« L’Avare (Goldoni) » : différence entre les versions

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Madame, à l’honneur de vous revoir. (''Il lui baise''
Madame, à l’honneur de vous revoir. (''Il lui baise''
''la main et sort.'')
''la main et sort.'')






===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE VII.</span></center>===


<div style="text-align:center">DONNA EUGÉNIE, et LE COMTE.</div>




<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}} (''à part''.)</div>

Si jamais elle est mon épouse, tu ne lui baiseras
certes plus la main.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Eh bien ! cher Comte, montrerez-vous moins d’empressement
que le Chevalier.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Il va rejoindte ailleurs don Ambroise ; je l’attendrai
ici, si vous le trouvez bon.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Vous êtes bien le maître de rester ; mais vous me
permettrez de passer dans mon appartement, où
m’appellent quelques petites affaires.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je le vois, Madame ; c’est à regret que vous restez
avec moi.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Vous vous trompez, et je suis à vous dans l’instant
Adieu, Comte. (''Elle va pour sortir''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je vous salue, Madame.

<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}} (''à part.'')</div>

Quel empressement à me baiser la main ! (''Elle''
''s’arrête''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Madame a-t-elle quelque chose à m’ordonner ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Monsieur a-t-il quelque chose à me demander ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Rien, si ce n’est le pardon de ma témérité.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Tenez, pauvre Comte. (''Elle lui présente sa main''.)


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Non, Madame, non, ce n’est point là ce que j’implore
de votre bonté ; la main que vous daignez
m’offrir porte l’empreinte encore des lèvres du Chevalier.
Je suis délicat sur cet article.


<div style="text-align:center">{{personnage|DONNA EUGÉNIE}}</div>

Votre délicatesse ne saurait me déplaire. D’autres
la pourraient appeler un défaut, mais les défauts
que produit l’amour ne sont point incompatibles avec
la sincérité du cœur. (''Elle sort'')






===<center><span style="color:#006699;text-decoration:underline;">SCÈNE VIII.</span></center>===


<div style="text-align:center">LE COMTE, ensuite DON AMBROISE.</div>




<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Qu’est-ce que toutes ces petites faveurs accordées
par l’usage, aux yeux de celui qui aspire au
bonheur d’être époux ? Qu’elle se familiarise en
attendant avec ma façon de penser, et que s’accommodant
à mon système... Voici don Ambroise.
Il serait possible que le Chevalier ne l’eût point encore
vu ; et si mon bonheur m’offre le premier à lui, c’est
pour moi un motif de plus d’espérer.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Oh ! monsieur le Comte ! vous m’attendez peut-être ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Oui, Monsieur.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Qu’y a-t-il pour votre service ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

L’objet qui m’amène auprès de vous est d’une si
grande importance, qu’il me fatigue singulièrement.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Si c’était par hasard (je ne dis pas cela pour vous
offenser) l’intention de m’emprunter quelque argent,
je vous préviens que je n’en ai point.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Grâces au Ciel, des motifs aussi bas ne me mettent
point dans le cas d’importuner mes amis.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Je vous le répète ; excusez-moi. Les dépenses que
l’on fait aujourd’hui réduisent les plus riches à la
nécessité d’emprunter, et ce n’est plus une honte de
demander de l’argent. Je ne m’en trouve pas ; mais
s’il s’agit d’obliger un galant homme, j’ai un ami
duquel je pourrais me flatter d’obtenir quelques
centaines d’écus, moyennant, toutefois, une honnête
reconnaissance.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mais je n’ai pas besoin d’argent.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

J’en suis enchanté. Si jamais vous vous trouviez
dans le cas d’en avoir besoin, vous ou quelqu’autre,
vous savez à qui vous adresser. Je n’ai pas un sou :
mais j’en trouverai quand il le faudra.

<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Vous avez une belle fille, Monsieur.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Plût au Ciel que je ne l’eusse point !


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Pourquoi donc ce langage ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Comment ! regardez-vous comme une petite dépense
pour un homme ruiné, d’avoir une femme chez lui ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Plus sa présence vous fatigue, plus vous devez
songer à la remarier.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Que l’occasion ne se présente-t-elle de le faire ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

L’occasion ne peut se présenter plus à propos.
J’aspire à sa main, et je vous supplie de me l’accorder.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Ayez son consentement, et je vous réponds du mien.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je crois que je ne me flatte pas en vain de la
voir y souscrire.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

En ce cas, c’est une affaire faite. Je parlerai
à Eugénie, et si vous voulez recevoir sa main ce
soir, je ne vois plus rien qui s’y oppose.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Quand j’aurai son consentement formel, nous dresserons
le contrat.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

À quoi bon un contrat ? À quoi bon dépenser
inutilement de l’argent ? Ne vaut-il pas bien mieux
manger en famille celui que vous vous proposez de
donner au notaire ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Mais nous ne pouvons nous dispenser de dresser un
écrit, ne fût-ce que pour stipuler la dot.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

La dot ? Comment ! vous voulez et l’épouse et la
dot ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Eugénie, en se mariant avec votre fils, n’a-t-elle
pas apporté chez vous une dot considérable ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Le peu qu’elle a apporté a disparu depuis longtemps,
et nous sommes ruinés de compagnie.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Seize mille écus dépensés, en deux ans !


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

On en a, ma foi, bien dépensé davantage. Jetez
un coup d’œil sur l’état des dépenses que l’on a faites.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je n’ai pas besoin d’examiner ce que vous avez
dépensé pour elle. Mais je sais parfaitement que l’on
doit la restitution de sa dot à une veuve restée sans
enfans mâles.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Est-ce le projet de m’assassiner qui vous amène ?


