; il resta stationnaire. Sa mémoire si précise, si fidèle, eut des défaillances qu’il reconnaissait lui-même et qu’il attribuait à l’abus du sulfate de quinine dont on l’avait gorgé ; il devint indolent aux curiosités qui le sollicitaient pendant les jours de son adolescence ; de plus en plus il se concentra dans sa rêverie du moment ; il restait parfois des mois entiers sans ouvrir un journal, se désintéressant du monde extérieur et ne tolérant même pas qu’on lui parlât de ce qui ne l’occupait pas directement. Les notions de la vie réelle lui échappaient, et il semblait flotter dans un songe permanent dont il ne sortait qu’avec effort ; au moindre incident qui troublait la quiétude externe de son existence, il perdait la tête. Je l’ai vu pousser des cris et courir dans son appartement parce que son canif ne se trouvait pas à la place accoutumée. C’est de ce moment que date l’inconcevable difficulté qu’il éprouvait à travailler, difficulté qu’il sembla s’étudier à accroître et dont il avait fini par tirer vanité. Il aimait à montrer ces pages couvertes de ratures, où parfois il avait peine à se reconnaître. Cela tient à ce que ses conceptions étaient confuses et qu’il n’arrivait à les clarifier que par l’exécution, pareil à ces peintres si nombreux qui, sachant imparfaitement le dessin, ne parviennent à la forme qu’à force de « patocher » la couleur. Bien souvent Flaubert m’a écrit : « Je n’en puis plus de fatigue ; j’ai écrit vingt pages ce mois-ci, ce qui est énorme pour moi, et j’en suis harassé. » Il ne mentait pas ; mais ces vingt pages en représentaient cent cinquante toujours refaites, toujours remaniées et qui peut-être reproduisaient à la fin le travail accompli dès le début. Plus il avança dans la vie, plus cette difficulté s’accentua ; il avait écrit Novembre en deux mois, il employa cinq années à écrire son roman de Bouvard et Pécuchet, qu’il laissa inachevé et qui n’est guère plus long. Il gémissait, souffrait, se démenait en travaillant ; il faisait : Han ! comme les pétrins qui battent la pâte ; c’était plutôt un manœuvre ruisselant sous la besogne qu’un écrivain maniant la plume. Sa lassitude parfois était telle, après une phrase enfin extraite de la gangue, qu’il se sentait courbatu, se jetait sur son canapé et s’endormait vaincu par la fatigue.

Tel je le retrouvai en février 1844 dans sa petite chambre de l’Hôtel-Dieu de Rouen, tel il devait être pendant son existence entière. Dix ans, vingt ans après, à la veille de sa mort, il répétait les mêmes plaisanteries qui alors nous amusaient, il s’enthousiasmait des mêmes livres, admirait les mêmes vers, recherchait les mêmes effets comiques, avait les mêmes engoûmens et, malgré la chasteté réelle de sa vie, se plaisait à des lectures dont la bêtise obscène ne parvint jamais à le rebuter. Bien souvent nous, ses vieux amis, nous, les témoins de sa jeunesse, les confidens de ses premières aspirations, nous avons été surpris de voir que nul progrès ne s’était accompli en lui, que ses facultés n’avaient point acquis l’ampleur qu’elles promettaient et qu’il tournait dans le même cercle, dans le cercle que nous connaissions, et dont si souvent nous avions fait le tour avec lui. Il semble avoir eu toutes ses conceptions vers la vingtième année et avoir employé sa vie entière à leur donner un corps. Dès 1843, il me parlait du désir qu’il éprouvait d’écrire l’histoire de deux expéditionnaires qui, héritant par hasard d’une petite fortune, se hâtent de quitter leur bureau, se retirent à la campagne, essaient de tout pour se distraire, meurent d’ennui, et finissent, pour occuper leur temps et vaincre le dégoût qui les noie, par se remettre à copier du matin au soir, comme ils faisaient à l’époque où, simples commis, ils maudissaient leur destinée. C’est ce roman-là qu’il achevait lorsque la mort l’a interrompu. Ma conviction est inébranlable : Gustave Flaubert a été un écrivain d’un talent exceptionnel ; sans le mal nerveux dont il fut saisi au début même de sa jeunesse, il eût été un homme de génie.

Vers la fin du mois d’avril 1844, je revins à Rouen pour dire adieu à Flaubert, car mes préparatifs de départ étaient faits, et je n’allais pas tarder à me mettre en route. Pendant le court séjour que je fis près de lui, nous allâmes visiter ensemble une propriété que son père désirait acheter ; c’était la maison de Croisset, où il a passé une partie de sa vie et où il est mort. Il était attristé de mon absence prochaine ; il allait rester seul ; Alfred Le Poitevin était à Paris ; Louis Bouilhet n’était pas encore entré dans son existence, où il devait occuper tant de place ; ses anciens camarades de collège demeurés à Rouen ne lui plaisaient guère, et il ne faisait rien pour les attirer. Un autre sentiment se mêlait à ses regrets, sentiment naturel et qu’il éprouva avec une extrême intensité : il jalousait mon indépendance et se désespérait de ne pas venir avec moi. Il me disait : « Es-tu heureux ! tu vas voir Sardes, Ephèse, Constantinople, Rome, et je vais rester ici à boire de la tisane, à entendre parler du droit de visite et à regarder pousser l’herbe du jardin ! Si j’osais, je volerais mon père, je partirais avec toi et nous irions aux Indes. Je mourrai sans avoir vu Bénarès, et c’est là une infortune que les bourgeois ne comprendront jamais. » Je n’essayais pas de le calmer, mais je lui disais : « Plus tard, je ferai d’autres voyages, et nous les ferons ensemble. » Je portais à cette époque une bague de la renaissance, qui était un camée représentant un satyre. Je la donnai à Gustave, qui me donna une chevalière avec mon chiffre et une devise. Nous échangions nos anneaux ; c’était en quelque sorte des fiançailles intellectuelles qui jamais n’ont été frappées de divorce. La route où nous avons marché n’est pas la même, le but que nous avons poursuivi n’a rien de semblable ; jamais la pensée ne m’est venue de me hausser jusqu’à me comparer à Flaubert et jamais je ne me suis permis de discuter sa supériorité ; mais, dans toutes les circonstances de la vie banale, de la vie militante, de la vie littéraire où nous avons eu besoin l’un de l’autre, nous nous sommes trouvés prêts à nous démontrer que rien n’avait affaibli notre vieille amitié. J’ai admiré Flaubert passionnément ; j’aimais sa gloire ; elle suffisait à mon ambition, et les applaudissemens qui accueillaient ses livres ont été une des plus fortes jouissances de ma vie.


