« Une Thèse sur le mariage en deux romans » : différence entre les versions

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==[[Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/373]]==
: I. « The Bertrams », by Anthony Trollope, third edition, 1 vol. London 1860. — II. « Castle-Richmond », by the same, three vols. London 1860.


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Fils d’une femme d’esprit qui ne pécha jamais par excès d’indulgence et dont la sévérité caustique s’explique assez par l’âge inusité où elle prit la plume, — à cinquante ans on voit difficilement la vie sous son plus beau jour, — M. Anthony Trollope s’est fait depuis peu d’années une place très honorable parmi ces conteurs froidement impartiaux, cruellement exacts, loyalement implacables, dont l’avènement littéraire est un des « signes » de notre temps. Observateur aussi subtil, analyste aussi perspicace que pas un d’entre eux, il a son cachet particulier, que nous voudrions avant tout définir. C’est une sorte de gaieté amère, une misanthropie de bonne humeur, une indifférence, une placidité sarcastique dont l’effet, ménagé avec beaucoup d’art, ne se produit qu’à la longue, mais se produit alors avec d’autant plus de puissance. le commun des romanciers procède par sympathies ou antipathies en bloc ; ils ont leurs ''héros'' et leurs ''traîtres''. Ni traîtres ni héros dans les récits de M. Trollope. Il n’aime ni ne hait guère aucun de ses personnages. Il les voit avec le regard froid et lucide du savant que rien ne passionne, si ce n’est la science même. Il les dépouille volontiers non-seulement de tout masque, mais de tout prestige. Il n’entend pas
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qu’ils lui en fassent accroire, et s’interdit même dans une certaine mesure de préférer l’un à l’autre. Tous ont leur infirmité secrète, et il les étale nus, sur son grabat d’hôpital, démonstrateur impassible. Aucun n’a pu lui déguiser ses petits péchés, et il les confesse tous à voix haute, révélateur sans pitié, sans pitié, mais aussi sans colère, au moins apparente. Point de morale guindée, point de sermons solennels ; rien qu’un homme du monde qui sait, comme on dit, « ce qu’en vaut l’aune, » et qui, tout en souriant, vous raconte, vous dénonce vos inconséquences, vos absurdités si pardonnables, vos ridicules si naturels, vos bassesses mêmes qui ont tant d’excuses, vos petites infamies en faveur desquelles il est tant de circonstances atténuantes, et dont il serait si étrange de se formaliser outre mesure. Vous l’écoutez avec complaisance, ce moraliste bénin, ce confesseur à manches larges ; puis le moment vient où, averti par quelque sensation pénible, vous faites un retour sur vous-même, et alors, ô surprise ! vous constatez une, deux blessures profondes, que, sans avoir l’air d’y toucher, ce bon compagnon si indulgent, si gai, vous a sournoisement infligées : bien heureux si, à votre, insu, l’aimable chirurgien, pour vous mieux guérir, ne vous a point écorché vif.

Maintenant êtes-vous guéri ? Délicate question que nous reprendrons plus tard ; mais, ne l’oublions pas, nous avons auparavant deux histoires à raconter.


<center>I</center>

Le fils du colonel Lionel Bertram et celui du digne recteur de Hurst-Staple, M. Wilkinson, furent élevés ensemble sous le toit de ce dernier. George Bertram et Arthur Wilkinson entrèrent ensemble à Oxford comme ''prizemen'', mais dans deux collèges différens. Le premier ne travaillait qu’à ses heures et voyait croître de jour en jour sa renommée universitaire ; le second, ''book-worm'' acharné, sur lequel on avait d’abord fondé les plus grandes espérances, perdait au contraire chaque jour du terrain. Après quatre années de cette lutte inégale, les épreuves définitives arrivèrent. George Bertram en sortit ''double first'', c’est-à-dire avec tous les honneurs de la guerre et une ''fellowship'' qui lui assurait, jusqu’à son mariage, un revenu de 200 livres sterling. Arthur Wilkinson ne fut pas même inscrit parmi les ''premiers-simples''. Tombé au second rang, il n’avait ni ''fellowship'' ni même la chance de pouvoir rester utilement à l’université comme répétiteur libre. D’un naturel timide, sans indépendance, sans initiative, il n’avait plus qu’à prendre les ordres et à attendre la première cure que ses relations pourraient lui procurer.

De toutes ces déconvenues peut-être eût-il pris son parti, si elles n’eussent contrarié ses vues d’avenir et ajourné indéfiniment l’espoir
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qu’il avait en secret caressé d’épouser, au sortir d’Oxford, une amie d’enfance, élevée parmi ses sœurs, qu’il avait longtemps regardée et traitée comme elles, mais qui, depuis quelques années, lui était apparue sous un jour nouveau, plus sérieuse et plus tendre tout à la fois. Pas un mot n’avait été échangé entre les deux jeunes gens qui les liât l’un à l’autre ; ils s’étaient compris cependant : elle avait deviné qu’il la préférait, et dans le secret de son cœur elle s’était fiancée à lui. Quand elle le vit revenir, vaincu et triste, de la lice universitaire, au lieu de l’accueillir froidement comme le digne recteur, au lieu de lui montrer son chagrin comme mistress Wilkinson, au lieu de le railler comme leurs filles étourdies et rieuses, Adela Gauntlet prit silencieusement l’attitude qui convenait au changement de leur commune obstinée. Elle ne porta plus de robes voyantes, elle ne valsa plus ; — la femme d’un ''clergyman'' ne doit pas valser.

Arthur Wilkinson s’aperçut sans doute, de ce muet dévouement. L’apprécia-t-il tout ce qu’il valait ? Espérons-le pour son honneur ; mais c’était un cœur faible, une intelligence harcelée de scrupules pusillanimes. Il n’osa pas étendre la main vers le trésor qui s’offrait à lui. Tandis qu’il délibérait, qu’il attendait, qu’il balançait, la mort, qui n’attend ni ne délibère, vint trancher la question qu’il débattait vainement depuis quelques mois. Le digne recteur fut subitement enlevé à sa famille. Ainsi qu’il arrive presque toujours en pareil cas, il laissait les siens dans une misère absolue. Ce fut donc pour eux un coup du ciel que la bonne volonté inattendue du noble personnage à qui revenait le droit de disposer du bénéfice vacant. Bonne volonté n’est pas tout à fait le mot. Lord Stapledean, à qui les Wilkinson étaient parfaitement indifférent, n’offrit au fils la dévolution du ''living'' paternel que pour se dispenser de l’accorder à un de ses collègues de la pairie, qui le sollicitait vivement et à qui on ne pouvait le refuser sans un prétexte honnête. Arthur dut à ce généreux sentiment le vicariat de Hurst-Staple avec le salaire y attaché ; c’est-à-dire cinq cents bonnes livres sterling par an. Par malheur, il ne reçut pas sans conditions ce don magnifique. Lord Stapledean, prenant ses précautions pour le lui rendre aussi peu agréable que possible, avait exigé de lui la promesse formelle qu’il ne se regarderait, quoique ''vicar'' en titre, que comme le ''curate'' du bénéfice, et qu’une fois payé de ses peines, c’est-à-dire après avoir prélevé cent cinquante livres sur le revenu total, il remettrait le surplus à sa mère. Arthur comprenait bien que cette condition, ''sine quâ non'', allait le maintenir à jamais dans un état de dépendance incompatible avec les : devoirs d’un chef de famille ; mais comment s’y refuser sans encourir une responsabilité effrayante ? Comment suffire aux besoins de ces trois femmes désormais groupées autour de lui, et qu’il ne saurait
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abandonner ? Adela, son dévouement, son chaste et fidèle amour, sont dans un des plateaux de la balance, avec une pauvre dot de deux mille livres sterling. Dans l’autre, il y a la servitude, le dégoût d’une existence subie à contre-cœur, mais un bon revenu bien assuré, l’absence de soucis rongeurs, un état passif, mais commode. Il y a aussi, remarquerez-vous peut-être, la honte d’un contrat quelque peu entaché de simonie. Soit, mais il faut vivre : nécessité première qui domine toutes les autres dans les âmes non héroïques. Arthur se décide donc, et, fort triste, légèrement penaud, plus embarrassé qu’il n’oserait en convenir, il abdique à mots couverts, devant l’élue de son cœur, les droits qu’elle lui avait reconnus tacitement, et que, noblement obstinée, elle ne voudra pas reprendre, même après cette abdication humiliante pour tous deux.

Et George Bertram, que devenait-il ? L’impétueux jeune homme jouissait de sa liberté nouvelle. En attendant qu’il choisisse une carrière, — toutes sont ouvertes devant un ''double first'' d’Oxford, — incertain encore s’il sera général, évêque, lord-juge ou même premier ministre, George voyage. L’éducation brillante qu’il a reçue, il la doit à son oncle, un austère négociant, riche à millions, dur comme un sac d’écus, despote quand il rencontre l’obéissance, muet ou frondeur amer en face de l’indocilité. George au fond, malgré son indiscipline étourdie, a trouvé le chemin de ce cœur plus clos en apparence que le coffre-fort d’un avare : mais il ne peut guère s’en douter, et ne s’en doute pas effectivement, malgré les insinuations discrètes d’un bienveillant commis qui lui indique à chaque instant la voie à suivre pour s’assurer le splendide héritage du vieux ''merchant''. « Cinq cent mille livres sterling !… un demi-million<ref>Un demi-million sterling équivaut à 12,500,000 francs.</ref>, cher monsieur George ! » lui répète à chaque instant avec un soupir le sage et mélancolique Pritchett ; mais notre étourdi n’y prend pas garde. Il est dans ce bel âge où les cœurs généreux dédaignent le culte de Mammon. Dût cette magnifique fortune ne lui coûter qu’une humble prière, il ne fléchirait pas le genou ; à plus forte raison n’entrera-t-il pas dans la maison de banque où son oncle voudrait le placer. Il n’entend être asservi ni par les bienfaits ni par les espérances, esprit entier et altier, confiant outre mesure dans sa force, et ne redoutant pas assez l’extrême mobilité qui atténue chez lui en grande partie ces facultés éminentes dont il ne sait ni régler ni concentrer l’emploi.

George voyage, nous l’avons dit, et il est en ce moment à Jérusalem auprès de son père. Soldat de fortune et diplomate de hasard, le colonel Lionel Bertram est aussi avenant, aussi gracieux, aussi séduisant que son frère est déplaisant, hargneux, rude à manier ;
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mais si la forme est plus agréable, le fond n’a pas, il s’en faut de tout, une valeur égale. Après avoir payé le premier semestre de l’éducation de George, le brillant colonel, envoyé en mission dans de lointaines contrées, ne s’est plus occupé de son fils. Son frère, à qui on s’est adressé, a largement pourvu aux frais de cette éducation coûteuse. Il l’a fait de mauvaise grâce, d’accord ; il a tenu note des moindres dépenses et envoyé régulièrement le compte de ses avances à son débiteur, — c’est-à-dire son frère, — qui, très régulièrement aussi, jetait au panier, sans y prendre garde, cette correspondance commerciale. Le vieux ''merchant'' a payé néanmoins, et tout à l’heure encore il a garni de ''bank-notes'' le portefeuille de George, dont le voyage en Orient lui semblait une fantaisie déplacée. Le colonel, lui, n’a pas consacré depuis dix ans une guinée à son fils bien-aimé. En revanche, quand il le retrouve brillant d’esprit, cou¬ronné des palmes d’Oxford, promis peut-être à de grands succès, il le presse fort tendrement sur son cœur, déploie pour lui plaire toutes les grâces de la diplomatie, l’abandon flatteur, l’indulgence aimable dont il a pris l’habitude en promenant de pays en pays sa souplesse officielle. Gomment résister, quand il s’est mis en tête de gagner votre cœur, à un père aussi bien doué ? George se laisse fasciner, étourdir, et sa généreuse candeur, sa confiance filiale, ne seront pas même effleurées le jour où le colonel, en se séparant à regret de son cher enfant, lui laissera payer seul leur dépense com¬mune.

A Jérusalem cependant, George a rencontré, courant le monde en compagnie l’une de l’autre avec l’intrépidité particulière au beau sexe anglais, deux demoiselles d’âge et de beauté fort diverses. Miss Baker, propre nièce du vieux Bertram, est une honnête et douce per¬sonne comme il en faut au bal pour « faire tapisserie, » et en voyage pour servir de chaperon ; Caroline Waddington au contraire, belle, grande, fière, spirituelle, ambitieuse, a tout ce qu’il faut pour tour¬ner la tête d’un ''double first'' en disponibilité. Objet de nombreux hommages, elle mène de haut ses très humbles adorateurs, en per-sonne qui sait ce qu’elle vaut, et ne se croit pas faite pour le pre¬mier venu. George, tout pénétré qu’il est de son propre mérite, ne se hasarderait peut-être pas à lever les yeux sur une divinité si im¬posante ; mais le hasard, qui veut sans doute les rapprocher, lui fait découvrir à temps que cette belle personne est la pupille de son oncle. Il ignore alors, il saura plus tard qu’un lien plus direct et plus étroit existe entre eux. Caroline est effectivement la petite-fille du vieux millionnaire ; mais, issue d’un mariage contracté mal¬gré lui, jamais il n’a voulu la reconnaître pour telle, et en lui assu¬rant une existence convenable, il a stipulé qu’elle lui demeurerait étrangère.
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Une fois mis ainsi en rapports, et sous les auspices de Lionel, devenu assez naturellement le centre de la petite colonie anglo-syrienne, George et Caroline ne peuvent guère manquer à leur des¬tinée, qui est de se croire faits l’un pour l’autre quinze jours après s’être vus pour la première fois. Peut-être se trompent-ils, mais c’est en toute sincérité. George, qui, saisi d’un bel enthousiasme chrétien, avait rêvé une destinée d’apôtre, renonce, en regardant les beaux yeux noirs de miss Waddington, à ces sublimes aspira¬tions. Caroline, qui s’était promis ''in petto'', — nous le devinons sans qu’elle nous le dise, — de n’échanger sa liberté que contre un joug garni d’armoiries, une belle et bonne ''ladyship'', se laisse prendre aux ardentes protestations du bouillant ''fellow''. Elle comprend que, s’il est pauvre aujourd’hui, demain peut-être il trouvera sa place aux premiers rangs dans une société où une intelligence supérieure, mise au service d’une volonté ferme, trouve rarement des obstacles insurmontables. Émue comme elle l’est pour la première fois de sa vie, il ne lui appartient pas de deviner que cette volonté courageuse, persistante, inébranlable, n’est pas dans le lot, si brillant d’ailleurs, que la nature a départi.au jeune lauréat. George de son côté, dans son inexpérience, ne peut se rendre un compte exact de ce carac¬tère complexe, où la grandeur de l’âme s’allie à la faiblesse du ju¬gement, où l’énergie de la volonté peut en certaines circonstances paralyser les élans du cœur, étouffer la voix de la conscience. Tous deux, attirés invinciblement l’un vers l’autre et complices du même malentendu, sont bien près d’échanger un serment solennel et de sceller par avance leur destinée.

N’allez pas croire cependant que ce soit là, comme on pourrait le supposer d’après cette analyse trop rapide, un coup de tête d’éco¬liers, une pure et simple étourderie, ni que miss Waddington, jeune personne du meilleur monde, très réfléchie, très mesurée dans sa conduite, se soit laissée entraîner comme une naïve paysanne alle¬mande ou une grisette écervelée du vieux Paris. Elle a combattu pied à pied, elle n’a rien toléré qui ne fût de la plus rigoureuse convenance ; elle s’est fait arracher lentement, un à un, les mots où son cousin pouvait puiser quelque vague motif d’espérer. Le duel a eu lieu dans toutes les règles, et les juges les plus rigoureux n’auraient à y reprendre aucune incorrection de détail ; mais, ainsi que cela peut arriver aux plus habiles champions, Caroline a fini par être désarmée : vaincue, elle ne l’est pas. Voyez plutôt sa fière attitude : elle a laissé espérer, mais elle n’a rien promis. L’unique baiser de Bertram sur sa main dégantée laisse cette main parfaite¬ment disponible.

Ajouterons-nous, au risque de la dépoétiser, — ceci peut-être va la recommander à beaucoup de bons esprits, — qu’en acceptant
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George pour son fiancé, Caroline avait fait entrer en ligne de compte la probabilité qu’un jour ou l’autre il hériterait du vieux Bertram ? Hélas ! il le faut bien, puisque le romancier n’a pas voulu laisser dans l’ombre ce trait de caractère, cette prudence calculatrice, désormais reconnue à beaucoup de jeunes filles dont toutes ne sont pas nées outre-Manche. « Elle sentait, dit-il tranquillement, qu’il serait mal à elle de s’engager à un homme hors d’état de la maintenir dans la sphère sociale où elle avait résolu de vivre, que cela serait mal pour lui autant que pour elle. Elle sentait qu’elle ne pourrait pas être la bonne femme d’un homme pauvre. Ce n’était pas le chemin qu’elle s’était promis de suivre. Ceci était un point-arrêté dans son esprit, et elle n’était pas assez faible pour se laisser déborder par un petit orage de sensibilité… Bertram lui plaisait, mais beaucoup, beaucoup l Elle n’avait jamais rencontré un homme qui lui plût à ce point. Il remplissait presque complètement les conditions de l’idéal qu’elle avait rêvé. Peut-être n’était-il pas assez concentré, assez réfléchi ; peut-être aussi était-il un peu trop enthousiaste. Les victoires de la vie appartiennent en général à des gens qui ne mettent pas de la sorte tout leur cœur dans tout ce qu’ils font, dans tout ce qu’ils disent ; mais il fallait compter que les années lui donneraient à cet égard quelques leçons salutaires. Au besoin, elle-même pourrait aussi les lui donner, ces leçons. Puisque George avait su tellement lui plaire, quelle objection à leur mariage, si, comme il y avait toute raison de le croire, il devait être l’héritier de son oncle ? »

Le colonel Bertram, à un autre point de vue, partageait cette espérance, et il n’avait pas négligé, entre deux plaisanteries affectueuses, d’appeler l’attention de son fils sur ce point fort essentiel ; mais là justement son habileté caressante avait échoué. Dans sa soif farouche d’indépendance, et aussi en vertu des légitimes susceptibilités qu’une âme désintéressée aime à faire respecter, George avait repoussé bien loin les insinuations paternelles. Même elles l’avaient un peu mis sur ses gardes, et sous peine d’encourir le mépris de son fils, — ce dont il ne se souciait nullement, puisque ce fils si généreux avait chance d’être un jour très riche, — le noble colonel avait dû renoncer à lui enseigner comment on capte un gros héritage.