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Non ; c’est mon amour pour Eugénie.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Si vous aimiez la femme, vous seriez moins avide
de la dot.

<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ce n’est pas pour moi, c’est pour elle que je la
réclame ; et, dans l’espoir de devenir son époux, je
ne puis ni ne dois trahir ses intérêts.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Dispensez-vous de l’emploi, de procureur d’Eugénie
auprès de moi ; je sais ce qu’elle peut prétendre et ce
que l’on a droit d’exiger de moi. Il y a, et il n’y a pas
de dot ; je veux, et je ne veux pas la donner. Mais s’il
y en a, si je suis forcé de la donner, je prendrai
du moins toutes mes suretés pour que la pauvre
Eugénie ne se trouve pas un jour réduite à l’affreuse
indigence.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Ma maison n’a-t-elle pas de quoi en répondre ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Je vous dis franchement ce que je pense. Si l’amour
seul de la personne vous engageait à songer au mariage,
la dot vous causerait beaucoup moins d’inquiétude.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je n’en ai parlé que par occasion.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Et je termine en quatre mots : donna Eugénie
a été l’épouse de mon fils ; je lui tiens lieu de père ;
et quand elle aura envie de se remarier, j’y penserai.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Et si elle est actuellement dans cette intention-là ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Qu’elle m’en instruise.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Supposez que je vous parle en son nom.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Supposez que vous êtes Eugénie, et écoutez ma
réponse : le comte de l’Isle n’est pas pour vous.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Pourquoi donc ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Parce que c’est un avare.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Trève aux mauvaises plaisanteries : je ne les aime
pas. Don Ambroise, expliquez-vous sérieusement.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Oui ; parlons sans détours. Comte, vous n’aurez
pas ma belle-fille.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Pourrais-je savoir les motifs de ce refus ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Daignez m’excuser ; mais j’ai d’autres engagemens,
et vous n’êtes pas le premier qui en fassiez la demande.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Le Chevalier m’a peut-être prévenu ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Cela ne serait pas impossible. (''À part''.) Je ne l’ai
pas même vu.

<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Quand vous a-t-il parlé ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Quand je l’ai vu.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Est-ce ainsi que l’on répond à un gentilhomme ?


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Votre très-humble serviteur.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Vous me traitez indignement.


<div style="text-align:center">{{personnage|DON AMBROISE}}.</div>

Je vous baise les mains.


<div style="text-align:center">{{personnage|LE COMTE}}.</div>

Je vois le but indigne où tendent vos desseins.
Vous refusez la main de votre belle-fille à celui qui
vous redemande sa dot : mais il n’en sera pas ainsi.
Eugénie sera éclairée sur ses intérêts, et l’on vous
forcera de restituer ce que vous avez le projet barbare
d’usurper. (''Il sort''.)





Version du 8 novembre 2009 à 12:06


L’Avare
1862



L’AVARE,


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE.

N. B. Moliere a tracé de main de maître les travers et le ridicule de l’Avarice : Goldoni en a esquissé l’odieux dans la petite pièce que l’on va lire. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion sur ce dernier ouvrage : placer à la suite du Moliere, l’Avare de Goldoni, c’est rendre peut-être à ces deux grands hommes l’hommage le plus flatteur, et en même temps le plus digne d’eux.




PERSONNAGES


Don AMBROISE, vieil avare.

Donna EUGÉNIE, veuve et belle fille d’Ambroise.

Le Comte de l’ISLE.

Le Chevalier des ARBRES.

Don FERNAND, jeune homme de Mantoue.

JASMIN, valet.

Un Procureur, personnage muet.


La Scène est à Pavie, dans une gallerie, chez Don Ambroise.




SCÈNE PREMIÈRE.



DON AMBROISE (seul.)

Ce que c’est pourtant qu’un peu de règle et de conduite ! Il n’y a qu’un an que mon fils est mort, et je me trouve déjà en avance de deux mille écus ! Le Ciel sait combien j’ai été sensible à la mort de l’unique fils que j’eusse au monde : mais s’il eût vécu encore un pareil nombre d’années, c’en était fait ; mes revenus n’y suffisaient pas, et il eût fallu attaquer les capitaux. L’amour paternel a ses droits, sans doute ; mais l’argent ! l’argent est une si belle chose ! Je dépense plus encore que je ne devrais, parce que j’ai ma belle-fille chez moi. – Je voudrais bien m’en débarrasser : mais la seule pensée de la dot qu’il lui faudrait restituer, suffit pour me mettre en fureur. Je me trouve entre l’enclume et le marteau. Qu’elle demeure avec moi, elle me ronge jusqu’aux os : qu’elle s’en aille, elle arrache et emporte mon cœur. Si je pouvais imaginer… Bon, voici un autre fléau qui me poursuit malgré moi jusqu’ici ; un autre présent de mon cher fils. Il me semble pourtant qu’il serait bien temps qu’il s’en allât.




SCÈNE II.

Le Même, DON FERNAND.


DON FERNAND.

Bonjour, seigneur don Ambroise.


DON AMBROISE.

Il n’y a plus ni bonjour ni bonne nuit pour moi.


DON FERNAND.

Je partage la douleur d’un père. Vous perdez, dans le pauvre don Fabrice, le plus aimable cavalier du monde.


DON AMBROISE.

Don Fabrice était un cavalier qui aurait trouvé le fond des mines de l’Inde. Depuis son mariage, il a dissipé, en deux ans, plus que je n’eusse dépensé en dix. Je suis ruiné, mon cher Monsieur ; et pour rétablir un peu mes affaires, il me faudra vivre dorénavant avec la plus sévère économie, et peser jusqu’à mon pain.


DON FERNAND.

Pardon : mais vous me persuaderez difficilement que vous en soyez réduit à cette extrémité.


