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Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 872-907).
AUTOUR DE TOLSTOÏ

La figure de Tolstoï, tel que l’auteur de Résurrection m’est apparu l’automne dernier, malade, persécuté, excommunié et tenant tête à l’orage avec la vigueur passive d’un grand chêne qui brave la foudre, restera inséparable dans mon souvenir du cadre dont l’entouraient les merveilleux paysages de Crimée. Le contraste était pathétique entre leur riante splendeur et la tragédie de cette destinée sur laquelle tout l’Empire, toute l’Europe avaient alors les yeux, s’attendant à la mort du pécheur, une mort prochaine que ne devait accompagner aucune bénédiction, aucune prière. Bien que défense fût faite aux journaux de parler de lui, tout le monde savait qu’il avait fallu des raisons graves pour décider Tolstoï à quitter sa chère retraite de Yasnaïa Polnaïa. C’était là que je m’étais d’abord promis d’aller le voir, dans son véritable milieu, menant sa vie multiple de réformateur et d’artisan, de laboureur et de poète, roulant dans un cerveau toujours actif les types si vivans de son œuvre si vaste, tout en conduisant la charrue. Mais la volonté des médecins, soutenue par celle de sa famille, s’imposa ; il fut contraint de chercher sur la Côte d’Azur de la Russie un climat plus doux que celui de Toula, et je reçus un mot de la comtesse Tolstoï qui marquait en Crimée le lieu du rendez-vous : vingt-quatre heures en chemin de fer, puis douze à treize heures de voiture pour rencontrer un homme qui n’avait pas la force, on m’en avertissait, de causer tous les jours. Mais l’homme était Tolstoï. Je partis à sa recherche, récompensée d’ailleurs par les incidens du voyage avant d’avoir atteint le but que je me proposais, un but qui certes m’eût fait supporter, même sans ce dédommagement, de beaucoup plus grandes fatigues.


I

L’immense zone noire du Tchernoziom, la région du blé ; puis, une fois entrée dans le gouvernement d’Iékatérînoslav, des pâturages à perte de vue, peuplés uniquement de troupeaux. Les faibles monticules qui seuls interrompent la monotonie d’un océan herbu me reportent aux objets exhumés de leurs flancs qui déjà, dans quelques musées de province, m’ont initiée à l’époque préhistorique. Les statues de pierre presque informes, dont j’ai vu deux ou trois curieux échantillons, bien antérieurs aux invasions tatares, étaient parfois posées sur les kourganes, vraisemblablement des tombeaux.

Mais voici comme un réveil de végétation ; nous approchons du Dnieper et de ses îles. Je me sens tout près des fameux plavni d’où sortit Tarass Boulba. Le poème de Gogol et l’épopée vécue des hetmans prêtent un intérêt indépendant du trafic dont elle est le centre, à cette station d’Alexandrovsk, entrepôt de toutes les marchandises venues de l’intérieur. Quelque temps, nous longeons ces bas-fonds verdoyans, derniers refuges de l’indépendance des Cosaques Zaporogues ; puis la steppe reprend, nue, altérée, déserte. Nous sommes dans une partie réputée jadis inhabitable de cette Tauride à laquelle Catherine II donna la vie lorsqu’elle y appela les Allemands. Le plus grand nombre des Tatares qui jusque-là couvraient le pays avaient émigré en Turquie, leur dernier khan ayant été forcé d’abdiquer ; d’autre part, l’annexion rapide de nouveaux territoires qui se produisait sans relâche dans le Sud semblait exiger un effort plus actif que la descente volontaire des émigrans du Nord vers ces contrées si dures à défricher. L’impératrice comprit que l’énergie allemande, persévérante, infatigable, viendrait seule à bout d’une terre rebelle. Les sectaires protestans qui portent aujourd’hui encore le nom de Mennonites étaient disposés à quitter la Prusse pour éviter le service militaire que des scrupules religieux leur défendaient, comme aux Quakers en Angleterre. Catherine les exonéra de cette obligation et, en outre, de plusieurs impôts. Ils arrivèrent en foule attirés par des avantages qui leur ont depuis été retirés, car, à partir de 1866, les Mennonites de la steppe, comme les Doukhobors du Caucase, furent versés dans les bataillons disciplinaires. Une émigration considérable en Amérique s’ensuivit de leur part, et il est intéressant de constater qu’aux États-Unis les villages de certaines sociétés communistes d’origine allemande aient exactement le même aspect que ceux des environs de Mélitopol : propreté extrême, ordre méticuleux, rues tirées au cordeau. Les maisons solidement construites, à toits de tuiles rouges, diffèrent tout à fait des chaumières russes, de même que les longues voitures à l’allemande diffèrent de la pavozka. Les cours de fermes sont balayées avec un soin qui n’existe pas ailleurs et les potagers rendus productifs par je ne sais quel miracle d’industrie. Rien n’est impossible aux colons allemands ; ils trouvent même le moyen de faire croître, pour se protéger contre les vents du Nord, quelques buissons, quelques arbustes dans cette glaise mélangée de sel.

Ceux des Mennonites qui vont chercher aux États-Unis le droit de ne pas participer à ce qu’ils appellent les œuvres de Satan laissent la place à des compatriotes, luthériens pour la plupart. C’est donc toujours ici l’Allemagne, avec sa langue, ses coutumes et l’espèce de raideur austère qu’elle oppose à l’aveugle antipathie de ses voisins russes.

Entre les deux races aucun mélange n’existe ; le puritanisme protestant condamne l’incurie et le désordre qui règnent dans les villages slaves. Les Russes, de leur côté, ressentent contre la prospérité de ces étrangers, riches en troupeaux de moutons et de porcs, la rancune que la cigale humiliée dut garder contre la fourmi. Au lieu de reconnaître que leur succès est fondé sur l’économie, sur la sobriété, ils l’attribuent à l’avarice. Ils restent jaloux des privilèges, disparus cependant, que le gouvernement accorda jadis aux gens qu’ils traitent d’exploiteurs. Et les classes élevées partagent jusqu’à un certain point des préjugés qui peuvent être comparés à ceux qu’inspirent les Juifs. Un de mes amis me dit avec indignation que les Allemands de la steppe suspendent chez eux le portrait de l’empereur Guillaume à côté de celui du tsar.

La nuit tombe sur ces villages qui deviennent rares de plus en plus, l’eau douce faisant souvent défaut, à mesure que l’on avance vers la Sivach, ce bras paresseux de la mer d’Azov. Tout en regardant l’étendue aride se dérouler sans accident sous les rayons blafards de la lune, je pense, avec une bizarre sensation de soif, aux sources absentes, à cette eau si joliment personnifiée par notre saint François d’Assise, l’eau fraîche, gazouillante et pure d’où jaillit à la fois tout ce qui est bon, tout ce qui est beau, l’eau, richesse de l’habitant et consolation du pèlerin.

Elle n’a plus du tout de place dans le sinistre paysage de sel qui, au réveil, nous frappe d’une impression de tristesse profonde. Un rouge lever de soleil l’éclairé à peine de lueurs fumeuses. Nous traversons sur un remblai la lagune qui sépare de la terre ferme la presqu’île de Crimée. Oui, c’est bien la Mer Putride, une affreuse odeur de soufre nous en avertit. Les amas de sel extrait de la Sivach se dressent en pyramides ; quelques lacs salés, d’où s’exhalent des miasmes cadavériques, semblent figés à la surface d’un sol partout couvert de blêmes pétrifications dont la poussière s’attache à l’herbe roche et blanchâtre ; et, au cœur même de ces lieux maudits, apparaît le premier cimetière tatare où le turban remplace la croix.

Bientôt, cependant, le cours vivifiant du Salghir ressuscite la nature pétrifiée. Presque tari en cette saison, le Salghir se transforme l’hiver en torrent. Le peu de fraîcheur qu’il dégage suffit à entretenir la splendeur des vergers qui bordent son cours. A la base des pâles collines, contreforts des monts Iaïla, se poursuit la récolte des pommes, cette pomme de Crimée doucement colorée comme la joue d’une jeune fille. Le gazon en est jonché, les branches ploient sous le fardeau de ce que l’on prendrait au loin pour des fleurs, tant les couleurs en sont vives, tendres et délicates, — autant de chapelets de grosses roses, Simféropol se cache derrière ces jardins dignes de la Terre promise, quoiqu’ils ne produisent pas comme ceux du versant Sud les fruits du Midi ; c’est plutôt la végétation de l’Europe centrale, de sorte que dans un petit espace la Crimée réunit tout ce que dans tous les climats peut donner la terre. Compensation merveilleuse aux parties stériles et désolées de ce grand corps septentrional qu’est la Russie.

Je ne brûle pas sans regret une étape particulièrement curieuse, Baktchi-Sarai, « la Mecque de la Tauride, » où le palais des Khans, la fontaine des Larmes, toutes ces choses d’Orient appartiennent à Pouchkine et à M. de Vogué. M. de Vogué a dit, en parlant des beaux sites de ce monde, qu’il faut ce que les hommes laissent d’âme éparse sur les objets associés à leur vie pour qu’un lieu soit parfaitement séduisant[1]. Et il a en effet complété la séduction de la Crimée en la visitant, en y ajoutant les fleurs de l’esprit humain à celles que produit le sol. Je l’ai senti tout le long de ce voyage où il me semblait que les tableaux les plus saisissans fussent comme signés de son nom.

En vue des montagnes qui dessinent à l’horizon leur procession gracieuse de mamelons en pointe légèrement inclinés, nous avons traversé une vallée dont le nom, pour nous synonyme de victoire, me fait tressaillir : l’Aima. Les récits entendus dans ma jeunesse de la bouche de ceux qui en étaient revenus affluent tout à coup à mon souvenir avec une fraîcheur, une vivacité d’émotion extraordinaire. Je vois nos zouaves escaladant, sous le canon et la mitraille, ces hauteurs dont le général Mentchikoff parlait comme d’une position plus difficile à prendre que Sébastopol, « les Français fussent-ils cent mille. » Les alliés réunis n’étaient que trente-cinq mille, dix ou douze mille de moins que les Russes, et on sait quelle fut l’issue de la journée, les généraux entraînant le soldat avec une témérité personnelle inouïe, Saint-Arnaud donnant par sa présence spectrale, pour ainsi dire, l’exemple d’un héros victorieux de la mort en même temps que de l’ennemi. On assure que la saison des coquelicots rend toute rouge la vallée où s’engagea la grande bataille du 20 septembre 1854 ; aperçue de loin, sous le soleil, elle justifie alors d’une façon tragique son nom de plaine sanglante.

Plus loin deux cours d’eau rapides, la Katcha et le Belbeck, arrosent des vallées étroites et profondes, dont la formation géologique est nettement visible sur les falaises coupées à vif qui les encaissent. La base crétacée, très ancienne, supporte la tranche rouillée d’une argile plus récente ; il sort de là des forêts de pommiers et de poiriers que dépouillent à la hâte de nombreux Tatares montés sur des échelles. Ces jardins appartenaient autrefois à leurs mourzys, à leurs seigneurs, mais ils ont passé depuis aux mains de grands propriétaires russes qui en tirent des revenus énormes.