VIII. — EN VOTAGE.

Le 4 mai 1844, je quittai Paris et, malgré le besoin de voyager qui me poignait, ce ne fut pas sans déchirement que j’abandonnai ma grand’mère et mes amis. Il y eut plus d’une larme versée au moment de la séparation ; Louis de Cormenin sanglotait. en me disant : « Si mon père l’avait voulu, je serais parti avec toi ! » Je venais d’avoir vingt-deux ans ; on me trouvait bien jeune pour aller seul courir le monde, ma santé n’était pas irréprochable, et l’affection des miens redoutait des dangers qui n’existaient que dans leur imagination. Aller en Orient, c’était quelque chose à cette époque ; on croyait encore à la peste, à l’intolérance du Grand Seigneur, aux embûches des brigands et au pal des janissaires ; pour ma part, je ne croyais à rien qu’au soleil, aux caravanes et aux paysages inconnus. En ce temps-là, le chemin de fer de Paris à Marseille ne fonctionnait pas, et le cœur gonflé, je grimpai sur l’impériale d’une diligence qui devait me conduire à Lyon. Le calepin en poche et le crayon tout prêt, j’écarquillais les yeux pour mieux regarder, griffonnant des notes, ébauchant un croquis et trouvant qu’à 20 lieues de Paris, la nature avait déjà un aspect oriental. À Lyon, je pris les bateaux du Rhône, qui partaient toujours et arrivaient quelquefois. En visitant les villes d’Avignon et d’Arles, je fus saisi d’un accès d’enthousiasme qui ne cessa plus. J’aurais voulu tout dessiner, tout emporter dans mes notes, le château des papes, le vieux pont où « tout le monde danse en rond, » le portail et le cloître de Saint-Trophime, les arènes, les éliscamps et les larges bateaux qu’un attelage de vingt chevaux halait le long des berges du fleuve. La sensation de ma liberté sans limites, la curiosité qui tenait en éveil les facultés de mon esprit, avaient développé en moi une vigueur que je ne soupçonnais pas et m’avaient donné une surexcitation dont ma correspondance se ressentit. Mes lettres de ce temps-là sont un hosannah. La nature me montait à la tête et m’avait enivré. Je ne m’occupais ni des mœurs, ni des coutumes, dont je ne me souciais guère ; je regardais, et voilà tout. J’étais le pèlerin des soleils couchans, des lauriers roses et des forêts de myrtes. La question d’Orient ? en quoi pouvait-elle m’intéresser ? N’y avait-il pas des cigognes qui marchaient gravement sur les bords du Méandre et des dromadaires qui ruminaient à l’ombre des pins parasols ?

À Marseille, je m’embarquai sur l’Alexandre, bateau-poste de 150 chevaux qui partait pour Constantinople en faisant escale à Livourne, Civita-Vecchia, Naples, Malte, Syra, Smyrne et les Dardanelles. Le régime du bord était d’une discipline étroite. Ces bateaux, relevant de la direction générale des postes, étaient commandés par des lieutenans de vaisseau de la marine royale, jeunes gens d’une éducation irréprochable, mais qui, trop volontiers, se croyaient sur un navire de guerre. Ils s’imaginaient que leur mission consistait à transporter des dépêches ; pour eux, le passager était un élément secondaire, une sorte de superfétation dont il n’y avait guère à tenir compte. Le règlement, sans douceur, excellent sur une frégate, était puéril sur un bateau aménagé pour le transport des voyageurs. J’en eus un exemple que je n’ai point oublié. J’étais dans les mers de l’Archipel, embarqué sur le Périclès, commandant Fourchon, et j’occupais une cabine de première classe. Un matin, vers huit heures, après que le navire eut été lavé et faubergé, je montai sur le pont ; je portais des pantoufles en cuir verni. J’avais échangé un salut avec le commandant, et je regardais l’île de Cérigo qui s’élevait au-dessus de la mer dans une buée vermeille, lorsque le maître d’hôtel s’approcha de moi et me dit : « Le commandant vous prie de descendre dans votre cabine et de ne vous présenter sur le pont qu’avec un costume plus décent. » J’eus un haut-le-corps d’étonnement et je ne compris pas. Le maître d’hôtel me montra une pancarte imprimée sur laquelle il me fit lire : « Les passagers doivent avoir sur le pont une tenue convenable. — Hé bien ? — Vous êtes en pantoufles. » Il n’y avait rien à répondre, et j’allai changer de chaussures. Cinq minutes après, j’allumai une cigarette ; un contre-maître m’aborda, le bonnet à la main, et me dit : « Il est interdit de fumer à l’arrière. » On comprend, d’après cela, que les paquebots-postes français étaient peu recherchés ; quand les circonstances le permettaient, on leur préférait les bateaux du Lloyd autrichien, où l’on était certain de rencontrer une bonhomie patriarcale qui ne nuisait ni à la discipline, ni à la manœuvre.

J’avais le caractère bien fait — en voyage — et je n’attachais que peu d’importance aux petites tracasseries du bord ; j’avais autre chose à faire, à regarder les saphirs de la Méditerranée que je voyais pour la première fois, à admirer les côtes de la Calabre, à m’extasier devant les nuances nacrées que revêtaient les contre-forts de l’Etna au soleil levant, à lire les noms inscrits sur les dalles sépulcrales de l’église Saint-Jean à Malte. Lorsque nous entrâmes dans les mers de Grèce, ce fut un enchantement, et j’étais devenu le plus mythologique des hommes. Cela est involontaire ; on reconnaît la patrie des dieux ; les flots sont si doux, le ciel est si pur, l’atmosphère est si transparente, que les divinités des Olympes disparus s’évoquent d’elles-mêmes ; la mémoire murmure léchant des poètes ; en voyant les vagues se creuser comme une conque d’azur, on pense à Vénus anadyomène, et le soleil n’est autre qu’Apollon, dieu du jour, qui lance des flèches d’or. Cette impression est très vive, et l’on se sent pénétré par un panthéisme attendri qui donne une âme aux choses et déifie la beauté.

Si j’étais heureux en naviguant à travers les îles de l’Archipel, que fut-ce donc lorsque j’eus pris terre et que je me perdis sous les cyprès qui abritent le champ des morts à Smyrne ! Pour un Parisien tout jeune et curieux, qui ne connaissait que quelques campagnes et quelques stations de bains de mer, c’était une bonne fortune, et j’en jouissais jusqu’à l’ivresse. Rien de ce que j’avais déjà vu, ni Paris, ni Londres, où j’avais passé quinze jours en 1838, ne ressemblait à ces villes mêlées d’arbres, ornées de minarets où chantent les muezzins, parcourues par des femmes voilées, par des hommes aux costumes èclatans et qui portent des armes étincelantes. C’était un autre monde, un monde de féerie réelle dont je ne voyais que les contrastes et dont je n’apercevais même pas les inconvéniens. La saleté des rues, la puanteur des bazars, ne me choquaient pas, et je trouvais bon que les seuls agens-voyers chargés de la salubrité publique fussent les chiens errans, les percnoptères et les milans. La nourriture était peu succulente ; les moustiques et le reste me dévoraient ; qu’importe ! j’étais près du Mélèse ; le mont Pagus a mis son vêtement de lapis et de pourpre, les caroubiers se reflètent dans les eaux du golfe et les caïques aux voiles blanches rasent la mer comme des oiseaux voyageurs ; donc tout est bien. Je n’avais qu’un regret, c’est que Louis de Cormenin et Gustave Flaubert ne fussent pas avec moi et ne partageassent pas la folie d’admiration dont j’étais atteint. Notre correspondance ne languissait pas, mais elle faillit être interrompue pour toujours, ainsi que notre amitié, par un accident dont je fus victime. Escorté d’un drogman, j’étais parti à cheval pour visiter les environs de Smyrne et aller à Ephèse. On peut croire que je ne négligeai point cette occasion de passer des pistolets et un couteau de chasse dans ma ceinture, ce qui fut fort incommode et encore plus inutile. Nous étions au 5 juin, et la chaleur était accablante. À la fin de ma première journée de marche, vers quatre heures, le ciel se couvrit, et nous fûmes surpris par un orage très violent. Nous passions alors en vue d’immenses prairies où des Turcomans nomades avaient planté leurs tentes. Le tonnerre était perpendiculaire à nous ; la pluie tombait en larges gouttes. Afin de me garantir, mon drogman me fit endosser ma pelisse, qui était en agneau avec un collet en peau de renard ; nous lançâmes nos chevaux au galop pour aller chercher un abri. Au moment où je venais d’arrêter mon cheval devant une tente et où je m’enlevais sur la selle pour mettre pied à terre, il me sembla qu’un disque de fer me traversait le cou, entre l’atlas et l’axis ; je perdis connaissance ; je n’avais rien vu, rien entendu. Une sensation de froid insupportable me fit revenir à moi. J’étais nu, couché dans un ruisseau, la tête soulevée par mon drogman, qui se lamentait et disait : « Que disera moussou le gonsoul ? — Que dira M. le consul ? » — Avais-je été foudroyé ? avais-je été simplement frôlé du choc de l’électricité attirée et retenue par mon collet en fourrure ? Je ne l’ai jamais su. Je fus très troublé pendant plusieurs jours. Je m’étais installé au milieu des ruines du temple d’Éphèse ; j’y dormais sur les herbes, à l’ombre des architraves écroulées ; j’étais alangui par une lassitude profonde qui m’enlevait l’énergie. Je me remis peu à peu ; je pus continuer ma route, et vers le milieu du mois de juin, j’arrivai à Constantinople, un matin, au soleil levant, pour jouir du plus beau spectacle que mes yeux aient jamais contemplé.