DON AMBROISE.

Vous ne connaissez pas mes affaires.


DON FERNAND.

Votre fils m’avait dit cependant…


DON AMBROISE.

Mon fils était un fou, gonflé de morgue et de vanité, l’esclave de sa femme, et la dupe des amis qui le grugeaient.


DON FERNAND.

Je ne sais si vous parlez pour moi, Monsieur ; mais il me semble que, depuis un an que j’habite chez vous pour prendre dans cette université le grade de docteur, mon père a suffisamment pourvu à ma dépense.


DON AMBROISE.

Je ne parle point pour vous. Mon fils vous aimait, et je vous ai gardé chez moi pour l’amour de lui : mais maintenant que vous voilà Docteur, pourquoi perdre ici votre temps ?


DON FERNAND.

J’attends aujourd’hui des lettres de mon père, et je compte vous débarrasser au premier jour.


DON AMBROISE.

Je suis surpris de ne pas vous voir plus d’empressement à retourner dans votre patrie, pour vous y entendre appeler Monsieur le Docteur ! Votre mère brûle sans doute de l’impatience d’embrasser monsieur le Docteur son fils.


DON FERNAND.

Ma maison, Monsieur, peut, à la rigueur, se passer de ce nouveau titre. Je crois que ma famille vous est connue.


DON AMBROISE.

Je sais que votre noblesse ne le cède à qui que ce soit : mais la noblesse sans biens, ce n’est pas l’habit sans la doublure, c’est la doublure sans l’habit.


DON FERNAND.

Je ne suis cependant pas des plus maltraités de la fortune.


DON AMBROISE.

Raison de plus pour aller jouir bien vîte de votre noblesse et de votre fortune. Vous n’êtes point à votre place dans la maison d’un homme aussi pauvre que moi.


DON FERNAND.

Seigneur don Ambroise, vous me feriez vraiment rire !


DON AMBROISE.

Dites donc pleurer, si vous connaissiez tout mon malheur. J’ai à peine de quoi vivre et ma très-chère belle-fille, cette tête sans cervelle, veut avoir de la société, un équipage, de la toilette, chocolat café… Malheureux que je suis ! vous me voyez au désespoir.


DON FERNAND.

Mais je ne vois pas la nécessité de la garder chez vous.


DON AMBROISE.

Elle n’a ni père ni mère, ni proches parens. Voulez-vous que je la laisse seule ? Une veuve, à son âge ! Eh ! ne me faites point parler.


DON FERNAND.

Engagez-la à se marier.


DON AMBROISE.

Oui, s’il se présentait une bonne occasion.


DON FERNAND.

Rien de plus facile. Donna Eugénie a du mérite, ajoutez à cela une dot considérable…


DON AMBROISE.

Quelle dot ? que parlez-vous, s’il vous plaît, d’une dot considérable ? Elle n’a presque rien apporté ici, et nous a coûté des sommes énormes. Voilà la note des dépenses faites pour l’illustrissime épouse : la voilà ! le jour elle ne quitte pas ma poche, et la nuit mon oreiller. La longue suite de mes disgraces n’est rien à mes yeux, en comparaison de toutes ses gentillesses. Oh ! mode ! maudite mode ! puisses-tu être une bonne fois à tous les diables ! Je veux être un coquin, si, en supposant qu’elle se remariât, toutes ses extravagances n’entrent pas pour la moitié, au moins, dans la restitution que j’ai à lui faire.


DON FERNAND.

Dites pour un tiers.


DON AMBROISE.

Bien obligé, monsieur le Docteur. (Il va pour sortir, et revient sur ses pas. ) À propos ; j’oubliais de vous dire une chose.


DON FERNAND.

Parlez.


DON AMBROISE.

Afin de savoir à quoi m’en tenir, dites-moi un peu quand vous comptez partir.


DON FERNAND.

J’attends, je vous le répète, aujourd’hui des lettres de mon père.


DON AMBROISE.

Et si elles n’arrivent pas ?


DON FERNAND.

Si elles n’arrivent pas… il faudra bien que je reste.


DON AMBROISE.

Mon ami, suivez mon conseil. Procurez à votre père une surprise agréable ; allez à Mantoue, et paraissez à l’improviste. Dieu ! avec quel plaisir ils vont embrasser monsieur le Docteur !


DON FERNAND.

Il y a quelques lieues d’ici à Mantoue.


DON AMBROISE.

Vous êtes sans argent ?


DON FERNAND.

À dire vrai, je n’en ai pas beaucoup.


DON AMBROISE.

Je vais vous donner un expédient. On va au Tézin, on s’embarque, et l’on arrive, à peu de frais, à l’embouchure du Mincio.


DON FERNAND.

Et de là à Mantoue ?


DON AMBROISE.

À pied, mon ami.


DON FERNAND.

Les jeunes gentilshommes de mon rang ne voyagent point ainsi.


DON AMBROISE.

Et les gens de ma classe déclarent à ceux de la vôtre, que la maison d’un pauvre homme, comme moi, n’est point un séjour digne d’un Docteur comme vous. (Il sort.)




SCÈNE III.



DON FERNAND (seul).