Une belle scène est celle où George Bertram, de retour à Londres, prend la défense de son père contre son oncle, au risque de se brouiller à jamais avec l’irascible millionnaire. — Mais non ; plus le jeune étourneau hausse le ton, plus le vieillard, qui ne perd pas un instant son sang-froid ironique, semble, au fond, le goûter et le prendre en faveur. Il sait que George et Caroline se sont rencontrés à Jérusalem, il sait peut-être aussi un peu mieux que cela ; mais il ne laisse rien soupçonner, et George, de son côté, n’est pas pressé de lui confier leurs amours. Cet enfant terrible n’aime pas qu’on se mêlede
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ses affaires, et sait mauvais gré à l’honnête Pritchett, qui, sans avoir l’air d’y toucher, continue à lui donner d’excellens avis. — Miss Caroline ?… elle a quelque fortune ; … mais il dépendrait du vieux ''gentleman'' qu’elle en eût bien davantage. — Quand Pritchett parle ainsi, le jeune avocat l’étranglerait volontiers.

George en effet a choisi sa profession. Un de ses condisciples, Harcourt, dont les débuts au barreau furent des plus brillans, l’avait séduit par son exemple et décidé par ses conseils. Il est donc installé, selon l’usage anglais, auprès d’un ''barrister at law'', qui augure à merveille de son jeune acolyte. Immédiatement après avoir fait ce pas décisif, il est allé, avec son impétuosité ordinaire, relancer la belle Caroline, qui habite avec miss Baker une petite ville à quelques lieues de Londres. Caroline aurait bien voulu tergiverser encore, le tenir en suspens, le réduire à d’humbles prières et à une longue attente. George n’est pas homme à se laisser faire ; son caractère, tout d’une pièce, n’a point la flexibilité qu’exige le rôle du soupirant ordinaire. Caroline, il est vrai, lui sait gré de cette énergie un peu absolue qui effraierait une jeune fille plus timide. Et quand il réussit, malgré ses ruses, à la tenir seule à seul sous son ferme regard, il faut bien qu’elle reconnaisse son maître. — Voulez-vous être ma femme ? lui a-t-il dit avec une sorte de sévérité. — ''I will'', a-t-elle répondu, presque tremblante. Puis, sous différens prétextes et bien malgré George, elle ajourne cependant, appuyée par miss Baker, la célébration du mariage. Ces dames tiennent infiniment à ce que l’oncle millionnaire approuve cette union, et il l’y faut préparer. — Qu’il l’approuve pu non, que m’importe ? dit l’incorrigible George. Une fois marié, sa ''fellowship'' universitaire va lui manquer ; mais quoi ? l’avenir y pourvoira. Cette noble confiance devrait lui gagner le cœur de sa maîtresse ; est-il bien certain cependant qu’elle en soit si flattée ?

Harcourt, à qui le jeune Bertram croit devoir faire part de ses projets, est fort loin de les approuver. Dans ses idées, un jeune homme qui débute ne peut épouser qu’une femme riche. « Une femme est un objet de luxe. Né me parlez pas d’une femme à bon marché. Je puis, comme célibataire, manger du mouton froid et brûler mes bouts de bougie ; mais je n’aime pas les économies de femme. Les comptes de blanchisseuse rognés et réduits, la bonne « pour tout faire » à qui on paie sa bière à part et une robe de chambre foncée pour les travaux du matin, n’ajouteraient pas grand aliment, si je me connais un peu, à ma flamme conjugale. J’aime les femmes qui coûtent cher. Plus on les aime, plus on les veut près de soi, plus on tient à mille délicatesses recherchées. Sans elles, quoi de plus rebutant qu’une femme ?… Bertram, ajoute le romancier, se disait au fond du cœur que Harcourt était une bête brute, un être sans âme, une créature
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infime, incapable d’autres joies que celles dont se repaît la matière ; pour le présent, il s’abstint d’énoncer cette manière de voir. Ce n’est pas qu’il se gênât toujours vis-à-vis de son nouveau confrère ; mais lorsqu’il lui reprochait de n’avoir pas d’âme, Harcourt prenait la chose en riant. — Je verrai donc, lui avait-il déjà répondu, si décemment je ne m’en saurais passer. »

George, l’imprudent George, n’en conduit pas moins son ami à Littlebath, et le ramène, sinon converti, du moins ébloui par la beauté de miss Waddington, qui, nous devons l’avouer, devinant qu’on la soumet à une sorte d’arbitrage, a tenu à n’en pas sortir dépréciée. En toute occasion, nous la trouverons ainsi sous les armes. Elle sait le monde, et se conforme à ses lois sans trop de murmures, sans trop de regrets. Quand on lui raconte le secret de sa naissance, elle s’étonne purement et simplement que, voyant s’unir deux jeunes gens qui lui touchent de si près, le vieux ''merchant'' ne se montre pas plus généreux. Celui-ci, pressenti par miss Baker au sujet du mariage projeté, ne l’a ni désapprouvé, ni encouragé. «Le jeune homme a des moyens, la jeune personne a du caractère. Il peut, en travaillant, gagner sa vie. Elle est convenablement dotée. À leur aise ! a dit sans autre encouragement le rude vieillard. Et qu’ils ne s’abusent pas sur l’avenir ! ajoute-t-il. S’ils font entrer mon héritage dans leurs comptes, ils s’exposent à une grave déception…» L’oracle a parlé. Caroline, informée de sa décision, ne regarde plus comme suffisant le délai de quelques mois qui pesait déjà si fort à l’impatience amoureuse de George. C’est un an, deux au besoin, qu’il faudra savoir attendre. Vainement le pauvre fiancé lutte contre cette prudence qui le révolte. En toute déférence, avec une douceur inébranlable, sa bien-aimée se refuse aux risques qu’il lui veut faire courir. Sans s’être certainement donné le mot, elle et Harcourt sont précisément du même avis, à savoir que la misère ou même la gêne effarouche et tue l’amour. Peut-être ont-ils raison, mais pour peu qu’on aime, a-t-on raison si facilement, si obstinément ?

Blessé, mécontent, malheureux de cette lutte où sa dignité souffre comme son amour, le jeune avocat se lasse, se dégoûte du travail obstiné auquel il s’était voué gaiement en vue du bonheur prochain. Son patron le voit moins assidus. Les distractions de tout genre le trouvent moins rebelle. Il perd sa voie peu à peu, comme un navire en dérive. À quoi bon se dévouer en vain ? Non qu’il renonce à l’union projetée, non qu’il ait cessé d’y compter comme sur sa meilleure chance d’avenir, non qu’il songe à s’affranchir de ses engagemens ou à rendre à Caroline les promesses qu’il a obtenues d’elle ; mais dans cet esprit absolu, sans modération, sans tolérance, dans cette volonté fiévreuse qui va et vient par accès, qui manque de constance, de concentration, d’unité, il n’y a pas de quoi suffire à
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la situation pénible qui lui est faite. Ennuyé de la jurisprudence, il voit d’un œil jaloux son ami Harcourt entrer dans la carrière politique. L’idée d’y arriver par la renommée que les lettres peuvent donner en un jour à un homme de talent vient se jeter à la traverse de ses premiers projets. Il croit se hâter vers le but ; il s’en éloigne au contraire chaque jour, dupe d’un mirage étrange. Caroline s’en doute et s’en alarme. Les visites que son fiancé lui fait de loin en loin sont troublées par leur dissentiment, qui s’aggrave sans cesse. Au blâme qu’il lit dans ses yeux ; et dont miss Baker lui transmet parfois l’expression fort adoucie, George répond par des reproches. Le mal dont elle se plaint, elle en est, à ses yeux, l’unique auteur. Il ne veut point reconnaître que si elle a peut-être poussé la prudence un peu loin, il a, lui, cédé trop vite aux conseils du découragement. Plus ferme, plus constant en ses efforts, il l’eût rassurée. Rassurée, elle se donnait à lui. La situation se complique et se tend. Le premier pamphlet de George Bertram à fait quelque bruit, mais à son détriment, car l’université d’Oxford, très susceptible en certaines matières, s’est émue du ferment irréligieux qu’elle a cru y remarquer. Au lieu de plier sous le blâme encouru, l’audacieux ''fellow'', qu’aucune considération intéressée ne saurait retenir, jette un nouveau défi au docte aréopage. Son titre universitaire lui est retiré ; l’annuité temporaire attachée à ce titre disparaît du même coup, et si l’oncle Bertram, grand ennemi de la tyrannie cléricale, ne tenait à honneur de compenser par une pension du même chiffre celle que son neveu vient de perdre, qu’arriverait-il du jeûne philosophe ?

Les deux « dames » de Littlebath sont de plus en plus inquiètes. Caroline, pas plus que George, ne veut reconnaître ses torts. Sa meilleure confidente, Adela Gauntlet, qui subit en silence l’isolement auquel les lâches scrupules d’Arthur Wilkinson l’ont condamnée, prêche vainement à la belle orgueilleuse le dévouement soumis, l’abnégation sans limites, qu’à sa place elle saurait si bien pratiquer. Caroline s’évalue trop haut pour se donner si généreusement. Mal inspirée dans un moment de dépit, elle se plaint de son amant, non plus seulement à miss Baker ou à miss Gauntlet, mais à cet ami de George qu’il a eu la maladresse de lui présenter, et dont elle suit de l’œil avec admiration le rapide essor. Harcourt accepte naturellement avec toute satisfaction ce rôle de confident, si agréable et si profitable parfois en pareille circonstance. Il donne des conseils, il compatit aux douleurs ; bref, il intervient, tiers fort mal venu de George, dans ces querelles intimes qui n’admettent guère une pareille intrusion, et le jour arrive où, déjà mécontent, sinon jaloux, George croit deviner qu’une lettre de lui, lettre d’une nature toute confidentielle, lettre de reproches amers et presque injurieux, a été
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communiquée par Caroline à ce dangereux ami dans un premier mouvement de douloureuse rancune. Ceci, pour un amoureux, n’est rien moins qu’un crime de haute trahison. George n’attend pas une heure, une minute. Il court à Littlebath et fait comparaître devant lui la coupable terrifiée, mais qui s’impose de rester calme et superbe. Ces deux orgueils se heurtent violemment, des paroles décisives sont échangées. La rupture est irrévocable et complète… Six mois plus tard, miss Waddington était la femme de Harcourt, devenu, grâce à quelque revirement ministériel, ''solicitor general'' et membre du conseil de la reine.

Caroline s’était vengée. Pour remplacer l’amour perdu, elle avait conjuré l’ambition : elle, avait voulu être ''lady'', elle l’était ; femme à la mode, elle l’était ; adulée, elle l’était ; riche, elle le sera probablement un jour, car son mari est sur le chemin d’une haute fortune politique. Tels ont été ses calculs désespérés, Harcourt en a fait d’autres. Il ''voulait'' cette jeune fille, dont la beauté l’avait tout d’abord vivement ému. Il a deviné en elle l’étoffe d’une vraie femme du monde, faite pour trôner dans un salon et y attirer l’élite de la société élégante. Enfin, mis au courant de tous les secrets de la famille, il a flairé le magnifique héritage du vieux Bertram, ce splendide ''half million'' qui trône au centre du roman comme le ''koh-i-noor jadis au milieu des salles de la grande exhibition, jetant presque les mêmes feux, provoquant les mêmes cupidités, exerçant la même fascination. Étrange contrat que celui de ces deux êtres ! La jeune ambitieuse a dit au jeune ambitieux : « Sachez bien que je ne vous aime pas, et que probablement je ne vous aimerai jamais. Je vous serai soumise, dévouée. Je sais ce que vous attendez de moi, et ce que vous attendez de moi, vous l’aurez certainement. N’en exigez jamais davantage. » Harcourt, lui, n’a pas été aussi explicite ; il a parlé de son amour, de ses espérances, … et n’a pas soufflé mot des cinq cent mille livres sterling. Une seule fois, mais trop tôt ou trop tard, ce fin politique a essayé d’arracher au vieux Bertram, — à ce mystérieux grand-père de Caroline, — quelques engagemens à cet égard ; mais le négociant n’a pas vécu si longtemps au milieu des « loups » de bourse sans avoir appris à deviner et à parer de semblables attaques. Ce mariage de sa petite-fille, tout en flattant son orgueil, lui déplaît au fond. Le premier lui allait mieux. Il a tenté, avec une remarquable obstination, de réconcilier les deux amoureux brouillés. Dieu sait où George l’eût mené, s’il eût voulu, à cet instant précis, user des pouvoirs que lui donnait ce caprice de son vieil oncle ; mais toujours fier, toujours maladroit, il n’a ni très bien apprécié la situation, ni surtout voulu condescendre à en tirer parti. Donc le vieux Bertram, qui a parfaitement deviné les espérances de Harcourt, se fait un jeu de les lui laisser ; il va même jusqu’à lui prêter, sur bons
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billets à terme, bien réguliers, un capital insignifiant dont le ''solicitor general'' a besoin pour meubler les salons où va régner Caroline. Là toutefois s’arrêtent les libéralités du vieux millionnaire.

Un mariage d’amour a bien ses inconvéniens ; mais un mariage sans amour, serait-ce par hasard ce qu’on peut rêver de meilleur ici-bas ? Au bout de deux ans, il n’eût pas fallu poser cette question à lady Harcourt. Elle avait goûté à la vengeance et à l’ambition comme Eve au fruit défendu, et comme Eve elle n’avait trouvé que cendres sous l’écorce tentatrice. Ce n’est pas à une femme d’autant d’esprit que Harcourt pourrait faire illusion ; ce n’est pas un cœur digne d’apprécier celui de George qui battrait à l’unisson de cet autre cœur vide et froid, tout acquis à l’égoïsme le plus abject et parfaitement incapable d’aucun élan généreux. Donc Caroline méprise son mari poliment, décemment, selon les lois de la plus stricte étiquette. S’en doute-t-il ? C’est possible, bien qu’il reste impénétrable. Aussi a-t-il dès longtemps renoncé à ses affectations de tendresse ; il a d’ailleurs tant d’affaires ! mais il paie en égards la soumission de Caroline et la bonne grâce avec laquelle la jeune femme joue son rôle dans l’œuvre commune. Elle semble même avoir conquis son estime, sa confiance au moins, puisqu’il n’hésite point, après un délai raisonnable, à prier George d’oublier le passé, de lui pardonner, de renouer leurs relations un moment rompues. Devons-nous voir là un simple trait de cet aveuglement commun aux maris et aux rois que Jupiter veut perdre ? Non, il y a autre chose, quelque obscur calcul que Harcourt a fait un jour, et qu’il s’est hâté d’oublier le lendemain pour n’en être pas gêné, mais auquel il conforme sa conduite. L’héritage, il y pense toujours. George est le plus dangereux des compétiteurs qu’il pût craindre ; c’est lui bien évidemment qui a les préférences secrètes du vieil oncle. George l’ignore peut-être, et tant mieux s’il l’ignore ! Harcourt, qui a deviné cette situation, n’en pourra que mieux tirer parti. Ainsi, par la cupidité de l’ambitieux magistrat, condamné à maintenir, sous peine de déchéance, un train de vie ruineux, se trouve amenée une situation éminemment périlleuse : c’est la rencontre de deux êtres qui se sont réellement, profondément aimés, et qui, après une rupture sur laquelle tous deux ont versé des larmes de sang, se retrouvent irrévocablement désunis, mais plus épris que jamais. Nous jouons volontiers en France avec ces cas réservés, et il n’est pas de romancier qui n’ait sur la conscience maint désastre conjugal aussi complet que possible. Il n’en est pas tout à fait de même chez nos voisins, et ce n’est pas sans précautions multipliées, on a pu déjà s’en assurer, que les conteurs anglais abordent ce terrain brûlant. Avant de laisser entrevoir, pressentir une chute aussi terrible, il faut voir comment ils l’expliquent, comment ils la motivent, quels soins ils mettent à
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rendre à peu près croyable ce qui devrait être regardé comme impossible. Par quelles nuances imperceptibles M. Trollope, par exemple, ne fait-il pas succéder de loin en loin à la froideur officielle de la première rencontre quelques allusions vagues à ce qui a été, à ce qui aurait pu être, à ce qui ne sera jamais, les retours amers sur le passé, sur le présent, le regret qui s’avoue à demi, la plainte qui s’échappe, contenue d’abord, — puis un soir, dans la foule d’un bal, dans ce tumulte qui vous abrite à la fois et vous rassure, une parole décisive sillonnant tout à coup, on ne sait pourquoi, quelque futile échange de formules banales ! La jalousie du mari se réveille alors, mais trop tard ; elle ne peut plus qu’offenser et nuire. Viennent les abus d’autorité, le despotisme capricieux, l’espionnage qui déshonore. Ce mari jaloux est en même temps un homme obsédé par ses créanciers. Il en est à reprocher à sa femme, qui lui refuse de solliciter la libéralité du vieux Bertram, le luxe dont il l’a lui-même entourée, les toilettes qu’il lui a imposées, les fêtes qu’elle donne par son ordre. Et c’est lorsqu’elle est ainsi poussée à bout, humiliée dans ses meilleurs sentimens, maltraitée contré toute justice, presque hors d’elle et comme enivrée de sa misère, que la tentation suprême lui est offerte.

