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Version du 21 novembre 2009 à 09:46

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Il ne nous est plus permis de rester dans le petit salon.

La sainte Pudeur, voilant ses beaux yeux de sa blanche main aux doigts écartés, se retire en regardant quelquefois par-dessus son épaule, apparemment pour voir si son ombre la suit.

Nous serions volontiers resté : ― rien ne nous paraît plus chaste et plus sacré que les caresses de deux êtres jeunes et beaux ; ― mais peu de personnes sont de notre avis. Ainsi donc, à notre grand regret, nous laissons nos deux amants emparadisés dans les bras l’un de l’autre, et nous allons nous occuper à réfuter quelques objections qu’on nous fera sans doute.

Musidora n’a pas dit un seul mot de son amour à Fortunio ; c’est là une faute grossière : elle aurait dû parler à perte de vue et se livrer à la métaphysique de sentiment la plus transcendante ; nous aurions eu là une belle occasion de faire voir combien notre cœur est fait pour l’amour, et nous aurions pu remplir un nombre de pages assez confortable. ― Mais le fait est qu’elle n’a rien dit, et, en notre qualité de romancier fantastique, la vérité nous est trop sacrée pour que nous puissions nous permettre de supposer une seule phrase.

Ses yeux inondés de moites lueurs, sa gorge agitée, sa voix tremblante, ses pâleurs et ses rougeurs subites, expliquaient l’état de son âme beaucoup plus éloquemment que ne l’auraient pu faire les périodes les plus savantes. Et le baiser muet de Fortunio était, dans son genre, une réponse parfaite. Vous savez bien d’ailleurs que l’on ne parle que lorsqu’on n’a rien à dire. Peut-être trouvera-t-on que Musidora a cédé bien vite à Fortunio : ce n’est que la seconde fois qu’elle se trouve avec lui, et il n’a déjà plus rien à désirer.

Nous alléguerons pour excuse que la profession de Musidora n’était pas d’être vertueuse. Ensuite nous dirons, en manière d’apophthegme, que la passion est prodigue, et qu’aimer c’est donner.

Il y a beaucoup de femmes estimables qui, la première quinzaine, accordent la main, et à la fin du premier mois, le pied ; ― au second, elles abandonnent la joue, et puis la bouche, et ainsi de suite. Leur personne est divisée en compartiments, qu’elles cèdent un à un, se ménageant et se détaillant pour faire durer un peu leurs frêles intrigues, persuadées apparemment que leur possession est le plus excellent antidote contre l’amour. ― Il faut pour cela une grande modestie, modestie du reste plus commune qu’on ne pense : la pudeur des femmes n’est autre chose que la crainte de n’être pas trouvées assez belles. C’est ce qui fait que les belles filles se donnent plus facilement que les laides. Il n’y a pas de résistance plus furieuse que celle d’une femme qui a le genou mal tourné.

Musidora n’avait pas cette idée humble et modeste que le don de sa personne dût éteindre l’amour ; elle se livra tout entière et sur-le-champ à Fortunio, non pour contenter ses désirs, mais pour lui en inspirer ; elle se donnait à lui pour qu’il eût envie de l’avoir : c’est un calcul habile et qui réussit plus souvent qu’on ne pense. Chez les belles et fortes natures, l’amour c’est la reconnaissance du plaisir.

Aussi Musidora a-t-elle attaqué le cœur de Fortunio par la volupté, excellente manière d’entrer en campagne. ― D’ailleurs, à quoi bon attendre ? Avec un homme aussi fugitif que le Fortunio, ce serait une chose chanceuse.

Profitons donc du moment où nos deux principaux personnages oublient l’existence du monde, pour dire quelque chose de notre héros, car le devoir de tout écrivain est de débrouiller devant son lecteur l’écheveau qu’il a emmêlé à plaisir et de dissiper les nuages mystérieux qu’il a assemblés lui-même, dès le commencement de l’ouvrage, pour empêcher d’en apercevoir trop clairement la fin.