Voilà donc où l’avarice conduit les hommes ! Avec de la noblesse et de la fortune, don Ambroise se regarde comme le dernier, comme le plus malheureux des hommes. On est forcé d’être de son avis : ce sont les actions, en effet, qui donnent de l’éclat à la noblesse ; et c’est au bon usage que l’on en fait, que les richesses sont redevables de leur valeur. Je devais quitter cette maison dès l’instant que don Fabrice, mon ami, a cessé de vivre, et c’est précisément sa mort qui m’y arrête. Oui, le respect que j’eus pour donna Eugenie tant que son époux a vécu, s’est changé en amour depuis qu’elle est veuve, et mon espérance toujours alimentée… Mais quelle espérance de voir mes vœux jamais contens, si, de quelque côté que se tournent mes regards, ils ne voient que des obstacles à mon amour ! Elle ignore mes sentimens pour elle, et elle peut les dédaigner en les apprenant. J’ai, auprès d’elle, deux terribles rivaux ! mon père ne consentira jamais à mon mariage pour le moment : je n’ai point de meilleur parti à prendre que de m’en aller. Oui, je partirai : mais je veux m’épargner le reproche de m’être trahi moi-même par un excès de délicatesse mal entendue. Qu’elle sache que je l’aime ; et si mon amour est rebuté… La voici fort à propos. Je voudrais lui dire… Et je n’ai pas le courage de le faire. Je prendrai mon temps, je préparerai mes paroles… Quelle lâcheté ! je rougis de moi-même.

(Il sort.)




SCÈNE IV.

DONNA EUGÉNIE, ensuite JASMIN.


DONNA EUGÉNIE.

Trainerai-je encore long-temps une pareille existence ? La conduite de don Ambroise est elle supportable ? Ses procédés ont déjà fait périr de chagrin mon pauvre époux, et aujourd’hui ce maudit vieillard voudrait me voir mourir à petit feu, par la fureur qu’il excite en moi, par le désespoir où il me réduit. Oui, je veux me remarier. Mais le seul désir ne suffit pas, il faut que l’occasion se présente ; et si je n’ai pas la certitude d’améliorer ma position, je ne veux pas courir le danger d’aggraver mes maux.


JASMIN.

Madame, monsieur le comte de l’Isle désirerait avoir l’honneur de vous voir.


DONNA EUGÉNIE.

Il en est bien le maître. (Jasmin sort) Ce ne serait point un parti à dédaigner ; c’est un homme de mérite ; mais son sérieux finit souvent par m’ennuyer. Il forme un contraste parfait avec le Chevalier, qui a dans l’esprit un peu trop de vivacité. Je voudrais cependant fixer mon choix sur l’un des deux : ils m’aiment l’un et l’autre, je le sais ; et je sais de plus qu’une rivalité déclarée… Mais j’aperçois le Comte.




SCÈNE V.

La même, le Comte DE L’ISLE.


LE COMTE.

Très-humble salut à madame Eugénie.


DONNA EUGÉNIE.

Votre servante, Monsieur. Donnez-vous la peine de vous asseoir.


LE COMTE.

Pour vous obéir.


DONNA EUGÉNIE.

Vous venez bien à propos ; j’avais besoin de compagnie.


LE COMTE.

Je m’estimerais trop heureux de vous pouvoir procurer un moment de satisfaction.


DONNA EUGÉNIE.

C’est l’excès de votre complaisance qui vous dicte ce langage obligeant.


LE COMTE.

Il sera toujours bien inférieur à votre mérite.


DONNA EUGÉNIE.

Toujours aimable, le comte de l’Isle !


LE COMTE.

Je voudrais l’être en effet, pour avoir le bonheur devons plaire.


DONNA EUGÉNIE.

Votre société m’est toujours infiniment précieuse.


LE COMTE.

Je le crois, puisque vous le dites, Madame ; mais qu’est-ce que ma société pour un esprit comme le vôtre ?


DONNA EUGÉNIE.

Vous ne vous rendez pas justice. Heureusement pour vous, que vous parlez à quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir.


LE COMTE.

Non, Madame, je parle franchement, et tout mon mérite se borne à me connaître moi-même. Je sais tout ce que je perds au parallèle avec le Chevalier : mais qu’importe ? Votre cœur me rassure autant que votre esprit, et je me flatte qu’au milieu de tous mes défauts, vous distinguerez pourtant un fond de franchise inaltérable.


DONNA EUGÉNIE.

Ce n’est pas un petit mérite que la sincérité.


LE COMTE.

Il est souvent stérile auprès des autres.


DONNA EUGÉNIE.

Avez-vous à vous plaindre de moi ?


LE COMTE.

Je n’aurais pas l’audace de le dire.


DONNA EUGÉNIE.

Malgré votre silence, on voit bien que vous n’êtes pas content.


LE COMTE.

C’est un effet, sans doute, de la franchise dont vous venez de faire l’éloge.


DONNA EUGÉNIE.

En conséquence, cette même franchise ne me doit pas faire un mystère des motifs de ce mécontentement.


LE COMTE.

Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, c’est de m’engager à parler.


DONNA EUGÉNIE.

C’est mon cœur qui vous y invite.


LE COMTE.

Eh bien !je réponds à votre cœur, que, sans le tourment que me cause un rival, je serais le plus heureux des hommes.


DONNA EUGÉNIE.

Voilà la première fois que vous avez parlé aussi clairement.


LE COMTE.

Ai-je parlé à temps, Madame ?


DONNA EUGÉNIE.

Cela serait possible.


LE COMTE.

Mais le possible est un abyme, Madame, où s’égarent, confondues, mes espérances et mes craintes. Ce que je vous demande à présent, c’est quelque chose de positif.


DONNA EUGÉNIE.

Réfléchissez-y bien, et convenez que ce que vous me demandez n’est pas peu de chose.


LE COMTE.

Mais il me semble, si je ne me trompe, que ma demaade est très-modeste. Il y aurait de la témérité à réclamer votre faveur toute entière ; je me borne à vous demander si vous êtes maîtresse encore d’en disposer.


DONNA EUGÉNIE.

Mais si c’est un secret que je sois jalouse de garder, votre demande n’excède-t-elle pas les bornes de la discrétion ?


