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Desbarats et Derbishire (p. 5-15).

CHAPITRE PREMIER.

Séparateur


Eheu ! fugaces, Posthume…
Horace.

la sortie du collége.

Ce chapitre peut, sans inconvénient, servir, en partie, de préface ; car je n’ai nullement l’intention de composer un ouvrage secundùm artem ; encore moins de me poser en auteur classique. Ceux qui me connaissent seront, sans doute, surpris de me voir commencer le métier d’auteur à soixante-et-seize ans ; je leur dois une explication. Quoique fatigué de toujours lire, à mon âge, sans grand profit, ni pour moi, ni pour autrui, je n’osais cependant passer le Rubicon : un incident assez trivial m’a décidé.

Un de mes amis, homme de beaucoup d’esprit, que je rencontrai, l’année dernière, dans la rue Saint-Louis de cette bonne ville de Québec, me saisit la main d’un air empressé, en me disant : — « Heureux de vous voir ; j’ai conversé ce matin avec onze personnes ; eh bien ! mon cher, tous êtres insignifiants ! pas une idée dans la caboche ! » Et il me secouait le bras à me le disloquer. — « Savez-vous, lui dis-je, que vous me rendez tout fier ; car je vois, à votre accueil chaleureux, que je suis l’exception, l’homme que vous attendiez pour… » — « Eh oui ! mon cher, fit-il sans me permettre d’achever ma phrase, ce sont les seules paroles spirituelles que j’aie entendues ce matin. » Et il traversa la rue pour parler à un client qui se rendait à la cour : son douzième imbécile, sans doute.

— « Diable ! pensais-je, il paraît que les hommes d’esprit ne sont pas difficiles, si c’est de l’esprit que je viens de faire : j’en ai alors une bonne provision ; je ne m’en étais pourtant jamais douté. »

Tout fier de cette découverte, et en me disant à moi-même que j’avais plus d’esprit que les onze imbéciles dont m’avait parlé mon ami, je vole chez mon libraire, j’achète une rame de papier foolscap, c’est-à-dire, peut-être, papier-bonnet ou tête de fou, comme il plaira au traducteur, — et je me mets à l’œuvre.

J’écris pour m’amuser, au risque de bien ennuyer le lecteur qui aura la patience de lire ce volume ; mais comme je suis d’une nature compatissante, j’ai un excellent conseil à donner à ce cher lecteur : c’est de jeter promptement le malencontreux livre, sans se donner la peine de le critiquer : ce serait lui accorder trop d’importance, et, en outre, ce serait un labeur inutile pour le critique de bonne foi, car à l’encontre de ce vieil archevêque de Grenade, dont parle Gil Blas, si chatouilleux à l’endroit de ses homélies, je suis, moi, de bonne composition ; et au lieu de dire à ce cher critique : « je vous souhaite toutes sortes de prospérités avec plus de goût », j’admettrai, franchement, qu’il y a mille défauts dans ce livre, et que je les connais.

Quant au critique malveillant, ce serait pour lui un travail en pure perte, privé qu’il serait d’engager une polémique avec moi. Je suis, d’avance, bien peiné de lui enlever cette douce jouissance et de lui rogner si promptement les griffes. Je suis très vieux et paresseux avec délice, comme le Figaro d’ironique mémoire. D’ailleurs, je n’ai pas assez d’amour-propre pour tenir, le moins du monde, à mes productions littéraires. Consigner quelques épisodes du bon vieux temps, quelques souvenirs d’une jeunesse, hélas ! bien éloignée : voilà toute mon ambition.

Plusieurs anecdotes paraîtront, sans doute, insignifiantes et puériles à bien des lecteurs : qu’ils jettent le blâme sur quelques-uns de nos meilleurs littérateurs, qui m’ont prié de ne rien omettre sur les mœurs des anciens Canadiens. « Ce qui paraîtra insignifiant et puéril aux yeux des étrangers, me disaient-ils, ne laissera pas d’intéresser les vrais Canadiens, dans la chronique d’un septuagénaire, né vingt-huit ans seulement après la conquête de la Nouvelle-France. »

Ce livre ne sera ni trop bête, ni trop spirituel : trop bête ! certes, un auteur doit se respecter tant soit peu. Trop spirituel ! il ne serait apprécié que des personnes qui ont beaucoup d’esprit, et, sous un gouvernement constitutionnel, le candidat préfère la quantité à la qualité.