Fortunio est un jeune seigneur de la plus pure noblesse, aristocrate comme le roi et aussi bon gentilhomme. Le marquis Fortunio, son père, dont la fortune était dérangée, l’a envoyé tout jeune dans l’Inde chez un de ses oncles (pardon de l’oncle), nabab d’une richesse colossale et titanique.

La jeunesse de Fortunio s’est passée à chasser au tigre et à l’éléphant, à se faire porter en palanquin, à boire de l’arack, à mâcher du bétel, ou à regarder, assis sur un tapis de Perse, danser les bibiaderi avec leurs petits pieds chargés de clochettes d’or, et leurs seins enfermés dans des étuis de bois de senteur.

Son oncle, vieillard voluptueux et spirituel, qui avait ses idées particulières sur l’éducation des enfants, avait laissé le caractère de Fortunio se développer en toute liberté, curieux, disait-il, de voir ce que pourrait devenir un enfant à qui l’on ne ferait jamais une observation et qui aurait tous les moyens de mettre sa volonté au jour.

Son inépuisable fortune lui donnait toutes les facilités pour exécuter ce plan d’éducation, et jamais son neveu n’eut de caprice qui ne fut accompli sur-le-champ.

Il ne lui parlait jamais ni morale, ni religion ; il ne lui fit peur ni de Dieu, ni du diable, ni même du Code, les lois n’existant plus pour quelqu’un qui a vingt millions de rente ; il laissa cette vigoureuse plante humaine pousser à droite et à gauche ses jets vivaces et chargés d’un parfum sauvage ; il n’émonda rien, ne retrancha rien, ni une épine, ni un nœud, ni une branche bizarrement contournée ; mais aussi il ne fit pas tomber une seule feuille, une seule fleur. Fortunio resta tel que Dieu l’avait fait.

Jamais un désir inassouvi ne rentra dans son cœur pour le dévorer avec ses dents de rat ; ses passions, toujours satisfaites, ne laissaient sur son front aucun pli, aucune ride ; il était doux, calme et fort comme un dieu, dont il avait presque la puissance exterminatrice. Jeune, bien fait, vigoureux, riche, spirituel, il ne connaissait personne au monde qu’il pût envier, et il se sentait envié partout. Il n’avait pas même à désirer la beauté de la femme, car ses maîtresses se plaisaient à s’avouer vaincues et inférieures à lui pour l’inimitable perfection de ses formes.

A quinze ans il avait un sérail, cinq cents esclaves de toutes couleurs pour le servir, et autant de lacks de roupies qu’il en pouvait dépenser ; le trésor de son oncle lui était ouvert, et il y puisait largement.

Jamais le souci de son avenir ou de sa fortune ne vint ternir son beau front du reflet de son aile de chauve-souris : il vivait nonchalamment dans une atmosphère d’or, ne s’imaginant pas qu’il en pût être autrement. Sa surprise fut grande lorsqu’il découvrit qu’il existait des gens qui n’avaient pas même trois cent mille livres de rentes.

Comme tous les enfants gâtés, Fortunio devint un homme supérieur ; il avait ses vices, mais il avait aussi ses qualités.

Les instituteurs ordinaires ne veulent pas comprendre que la montagne suppose une vallée, la tour un puits, et toute chose qui brille au soleil une excavation profonde et ténébreuse d’où on l’a tirée.

Rien n’est plus détestable au monde qu’un homme uni et raboté comme une planche, incapable de se faire pendre, et qui n’a pas en lui l’étoffe d’un crime ou deux.

