Texte de Wikisource mis en vedette le 12 mars

Andrée Jarret, Moisson de souvenirs 1919


ENFANCE

I

Les affaires de mon père nous retenaient à Lowell dans les États-Unis, mais voulant à tout prix conserver en nous l’âme canadienne, nos parents nous envoyaient dans les collèges et couvents du pays, dès que nous avions atteint un âge raisonnable. Cette année avait marqué mon tour d’émigrer ; mais je m’ennuyais au couvent ; je n’aimais pas le couvent. Aussi, quelle joie en apprenant que les vacances des petites seraient avancées d’une semaine, à cause de la maladie de deux de leurs maîtresses.

Averti, grand-père était venu me chercher en sleigh et mon bonheur avait été considérable en apercevant Jean. Grand’mère m’avait expliqué que l’enfant se trouvait chez elle, afin de permettre à sa mère souffrante, de se rétablir. Le fait ne pouvait me surprendre : tante Hermine n’était-elle pas toujours à demi-malade ?

On était à la veille de Noël. Tante Louise, la fille de nos grands-parents, avait fermé son école de bonne heure, et maintenant, elle s’occupait de mon cousin. À cause de sa santé précaire, on n’avait encore pu se décider de l’envoyer en classe et son père, sa mère ou tante Louise pourvoyaient à tour de rôle à son instruction. Il me semble le voir encore, élancé, mince, avec ses bottines chocolat, sa culotte grise, bouffante et le tricot de laine bleue qui moulait étroitement son corps gracile pour se terminer par un gros bourrelet autour du cou. Tante lui faisait dire du catéchisme et il récitait à pleine voix, en se promenant à grandes enjambées autour de la pièce, la tête basse et les bras ballants, comme s’il se fût moqué du monde entier.

Mais je n’ignorais pas pour qui étaient toutes ces prouesses : en effet, s’il approchait de la chaise où dormait le chat, d’un geste prompt, infiniment adroit, il posait l’extrémité de son pied sous le nez du matou ébahi ; s’il passait devant le porte-chapeaux, d’un bond, il attrapait le bonnet de loutre, à grandes oreilles pendantes de grand-père, s’en coiffait drôlement, tout en continuant de réciter à tort et à travers ; si la malheureuse chaise abandonnée par le chat se retrouvait sur son passage, il sautait par-dessus, s’embarrassait les pieds dans les barreaux, tombait, se relevait, faisait un tapage effroyable. Tante le reprenait, il n’écoutait pas. Elle se tenait à quatre pour ne pas tout laisser là et parfois, à bout de patience et de moyens, elle appelait à l’aide.

— C’est bon ! disait, du fond de la cuisine, grand-père occupé à corder proprement le bois de chauffage autour du poêle. C’est bon ! Et il venait pencher sa bonne figure dans l’encadrement de la porte.

— S’il continue, tu me le diras, Louise, et on ne l’emmènera pas à la Messe de Minuit.

— Bien ! faisait à son tour grand’mère, droite et digne, en serrant un peu les lèvres. Nous n’aurons pas besoin de lui pour faire les beignes.

Elle ne le regardait même pas, montée sur un tabouret et occupée à poser des rideaux nets aux fenêtres. Et moi qui suivais grand’mère, en portant sur mes bras étendus, les beaux grands rideaux blancs, frais, aux plis encore raides d’empois, moi, j’aurais ri aux larmes. Je ne comprenais pas comment les autres pouvaient garder leur sérieux ; je me mordais les lèvres, je levais mon fardeau à la hauteur du visage, ou je baissais la tête, en essayant de l’enfouir entre mes épaules, afin de cacher ma détresse ; je me tordais comme un ver et toujours, le rire impitoyable revenait, il me montait subitement à la gorge et j’avais une peur terrible d’éclater. Jean le voyait bien et cela suffisait à détruire l’effet des