George, qui depuis longtemps s’interdisait de venir chez Caroline, d’autant plus scrupuleux, d’autant plus craintif qu’il se sait aimé, lui est annoncé à l’improviste. Il a résolu de quitter Londres, de s’éloigner d’elle. La revoir une fois, lui laisser un adieu, quoi de plus simple ? S’il trouve sa porte fermée, il partira sans avoir pressé sa main. Cette porte s’ouvre cependant, et peut-être ne s’ouvre-t-elle pas tout à fait par hasard. En magistrat expert, le ''solicitor general'' sait quel parti on tire de certaines situations, et il n’est pas interdit de penser qu’il avise en secret aux moyens de dompter les résistances têtues de sa femme. Quoi qu’il en soit, George est là, et justement elle pensait à lui, elle comparait leurs deux destinées et se trouvait de beaucoup plus malheureuse que lui. Il n’était pas lié, lui, à un être abhorré. Il était maître de sa vie ; il ne s’était pas vendu, il pouvait s’estimer encore. Elle songeait à lui, et le voilà ! Le verra-t-elle ? Oui, une fois encore elle ira vers lui. Elle descend dans le salon où il l’attend ; la main qu’il lui tend, elle l’effleure à peine. Elle a refermé la porte derrière elle, elle est venue droit à lui. — Monsieur Bertram, pourquoi êtes-vous ici ?… Vous devriez être à mille et mille lieues… Pourquoi êtes-vous ici ?

Où peut aller un dialogue qui commence sur ce ton, il n’est pas difficile de le deviner. Les deux caractères se dessinent nettement : celui de George, emporté de prime abord bien loin de ses résolutions magnanimes quand il à sous les yeux le grand malheur dont il s’accuse ; celui de Caroline, entraîné à la révolte, et que refrène seulement
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la conviction désespérante de ne pouvoir être aimée de George, si elle perdait son estime. Il repousse cette pensée, et de bonne foi ; mais Caroline connaît George et sait qu’il s’abuse. C’est là ce qui lui donne la force de l’éloigner d’elle après une explosion de tendresse inexprimable : — Non, lui a-t-elle dit, vous ne rougirez jamais de m’avoir aimée… et je ne veux pas rougir de vous aimer encore…

Vienne maintenant le ''solicitor general'' armé de tous ses rapports d’espions : il trouvera fort compromis ce principe d’autorité dont il voulait faire un si triste usage Les preuves qu’il apporté, il aurait pu s’en passer. Caroline, qui n’a jamais manqué de franchise envers lui, ne lui marchandera pas les aveux qu’il comptait lui arracher. En revanche, elle n’acceptera pas le pardon généreux qu’il lui offre quand il se ravise tout à coup en vertu de calculs qu’il a cru très profonds. Un mot fatal, une grossière et calomnieuse injure lui est échappée, à ce diplomate hors de garde. Elle s’en empare comme d’un trésor… «Ce mot avilissant, je l’ai mérité, c’est vrai, … je l’ai mérité le jour où je vous ai donné ma main sans mon cœur… Ce jour-là, oui, je fus… ce que vous avez dit… Mais soyez tranquille, j’ai péché pour la dernière fois ; … pour la dernière fois, j’aurai mérité ce nom, même de vous. »

En effet, son parti est pris. Elle ne veut plus rester dans cette somptueuse maison dont le luxe menteur lui fait honte, auprès de cet homme si brillant, si envié, si influent, et qu’elle estime l’égal des valets par lesquels il la fait épier. Harcourt, armé des droits que la loi lui donne, s’opposerait-il à son départ ? Oui, sans doute, si elle devait se retirer ailleurs que chez son tuteur, chez ce tuteur dont elle est la petite-fille et dont elle peut encore devenir l’héritière. Une consultation de médecins coloré cette séparation amiable. Tout scandale est évité. Le vieux Bertram, toujours aussi tendre, aussi paternel, se prête d’assez mauvaise grâce à cette ingénieuse combinaison. Il avait vu sans trop de peine s’éloigner de lui la brillante Caroline, et la voit sans trop de plaisir revenir à ses côtés. À l’exception de son neveu, — et encore s’avoue-t-il à peine cette faiblesse, le vieux Bertram n’aime rien au monde…

Ce cher George promène au loin ses regrets, que le temps atténue peu à peu. Parti d’Angleterre en compagnie de son ancien condisciple, Arthur Wilkinson, que les médecins envoient sous le soleil d’Egypte il visite tour à tour Alexandrie, le Caire, Suez. Dans cette dernière ville, les deux amis rencontrent deux jeunes veuves revenant de l’Inde, avec lesquelles, entraînés peu à peu, ils ébauchent un double roman, lequel ne laisse pas de contraster d’une manière assez piquante avec leur rôle de désespérés. Les deux veuves sont jolies et abominablement coquettes ; elles plantent là, en l’honneur des deux nouveau-venus, deux adorateurs déjà fort engagés dans les
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filets qu’elles tendent à droite et à gauche. Pour bien peu, las de son isolement, George tomberait dans ce piège grossier. Sa pauvreté le sauve. La belle mistress Cox, qui, en faisant les doux yeux au jeune Bertram croyait harponner un riche héritier, ne reçoit pas sans frémir et sans se raviser les confidences qu’il croit devoir lui faire sur les dispositions présumées du vieux ''merchant''. Une contremarche habile la débarrasse de prétentions qu’elle ne veut plus autoriser, et du même coup ramène à ses pieds le beau major Biffin, qu’elle avait éconduit en l’honneur de George. Arthur Wilkinson, moins audacieux, moins entreprenant, et doué d’une conscience plus scrupuleuse, a poussé les choses moins vivement. Il peut donc honorablement battre en retraite, et c’est ce que font en riant nos deux amis dès que les deux belles dames ont donné la mesure exacte de leur désintéressement et de leur sincérité. Le jeune ''vicar'' n’a pas tout à fait perdu son temps à courir le monde. Il mesure maintenant sa situation d’un regard plus ferme, et, stimulé d’ailleurs par les conseils de son ami, rentre dans sa ''manse'' avec le projet bien arrêté d’y restaurer l’autorité masculine, trop compromise en vérité par ses concessions filiales : Il ne reviendra pas sur le partage convenu et réglé des revenus curiaux ; mais dans le presbytère, sur lequel il a d’incontestables droits, il saura installer, coûte que coûte, la fidèle fiancée qui a si longtemps souffert de ses timides irrésolutions. Ce n’est pas sans une lutte acharnée que mistress Wilkinson se laisse arracher le sceptre, et l’appel désespéré qu’elle porte aux pieds de lord Stapledean, la scène où, ne comprenant rien à ses plaintes, ce patron impatienté la met cavalièrement à la porte, n’est pas un des épisodes les moins gais, les moins vrais, de ce tableau de mœurs si fidèlement, si rigoureusement exact.

Depuis que sa femme n’est plus auprès de lui, l’astre de Harcourt a semblé pâlir. Comme tant d’autres aventuriers politiques, il a perdu, pour avoir trop voulu ménager sa position personnelle, la confiance du parti qui l’avait porté au pouvoir : sa démission lui est demandée par une administration nouvelle, et il est au moins douteux que les électeurs whigs renvoient au parlement un représentant dont l’intégrité politique semble aussi mal garantie. Le barreau lui reste, il est vrai ; mais, comme toutes les carrières indépendantes, le barreau ne peut offrir que des profits éventuels. Plus que jamais par conséquent exposé à des réclamations pécuniaires dont l’avait préservé jusque-là l’éclat de sa position officielle, l’ancien ''solicitor general'' aspire à la succession du vieux ''merchant''.

Le moment est décisif. Les jours du vieux Bertram sont maintenant comptés ; il descend lentement les degrés de la tombe, toujours cynique, toujours dur et moqueur, se riant des espérances que sa mort peut faire naître, et qu’il est décidé à tromper, Cependant
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il hésite, on le voit, à priver de la fortune qu’ils n’espèrent ni ne sollicitent les deux jeunes gens assis à son chevet mortuaire. Si leur union, qu’il a souhaitée naguère, s’était accomplie, ou si même encore aujourd’hui elle était possible !… si George semblait un peu moins indifférent à la richesse qu’on lui pourrait léguer !… Ni George pourtant, ni Caroline n’ont l’œil tendu vers les millions du vieillard. Absorbés qu’ils sont par le sentiment douloureux de leur irrévocable séparation, ils auraient honte d’accorder une seule pensée à ces trésors qui maintenant ne sauraient en rien les rapprocher l’un de l’autre. Harcourt, beaucoup moins étranger à ces calculs qui leur répugnent, se décide, foulant aux pieds toute pudeur, à solliciter le concours de George pour une démarche à faire auprès de l’obstiné vieillard. Repoussé avec dédain par l’homme que sa femme lui préfère hautement, il tente seul, en désespoir de cause, cette manœuvre suprême. Nous n’avons point à dire qu’il échoue ; il sort alors la rage au cœur, déçu de ses dernières espérances, laissant derrière lui, à l’adresse de sa femme, quelques vagues menaces, dont la réalisation est ajournée à la mort du vieux Bertram.

Ce dénoûment ne se fait pas attendre. Le testament est ouvert. Ainsi qu’il l’avait annoncé, le ''merchant'' frustre tous les siens de l’héritage auquel ils pensaient avoir des droits, et, sauf quelques legs insignifians dont l’un met George à l’abri de la misère, il laisse ses millions tant convoités à la corporation commerciale dont il faisait jadis partie. Harcourt est venu assister à la lecture du fatal testament qui lui enlève son unique chance de salut. La fortune du vieux Bertram, qu’il faisait luire aux yeux de ses créanciers, les tenait seule à distance. Ils vont maintenant fondre à l’envi sur leur débiteur, bien décidément, bien irrévocablement ruiné. Pliant sous les revers par lesquels la fortune lui fait expier les faveurs dont elle l’accablait au début, le malheureux faiblit et succombe. C’est un tableau sinistre, et d’un effet puissant, que celui de cet homme rentrant seul dans ses magnifiques appartemens d’Eaton-Square, abîmé dans une méditation sans issue, et pris de vertige tout à coup devant le précipice où il se sent entraîné : momens terribles où vous sauveraient le contact d’une main amie, l’assistance d’un cœur chaud et compatissant, mais où l’isolement est mortel, où l’absence de sympathie vous écrase comme le poids glacé d’une avalanche. Vainement il veut déplacer sa pensée. Le souvenir de ses griefs, les angoisses qu’il prévoit, une sorte de dégoût qu’il a de lui-même et des autres, la triste certitude de n’avoir pas un ami, l’enveloppent de froid et d’obscurité. Les ténèbres se font autour de lui. L’éclat des grandes draperies, la splendeur des meubles s’effacent dans la nuit. Il renvoie les domestiques qui apportent des flambeaux : sur la route où il marche, la lumière fait peur… A la fin,
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sa torture lui semble impossible à supporter plus longtemps. Son front est brûlant, le sang bat sous ses tempes. Il monte lentement dans son cabinet de toilette. Il s’habille machinalement comme pour aller dans le monde. À quoi pense-t-il ? Pourquoi rejette-t-il avec une sorte d’impatience cette cravate blanche qu’il a froissée en la nouant autour de son cou ? Pourquoi ce soin minutieux à effacer une trace de poussière sur la manche de son habit noir ? Ses regards errans et hagards se fixent tout à coup sur la boîte où dorment ses pistolets. Il cherchait une issue, une délivrance : elle vient s’offrir à lui. Ce qui lui reste d’intelligence dans les affres de cette agonie mentale a salué comme une libératrice la funeste pensée du suicide…

Caroline est donc libre ; mais elle l’est au prix d’un remords qui ne la quittera plus. Le sang de ce malheureux est sur sa tête. Plus tard, après des années de tristesse, quand elle acceptera la main que George lui tend, leur union, calme d’ailleurs, restera pour jamais attristée par cette ombre funéraire que le passé projette sur elle. Et ce n’est pas là le bonheur qu’ils avaient rêvé.

Arthur Wilkinson était depuis longtemps déjà le mari d’Adela Gauntlet. Méritait-il ce bonheur ? Était-il digne d’un pareil trésor, d’une femme si dévouée, si fidèle ?… A coup sûr, nous ne le pensons pas, M. Trollope non plus, et il est sur ce point très explicite. Pourtant ce qu’il ne dit pas, — réservant sans doute à ses lecteurs le soin de tirer cette conclusion médiocrement philanthropique, — c’est que tant de vertus, tant d’abnégation, tant de tendresse vouées à une idole pareille laissent penser que l’admirable Adela était véritablement un peu… bête !


<center>II</center>

Il faut franchir le canal Saint-George et nous transporter dans le sud-ouest de la ''Green-Isle'', c’est-à-dire de l’Irlande, pour nous trouver chez sir Thomas Fitzgerald, le noble propriétaire de Castle-Richmond, situé au bord de la Blackwater, dans la pittoresque baronnie de Desmond, laquelle fait partie du comté de Waterford. Desmond-Court n’est pas loin de Castle-Richmond, et c’est là qu’habitait, il y a treize ou quatorze ans, une veuve encore belle, Clara, comtesse de Desmond. Dans la hiérarchie aristocratique, elle primait, et de fort haut, ses voisins les Fitzgerald ; en revanche, les revenus de ceux-ci étaient tout autrement liquides et leur vie tout autrement large que les revenus et la vie de leur noble voisine et de ses nobles enfans. En effet, le dernier comte de ce nom, passant toute sa vie à Londres, s’y ruina sottement auprès de ce dandy débauché qui porta, sous le nom de George IV, la couronne d’Angleterre.
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La comtesse avait une fille et un fils, celui-ci mineur encore, et dont les tuteurs administraient les domaines substitués en attendant l’heure où il en prendrait possession. Sur les revenus on payait les dettes arriérées, et on prélevait pour la comtesse douairière une pension qui défrayait à peine les premières nécessités du rang qu’elle avait à garder. Deux filles et un fils composaient la famille de sir Thomas Fitzgerald. Leur mère vivait encore, jadis citée pour sa beauté, maintenant pour sa mélancolique douceur, sa pieuse résignation. Son histoire était un de ces romans comme on en a tant lu. Fille d’un petit ''clergyman'' du Dorsetshire, Mary Wainwright expia chèrement la renommée que ses charmes lui avaient value. Ils attirèrent les regards d’un étranger qui était venu louer une chasse dans les environs du village où elle résidait. Le grand train qu’il menait l’y avait promptement naturalisé, et quand il demanda la main de la belle Mary, les parens de celle-ci ne purent concevoir aucune défiance. Cette union inespérée s’accomplit avec toute la hâle que réclamait l’impatience du fiancé. Quelques mois après, cet aventurier, qui s’était présenté sous le faux nom de Talbot, et dont le luxe menteur était défrayé par la crédulité des dupes qu’il faisait de tous côtés, disparut un beau matin, et sut se dérober à toutes les recherches, soit de ses créanciers, soit des parens de sa femme. Ce fut seulement après un laps de temps assez notable qu’ils parvinrent à retrouver quelques vagues indices de ce personnage, qui, sous le nom de Chichester, se trouvant à Paris durant l’occupation étrangère de 1815, y avait péri, assurait-on, à la suite d’une rixe survenue dans une maison de jeu. L’enquête suivie à laquelle on se livra parut établir une identité complète entre l’escroc tué dans une ruelle du Palais-Royal et le misérable qui était venu porter le malheur sous le toit des Wainwright. Ceux-ci regardèrent donc le fait comme parfaitement acquis, et leur fille, reprenant le nom de Talbot, qu’elle avait un moment quitté, porta le deuil de ce mari à qui on avait livré son insouciante et ignorante jeunesse. Ce fut sous ces noirs vêtemens, et alors qu’elle était encore sous le coup de ses précoces infortunes, que sir Thomas Fitzgerald, presque aussi jeune qu’elle, la vit et s’en éprit follement. Il n’était au pouvoir de la jeune femme ni de partager un amour, aussi vif, ni de se refuser aux inspirations d’une profonde reconnaissance. Elle s’abandonna une fois encore à sa destinée, et, toujours irréprochable, demeura l’idole de ce second mari que le sort venait de lui donner comme compensation du premier.

Les premières années de leur union semblèrent attester qu’en effet la Providence était lasse de frapper sur cette douce et inoffensive créature ; mais, alors qu’on pouvait la croire aussi sûrement
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heureuse qu’elle avait mérité de l’être, un nuage vint brusquement voiler l’existence toute sereine qui la dédommageait de ses précoces malheurs. À dater d’une certaine époque, un changement subit altéra ses rapports avec sir Thomas : non qu’il eût à se plaindre d’elle, non que son affection pour elle parût diminuer, mais il semblait se dérober aux mutuels épanchemens qui jadis mettaient toutes leurs pensées en commun. Sans motifs connus, son humeur, d’abord sensiblement modifiée, devint depuis en plus sombre. La simplicité de sa vie et la solidité de sa fortune ne devaient pas faire supposer que des embarras d’argent fussent au fond de cette tristesse inexplicable, et cependant il circulait çà et là de ces rumeurs qui, sorties d’on ne sait où, attestent certaines inquiétudes de l’opinion. On parlait d’emprunts cachés, de dépenses secrètes, d’épargnes difficiles à justifier. Ce qu’il y avait de certain, c’est que la santé de sir Henry dépérissait à vue d’œil, et que son moral, affaissé de plus en plus, semblait miné par quelque mystérieuse angoisse.

Qui se fût avisé pourtant de rattacher au secret désespoir de sir Thomas la présence accidentelle de deux aventuriers de bas étage, le père et le fils, qui de temps à autre, à des intervalles presque périodiques, reparaissaient dans les environs de Castle-Richmond ? A qui eût-on pu faire croire que deux piliers de taverne comme M. Matthew Mollett et son fils Abraham eussent un rapport quelconque avec l’un des propriétaires les plus opulens, les plus estimés du pays, et surtout une influence quelconque sur sa destinée ? Néanmoins, en y regardant de très près, on eût constaté que M. Matthew Mollett se glissait parfois, aussi discrètement que possible, dans l’enceinte de Castle-Richmond, et que chacune de ses apparitions périodiques dans le pays coïncidait, soit avec un redoublement de la tristesse qui rongeait sir Thomas, soit avec quelqu’une de ces démarches par lesquelles, à petit bruit, il se procurait des sommes plus ou moins importantes et dont l’emploi restait inconnu. Dans les premiers temps, on n’avait vu apparaître que le vieux Mollett. Plus tard, le père et le fils vinrent ensemble. Ce dernier cependant, auxiliaire incommode, se tenait à l’écart, et son action se bornait à stimuler la timidité de son père, à faire taire les scrupules qui semblaient parfois l’arrêter dans le système d’exactions auquel il soumettait te riche propriétaire si étrangement exploité par lui.