Le train s’engouffre à plusieurs reprises sous des tunnels. Au sortir de l’un d’eux, on traverse le Belbeck et on se trouve en face d’un village tatare pareil à une agglomération de terriers en désordre que coifferaient des toits parfaitement plats. Après le cinquième tunnel, nous longeons la haute falaise d’Inkermann, avec sa couronne de ruines, quelques tours du temps des Génois, que relient entre elles des murailles encore solides. Le flanc abrupt du rocher est creusé de grottes profondes auxquelles on accède par des degrés cyclopéens ; çà et là, s’y ajoutent quelques travaux de maçonnerie. Combien de vaincus, combien de persécutés ont, au cours des siècles, trouvé refuge dans ces cavernes, tandis que le pays, depuis les Scythes jusqu’aux Turcs, passait sous tant de dominations diverses et subissait jusqu’à soixante-dix invasions de peuples différens ! Des lucarnes sculptées, une architecture d’église s’accroche à cette muraille naturelle au lieu où, selon la légende, deux papes furent successivement prisonniers : saint Clément et saint Martin. Leurs cellules, gardées par des moines troglodytes, sont devenues lieu de dévotion et but de pèlerinage, ce qui s’explique par le fait que ces victimes de Trajan et de Constant II vécurent avant le grand schisme.

Près d’Inkermann, où l’armée russe essaya en vain de prendre sa revanche de la bataille de l’Aima et fit de si terribles pertes, la Tchornaïa déverse dans la baie de Sébastopol ses eaux lentes, que des fleurs de marais couvrent d’une écume rosâtre. La voie fait une courbe énorme et je suis tout yeux pour ne rien perdre des fréquentes échappées sur la mer. Nous longeons la baie du Sud, qui s’enfonce, calme et bleue, dans l’intérieur des terres, comme un grand lac partout fermé, sauf au point où il débouche dans le golfe aux côtes festonnées d’autres baies plus petites. La ville, entièrement reconstruite aujourd’hui, se dresse toute blanche en amphithéâtre au-dessus de son port, l’un des plus sûrs qui existent. A la sortie du dernier tunnel, on me montre deux points qui, par leur position élevée, s’imposent à l’attention : d’un côté, la tour Malakoff, de l’autre la chapelle en forme de pyramide du grand cimetière russe, sépulture des frères, où reposent, en effet, 43 000 frères d’armes tués sous Sébastopol durant ce siège d’un an. Les voyageurs qui m’ont précédée ont vu en Sébastopol tout entier un vaste cimetière ; moi, j’assiste à sa complète résurrection. Ses forts, ses casernes, ses docks, son arsenal, ses magasins immenses ne pouvaient avoir, au moment où éclata la guerre d’Orient, une apparence plus solide, quoique de nombreuses escouades d’ouvriers travaillent encore dans les vastes chantiers de Korabielnaïa. Les cuirassés, les torpilleurs veillent ; des navires s’éparpillent sur la rade.

Quant à la population, elle est plus considérable qu’avant le siège ; cependant, les belles rues toutes neuves à travers lesquelles nous roulons pendant une demi-heure, de la gare à l’hôtel Kist, me paraissent désertes ; plantées d’arbres et bordées de maisons de pierre calcaire d’un blanc jaunâtre, éblouissant sous le soleil, elles sont tristes quand même ; on dirait que les vivans ne sont pas encore rentrés dans ces grandes voies ouvertes sur des ruines. L’impression change, il est vrai, quand on atteint le Boulevard Maritime, la promenade la plus brillante et la plus fréquentée, mais je n’avais pas encore vu le quartier à la mode quand la Grèce m’est apparue soudain à la Grafskaia Pristan. Ce blanc portique d’où l’on descend par de longs degrés de pierre jusque dans les flots bleus n’est pas autre chose qu’un délicieux décor, celui d’Iphigénie en Tauride ; la lumière, le ciel, la poussière que l’on croirait de marbre, le site tout entier, même ce qu’a de factice cette colonnade dorique aussi moderne que l’est un peu plus loin le temple de Thésée dédié à Saint-Pierre et Saint-Paul, tout cela prête à l’évocation d’un chef-d’œuvre, et c’est intérieurement accompagnée par la musique de Gluck que j’entre dans l’excellent hôtel, paré comme il convient de lauriers-roses, qui surgit au bord de ce rivage, beaucoup plus accueillant qu’au temps d’Oreste.

Une fois reposées, nous nous promettons bien d’aller jusqu’à l’ancien promontoire de Parthenium chercher le vrai temple de Diane, dont l’emplacement est occupé aujourd’hui par le couvent Saint-Georges, le Persée chrétien, effroi des mécréans, ayant remplacé dans son sanctuaire la divine chasseresse.


II

Pour la promenade classique jusqu’à Chersonèse, nous prenons deux guides incomparables, Tolstoï et M. de Vogué. Le boulevard historique est à Tolstoï, qui, officier d’artillerie, figura dans l’héroïque légende du quatrième bastion et s’y conduisit, si nous voulons l’en croire aujourd’hui, en grand criminel, c’est-à-dire en très brave soldat.

« Comment ceux qui se disent chrétiens, qui professent la loi de l’amour, peuvent-ils contempler leur œuvre de meurtre, sans se jeter repentans aux genoux de celui qui leur a donné la vie et avec la vie l’horreur de la mort ? »

M. de Vogué applique à la guerre un autre langage : il entreprend de prouver qu’elle permet à l’homme de « faire sa fonction d’héroïsme, grâce à laquelle il se pardonne et on lui pardonne toutes les autres fonctions basses ou douteuses de sa vie. » Mais la vue d’une certaine salle, dans le Musée du Siège, empêche que nous soyons convaincues par son éloquence. Il ne s’agit plus là, comme dans les galeries voisines, de canons, de projectiles, de plans, de modèles de vaisseaux de guerre, ni des reliques de quatre grands amiraux dont la Russie, malgré leur défaite, restera justement fière à jamais, ni des tableaux représentant les épisodes de la défense, ni d’une suite de caricatures où ne sont point ménagés Napoléon III et ses alliés ; nous sommes tout de bon dans la chambre des horreurs, littéralement tapissée de photographies coloriées reproduisant les blessures mémorables, les amputations extraordinaires, les belles opérations chirurgicales qui suivent chaque bataille, l’envers de la gloire en un mot. C’est bien la chambre devant laquelle le prince Galtzine, s’étant frayé un passage à travers les civières, les brancardiers et les morts qui encombraient l’entrée de l’ambulance, recule et sort précipitamment… Ce qu’il a vu était par trop épouvantable[2].

Comme lui, nous fuyons ; mais le spectacle de cette humanité mutilée, martyrisée ne nous quitte plus. Dehors !… Au soleil ! dans un paysage où ne tonnent plus les engins de mort, où ne gémissent plus les blessés, que n’infectent plus les cadavres, où la paix s’impose !

Nous courons vers Chersonèse. Ce plateau aride et pierreux, brûlé par les vents de mer, pourrait être la Grèce elle-même. N’est-ce pas la Grèce, en effet, cette côte rocheuse et déchiquetée toute en promontoires, en anses et en criques, ces falaises calcaires d’une blancheur aveuglante, cette sécheresse du sol, cette atmosphère pure, cette lumière radieuse ? Entre les deux baies qui sont aujourd’hui celles de Sébastopol et de Balaklava, des colons d’Héraclée de Bithynie vinrent fonder une grande ville de commerce, qui conserva son indépendance jusque sous les empereurs romains et fut ensuite capitale d’une province byzantine.

Nous pénétrons dans ce qui reste de l’enceinte, qui eut six kilomètres de circuit : quelques pans de murailles, des débris de colonnes et de statues, derniers vestiges d’une citadelle et d’un temple. Du sol, labouré par des fouilles, ont été extraits les beaux fragmens architectoniques qui rejoignirent, à l’Ermitage de Pétersbourg, les antiquités du Bosphore cimmérien. Pourtant, un petit musée local garde encore des inscriptions, des verreries, des terres cuites en assez grand nombre. Sur le peu qui reste de l’église où fut célébré le baptême de saint Vladimir, grand prince de Kiev, a été construite, il y a tout au plus trente ans, une luxueuse cathédrale. Un moine chevelu du monastère voisin nous en fait les honneurs avec empressement. L’espace d’une demi-heure, nous échappons dans ce saint lieu à la vision des champs de bataille, qui ensuite reprend de plus belle. Le Grand-Redan, le Mamelon-Vert, la Tour Malakoff… Comme ces noms francisés sont familiers et nous émeuvent ! À la sueur de notre front, sous un soleil implacable, nous montons jusqu’à la croix de marbre dressée sur les ossemens de nos soldats, au milieu des cyprès, dont le vieux gardien, qui, lors du siège, était une jeune recrue, me permet de cueillir une branche.

Il parle, comme le fit Tolstoï lui-même, de la bonne camaraderie qui, à chaque armistice, se manifestait entre Russes et Français. Le fait de pouvoir dire : « J’y étais » prête un grand intérêt aux moindres récits. Avec une sorte de dévotion, le soldat médaillé de Sébastopol nous promène à travers les casemates qui furent si longtemps le gîte de ceux dont des plaques de marbre, là dehors, rappellent la mort glorieuse, les amiraux Nakhimov et Istomène ; Kornilov, lui, a, plus haut, un monument de bronze ; ses dernières paroles y sont gravées : « Seigneur, bénis la Russie et le tsar, sauve la flotte et Sébastopol ! » Et, à côté de sa grande figure expirante, se tient l’humble figure du quartier-maître Kochka, qui passe avec lui à la postérité. La statue de Lazarev est placée au pied de la colline, mais elle ne ressort plus sur des ruines comme au temps où la vit M. de Vogüé. Les casernes de la marine sont reconstruites.

Des flots de sang répandus, des trésors d’énergie et de dévouement dépensés en pure perte, 250 000 chaudes et généreuses existences sacrifiées, onze mois de souffrance pour les assiégeans comme pour les assiégés, l’anéantissement d’une flotte, la destruction d’une ville, la fin tragique d’un empereur qui ne put survivre à sa défaite, tout cela pour que nos historiens prononcent sur cette guerre de Crimée le triste jugement qui semble définitif : elle ne servit qu’à faire triompher une politique aussi contraire aux intérêts de la France qu’elle pouvait l’être à ceux de la Russie…

Telles sont mes pensées, tandis que trois bons chevaux nous emportent derrière la ville, sur le chemin que suivit l’armée française pour aborder Sébastopol, puis à travers des vallées profondes qui semblent frappées de stérilité depuis l’outrage de l’invasion, rappelée par une pyramide commémorative.