C’était bien une ville turque, la capitale de l’Orient, la vraie cité de l’islamisme, toute en bois peint, avec des palais, des mosquées, des ruines byzantines, de vieilles murailles encore noircies par les jets de plomb fondu, et la sombre verdure des cimetières. À cette époque, une seule maison en pierres, vaste et carrée, dominait le quartier de Péra ; c’était l’ambassade de Russie, qui semblait menacer Stamboul échelonnée de l’autre côté de la Corne d’or. On terminait la construction du palais de l’ambassade de France, où, par esprit de patriotisme, on avait inauguré un ordre nouveau, en sculptant la croix de la Légion d’honneur dans le chapiteau des colonnes. Le reste de la ville était en planches. Il n’y avait point de réverbères, encore moins de gaz ; dès que la nuit était venue, il fallait se munir d’un falot en papier et disputer sa route aux chiens vagues qui, parfois, forçaient le passant à rebrousser chemin. Le costume européen, la laide « stambouline, » la redingote bleue à collet droit, à un seul rang de boutons, n’était guère alors portée que par les fonctionnaires ; l’ample robe de couleur, la ceinture de soie, le turban à larges plis, les babouches rouges à pointes retroussées formaient le vêtement que la population n’avait pas encore abandonné. Je résistai au désir de m’habiller en mamamouchi, mais je me trouvais bien étriqué avec ma veste de toile et mes pantalons étroits. Sultan Abdul-Medjid régnait en ce temps-là ; il habitait Tcheragan-Seraï, sur la côte d’Europe, en marge du Bosphore. Tous les vendredis, selon l’usage, il se rendait en cérémonie à une mosquée désignée d’avance. Pendant deux mois et demi que je restai à Constantinople, je ne manquai pas une seule fois d’aller me poster sur son trajet afin de contempler ce frêle descendant d’une race si forte. Il était assez grand, mince, impassible comme une idole. Son visage maigre, d’une pâleur grise, encadré d’une courte barbe noire, surmonté de l’énorme tarbouch orné du croissant et de l’étoile en brillans, semblait porter l’empreinte d’une insurmontable lassitude. Jamais je n’ai pu le voir sans me rappeler ce vers de Victor Hugo dans Ruy-Blas :

Courbe son front pensif sur qui l’empire croule !


Il paraissait ployé sous le poids d’un ennui féroce, sous le poids de l’ennui des maîtres : absolus qui n’ont qu’un signe à faire pour commander la mort et qui ne savent pas si le cordon d’un esclave ne les attend pas dans un coin du palais. Dans l’ombre de ces Héliogabales, il y a toujours un prétorien caché. Qui donnait à sultan Abdul-Medjid un aspect si triste et presque désespéré ? Est-ce que les fantômes de sultan Sélim et de sultan Moustapha venaient, pendant la nuit, lui parler à l’oreille ? Est-ce qu’il regardait du côté de Méhémet-Ali, son vassal rebelle que l’Europe avait arrêté sur le chemin de Constantinople ? est-ce qu’il écoutait le bruit des armemens de la Russie ? Non. Lorsque l’on est sultan, « l’ombre de Dieu sur la terre, » que l’on possède un harem de quatre cents femmes ; lorsqu’une décision du Cheik-ul-Islam a déclaré que le vin de Champagne et le rhum ne sont point des liqueurs fermentées, on éprouve des fatigues qui font le visage pâle et laissent sur l’être entier la trace d’un ineffaçable dégoût. Dieu est le plus grand ! c’est la maxime qui perd les empires ; du moment que l’on ne peut éviter la fatalité, il est superflu de lutter contre elle, et l’on abandonne le soin du gouvernement au premier venu, au hasard, à la fantaisie. Deux hommes alors gouvernaient le sultan, qui gouvernait une partie de l’Europe et la moitié de l’Asie. L’un, Riza-Pacha, était seraskier, c’est-à-dire ministre de la guerre ; l’autre, Mehemet-Ali-Pacha, de Topana, était grand maître de l’artillerie. Le premier avait été garçon marchand de dattes, le second avait été apprenti layetier ; tous deux, alors qu’ils étaient enfans, avaient été ramassés par sultan Mahmoud, qui en avait fait je ne sais quoi avant d’en faire des pachas.

Un hasard me mit en relation avec un homme qui, sous le règne de sultan Mahmoud, avait joué un grand rôle. C’était Kosrew-Pacha, vulgairement nommé Oustreff, et qui alors, à la suite d’une disgrâce de Séraï, était exilé dans son konaq du Bosphore, près de l’embouchure de la Mer-Noire. Il avait été grand-vizir et avait quitté les affaires à la suite de dilapidations scandaleuses, dont il parlait sans mystère comme d’une peccadille. J’allais souvent le voir, et nous pouvions causer ensemble sans avoir recours à un interprète, car il savait l’italien. Sa courtoisie était extrême. Ce qui m’attirait chez lui, que l’on délaissait comme un pestiféré, ce n’étaient ni les confitures au jasmin, ni les sorbets, ni les glaces à la cannelle, ni le café, ni les narguilehs qu’il me faisait offrir ; c’était l’espoir d’apprendre quelque chose sur la destruction des janissaires, à laquelle il avait été activement mêlé. — En juin 1826, il était aga de l’indomptable milice, et c’est contre lui qu’elle se souleva d’abord en refusant de se soumettre à l’autorité des officiers égyptiens que l’on avait appelés à Constantinople. C’est lui qui, se sauvant à grand’ peine au milieu du sac de sa maison, était parvenu à pénétrer dans le vieux Séraï, où sultan Mahmoud était enfermé. Le sultan, qui se souvenait du sort de ses prédécesseurs, Sélim et Moustapha, hésitait à résister aux janissaires et avait déjà fait préparer un caïque pour traverser le Bosphore, afin de se réfugier à Scutari. Kosrew-Aga se sentait perdu si sultan Mahmoud ne prenait pas le parti de la lutte à outrance, et, de plus, il comprenait que sa fortune politique était assurée si l’on se rendait maître des rebelles. Il s’agissait non-seulement du trône, mais de l’existence ; sultan Mahmoud le comprit ; il joua son va-tout et gagna. On fit sortir le Sandjack-Chérif, — l’étendard du prophète, — qui est un tapis de prière ayant servi à Mahomet, qui est gardé à Sainte-Sophie, que l’on ne déploie que lorsque la foi musulmane est en péril, et on proclama la guerre sainte, pour laquelle tout fidèle est forcé de marcher. — Ces faits, je les connaissais ; mais comment le dénoûment s’était-il produit, comment était-on venu à bout de ces terribles janissaires ? C’est ce que j’ignorais et c’est ce que je cherchais à apprendre de la bouche même de Kosrew-Pacha. — C’était difficile, car il n’aimait pas à parler de ce massacre, qui fut sans merci. — Un jour cependant il se décida, et voici le résumé de notre conversation tel que je le notai après l’entrevue,