Nos lecteurs ont déjà reconnu dans M. Mollett père le même personnage qui, sous le nom de Talbot, avait naguère épousé miss Wainwright, devenue lady Fitzgerald. Ils voient alors dans quelle position se trouve, vis-à-vis de ces deux misérables, le propriétaire de Castle-Richmond, et comment, pour prix de leur silence, ils peuvent le contraindre à de continuels sacrifices. S’ils parlaient
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en effet, et si l’affreux Mollett revendiquait ses droits légaux, la douce compagne, la femme adorée de sir Thomas, la mère de ses trois enfans, lui serait arrachée, et ces trois enfans eux-mêmes, atteints dans leur honneur en même temps que dans leur fortune, auraient à maudire l’existence flétrie et misérable que son imprudence leur aurait faite. Ame délicate, esprit timide, sir Thomas n’osait envisager une catastrophe, une ruine pareille, et, soudoyant le silence de l’ignoble Mollett, il travaillait de propos délibéré, malgré les cris de sa conscience alarmée, à frustrer l’héritier légitime auquel, la vérité se faisant jour, devait revenir après lui la possession de ses vastes domaines. Ainsi s’enfonçait-il, égaré par l’amour conjugal, par l’instinct paternel, dans une voie de mensonge et de fraude. Chaque pas qu’il y faisait ajoutait un remords à ses remords, une angoisse à ses angoisses, et sa vie s’usait rapidement, levier trop faible pour un tel fardeau.

Le véritable héritier présomptif de Castle-Richmond, — personne ne lui connaissait cette chance de fortune, et lui-même ne se doutait guère qu’elle lui dût échoir, — était un bon et vaillant jeune homme, ''sportsman'' intrépide, tête à l’évent, cœur généreux, conscience droite et pure, et qui, nonobstant la modicité de ses revenus, jouissait d’une immense popularité, toujours acquise au courage gai, à la bonté sereine, quand ces dons précieux s’allient chez un beau cavalier à l’entrain communicatif de la jeunesse. Accueilli assez froidement à Castle-Richmond à cause de quelques peccadilles jugées avec un peu de rigueur, le cousin Owen, en revanche, était sur le pied d’une intimité tout à fait cordiale avec le jeune comte de Desmond, encore écolier d’Eton, mais qui venait chaque année, aux vacances, compléter, sous la direction de son aimable voisin, ses cours d’équitation et de vénerie. La comtesse douairière, sans cesse reléguée au fond de son immense castel, où la modicité de ses revenus faisait le vide, n’était point restée insensible à l’attrait de ce caractère éminemment sympathique. Son mariage, tout de calcul et d’ambition, avait laissé sans emploi chez cette femme naturellement passionnée mille facultés aimantes qui s’étaient réveillées dans la solitude, et qui, sans qu’elle osât se l’avouer, s’étaient peu à peu concentrées sur l’ami de son fils, sur Owen Fitzgerald. L’étourdi ne s’en doutait guère. Ce n’est pas à son âge qu’on devine, sous les dehors d’une affection presque maternelle, un sentiment plus tendre et moins désintéressé. S’il l’eût deviné d’ailleurs, il en eût été presque honteux et sans doute effrayé, car à l’insu de la comtesse, qu’un instinct de jalousie aurait dû éclairer, Owen Fitzgerald s’était épris de sa fille, mince et blonde lady de quinze ou seize ans au plus, gracieuse et rougissante enfant, chez laquelle il avait pu surprendre les premiers élans d’un cœur tout prêt à se donner.
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Or, si le jeune Owen Fitzgerald était, dans les rêves de la comtesse, l’époux à qui elle eût sacrifié volontiers son rang élevé, ses privilèges sociaux, son isolement majestueux, il n’était nullement le mari qu’elle souhaitait à sa fille. Lady Clara Desmond devait, comme la comtesse l’avait fait naguère, imposer silence à son cœur, et chercher, à défaut d’un époux égal à elle par la naissance, celui qui pouvait le mieux par sa richesse redorer le blason de famille. C’était bien assez de la déchéance provisoire où languissait depuis quelques années l’antique race des Desmond ; il ne fallait pas qu’une de leurs filles descendit définitivement aux degrés inférieurs de la hiérarchie sociale. Owen Fitzgerald, avec ses 5 ou 600 livres de revenu, son humble manoir, sa popularité familière, ne remplissait à aucun point de vue les conditions de ce programme ambitieux. Pour lui d’ailleurs moins que pour tout autre, la comtesse devait, on le devine aisément, se départir de ses exigences maternelles.

Pourtant Owen avait parlé. Lady Clara n’avait pu se refuser à l’entendre ; même une promesse timide était tombée de ses lèvres, quand la comtesse, avertie enfin, dut intervenir. Deux motifs, presque aussi puissans l’un que l’autre, concouraient à la rendre inflexible. D’une part, Owen lui était plus cher qu’elle ne voulait se l’avouer ; de l’autre, un riche parti s’offrait pour sa fille. Herbert Fitzgerald, le fils de sir Thomas, l’héritier présumé de Castle-Richmond, venait de se mettre sur les rangs. Le cousin riche et le cousin pauvre étaient en présence, et la comtesse, qui, en toute occurrence, eût préféré le premier comme gendre, avait de plus à punir le second de n’avoir pas pressenti qu’elle l’aurait accepté, elle, pour époux.

Ce ne fut ni sans diplomatie, ni sans y user son autorité maternelle tout entière, qu’elle parvint à dominer chez sa fille les instincts du cœur, la voix si puissante du premier amour, et encore n’y aurait-elle pas réussi sans les désordres de tout genre auxquels Owen demanda l’oubli de son affection qu’il croyait trahie, de ses droits qu’il voyait méconnus. Il fallut cette cause décisive pour que lady Clara se laissât lier par une promesse solennelle, et renvoyât à Owen, sans en ouvrir une, toutes les lettres qui eussent pu expliquer sa déplorable conduite. Elle n’entendait parler que de ses folles dissipations, des orgies grossières qu’il présidait, des hôtes suspects dont il remplissait le manoir où elle avait si longtemps rêvé qu’ils vivraient tous les deux. À la longue, et non sans un effort immense, elle arracha de son cœur ce premier amour, désavoué par sa mère ; à la longue, par un autre effort, elle se donna d’âme et de volonté au nouveau fiancé qu’on lui présentait, et qui, après tout, était digne de son dévouement.

Justement alors, une singulière catastrophe vint bouleverser de fond en comble la situation ainsi dessinée. La santé de sir Thomas
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déclinant toujours, les vampires qui vivaient de lui sentaient approcher le moment où leur proie leur échapperait. Pour mille excellentes raisons, ils n’espéraient pas pouvoir continuer vis-à-vis de son fils l’odieux système d’extorsions qui leur avait jusque-là si bien réussi. Il fallait donc, par un dernier coup d’audace, assurer leur avenir. Mollett le père, plus prudent, — plus couard, disait son fils, mieux éclairé, aurait-il dû dire, — reculait devant les rigueurs extrêmes auxquelles il faudrait avoir recours pour obtenir du vieillard épouvanté le dépouillement final qui devait couronner leur œuvre de rapine. ''Master'' Abraham, chez qui de grossiers besoins dominaient tous les calculs de l’intelligence, et qui n’était peut-être pas aussi complètement que son père au courant des difficultés de leur situation, prit sur lui d’agir à sa tête. Osant, pour la première fois, se présenter à Castle-Richmond, et décidé à n’en sortir qu’avec les honneurs ou plutôt les profits de la guerre, il porta au malheureux sir Thomas, déjà moribond, la suprême atteinte, et le fatal secret qu’il avait si longtemps étouffé, — ce secret que, dans un moment d’ivresse, l’ignoble Mollett s’était laissé arracher par son misérable fils, -— éclata comme la foudre au sein de la famille qu’il allait ruiner.

Né d’un mariage illégitime, le fils de sir Thomas ne pouvait plus prétendre à l’héritage paternel. Owen, le cousin d’Herbert, était désormais le représentant des Fitzgerald, le maître de Castle-Richmond, le chef de la famille ; il devait l’être du moins aussitôt que sir Thomas aurait exhalé ce reste de vie que, frappé mortellement, il conservait encore. Restait à savoir si Owen voudrait user de tous ses droits, si, profitant de la fiction légale, il lui conviendrait de regarder comme nul un mariage consciencieusement et loyalement accompli, de se mentir à lui-même en méconnaissant le caractère de cette union, nulle devant les hommes, sacrée devant Dieu. La question serait tranchée d’avance s’il n’avait à sacrifier que des intérêts d’orgueil ou d’argent, Owen n’étant ni assez vain ni assez avide pour hésiter à laisser son cousin jouir en paix d’un rang et d’une fortune qu’il lui enviait à peine ; mais ce cousin était un rival. Il lui avait enlevé la jeune fille qu’Owen regardait comme sa fiancée, et à laquelle il n’avait jamais renoncé. Aussi, bien décidé à ne pas se déshonorer à ses propres yeux en profitant des avantages que lui donnait la lettre des codes, Owen l’était moins à laisser Herbert devenir le mari de lady Clara. Une transaction lui semblait possible entre : eux., En échange de Castle-Richmond, auquel renoncerait Owen, Clara Desmond, dégagée de ses derniers sermens, redeviendrait libre de se donner à lui.

La comtesse pourtant n’était pas dans le secret de ces bizarres desseins. Herbert, à ses yeux, avait perdu, avec son rang et ses richesses, tous ses titres à l’alliance des Desmond. Owen, devenu
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baronet et millionnaire, les avait au contraire recouvrés. Si ce revirement vous étonne, vous n’entendez rien à la « grande morale, » c’est-à-dire à la morale des grands ; il semblait tellement naturel à la comtesse douairière qu’elle jugeait Herbert un affreux égoïste, parce que, ruiné, il osait encore aspirer à sa fille, et celle-ci une sotte parfaite pour sa fidélité obstinée au second amour que, non sans efforts, non sans déchiremens, sa mère avait su mettre à la place du premier ; mais à la jeune fille aisément effrayée et aveuglément docile avait succédé, la souffrance aidant, une femme complète, connaissant ses devoirs et n’écoutant plus que la voix de son cœur ; d’accord avec celle de sa conscience. Herbert, résolu à ne point acheter la fortune au prix du noble amour qu’il avait su conquérir, repoussait d’ailleurs bien loin l’étrange marché qu’on lui offrait. Aussi la comtesse d’une part, Owen de l’autre, devaient-ils misérablement échouer dans leurs efforts. Clara s’était donnée sans retour ; Herbert, digne d’elle, ne renoncerait jamais à cet inestimable trésor.

Tout ceci était parfaitement démontré, parfaitement « acquis au débat, » comme disent les gens du barreau, lorsque la situation, étrangement compliquée, changea d’aspect une fois encore. Un légiste habile, devenu le patron de Herbert Fitzgerald après avoir été longtemps l’agent de sir Thomas, avait pris à cœur de vérifier tout ce qui concernait ces deux intéressans coquins, Matthew et Abraham Mollett. L’identité du premier avec le prétendu Talbot ne pouvait être raisonnablement mise en doute. Le mariage de Talbot et de miss Wainwright était encore un point malheureusement trop certain. Restait à savoir si ce mariage remplissait toutes les conditions qui font la validité d’un tel acte. Or il n’en était pas ainsi, et cela justement par la même raison qui faisait croire nul le second mariage de lady Fitzgerald. Le prétendu Talbot, déjà marié, déjà père, avait commis, en épousant la plus belle fille du Dorsetshire, un de ces crimes que rend si fréquens chez nos voisins l’excessive facilité apportée par le clergé à la célébration des mariages. Ce secret, découvert quelques années plus tôt, eût sauvé la vie de sir Thomas ; mis trop tard en lumière, il ne pouvait plus que rendre à Herbert son riche héritage, récompenser ainsi la constance de lady Clara Desmond, et faire probablement regretter à l’ambitieuse comtesse d’avoir inutilement abaissé à d’avilissans conflits la grandeur native de son caractère.

Ce drame domestique se déroule au sein d’un drame public bien autrement poignant, et qui, — tel art qu’on ait mis à les fondre, à subordonner le second au premier, — ne laisse pas de tenir l’intérêt en suspens. La fiction profite quelquefois du voisinage de la réalité ; mais, dans le dernier ouvrage de M. Trollope, les souffrances de l’Irlande
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pendant la grande famine de 1846-47 dominent, et de trop haut, la question assez puérile de savoir si le second amour de lady Clara sera de taille à supporter la réaction des événemens et les souvenirs de sa première tendresse. Le livre fermé, quand on interroge sa mémoire, ce n’est ni le long martyre de sir Thomas Fitzgerald, ni les odieuses machinations des Mollett, ni le secret penchant de la belle douairière pour le brillant Owen, qui reviennent à l’esprit : c’est l’image de ce peuple tout entier livré à la fois aux tortures de la faim et aux angoisses du désespoir ; ce sont ces millions d’êtres humains surpris tout à coup dans leur misère en apparence inexpugnable par une catastrophe impossible à prévoir ; ces foules frémissantes, où la peur et la colère circulent à la fois, à peine désarmées par l’immense effort des classes riches pour leur venir en aide, maudissant la main qui les nourrit, foulant aux pieds le pain qu’on leur jette. M. Trollope, que ses fonctions administratives<ref>Comme employé au ''post-office'' de Dublin.</ref> ont appelé à vivre dans ce pays si longtemps opprimé, a su peindre une fois de plus, sinon avec des couleurs très nouvelles, du moins avec une rare et précieuse exactitude de dessin, la population au milieu de laquelle il habite. Dans le portrait qu’il a tracé de « Paddy, » nous avons retrouvé strictement, équitablement balancés, le bien et le mal qu’on peut dire de l’Irlandais, ses instincts généreux, son incurable étourderie, son indolence et son courage, sa vivacité d’esprit et ses préjugés stupides, sa verve railleuse et sa superstitieuse crédulité. L’antagonisme des deux églises nationales, l’antipathie soupçonneuse vouée par les prêtres catholiques aux ministres protestans, les méfiances de ceux-ci et leur prosélytisme sournois, sont aussi esquissés avec une impartialité remarquable, dont le fond nous semble être un éclectisme très large, sinon une indifférence toute philosophique. À la façon dont il met en présence son «''father'' Barney » et son « parson Townsend, » tous deux braves gens au fond et charitables, et pourtant armés en guerre l’un contre l’autre sans trop savoir pourquoi, on devine un esprit très libéral, très dégagé de préoccupations de secte, et qui, ne les pouvant détruire, s’en moque du moins à cœur-joie.

De la ''potato-rot'' en revanche, de ce terrible fléau qui mit aux abois l’Irlande affamée et l’Angleterre saisie de terreur, M. Trollope ne parle pas avec la même légèreté familière ; sobre de détails, ceux qu’il donne sont empreints d’une vérité saisissante. Qu’on lise le chapitre intitulé : ''The last stage''<ref>''Castle-Richmond'', tome III, pages 69 à 81.</ref> ; il y a là une douzaine de pages qui font frémir et laissent dans l’esprit une empreinte ineffaçable.


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III</center>

Les deux ouvrages que nous venons d’analyser ne nous paraissent point de mérite égal. Nous préférons de beaucoup le premier au second, ''the Bertrams à Castle-Richmond''. Ce dernier roman pèche par une construction trop systématique, trop artificielle. L’auteur ne se gêne point assez en vérité pour déplacer à son gré les termes alternatifs de ce problème de statique où les sentimens et les millions se font si naïvement équilibre. Les plateaux de la balance avec laquelle il pèse, suprême arbitre, les destins de ses personnages, montent et descendent avec la régularité du pendule. Owen, Herbert, sont riches ou pauvres à point nommé, selon qu’il est nécessaire pour les contrastes auxquels il faut pourvoir, et le tout rappelle un peu trop le beau roman de Samuel Warren, — ''Ten Thousand a year'' ; mais ceci est la moindre question. Il importe peu en effet que M. Trollope ait été moins bien inspiré en écrivant ''Castle-Richmond'' qu’en écrivant ''the Bertrams''. Et si nous voulions voir dans l’infériorité du dernier venu de ces ouvrages un symptôme d’affaiblissement, il serait fort possible (nous le souhaitons de grand cœur) que son prochain livre nous apportât un glorieux démenti. Nous ne nous attacherons pour le moment qu’à la vérité morale mise en relief dans les deux récits : à savoir la supériorité du mariage d’inclination sur le mariage de raison, — deux locutions déplaisantes au premier chef, mais qui, généralement admises, servent encore de monnaie courante. M. Trollope professe hautement cette doctrine : voyons s’il ne la compromet pas trop souvent par un excès de sentimentalité irréfléchie. N’y a-t-il pas dans ses idées sur le mariage quelque chose de contradictoire, d’outré, d’incomplet ? La chose vaut la peine d’être examinée.

Voici un ''beau'' sur le retour (le colonel Lionel Bertram), un être sensuel, égoïste, toujours à l’affût de quelques guinées qui puissent défrayer ses habitudes dépensières ; vous me le montrez, — caricature excellente, — hésitant entre deux vieilles filles dont il calcule la fortune, dont il veut exploiter la faiblesse, puis échouant tour à tour, pour avoir couru deux lièvres à la fois, auprès de chacune d’elles. — N’est-il pas ridicule ? n’est-il pas repoussant ? dites-vous. — D’accord, et là-dessus pas de discussion possible. — Son fils George, qui n’a rien à lui et dont la profession n’est encore qu’une lointaine espérance, est donc bien fondé à vouloir malgré tout lier à sa destinée aventureuse la belle Caroline Waddington, dont il est épris et dont il se sait aimé ? — Ceci n’est pas aussi certain. — Donneriez-VOUS par hasard raison à cette fille ambitieuse quand elle recule devant les chances du mariage que prétend hâter son présomptueux
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fiancée, et l’approuveriez-vous de redouter pour lui comme pour elle la rude épreuve d’une longue gêne ? — à certains égards, je l’approuve. — Ame sordide ! vous condamneriez lady Clara ne voulant pas céder aux conseils intéressés de sa mère, et revenir sur la parole qu’elle a donnée à Herbert Fitzgerald ?— Je n’ai rien dit de pareil. — A la bonne heure ! Vous blâmez en ce cas la comtesse Desmond s’opposant à ce que sa fille, dans son entraînement et son inexpérience, donne sa main et son cœur à ce généreux étourneau d’Owen ? — Je ne vais pas tout à fait aussi loin.

Et le dialogue n’en finirait pas s’il fallait passer en revue tous les cas de conscience soulevés par les deux romans de M. Trollope ; mais on peut voir à peu près où nous placent nos convictions essentiellement mixtes et modératrices. L’intérêt personnel a sa logique ; les passions qui le font oublier ou sacrifier ont aussi la leur. Ni l’une ni l’autre n’est absolument fausse ; ni l’une ni l’autre ne doit prévaloir absolument. La logique des romanciers nous semble pécher en un point ; elle admet en quelque sorte comme une loi de nature que, si deux êtres se rencontrent ici-bas qui s’estiment destinés l’un à l’autre et ne voient de bonheur que dans une indissoluble union, ces deux êtres sont infaillibles. Il faudrait donc regarder comme parfaitement impies, parfaitement cruels, les esprits un peu moins prévenus qui les croient sujets à se tromper gravement ; il faudrait admettre encore que les passions en général voient vrai, calculent juste, et que le froid jugement au contraire conduit généralement à l’erreur. Qu’une femme pense de la sorte, rien ne nous étonnera moins et ne nous déplaira moins : la religion, le fanatisme du cœur vont bien à ces êtres dont le dévouement est la mission et la vie ; mais un homme, et surtout un homme qui se pique de soumettre les sentimens les plus purs à l’épreuve de la plus exacte analyse, n’aurait pas dû, ce nous semble, tomber dans ce piège, ou, disons toute notre pensée, se permettre cette affectation plus ou moins de mode. Un observateur de cet ordre sait fort bien ce qu’il y a d’égarement aveugle dans les exaltations de la jeunesse et d’inconstance dans ses enthousiasmes. Neuf fois sur dix, -— triste vérité, mais vérité éprouvée, — l’union rêvée par deux enfans les désenchante à peine accomplie ; neuf fois sur dix, ils s’aperçoivent qu’ils ne se sont tant aimés que faute de se connaître un peu mieux ; neuf fois sur dix, si on a sacrifié au despotisme de leurs passagers caprices les conditions durables du bien-être, ils maudiront, ouvertement ou secrètement, la faiblesse qui les aura laissés maîtres de leur avenir.

Tout ceci est élémentairement et universellement vrai, mais combien plus vrai dans les hautes sphères sociales que dans les régions inférieures ! combien plus vrai quand il s’agit de lady Clara Desmond que s’il est question d’une des paysannes de son domaine ! Celle-ci,
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destinée à travailler sans cesse, élevée pour la lutte toujours rude qui sera son lot, quoi qu’elle fasse, n’a pas à s’inquiéter de quelques privations de plus ou de moins. La misère ne se pèse pas avec des scrupules. Et pourtant, si notre villageoise, notre ouvrière est avisée, vous la verrez préférer le bon travailleur du lundi matin au beau danseur du dimanche soir, — l’homme sérieux, positif, volontaire, un peu despote, à l’oisif que la fantaisie entraîne, qui la flatte un jour, la bat le lendemain, la ruine en fin de compte, — la blouse économe au bel habit ruineux. Lady Clara, elle, est vulnérable de tous côtés. Le jour où on l’appelle ''mistress'', par cela seul la voilà déchue. Ce jour-là véritablement elle n’y prendra pas garde, car c’est le jour même où elle se laisse aller pour la première fois, heureuse et tremblante, dans les bras de son bien-aimé. Dès le lendemain cependant, autre blessure, soit que, rendant à son rang ce qu’ils estiment lui être dû, ses égaux de la veille veuillent l’attirer parmi eux, soit que, réglant leurs rapports nouveaux sur sa situation nouvelle, ils croient lui devoir de la méconnaître et de la négliger. Viennent ensuite les habitudes prises et qu’il faut perdre, les humbles industries dont on se passait et qu’il faut acquérir, les égards raffinés auxquels on était fait et que remplace une familiarité inattendue. Supposez parfait, ou à peu près, le mari d’élection, et parfaite aussi, ou à peu près, la femme qui a voulu descendre à ses côtés ; supposez un revenu modeste, mais suffisant, point de dettes, quelques espérances d’avenir, quelques réalités justifiant beaucoup d’illusions : certes la situation reste tolérable. Il se peut même, — une fois sur cent, — qu’on ait ainsi mis la main sur le bonheur, cet oiseau rare, qui renaît dans les flammes, quand les flammes ne s’éteignent pas. En somme cependant, — qui oserait le nier ? — l’épreuve est délicate et chanceuse, même dans ces conditions exceptionnelles. Et d’ailleurs, pourquoi l’être choisi serait-il plus que les autres à l’abri des faiblesses, des travers, des vices de son espèce ? L’amour a-t-il le privilège tout spécial de la clairvoyance ? Ce serait là une découverte de bien fraîche date. Owen Fitzgerald est un bon et brave garçon, un cœur d’or, accordons-le, en même temps qu’un ''gentleman rider'' accompli ; mais n’a-t-il pas la main rude, l’intelligence courte, la volonté absolue ? Ces tempéramens héroïques sont un peu comme les chiens de Terre-Neuve : excellens quand on se noie, mais étrangement incommodes dans la vie à pied sec. La comtesse Desmond a pu se dire ceci en tout bien tout honneur.

A Dieu ne plaise néanmoins qu’un mariage soit une vente, comme en droit romain, et que tout calcul mercenaire doive être tenu pour sagesse ! Cette fière comtesse, quand elle épousa l’odieux compagnon
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du prince-régent, fit acte d’esclave et en a été justement punie. Lorsque, folle d’orgueil irrité, d’ambition désespérée, Caroline Waddington met sa main glacée dans la main d’un parvenu politique chargé de l’imposer au monde brillant où elle veut vivre, elle va de parti-pris au-devant du remords, s’expose à de poignantes humiliations, et, nous dirons plus, les mérite. Entre leur exemple et celui de la trop naïve Adela Gauntlet, prodiguant à ce pauvre hère d’Arthur les inappréciables trésors d’une abnégation, d’une tendresse presque surhumaine, l’esprit cherche cependant une région moyenne où il puisse échapper à des conclusions par trop absolues, lesquelles le repoussent et l’effarouchent presque également.

Ni marché, ni sacrifice ; contrat libre, association de sentimens et d’intérêts ; — l’instinct sympathique qui suffit au bonheur présent, soumis dans une certaine mesure à la réflexion prévoyante qui cherche à rassembler les élémens du bonheur à venir ; — le cœur écouté, la raison appelée au conseil ; — la tendresse expérimentée des parens admise à contrôler cet ''idéal'' trop souvent chimérique dont s’enivre une imagination surexcitée : — n’est-ce point là le mariage tel qu’il doit être ? Et de bonne foi n’est-ce point là ce qu’il tend à devenir ? Pour l’élite des honnêtes gens, dans les sociétés civilisées, il est depuis longtemps ramené à ces conditions en quelque sorte typiques. Et la civilisation, à moins qu’elle ne corrompe l’espèce, doit élargir le cercle où ces lois du bon sens sont en pleine vigueur. Mettez au creuset toutes les déclamations modernes, dégagez-les de leurs exagérations boursouflées, des plaidoyers personnels que vous y trouvez transformés en traités d’éthique, des faits particuliers qu’on y métamorphose en généralités imposantes, et voilà très exactement ce qu’elles vous donneront de mieux acquis, de plus certain. Les romanciers pourront trouver qu’à ce compte leur métier devient plus ardu. Qu’ils se rassurent pourtant. Si nombreux que soient ou deviennent les mariages réguliers et les ménages paisibles, ceux d’une autre espèce ne manqueront jamais. Et c’est dans les premiers aussi qu’ils trouveront toujours le plus de lecteurs et de lectrices. La curiosité, mère du vice, n’en est pas moins sœur de la vertu.

Maintenant que nous avons, — peut-être un peu longuement, — examiné la thèse favorite de l’ingénieux romancier, il nous reste quelques mots à dire d’une tendance qui lui est commune avec quelques-uns des maîtres de la fiction dans son pays et dans le nôtre. Soit entraînement, soit parti-pris, ils vont dérivant de plus en plus vers des procédés et des formules véritablement scientifiques. Et comme le savant ne s’émeut guère, le conteur, qui marche sur ses traces, semble viser au désintéressement le plus complet.
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Pour les créatures, — la plupart étudiées d’après nature, — qu’ils font passer des rangs de la foule sur le théâtre dont ils disposent, ces ''dilettanti'' semblent ne plus garder aucune prévention favorable ou hostile. Toutes leur inspirent la même curiosité active, le même appétit d’analyse, le même intérêt de dissection : rien de plus et rien de moins. Devant un vice bien complet comme devant une vertu ''réussie'', on dirait que ces professeurs de clinique intellectuelle et morale éprouvent à peu près la même admiration. Un beau ridicule leur inspire un certain respect, et l’avoir découvert leur est une vraie joie. Une nullité même bien épaisse et bien inerte, une de ces natures amorphes et apathiques dont le grand rôle est de n’exister point, dont l’unique relief est d’être plus effacées que d’autres, devient souvent pour eux un attrayant sujet de longue et patiente étude. Comme ces philosophes hardis qui, dans le mal, ne voient qu’une «forme du bien, » ils cherchent, dirait-on, dans ce néant une variété de l’être : merveilleux effort qu’attend une magnifique récompense, si de temps en temps ces inventaires à la loupe font découvrir une vingt millième espèce d’infusoires, ou quelque variété d’acarus oubliée dans les nomenclatures précédentes ! Particulière à l’art moderne, cette tendance peut être diversement appréciée. On peut se demander si elle dérive d’un progrès philanthropique ou d’un pessimisme rétrograde, si elle agit en bien ou en mal sur les dispositions de l’individu envers l’espèce, si elle fait estimer, goûter la vie, ou la désenchante et la rend amère, si elle vient en aide au développement de la sociabilité humaine, pu si elle nous rejette dans l’étroit domaine de l’individualisme.

Beaucoup de bons esprits s’élèvent contre l’analyse ainsi entendue ; elle incline, selon eux, sans y aboutir tout à fait, à l’indifférence inféconde qu’engendre le fatalisme. « En m’expliquant mes faiblesses avec cette lumineuse et froide impartialité, disent-ils au romancier, êtes-vous sûr de me les rendre odieuses, et tout au contraire ne me familiarisez-vous pas avec elles ? Vous me forcez de contempler en face certaines laideurs intimes dont je détournais les yeux : ne m’habituez-vous pas à elles plutôt que vous ne me les rendez insupportables ? Quand vous m’avez fait sourire d’une de ces faiblesses, d’une de ces menues lâchetés que j’ai peut-être conscience d’avoir commises mainte et mainte fois, en suis-je donc corrigé ? Tout au contraire, vous me réconciliez pour ainsi dire avec elles, vous m’amenez à penser que, puisqu’elles entrent dans le train ordinaire de la vie, puisqu’elles n’inspirent pas plus d’indignation à l’observateur habile qui les y a rencontrées et signalées, je n’ai pas à me préoccuper d’elles outre mesure. Sans engager un conflit trop inégal, je m’accommoderai de mon infirmité providentielle.
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C’est une compagne incommode à coup sûr, et que je n’aurais pas choisie, mais contre laquelle je ne saurais intenter une action en divorce. Nous tâcherons de faire bon ménage. »

Telle est l’objection. Dans le même ordre d’idées, la réponse du romancier est bien simple et pourrait être assez concluante. « Vos reproches, dira-t-il, sont plus ou moins fondés ; mais sans approfondir ceci, sachons d’abord, et avant tout, s’il a dépendu de moi de naître à une autre époque, de respirer une autre atmosphère, d’assister à d’autres spectacles, d’entendre d’autres paroles, de me former sur d’autres modèles et d’après d’autres enseignement. Mon intelligence, mes idées sont purement contingentes, comme ma vie elle-même ; je n’en suis pour ainsi dire, pas responsable : prenez-moi pour ce que je suis, et ma mission pour ce qu’elle est. Ai-je manqué à cette mission ? Suis-je un écho infidèle, un miroir menteur ? Reconnaissez-vous, oui ou non, dans les tableaux que je vous présente, des figures qui vous sont familières, des groupes que vous avez vus tantôt se former, tantôt se dissoudre sur la route où vous avez marché en même temps que moi ? Ai-je surfait le bien, exagéré le mal ? Ai-je abaissé ce qui a pu me sembler grand, exalté ce qui devait me paraître infime ? Puis, en fin de compte, observant, étudiant et révélant à elle-même la société contemporaine telle que vingt siècles nous l’ont léguée, ai-je trahi la cause de son avenir ? Ai-je méconnu les principes sacrés dont le maintien est la condition de son développement ? Le sang-froid que vous m’imputez à crime, c’est celui de mon temps. Ce tempérament curieux et calme, c’est celui de mes lecteurs. C’est à eux que je m’adresse, non à d’autres ; c’est d’eux que je veux être compris, et, s’il se peut, approuvé. M’écouteraient-ils seulement si je n’étais pas en rapport exact avec eux ? Puis-je, en dépit d’eux-mêmes, les transporter à des hauteurs où le plus grand nombre ne veut pas monter, n’y trouvant pas d’air respirable ?… » Ainsi parlera le romancier, et si nous n’avons d’ailleurs, comme aujourd’hui, aucun motif de suspecter sa sincérité, son bon vouloir ou la droiture de ses intentions, le blâme risque fort d’expirer sur nos lèvres.

Gardons-le donc, ce blâme, pour en flétrir les inspirations licencieuses qui, dans nos jours d’épreuve, viennent mêler leur venin glacé à tant d’autres influences énervantes et dissolvantes. Gardons-le pour ces apôtres de la sensualité divinisée, auxiliaires naturels du machiavélisme politique, et sachons ne pas confondre avec eux, avec ces corrupteurs, l’honnête et loyal chercheur de vérités, si loin que l’entraînent ses instincts et ses théories.


E.-D. FORGUES.

<references>

Version du 3 novembre 2010 à 19:08

Une thèse sur le mariage en deux romans
E.-D. Forgues


UNE THESE
SUR LE MARIAGE
EN DEUX ROMANS

I. « The Bertrams », by Anthony Trollope, third edition, 1 vol. London 1860. — II. « Castle-Richmond », by the same, three vols. London 1860.

Fils d’une femme d’esprit qui ne pécha jamais par excès d’indulgence et dont la sévérité caustique s’explique assez par l’âge inusité où elle prit la plume, — à cinquante ans on voit difficilement la vie sous son plus beau jour, — M. Anthony Trollope s’est fait depuis peu d’années une place très honorable parmi ces conteurs froidement impartiaux, cruellement exacts, loyalement implacables, dont l’avènement littéraire est un des « signes » de notre temps. Observateur aussi subtil, analyste aussi perspicace que pas un d’entre eux, il a son cachet particulier, que nous voudrions avant tout définir. C’est une sorte de gaieté amère, une misanthropie de bonne humeur, une indifférence, une placidité sarcastique dont l’effet, ménagé avec beaucoup d’art, ne se produit qu’à la longue, mais se produit alors avec d’autant plus de puissance. le commun des romanciers procède par sympathies ou antipathies en bloc ; ils ont leurs héros et leurs traîtres. Ni traîtres ni héros dans les récits de M. Trollope. Il n’aime ni ne hait guère aucun de ses personnages. Il les voit avec le regard froid et lucide du savant que rien ne passionne, si ce n’est la science même. Il les dépouille volontiers non-seulement de tout masque, mais de tout prestige. Il n’entend pas qu’ils lui en fassent accroire, et s’interdit même dans une certaine mesure de préférer l’un à l’autre. Tous ont leur infirmité secrète, et il les étale nus, sur son grabat d’hôpital, démonstrateur impassible. Aucun n’a pu lui déguiser ses petits péchés, et il les confesse tous à voix haute, révélateur sans pitié, sans pitié, mais aussi sans colère, au moins apparente. Point de morale guindée, point de sermons solennels ; rien qu’un homme du monde qui sait, comme on dit, « ce qu’en vaut l’aune, » et qui, tout en souriant, vous raconte, vous dénonce vos inconséquences, vos absurdités si pardonnables, vos ridicules si naturels, vos bassesses mêmes qui ont tant d’excuses, vos petites infamies en faveur desquelles il est tant de circonstances atténuantes, et dont il serait si étrange de se formaliser outre mesure. Vous l’écoutez avec complaisance, ce moraliste bénin, ce confesseur à manches larges ; puis le moment vient où, averti par quelque sensation pénible, vous faites un retour sur vous-même, et alors, ô surprise ! vous constatez une, deux blessures profondes, que, sans avoir l’air d’y toucher, ce bon compagnon si indulgent, si gai, vous a sournoisement infligées : bien heureux si, à votre, insu, l’aimable chirurgien, pour vous mieux guérir, ne vous a point écorché vif.

Maintenant êtes-vous guéri ? Délicate question que nous reprendrons plus tard ; mais, ne l’oublions pas, nous avons auparavant deux histoires à raconter.