Cet ouvrage sera tout canadien par le style : il est malaisé à un septuagénaire d’en changer comme il ferait de sa vieille redingote pour un paletot à la mode de nos jours.

J’entends bien avoir, aussi, mes coudées franches, et ne m’assujétir à aucunes règles prescrites, — que je connais d’ailleurs, — dans un ouvrage comme celui que je publie. Que les puristes, les littérateurs émérites, choqués, de ses défauts, l’appellent roman, mémoire, chronique, salmigondis, pot-pourri, peu m’importe !…

Mon bout de préface achevé, je commence sérieusement ce chapitre par cette belle épigraphe inédite, et bien surprise, sans doute, de se trouver en si mauvaise compagnie :


Perché comme un aiglon sur le haut promontoire,
Baignant ses pieds de roc dans le fleuve géant,
Québec voit ondoyer, symbole de sa gloire,
L’éclatante splendeur de son vieux drapeau blanc.

Et près du château fort la jeune cathédrale,
Fait monter vers le ciel son clocher radieux,
Et l’Angelus du soir, porté par la rafale,
Aux échos de Beaupré, jette ses sons joyeux.

Pensif dans son canot, que la vague balance,
L’Iroquois, sur Québec, lance un regard de feu,
Toujours rêveur et sombre, il contemple en silence,
L’étendard de la France et la croix du vrai Dieu.

* * *


Que ceux qui connaissent notre bonne cité de Québec se transportent, en corps ou en esprit, sur le marché de la Haute-Ville, ne serait-ce que pour juger des changements survenus dans cette localité depuis l’an de grâce 1757, époque à laquelle commence cette histoire. C’est toujours la même cathédrale par la structure, minus sa tour moderne, qui semble supplier les âmes charitables, soit de l’exhausser, soit de couper la tête à sa sœur géante, qui a l’air de la regarder sous cape, avec mépris, du haut de sa grandeur.

Le collége des Jésuites, métamorphosé maintenant en caserne, présentait bien le même aspect qu’aujourd’hui ; mais qu’est devenue l’église construite jadis à la place des halles actuelles ? Où est le bocage d’arbres séculaires, derrière ce temple, qui ornaient la cour maintenant si nue, si déserte, de cette maison consacrée à l’éducation de la jeunesse canadienne ? La hache et le temps, hélas ! ont fait leur œuvre de destruction. Aux joyeux ébats, aux saillies spirituelles des jeunes élèves, aux pas graves des professeurs, qui s’y promenaient pour se délasser d’études profondes, aux entretiens de haute philosophie, ont succédé le cliquetis des armes, les propos de corps-de-garde, souvent libres et saugrenus !

À la place du marché actuel, des boucheries très-basses, contenant, tout au plus, sept à huit étaux, occupaient une petite partie du terrain, entre la cathédrale et le collége. Entre ces boucheries et le collége coulait un ruisseau, qui, descendant de la rue Saint-Louis, passait au beau milieu de la rue de la Fabrique, traversait la rue Couillard et le jardin de l’Hôtel-Dieu, dans sa course vers la rivière Saint-Charles. Nos ancêtres avaient des goûts bucoliques très-prononcés !

Nous sommes à la fin d’avril ; le ruisseau est débordé, et des enfants s’amusent à détacher de ses bords de petits glaçons qui, diminuant toujours de volume, finissent, après avoir franchi tous les obstacles, par disparaître à leurs yeux, et aller se perdre dans l’immense fleuve Saint-Laurent. Un poète, qui fait son profit de tout, contemplant, les bras croisés, cette scène d’un air rêveur, et suivant la descente des petits glaçons, leurs temps d’arrêts, leurs ricochets, les eût comparé à ces hommes ambitieux arrivant, après une vie agitée, au terme de leur carrière, aussi léger d’argent que de réputation, et finissant par s’engloutir dans le gouffre de l’éternité.

Les maisons qui avoisinent le marché sont, pour la plupart, à un seul étage, à l’encontre de nos constructions modernes, qui semblent vouloir se rapprocher du ciel, comme si elles craignaient un autre déluge.

