Texte de Wikisource mis en vedette le 12 juin

Paul Acker, Le Comte de Montesquiou-Fezensac dans Petites Confessions (Visites et Portraits) 1905

LE COMTE
DE MONTESQUIOU-FEZENSAC


Comme M. Robert de Montesquiou-Fezensac, poète et gentilhomme, était rentré d’Amérique, je fus le voir, curieux d’apprendre de lui-même l’accueil réservé à ses conférences par la riche société de New-York. À l’heure où je sonnai au Pavillon des Muses, un devoir mondain l’éloignait pour quelques instants de sa demeure. M. de Yturri, son ami, voulut bien se mettre en peine de me faire prendre agréablement le temps en patience ; tantôt assis, les jambes croisées et les mains jointes, d’une voix chaude que ne dépare point l’accent exotique, il qualifiait par des épithètes admiratives le voyage terminé ; tantôt, se levant, il montrait et louait la salle à manger voisine, où s’inclinait sur la table un minuscule cèdre japonais soigneusement apporté des États-Unis. La salle où nous nous trouvions était immense et haute, éclairée par de grandes baies vitrées ouvertes sur le boulevard Maillot. Les seuls meubles en étaient une large et ventrue armoire provençale et une jardinière en cuivre gravé, où des chauves-souris s’appliquaient en cloisonnés. Qu’eût-on pu découvrir, en effet, de plus magnifique, pour l’orner, que les merveilleuses boiseries des portes et des lambris enlevées au château de l’ancêtre, le baron d’Artagnan ? À travers la fenêtre, on apercevait, à demi enterré dans le sol du jardin, le marbre fameux où se baignait, dit-on, à Versailles, la Montespan, et, un peu plus loin, à peine à quelques mètres, des femmes en culotte filaient, derrière les premiers arbres du Bois, sur leurs bicyclettes légères, contraste affligeant et propre à de philosophiques méditations.

Long et souple, la langue pendante entre les dents pointues, un lévrier blanc entra. « Voici le comte », dit avec un sourire M. de Yturri, et, en effet, comme je relevais la tête, M. de Montesquiou apparut. Serré dans une redingote de couleur sombre, les cheveux rejetés en arrière et découvrant tout le front, les moustaches très noires et relevées en boucles, il se tenait devant moi, droit et mince, les mains gantées d’une peau de Suède d’un jaune éteint et charmant. Tout en haut de la cravate étroite, une perle piquait sa blancheur de lait. Son absence ne l’avait point changé. Le lévrier tournait autour de lui en se plaignant ; il le flatta d’une caresse, et la bête docile s’étendit à terre sur une fourrure. La conversation, d’abord égarée vers des sujets divers et contingents, revint bientôt à l’Amérique, M. de Montesquiou, une main dégantée, s’accoudait au bras du canapé sur lequel il s’asseyait. M. de Yturri, un ami et moi formions devant lui une manière de demi-cercle. D’une voix claire, aiguë souvent et perçante, qui monte, monte, puis retombe soudain, M. de Montesquiou commença à parler, et, les yeux fermés, je me figurais, avec quelque imagination, transporté dans une salle de New- York et écoutant sa dernière conférence.

« On voyage, fit-il, pour observer, ou, si je puis ainsi dire, pour s’exporter. Or, moi, je projetais, depuis trois ans déjà, d’aller parler, à un peuple d’hommes d’affaires, de littérature et d’art, à ce point de vue très raffiné, qui m’est spécial, et