I

Le fils du colonel Lionel Bertram et celui du digne recteur de Hurst-Staple, M. Wilkinson, furent élevés ensemble sous le toit de ce dernier. George Bertram et Arthur Wilkinson entrèrent ensemble à Oxford comme prizemen, mais dans deux collèges différens. Le premier ne travaillait qu’à ses heures et voyait croître de jour en jour sa renommée universitaire ; le second, book-worm acharné, sur lequel on avait d’abord fondé les plus grandes espérances, perdait au contraire chaque jour du terrain. Après quatre années de cette lutte inégale, les épreuves définitives arrivèrent. George Bertram en sortit double first, c’est-à-dire avec tous les honneurs de la guerre et une fellowship qui lui assurait, jusqu’à son mariage, un revenu de 200 livres sterling. Arthur Wilkinson ne fut pas même inscrit parmi les premiers-simples. Tombé au second rang, il n’avait ni fellowship ni même la chance de pouvoir rester utilement à l’université comme répétiteur libre. D’un naturel timide, sans indépendance, sans initiative, il n’avait plus qu’à prendre les ordres et à attendre la première cure que ses relations pourraient lui procurer.

De toutes ces déconvenues peut-être eût-il pris son parti, si elles n’eussent contrarié ses vues d’avenir et ajourné indéfiniment l’espoir qu’il avait en secret caressé d’épouser, au sortir d’Oxford, une amie d’enfance, élevée parmi ses sœurs, qu’il avait longtemps regardée et traitée comme elles, mais qui, depuis quelques années, lui était apparue sous un jour nouveau, plus sérieuse et plus tendre tout à la fois. Pas un mot n’avait été échangé entre les deux jeunes gens qui les liât l’un à l’autre ; ils s’étaient compris cependant : elle avait deviné qu’il la préférait, et dans le secret de son cœur elle s’était fiancée à lui. Quand elle le vit revenir, vaincu et triste, de la lice universitaire, au lieu de l’accueillir froidement comme le digne recteur, au lieu de lui montrer son chagrin comme mistress Wilkinson, au lieu de le railler comme leurs filles étourdies et rieuses, Adela Gauntlet prit silencieusement l’attitude qui convenait au changement de leur commune obstinée. Elle ne porta plus de robes voyantes, elle ne valsa plus ; — la femme d’un clergyman ne doit pas valser.

Arthur Wilkinson s’aperçut sans doute, de ce muet dévouement. L’apprécia-t-il tout ce qu’il valait ? Espérons-le pour son honneur ; mais c’était un cœur faible, une intelligence harcelée de scrupules pusillanimes. Il n’osa pas étendre la main vers le trésor qui s’offrait à lui. Tandis qu’il délibérait, qu’il attendait, qu’il balançait, la mort, qui n’attend ni ne délibère, vint trancher la question qu’il débattait vainement depuis quelques mois. Le digne recteur fut subitement enlevé à sa famille. Ainsi qu’il arrive presque toujours en pareil cas, il laissait les siens dans une misère absolue. Ce fut donc pour eux un coup du ciel que la bonne volonté inattendue du noble personnage à qui revenait le droit de disposer du bénéfice vacant. Bonne volonté n’est pas tout à fait le mot. Lord Stapledean, à qui les Wilkinson étaient parfaitement indifférent, n’offrit au fils la dévolution du living paternel que pour se dispenser de l’accorder à un de ses collègues de la pairie, qui le sollicitait vivement et à qui on ne pouvait le refuser sans un prétexte honnête. Arthur dut à ce généreux sentiment le vicariat de Hurst-Staple avec le salaire y attaché ; c’est-à-dire cinq cents bonnes livres sterling par an. Par malheur, il ne reçut pas sans conditions ce don magnifique. Lord Stapledean, prenant ses précautions pour le lui rendre aussi peu agréable que possible, avait exigé de lui la promesse formelle qu’il ne se regarderait, quoique vicar en titre, que comme le curate du bénéfice, et qu’une fois payé de ses peines, c’est-à-dire après avoir prélevé cent cinquante livres sur le revenu total, il remettrait le surplus à sa mère. Arthur comprenait bien que cette condition, sine quâ non, allait le maintenir à jamais dans un état de dépendance incompatible avec les : devoirs d’un chef de famille ; mais comment s’y refuser sans encourir une responsabilité effrayante ? Comment suffire aux besoins de ces trois femmes désormais groupées autour de lui, et qu’il ne saurait abandonner ? Adela, son dévouement, son chaste et fidèle amour, sont dans un des plateaux de la balance, avec une pauvre dot de deux mille livres sterling. Dans l’autre, il y a la servitude, le dégoût d’une existence subie à contre-cœur, mais un bon revenu bien assuré, l’absence de soucis rongeurs, un état passif, mais commode. Il y a aussi, remarquerez-vous peut-être, la honte d’un contrat quelque peu entaché de simonie. Soit, mais il faut vivre : nécessité première qui domine toutes les autres dans les âmes non héroïques. Arthur se décide donc, et, fort triste, légèrement penaud, plus embarrassé qu’il n’oserait en convenir, il abdique à mots couverts, devant l’élue de son cœur, les droits qu’elle lui avait reconnus tacitement, et que, noblement obstinée, elle ne voudra pas reprendre, même après cette abdication humiliante pour tous deux.

Et George Bertram, que devenait-il ? L’impétueux jeune homme jouissait de sa liberté nouvelle. En attendant qu’il choisisse une carrière, — toutes sont ouvertes devant un double first d’Oxford, — incertain encore s’il sera général, évêque, lord-juge ou même premier ministre, George voyage. L’éducation brillante qu’il a reçue, il la doit à son oncle, un austère négociant, riche à millions, dur comme un sac d’écus, despote quand il rencontre l’obéissance, muet ou frondeur amer en face de l’indocilité. George au fond, malgré son indiscipline étourdie, a trouvé le chemin de ce cœur plus clos en apparence que le coffre-fort d’un avare : mais il ne peut guère s’en douter, et ne s’en doute pas effectivement, malgré les insinuations discrètes d’un bienveillant commis qui lui indique à chaque instant la voie à suivre pour s’assurer le splendide héritage du vieux merchant. « Cinq cent mille livres sterling !… un demi-million[1], cher monsieur George ! » lui répète à chaque instant avec un soupir le sage et mélancolique Pritchett ; mais notre étourdi n’y prend pas garde. Il est dans ce bel âge où les cœurs généreux dédaignent le culte de Mammon. Dût cette magnifique fortune ne lui coûter qu’une humble prière, il ne fléchirait pas le genou ; à plus forte raison n’entrera-t-il pas dans la maison de banque où son oncle voudrait le placer. Il n’entend être asservi ni par les bienfaits ni par les espérances, esprit entier et altier, confiant outre mesure dans sa force, et ne redoutant pas assez l’extrême mobilité qui atténue chez lui en grande partie ces facultés éminentes dont il ne sait ni régler ni concentrer l’emploi.

George voyage, nous l’avons dit, et il est en ce moment à Jérusalem auprès de son père. Soldat de fortune et diplomate de hasard, le colonel Lionel Bertram est aussi avenant, aussi gracieux, aussi séduisant que son frère est déplaisant, hargneux, rude à manier ; mais si la forme est plus agréable, le fond n’a pas, il s’en faut de tout, une valeur égale. Après avoir payé le premier semestre de l’éducation de George, le brillant colonel, envoyé en mission dans de lointaines contrées, ne s’est plus occupé de son fils. Son frère, à qui on s’est adressé, a largement pourvu aux frais de cette éducation coûteuse. Il l’a fait de mauvaise grâce, d’accord ; il a tenu note des moindres dépenses et envoyé régulièrement le compte de ses avances à son débiteur, — c’est-à-dire son frère, — qui, très régulièrement aussi, jetait au panier, sans y prendre garde, cette correspondance commerciale. Le vieux merchant a payé néanmoins, et tout à l’heure encore il a garni de bank-notes le portefeuille de George, dont le voyage en Orient lui semblait une fantaisie déplacée. Le colonel, lui, n’a pas consacré depuis dix ans une guinée à son fils bien-aimé. En revanche, quand il le retrouve brillant d’esprit, couronné des palmes d’Oxford, promis peut-être à de grands succès, il le presse fort tendrement sur son cœur, déploie pour lui plaire toutes les grâces de la diplomatie, l’abandon flatteur, l’indulgence aimable dont il a pris l’habitude en promenant de pays en pays sa souplesse officielle. Comment résister, quand il s’est mis en tête de gagner votre cœur, à un père aussi bien doué ? George se laisse fasciner, étourdir, et sa généreuse candeur, sa confiance filiale, ne seront pas même effleurées le jour où le colonel, en se séparant à regret de son cher enfant, lui laissera payer seul leur dépense commune.

A Jérusalem cependant, George a rencontré, courant le monde en compagnie l’une de l’autre avec l’intrépidité particulière au beau sexe anglais, deux demoiselles d’âge et de beauté fort diverses. Miss Baker, propre nièce du vieux Bertram, est une honnête et douce personne comme il en faut au bal pour « faire tapisserie, » et en voyage pour servir de chaperon ; Caroline Waddington au contraire, belle, grande, fière, spirituelle, ambitieuse, a tout ce qu’il faut pour tourner la tête d’un double first en disponibilité. Objet de nombreux hommages, elle mène de haut ses très humbles adorateurs, en per-sonne qui sait ce qu’elle vaut, et ne se croit pas faite pour le premier venu. George, tout pénétré qu’il est de son propre mérite, ne se hasarderait peut-être pas à lever les yeux sur une divinité si imposante ; mais le hasard, qui veut sans doute les rapprocher, lui fait découvrir à temps que cette belle personne est la pupille de son oncle. Il ignore alors, il saura plus tard qu’un lien plus direct et plus étroit existe entre eux. Caroline est effectivement la petite-fille du vieux millionnaire ; mais, issue d’un mariage contracté malgré lui, jamais il n’a voulu la reconnaître pour telle, et en lui assurant une existence convenable, il a stipulé qu’elle lui demeurerait étrangère.

Une fois mis ainsi en rapports, et sous les auspices de Lionel, devenu assez naturellement le centre de la petite colonie anglo-syrienne, George et Caroline ne peuvent guère manquer à leur destinée, qui est de se croire faits l’un pour l’autre quinze jours après s’être vus pour la première fois. Peut-être se trompent-ils, mais c’est en toute sincérité. George, qui, saisi d’un bel enthousiasme chrétien, avait rêvé une destinée d’apôtre, renonce, en regardant les beaux yeux noirs de miss Waddington, à ces sublimes aspirations. Caroline, qui s’était promis in petto, — nous le devinons sans qu’elle nous le dise, — de n’échanger sa liberté que contre un joug garni d’armoiries, une belle et bonne ladyship, se laisse prendre aux ardentes protestations du bouillant fellow. Elle comprend que, s’il est pauvre aujourd’hui, demain peut-être il trouvera sa place aux premiers rangs dans une société où une intelligence supérieure, mise au service d’une volonté ferme, trouve rarement des obstacles insurmontables. Émue comme elle l’est pour la première fois de sa vie, il ne lui appartient pas de deviner que cette volonté courageuse, persistante, inébranlable, n’est pas dans le lot, si brillant d’ailleurs, que la nature a départi.au jeune lauréat. George de son côté, dans son inexpérience, ne peut se rendre un compte exact de ce caractère complexe, où la grandeur de l’âme s’allie à la faiblesse du jugement, où l’énergie de la volonté peut en certaines circonstances paralyser les élans du cœur, étouffer la voix de la conscience. Tous deux, attirés invinciblement l’un vers l’autre et complices du même malentendu, sont bien près d’échanger un serment solennel et de sceller par avance leur destinée.

N’allez pas croire cependant que ce soit là, comme on pourrait le supposer d’après cette analyse trop rapide, un coup de tête d’écoliers, une pure et simple étourderie, ni que miss Waddington, jeune personne du meilleur monde, très réfléchie, très mesurée dans sa conduite, se soit laissée entraîner comme une naïve paysanne allemande ou une grisette écervelée du vieux Paris. Elle a combattu pied à pied, elle n’a rien toléré qui ne fût de la plus rigoureuse convenance ; elle s’est fait arracher lentement, un à un, les mots où son cousin pouvait puiser quelque vague motif d’espérer. Le duel a eu lieu dans toutes les règles, et les juges les plus rigoureux n’auraient à y reprendre aucune incorrection de détail ; mais, ainsi que cela peut arriver aux plus habiles champions, Caroline a fini par être désarmée : vaincue, elle ne l’est pas. Voyez plutôt sa fière attitude : elle a laissé espérer, mais elle n’a rien promis. L’unique baiser de Bertram sur sa main dégantée laisse cette main parfaitement disponible.

Ajouterons-nous, au risque de la dépoétiser, — ceci peut-être va la recommander à beaucoup de bons esprits, — qu’en acceptant George pour son fiancé, Caroline avait fait entrer en ligne de compte la probabilité qu’un jour ou l’autre il hériterait du vieux Bertram ? Hélas ! il le faut bien, puisque le romancier n’a pas voulu laisser dans l’ombre ce trait de caractère, cette prudence calculatrice, désormais reconnue à beaucoup de jeunes filles dont toutes ne sont pas nées outre-Manche. « Elle sentait, dit-il tranquillement, qu’il serait mal à elle de s’engager à un homme hors d’état de la maintenir dans la sphère sociale où elle avait résolu de vivre, que cela serait mal pour lui autant que pour elle. Elle sentait qu’elle ne pourrait pas être la bonne femme d’un homme pauvre. Ce n’était pas le chemin qu’elle s’était promis de suivre. Ceci était un point-arrêté dans son esprit, et elle n’était pas assez faible pour se laisser déborder par un petit orage de sensibilité… Bertram lui plaisait, mais beaucoup, beaucoup l Elle n’avait jamais rencontré un homme qui lui plût à ce point. Il remplissait presque complètement les conditions de l’idéal qu’elle avait rêvé. Peut-être n’était-il pas assez concentré, assez réfléchi ; peut-être aussi était-il un peu trop enthousiaste. Les victoires de la vie appartiennent en général à des gens qui ne mettent pas de la sorte tout leur cœur dans tout ce qu’ils font, dans tout ce qu’ils disent ; mais il fallait compter que les années lui donneraient à cet égard quelques leçons salutaires. Au besoin, elle-même pourrait aussi les lui donner, ces leçons. Puisque George avait su tellement lui plaire, quelle objection à leur mariage, si, comme il y avait toute raison de le croire, il devait être l’héritier de son oncle ? »

Le colonel Bertram, à un autre point de vue, partageait cette espérance, et il n’avait pas négligé, entre deux plaisanteries affectueuses, d’appeler l’attention de son fils sur ce point fort essentiel ; mais là justement son habileté caressante avait échoué. Dans sa soif farouche d’indépendance, et aussi en vertu des légitimes susceptibilités qu’une âme désintéressée aime à faire respecter, George avait repoussé bien loin les insinuations paternelles. Même elles l’avaient un peu mis sur ses gardes, et sous peine d’encourir le mépris de son fils, — ce dont il ne se souciait nullement, puisque ce fils si généreux avait chance d’être un jour très riche, — le noble colonel avait dû renoncer à lui enseigner comment on capte un gros héritage.

Une belle scène est celle où George Bertram, de retour à Londres, prend la défense de son père contre son oncle, au risque de se brouiller à jamais avec l’irascible millionnaire. — Mais non ; plus le jeune étourneau hausse le ton, plus le vieillard, qui ne perd pas un instant son sang-froid ironique, semble, au fond, le goûter et le prendre en faveur. Il sait que George et Caroline se sont rencontrés à Jérusalem, il sait peut-être aussi un peu mieux que cela ; mais il ne laisse rien soupçonner, et George, de son côté, n’est pas pressé de lui confier leurs amours. Cet enfant terrible n’aime pas qu’on se mêlede ses affaires, et sait mauvais gré à l’honnête Pritchett, qui, sans avoir l’air d’y toucher, continue à lui donner d’excellens avis. — Miss Caroline ?… elle a quelque fortune ; … mais il dépendrait du vieux gentleman qu’elle en eût bien davantage. — Quand Pritchett parle ainsi, le jeune avocat l’étranglerait volontiers.

George en effet a choisi sa profession. Un de ses condisciples, Harcourt, dont les débuts au barreau furent des plus brillans, l’avait séduit par son exemple et décidé par ses conseils. Il est donc installé, selon l’usage anglais, auprès d’un barrister at law, qui augure à merveille de son jeune acolyte. Immédiatement après avoir fait ce pas décisif, il est allé, avec son impétuosité ordinaire, relancer la belle Caroline, qui habite avec miss Baker une petite ville à quelques lieues de Londres. Caroline aurait bien voulu tergiverser encore, le tenir en suspens, le réduire à d’humbles prières et à une longue attente. George n’est pas homme à se laisser faire ; son caractère, tout d’une pièce, n’a point la flexibilité qu’exige le rôle du soupirant ordinaire. Caroline, il est vrai, lui sait gré de cette énergie un peu absolue qui effraierait une jeune fille plus timide. Et quand il réussit, malgré ses ruses, à la tenir seule à seul sous son ferme regard, il faut bien qu’elle reconnaisse son maître. — Voulez-vous être ma femme ? lui a-t-il dit avec une sorte de sévérité. — I will, a-t-elle répondu, presque tremblante. Puis, sous différens prétextes et bien malgré George, elle ajourne cependant, appuyée par miss Baker, la célébration du mariage. Ces dames tiennent infiniment à ce que l’oncle millionnaire approuve cette union, et il l’y faut préparer. — Qu’il l’approuve pu non, que m’importe ? dit l’incorrigible George. Une fois marié, sa fellowship universitaire va lui manquer ; mais quoi ? l’avenir y pourvoira. Cette noble confiance devrait lui gagner le cœur de sa maîtresse ; est-il bien certain cependant qu’elle en soit si flattée ?