Il est midi : l’Angélus sonne au beffroi de la cathédrale ; toutes les cloches de la ville annoncent la salutation que l’ange fit à la mère du Christ, la patronne chérie du Canadien. Les habitants[1] en retard, dont les voitures entourent les boucheries, se découvrent et récitent dévotement l’Angelus. Tout le monde pratiquant le même culte, personne ne tourne en ridicule cette coutume pieuse.

Certains chrétiens du dix-neuvième siècle semblent avoir honte d’un acte religieux devant autrui : c’est faire, pour le moins, preuve d’un esprit rétréci ou de pusillanimité. Les disciples de Mahomet, plus courageux, prient sept fois par jour, en tous lieux, en présence des timides chrétiens.

Les élèves du collége des Jésuites, toujours si bruyants lorsqu’ils entrent en récréation, sortent silencieux de l’église, d’où ils viennent de prier. Pourquoi cette tristesse inusitée ? C’est qu’ils vont se séparer de deux condisciples chéris, de deux amis sincères pour tous, sans distinction. Le plus jeune des deux, qui, plus rapproché de leur âge, partageait, le plus souvent, leurs jeux enfantins, protégeait aussi le faible contre le fort, et décidait, avec équité, leurs petits différends.

La grande porte du collége s’ouvre, et deux jeunes gens, en habit de voyage, paraissent au milieu de leurs compagnons d’étude. Deux porte-manteaux de cuir, longs de cinq pieds, garnis d’anneaux, chaînes et cadenas, qui semblent assez forts pour amarrer un navire, gisent à leurs pieds. Le plus jeune des deux voyageurs, frêle et de petite taille, peut avoir dix-huit ans. Son teint brun, ses gros yeux noirs, vifs et perçants, ses mouvements saccadés, dénotent en lui l’origine française : c’est, en effet, Jules d’Haberville, fils d’un seigneur, capitaine d’un détachement de marine[2] de la colonie.

Le second, plus âgé de deux à trois ans, est d’une taille beaucoup plus forte et plus élevée. Ses beaux yeux bleus, ses cheveux blonds châtains, son teint blanc et un peu coloré, quelques rares taches de rousse sur le visage et sur les mains, son menton tant soit peu prononcé, accusent une origine étrangère : c’est, en effet, Archibald Cameron of Locheill, vulgairement Arché de Locheill, jeune montagnard écossais, qui a fait ses études au collége des Jésuites de Québec. Comment, lui, étranger, se trouve-t-il dans une colonie française ? C’est ce que la suite apprendra.

Les jeunes gens sont tous deux d’une beauté remarquable. Leur costume est le même : capot de couverte avec capuchon, mitasses écarlates bordées de rubans verts, jarretières de laine bleue tricotées, large ceinture aux couleurs vives et variées ornée de rassades, souliers de caribou plissés à l’iroquoise, avec hausses brodées en porc-épic ; et, enfin, chapeaux de vrai castor rabattus sur les oreilles, au moyen d’un fichu de soie rouge noué sous le col.

Le plus jeune montre une agitation fébrile et porte, à chaque instant, ses regards le long de la rue Buade.

— Tu es donc bien pressé de nous quitter, Jules, dit un de ses amis, d’un ton de reproche ?

— Non, mon cher de Laronde, répliqua d’Haberville ; oh ! que non, je t’assure ; mais puisqu’il faut que cette séparation pénible ait lieu, je suis pressé d’en finir : ça m’énerve ; il est bien naturel aussi que j’aie hâte de revoir mes chers parents.

— C’est juste, fit de Laronde ; et, d’ailleurs, puisque tu es Canadien, nous vivrons dans l’espoir de te revoir bien vite.

— Il n’en est pas de même de toi, cher Arché, dit un autre : je crains bien que cette séparation soit éternelle, si tu rentres dans ta patrie.

— Promets-nous de revenir ! cria-t-on de toutes parts.

Pendant ce colloque, Jules part comme un trait au-devant de deux hommes s’avançant à grands pas, le long de la cathédrale, avec chacun un aviron sur l’épaule droite. L’un d’eux porte le costume des habitants de la campagne : capot d’étoffe noire tissée dans le pays, bonnet de laine grise, mitasses et jarretières de la même teinte, ceinture aux couleurs variées et gros souliers de peau de bœuf du pays, plissés à l’iroquoise. Le costume de l’autre est à peu près celui des deux jeunes voyageurs, mais beaucoup moins riche. Le premier, d’une haute stature, aux manières brusques, est un traversier de la Pointe-Lévis (a)[Notes et éclaircissement 1]. Le second, d’une taille moyenne, aux formes athlétiques, est au service du capitaine d’Haberville, père de Jules : soldat pendant la guerre, il prend ses quartiers chez lui pendant la paix. Il est du même âge que son capitaine et son frère de lait. C’est l’homme de confiance de la famille : il a bercé Jules, il l’a souvent endormi dans ses bras, en chantant les gais refrains de nos voyageurs des pays hauts.