Fortunio était capable de tout, en bien comme en mal, mais sa position était telle qu’il lui était tout à fait inutile de nuire. Du haut de sa richesse il voyait les hommes si petits, qu’il ne daignait pas s’en occuper ; cette noire fourmilière de misérables s’agitant sous ses pieds, et suant toute une année pour gagner à grand’peine ce qu’il avait d’or à dépenser par minute, lui semblait peu digne d’attirer l’attention d’un homme bien né ; il ne comprenait guère la charité ni la philanthropie, mais ses caprices faisaient toujours pleuvoir autour de lui une abondante rosée d’or, et tous ceux qui vivaient dans son ombre devenaient bientôt riches ; ― en somme, il faisait plus de bien que trente mille hommes vertueux et distributeurs de soupes économiques. Il était bienfaisant à la manière du soleil, qui, sans donner un sou à personne, fait la vie et la richesse du monde.

Comme il n’avait eu aucun précepteur ni aucun maître, il savait beaucoup de choses et les savait parfaitement, les ayant apprises tout seul ; étant placé haut et n’étant arrêté par aucun préjugé de naissance ou de position, il voyait au loin et au large.

S’il avait voulu être empereur ou roi, il l’aurait été ; avec son audace, son intelligence, sa beauté, sa connaissance des hommes et ses puissants moyens de corruption, rien ne lui eût été plus facile. Par nonchalance et par dédain, il laissa les potentats en paix sur le trône, se contentant d’être roi de fait.

Un caractère distinctif de Fortunio, c’est que, pouvant tout, il n’était blasé sur rien ; il n’estimait aucune chose au-dessus de sa valeur, mais il n’avait pas de mépris systématique.

Comme tous ses désirs étaient accomplis presque aussitôt que formés, il n’éprouvait pas cette fatigue que cause la tension de l’âme vers un objet qu’elle ne peut atteindre ; car ce n’est pas la jouissance qui use, mais le désir.

Il aimait le vin, la bonne chère, les chevaux et les femmes, comme s’il n’en avait jamais eu ; tout ce qui était beau, splendide et rayonnant lui plaisait ; il comprenait aussi bien les magnificences d’une chaumière avec un seuil encadré de pampres, un toit velouté de mousses brunes, panaché de giroflées sauvages, que les splendeurs d’un palais de marbre aux colonnes cannelées, à l’attique hérissé d’un peuple de blanches statues. Il admirait également l’art et la nature ; il aimait passionnément les femmes à cheveux rouges, ce qui ne l’empêchait pas de s’accommoder fort bien des négresses et des filles de couleur ; les Espagnoles le charmaient, mais il adorait les Anglaises et ne dédaignait aucunement les Indiennes ; les Françaises même lui paraissaient fort agréables ; il avait aussi un goût très vif pour les vierges de Raphaël et les courtisanes du Titien ; bref, un éclectique de la plus haute volée, et personne ne poussa plus loin le cosmopolitisme. Cependant, nous l’avouons à sa honte ou à sa louange, on ne lui vit jamais de maîtresse en pied, et personne ne lui connut de domicile légal.

Quant à ses esclaves, noirs, jaunes ou rouges, ils étaient aussi souvent rossés que les Scapins de comédie ou les Davus des pièces de Plaute.

Chose étrange ! il était adoré de cette valetaille, et ils se fussent jetés au feu pour lui complaire ; il les traitait tellement en animaux, qu’il leur avait fait croire qu’ils étaient des chiens, et leur en avait inspiré la servilité passionnée.

Jamais il ne lui arriva de répéter deux fois le même ordre, mais il était rare qu’il prît la peine de formuler sa volonté avec la parole : un geste, un clin d’œil suffisait.

Il y avait toujours, sous la remise, une voiture attelée et deux chevaux sellés ; ― un dîner perpétuel était tenu prêt dans l’office : il n’était pas encore arrivé à Fortunio d’attendre quelqu’un ou quelque chose ; ― deux belles filles se tenaient, nuit et jour, dans un cabinet à côté de sa chambre à coucher, en cas qu’il lui passât par la tête quelque fantaisie amoureuse. ― C’était, comme on le voit, un homme de précaution.