Harcourt, à qui le jeune Bertram croit devoir faire part de ses projets, est fort loin de les approuver. Dans ses idées, un jeune homme qui débute ne peut épouser qu’une femme riche. « Une femme est un objet de luxe. Né me parlez pas d’une femme à bon marché. Je puis, comme célibataire, manger du mouton froid et brûler mes bouts de bougie ; mais je n’aime pas les économies de femme. Les comptes de blanchisseuse rognés et réduits, la bonne « pour tout faire » à qui on paie sa bière à part et une robe de chambre foncée pour les travaux du matin, n’ajouteraient pas grand aliment, si je me connais un peu, à ma flamme conjugale. J’aime les femmes qui coûtent cher. Plus on les aime, plus on les veut près de soi, plus on tient à mille délicatesses recherchées. Sans elles, quoi de plus rebutant qu’une femme ?… Bertram, ajoute le romancier, se disait au fond du cœur que Harcourt était une bête brute, un être sans âme, une créature infime, incapable d’autres joies que celles dont se repaît la matière ; pour le présent, il s’abstint d’énoncer cette manière de voir. Ce n’est pas qu’il se gênât toujours vis-à-vis de son nouveau confrère ; mais lorsqu’il lui reprochait de n’avoir pas d’âme, Harcourt prenait la chose en riant. — Je verrai donc, lui avait-il déjà répondu, si décemment je ne m’en saurais passer. »

George, l’imprudent George, n’en conduit pas moins son ami à Littlebath, et le ramène, sinon converti, du moins ébloui par la beauté de miss Waddington, qui, nous devons l’avouer, devinant qu’on la soumet à une sorte d’arbitrage, a tenu à n’en pas sortir dépréciée. En toute occasion, nous la trouverons ainsi sous les armes. Elle sait le monde, et se conforme à ses lois sans trop de murmures, sans trop de regrets. Quand on lui raconte le secret de sa naissance, elle s’étonne purement et simplement que, voyant s’unir deux jeunes gens qui lui touchent de si près, le vieux merchant ne se montre pas plus généreux. Celui-ci, pressenti par miss Baker au sujet du mariage projeté, ne l’a ni désapprouvé, ni encouragé. « Le jeune homme a des moyens, la jeune personne a du caractère. Il peut, en travaillant, gagner sa vie. Elle est convenablement dotée. À leur aise ! a dit sans autre encouragement le rude vieillard. Et qu’ils ne s’abusent pas sur l’avenir ! ajoute-t-il. S’ils font entrer mon héritage dans leurs comptes, ils s’exposent à une grave déception… » L’oracle a parlé. Caroline, informée de sa décision, ne regarde plus comme suffisant le délai de quelques mois qui pesait déjà si fort à l’impatience amoureuse de George. C’est un an, deux au besoin, qu’il faudra savoir attendre. Vainement le pauvre fiancé lutte contre cette prudence qui le révolte. En toute déférence, avec une douceur inébranlable, sa bien-aimée se refuse aux risques qu’il lui veut faire courir. Sans s’être certainement donné le mot, elle et Harcourt sont précisément du même avis, à savoir que la misère ou même la gêne effarouche et tue l’amour. Peut-être ont-ils raison, mais pour peu qu’on aime, a-t-on raison si facilement, si obstinément ?

Blessé, mécontent, malheureux de cette lutte où sa dignité souffre comme son amour, le jeune avocat se lasse, se dégoûte du travail obstiné auquel il s’était voué gaiement en vue du bonheur prochain. Son patron le voit moins assidus. Les distractions de tout genre le trouvent moins rebelle. Il perd sa voie peu à peu, comme un navire en dérive. À quoi bon se dévouer en vain ? Non qu’il renonce à l’union projetée, non qu’il ait cessé d’y compter comme sur sa meilleure chance d’avenir, non qu’il songe à s’affranchir de ses engagemens ou à rendre à Caroline les promesses qu’il a obtenues d’elle ; mais dans cet esprit absolu, sans modération, sans tolérance, dans cette volonté fiévreuse qui va et vient par accès, qui manque de constance, de concentration, d’unité, il n’y a pas de quoi suffire à la situation pénible qui lui est faite. Ennuyé de la jurisprudence, il voit d’un œil jaloux son ami Harcourt entrer dans la carrière politique. L’idée d’y arriver par la renommée que les lettres peuvent donner en un jour à un homme de talent vient se jeter à la traverse de ses premiers projets. Il croit se hâter vers le but ; il s’en éloigne au contraire chaque jour, dupe d’un mirage étrange. Caroline s’en doute et s’en alarme. Les visites que son fiancé lui fait de loin en loin sont troublées par leur dissentiment, qui s’aggrave sans cesse. Au blâme qu’il lit dans ses yeux ; et dont miss Baker lui transmet parfois l’expression fort adoucie, George répond par des reproches. Le mal dont elle se plaint, elle en est, à ses yeux, l’unique auteur. Il ne veut point reconnaître que si elle a peut-être poussé la prudence un peu loin, il a, lui, cédé trop vite aux conseils du découragement. Plus ferme, plus constant en ses efforts, il l’eût rassurée. Rassurée, elle se donnait à lui. La situation se complique et se tend. Le premier pamphlet de George Bertram a fait quelque bruit, mais à son détriment, car l’université d’Oxford, très susceptible en certaines matières, s’est émue du ferment irréligieux qu’elle a cru y remarquer. Au lieu de plier sous le blâme encouru, l’audacieux fellow, qu’aucune considération intéressée ne saurait retenir, jette un nouveau défi au docte aréopage. Son titre universitaire lui est retiré ; l’annuité temporaire attachée à ce titre disparaît du même coup, et si l’oncle Bertram, grand ennemi de la tyrannie cléricale, ne tenait à honneur de compenser par une pension du même chiffre celle que son neveu vient de perdre, qu’arriverait-il du jeûne philosophe ?

Les deux « dames » de Littlebath sont de plus en plus inquiètes. Caroline, pas plus que George, ne veut reconnaître ses torts. Sa meilleure confidente, Adela Gauntlet, qui subit en silence l’isolement auquel les lâches scrupules d’Arthur Wilkinson l’ont condamnée, prêche vainement à la belle orgueilleuse le dévouement soumis, l’abnégation sans limites, qu’à sa place elle saurait si bien pratiquer. Caroline s’évalue trop haut pour se donner si généreusement. Mal inspirée dans un moment de dépit, elle se plaint de son amant, non plus seulement à miss Baker ou à miss Gauntlet, mais à cet ami de George qu’il a eu la maladresse de lui présenter, et dont elle suit de l’œil avec admiration le rapide essor. Harcourt accepte naturellement avec toute satisfaction ce rôle de confident, si agréable et si profitable parfois en pareille circonstance. Il donne des conseils, il compatit aux douleurs ; bref, il intervient, tiers fort mal venu de George, dans ces querelles intimes qui n’admettent guère une pareille intrusion, et le jour arrive où, déjà mécontent, sinon jaloux, George croit deviner qu’une lettre de lui, lettre d’une nature toute confidentielle, lettre de reproches amers et presque injurieux, a été communiquée par Caroline à ce dangereux ami dans un premier mouvement de douloureuse rancune. Ceci, pour un amoureux, n’est rien moins qu’un crime de haute trahison. George n’attend pas une heure, une minute. Il court à Littlebath et fait comparaître devant lui la coupable terrifiée, mais qui s’impose de rester calme et superbe. Ces deux orgueils se heurtent violemment, des paroles décisives sont échangées. La rupture est irrévocable et complète… Six mois plus tard, miss Waddington était la femme de Harcourt, devenu, grâce à quelque revirement ministériel, solicitor general et membre du conseil de la reine.

Caroline s’était vengée. Pour remplacer l’amour perdu, elle avait conjuré l’ambition : elle, avait voulu être lady, elle l’était ; femme à la mode, elle l’était ; adulée, elle l’était ; riche, elle le sera probablement un jour, car son mari est sur le chemin d’une haute fortune politique. Tels ont été ses calculs désespérés, Harcourt en a fait d’autres. Il voulait cette jeune fille, dont la beauté l’avait tout d’abord vivement ému. Il a deviné en elle l’étoffe d’une vraie femme du monde, faite pour trôner dans un salon et y attirer l’élite de la société élégante. Enfin, mis au courant de tous les secrets de la famille, il a flairé le magnifique héritage du vieux Bertram, ce splendide half million qui trône au centre du roman comme le koh-i-noor jadis au milieu des salles de la grande exhibition, jetant presque les mêmes feux, provoquant les mêmes cupidités, exerçant la même fascination. Étrange contrat que celui de ces deux êtres ! La jeune ambitieuse a dit au jeune ambitieux : « Sachez bien que je ne vous aime pas, et que probablement je ne vous aimerai jamais. Je vous serai soumise, dévouée. Je sais ce que vous attendez de moi, et ce que vous attendez de moi, vous l’aurez certainement. N’en exigez jamais davantage. » Harcourt, lui, n’a pas été aussi explicite ; il a parlé de son amour, de ses espérances, … et n’a pas soufflé mot des cinq cent mille livres sterling. Une seule fois, mais trop tôt ou trop tard, ce fin politique a essayé d’arracher au vieux Bertram, — à ce mystérieux grand-père de Caroline, — quelques engagemens à cet égard ; mais le négociant n’a pas vécu si longtemps au milieu des « loups » de bourse sans avoir appris à deviner et à parer de semblables attaques. Ce mariage de sa petite-fille, tout en flattant son orgueil, lui déplaît au fond. Le premier lui allait mieux. Il a tenté, avec une remarquable obstination, de réconcilier les deux amoureux brouillés. Dieu sait où George l’eût mené, s’il eût voulu, à cet instant précis, user des pouvoirs que lui donnait ce caprice de son vieil oncle ; mais toujours fier, toujours maladroit, il n’a ni très bien apprécié la situation, ni surtout voulu condescendre à en tirer parti. Donc le vieux Bertram, qui a parfaitement deviné les espérances de Harcourt, se fait un jeu de les lui laisser ; il va même jusqu’à lui prêter, sur bons billets à terme, bien réguliers, un capital insignifiant dont le solicitor general a besoin pour meubler les salons où va régner Caroline. Là toutefois s’arrêtent les libéralités du vieux millionnaire.

Un mariage d’amour a bien ses inconvéniens ; mais un mariage sans amour, serait-ce par hasard ce qu’on peut rêver de meilleur ici-bas ? Au bout de deux ans, il n’eût pas fallu poser cette question à lady Harcourt. Elle avait goûté à la vengeance et à l’ambition comme Eve au fruit défendu, et comme Eve elle n’avait trouvé que cendres sous l’écorce tentatrice. Ce n’est pas à une femme d’autant d’esprit que Harcourt pourrait faire illusion ; ce n’est pas un cœur digne d’apprécier celui de George qui battrait à l’unisson de cet autre cœur vide et froid, tout acquis à l’égoïsme le plus abject et parfaitement incapable d’aucun élan généreux. Donc Caroline méprise son mari poliment, décemment, selon les lois de la plus stricte étiquette. S’en doute-t-il ? C’est possible, bien qu’il reste impénétrable. Aussi a-t-il dès longtemps renoncé à ses affectations de tendresse ; il a d’ailleurs tant d’affaires ! mais il paie en égards la soumission de Caroline et la bonne grâce avec laquelle la jeune femme joue son rôle dans l’œuvre commune. Elle semble même avoir conquis son estime, sa confiance au moins, puisqu’il n’hésite point, après un délai raisonnable, à prier George d’oublier le passé, de lui pardonner, de renouer leurs relations un moment rompues. Devons-nous voir là un simple trait de cet aveuglement commun aux maris et aux rois que Jupiter veut perdre ? Non, il y a autre chose, quelque obscur calcul que Harcourt a fait un jour, et qu’il s’est hâté d’oublier le lendemain pour n’en être pas gêné, mais auquel il conforme sa conduite. L’héritage, il y pense toujours. George est le plus dangereux des compétiteurs qu’il pût craindre ; c’est lui bien évidemment qui a les préférences secrètes du vieil oncle. George l’ignore peut-être, et tant mieux s’il l’ignore ! Harcourt, qui a deviné cette situation, n’en pourra que mieux tirer parti. Ainsi, par la cupidité de l’ambitieux magistrat, condamné à maintenir, sous peine de déchéance, un train de vie ruineux, se trouve amenée une situation éminemment périlleuse : c’est la rencontre de deux êtres qui se sont réellement, profondément aimés, et qui, après une rupture sur laquelle tous deux ont versé des larmes de sang, se retrouvent irrévocablement désunis, mais plus épris que jamais. Nous jouons volontiers en France avec ces cas réservés, et il n’est pas de romancier qui n’ait sur la conscience maint désastre conjugal aussi complet que possible. Il n’en est pas tout à fait de même chez nos voisins, et ce n’est pas sans précautions multipliées, on a pu déjà s’en assurer, que les conteurs anglais abordent ce terrain brûlant. Avant de laisser entrevoir, pressentir une chute aussi terrible, il faut voir comment ils l’expliquent, comment ils la motivent, quels soins ils mettent à rendre à peu près croyable ce qui devrait être regardé comme impossible. Par quelles nuances imperceptibles M. Trollope, par exemple, ne fait-il pas succéder de loin en loin à la froideur officielle de la première rencontre quelques allusions vagues à ce qui a été, à ce qui aurait pu être, à ce qui ne sera jamais, les retours amers sur le passé, sur le présent, le regret qui s’avoue à demi, la plainte qui s’échappe, contenue d’abord, — puis un soir, dans la foule d’un bal, dans ce tumulte qui vous abrite à la fois et vous rassure, une parole décisive sillonnant tout à coup, on ne sait pourquoi, quelque futile échange de formules banales ! La jalousie du mari se réveille alors, mais trop tard ; elle ne peut plus qu’offenser et nuire. Viennent les abus d’autorité, le despotisme capricieux, l’espionnage qui déshonore. Ce mari jaloux est en même temps un homme obsédé par ses créanciers. Il en est à reprocher à sa femme, qui lui refuse de solliciter la libéralité du vieux Bertram, le luxe dont il l’a lui-même entourée, les toilettes qu’il lui a imposées, les fêtes qu’elle donne par son ordre. Et c’est lorsqu’elle est ainsi poussée à bout, humiliée dans ses meilleurs sentimens, maltraitée contre toute justice, presque hors d’elle et comme enivrée de sa misère, que la tentation suprême lui est offerte.

George, qui depuis longtemps s’interdisait de venir chez Caroline, d’autant plus scrupuleux, d’autant plus craintif qu’il se sait aimé, lui est annoncé à l’improviste. Il a résolu de quitter Londres, de s’éloigner d’elle. La revoir une fois, lui laisser un adieu, quoi de plus simple ? S’il trouve sa porte fermée, il partira sans avoir pressé sa main. Cette porte s’ouvre cependant, et peut-être ne s’ouvre-t-elle pas tout à fait par hasard. En magistrat expert, le solicitor general sait quel parti on tire de certaines situations, et il n’est pas interdit de penser qu’il avise en secret aux moyens de dompter les résistances têtues de sa femme. Quoi qu’il en soit, George est là, et justement elle pensait à lui, elle comparait leurs deux destinées et se trouvait de beaucoup plus malheureuse que lui. Il n’était pas lié, lui, à un être abhorré. Il était maître de sa vie ; il ne s’était pas vendu, il pouvait s’estimer encore. Elle songeait à lui, et le voilà ! Le verra-t-elle ? Oui, une fois encore elle ira vers lui. Elle descend dans le salon où il l’attend ; la main qu’il lui tend, elle l’effleure à peine. Elle a refermé la porte derrière elle, elle est venue droit à lui. — Monsieur Bertram, pourquoi êtes-vous ici ?… Vous devriez être à mille et mille lieues… Pourquoi êtes-vous ici ?

Où peut aller un dialogue qui commence sur ce ton, il n’est pas difficile de le deviner. Les deux caractères se dessinent nettement : celui de George, emporté de prime abord bien loin de ses résolutions magnanimes quand il a sous les yeux le grand malheur dont il s’accuse ; celui de Caroline, entraîné à la révolte, et que refrène seulement la conviction désespérante de ne pouvoir être aimée de George, si elle perdait son estime. Il repousse cette pensée, et de bonne foi ; mais Caroline connaît George et sait qu’il s’abuse. C’est là ce qui lui donne la force de l’éloigner d’elle après une explosion de tendresse inexprimable : — Non, lui a-t-elle dit, vous ne rougirez jamais de m’avoir aimée… et je ne veux pas rougir de vous aimer encore…

Vienne maintenant le solicitor general armé de tous ses rapports d’espions : il trouvera fort compromis ce principe d’autorité dont il voulait faire un si triste usage Les preuves qu’il apporté, il aurait pu s’en passer. Caroline, qui n’a jamais manqué de franchise envers lui, ne lui marchandera pas les aveux qu’il comptait lui arracher. En revanche, elle n’acceptera pas le pardon généreux qu’il lui offre quand il se ravise tout à coup en vertu de calculs qu’il a cru très profonds. Un mot fatal, une grossière et calomnieuse injure lui est échappée, à ce diplomate hors de garde. Elle s’en empare comme d’un trésor… « Ce mot avilissant, je l’ai mérité, c’est vrai, … je l’ai mérité le jour où je vous ai donné ma main sans mon cœur… Ce jour-là, oui, je fus… ce que vous avez dit… Mais soyez tranquille, j’ai péché pour la dernière fois ; … pour la dernière fois, j’aurai mérité ce nom, même de vous. »

En effet, son parti est pris. Elle ne veut plus rester dans cette somptueuse maison dont le luxe menteur lui fait honte, auprès de cet homme si brillant, si envié, si influent, et qu’elle estime l’égal des valets par lesquels il la fait épier. Harcourt, armé des droits que la loi lui donne, s’opposerait-il à son départ ? Oui, sans doute, si elle devait se retirer ailleurs que chez son tuteur, chez ce tuteur dont elle est la petite-fille et dont elle peut encore devenir l’héritière. Une consultation de médecins coloré cette séparation amiable. Tout scandale est évité. Le vieux Bertram, toujours aussi tendre, aussi paternel, se prête d’assez mauvaise grâce à cette ingénieuse combinaison. Il avait vu sans trop de peine s’éloigner de lui la brillante Caroline, et la voit sans trop de plaisir revenir à ses côtés. À l’exception de son neveu, — et encore s’avoue-t-il à peine cette faiblesse, le vieux Bertram n’aime rien au monde…

Ce cher George promène au loin ses regrets, que le temps atténue peu à peu. Parti d’Angleterre en compagnie de son ancien condisciple, Arthur Wilkinson, que les médecins envoient sous le soleil d’Égypte il visite tour à tour Alexandrie, le Caire, Suez. Dans cette dernière ville, les deux amis rencontrent deux jeunes veuves revenant de l’Inde, avec lesquelles, entraînés peu à peu, ils ébauchent un double roman, lequel ne laisse pas de contraster d’une manière assez piquante avec leur rôle de désespérés. Les deux veuves sont jolies et abominablement coquettes ; elles plantent là, en l’honneur des deux nouveau-venus, deux adorateurs déjà fort engagés dans les filets qu’elles tendent à droite et à gauche. Pour bien peu, las de son isolement, George tomberait dans ce piège grossier. Sa pauvreté le sauve. La belle mistress Cox, qui, en faisant les doux yeux au jeune Bertram croyait harponner un riche héritier, ne reçoit pas sans frémir et sans se raviser les confidences qu’il croit devoir lui faire sur les dispositions présumées du vieux merchant. Une contremarche habile la débarrasse de prétentions qu’elle ne veut plus autoriser, et du même coup ramène à ses pieds le beau major Biffin, qu’elle avait éconduit en l’honneur de George. Arthur Wilkinson, moins audacieux, moins entreprenant, et doué d’une conscience plus scrupuleuse, a poussé les choses moins vivement. Il peut donc honorablement battre en retraite, et c’est ce que font en riant nos deux amis dès que les deux belles dames ont donné la mesure exacte de leur désintéressement et de leur sincérité. Le jeune vicar n’a pas tout à fait perdu son temps à courir le monde. Il mesure maintenant sa situation d’un regard plus ferme, et, stimulé d’ailleurs par les conseils de son ami, rentre dans sa manse avec le projet bien arrêté d’y restaurer l’autorité masculine, trop compromise en vérité par ses concessions filiales : Il ne reviendra pas sur le partage convenu et réglé des revenus curiaux ; mais dans le presbytère, sur lequel il a d’incontestables droits, il saura installer, coûte que coûte, la fidèle fiancée qui a si longtemps souffert de ses timides irrésolutions. Ce n’est pas sans une lutte acharnée que mistress Wilkinson se laisse arracher le sceptre, et l’appel désespéré qu’elle porte aux pieds de lord Stapledean, la scène où, ne comprenant rien à ses plaintes, ce patron impatienté la met cavalièrement à la porte, n’est pas un des épisodes les moins gais, les moins vrais, de ce tableau de mœurs si fidèlement, si rigoureusement exact.