LE COMTE.

Vous avez le don, Madame, de vous faire entendre sans parler. Je comprends très-bien que votre cœur est occupé.


DONNA EUGÉNIE.

Et, dans le cas où cela serait, devineriez-vous avec la même facilité l’objet qui l’occupe.


LE COMTE.

Non, Madame ; voilà le secret.


DONNA EUGÉNIE.

Vous n’en pouvez donc pas conclure que vous soyez exclus.


LE COMTE.

Ni m’assurer non plus d’être le mortel favorisé.


DONNA EUGÉNIE.

Les cœurs discrets se contentent d’un motif quelconque d’espérance.


LE COMTE.

Oui, quand un motif plus puissant ne les fait pas trembler.


DONNA EUGÉNIE.

Et cette crainte, quel est donc son fondement ?


LE COMTE.

Mon peu de mérite, Madame.


DONNA EUGÉNIE.

Non, Comte : vous vous jugez mal.


LE COMTE.

Ajoutez à cela le caractère entreprenant de mon rival.


DONNA EUGÉNIE.

C’est une raison de plus qui m’offense.


LE COMTE.

Je vous en supplie, Madame, excusez-moi.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous excuse.


LE COMTE.

C’est mon cœur enflammé qui égare ma langue…


DONNA EUGÉNIE.

Comte c’en est assez.


LE COMTE (à part.)

Qu’il m’en coûte de modérer mes transports !


DONNA EUGÉNIE.

Ne précipitons point ma résolution.




SCÈNE VI.

Les mêmes, JASMIN, ensuite LE CHEVALIER.


JASMIN (à part en entrant.)

Voilà une visite dont monsieur le Comte se serait bien passé. (Haut) Madame, monsieur le Chevalier demande si vous êtes visible.


DONNA EUGÉNIE.

Faites entrer. Donnez un siége.

(Jasmin va prendre un fauteuil.)


LE COMTE.

Madame, je ne veux pas vous importuner davantage. (Il se lève.)


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! Comte ; gardez-vous de rien manifester de vos craintes.


LE COMTE.

Mon respect…


DONNA EUGÉNIE.

Asseyez-vous.

LE COMTE (à part.)

Je suis au supplice !


LE CHEVALIER.

Je salue très-humblement Madame. (Il lui baise la main.)


DONNA EUGÉNIE.

Bonjour, Chevalier ; prenez un siége.


LE CHEVALIER.

Comte, je vous salue.


LE COMTE.

Bien le bonjour, Monsieur. Avec la permission du Chevalier. (Bas à Eugénie, dont il s’est rapproché.) Madame, je ne me suis pas permis la liberté de vous baiser la main.

DONNA EUGÉNIE (bas au Comte.)

Il ne tenait qu’à vous de le faire.


LE COMTE (à part.)

Allons, je n’ai que ce que je mérite.

DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Pardon, Chevalier.


LE CHEVALIER.

Ne vous gênez pas, je vous en prie ; et si vous avez quelque chose de particulier…


DONNA EUGÉNIE.

Rien, absolument rien. C’est une chose dont Monsieur avait oublié de me parler.


LE CHEVALIER.

Ah ! parbleu, j’ai une chose aussi, moi, à vous communiquer, avec la permission du Comte. (Bas à Eugénie.) Faisons-le un peu enrager.


LE COMTE (à part.)

Il faut un prodige pour que j’y tienne.


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! ça, que la conversation devienne générale. Que devenez-vous, Chevalier ?


LE CHEVALIER.

Toujours heureux, quand j’ai l’honneur de vos bonnes grâces.


DONNA EUGÉNIE.

Mes bonnes grâces sont bien peu de chose.


LE CHEVALIER.

On s’en contente cependant, lors même qu’elles sont partagées entre deux rivaux.


DONNA EUGÉNIE.

Oui ; êtes-vous de ceux qui se contentent de la moitié ?


LE CHEVALIER.

Il le faut bien, quand on ne peut pas porter ses prétentions plus loin.


LE COMTE.

Madame ne sait point partager son cœur.


LE CHEVALIER.

C’est ce que nous ignorons l’un et l’autre.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Me mettez-vous au rang de ces femmes perfides…


LE CHEVALIER.

Que le Ciel m’en préserve. Je sais que vous êtes la femme du monde la plus sage. Mais je n’en soutiens pas moins qu’il est impossible de mettre des bornes aux bonnes grâces des Dames ; et qu’à part l’honneur, qui reste toujours intact, elles peuvent étendre un peu loin la distribution : accorder plus à l’un, moins à l’autre, avec une sage économie, de laquelle il résulte, avec le temps, des effets différens, et toujours déterminé sur la disposition du cœur qui a reçu sa portion. Aussi l’un ne se contente pas de la moitié, tandis qu’un autre se trouve satisfait de beaucoup moins.


LE COMTE.

Est-ce là penser en homme ?


LE CHEVALIER ( au Comte.)

Je ne vous parle point.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Ce serait donc en vain qu’une femme vous accorderait l’entière possession de son cœur ?


LE CHEVALIER.

Je ne ferais certes pas la folie de le refuser ; j’en ferais même le cas que mérite un semblable don ; mais la difficulté d’arriver au tout, fait que je me contente de peu.


DONNA EUGÉNIE.

Cette difficulté ne me semble pas raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je la fonde sur l’expérience. Je me suis flatté plus d’une fois d’un pouvoir absolu dans l’empire de la Beauté ; mais les monarchies ne durent point en amour, et je me borne au rôle de Républicain.


LE COMTE.

Le cœur de donna Eugénie ne doit point se comparer aux autres.


LE CHEVALIER.

J’ai l’honneur de connaître Madame autant que vous.