« La destinée de tout homme est écrite avant sa naissance sur le livre qu’il portera au cou, lorsque l’heure du jugement dernier aura sonné. Dieu l’unique emploie souvent les instrumens les plus humbles pour accomplir les événemens d’où dépend le sort des empires. L’homme qui a donné le signal de la destruction des janissaires était infime parmi les infimes. — Ainsi Dieu l’a voulu. — Tout le monde avait obéi à la voix du padischah, la ville était en armes ; les topidjis (canonniers) avaient amené leurs pièces et les avaient rangées devant la caserne d’Et-Meidani[2], où les janissaires s’étaient réunis et barricadés après avoir renversé leurs marmites. Tout était prêt pour l’attaque, mais personne n’osait attaquer. Les topidjis hésitaient et se demandaient s’il ne serait pas moins dangereux d’étrangler sultan Mahmoud que de combattre des hommes braves, bien armés et furieux. C’est alors que Celui qui secourut Ismaël dans le désert sauva le trône d’Othman. Vous souvenez-vous d’avoir vu ici, il y a peu de jours, un homme à la barbe blanche, de teint très foncé, de forme massive, qui a la respiration courte et parle d’une voix sifflante ? — Certainement, Excellence, je me le rappelle : c’est Karadja-Pacha. — En effet ; le 15 juin 1826, ce gros homme se nommait simplement Karadja, parce qu’il a du sang nègre dans les veines (kara, noir), et était garçon boucher ; il était venu voir ce qui se passait ; il avait, selon l’usage, son couteau et ses pistolets dans la ceinture. Il écouta les propos des topidjis et les rumeurs du peuple qui les encourageait ; il prit un de ses pistolets, le tira sur l’amorce d’un canon, qui prit feu. Le boulet porta dans la muraille de la caserne. Ce fut un signal. Les topidjis se jetèrent à leurs pièces et les janissaires furent détruits. C’est cette brute, c’est ce garçon boucher qui nous a sauvés. Sans lui, sans son intervention, le padischah était étranglé comme sultan Sélim et comme sultan Moustapha ; quant à moi, on m’aurait traité comme fut traité Moustapha-Pacha-Bariactar. Dieu est le plus grand ! il est l’ami de la race d’Orthogrul. Je n’ai point oublié le service que nous a rendu Karadja, et j’en ai fait un pacha, quoiqu’il ne soit bon qu’à égorger des moutons. »

Je rencontrais quelquefois chez Kosrew-Pacha un homme d’allures singulières, que sa barbe blanche et très soignée faisait paraître plus âgé qu’il n’était en réalité. Il portait une robe noire, un manteau noir, une ceinture blanche à raies bleues et un turban étroit semblable à la ceinture. Les mains étaient fines, les pieds d’une petitesse et d’une élégance remarquables. Le visage aurait eu de la douceur si un nez légèrement recourbé, des yeux d’un bleu très clair, inquiets et mobiles, presque couverts par des sourcils proéminens, ne lui eussent donné une expression trop sévère. La voix brève avait parfois des intonations d’une extrême suavité. Il paraissait être familier avec Kosrew-Pacha ; quand ils s’abordaient, ils se touchaient la main et la portaient à leurs lèvres, ainsi que l’on fait entre gens de condition égale, et cependant le pacha ne l’appelait jamais qu’Azis-Effendi. Ils causaient en langue turque et ne se gênaient point pour moi, qui ne comprenais que quelques mots par-ci par-là dans leur conversation. Ce n’était ni un Osmanli ni un Arabe, car il avait des traits absolument caucasiques. J’avais souvent regardé avec curiosité un long poignard circassien qui ne quittait point sa ceinture, car j’y avais distingué des ornemens d’argent semblables à ceux dont la renaissance italienne a damasquiné quelques-uns de ses coffrets de fer ; j’en avais conclu que l’arme était ancienne et de prix. Un jour, Kosrew-Pacha m’interrogea de sa part sur les fusils à percussion qui avaient été adoptés dans l’armée française. Je répondis de mon mieux, et comme je vis que je ne me faisais pas bien comprendre, je proposai d’apporter et de montrer à Azis-Effendi une carabine à deux coups de chez Le Page, courte, quoique de bonne portée, et que j’attachais à l’arçon de ma selle lorsque je voyageais à cheval. Mon offre fut acceptée, on prit jour, et je fus exact. Azis mania ma carabine, l’admira, la mit en joue, fit sonner les platines et tout à coup me fit demander combien je voulais la vendre. Je répondis assez sèchement que, n’étant point marchand, je ne la vendrais pas. Azis parut désappointé. Je dis à Kosrew-Pacha : « S’il y tient, je l’échange contre le couteau qu’il porte à sa ceinture ; » ma proposition fut transmise. Azis-Effendi continua à examiner la carabine. Puis, sans mot dire, sans même se tourner vers moi, il prit son poignard et me le tendit. Kosrew-Pacha ne put retenir un geste de surprise, et il s’écria, moitié en turc, moitié en italien : Mach-Allah ! non l’avrei creduto ! — Par Dieu ! Je ne l’aurais pas cru ! J’emportai le couteau, qui était une très belle arme, ce qui ne m’empêcha pas de regretter ma carabine. Quelques semaines se passèrent, je ne rencontrais plus Azis, et bientôt j’allai faire ma visite d’adieu à Kosrew-Pacha, car j’étais près de quitter Constantinople. Avant de prendre congé, je lui dis : « Je prie votre Excellence de me rappeler au souvenir d’ Azis-Effendi. » Kosrew répliqua : « Ah ! il est loin : vous retournez directement en France ? — Non, je vais d’abord en Italie et ensuite à Alger. — Vous n’avez pas l’intention d’aller à Odessa ? » Cette question m’étonna, et je répondis non. Kosrew-Pacha se mit à rire : « Il n’est pas gros, n’est-ce pas, Azis-Effendi ? il est moins gros que ce boucher de Karadja-Pacha ; mais il a déjà beaucoup fait parler de lui et vous connaissez son nom ; il ne s’appelle pas Azis-Effendi, c’est Schamyl, sur qui soient les bénédictions de Dieu ! De temps en temps il nous fait visite, et nous le recevons bien ; c’est un lettré ; il sait tout le Coran par cœur. J’ai été surpris qu’il vous ait donné son couteau, car c’est celui de Sefer-Bey, qui, comme lui et avant lui, fut un rude jouteur contre les Moscovites, que Dieu maudisse ! » Je fus désolé de n’avoir pas su à qui je cédais ma carabine en échange d’un poignard que je garde comme un souvenir précieux et presque comme une relique.

Après avoir passé une semaine dans l’île de Chio, qui était une merveille, qui portait encore les blessures qu’elle avait reçues pendant la guerre d’indépendance et dont un tremblement de terre vient de faire une ruine, je débarquai à Venise dans les premiers jours de septembre. Les Autrichiens y étaient ; ils y sont restés trop longtemps. Il n’est prudent ni politique de détenir les peuples malgré eux ; tôt ou tard on est amené à s’en repentir, et l’on paie cher les glorioles de la conquête. L’Autriche s’en est aperçue à Sadowa. Sans être tracassière, la police était vigilante ; si elle a regardé de mon côté, je ne m’en suis guère aperçu pendant que je courais les musées, que je bayais aux palais, que je voguais sur le grand canal, que je visitais les églises et que, le soir, je prenais des granits au café Florian. Mes impressions étaient autres, mais non moins vives ; j’entrais déjà convenablement préparé dans ce domaine de l’art où les manifestations sont infinies comme les jouissances qu’elles procurent. Partout où je m’arrêtai sur ma route, à Padoue, à Bologne, à Florence, à Sienne, j’eus des émotions exquises et je me désespérais de ne pouvoir rester des semaines, des mois à admirer ce que je voyais. Il n’y avait pas de chemins de fer à cette époque en Italie, à peine y avait-il des diligences. Je voyageais en vetturino, à petites journées, montant les côtes à pied, flânant le long des chemins, exhibant mon passeport vingt fois par jour, avalant des macaronis poudreux, couchant dans les auberges au milieu des poules et des aubergistes, mais me prenant d’amour pour cette vieille terre italienne qui a été la nourrice même de l’humanité. J’avais hâte d’arriver à Rome, où l’on m’avait envoyé de quoi renouveler ma garde-robe ; à des vêtemens on avait joint Tacite, Tite-Live et Suétone. Ah ! la malencontreuse idée que j’avais eue là ! Les livres furent confisqués à la douane. J’eus beau les ouvrir, les feuilleter, montrer qu’ils traitaient de l’histoire romaine et qu’ils étaient incapables de contenir un blâme, moins que cela, une allusion contre le gouvernement de sa sainteté Grégoire XVI, on ne m’écouta pas ; les volumes, portés à la consulte, furent scrupuleusement examinés par la censure, qui consentit à me les rendre sur la réclamation de M. de La Rosière, chargé d’affaires de France, en l’absence de M. de Rayneval, notre ministre plénipotentiaire auprès du saint-siège. Rome était alors une ville morte pleine de chefs-d’œuvre et habitée par des artistes qui en étaient les maîtres. L’herbe croissait dans les rues, certains quartiers restaient déserts, les moines y promenaient leurs robes de toutes couleurs ; les monsignors fringans rappelaient un peu trop les Contes de Boccace, toute voiture cédait le pas aux lourds carrosses des cardinaux, et des gardes suisses, habillés comme des valets de carreau, se tenaient en faction aux portes du Vatican. C’était le moment du petit carnaval qui se célèbre au mois d’octobre ; les belles filles du Transtévère et les jeunes bouviers de la campagne dansaient le saltarello dans les jardins de la villa Borghèse ; la bacchanale antique s’était faite assez prude, et Caton n’aurait pas eu à s’éloigner.

Ma bonne fortune m’avait, dès mon arrivée, fait rencontrer Eugène Pelletan, que je connaissais depuis plusieurs années. Il me mit en rapport avec son beau-frère, Adolphe Gourlier, peintre de talent, qui était venu à Rome pour se perfectionner en son art et que la mort devait enlever jeune encore, tout gonflé d’espérances qui allaient se réaliser. Sa bonne figure avenante semblait rendue plus douce par sa barbe et sa chevelure d’un blond très tendre ; il était gai, il était rieur, il aimait la vie ; son intelligence était vive, et son cœur chaud avait une nuance de platonisme qui lui donnait un charme de plus ; amoureux de toute vertu, de toute bonté, il ne se refusait pas aux spéculations utopiques qui promettent le bonheur à l’humanité. Nulle déception ne le décourageait, et comme il eût voulu que tout le monde fût heureux, il croyait volontiers à l’avènement prochain de la félicité universelle. Son souvenir est resté cher à ses amis. Il répondait au surnom de Bodoff et, grâce à son esprit de concorde, à l’aménité de sa nature, il avait conquis une réelle influence morale sur les jeunes gens qui alors habitaient Rome. Par lui j’entrai de plain-pied dans le monde des artistes, divisé en deux classes distinctes : « les messieurs d’en bas, » isolés, indépendans, et « les messieurs d’en haut, » pensionnaires du gouvernement français, hébergés à la villa Médicis et constituant une sorte d’aristocratie officielle qui n’excluait pas la camaraderie. Les messieurs d’en haut et les messieurs d’en bas se mêlaient si bien le soir au café grec, qu’il était difficile de les distinguer les uns des autres ; il ne pouvait en être autrement dans cette armée des beaux-arts, où l’initiative individuelle et l’action originale donnent seules la fortune et le renom.

L’Académie de France à Rome était alors dirigée par Victor Schnetz, qui avait eu du talent, et qui faisait avec bonhomie les honneurs de la villa Médicis. Il recevait le dimanche soir, et je ne manquais jamais d’assister à ces réunions, où les artistes, les diplomates, les monsignors et les voyageurs trouvaient quelque plaisir à se rencontrer sur un terrain neutre propice aux causeries. Ces soirées, un peu tristes d’aspect, comme celles où domine l’habit noir des hommes, étaient alors animées par la présence d’une jeune femme dans tout le rayonnement de sa grâce et de sa beauté. C’était Mme Paul Delaroche, fille d’Horace Vernet. Elle était charmante, d’une gracilité délicate, blanche, élégante, fine et blonde « comme les blés ; » elle avait un beau regard bleu dont la chasteté n’affaiblissait pas la profondeur. Si les statues de vierges que le moyen âge a sculptées au portique des cathédrales quittaient leur niche de pierre pour marcher au milieu des hommes, elles auraient cette attitude à la fois souple et réservée que nous admirions et à laquelle la mort allait bientôt donner sa rigidité. Paul Delaroche a fixé ses traits pour toujours : n’est-ce pas elle qui, dans l’hémicycle de l’École des beaux-arts à Paris, symbolise la peinture gothique ? Deux beaux enfans couraient alors autour d’elle, et son mari semblait veiller paternellement sur sa frêle santé.