— Autrefois, nous dit notre cocher d’un air sombre, en montrant les collines calcaires où ne poussent que des buissons rabougris, nous avions des bois. Ils sont détruits partout où l’ennemi a passé et les propriétés ont été abandonnées par leurs maîtres, qui laissent tout en friche, comme vous voyez. Il n’y a plus ici que des morts…

Et, d’un geste large de son fouet, il embrasse trois cimetières, car nous sommes en effet par excellence sur la voie des tombeaux. Là-bas, où campèrent nos soldats, sur le plateau de Chersonèse, le cimetière français ne renferme pas moins de dix généraux ensevelis au milieu de tant de braves dont les noms ne sont pas tous inscrits sur le marbre. Le cimetière anglais se détache à son tour sur la grande silhouette apparue pour la première fois du Tchatyr-Dagh, le Mont de la Tente, le sommet principal de la haute chaîne qui court d’ici jusqu’à Kertch, séparant le bassin de la Mer-Noire de celui de la mer d’Azov. Le monument italien s’élève sur l’emplacement de la principale batterie piémontaise au sommet d’une montagne de craie. C’est l’œuvre d’un architecte italien, et des ouvriers, italiens aussi, vinrent le tailler dans le marbre gris de Crimée. Puis, en 1882, les vétérans de la guerre d’Italie, conduits par le comte Nigra, y transportèrent les ossemens des officiers tués sous Sébastopol. Dans le caveau de la chapelle funéraire dorment les généraux La Marmora, Arnoaldi, Lansovecchio. Mais combien plus lugubre que ces champs de repos, consacrés par le pieux souvenir de la patrie absente, est cet autre cimetière sans croix et sans chapelle, la gorge sinistre où eut lieu ce qu’on appelle en France la bataille de Traktir ! À notre gauche, tout près des hauteurs d’Inkermann, elle se creuse, mystérieusement triste, sur le passage d’une petite rivière d’où s’exhalent ce matin, pompées par le soleil, de marécageuses vapeurs. On dirait de la fumée tournoyante au-dessus de la mince et sinueuse ligne de verdure qui tranche sur la blancheur grisâtre du paysage. Les pentes de ces contreforts portaient autrefois nos batteries, les casquettes blanches des Russes dépassaient ces buissons épineux, notre artillerie descendait ces mamelons au galop. Les Russes étaient trois contre un, il en resta quinze mille dans la poussière. Deux combats mirent en deuil les lieux sinistres que nous parcourons ; l’un entre la journée de l’Aima et celle d’Inkermann, sur la Rivière-Noire, qui prend sa source dans la gorge de Tchorgoune ; l’autre sur les hauteurs de Fedioukine, en août 1855. Et le poète a eu beau dire :

… C’est un engrais que le meurtre et la guerre,

il ne semble pas qu’ici le sang ait jamais pu triompher des résistances du sol aride à jamais.

Oppressées par ces souvenirs, nous gardons le silence avec une sorte d’horreur respectueuse, nous qui, réunies côte à côte dans un voyage d’agrément, représentons, après tantôt un demi-siècle, les deux ennemis réconciliés. Et notre cocher, lui aussi, est devenu taciturne, de très expansif qu’il était jusque-là, comme le sont volontiers les Russes de la Grande-Russie. Celui-ci est, il nous l’a dit tout de suite, un paysan des environs de Koursk, grand gaillard sanguin à large barbe blonde. Déjà, tout en expliquant le théâtre de la guerre, il avait jeté sur moi le regard aigu, sans bienveillance aucune, de ses petits yeux d’un bleu étincelant. Au moment où nous dépassons le champ de bataille de Balaklava, si funeste aux Anglais, il se tourne sur son siège et reprend la conversation en vantant le mérite des chevaux qu’il conduit et qui lui appartiennent. C’est tout ce qui lui reste au monde, puisqu’il est veuf, que ses enfans sont morts. Et de son village natal il est bien loin… Tout cela entrecoupé de gros soupirs. Mais parler ainsi de ses propres affaires est un moyen connu pour obtenir en retour des confidences.

— D’où venons-nous ?

Il le demande avec la familière curiosité d’usage. Mon amie lui répond de manière à le satisfaire.

— Mais elle ?

C’est moi qu’il désigne maintenant du bout de son fouet.

— Elle vient de Paris, elle est Française.

— Française ?

Et avec une impétuosité singulière

— Alors, pourquoi êtes-vous ensemble ?

Je lui fais demander si, par hasard, il n’approuve pas l’alliance, en ajoutant que ce serait pour moi un réel chagrin.

Et il sourit de toutes ses dents très blanches sans dire pourtant ni oui ni non. Peut-être a-t-il des proches dans les « sépultures des frères, » à beaucoup près les plus nombreuses.

Un tournant du chemin découvre soudain à nos yeux la mer dans l’écartement des montagnes. Nous nous arrêtons devant la presqu’île si pittoresque de Balaklava.

Entre deux rochers, dont l’un supporte deux belles tours du temps des Génois, une passe étroite sépare de la pleine mer une petite mer intérieure, au bord de laquelle se presse le village. Homère l’a bien décrite par la bouche d’Ulysse, sous le nom de baie des Lestrygons.

« L’entrée n’est pas facile, la nature l’a environnée de rochers très hauts et des deux côtés le rivage s’avance, il fait deux pointes qui ne laissent au milieu qu’un passage fort étroit. Jamais ni grandes ni petites vagues ne se sont soulevées dans cette enceinte ; il y règne une douce sérénité. »

Et il n’a pas tort, si peu vraisemblable que cela paraisse aujourd’hui, de parler du bois envoyé des montagnes voisines, car celles-ci se couvrent d’une sorte de brousse épaisse, les chênes coupés au temps de la guerre ayant repoussé tant bien que mal. Ce paysage de chaux et de craie verdoie, à mesure que l’on approche de Tchatel-Kaïa, le premier relais de poste. Près de Soukhartchi, l’argile est utilisée dans une vaste tuilerie ; c’est le seul signe d’industrie que nous ayons encore rencontré.

Nos chevaux s’arrêtent pour boire dans l’auge de pierre d’une fontaine et aussitôt le pays tatare se révèle ; trois ou quatre petites filles en pantalon rouge serré à la cheville, les nattes pendantes d’un noir de jais, leurs yeux de velours si doux allongés par de longs cils, mais l’air languissant et affamé, entourent notre voiture. L’une d’elles porte le fez, l’autre un mouchoir de couleur vive appuyé à la ligne sombre des sourcils et noué derrière la tête, les bouts flottans. Nous leur donnons quelques copecks, mais elles préféreraient du pain et montrent de leur petit doigt maigre nos provisions, dont nous sommes avares, car il faut ménager les vivres dans ce voyage où nous ne comptons pas nous rendre esclaves des auberges et des haltes déterminées par l’usage.

Ces pauvres petites Tatares incarnent en leur personne toute la misère de leur race, chassée peu à peu par la civilisation russe d’un pays qui lui appartint à partir du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe. Vassaux de la Russie et de la Porte alternativement, les Tatares jouissaient néanmoins de la terre sans que nul vînt troubler leurs paisibles travaux d’agriculteurs. Mais, dès le règne de Nicolas Ier, la Crimée fut à la mode. Des palais princiers s’élevèrent tout le long du littoral ; les grands-ducs et les grands seigneurs achetèrent aux mourzys, tout récalcitrans qu’ils pussent être, leurs champs, leurs vergers, leurs villages. Les habitans dépossédés n’eurent que la ressource d’émigrer en Turquie ou de mettre au service des Russes leur habileté à cultiver la vigne et le tabac. Il y a aussi parmi eux beaucoup de messagers, de colporteurs ; nous en avons rencontré déjà le long de la route, marchant courbés sous de lourds paquets dans l’épaisse poussière blanche. Mais voilà qu’un peu d’ombre leur est accordée ainsi qu’à nos chevaux. La nature du terrain a changé au point précis où commence l’une des plus belles routes de poste qui existent au monde, celle qui, par les soins du prince Woronzov a rendu accessible le littoral de la Crimée. Ses méandres, très étroits d’abord, suivent un ruisseau que surplombent des roches jurassiques, piédestal d’une forêt de pins sylvestres et de chênes sous lesquels s’enchevêtrent les ronces, les raisins sauvages, les cornouillers, aux couleurs diverses où domine une note rouge. Les houppes et les lianes des clématites géantes s’enlacent aux sureaux, aux trembles, aux frênes, aux érables, aux peupliers noirs. C’est le vestibule du monde nouveau qui nous attend sur l’autre versant. La vallée s’élargit en une plaine fertile où les villages russo-tatares, éparpillés çà et là, s’entourent de belles cultures et de pâturages baignés par les sources nombreuses, qui, réunies, forment cette Tchernaïa sur les rives de laquelle la guerre fit tant de victimes. Dieu merci, elle est rendue à la paix pastorale. Devant nous cependant roule une voiture de poste dans laquelle se prélasse un couple de belliqueuse apparence : officier russe en uniforme et Tcherkess en superbe costume ; haut bonnet de fourrure blanche, riche caftan de drap olive entr’ouvert sur une ceinture d’argent niellé d’émail noir, la poitrine chamarrée de plusieurs rangs de cartouches, un compatriote de Schamyl peut-être ou plutôt, à en juger par son type, un Russe en costume de fantaisie. Nous rencontrons aussi deux demoiselles tatares dans la charrette couverte, allongée comme une-auge ou comme un cercueil, que l’on appelle arba. Celle-ci est peinte en vert à ramages rouges. D’un geste bien oriental, les jolies filles ramènent coquettement sur le bas de leurs visages le grand mouchoir d’un jaune vif qui les coiffe, tandis que les yeux noirs continuent à rire au-dessus de ce voile improvisé. Le soleil passe à travers la soie légère et prête aux bruns visages une auréole d’or.

Des douze villages de la vallée, Baïdar est le plus important. Ses maisons se dispersent, assez écartées les unes des autres, sur un vaste espace ; les étrangers s’y arrêtent quelquefois dans une auberge un peu rustique ; il y a, outre l’auberge, un hôpital très riant, tout en vigne vierge, quelques villas et une belle école du zemstvo autour de laquelle rôdent des enfans, garçons et filles, coiffés de fez ou de calottes en velours décorées de sequins. La plus belle propriété particulière des deux vallées, — car il y a deux vallées successives qui donnent l’une dans l’autre, — est celle du général Martinoseff ; elle n’a pas moins de 11 000 hectares. Ici, Catherine la Grande planta sa tente au cours du voyage triomphal avec l’empereur d’Autriche et Potemkine. Les Tatares étaient alors plus nombreux, plus sauvages qu’aujourd’hui, et il y avait quelque gloire pour la souveraine à les voir accourir subjugués.

Au relais, nous nous servons à nous-mêmes le déjeuner que nous avons sagement apporté, car le gîte est médiocre et envahi par une foule de voyageurs qui ne réussissent pas à se faire écouter d’une aubergiste apathique.