LE COMTE.

S’il en était ainsi, vous tiendriez un autre langage.


LE CHEVALIER. (au Comte.)

Je la connais, vous dis-je. (À Eugénie.) Je serais au désespoir, Madame, que vous donnassiez à mes sentimens le sens défavorable qu’il plaît à Monsieur de leur prêter, et que vous me privassiez de la portion de vos bonnes grâces que j’ose me flatter de posséder. Un mot cependant d’explication, s’il vous plaît. Commençons par distinguer des faveurs dont les dames n’ont point coutume d’être avares, cet amour qui se doit concentrer dans un seul objet. L’époux ne doit souffrir aucune concurrence : celui qui aspire à la main d’une Demoiselle doit désirer d’être seul ; celui qui brigue l’hymen d’une veuve est dans le même cas. Mais ces faveurs distributives dont il est question pour le moment, n’occupent point dans le cœur la place destinée aux autres affections. Et tenez, en voilà un exemple. Un père aime tendrement son fils, et aime en même temps ses amis. L’une et l’autre de ces affections ont leur siége dans le coeur, mais elles y occupent une place différente ; ou, si nous voulons que tout ce qui est amour y occupe une seule et même place, disons donc que la différence se trouvera alors dans la manière, si elle n’est plus dans la place. Qu’une femme cependant soit sage, honnête, fidelle à son époux, sincère envers son amant ; cet amour à l’épreuve n’exclura pas certaines petites affections de reconnaissance, d’estime, de complaisance honnête, et voilà ce qu’on appelle des grâces, des faveurs qui peuvent se distribuer au loin. La plus petite de leurs portions peut satisfaire un cœur discret ; accordées à moitié, elles donnent un juste orgueil à l’heureux chevalier qui les possède ; concentrées dans un seul objet, elles inspirent une témérité qui en méconnaît bientôt le prix, et qui affecte de les confondre avec les ardeurs réservées à un plus noble objet.

Voilà, Madame, ma façon de penser à cet égard. Comte, répondez, si vous pouvez.


DONNA EUGÉNIE.

Allons, mon cher Comte, voila une belle occasion de vous faire honneur.

LE COMTE.

Madame, je suis l’ennemi déclaré du verbiage. J’admire l’esprit du Chevalier ; mais sa distinction métaphysique est trop subtile pour moi. Au milieu d’une foule de choses, ou fausses ou inutiles, il en a dit une bonne cependant, et je me bornerai à y répondre. Madame est veuve ; et avant de disposer de ces bonnes grâces, dont il vous plaît de supposer les Dames si libérales, elle est au moment peut-être d’éprouver cette espèce d’amour qui n’a qu’un objet.


LE CHEVALIER.

Madame le peut, et le possesseur fortuné de sa main pourra s’applaudir de la femme du monde la plus vertueuse. Il me semble, Madame, que le Comte n’est point étranger à l’état secret de votre cœur. Je ne puis que louer vos résolutions : mais je ne croyais pas mériter l’exclusion d’une pareille confidence.


DONNA EUGÉNIE.

Le Comte ne sait certainement rien de plus que vous.


LE CHEVALIER (au Comte.)

C’est donc en vain que vous jouez ici l’astrologue, pour décourager mes espérances.


LE COMTE.

Pensez-vous qu’une veuve jeune, riche, et d’un grand nom, qui d’ailleurs est excédée des traitemens qu’elle reçoit ici, n’ait pas le projet de se remarier ?


LE CHEVALIER.

Elle est bien maîtresse de sa destinée. Madame, je ne pousse point l’audace jusqu’à deviner ; je désirerais cependant bien savoir…


DONNA EUGÉNIE.

Je ne veux point cacher la vérité à deux Cavaliers que j’estime. Ma position m’engage à former un second nœud.


LE COMTE (au Chevalier.)

Eh bien ! mon astrologie est-elle si mal fondée !


LE CHEVALIER.

Eh bien ! voyons ; puisque vous savez si bien tirer l’horoscope du cœur humain, cela doit vous encourager à deviner quel sera le fortuné mortel…


LE COMTE.

Je ne me hasarde point jusques-là. Je suis sûr d’une chose cependant ; c’est que Madame ne donnera pas son cœur à qui se pourrait contenter de la moitié.


LE CHEVALIER.
(se levant de son siége.)

Doucement, doucement, Monsieur. Ceci est une autre thèse, et je me déclare d’un avis différent. Je sais que je ne suis pas digne d’un aussi grand bonheur. Mais, en supposant que Madame daignât me combler de ses grâces, au point de me nommer son époux, je mettrais ses vertus bien au-dessus encore de la jeunesse, des biens et du nom, dont vous venez de lui faire un mérite. Je serais jaloux de sa foi, sans l’être de ses regards, et séparant toujours la femme sage, de la femme d’esprit, je serais heureux époux, mais non cavalier indiscret.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Un époux de ce caractère ne pourrait que me rendre très-heureuse.


LE COMTE.

Monsieur, autre chose est de donner carrière à son imagination, ou de se trouver dans le cas dont il s’agit. Je conçois parfaitement que vous cherchez le meilleur moyen d’établir votre crédit auprès du cœur qui vous écoute. Mais cette excessive indulgence dont vous parlez, ne peut rien sur l’âme d’Eugénie : elle préfère un amour vertueux à toute la galanterie moderne. Si vous dites vrai, vous ne l’aimez pas ; et si vous l’aimez, elle ne peut se flatter de la liberté que vous lui promettez.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Ce doute me paraît assez raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je ne suis point venu solliciter le cœur d’Eugénie. Est elle prévenue en votre faveur ? qu’elle parle ; je connais mon devoir.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous le répète, Chevalier ; je suis libre encore, et puis disposer de moi.


