Contes cruels/Souvenirs occultes
SOUVENIRS OCCULTES
— Je suis issu, me dit-il, moi, dernier Gaël, d’une famille de Celtes, durs comme nos rochers. J’appartiens à cette race de marins, fleur illustre d’Armor, souche de bizarres guerriers, dont les actions d’éclat figurent au nombre des joyaux de l’Histoire.
L’un de ces devanciers, excédé, jeune encore, de la vue ainsi que du fastidieux commerce de ses proches, s’exila pour jamais, et le cœur plein d’un mépris oublieux, du manoir natal. C’était lors des expéditions d’Asie ; il s’en alla combattre aux côtés du bailli de Suffren et se distingua bientôt, dans les Indes, par de mystérieux coups de main qu’il exécuta, seul, à l’intérieur des Cités-mortes.
Ces villes, sous des cieux blancs et déserts, gisent, effondrées au centre d’horribles forêts. Les faréoles, l’herbe, les rameaux secs jonchent et obstruent les sentiers qui furent des avenues populeuses, d’où le bruit des chars, des armes et des chants s’est évanoui.
Ni souffles, ni ramages, ni fontaines en la calme horreur de ces régions. Les bengalis, eux-mêmes, s’éloignent, ici, des vieux ébéniers, ailleurs leurs arbres. Entre les décombres, accumulés dans les éclaircies, d’immenses et monstrueuses éruptions de très longues fleurs, calices funestes où brûlent, subtils, les esprits du Soleil, s’élancent, striées d’azur, nuancées de feu, veinées de cinabre, pareilles aux radieuses dépouilles d’une myriade de paons disparus. Un air chaud de mortels arômes pèse sur les muets débris : et c’est comme une vapeur de cassolettes funéraires, une bleue, enivrante et torturante sueur de parfums.
Le hasardeux vautour qui, pèlerin des plateaux du Caboul, s’attarde sur cette contrée et la contemple du faîte de quelque dattier noir, ne s’accroche aux lianes, tout à coup, que pour s’y débattre en une soudaine agonie.
Çà et là, des arches brisées, d’informes statues, des pierres, aux inscriptions plus rongées que celles de Sardes, de Palmyre ou de Khorsabad. Sur quelques-unes, qui ornèrent le fronton, jadis perdu dans les cieux, des portes de ces cités, l’œil peut déchiffrer encore et reconstruire le zend, à peine lisible, de cette souveraine devise des peuples libres d’alors :
« … et Dieu ne prévaudra ! »
Le silence n’est troublé que par le glissement des crotales, qui ondulent parmi les fûts renversés des colonnes, ou se lovent, en sifflant, sous les mousses roussâtres.
Parfois, dans les crépuscules d’orage, le cri lointain de l’hémyone, alternant tristement avec les éclats du tonnerre, inquiète la solitude.
Sous les ruines se prolongent des galeries souterraines aux accès perdus.
Là, depuis nombre de siècles, dorment les premiers rois de ces étranges contrées, de ces nations, plus tard sans maîtres, dont le nom même n’est plus. Or, ces rois, d’après les rites de quelque coutume sacrée sans doute, furent ensevelis sous ces voûtes, avec leurs trésors.
Aucune lampe n’illumine les sépultures.
Nul n’a mémoire que le pas d’un captif des soucis de la Vie et du Désir ait jamais importuné le sommeil de leurs échos.
Seule, la torche du brahmine, — ce spectre altéré de Nirvanah, ce muet esprit, simple témoin de l’universelle germination des devenirs, — tremble, imprévue, à de certains instants de pénitence ou de songeries divines, au sommet des degrés disjoints et projette, de marche en marche, sa flamme obscurcie de fumée jusqu’au profond des caveaux.
Alors les reliques, tout à coup mêlées de lueurs, étincellent d’une sorte de miraculeuse opulence !… Les chaînes précieuses qui s’entrelacent aux ossements semblent les sillonner de subits éclairs. Les royales cendres, toutes poudreuses de pierreries, scintillent ! — Telle la poussière d’une route que rougit, avant l’ombre définitive, quelque dernier rayon de l’Occident.
Les Maharadjahs font garder, par des hordes d’élite, les lisières des forêts saintes et, surtout, les abords des clairières où commence le pêle-mêle de ces vestiges. — Interdits de même sont les rivages, les flots et les ponts écroulés des euphrates qui les traversent. — De taciturnes milices de cipayes, au cœur de hyène, incorruptibles et sans pitié, rôdent, sans cesse, de toutes parts, en ces parages meurtriers.