Paul Delaroche représentait bien peu l’idée que l’on se fait ordinairement des artistes. En lui rien d’abandonné, rien d’original ; sa rectitude était trop correcte ; on sentait qu’elle était méditée. Il croyait ressembler à Napoléon Ier ; son visage rasé, une mèche de cheveux volontairement ramenée sur le front, la main passée dans le gilet, la raideur du maintien, la brièveté de la parole, la froideur du masque surveillée avec soin, tout prouvait que la comparaison ne lui déplaisait pas et qu’il aimait à la faire naître. On m’a dit, à cette époque même et dans les salons de la villa Médicis, qu’il regrettait d’être peintre et qu’il se croyait des aptitudes pour la diplomatie. Il ne m’a pas pris pour confident, mais cela est possible. Ingres, lorsqu’on louait un de ses tableaux, disait : « Ah ! si vous m’entendiez jouer du violon ! » Que Paul Delaroche se soit trompé le jour où il s’est résolu à faire de l’art, je n’en disconviens pas ; mais il y trouva une récompense qui aurait dû le rendre indulgent pour lui-même et ne pas lui permettre de s’égarer en regrets stériles. Toutes les qualités que donnent la volonté, l’instruction, le désir de bien faire, la persévérance, Delaroche les posséda ; quant aux qualités innées, à celles qui seules créent les grands artistes, elles lui furent étrangères. Il prouva jusqu’où peut aller le résultat de l’application, il ignora ce que produit l’originalité servie par une main habile. C’était un peintre de genre qui crut faire de la peinture d’histoire en agrandissant ses tableaux ; erreur capitale qu’il ne put jamais parvenir à comprendre et qui le confina pour toujours dans la peinture anecdotique. Malgré sa réputation, malgré l’estime qui l’environnait, malgré la respectueuse affection dont ses élèves l’entouraient, il n’était pas heureux et se croyait méconnu. Il était sensible à la critique, qu’on ne lui avait pas ménagée, et depuis longtemps n’envoyait plus ses tableaux aux expositions annuelles. Il ignorait que la gloire est faite de bruit et que les sifflets sont aussi retentissans que les bravos ; il ignorait aussi qu’un homme qui donne une part de lui-même au public, — livre, statue, drame ou tableau, — doit être impassible devant la critique et n’en tenir compte que dans une mesure qu’il détermine lui-même. Delaroche souffrait, cela était visible, et l’on évitait avec soin de prononcer devant lui certains noms qui eussent pu lui rappeler des appréciations sans indulgence. Un soir qu’en sa présence je parlais de Théophile Gautier, je compris à plus d’un coup de coude, à bien des clins d’yeux, que j’aurais mieux fait de me taire et que l’auteur des Salons de la Presse n’était point en faveur auprès du peintre de la Mort de Jane Grey, — C’est pendant son séjour à Rome, en 1844, qu’il peignit sa Vierge au lézard et qu’il fit le portrait de Grégoire XVI destiné à la reine Marie-Amélie. La première fois que le pape posa devant lui, il lui dit : « Connaissez-vous Paul de Kock ? » C’était, en effet, le seul auteur français que Grégoire XVI appréciât.

Quelquefois Paul Delaroche venait voir les pensionnaires jouer au disque dans le jardin de la villa Médicis, car c’était l’exercice favori où excellaient des jeunes hommes qui depuis sont devenus célèbres. Un des plus adroits, un des plus élégans discoboles était Hector Lefuel, qui allait bientôt rentrer en France après avoir terminé sa cinquième année « d’architecture, » et qui, en décembre 1853, lorsque Visconti mourut subitement, devait être chargé de relier le Louvre au palais des Tuileries. Il est mort (1er  janvier 1881) et, plus heureux que bien d’autres, il a pu voir son œuvre achevée. Il avait la curiosité des choses de la littérature et de l’histoire ; sa culture intellectuelle était sérieuse, il était de ceux avec lesquels il y a bénéfice à s’entretenir ; malgré une certaine raideur apparente, qui tenait surtout à la régularité un peu froide de ses traits, il était avenant, bon camarade et dévoué à ses amis . Il travailla sans relâche, et si l’on réfléchit au peu d’années qui lui furent accordées pour construire les palais que nous voyons, on sera surpris de son activité et de sa fécondité. Un soir de printemps, vers 1860, je l’avais rencontré et, tout en causant, nous allâmes sur la place du Carrousel regarder l’effet que des groupes de sculpture, nouvellement placés au sommet du Louvre, produisaient au clair de lune. Après quelques instans de contemplation, il leva les épaules avec découragement. « Qu’est-ce qui vous mécontente ? lui demandai-je. — Rien, répondit-il ; mais je pense qu’aux prochaines « glorieuses, » on brûlera tout cela ; ce n’est vraiment pas la peine d’avoir tant besogné. » Il s’en fallut de peu, en mai 1871, que la prédiction ne fût accomplie ; si les pierres encore fraîches du pavillon de Flore et de la salle des États n’avaient résisté au pétrole, le Louvre ne serait qu’une ruine, comme les Tuileries, — Hector Lefuel a laissé sa trace ; il a inscrit son nom à côté de celui des grands artistes constructeurs qui sont une des gloires de notre pays. Cette bonne fortune ne devait pas échoir à Auguste Titeux, qui en 1844 était un des élèves architectes les plus remarquables de l’école de Rome. Taciturne, rêveur, de poitrine délicate, malgré sa stature robuste, sa grosse tête et sa forte barbe, il murmurait à demi-voix des airs restés dans sa mémoire depuis son enfance, en s’accompagnant sur une petite mandoline. Peu parleur, mais prompt à la repartie, il lui suffisait parfois d’un mot pour remettre les gens à leur place et leur enlever l’envie de se frotter à lui. M. de La Rosière, secrétaire d’ambassade, était un des familiers du salon de Victor Schnetz. Il affectait vis-à-vis des artistes une attitude dont la bienveillance trop dédaigneuse n’était point du goût de tout le monde ; il aimait à morigéner et, prenant de haut son rôle de diplomate, ne laissait échapper aucune occasion de donner des leçons de savoir-vivre, où il se croyait passé maître. Or nul n’ignorait ses origines ; nous savions tous qu’en réalité il s’appelait Thuriot et qu’il était le fils de celui à qui Robespierre, dans la terrible séance, avait dit : « Pour la dernière fois, président de brigands, je te demande la parole. « Cela ne l’empêchait pas d’affecter beaucoup de prétentions aristocratiques, dont on souriait. Un dimanche, à dîner, M. de La Rosière causait avec Paul Delaroche. Titeux étourdiment se mêla à la conversation et y plaça un mot. M. de La Rosière, se tournant vers Mme Delaroche, lui dit : « J’avais toujours remarqué que les arts plastiques n’ont rien de commun avec l’art de se taire à propos. » Titeux le regarda bien en face et, faisant le salut militaire, il lui dit : « Compris, citoyen ! » M. de La Rosière pâlit et ne répondit pas. Tous les artistes présens au dîner avaient dressé la tête, et Victor Schnetz approuvait des yeux. M. de La Rosière appartint plus tard à une des assemblées législatives qui se succédèrent après la révolution de février ; il rêva d’être un personnage politique, n’y réassit pas et mourut, il y a quelques années, employé dans une maison de banque ou dans une administration de chemin de fer.