LE CHEVALIER.

Prononcez donc.


LE COMTE.

Madame est à temps de le faire.


LE CHEVALIER.

Le temps vole ; et l’on pleure stérilement la perte de ses beaux jours.


LE COMTE.

La vertu est toujours belle.


LE CHEVALIER.

Mais elle emprunte de la jeunesse un nouvel éclat.


LE COMTE.

Une épouse n’a pas besoin de tant d’éclat.


LE CHEVALIER.

Mais il en faut à une Dame.


LE COMTE.

Une Dame doit être sage.


LE CHEVALIER.

Oui ; mais non pas intraitable.


LE COMTE.

Elle doit dépendre de la volonté de son époux.


LE CHEVALIER.

Que le Ciel l’affranchisse de la tyrannie que vous vantez.


LE COMTE.

Et que l’amour ne la sacrifie pas à qui connaît si peu le prix de la vertu.


LE CHEVALIER.

Si vous vous oubliez à ce point avec moi…


DONNA EUGÉNIE.

Messieurs, si votre visite a pour but de me faire plaisir, veuillez ne vous point échauffer à mon sujet. Je vous révère l’un et l’autre. Je vous trouve à tous deux de la raison et du mérite. Mais je n’ai point encore disposé de moi, et je n’ose pas dire que vous me supposiez du penchant pour l’un de vous. Je suis ma maîtresse, il est vrai ; mais la bienséance exige qu’en sortant de cette maison, je consulte d’abord le père de mon défunt époux. Si son extravagance ne me propose point un parti indigne de moi, je préférerai tout autre penchant le devoir qui m’assujettit à mon beau-père. Que l’on me propose l’un ou l’autre de vous, je serai également satisfaite.


LE COMTE.

Ah ! Madame ! est-ce assez pour me consoler ?


LE CHEVALIER.

Et moi, je suis au comble de la joie et je vais de ce pas faire part de mes vœux à don Ambroise. Je vous le déclare, Madame, en présence du Comte, afin qu’il le sache, afin qu’il apprenne en même temps que je saurai marcher à mon but, sans que le mérite d’un tel rival me cause un instant de frayeur. Madame, à l’honneur de vous revoir. (Il lui baise la main et sort.)




SCÈNE VII.

DONNA EUGÉNIE, et LE COMTE.



LE COMTE (à part.)

Si jamais elle est mon épouse, tu ne lui baiseras certes plus la main.


DONNA EUGÉNIE

Eh bien ! cher Comte, montrerez-vous moins d’empressement que le Chevalier.


LE COMTE.

Il va rejoindte ailleurs don Ambroise ; je l’attendrai ici, si vous le trouvez bon.


DONNA EUGÉNIE

Vous êtes bien le maître de rester ; mais vous me permettrez de passer dans mon appartement, où m’appellent quelques petites affaires.


LE COMTE.

Je le vois, Madame ; c’est à regret que vous restez avec moi.


DONNA EUGÉNIE

Vous vous trompez, et je suis à vous dans l’instant Adieu, Comte. (Elle va pour sortir.)


LE COMTE.

Je vous salue, Madame.

DONNA EUGÉNIE (à part.)

Quel empressement à me baiser la main ! (Elle s’arrête.)


LE COMTE.

Madame a-t-elle quelque chose à m’ordonner ?


DONNA EUGÉNIE

Monsieur a-t-il quelque chose à me demander ?


LE COMTE.

Rien, si ce n’est le pardon de ma témérité.


DONNA EUGÉNIE

Tenez, pauvre Comte. (Elle lui présente sa main.)


LE COMTE.

Non, Madame, non, ce n’est point là ce que j’implore de votre bonté ; la main que vous daignez m’offrir porte l’empreinte encore des lèvres du Chevalier. Je suis délicat sur cet article.


DONNA EUGÉNIE

Votre délicatesse ne saurait me déplaire. D’autres la pourraient appeler un défaut, mais les défauts que produit l’amour ne sont point incompatibles avec la sincérité du cœur. (Elle sort)




SCÈNE VIII.

LE COMTE, ensuite DON AMBROISE.



LE COMTE.

Qu’est-ce que toutes ces petites faveurs accordées par l’usage, aux yeux de celui qui aspire au bonheur d’être époux ? Qu’elle se familiarise en attendant avec ma façon de penser, et que s’accommodant à mon système... Voici don Ambroise. Il serait possible que le Chevalier ne l’eût point encore vu ; et si mon bonheur m’offre le premier à lui, c’est pour moi un motif de plus d’espérer.


DON AMBROISE.

Oh ! monsieur le Comte ! vous m’attendez peut-être ?


LE COMTE.

Oui, Monsieur.


DON AMBROISE.

Qu’y a-t-il pour votre service ?


LE COMTE.

L’objet qui m’amène auprès de vous est d’une si grande importance, qu’il me fatigue singulièrement.


DON AMBROISE.

Si c’était par hasard (je ne dis pas cela pour vous offenser) l’intention de m’emprunter quelque argent, je vous préviens que je n’en ai point.


LE COMTE.

Grâces au Ciel, des motifs aussi bas ne me mettent point dans le cas d’importuner mes amis.


DON AMBROISE.

Je vous le répète ; excusez-moi. Les dépenses que l’on fait aujourd’hui réduisent les plus riches à la nécessité d’emprunter, et ce n’est plus une honte de demander de l’argent. Je ne m’en trouve pas ; mais s’il s’agit d’obliger un galant homme, j’ai un ami duquel je pourrais me flatter d’obtenir quelques centaines d’écus, moyennant, toutefois, une honnête reconnaissance.


LE COMTE.