L’obstacle et le retard lui étaient inconnus ; il ne savait pas ce que c’était que le lendemain. Pour lui tout pouvait être aujourd’hui, et il avait la puissance de faire de l’avenir le présent. Lorsque son oncle mourut, il avait vingt ans environ ; le désir le prit de voir l’Europe, la France et Paris.

Il y vint, emportant avec lui vingt fortunes, tonnes d’or, cassette de diamants et le reste.

D’abord, accoutumé qu’il était aux magnificences orientales, tout lui parut misérable, étriqué, mesquin. Les grands seigneurs les plus riches lui faisaient l’effet de mendiants déguenillés ; cependant il découvrit bientôt, sous cet aspect pauvre et terne, des mondes d’idées dont il ne soupçonnait pas l’existence. Il fit dans ces régions nouvelles des enjambées de géant. Il fut bientôt aussi au courant qu’un Parisien de race, grâce au flair admirable dont la nature l’avait doué.

Cela lui plaisait, après avoir goûté les charmes pénétrants et sauvages de la vie barbare, d’essayer de tous les raffinements de la civilisation la plus extrême ; après avoir chassé le tigre sur un éléphant, avec les Malais, dans les jungles de Java, il lui semblait piquant de courir le renard, en habit rouge, avec les membres du parlement, sur un cheval demi-sang ; après avoir vu, à l’ombre de la grande pagode de Bénarès, danser les véritables bibiaderi, assis les jambes croisées, en robe de mousseline, sur une natte de joncs parfumés, il trouvait plaisant de voir, à l’Opéra, avec un binocle et des gants jaunes, mademoiselle Taglioni dans le Dieu et la Bayadère ; seulement, dans les premiers temps, il avait beaucoup de peine à se retenir de couper la tête des bourgeois qui l’ennuyaient.

La seule chose à laquelle ses habitudes orientales ne purent se plier, c’est de voir sa maison ouverte à tout le monde et de hardis pirates se glisser jusqu’aux plus secrets recoins de sa vie sous le nom d’amis intimes.

Il rencontrait ses compagnons de plaisir dans le monde, aux théâtres, dans les promenades, mais aucun n’avait mis le pied chez lui, ou, s’il ne pouvait s’empêcher de les recevoir, c’était dans quelque appartement loué pour la circonstance et qu’il quittait aussitôt, de peur de les y voir revenir.

Sa vie était divisée en deux parties bien complètes : l’une tout extérieure, courses au clocher, soupers fins et folies de toute espèce, l’autre mystérieuse, séparée et profondément inconnue.

On avait fait cette remarque à Fortunio, qu’il n’avait ni duchesse ni danseuse, et qu’il lui manquait cela pour être tout à fait du bel air ; à quoi il répondit qu’il trouvait les unes trop vieilles et les autres trop maigres.

Pourtant on le rencontra le lendemain, aux Bouffes, avec une danseuse, et le surlendemain, à l’Opéra, avec une duchesse : ― la danseuse était grasse et la duchesse jeune, chose doublement extraordinaire.

Fortunio, ayant fait ce sacrifice aux convenances, reprit son train de vie ordinaire, apparaissant et disparaissant sans jamais dire où il allait ni d’où il venait.

La curiosité de ses camarades avait d’abord été excitée au plus haut degré, mais peu à peu elle s’était assoupie, et l’on avait accepté le Fortunio tel qu’il se donnait. L’amour de Musidora avait réveillé ce désir de pénétrer les mystères de sa vie, et l’on parlait plus que jamais de ses bizarreries ; cependant on était forcé de s’en tenir à de vagues conjectures. La vérité n’était sue de personne. George lui-même ne connaissait de Fortunio que ce qui se rapportait à son séjour dans l’Inde.

Nous n’avons rien à communiquer au lecteur de plus intime sur le compte de Fortunio ; toutefois nous espérons le traquer bientôt dans sa dernière retraite.



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