Auguste Titeux était un admirable dessinateur. Sa restauration du temple de Minerve à Assise reste un des plus beaux envois de Rome. Toutes ses aptitudes étaient d’un artiste, et avant d’obtenir le grand prix qui l’envoya à la villa Médicis, il avait, conjointement avec Lemud, « illustré » l’excellente traduction qu’Eugène Bareste a donnée des œuvres d’Homère. Il regardait l’avenir avec sécurité, car il sentait en lui les qualités qui attirent la fortune et la gloire. La mort en décida autrement et l’arrêta au moment même où il venait d’ouvrir les portes de sa destinée. Titeux me recherchait et sans cesse m’interrogeait sur l’Orient, vers lequel il était emporté par un attrait invincible. Il rêvait de restaurer Sainte-Sophie telle qu’elle était avant Mahomet II, de restaurer le temple d’Éphèse, les palais de Sardes ; mais avant tout, ce qu’il eût voulu voir et étudier, c’était Athènes, c’était l’Acropole, dont il parlait avec idolâtrie. Ce bonheur ne devait pas lui être refusé. Le ministre de l’instruction publique décida que les élèves architectes de troisième année iraient passer six mois à Athènes. Auguste Titeux était dans les conditions requises et, en 1845, il partit pour la Grèce. Il embrassa son rêve et en mourut. Après avoir rapidement visité Constantinople qui l’émerveilla, il vint s’établir à Athènes, et tout de suite, en homme expert, s’attaqua aux Propylées. Il fit ouvrir des tranchées afin de découvrir les substructions. Il habitait loin de l’Acropole, à l’extrémité de la ville, dans les bâtimens où l’école française, nouvellement créée, avait été installée. On était au mois de janvier. Les tranchées étaient déjà longues et profondes, lorsque le chef des fouilles arrivant chez Titeux, vers une heure de l’après-midi, lui apprit que la pioche venait de mettre à nu les premières marches d’un escalier. Sans même prendre la peine de se coiffer, il traversa la plaine, sous une pluie torrentielle, se jeta dans la tranchée, constata la découverte, remonta sur le bord et, tête nue, resta longtemps à regarder les degrés en marbre dont il avait indiqué l’emplacement. L’imprudence était grande ; Titeux rentra frissonnant et fiévreux ; le soir même, il se mit au lit, ne s’en releva plus et mourut laissant à d’autres, non pas le soin de sa mémoire, mais le loisir de continuer son œuvre. La terre qu’il avait désespéré de visiter l’a saisi pour toujours et garde son tombeau. Il repose au milieu des souvenirs qu’il évoquait ; derrière lui, l’Acropole dresse les ruines que son art eût animées d’une vie nouvelle ; à ses côtés coule l’Ilyssus, où Socrate baigna ses pieds, et au loin s’évase le golfe de Salamine, où les Perses se sont engloutis « assommés comme des thons pris dans un filet, » c’est le mot d’Eschyle ; Auguste Titeux ne l’ignorait pas, car il avait le goût des grands écrivains grecs et les lisait souvent.

Bien d’autres artistes que j’ai côtoyés à Rome ont émergé de la foule, et pour trouver leurs noms, il suffit de feuilleter l’Annuaire de l’Institut, mais ceux-là existent encore, chaque année ils affirment que rien ne s’est affaibli en eux, et je n’ai pas à en parler ici. Tous alors inconnus, curieux et travailleurs, riches ou pauvres, artistes et lettrés, nous vivions dans une fraternité féconde, isolés le jour par nos occupations, réunis le soir, bavardant, dessinant aux écoles de costumes, buvant des mezzi caldi en fumant des cigarettes, riant aux « charges » des uns, écoutant le récit des autres, gais, discuteurs, partant parfois en bande pour aller voir la vallée Égérie argentée par le clair de lune, faisant des excursions au lac Nemi, à Lunghezza, à Rocca-di-Papa, dévorant la vie, stationnant dans les musées, restant des heures couchés sur le dos à contempler le plafond de la Sixtine, promenant nos torches, la nuit, sur les gradins du Colisée, mêlant le sacré et le profane, pourvu que l’art y fût représenté, entassant toutes les impressions, sans choix, sans discernement, mais avec une bonne foi qui prouvait notre jeunesse et notre ardeur. Ce ne fut pas sans regret que je quittai Rome, que je dis adieu aux amis que j’y laissais, après avoir assisté aux fêtes de Noël en 1844. De Civita-Vecchia à Marseille, de Marseille à Toulon par les gorges d’Ollioule, la route fut bientôt faite. À Toulon, je trouvai un hamac à bord du Veloce, et le 2 janvier 1845 je débarquai à Alger, qui ne ressemblait guère à cette Rome fortifiante et recueillie où je venais de passer trois mois. C’était une ville tumultueuse et bruyante où nos soldats étaient les maîtres et le faisaient voir. Tous les uniformes de l’armée et de l’administration civile y brillaient au soleil, humblement côtoyés par le burnous des Arabes, la courte veste des coulouglis, et la souquenille des juifs. Dès que la nuit était venue, le ronflement de la darbouka des cafés maures, le glapissement des cafés chantans importés de Marseille, les crotales des nègres, la guitare des Espagnols, l’orgue des Auvergnats ne se mettaient pas d’accord et formaient un charivari qui faisait hurler les chiens errans. La ville était splendide et grotesque : les vieilles constructions arabes subsistaient, à côté de laides maisons en plâtre, à cinq étages, où la spéculation trouvait son compte. Quelques cheiks sur d’admirables chevaux caparaçonnés d’argent, s’écartaient devant un omnibus détraqué, peint en jaune et sonnant la ferraille ; des Françaises cherchant fortune, vêtues de modes criardes, regardaient les femmes mauresques voilées et couvertes du haïck à mille raies ; les deux civilisations se juxtaposaient sans se mêler ; les deux races, avec leurs instincts si profondément dissemblables, se servaient mutuellement de repoussoir ; les vainqueurs et les vaincus restaient en présence, sans contact sérieux, et cela se voyait trop. Tout pays courbé sous une domination étrangère perd son originalité et me déplaît. Aussi, l’Algérie ne me plut pas ; pour la retrouver telle que j’aurais voulu la voir, il eût fallu m’enfoncer au-delà de nos possessions, et je n’en avais ni le loisir ni le moyen.

J’allais de droite et de gauche néanmoins, car ma curiosité demandait pâture, mais j’eus bien des déceptions ; là où je comptais voir des palmiers, il y avait des broussailles, et là où je cherchais des orangers, j’apercevais des chardons ; en revanche, je trouvai des hommes. À Oran, je connus le général Lamoricière, qui commandait la province. C’était un admirable type de soldat : un des premiers chefs d’avant-garde qui aient existé. Cordial, ouvert, énergique, aimant à rire, ne reculant pas devant les expressions un peu grasses, exigeant beaucoup de ses troupes et les aimant paternellement, solide à cheval, défiant toute fatigue et brave jusqu’à la folie, il n’avait alors que trente-huit ans. Jamais carrière plus belle ne fut ouverte et ne fut plus brusquement fermée par les événemens que l’on sait. Lamoricière, que sa gloire militaire ne satisfaisait plus, se laissa glisser dans la politique et tomba dans l’impasse du 2 décembre, d’où il ne put sortir. Ce fut une irréparable perte pour l’armée française, qui, plus d’une fois, a dû le regretter en Crimée et en Italie. On se rappelle que ses convictions catholiques, autant que ses aptitudes, l’engagèrent à prendre le commandement de l’armée pontificale, et l’on se rappelle aussi la mésaventure de Castelfidardo. En janvier 1845, Lamoricière ne laissait pas prévoir que le pape aurait en lui son plus ardent défenseur. À cette époque, nous sortions souvent à cheval ensemble ; il aimait à causer et j’aimais à l’écouter. Ce fut de lui que je reçus les premières notions de saint-simonisme ; il paraissait pénétré de la doctrine nouvelle et ne parlait du Père qu’avec déférence. Lorsque je le quittai pour retourner à Alger, il me chargea d’aller y vérifier, dans le cimetière, si une tombe qu’il avait fait dresser sur les dépouilles d’un saint-simonien était en état convenable. Je n’eus garde de manquer à cette mission, et voici l’inscription que je relevai : « Tu as été avant de naître, tu seras après ta mort. (Lettre du Père à Charles Duveyrier.) — Dieu est Dieu, le Père est le Père ! — À Moïse Retouret, apôtre de la religion saint-simonienne, le commandant Juchault de Lamoricière a fait élever ce tombeau. » Moïse Retouret, dont le souvenir est resté cher à la famille issue de Saint-Simon et qui s’était rendu en Algérie dans l’espoir extravagant de convertir les tribus arabes à la doctrine du Dieu-Père-et-Mère, disait souvent : « Il faut combattre pour sa foi ! » Lamoricière, qui fut son ami, s’est peut-être rappelé cette parole, lorsqu’il a offert ses services, son épée, son grand nom à la papauté menacée.