— Comment te portes-tu, mon cher José ? Comment as-tu laissé ma famille ? dit Jules, en se jetant dans ses bras.

— Tous ben, yeux (Dieu) merci, fit José ; ils vous mandent ben des compliments et ils ont grand hâte de vous voir. Mais comme vous avez profité depuis huit mois que je ne vous ai vu ! ma frine (foi), M. Jules, ça fait plaisir à voir.[3]

José, quoique traité avec la bonté la plus familière par toute la famille d’Haberville, ne manquait jamais aux égards qu’il leur devait.

Une question n’attend pas l’autre ; Jules s’informe des domestiques, des voisins, du vieux chien, qu’étant en trente-sixième, il avait nommé Niger, comme preuve de ses progrès dans la langue latine. Il ne garde pas même rancune au chat glouton qui, l’année précédente, avait croqué, tout vif, un jeune rossignol privé, dont il raffolait et qu’il se proposait d’apporter au collége. Il est bien vrai, que dans un premier mouvement de colère, il l’avait poursuivi avec un gourdin sous les tables, sous les lits, et même jusque sous le toit de la maison, où le méchant animal s’était réfugié, comme dans une forteresse inexpugnable. Mais il lui a pardonné ses forfaits, et il s’informe de sa santé.

— Ah ça ! dit Baron le traversier qui prenait peu d’intérêt à cette scène, ah çà ! dit-il d’un ton bourru, quand vous aurez fini de vous lécher et de parler chien et matou, vous plairait-il d’avancer ? la marée n’attend personne.

Malgré l’impatience et la mauvaise humeur de Baron, les adieux des jeunes gens à leurs amis de collége, furent longs et touchants. Les régents les embrassèrent avec tendresse.

— Vous allez suivre tous deux la carrière des armes, leur dit le supérieur ; exposés, sans cesse, à perdre la vie sur les champs de bataille, vous devez doublement aimer et servir le bon Dieu. S’il est dans les décrets de la Providence que vous succombiez, soyez prêts en tout temps, à vous présenter à son tribunal avec une conscience pure. Que votre cri de guerre soit : mon Dieu, mon roi, ma patrie !

Les dernières paroles d’Arché furent :

— Adieu, vous tous qui avez ouvert vos bras et vos cœurs à l’enfant proscrit ; adieu, amis généreux, dont les efforts constants ont été de faire oublier au pauvre exilé qu’il appartenait à une race étrangère à la vôtre ! Adieu ! Adieu ! peut-être pour toujours.

Jules était très-affecté.

— Cette séparation serait bien cruelle pour moi, dit-il, si je n’avais l’espoir de revoir bientôt le Canada avec le régiment dans lequel je vais servir en France.

S’adressant ensuite aux régents du collége, il leur dit :

— J’ai beaucoup abusé de votre indulgence, Messieurs, mais vous savez tous que mon cœur a toujours mieux valu que ma tête : pardonnez à l’une, je vous prie, en faveur de l’autre. Quant à vous, mes chers condisciples, ajouta-t-il d’une voix qu’il s’efforçait inutilement de rendre gaie, avouez que si je vous ai beaucoup tourmentés par mes espiègleries, pendant mes dix années de collége, je vous ai par compensation fait beaucoup rire.

Et, prenant le bras d’Arché, il l’entraîna pour cacher son émotion.

Laissons nos voyageurs traverser le fleuve Saint-Laurent, certains de les rejoindre bien vite à la Pointe-Lévis.



  1. (a) Ces lettres indiquent des notes renvoyées à la fin du volume, et marquées de la même lettre au chapitre correspondant.
  1. Habitant est synonyme de cultivateur, en Canada.
  2. Ces détachements faisaient aussi le service de terre dans la colonie.
  3. L’auteur met dans la bouche de José le langage des anciens habitants de nos campagnes, sans néanmoins s’y astreindre toujours.