Mon amie ayant fait remarquer qu’on est mieux reçu dans le moindre bouchon de France, une dame présente, qui cependant n’a pas plus que les autres un morceau à se mettre sous la dent, prend la parole avec feu : « C’est donc ainsi que certains Russes dénigrent impitoyablement leur patrie, n’accordant de mérite qu’à ce qui vient de l’étranger ! La société, les hôtels, les magasins, les toilettes… On méprise, on calomnie tout ce qui est de chez soi, et pourtant… — Elle s’irrite et elle gronde en français, ce qui rend sa colère tout à fait comique. Les personnes présentes ne peuvent s’empêcher de rire. Rien de plus gai du reste que l’aspect de ce balcon rempli de voyageurs attablés devant des assiettes vides, acclamant le peu de victuailles qui leur arrivent à de longs intervalles, tandis que les chevaux, plus heureux, mangent l’avoine, que les nombreux chiens de l’endroit happent les os qu’on leur jette et qu’une bande gloutonne de canards se pousse jusque sous nos pieds. Les mieux servis apparemment sont les cochers, qui trouvent moyen de se griser, si bien qu’une malheureuse famille, désespérant d’éveiller son isvochtchik, se trouve réduite à attendre le lendemain dans ce gîte maussade. Notre homme de Koursk, lui, est sobre et ponctuel. Au bout d’une heure, nous le retrouvons à son poste devant la porte de Baïdar.

Le passage de cette porte est le grand moment, la suprême émotion du voyage. Je ne crois pas qu’aucun spectacle au monde m’ait frappée autant que celui-là. Depuis le matin, on voyage dans les terres sans avoir entrevu, sauf une seule fois et l’espace d’un instant, à Balaklava, la mer cachée par les montagnes. Tout à coup se présente, reliant l’un à l’autre deux énormes rochers, une large frise soutenue par des colonnes doriques. Vous vous aventurez sous la voûte qu’elle décore, et un tableau inattendu vous frappe aussitôt : la plus magnifique des marines enchâssée dans les lignes simples et droites de cette architecture grecque. La mer, rien que la mer. Il est impossible de retenir un cri d’admiration. Et, aussitôt que l’on a passé le seuil enchanté, c’est un pays nouveau, un nouveau climat, l’Orient s’accusant de plus en plus jusqu’à l’extrémité sud de la Crimée.

Après Baïdar, des éboulemens formidables de rochers se précipitent jusque dans les flots. Cependant un vaste domaine nous donne l’avant-goût des parcs et des jardins qui nous attendent le long de la côte. Son propriétaire a fait bâtir l’église pittoresque qui, haut perchée à l’entrée de la route, domine cette étroite corniche hardiment suspendue entre l’abîme et la muraille crevassée, portant dans toutes ses fentes des genévriers et sur sa crête une couronne sévère de pins de la Tauride. Dans la saison des pluies, de nombreux torrens bondissent vers la mer ; ils se transforment, l’été, en ravins desséchés.

Nous apercevons de loin, après Foros, la pointe avancée du cap Saritch, qui marque l’extrémité méridionale de la Crimée, mais à peine ai-je le temps de me le faire nommer. Les chevaux, habitués à ce chemin vertigineux, descendent rapidement en larges zigzags. Je sens encore l’ivresse de la course au-dessus du chaos des rochers. Partout ils font saillie au flanc de la montagne ; ils ont enseveli un village entier à l’endroit où l’un d’eux, le rocher de Saint-Hélie, continue à menacer les passans. Sur cette première partie de la route, des drapeaux, plantés à distances irrégulières, indiquent le danger ; mais les Tatares n’en ont cure. Ils rebâtissent un peu plus loin leurs pauvres demeures aux toits si plats qu’il nous arrive d’y voir se promener un cheval. Quelquefois le bloc presque détaché surplombe cette espèce de terrasse, ou bien on l’utilise en manière d’auvent soutenu par deux piliers de bois brut. Quelquefois aussi le quartier de montagne écroulé sert d’appui au mur mal d’aplomb. C’est comme un commencement de bâtisse qui épargne de la peine aux constructeurs. Et toujours passent lentes, au pas des bœufs qui les traînent, ces arbas couvertes en toile, ces voitures d’émigrans, qui, venus d’Asie, ont fait halte sur le même rivage pendant des siècles, mais semblent tout prêts à reprendre leur marche vers la patrie musulmane dont ceux qui les conduisent ont gardé les mœurs et la foi. Un humble minaret, planté çà et là, l’indique, et les femmes, sans être voilées, portent encore le large pantalon, la tunique courte ; sur la tête, le dchigess en laine blanche brodé ou pailleté aux deux bouts. On en voit toujours plusieurs réunies dans chaque village autour de la fontaine où un mince filet d’eau tombe par un ou deux goulets. Le type mongol est chez elles assez souvent mitigé de grec. Des enfans, jambes et pieds nus, vêtus d’une sorte de gilet sans manches, chassent devant eux des oies très blanches, à plumes si joliment frisées et falbalassées qu’on les croirait, dit l’une de nous, en toilette de bal.

Une source, une boutique de fruits où les grappes de raisin blanc et noir sont disposées en guirlandes, l’enseigne naïvement peinte d’un barbier qui cumule plusieurs métiers, à en juger par la représentation approximative d’une tasse de café et d’un narghilé, deux ou trois tables chargées de marchandises diverses, et qui ne sont autres que la façade rabattue des maisons, voilà de quoi se compose le plus considérable des villages tatares. Si, avec cela, au coup de midi, la prière de son muezzin s’élève dans les airs, l’habitant n’a plus rien à désirer.

Kikinéis, Limène, Siméis… Ces noms si doux indiquent des plages délicieuses : Kikinéis et ses noyers énormes, Limène et ses cyprès si noirs sur un fond d’outremer, des cyprès encore, mêlés aux grenadiers, aux mûriers, aux figuiers, à tous les arbres du midi, autour de cette anse arrondie qu’abrite une grande roche sombre, penchée comme pour mirer dans la mer lumineuse sa silhouette élancée. Entre elle et le rivage, se tient une autre roche taillée en menhir. D’en haut, elle semble la suivre ainsi qu’une satellite. Je voudrais, comme cette petite barque qui glisse dans le soleil vers ce port si calme, jeter l’ancre, moi aussi, à Siméis. Les vastes bâtimens d’un hôtel, semblable à un couvent, invitent de loin les voyageurs. Il ferait bon vivre ici. Le liséré de végétation s’élargit ; de grands vignobles commencent à nous révéler les sources de richesse de la Grimée. Rencontre d’une jolie bacchanale équestre. Les vendangeurs tatares à cheval, deux hottes en bois, pleines de raisin, battant les flancs de leur monture ; ou bien l’homme marche à côté du cheval chargé de grappes qui de tous côtés débordent. Des enfans barbouillés et jambes nues courent au milieu du cortège, plus noirs et plus agiles que ne le furent jamais de petits faunes.

La falaise sourcilleuse et menaçante qui défendait jusqu’ici l’accès des monts Iaïla s’est écartée ; des bois de chênes et de pins parasols consolident ses flancs abrupts ; au-dessus, dominant à plus de 1 800 mètres le niveau de la mer, apparaît la dent de l’Ai-Petri ; elle émerge, luisante, des nuages floconneux qui, vers la fin du jour, se sont couchés sur elle à mi-hauteur. Comme on comprend que la retraite dans de telles campagnes ait paru douce, après une longue carrière, au général Miloutine, cet homme de bien dont les Russes de tous les partis font l’éloge ! Miloutina déroule ses vignes sur la côte dentelée que caresse à cette heure le soleil couchant, sous les rouges rayons duquel nous apparaissent transfigurés les villages tatares. Une grande femme, drapée d’étoffes roses déteintes, des sequins dans ses cheveux noirs, et portant une cruche, passe, personnification orientale de ces lieux de féerie. Quel autre mot appliquer au spectacle extraordinaire que, du haut de la côte, nous donne Aloupka, ce rêve de poète réalisé par la force de l’or et du pouvoir souverain ? Le même Woronzov, gouverneur général d’Odessa, qui rendit accessibles les beautés de la Crimée en traçant dans le roc cette merveilleuse route de poste, transplanta pour son propre usage au point le plus pittoresque, l’Alhambra de Grenade, enveloppé d’un parc immense. Des degrés gardés, à chaque extrémité, par un lion de marbre, descendent vers la mer ; sur la riche verdure ondoyante des arbres de haute futaie, les cèdres et les cyprès plaquent des taches noires. A travers ce qu’on me dit être des lauriers, des térébinthes, des palmiers, brille le dôme d’une mosquée. Le village lui-même semble faire partie du décor ; j’entrevois des tableaux d’intérieur curieux sous les auvens soutenus par des piliers mal équarris et dans les profondeurs sombres des maisons qui ouvrent sur l’unique rue aboutissant comme partout à la fontaine.

Au sommet d’un perron disjoint, par exemple, un porche mal d’aplomb encadre le groupe suivant : une jeune femme assise à la turque sur le seuil, tandis que s’appuie à ses genoux une autre femme étendue tout de son long, ses tresses noires pendantes, sous les derniers rayons du couchant. Le calme grave et hautain de ces belles figures absolument grecques est presque sculptural. Je me retourne pour les voir encore, immobiles dans leur attitude paresseuse et abandonnée, en me demandant ce que ces grands yeux sombres peuvent bien chercher au loin sur la mer, quel souvenir ancestral peut bien s’agiter au plus profond de ces exilées chez les infidèles. Nous regrettons de n’avoir pas apporté de kodak ; mais bientôt la comtesse Tolstoï, passée maître en photographie, nous apprendra que les Tatares ne laissent pas faire leurs portraits. Dès que l’objectif est braqué sur elles, les femmes se recouvrent le visage de leur bras. Les hommes refusent presque toujours, sauf, bien entendu, quelques professionnels, les guides par exemple, dont c’est le métier de « poser » dans toute la force du terme. Ces Tatares de village furent évangélisés autrefois sans aucun succès par la baronne Krudener. Miskhor, où nous passons, éblouies encore des beautés trop rapidement entrevues d’Aloupka, appartint à la princesse Galitzine, grande amie de la séduisante visionnaire qui, expulsée de Saint-Pétersbourg, puis de Riga, essaya de fonder en Crimée sa colonie de la Nouvelle Sion. Ces dames formaient une société mystique où le costume avait son rôle. C’était enveloppées de voiles, l’Evangile à la main, que, pareilles à d’angéliques apparitions, elles allaient prêcher la prochaine venue du Christ aux pauvres musulmans. Persécutée une fois de plus par la police russe, Mme de Krudener ne put survivre aux scandales que l’on suscitait autour d’elle et aux fatigues qu’elle s’imposait. Après elle, la princesse Galitzine, toujours excentrique, remplaça le costume de nonne par l’habit masculin et passa de la manie prédicante à des goûts d’amazone, ou plutôt d’écuyer.

Beaucoup de charmantes villas sont semées aux alentours du cap Ai-Todor, dont le phare se dresse sur un rocher à pic. Quand nous atteignons Khoréis, les boutiques de ce grand village sont closes, le soleil étant couché, c’est-à-dire que les planches qui, en plein jour, forment des tables où l’on étale les marchandises sont remontées à leur place, mais une partie de la population masculine se repose en fumant sous le porche ou sur les galeries des maisons. Il en est de même au village plus petit de Gaspra, auprès duquel se trouve la demeure présente du comte Tolstoï. Nous prions l’un des personnages taciturnes assis sur ses talons dans la rue de vouloir bien porter un billet qui annonce notre arrivée à Ialta. Il le prend sans répondre et part avec si peu d’empressement qu’on peut se demander s’il s’acquittera de la commission. Cependant nos chevaux attendent près de la fontaine, au bruit cristallin de son filet d’eau, tandis que fraîchit l’air du soir et que le crépuscule enveloppe de plus en plus ce village silencieux. Aucune curiosité de la part des habitans. Point d’enfans qui viennent rôder autour de nous. Le Tatare pratique cette espèce de politesse particulière qui consiste à ne jamais dévisager l’étranger, politesse que l’étranger n’a pas toujours à l’égard du Tatare.

Encore douze verstes environ jusqu’à Ialta. Nous les faisons dans l’obscurité croissante, qui ne laisse distinguer que confusément, à l’état d’immense forêt, les parcs des deux propriétés impériales d’Orienda et de Livadia. On obtient sans peine la permission de les traverser en suivant la route inférieure pour se rendre à Gaspra. Nous nous promettons de revoir au grand jour ces bois qui logent des chapelles byzantines, des palais de marbre, et dont la magnifique végétation se déroule parmi le désordre des rochers jusque dans la mer.

Mais quel est ce mirage ? Tandis que les étoiles s’allument au ciel et que des feux brillent çà et là sur les flots, voilà, au-dessous de nous, comme un fourmillement d’astres, comme un semis de diamans : c’est Ialta, qui, scintillante de lumière électrique, se dérobe coquettement à chaque tournant du lacet. Vers le port, dessiné par des cordons de feu régulièrement tendus, nous nous précipitons à fond de train, dans l’ombre noire des cyprès, des pins, des peupliers qui enveloppent notre course tournoyante et ont l’air de lui opposer des barrières. Une amazone très attardée, qui descend de l’Ai-Petri, se range pour nous laisser passer. Sa forme vague s’efface presque dans la nuit, mais, près d’elle et mieux éclairé, car il allume en ce moment une cigarette, j’aperçois la figure basanée d’un de ces guides tatares qui font métier d’être beaux et sur lesquels circulent tant de légendes compromettantes.

Notre équipage, blanc de poussière, encombré de paquets, s’arrête devant un magnifique hôtel à terrasses et à balustres. Nous y obtenons difficilement une chambre. C’est la saison des bains de mer, des cures de raisin ; Ialta regorge de Visiteurs. Enfin nos fatigues sont oubliées devant cet éternel consolateur, — partout présent en Russie, — le samovar, qui a les dimensions d’un monument et la force d’une institution.


III

Avant d’aborder Tolstoï dans la villa mise à sa disposition, loin du bruit et des vulgarités d’une plage en vogue, par la comtesse Panine, je voudrais confesser quelques-unes des préventions contre l’homme qui se mêlaient chez moi à un enthousiasme sans bornes pour le génie de l’écrivain. Il me semble que cet aveu donnera plus de prix à l’impression définitive que m’a laissée notre entrevue. Oui, je doutais un peu de sa simplicité, je me méfiais un peu de ses paradoxes. Trop de photographies ont inondé le monde, qui le montrent conduisant la herse ou la charrue, fendant du bois, fauchant les prés de Yasnaïa Polnaïa, ou bien assis devant son établi, ou encore écrivant en habit de moujik dans une chambre toute nue, sauf l’ornement d’une faux, d’une scie et d’une pelle. Ces portraits sensationnels, y compris le dernier, un chef-d’œuvre de Repine où il est représenté pieds nus, m’avaient fait quelquefois souffrir ; j’y voyais une fâcheuse recherche de l’effet ; je me demandais comment on pouvait être si paysan, tout en habitant un château, et si détaché des biens de ce monde, tout en laissant profiter sa famille des droits d’auteur considérables qu’on se défend de toucher soi-même. Le souvenir me revenait, malgré moi, de certaine anecdote dont je laisse la responsabilité à celui qui me la conta. Très jeune alors, Tolstoï, simple étudiant, étant à la campagne chez son cousin, le poète Alexis Tolstoï, aurait à l’improviste fait dans le parc une scandaleuse apparition, sans plus d’habits que notre premier père et monté à califourchon sur une vache.

N’était-ce pas toujours un peu le même désir d’étonner ? Le récit de ses réceptions hebdomadaires à Moscou dans un réduit absolument rustique où l’entourent ses disciples vêtus de blouses, à côté des salons où la comtesse Tolstoï reçoit de son côté des invités en frac et en toilette du soir, ne m’avait non plus édifiée qu’à demi ; je m’étais laissé influencer en somme par l’opinion courante dans le cercle étroit qui représente, en Russie comme ailleurs, la société. Et, même hors de ce cercle, plusieurs des adeptes du réformateur lui avaient fait tort à mes yeux par d’inutiles exagérations de théories et de conduite qui ne pouvaient les conduire qu’à leur perte, sans compter que tel ou tel, tout à coup désabusé, avait, à ma connaissance, franchi d’un bond l’abîme qui sépare la philosophie de Tolstoï de celle de Nietzsche, sous prétexte que la première est décidément contraire à tout esprit scientifique et même incompatible avec une haute culture. Somme toute, l’action de Tolstoï, à part l’admirable et féconde semence de pitié qu’il a jetée à travers le monde entier, me semblait plus limitée dans son pays que je ne l’avais cru de loin : les paysans ignorent son œuvre comme ils ignorent tout ; les intellectuels dégagés du spiritualisme lui reprochent d’être chrétien, tandis que les orthodoxes l’accusent de tout rejeter de la religion, même un Dieu vivant et personnel. Sa suite m’apparaissait, après tout, recrutée parmi des fils de famille, pleins de beaux rêves et de bonnes intentions, mais chimériques et sans grande force pour agir, de ces utopistes comme la France en a connu à la veille de la Révolution et, depuis, autour de Fourier et de Saint-Simon.

Une femme distinguée me le disait tout récemment encore à Pétersbourg : « N’ayant pour lui ni cette majorité du peuple, qui ne croit qu’au tsar, ni les savans, qui accusent le tolstoïsme de mépriser la science ; traité d’anarchiste par les conservateurs ; suspect aux marxistes qui ne veulent pas du socialisme de l’Evangile, parce qu’ils tiennent à fonder toutes leurs réformes sur des principes économiques ; Tolstoï ne s’entoure donc que d’un groupe d’idéalistes à grands sentimens, qui, règle générale, ont fait des études incomplètes et ne lui demandent d’être ni philosophe ni logicien. » Les femmes, remarquons-le en passant, manquent souvent de bienveillance envers l’imprudent qui a osé leur dénier une vertu dont elles prétendent avoir le monopole, l’esprit de sacrifice, sacrifice à une idée ou à une cause, bien entendu, le sacrifice d’elles-mêmes à leurs affections n’étant au fond que de l’égoïsme. Tolstoï voit de l’égoïsme dans la concentration de l’amour sur un seul objet ou sur un groupe de préférés ; celui qui croit aimer son ami, sous prétexte que sa société lui est indispensable, n’aime que lui-même ; et, à ce compte, il a raison, les femmes sont certainement égoïstes. Ce qui peut les consoler, c’est qu’il applique la même épithète à l’attachement qu’une carrière, une science, un art quelconque est susceptible d’inspirer ; égoïsme encore cela, instinct tout animal déguisé sous d’orgueilleux semblans. Alors l’homme ne peut pas se vanter plus que la femme de posséder le véritable esprit de sacrifice, et la logique tolstoïenne est en défaut. Elle y est souvent, il faut le reconnaître.

Si discuté cependant que soit Tolstoï dans son propre pays, il y exerce quand même une influence vague que tous, même ses détracteurs, subissent malgré eux, mais cette influence est plus forte encore peut-être dans le reste du monde, où ses livres ne sont pas défendus, car, en Russie, la masse du public n’en connaît que des bribes ; on les lit en cachette, sous peine de perquisitions, d’arrestation même, le terrible mot de propagande étant prononcé aussitôt que circule, prêté de voisin à voisin par exemple, tel ouvrage introuvable chez les libraires russes, quoiqu’il se vende à Paris, à Londres, dans tout le reste de l’Europe. On ne veut connaître et admirer en Russie que les chefs-d’œuvre dont l’auteur se repent et qu’il souhaiterait de brûler, comme Guerre et Paix et Anna Karénine. Ce vœu d’un fanatique n’était pas le moindre de mes griefs secrets contre Tolstoï, d’autant que je ne pouvais croire tout à fait à sa sincérité. Ces excès de simplification et de renoncement ont leur péril ; la preuve, c’est qu’ils ravissent surtout les dilettantes et les littérateurs, les Anatole France, les Huysmans ; on peut toujours y soupçonner un grain d’affectation, fût-elle involontaire.

— Enfin, pensais-je, peut-être, en m’approchant de celui qui a de loin excité chez moi tant de curiosité, suggéré tant de suppositions, verrai-je se dissiper les brouillards dont l’entourent les on-dit et les légendes.

Le cœur me battait d’espoir et de crainte en retournant à Gaspra, en pénétrant dans les jardins délicieux enguirlandés de vignes dont s’entoure cette villa qu’on pourrait prendre au premier coup d’œil pour une aristocratique résidence des environs de Londres. Pourtant, si ses deux tours et ses ogives sont de style gothique modernisé, le gothique russe a toujours un assaisonnement moresque, et, en Crimée, la vue de la mer lui impose des balcons, des baies largement ouvertes. Cette vue merveilleuse sur la baie de Ialta, avec un premier plan de feuillages quasi tropicaux, fait les délices du convalescent.

Mot étrange appliqué au grand vieillard, droit et solide, qui s’avance à notre rencontre, beaucoup plus beau que tous ses portraits, car ceux-ci ne rendent que la structure léonine de la face, l’aspect bizarre et puissant de la barbe fluviale, les traits heurtés sous un front magnifique de penseur imaginatif, les sourcils en broussailles couvrant à demi le feu du regard. Mais l’expression changeante, la sensitivité de cette âpre physionomie échappe aux peintres. Et dans le sourire il y a tant de bonté, et le paysan garde sous sa blouse une si haute mine de grand seigneur ! Auprès de cette blouse, l’élégante toilette claire de la comtesse Tolstoï étonne un peu. On reconnaît immédiatement la femme du monde, affable, bien équilibrée, ennemie de toute exagération ; elle a vingt-cinq ans de moins que son mari, beaucoup de jeunesse encore, une bonne, grâce qui n’empêche pas chez elle le franc parler. Parfaitement capable de discuter et de contredire les idées de Tolstoï, elle s’est tenue cependant avec fermeté auprès de lui à l’heure du péril. Mais ses qualités naturelles sont la modération et le bon sens. Un mot qu’on lui prête la peint à merveille : « Quand j’épousai le comte Tolstoï, j’avais des habitudes modestes, je voyageais volontiers en seconde ; il m’imposa de monter en première. Depuis il a prétendu me faire prendre les troisièmes. Eh bien, non ! je m’en tiens aux secondes. »

Les autres personnes de la famille qu’on nous présente sont la princesse Obelinski, cette Marie qui fut l’Antigone de son père, Tatiana Lwowna, sa secrétaire habituelle, et le prince Obelinski.

Nous sommes reçues dans un vaste et beau salon, beaucoup trop magnifique, au gré de Tolstoï, et dont il a fait retirer les objets les plus précieux. Mais ses goûts ascétiques n’ont pu se donner pleine carrière que dans la chambre qu’il habite, uniquement meublée d’un large divan géorgien qui lui sert de lit. Avec cela, une table à écrire, longue comme une table de banquet, toute jonchée de paperasses, de journaux, de pages éparses où court cette écriture élancée, rapide, spontanée d’abord, dirait un graphologue, et que l’auteur surcharge de ratures, surtout de coupures, ce qui ne l’empêche pas de corriger beaucoup encore ses épreuves, où les imprimeurs, d’après les spécimens que j’ai vus, doivent avoir peine à se reconnaître, car Tolstoï est artiste malgré lui, quelque mal qu’il ait dit de l’art, et la forme lui importe plus qu’on ne le croirait d’après ses protestations. J’en ai la preuve quand il parle des jeunes parmi nos hommes de lettres, de la Revue Blanche, etc.

Tout en traitant avec une tranquille ironie certaines extravagances impressionnistes et surtout sensualistes, de même que les prétentions des inintelligibles qui croient travailler pour une élite : « On écrit si bien en France ! » dit-il avec vivacité.

Cependant il ajoute que nous n’avons plus guère que la monnaie de nos grands écrivains disparus.

Je lui demande s’il est vrai que, dans une récente interview citée par les journaux, il ait qualifié de beau livre un certain ouvrage qui côtoie la pornographie, et il convient de ses défauts, en se servant du mot cru de l’abbé Taconet, mais il y a, dit-il, de la pitié dans le premier chapitre ; c’est humain, c’est sincère… Et puis, il y revient encore : c’est d’un écrivain.

On le trouve assez souvent ainsi en contradiction dans le fait avec ses propres théories. Une dame de ses amies, excellente pianiste, alla le voir à Yasnaïa Polnaïa, et il la pria de lui faire de la musique une soirée entière, oubliant qu’il avait condamné tous les musiciens depuis Wagner jusqu’à Beethoven.

Oserai-je dire que ces inconséquences, qui révèlent le naturel et l’absence de tout parti pris, de tout pédantisme, me parurent très séduisantes ? Tolstoï n’a pas de système, les poètes n’en ont pas besoin, et ce réformateur n’est qu’un grand poète, idéaliste même quand il touche aux plus brutales réalités de la vie.

Pendant le dîner, la conversation continue à rouler sur la France, sur la littérature française. Notre XVIIIe siècle le passionne, Rousseau d’abord, avec lequel il se sent évidemment, si supérieur qu’il lui soit par le caractère, de remarquables affinités : tous les deux se sont confessés à la postérité avec le même genre d’humilité, tous les deux ont la passion du vrai, ce qui ne veut pas dire qu’ils voient toujours juste ; chacun d’eux, enfin, a donné une impulsion nouvelle à la littérature de son pays en la mettant en contact intime et direct avec la nature, avec l’humanité sans échasses et sans manteau de cour. Le temps de Rousseau, des Encyclopédistes, voilà, selon Tolstoï, le beau temps de la littérature française. L’admiration qu’il a de Balzac le rend assez dédaigneux de Zola ; il n’est pas autant qu’il le faudrait sensible au charme d’Alphonse Daudet ; Huysmans l’intéresse. Pour Maupassant, il exprime de l’enthousiasme, avec de grandes réserves quant au choix des sujets ; l’obsession de la femme empoisonne à son gré notre littérature contemporaine.

En parlant de la critique, il définit son rôle tel qu’il le conçoit : désigner d’un pays à l’autre ce qu’il y a de meilleur, laisser tomber le reste, redresser les erreurs de l’opinion, les inexactitudes de toute sorte, éveiller autant que possible la sympathie, mais surtout faire appel à la justice ! C’est la grande qualité de M. Brunetière, pour lequel il professe la plus chaleureuse estime. Il est toujours frappé, dit-il, de la lucidité de cet esprit si ferme et si droit, il l’aime pour avoir proclamé la banqueroute de la science. A plusieurs reprises il insiste là-dessus avec l’ardeur qu’il met à défendre ses opinions préférées. La banqueroute de la science ! Quelle trouvaille ! Comme c’est bien dit et bien prouvé !

Parmi nos romanciers, il n’a jamais goûté beaucoup George Sand, ce qui étonne, vu sa passion pour Rousseau, dont elle est certainement la fille et l’héritière. Il prononce avec l’accent d’un affectueux souvenir le nom d’Octave Feuillet. La Terre qui meurt est, parmi les romans de ces derniers temps, celui qui l’a particulièrement frappé ; il y trouve tant de choses qui peuvent s’appliquer à la Russie aussi bien qu’à la France ! Tolstoï fait grand cas de M. Edouard Rod ; il s’anime en signalant la haute portée du Sens de la vie. Nous causons des frères Margueritte ; il leur sait gré d’avoir enveloppé de tristesse leurs peintures de la guerre, dont il ne faut jamais parler, dit-il, de façon à la défendre ou seulement à l’excuser. Pour M. Paul Bourget, sa sympathie est vive ; peut-être diminuera-t-elle un peu après lecture de l’Etape. Remarquons, par parenthèse, qu’il n’a jamais autorisé la création d’aucune Union Tolstoï, d’aucune société réunie sous son nom, et il ne veut même pas être interrogé sur sa doctrine, n’admettant qu’une doctrine éternelle, universelle, vraie pour lui et pour tous, exprimée clairement dans les Evangiles. « Dès que l’homme l’a comprise, il n’a plus besoin d’autre guide. Le sens principal de la doctrine chrétienne est d’établir la communion directe entre Dieu et l’homme[3]. »

Son grand favori dans la fiction est Dickens, il est facile de deviner pourquoi. Comme lui, Dickens aime les petits, les pauvres, les côtés humbles de la vie, comme lui, il dénonce l’injustice, l’oppression et la cruauté. Le socialisme de George Eliot lui plaît. A propos de cette femme supérieure, je lui demande ce qu’il faut penser de ses propres théories anti-féministes, et il répond, avec la courtoisie d’un homme parfaitement bien élevé, qu’il veut la libre expansion des qualités de chacun, homme ou femme, pourvu que ce qu’on appelle la culture n’efface pas les vertus essentielles, n’engendre pas l’orgueil.

Toutes ses colères sont dirigées contre Kipling ; non seulement il déteste l’impérialisme belliqueux de l’écrivain anglais, mais il lui refuse tout talent, ce qui est aller bien loin.

L’horreur que Tolstoï a de la guerre s’est épanchée dans une brochure qu’il devait préparer au moment même où je l’ai vu, car elle parut à Paris deux mois après, datée de Gaspra[4]. Il l’a dictée pendant sa maladie, tenant à employer, disait-il, ses dernières forces à servir Dieu en cela, ne voulant pas mourir avant d’avoir donné une contre-partie au Manuel du Soldat qu’écrivit dans un autre esprit le général Dragomirov. L’opinion de Tolstoï est celle-ci : aucune force ne peut faire d’un homme vivant un objet mort dont ses chefs aient le droit de disposer à leur gré ; le chrétien ne peut livrer sa conscience au pouvoir de qui exige de lui le meurtre de ses frères. Certes, la situation de la prostituée toujours prête à livrer son corps à un maître est honteuse, mais encore plus honteuse est la situation du soldat toujours prêt au plus grand crime, le meurtre ordonné d’un homme…

Sans aucun doute, celui qui figura si vaillamment au siège de Sébastopol pense, quand il tient ce langage, à de certaines répressions qui très justement lui semblent fratricides ; l’ordre donné à des soldats de tirer sur une foule désarmée l’indigne ; mais on est effrayé cependant de la responsabilité qu’il assume dans un pays où existe rigoureusement le service militaire obligatoire. Refuser à tout prix de persister dans une condition honteuse et sacrilège ; le martyre plutôt ! voilà ce qu’il veut. Le voudrait-il encore, s’il voyait officiers et soldats interpréter ses leçons à la lettre en refusant de tourner leurs armes, non plus contre des ouvriers de fabrique ou des paysans, mais contre un ennemi extérieur ? Je refuse de le croire, car Tolstoï se rappelle avoir été soldat. Des lettres de Chine publiées par M. Urbain Gohier et racontant des atrocités censées commises par l’armée russe le trouvent incrédule.

— Non, non, me disait-il, je sais le mal que peut faire le soldat et les crimes devant lesquels il s’arrête. Non, ce ne peut être vrai, surtout quand il s’agit de massacres d’enfans.

Il serait incapable, mérite plus rare qu’on ne pense, d’admettre légèrement une calomnie, fût-ce pour soutenir les idées qui lui sont chères, et il n’a d’amertume contre qui que ce soit, se bornant à haïr ce qui lui parait mal, avec une sereine indulgence pour tous les hommes.

J’exprime, sans beaucoup de confiance, hélas ! le vœu que les efforts des sociétés de paix et la protestation universelle dont l’empereur de Russie a pris l’initiative, puissent à la fin supprimer le fléau de la guerre, et nous passons à des sujets moins brûlans.

Tolstoï s’est occupé autrefois d’enseignement ; au lendemain de sa conversion, il a dirigé une école en s’appuyant également sur l’Évangile et sur l’Emile. Cette école a laissé des souvenirs extraordinaires ; on m’a dit, par exemple, que les élèves y faisaient tout ce qu’ils voulaient, sans contrainte aucune. Un jour, pendant la classe, un carillon de clochettes retentit sur la route. Vite, voilà les enfans qui décampent par la porte, par la fenêtre. Il n’en resta qu’un, et l’air triste de celui-là poussa Tolstoï à lui dire : Va-t’en avec les autres !

Bien entendu, je n’ose lui demander si l’anecdote est authentique, mais profitant d’une question qu’il me pose sur l’instruction publique en France, je cherche à connaître son opinion en matière de pédagogie. Voici sa réponse :

— Certainement l’ordre est nécessaire, il faut de la méthode, mais je recommanderais surtout la liberté. Ne contraindre les enfans à aucune étude. Qu’ils sachent que tel cours a lieu exactement à telle heure et qu’ils y aillent si bon leur semble. S’ils n’y vont pas, c’est que les aptitudes voulues leur manquent ou bien que le professeur ne sait pas rendre sa leçon intéressante.

Me voilà fixée. Ces conseils sont d’ailleurs suivis par beaucoup de Tolstoïstes, à qui leurs enfans reprochent quelquefois, un peu tard, de n’avoir pas su leur imposer une règle. Je crois bien que Tolstoï les donnerait volontiers à tous les gouvernans, en comptant, comme son maître Rousseau, sur la bonté fondamentale de la nature humaine livrée à elle-même pour qu’il n’y ait pas d’excès dans la jouissance de la liberté. Mais on comprend que ni le tsar, ni le Saint-Synode ne puissent le suivre jusque-là.

— Et, demande Tolstoï, est-il vrai que l’éducation publique, chez vous, soit devenue agnostique (sic), qu’un certain catéchisme laïque enseigne à la jeunesse que Dieu n’existe pas ? De l’athéisme, il ne peut sortir que le plus grand mal.

L’école sans Dieu lui paraît, en effet, monstrueuse, il veut la foi, la foi en Dieu, et l’enseignement du précepte : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Mais c’est assez d’aimer son prochain ; il y a folie à surcharger de dogmes l’esprit des enfans. Il lui semble impossible qu’un pauvre petit à qui l’on a embrouillé les idées, en lui parlant d’un seul Dieu en trois personnes, puisse jamais raisonner juste.

Lui, qui a si souvent exalté la tolérance, ne s’explique pas cependant que des gens intelligens puissent rester catholiques.

— Comment croire, me demande-t-il, après que je lui ai humblement avoué que je l’étais, comment croire, si l’on a quelque bon sens, à la Résurrection, à l’Ascension corporelle ?

J’ai envie de répondre :

— Comment croire qu’une conception de la vie future qui promet simplement à tous de retourner après la mort au-delà des formes de l’espace et du temps, là où nous étions avant de naître, puisse consoler et diriger vers le bien la masse des chrétiens ?

Il est ardent chrétien, je le sais, par l’amour de l’Évangile. Jésus-Christ n’eût-il jamais existé, que l’Evangile, de quelque part qu’il vînt, lui suffirait comme guide à travers la vie. Mais le guide suffirait-il à ces millions de pauvres paysans naïvement absorbés dans leur dévotion aux images ? Je me permets d’en douter.

L’homme qui prescrit la piété, en écartant la nécessité de toute Église représentée par des intermédiaires dont la prétendue mission serait d’instruire et de diriger les âmes, est bien le même qui réprouve le mariage consacré par des lois civiles et religieuses, mais qui cependant le veut indissoluble. L’anarchie idéaliste si particulière aux Russes se reflète en lui.

L’attitude de la comtesse Tolstoï, quand son mari parle de religion, est très curieuse à observer. Nous savons avec quel courage elle a, dans une admirable lettre adressée au procureur du Saint-Synode, protesté contre la sentence d’excommunication. Tolstoï lui-même n’eût rien écrit de plus beau que cette phrase : « Y eût-il erreur, les vrais renégats ne sont pas ceux qui s’égarent à la recherche de la vérité, mais ceux qui, placés à la tête de l’Église, agissent comme des bourreaux spirituels. » À mes félicitations, elle répond avec beaucoup de simplicité : — Je n’aurais pu dire autrement.

Toutefois elle reste attachée à l’Église orthodoxe, elle veut que les actes les plus solennels de la vie, la naissance, le mariage et la mort, aient une consécration. Tout en reconnaissant que la loi de charité est la plus haute de toutes, elle garde le respect des formes extérieures du culte, à ce point que, secrétaire de son mari, elle refusa de copier dans le manuscrit de Résurrection un passage sur la messe qu’elle désapprouvait.

— Il est bon, nous dit-elle en racontant ce fait, que les hommes de génie aient auprès d’eux des gens de bon sens qui les contrarient quelquefois.

Elle parle ainsi devant Tolstoï, et Tolstoï ne répond rien. Évidemment, il a l’habitude de ces critiques en famille et il sait les endurer, si vive que soit la sensibilité que trahit parfois son expressive physionomie. Du reste, un peu partout on le redresse et on le corrige. Lorsque je lui demande si la belle traduction de Résurrection par M. de Wyzewa et celle des Souvenirs de jeunesse par Arvède Barine ne l’ont pas consolé d’avoir été souvent trop mal traduit, il convient que c’est une assez cruelle épreuve, en effet, pour l’amour-propre d’un auteur, qu’une mauvaise traduction, mais il redoute davantage d’être mutilé par ses traducteurs, chaque pays pratiquant des amputations sur le point qui choque ses croyances et ses préjugés. Tout cela, du reste, est peu de chose.

L’orgueil dont quelques-uns l’accusent doit être, s’il existe, tout à fait inconscient. Je n’ai constaté chez lui, pour ma part, que le détachement le plus parfait. Jamais il ne lit les articles qui paraissent sur ses livres, craignant d’y trouver un plaisir de vanité. Comme je fais observer qu’il doit se sentir depuis longtemps supérieur à la louange autant qu’au blâme : — Oh ! non, dit-il avec une sorte de confusion touchante, on ne sait jamais…

À ceux qui insinuent que sa vie et son enseignement ne sont pas toujours d’accord, il répond invariablement :

— Cela ne prouve pas que mes principes soient mauvais, mais que je suis faible.

Et à cette faiblesse, qui lui a été souvent reprochée, nous donnerons après une heure d’entretien le nom qui lui convient, la bonté, une bonté qui redoute d’infliger aux autres la moindre souffrance.

Il est parfaitement possible que Tolstoï permette à un grand laquais envoyé par la comtesse Tolstoï de le suivre, une pelisse de zibeline sur le bras, tandis qu’il se promène en habit de paysan : il est non moins possible qu’il laisse des disciples indiscrets se servir de son nom d’une façon trop bruyante. La non-résistance est au premier rang des vertus qu’il pratique. Je l’ai vu, à table, manger et boire tout ce que lui offrait sa femme avec la docilité d’un enfant, si fidèle qu’il eût été jusqu’à sa maladie au régime végétarien. Il s’excuse en disant : — Les médecins l’exigent ; pour le moment, je suis à leur merci.

Et il expédie son repas avec une visible distraction, comme une corvée dont il a hâte de se débarrasser. Très certainement il préférerait pouvoir suivre une ligne de conduite déterminée, ne pas se donner de démentis à lui-même. Les gens, les circonstances ne le lui permettent pas, et il doit le regretter à cause du scandale possible, mais, après tout, une seule chose importe : demeurer dans l’état spirituel qui exclut toute espèce de dureté, d’emportement, de violence. Sa résignation devant les souffrances physiques est touchante. Jamais il ne se plaint, bien qu’il porte en lui deux ou trois maladies incurables. A son gré, la sérénité, l’acceptation silencieuse, sont un signe de foi. « Je me réjouis d’avoir appris à ne pas m’attrister. L’homme qui croit en Dieu doit se réjouir de tout ce qui lui arrive… Etre mécontent, attristé de quelque chose, c’est ne pas croire en Dieu[5]. » Sa faiblesse est donc une faiblesse héroïque. N’importe, il la confesse humblement. Il signa : « Votre faible frère, » sa belle lettre aux Doukhobors du Caucase, ces sectaires qui s’intitulent lutteurs par l’esprit, et qui, persécutés pour agir contrairement à leur conscience en portant les armes, ont émigré au Canada. Tolstoï leur a consacré les droits d’auteur de Résurrection.

A propos de ce livre, je lui soumets un point qui a été souvent discuté entre mes amis russes et moi. A qui s’applique le mot Résurrection ? À cette nouvelle Madeleine qu’on appelle la Maslovna ou à celui qui l’a jadis perdue sans aucun risque pour lui-même ? La résurrection de Nekludov, représentant de la tiédeur dans le bien comme dans le mal, victime d’une certaine inertie d’âme qui exclut le remords et la réparation, me semble à beaucoup près la plus difficile et la plus intéressante. J’ai toujours compris que le ressuscité devait être, dans l’esprit de l’auteur, Nekludov. Et il paraît que je ne me suis pas trompée.

— Mais, dit une des personnes présentes, où est-elle donc, cette conversion, cette résurrection, en ce qui le concerne ? Quels gages en donne-t-il ? Nous le voyons garder son bien et son rang social. Il est tout près de se prévaloir de son sacrifice à l’égard d’une femme devenue déjà moralement supérieure à lui, et, à la veille de ce sacrifice, il regrette un bonheur bourgeois ; le monde avec ses vanités semble toujours prêt à le ressaisir.

— C’est vrai, dit Tolstoï, aussi son histoire n’est-elle pas achevée. J’ai l’intention de la reprendre un jour, mais j’ai tant à écrire auparavant…

Et, avec un sourire :

— De quoi remplir une quarantaine d’années !

On sait qu’il prépare son Journal, qu’il écrit sur la liberté de conscience. Je n’ose lui dire qu’il ferait mieux de se remettre tout de suite à un beau roman, et combien je souhaiterais qu’il n’eût jamais donné que la forme de roman aux pensées qui ont pris depuis forme d’oracles ! Mais n’est-ce pas une chose pathétique que ces grands projets d’effort chez un vieillard dont tant de fois le décès fut annoncé comme imminent ? Sans relâche il travaille, consacrant invariablement à écrire la longue matinée tout entière. Il n’a consenti à s’exiler en Crimée qu’à la condition qu’on ne lui défendrait pas cela.

Une faculté jeune et charmante de jouir de tout lui reste à travers la vieillesse et les infirmités. Il nous entraîne sur la terrasse pour assister au spectacle d’un beau clair de lune. Le parfum des fleurs monte vers nous dans le silence. Il s’écrie : — Ces nuits de Crimée,… n’est-ce pas beau ?…

Et il se réjouit des intermittences de son mal, qui lui permettent parfois de faire des courses très longues dans la campagne. Tolstoï n’ajoute pas qu’après ces retours soudains d’énergie, il lui arrive de tomber dans une mortelle faiblesse et de sentir l’approche de la fin, qui d’ailleurs ne lui inspire aucune crainte, car depuis longtemps il est arrivé à la communion intime, libre et directe avec Dieu, qu’il n’est au pouvoir de personne de lui ôter ; depuis longtemps il se repose dans cette négation de la vie qui, pessimisme pour les autres, n’est pour lui que le repos de celui qui croit avoir trouvé la vérité.

Nous sommes rentrés dans le grand salon, et, assis autour de la table, à la clarté des lampes, nous regardons de très jolies photographies faites aux environs par la comtesse Tolstoï.

On parle du portrait de Repine.

Il a été acheté par l’Etat pour le Musée Alexandre III, mais, en ce moment où le clergé défend aux fidèles de fixer leurs yeux sur la pernicieuse image de l’excommunié, il n’est pas probable que de longtemps celle-ci prenne place dans une galerie publique.

Je remarque avec quelle fidélité le peintre a saisi l’attitude habituelle de Tolstoï, cette manière de passera plat dans sa ceinture de cuir ses mains un peu déformées par de rudes travaux. Quand il est question des pieds nus, Tolstoï nous interrompt pour s’excuser :

— J’allais me baigner, dit-il, Repine, qui demeurait alors chez moi, m’a dit : Restez ainsi.

Et je songe avec un vrai repentir que bien des gens, parmi lesquels je fus, croient voir, dans cette fantaisie d’artiste, une pose voulue du modèle, la prétention à faire croire qu’il est moujik à ce point.

Il en est de même de toutes les autres prétendues poses de Tolstoï. L’horreur des conventions, de l’hypocrisie, la volonté de protester contre la routine du mal et en même temps une soumission pleine d’indifférence aux exigences d’autrui, quand le fond même de ses convictions n’est pas en jeu, voilà son véritable état d’âme. Je lui fais, à part moi, amende honorable.

Cependant on nous montre les portraits des nombreux enfans, car je crois qu’il en eut dix, — cet ascète est un patriarche, — avant tout celui du plus aimé, du dernier, venu longtemps après les autres, adoré de tous et enlevé si jeune, l’enfant, merveilleusement doué, de la vieillesse de Tolstoï, le petit Jean.

La Comtesse parle de lui avec une sorte de passion maternelle. « Quelqu’un, raconte-t-elle, a dit une fois : — Qu’y a-t-il de plus intéressant, de plus extraordinaire à Yasnaïa Polnaïa ? — Tolstoï, sans doute ? — Non, le petit Jean. On était venu pour Tolstoï, on reste pour le petit Jean. »

Et Tolstoï se laisse de bonne grâce éclipser par son enfant disparu. Il écoute sa femme, qui parle beaucoup et agréablement. Elle nous avoue que, pour elle, c’est ici un isolement relatif, habituée comme elle l’est à recevoir tant de monde. Et elle nous nomme ses hôtes les plus intéressans, M. Déroulède entre autres, qui est venu à Yasnaïa Polnaïa et qui a dit : « Personne dans cette maison ne pense comme moi, et cependant je m’y plais, je m’y plais infiniment. »

Dans la soirée, une lettre lui arrive, qu’elle lit en partie tout haut ; c’est une lettre de pope la conjurant de faire en sorte que son mari se convertisse avant de mourir.

— Celle-ci encore, dit-elle, est bien intentionnée, mais nous sommes accablés d’admonestations du clergé. Dans les églises du voisinage, certains popes prêchent contre mon mari. L’archevêque de Simféropol l’a traité d’Antéchrist du haut de la chaire.

Comment une Église chrétienne peut-elle s’acharner ainsi contre un grand spiritualiste, soumis en ses œuvres au joug de Jésus-Christ, contre l’homme inspiré qui a dit : « L’essence de la vie religieuse d’aujourd’hui est le sentiment pour chaque homme d’être enfant de Dieu et frère de tous ses semblables ? »

On a peine à concevoir une pareille injustice, qui est en outre, qui est surtout une grande maladresse.

Tolstoï ne se plaint d’aucune persécution. Depuis longtemps il demandait que les simples lecteurs et propagateurs de ses ouvrages ne fussent point punis, que le châtiment, si l’on en exerçait un, retombât sur lui seul. Et, en écrivant sa fameuse lettre après les manifestations de Kazan, il ne s’est pas exposé en aveugle à une disgrâce.

— On assure cependant, nous dit-il, que ma lettre avait ému l’Empereur ; mais, autour de lui, tout le monde répétait sans doute : Tolstoï est un romancier, ces questions de politique lui sont étrangères. Et il s’est rangé à l’avis général.

Tolstoï ne croit à aucun mauvais sentiment de la part de qui que ce soit envers l’Empereur. Ce qui paraît en Russie animosité contre le gouvernement n’est, comme il l’a écrit, que la résistance à un obstacle qui prive des milliers d’hommes du plus grand de tous les biens : la liberté et les lumières. Il ne s’agirait que de reconnaître la cause du mécontentement (peut-être le tsar la reconnaît-il) et d’y remédier (cela devient plus difficile).

Confondre Tolstoï avec les violens, après l’avoir placé parmi les athées, serait une noire injustice de plus. Depuis trente ans, il ne cesse de répéter : — Toute violence est un péché, et la violence de ceux qui luttent contre la violence est de la folie. — Cependant, bien peu de temps après la visite que je lui fis à Gaspra, son nom se trouva inscrit sur l’étendard de la révolte. La petite ville de Poltava, que j’avais connue si tranquille, profita d’une représentation de la Puissance des Ténèbres pour crier : « Vive Tolstoï ! Vive la liberté ! » d’une façon qui la mit aussitôt à la merci d’une autre terrible puissance occulte, celle des gendarmes politiques. Perquisitions, arrestations s’ensuivirent, tandis que grondait d’un bout à l’autre de l’empire le bruit d’une alliance agressive entre prolétaires et intellectuels. Dans quelle angoisse la responsabilité morale de ces troubles, qui, en peu de temps, ont gagné les campagnes, dut-elle jeter l’apôtre de la réconciliation et de la paix à tout prix ! Responsabilité qu’il n’avait pas acceptée et qu’il n’aurait jamais eue sans le rôle de victime dont l’Église l’a imprudemment revêtu, tournant ainsi vers lui le flot hésitant des sympathies, le désignant à une popularité plus générale.

Sans doute il espérait mourir avant la lutte fratricide entre soldats et paysans prophétisée dans sa lettre au tsar ; mais la mort ne veut pas de lui ; le grand chêne foudroyé reste debout. Deux fois, au cours du dernier hiver, on a cru le voir tomber ; il résiste encore, le front haut ; il est encore là pour assister aux conflits qui lui déchirent le cœur, tout en répétant sans relâche : De la liberté ! Des lumières !

Certes, Tolstoï ne saurait prendre aucune part dans l’organisation du progrès qu’il réclame. Illogique, paradoxal, aveugle à tout ce qui n’est pas son idée fixe d’altruisme, il ne sera jamais de ceux à qui les individus ni les peuples peuvent s’en remettre pour la conduite de la vie pratique, en tenant compte de l’inévitable imperfection humaine. C’est sa grandeur d’ignorer les concessions, de repousser les compromis, de ne vouloir que la vérité à tout prix, l’amour à tout risque, l’accomplissement immédiat de l’œuvre, quelle qu’elle soit, qui représente le bien à faire, sans mesurer ni les obstacles, ni les devoirs contraires, ni les moyens dont on peut disposer. Que la ruine de la société présente soit, s’il le faut, le prix de sa purification et de son renouvellement ! Les premiers chrétiens parlaient de même. Il est le prophète intrépide, il est le grand poète, il est l’infatigable « semeur d’idées, » bon grain et folle avoine mêlés au gré d’un génie trop libre et trop abondant pour choisir. Le vent emportera ce qui ne doit pas durer, mais il restera en terre un trésor, le trésor de l’exemple, d’abord. Tolstoï, après une jeunesse passée dans l’ardente poursuite du faux bonheur, a mis la même passion à rechercher le bien des autres ; il s’est oublié lui-même en aimant tous les misérables, il a conjuré chacun d’eux de « créer Dieu en soi, » par la sainteté de la vie, la simplicité d’esprit, le dépouillement volontaire qui procure la plus haute richesse, fût-ce dans la dernière pauvreté.

Cette évangélique leçon ne sera pas perdue pour les siècles à venir. J’ai honte aujourd’hui de m’être arrêtée, avant de le connaître, aux petits côtés de sa carrière et de son enseignement. Il faut s’en prendre, non à Tolstoï, mais aux Tolstoïstes qui l’assiègent de leurs scrupules, qui interprètent ou dénaturent ses conseils, qui lui demandent une direction de détail qu’il est incapable de donner. Tous les réformateurs, tous les maîtres de la pensée, ont été plus ou moins compromis par leurs disciples. Tolstoï a d’ailleurs bien raison de dire qu’il n’a pas de doctrine. Il n’est ni savant, ni philosophe ; son génie est l’âme même de la Russie, une grande âme confuse, incohérente, éperdument généreuse, chez qui la soif de l’immolation volontaire est une passion et dans le mysticisme de laquelle passe comme un souffle du Nirvana bouddhique ; le rayon divin destiné à triompher y lutte encore contre le chaos, ce chaos grandiose et redoutable des mondes commençans. Mais Tolstoï est surtout l’incarnation même de la pitié appuyée sur un impérieux besoin de justice. Tel du moins il m’apparut durant cette halte sous une tente, à son gré trop somptueuse, dressée pour lui au bord du chemin. Chaque jour prêt à repartir, pour regagner peut-être son foyer avec des forces nouvelles, plus probablement pour aborder au pays d’où l’on ne revient pas et où il trouvera enfin la vérité absolue ; l’une et l’autre hypothèse étant d’ailleurs acceptées par lui avec une indifférence sereine, sans arrêt de son labeur quotidien.

Il fixe notre prochain rendez-vous à Yasnaïa Polnaïa, il prononce une dernière parole de chaude sympathie pour la France, et, en m’éloignant, j’emporte ce qu’il a laissé d’inestimable à tous ceux qui se sont approchés de lui, à ceux-là même de ses disciples qui l’ont abandonné ensuite, une parcelle féconde d’énergie morale, le désir de réformer un état social dont le Christ n’eut pas voulu, par le seul moyen possible, en se réformant soi-même. Tolstoï a traduit ce désir en actes ; il n’est pas à craindre qu’il ait beaucoup d’imitateurs.

Quand je me souviens de lui, je le vois, par une belle nuit bleue pleine d’étoiles, debout sur la terrasse qui domine la mer où vogue, bercé par les flots, un divin clair de lune ; pensif, les deux mains passées à plat dans sa ceinture, sa tête rude et puissante, dont la physionomie indique mieux que des paroles le triomphe définitif du dieu sur la bête, inclinée sur sa large poitrine. Avec une sublime inconséquence, il réclame, pour les opprimés, pour les humbles, pour les ignorans, il réclame pour ceux-là, les seuls auxquels se révèle vraiment selon lui le Père de toute intelligence, la Liberté et les Lumières, dont la possession, telle qu’elle peut exister en ce monde, aurait vite fait de les éloigner de son idéal, en les rendant sur tous les points, orgueil compris, semblables aux autres hommes. Il rêve du royaume de Dieu établi sur la terre avec une espérance décroissante peut-être à mesure qu’un autre rêve lui vient plus distinct, celui d’une nouvelle base de vie… Cette base, c’est le service de Dieu, c’est l’accomplissement de sa volonté envers son essence qui est en chacun de nous, c’est l’aspiration vers une vie meilleure et supérieure, s’élevant toujours, affranchie de ses chaînes.

« Aspiration, dit Tolstoï, qui m’empoigne de plus en plus ; je sens qu’elle s’emparera de moi tout entier[6]… »

Ne semble-t-il pas que toutes les erreurs et toutes les chimères de détail s’abîment et s’effacent dans ce dernier acte de foi, comme des taches que l’œil ne discerne plus dans le resplendissant éclat du soleil ?


TH. BENTZON.

  1. En Crimée, Revue du 1er décembre 1886.
  2. Scènes du siège de Sébastopol, par Tolstoï. Revue du 1er décembre 1883.
  3. Lire la lettre à des Anglais qui lui avaient soumis le projet d’un cercle dénommé Société Tolstoïenne. (Lettres traduites par J.-W. Bienstock, Paris, 1902.)
  4. Carnet du soldat, traduit par J.-W. Bienstock.
  5. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.
  6. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.