À Alger résidait le gouverneur général, qui alors était Bugeaud, maréchal de France et duc d’Isly. Il avait pour devise : Ense et aratro ; il y fut fidèle, et, plus que tout autre, il voulut achever par la charrue la conquête commencée par le glaive. Homme de guerre, agriculteur, législateur, très bon, très tendre même sous une écorce un peu rude, adoré des soldats qu’il avait toujours menés à la victoire et auxquels il inspirait une imperturbable confiance, il avait toutes les qualités qui font les chefs de colonies militaires. Il aimait l’Algérie, en avait fait sa chose et lui avait donné une prospérité qu’elle ne connaissait pas encore. Ce fut lui qui, à force de lutter contre les apathies administratives, parvint à imprimer à ses colonnes expéditionnaires une mobilité supérieure à la rapidité arabe et assura ainsi la persistance du succès de nos armes. Son attitude était celle d’un vice-roi bonhomme, loquace, prenant volontiers tout le monde pour confident de ses projets d’amélioration, exécrant les journaux, dont les attaques lui avaient souvent été plus sensibles qu’il n’aurait convenu, très dévoué au gouvernement de juillet, d’une loyauté, d’une probité que nul soupçon ne pouvait atteindre et commettant parfois de petits actes de despotisme, dont il riait et dont on riait avec lui. À cette époque, la manie du jeu, du lansquenet, avait saisi les officiers d’Algérie. On jouait partout, souvent sur parole ; il y avait eu des pertes considérables. Le maréchal Bugeaud n’avait point dissimulé son mécontentement, il avait tancé quelques coupables et interdit le jeu. Chez lui et partout où il allait, on ne jouait pas. Un soir, chez le général de Bar, à une réception hebdomadaire, le maréchal se retira vers dix heures. Dès qu’il se fut éloigné, on étala un tapis sur une table et on commença à « tailler » un lansquenet. Au bout de vingt minutes environ, la partie étant dans toute son ardeur, 2 ou 3,000 francs d’enjeu brillant devant le banquier et près des « pontes, » le maréchal revint. Les officiers, les invités « civils, » dont j’étais, furent penauds comme des écoliers surpris en faute. Le maréchal, enchanté de sa malice, se mit à rire et dit : « Je suis heureux de voir que mes officiers sont assez riches pour jouer un jeu pareil ; un peu de bienfaisance ne leur déplaira pas. » Puis saisissant le tapis par les quatre coins, l’enlevant et le nouant, il le déposa sur les genoux de Mme de Bar : « Ce sera, lui dit-il, pour l’orphelinat que vous protégez. » — Ceci fait, il s’en alla. — On se précipita vers Mme de Bar : « Vite, rendez-nous nos enjeux et recommençons. » — Mme de Bar répondit : « Nenni ; c’est un cadeau du maréchal, et je le garde pour mes orphelines. » — Je m’approchai ; « Est-ce que l’argent des pékins est aussi compris dans la razzia ? » Mme de Bar riposta en riant : « Tout comme celui des officiers. » — On en fut quitte pour rétablir une partie et pour doubler les enjeux, afin de réparer la perte que la confiscation avait fait éprouver à tous les joueurs. Nul ne pensa à s’étonner de ce procédé un peu excessif, et l’école des orphelines en profita.

Dans les campemens, dans les villes, à l’état-major général, je connus les jeunes capitaines qui, depuis lors, ont fait parler d’eux en Crimée, en Italie, en Chine, au Mexique, autour de Metz, près d’Orléans, sur la Loire et pendant les journées de la commune. Les lieutenans de ce temps-là sont généraux aujourd’hui ; ceux qui ne sont pas tombés sous le drapeau ne se souviennent guère sans doute de ce grand garçon maigre, ébouriffé, questionneur, qu’ils ont si courtoisement accueilli ; lui, du moins, il ne les a pas oubliés, et, au déclin de l’âge, leur nom vit encore dans sa mémoire. Parmi les capitaines attachés à l’état-major général, il en était un vers lequel je me sentais attiré de préférence. C’était un homme de trente-deux ans, d’éducation et de façons délicates, bien pris dans sa petite taille, volontiers silencieux, empressé à rendre service, portant haut la tête comme ceux dont toute pensée peut être devinée, excellent cavalier, amoureux du métier des armes et ayant grand air avec sa belle moustache blonde, son ferme regard et sa physionomie intelligente. Nous faisions fréquemment de longues courses à cheval aux environs d’Alger. C’était le capitaine de Cissey.

Vous rappelez-vous, mon général, le petit cheval Isabelle que vous me prêtiez ? Un jour il était tombé fourbu à la suite de fatigues excessives, avait été sauvé par le dévoûment de vos ordonnances qui se relayèrent pour le frictionner jusqu’à ce qu’il fut remis sur pied. Il a voulu me jeter bas près de la maison carrée, sous prétexte qu’un chameau lui faisait peur ; mais il n’a pas réussi, et je ne lui en ai pas gardé rancune. C’était un brave animal, plein de cœur et que vous aimiez. Vous le montiez à l’Alma, lorsque, en qualité de chef d’état-major de Bosquet, vous dirigiez le mouvement tournant qui devait nous assurer la victoire ; pendant toute cette campagne de Crimée, où vous fûtes valeureux parmi les plus valeureux, ce pauvre barbe un peu dépaysé, mais toujours vaillant, restait, comme vous, impassible, sous le feu des Russes. Vous avez dû le regretter lorsque vous étiez sous Metz, lorsque, debout jour et nuit, vous teniez les troupes allemandes en échec, lorsqu’à Rézonville, manœuvrant comme à la parade, vous renversiez tout obstacle et que vous ouvriez à l’armée française la route qu’elle aurait dû prendre et qui nous sauvait peut-être si l’on vous eût suivi, si l’on vous eût écouté. — Ce furent là vos grands combats ; l’Allemagne, en comptant ses pertes, apprit à vous craindre et parla de vous, je le sais, comme de son plus redoutable adversaire. Tant de gloire, tant de périls affrontés, tant de dévoûment au pays, tant de souci pour l’honneur de la France, tant d’éclatante loyauté n’ont pas désarmé la haine et l’envie. Votre plus rude bataille n’a été ni en Algérie, ni en Crimée, ni en Lorraine ; il vous a fallu la livrer dans le prétoire des tribunaux et dans la salle des commissions, — des inquisitions, — parlementaires. Ceux qui ont tenté cette aventure et qui ont cru qu’ils pouvaient vous diminuer, auraient dû savoir que votre vie héroïque vous a fait invulnérable, même à la calomnie.


MAXIME DU CAMP.

  1. L’inauguration du chemin de fer de Paris à Rouen avait eu lieu le 9 mai 1843.
  2. Dans les récits du massacre des janissaires l’Et-Méidani (place aux herbes) est souvent confondue avec l’At-Méidani (place aux chevaux, hippodrome). Les deux emplacemens sont du reste peu éloignés l’un de l’autre. La caserne où ces malheureux s’étaient rassemblés, qui fut détruite à coups de canon et incendiée, était située sur l’Et-Méidani. J’en ai encore vu les ruines en 1844 et en 1850.