Mais je n’ai pas besoin d’argent.


DON AMBROISE.

J’en suis enchanté. Si jamais vous vous trouviez dans le cas d’en avoir besoin, vous ou quelqu’autre, vous savez à qui vous adresser. Je n’ai pas un sou : mais j’en trouverai quand il le faudra.

LE COMTE.

Vous avez une belle fille, Monsieur.


DON AMBROISE.

Plût au Ciel que je ne l’eusse point !


LE COMTE.

Pourquoi donc ce langage ?


DON AMBROISE.

Comment ! regardez-vous comme une petite dépense pour un homme ruiné, d’avoir une femme chez lui ?


LE COMTE.

Plus sa présence vous fatigue, plus vous devez songer à la remarier.


DON AMBROISE.

Que l’occasion ne se présente-t-elle de le faire ?


LE COMTE.

L’occasion ne peut se présenter plus à propos. J’aspire à sa main, et je vous supplie de me l’accorder.


DON AMBROISE.

Ayez son consentement, et je vous réponds du mien.


LE COMTE.

Je crois que je ne me flatte pas en vain de la voir y souscrire.


DON AMBROISE.

En ce cas, c’est une affaire faite. Je parlerai à Eugénie, et si vous voulez recevoir sa main ce soir, je ne vois plus rien qui s’y oppose.


LE COMTE.

Quand j’aurai son consentement formel, nous dresserons le contrat.


DON AMBROISE.

À quoi bon un contrat ? À quoi bon dépenser inutilement de l’argent ? Ne vaut-il pas bien mieux manger en famille celui que vous vous proposez de donner au notaire ?


LE COMTE.

Mais nous ne pouvons nous dispenser de dresser un écrit, ne fût-ce que pour stipuler la dot.


DON AMBROISE.

La dot ? Comment ! vous voulez et l’épouse et la dot ?


LE COMTE.

Eugénie, en se mariant avec votre fils, n’a-t-elle pas apporté chez vous une dot considérable ?


DON AMBROISE.

Le peu qu’elle a apporté a disparu depuis longtemps, et nous sommes ruinés de compagnie.


LE COMTE.

Seize mille écus dépensés, en deux ans !


DON AMBROISE.

On en a, ma foi, bien dépensé davantage. Jetez un coup d’œil sur l’état des dépenses que l’on a faites.


LE COMTE.

Je n’ai pas besoin d’examiner ce que vous avez dépensé pour elle. Mais je sais parfaitement que l’on doit la restitution de sa dot à une veuve restée sans enfans mâles.


DON AMBROISE.

Est-ce le projet de m’assassiner qui vous amène ?


LE COMTE.

Non ; c’est mon amour pour Eugénie.


DON AMBROISE.

Si vous aimiez la femme, vous seriez moins avide de la dot.

LE COMTE.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour elle que je la réclame ; et, dans l’espoir de devenir son époux, je ne puis ni ne dois trahir ses intérêts.


DON AMBROISE.

Dispensez-vous de l’emploi, de procureur d’Eugénie auprès de moi ; je sais ce qu’elle peut prétendre et ce que l’on a droit d’exiger de moi. Il y a, et il n’y a pas de dot ; je veux, et je ne veux pas la donner. Mais s’il y en a, si je suis forcé de la donner, je prendrai du moins toutes mes suretés pour que la pauvre Eugénie ne se trouve pas un jour réduite à l’affreuse indigence.


LE COMTE.

Ma maison n’a-t-elle pas de quoi en répondre ?


DON AMBROISE.

Je vous dis franchement ce que je pense. Si l’amour seul de la personne vous engageait à songer au mariage, la dot vous causerait beaucoup moins d’inquiétude.


LE COMTE.

Je n’en ai parlé que par occasion.


DON AMBROISE.

Et je termine en quatre mots : donna Eugénie a été l’épouse de mon fils ; je lui tiens lieu de père ; et quand elle aura envie de se remarier, j’y penserai.


LE COMTE.

Et si elle est actuellement dans cette intention-là ?


DON AMBROISE.

Qu’elle m’en instruise.


LE COMTE.

Supposez que je vous parle en son nom.


DON AMBROISE.

Supposez que vous êtes Eugénie, et écoutez ma réponse : le comte de l’Isle n’est pas pour vous.


LE COMTE.

Pourquoi donc ?


DON AMBROISE.

Parce que c’est un avare.


LE COMTE.

Trève aux mauvaises plaisanteries : je ne les aime pas. Don Ambroise, expliquez-vous sérieusement.


DON AMBROISE.

Oui ; parlons sans détours. Comte, vous n’aurez pas ma belle-fille.


LE COMTE.

Pourrais-je savoir les motifs de ce refus ?


DON AMBROISE.

Daignez m’excuser ; mais j’ai d’autres engagemens, et vous n’êtes pas le premier qui en fassiez la demande.


LE COMTE.

Le Chevalier m’a peut-être prévenu ?


DON AMBROISE.

Cela ne serait pas impossible. (À part.) Je ne l’ai pas même vu.

LE COMTE.

Quand vous a-t-il parlé ?


DON AMBROISE.

Quand je l’ai vu.


LE COMTE.

Est-ce ainsi que l’on répond à un gentilhomme ?


DON AMBROISE.

Votre très-humble serviteur.


LE COMTE.

Vous me traitez indignement.


DON AMBROISE.

Je vous baise les mains.


LE COMTE.

Je vois le but indigne où tendent vos desseins. Vous refusez la main de votre belle-fille à celui qui vous redemande sa dot : mais il n’en sera pas ainsi. Eugénie sera éclairée sur ses intérêts, et l’on vous forcera de restituer ce que vous avez le projet barbare d’usurper. (Il sort.)