Bien des soirs, le héros déjoua leurs ruses ténébreuses, évita leurs embûches et confondit leur errante vigilance !… — Sonnant subitement du cor, dans la nuit, sur des points divers, il les isolait par ces alertes fallacieuses, puis, brusque, surgissait sous les astres, dans les hautes fleurs, éventrant rapidement leurs chevaux. Les soldats, comme à l’aspect d’un mauvais génie, se terrifiaient de cette présence inattendue. — Doué d’une vigueur de tigre, l’Aventurier les terrassait alors, un par un, d’un seul bond ! les étouffait, tout d’abord, à demi, dans cette brève étreinte, — puis, revenant sur eux, les massacrait à loisir.
L’Exilé devint, ainsi, le fléau, l’épouvante et l’extermination de ces cruels gardes aux faces couleur de terre. Bref, c’était celui qui les abandonnait, cloués à de gros arbres, leurs propres yatagans dans le cœur.
S’engageant, ensuite, au milieu du passé détruit, dans les allées, les carrefours et les rues de ces villes des vieux âges, il gagnait, malgré les parfums, l’entrée des sépulcres non pareils où gisent les restes de ces rois hindous.
Les portes n’en était défendues que par des colosses de jaspe, sortes de monstres ou d’idoles aux vagues prunelles de perles et d’émeraudes, — aux formes créées par l’imaginaire de théogonies oubliées, — il y pénétrait aisément, bien que chaque degré descendu fît remuer les longues ailes de ces dieux.
Là, faisant main basse autour de lui, dans l’obscurité, domptant le vertige étouffant des siècles noirs dont les esprits voletaient, heurtant son front de leurs membranes, il recueillait, en silence, mille merveilles. Tels, Cortez au Mexique et Pizarre au Pérou s’arrogèrent les trésors des caciques et des rois, avec moins d’intrépidité.
Les sacoches de pierreries au fond de sa barque, il remontait, sans bruit, les fleuves en se garant des dangereuses clartés de la lune. Il nageait, crispé sur ses rames, au milieu des ajoncs, sans s’attendrir aux appels d’enfants plaintifs que larmoyaient les caïmans à ses côtés.
En peu d’heures, il atteignait ainsi une caverne éloignée, de lui seul connue, et dans les retraits de laquelle il vidait son butin.
Ses exploits s’ébruitèrent. — De là, des légendes, psalmodiées encore aujourd’hui dans les festins des nababs, à grand renfort de théorbes, par les fakirs. Ces vermineux trouvères, — non sans un vieux frisson de haineuse jalousie ou d’effroi respectueux, y décernent à cet aïeul le titre de Spoliateur de tombeaux.
Une fois, cependant, l’intrépide nocher se laissa séduire par les insidieux et mielleux discours du seul ami qu’il s’adjoignît jamais, dans une circonstance tout spécialement périlleuse. Celui-ci, par un singulier prodige, en réchappa, lui ! — Je parle du bien nommé, du trop fameux colonel Sombre.
Grâce à cet oblique Irlandais, le bon Aventurier donna dans une embuscade. — Aveuglé par le sang, frappé de balles, cerné par vingt cimeterres, il fut pris à l’improviste et périt au milieu d’affreux supplices.
Les hordes hymalayennes, ivres de sa mort, et dans les bonds furieux d’une danse de triomphe, coururent à la caserne. Les trésors une fois recouvrés, ils s’en revinrent dans la contrée maudite. Les chefs rejetèrent pieusement ces richesses au fond des antres funèbres où gisent les mânes précités de ces rois de la nuit du monde. Et les vieilles pierreries y brillent encore, pareilles à des regards toujours allumés sur les races.
J’ai hérité, — moi, le Gaël, — des seuls éblouissements, hélas ! du soldat sublime, et de ses espoirs. — J’habite, ici, dans l’Occident, cette vieille ville fortifiée, où m’enchaîne la mélancolie. Indifférent aux soucis politiques de ce siècle et de cette patrie, aux forfaits passagers de ceux qui les représentent, je m’attarde quand les soirs du solennel automne enflamment la cime rouillée des environnantes forêts. — Parmi les resplendissements de la rosée, je marche, seul, sous les voûtes des noires allées, comme l’Aïeul marchait sous les cryptes de l’étincelant obituaire ! D’instinct, aussi, j’évite, je ne sais pourquoi, les néfastes lueurs de la lune et les malfaisantes approches humaines. Oui, je les évite, quand je marche ainsi, avec mes rêves !… Car je sens, alors, que je porte dans mon âme le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés.