« Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/65 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
o
Contenu (par transclusion) :Contenu (par transclusion) :
Ligne 1 : Ligne 1 :
nature en fin.
nature en fin.
<poem><i>Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque,

<poem><i>
Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque,
Et genus aequoreum, pecudes, pictaeque volucres,
Et genus aequoreum, pecudes, pictaeque volucres,
In furias ignémque ruunt.
In furias ignémque ruunt.
Ligne 8 : Ligne 6 :


Les Dieux, dict Platon, nous ont fourni d'un membre inobedient et tyrannique: qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesme aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene, impatient de delai, et, soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux, jusques à ce qu'ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit aviser aussi mon legislateur, qu'à l'avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage de leur faire de bonne heure connoistre le vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d'autres extravagantes au triple. Et tel de ma connoissance s'est perdu pour avoir faict la descouverte des sienes en lieu où il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfans vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles? De là leur vient un cruel mespris de nostre portée naturelle. Que sçait on si Platon, ordonnant, apres d'autres republiques bien instituées, que les hommes, et femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres en ses gymnastiques, n'a pas regardé à cela? Les Indiennes, qui voyent les hommes à crud, ont au-moins refroidy le sens de la veue. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, audessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant et si estroit que, quelque ceremonieuse decence qu'elles y cherchent, à chaque pas on les void toutes, que c'est une invention trouvée aux fins d'attirer les hommes à elles et les retirer des masles à quoy cette nation est du tout abandonnée, il se pourroit dire qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent et qu'une faim entiere est plus aspre que celle qu'on a rassasiée au moins par les yeux. Aussi disoit Livia qu'à une femme de bien un homme nud n'est non plus qu'une image. Les Lacedemonienes, plus vierges, femmes, que ne sont nos filles, voioint tous les jours les jeunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices, peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s'estimants, comme dict Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade! Mais ceux là desquels tesmoigne Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne par tous moyens; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray: il n'en est guere d'entre nous qui ne craingne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme que des siens; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable) de la conscience de sa bonne espouse que de la sienne propre; qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary. Et elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d'avoir, au milieu de l'oisiveté et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas qu'il n'est ny marchant, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besoigne pour courre à cette autre, et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu'ils sont de travail et de faim?
Les Dieux, dict Platon, nous ont fourni d'un membre inobedient et tyrannique: qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesme aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene, impatient de delai, et, soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux, jusques à ce qu'ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit aviser aussi mon legislateur, qu'à l'avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage de leur faire de bonne heure connoistre le vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d'autres extravagantes au triple. Et tel de ma connoissance s'est perdu pour avoir faict la descouverte des sienes en lieu où il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfans vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles? De là leur vient un cruel mespris de nostre portée naturelle. Que sçait on si Platon, ordonnant, apres d'autres republiques bien instituées, que les hommes, et femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres en ses gymnastiques, n'a pas regardé à cela? Les Indiennes, qui voyent les hommes à crud, ont au-moins refroidy le sens de la veue. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, audessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant et si estroit que, quelque ceremonieuse decence qu'elles y cherchent, à chaque pas on les void toutes, que c'est une invention trouvée aux fins d'attirer les hommes à elles et les retirer des masles à quoy cette nation est du tout abandonnée, il se pourroit dire qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent et qu'une faim entiere est plus aspre que celle qu'on a rassasiée au moins par les yeux. Aussi disoit Livia qu'à une femme de bien un homme nud n'est non plus qu'une image. Les Lacedemonienes, plus vierges, femmes, que ne sont nos filles, voioint tous les jours les jeunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices, peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s'estimants, comme dict Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade! Mais ceux là desquels tesmoigne Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne par tous moyens; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray: il n'en est guere d'entre nous qui ne craingne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme que des siens; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable) de la conscience de sa bonne espouse que de la sienne propre; qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary. Et elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d'avoir, au milieu de l'oisiveté et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas qu'il n'est ny marchant, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besoigne pour courre à cette autre, et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu'ils sont de travail et de faim?
<poem><i>Nam tu, quae tenuit dives Achoemenes,

<poem><i>
Nam tu, quae tenuit dives Achoemenes,
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes</i></poem>
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes</i></poem>

Version du 23 juillet 2009 à 23:13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature en fin.

Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque,
Et genus aequoreum, pecudes, pictaeque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dict Platon, nous ont fourni d'un membre inobedient et tyrannique: qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesme aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene, impatient de delai, et, soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux, jusques à ce qu'ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit aviser aussi mon legislateur, qu'à l'avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage de leur faire de bonne heure connoistre le vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d'autres extravagantes au triple. Et tel de ma connoissance s'est perdu pour avoir faict la descouverte des sienes en lieu où il n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfans vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles? De là leur vient un cruel mespris de nostre portée naturelle. Que sçait on si Platon, ordonnant, apres d'autres republiques bien instituées, que les hommes, et femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres en ses gymnastiques, n'a pas regardé à cela? Les Indiennes, qui voyent les hommes à crud, ont au-moins refroidy le sens de la veue. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, audessous de la ceinture, n'ont à se couvrir qu'un drap fendu par le devant et si estroit que, quelque ceremonieuse decence qu'elles y cherchent, à chaque pas on les void toutes, que c'est une invention trouvée aux fins d'attirer les hommes à elles et les retirer des masles à quoy cette nation est du tout abandonnée, il se pourroit dire qu'elles y perdent plus qu'elles n'avancent et qu'une faim entiere est plus aspre que celle qu'on a rassasiée au moins par les yeux. Aussi disoit Livia qu'à une femme de bien un homme nud n'est non plus qu'une image. Les Lacedemonienes, plus vierges, femmes, que ne sont nos filles, voioint tous les jours les jeunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices, peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s'estimants, comme dict Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade! Mais ceux là desquels tesmoigne Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne par tous moyens; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray: il n'en est guere d'entre nous qui ne craingne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme que des siens; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable) de la conscience de sa bonne espouse que de la sienne propre; qui n'aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n'estoit plus chaste que son mary. Et elles offriront volontiers d'aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d'avoir, au milieu de l'oisiveté et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas qu'il n'est ny marchant, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besoigne pour courre à cette autre, et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu'ils sont de travail et de faim?

Nam tu, quae tenuit dives Achoemenes,
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes