Texte de Wikisource mis en vedette le 19 février

Gustave Vallat, Le Génie de Rabelais 1880


LE GÉNIE
DE RABELAIS



Le roman de Gargantua et de Pantagruel est la production la plus singulière de l’esprit humain. Cette œuvre a donné lieu aux commentaires les plus différents. Pour les uns c’est seulement un tissu de grossières joyeusetés ; pour d’autres « une chimère, le visage d’une belle femme avec les pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme, » en un mot, « une énigme inexplicable[1] ; » pour d’autres, sous l’apparence d’une joviale bonhomie, une violente attaque contre la monarchie et la religion ; pour d’autres enfin, au milieu de scènes bouffonnes, le portrait satirique de personnes célèbres dans l’histoire. Qui croirait pourtant qu’un homme d’une science profonde ait écrit uniquement pour divertir les buveurs, ou se soit posé en sphinx vis-à-vis de ses contemporains et de la postérité, leur donnant à deviner de vains rêves ? On ne saurait non plus admettre sérieusement que le curé de Meudon ait été un révolutionnaire et un impie. Que de frais d’imagination on a faits pour trouver ressemblants Grandgousier et Louis XII ou Jean d’Albret, Gargamelle et Anne de Bretagne ou Catherine de Foix, Gargantua et François Ier ou Henri II d’Albret, la grande Jument et la duchesse d’Étampes ou Diane de Poitiers, Madame Badebec et la reine Claude ou Marguerite de Valois ! Que de peine on a prise pour découvrir Maximilien Sforza ou Charles-Quint dans Picrochole, Odet de Châtillon ou le cardinal du Bellay dans le frère Jean des Entommeures, Antoine de Bourbon ou Henri II dans Pantagruel, le cardinal de Lorraine ou Jean de Montluc, évêque de Valence, dans Panurge ! On avait plaisir à se figurer que cet ouvrage composé sous l’inspiration d’Aristophane[2] était la renaissance de la comédie moyenne[3]. Il peut se faire que des personnages de son époque aient servi de sujets d’étude à Rabelais pour la création de quelques-uns de ses héros ; mais, s’il en est ainsi, avec la sûreté de l’anatomiste il a pénétré dans leur âme, en a fait l’analyse, a su abstraire leurs défauts et leurs qualités, leurs passions et leurs ridicules, les personnifier et en former des types qui ont une originalité propre. « Les êtres qu’il crée, dit un grand historien[4] avec le discernement d’un littérateur consommé, sont aussi puissants, aussi originaux que sa langue. » Le roman de Gargantua et de Pantagruel n’est donc ni une pure gaudisserie de cabaret, ni une énigme inexplicable, ni une insulte à l’autorité royale et religieuse, ni une satire personnelle ; il a un tout autre caractère, une plus haute portée. C’est, sous les dehors d’une intarissable gaieté, d’une folie qui n’a pas sa pareille, une satire impersonnelle pleine de sagesse, une très-saine critique des aberrations et des abus de tout genre ; un tableau de mœurs, où,

  1. La Bruyère. Les Caractères, des ouvrages de l’esprit.
  2. Le plus grand poëte de l’ancienne comédie grecque.
  3. Il ne nous en reste aucune pièce ; il suffit de savoir qu’on mettait en scène des personnages vivants, non sous leurs propres noms comme dans la comédie ancienne, mais sous des noms altérés ou changés. Aristophane nous donne l’idée de ce genre dans son Plutus.
  4. Henri Martin. Histoire de France, tome VIII, page 209.