Depuis que sa femme n’est plus auprès de lui, l’astre de Harcourt a semblé pâlir. Comme tant d’autres aventuriers politiques, il a perdu, pour avoir trop voulu ménager sa position personnelle, la confiance du parti qui l’avait porté au pouvoir : sa démission lui est demandée par une administration nouvelle, et il est au moins douteux que les électeurs whigs renvoient au parlement un représentant dont l’intégrité politique semble aussi mal garantie. Le barreau lui reste, il est vrai ; mais, comme toutes les carrières indépendantes, le barreau ne peut offrir que des profits éventuels. Plus que jamais par conséquent exposé à des réclamations pécuniaires dont l’avait préservé jusque-là l’éclat de sa position officielle, l’ancien solicitor general aspire à la succession du vieux merchant.

Le moment est décisif. Les jours du vieux Bertram sont maintenant comptés ; il descend lentement les degrés de la tombe, toujours cynique, toujours dur et moqueur, se riant des espérances que sa mort peut faire naître, et qu’il est décidé à tromper, Cependant il hésite, on le voit, à priver de la fortune qu’ils n’espèrent ni ne sollicitent les deux jeunes gens assis à son chevet mortuaire. Si leur union, qu’il a souhaitée naguère, s’était accomplie, ou si même encore aujourd’hui elle était possible !… si George semblait un peu moins indifférent à la richesse qu’on lui pourrait léguer !… Ni George pourtant, ni Caroline n’ont l’œil tendu vers les millions du vieillard. Absorbés qu’ils sont par le sentiment douloureux de leur irrévocable séparation, ils auraient honte d’accorder une seule pensée à ces trésors qui maintenant ne sauraient en rien les rapprocher l’un de l’autre. Harcourt, beaucoup moins étranger à ces calculs qui leur répugnent, se décide, foulant aux pieds toute pudeur, à solliciter le concours de George pour une démarche à faire auprès de l’obstiné vieillard. Repoussé avec dédain par l’homme que sa femme lui préfère hautement, il tente seul, en désespoir de cause, cette manœuvre suprême. Nous n’avons point à dire qu’il échoue ; il sort alors la rage au cœur, déçu de ses dernières espérances, laissant derrière lui, à l’adresse de sa femme, quelques vagues menaces, dont la réalisation est ajournée à la mort du vieux Bertram.

Ce dénoûment ne se fait pas attendre. Le testament est ouvert. Ainsi qu’il l’avait annoncé, le merchant frustre tous les siens de l’héritage auquel ils pensaient avoir des droits, et, sauf quelques legs insignifians dont l’un met George à l’abri de la misère, il laisse ses millions tant convoités à la corporation commerciale dont il faisait jadis partie. Harcourt est venu assister à la lecture du fatal testament qui lui enlève son unique chance de salut. La fortune du vieux Bertram, qu’il faisait luire aux yeux de ses créanciers, les tenait seule à distance. Ils vont maintenant fondre à l’envi sur leur débiteur, bien décidément, bien irrévocablement ruiné. Pliant sous les revers par lesquels la fortune lui fait expier les faveurs dont elle l’accablait au début, le malheureux faiblit et succombe. C’est un tableau sinistre, et d’un effet puissant, que celui de cet homme rentrant seul dans ses magnifiques appartemens d’Eaton-Square, abîmé dans une méditation sans issue, et pris de vertige tout à coup devant le précipice où il se sent entraîné : momens terribles où vous sauveraient le contact d’une main amie, l’assistance d’un cœur chaud et compatissant, mais où l’isolement est mortel, où l’absence de sympathie vous écrase comme le poids glacé d’une avalanche. Vainement il veut déplacer sa pensée. Le souvenir de ses griefs, les angoisses qu’il prévoit, une sorte de dégoût qu’il a de lui-même et des autres, la triste certitude de n’avoir pas un ami, l’enveloppent de froid et d’obscurité. Les ténèbres se font autour de lui. L’éclat des grandes draperies, la splendeur des meubles s’effacent dans la nuit. Il renvoie les domestiques qui apportent des flambeaux : sur la route où il marche, la lumière fait peur… A la fin, sa torture lui semble impossible à supporter plus longtemps. Son front est brûlant, le sang bat sous ses tempes. Il monte lentement dans son cabinet de toilette. Il s’habille machinalement comme pour aller dans le monde. À quoi pense-t-il ? Pourquoi rejette-t-il avec une sorte d’impatience cette cravate blanche qu’il a froissée en la nouant autour de son cou ? Pourquoi ce soin minutieux à effacer une trace de poussière sur la manche de son habit noir ? Ses regards errans et hagards se fixent tout à coup sur la boîte où dorment ses pistolets. Il cherchait une issue, une délivrance : elle vient s’offrir à lui. Ce qui lui reste d’intelligence dans les affres de cette agonie mentale a salué comme une libératrice la funeste pensée du suicide…

Caroline est donc libre ; mais elle l’est au prix d’un remords qui ne la quittera plus. Le sang de ce malheureux est sur sa tête. Plus tard, après des années de tristesse, quand elle acceptera la main que George lui tend, leur union, calme d’ailleurs, restera pour jamais attristée par cette ombre funéraire que le passé projette sur elle. Et ce n’est pas là le bonheur qu’ils avaient rêvé.

Arthur Wilkinson était depuis longtemps déjà le mari d’Adela Gauntlet. Méritait-il ce bonheur ? Était-il digne d’un pareil trésor, d’une femme si dévouée, si fidèle ?… A coup sûr, nous ne le pensons pas, M. Trollope non plus, et il est sur ce point très explicite. Pourtant ce qu’il ne dit pas, — réservant sans doute à ses lecteurs le soin de tirer cette conclusion médiocrement philanthropique, — c’est que tant de vertus, tant d’abnégation, tant de tendresse vouées à une idole pareille laissent penser que l’admirable Adela était véritablement un peu… bête !


II

Il faut franchir le canal Saint-George et nous transporter dans le sud-ouest de la Green-Isle, c’est-à-dire de l’Irlande, pour nous trouver chez sir Thomas Fitzgerald, le noble propriétaire de Castle-Richmond, situé au bord de la Blackwater, dans la pittoresque baronnie de Desmond, laquelle fait partie du comté de Waterford. Desmond-Court n’est pas loin de Castle-Richmond, et c’est là qu’habitait, il y a treize ou quatorze ans, une veuve encore belle, Clara, comtesse de Desmond. Dans la hiérarchie aristocratique, elle primait, et de fort haut, ses voisins les Fitzgerald ; en revanche, les revenus de ceux-ci étaient tout autrement liquides et leur vie tout autrement large que les revenus et la vie de leur noble voisine et de ses nobles enfans. En effet, le dernier comte de ce nom, passant toute sa vie à Londres, s’y ruina sottement auprès de ce dandy débauché qui porta, sous le nom de George IV, la couronne d’Angleterre.

La comtesse avait une fille et un fils, celui-ci mineur encore, et dont les tuteurs administraient les domaines substitués en attendant l’heure où il en prendrait possession. Sur les revenus on payait les dettes arriérées, et on prélevait pour la comtesse douairière une pension qui défrayait à peine les premières nécessités du rang qu’elle avait à garder. Deux filles et un fils composaient la famille de sir Thomas Fitzgerald. Leur mère vivait encore, jadis citée pour sa beauté, maintenant pour sa mélancolique douceur, sa pieuse résignation. Son histoire était un de ces romans comme on en a tant lu. Fille d’un petit clergyman du Dorsetshire, Mary Wainwright expia chèrement la renommée que ses charmes lui avaient value. Ils attirèrent les regards d’un étranger qui était venu louer une chasse dans les environs du village où elle résidait. Le grand train qu’il menait l’y avait promptement naturalisé, et quand il demanda la main de la belle Mary, les parens de celle-ci ne purent concevoir aucune défiance. Cette union inespérée s’accomplit avec toute la hâle que réclamait l’impatience du fiancé. Quelques mois après, cet aventurier, qui s’était présenté sous le faux nom de Talbot, et dont le luxe menteur était défrayé par la crédulité des dupes qu’il faisait de tous côtés, disparut un beau matin, et sut se dérober à toutes les recherches, soit de ses créanciers, soit des parens de sa femme. Ce fut seulement après un laps de temps assez notable qu’ils parvinrent à retrouver quelques vagues indices de ce personnage, qui, sous le nom de Chichester, se trouvant à Paris durant l’occupation étrangère de 1815, y avait péri, assurait-on, à la suite d’une rixe survenue dans une maison de jeu. L’enquête suivie à laquelle on se livra parut établir une identité complète entre l’escroc tué dans une ruelle du Palais-Royal et le misérable qui était venu porter le malheur sous le toit des Wainwright. Ceux-ci regardèrent donc le fait comme parfaitement acquis, et leur fille, reprenant le nom de Talbot, qu’elle avait un moment quitté, porta le deuil de ce mari à qui on avait livré son insouciante et ignorante jeunesse. Ce fut sous ces noirs vêtemens, et alors qu’elle était encore sous le coup de ses précoces infortunes, que sir Thomas Fitzgerald, presque aussi jeune qu’elle, la vit et s’en éprit follement. Il n’était au pouvoir de la jeune femme ni de partager un amour, aussi vif, ni de se refuser aux inspirations d’une profonde reconnaissance. Elle s’abandonna une fois encore à sa destinée, et, toujours irréprochable, demeura l’idole de ce second mari que le sort venait de lui donner comme compensation du premier.

Les premières années de leur union semblèrent attester qu’en effet la Providence était lasse de frapper sur cette douce et inoffensive créature ; mais, alors qu’on pouvait la croire aussi sûrement heureuse qu’elle avait mérité de l’être, un nuage vint brusquement voiler l’existence toute sereine qui la dédommageait de ses précoces malheurs. À dater d’une certaine époque, un changement subit altéra ses rapports avec sir Thomas : non qu’il eût à se plaindre d’elle, non que son affection pour elle parût diminuer, mais il semblait se dérober aux mutuels épanchemens qui jadis mettaient toutes leurs pensées en commun. Sans motifs connus, son humeur, d’abord sensiblement modifiée, devint depuis en plus sombre. La simplicité de sa vie et la solidité de sa fortune ne devaient pas faire supposer que des embarras d’argent fussent au fond de cette tristesse inexplicable, et cependant il circulait çà et là de ces rumeurs qui, sorties d’on ne sait où, attestent certaines inquiétudes de l’opinion. On parlait d’emprunts cachés, de dépenses secrètes, d’épargnes difficiles à justifier. Ce qu’il y avait de certain, c’est que la santé de sir Henry dépérissait à vue d’œil, et que son moral, affaissé de plus en plus, semblait miné par quelque mystérieuse angoisse.

Qui se fût avisé pourtant de rattacher au secret désespoir de sir Thomas la présence accidentelle de deux aventuriers de bas étage, le père et le fils, qui de temps à autre, à des intervalles presque périodiques, reparaissaient dans les environs de Castle-Richmond ? A qui eût-on pu faire croire que deux piliers de taverne comme M. Matthew Mollett et son fils Abraham eussent un rapport quelconque avec l’un des propriétaires les plus opulens, les plus estimés du pays, et surtout une influence quelconque sur sa destinée ? Néanmoins, en y regardant de très près, on eût constaté que M. Matthew Mollett se glissait parfois, aussi discrètement que possible, dans l’enceinte de Castle-Richmond, et que chacune de ses apparitions périodiques dans le pays coïncidait, soit avec un redoublement de la tristesse qui rongeait sir Thomas, soit avec quelqu’une de ces démarches par lesquelles, à petit bruit, il se procurait des sommes plus ou moins importantes et dont l’emploi restait inconnu. Dans les premiers temps, on n’avait vu apparaître que le vieux Mollett. Plus tard, le père et le fils vinrent ensemble. Ce dernier cependant, auxiliaire incommode, se tenait à l’écart, et son action se bornait à stimuler la timidité de son père, à faire taire les scrupules qui semblaient parfois l’arrêter dans le système d’exactions auquel il soumettait te riche propriétaire si étrangement exploité par lui.

Nos lecteurs ont déjà reconnu dans M. Mollett père le même personnage qui, sous le nom de Talbot, avait naguère épousé miss Wainwright, devenue lady Fitzgerald. Ils voient alors dans quelle position se trouve, vis-à-vis de ces deux misérables, le propriétaire de Castle-Richmond, et comment, pour prix de leur silence, ils peuvent le contraindre à de continuels sacrifices. S’ils parlaient en effet, et si l’affreux Mollett revendiquait ses droits légaux, la douce compagne, la femme adorée de sir Thomas, la mère de ses trois enfans, lui serait arrachée, et ces trois enfans eux-mêmes, atteints dans leur honneur en même temps que dans leur fortune, auraient à maudire l’existence flétrie et misérable que son imprudence leur aurait faite. Ame délicate, esprit timide, sir Thomas n’osait envisager une catastrophe, une ruine pareille, et, soudoyant le silence de l’ignoble Mollett, il travaillait de propos délibéré, malgré les cris de sa conscience alarmée, à frustrer l’héritier légitime auquel, la vérité se faisant jour, devait revenir après lui la possession de ses vastes domaines. Ainsi s’enfonçait-il, égaré par l’amour conjugal, par l’instinct paternel, dans une voie de mensonge et de fraude. Chaque pas qu’il y faisait ajoutait un remords à ses remords, une angoisse à ses angoisses, et sa vie s’usait rapidement, levier trop faible pour un tel fardeau.

Le véritable héritier présomptif de Castle-Richmond, — personne ne lui connaissait cette chance de fortune, et lui-même ne se doutait guère qu’elle lui dût échoir, — était un bon et vaillant jeune homme, sportsman intrépide, tête à l’évent, cœur généreux, conscience droite et pure, et qui, nonobstant la modicité de ses revenus, jouissait d’une immense popularité, toujours acquise au courage gai, à la bonté sereine, quand ces dons précieux s’allient chez un beau cavalier à l’entrain communicatif de la jeunesse. Accueilli assez froidement à Castle-Richmond à cause de quelques peccadilles jugées avec un peu de rigueur, le cousin Owen, en revanche, était sur le pied d’une intimité tout à fait cordiale avec le jeune comte de Desmond, encore écolier d’Eton, mais qui venait chaque année, aux vacances, compléter, sous la direction de son aimable voisin, ses cours d’équitation et de vénerie. La comtesse douairière, sans cesse reléguée au fond de son immense castel, où la modicité de ses revenus faisait le vide, n’était point restée insensible à l’attrait de ce caractère éminemment sympathique. Son mariage, tout de calcul et d’ambition, avait laissé sans emploi chez cette femme naturellement passionnée mille facultés aimantes qui s’étaient réveillées dans la solitude, et qui, sans qu’elle osât se l’avouer, s’étaient peu à peu concentrées sur l’ami de son fils, sur Owen Fitzgerald. L’étourdi ne s’en doutait guère. Ce n’est pas à son âge qu’on devine, sous les dehors d’une affection presque maternelle, un sentiment plus tendre et moins désintéressé. S’il l’eût deviné d’ailleurs, il en eût été presque honteux et sans doute effrayé, car à l’insu de la comtesse, qu’un instinct de jalousie aurait dû éclairer, Owen Fitzgerald s’était épris de sa fille, mince et blonde lady de quinze ou seize ans au plus, gracieuse et rougissante enfant, chez laquelle il avait pu surprendre les premiers élans d’un cœur tout prêt à se donner.

Or, si le jeune Owen Fitzgerald était, dans les rêves de la comtesse, l’époux à qui elle eût sacrifié volontiers son rang élevé, ses privilèges sociaux, son isolement majestueux, il n’était nullement le mari qu’elle souhaitait à sa fille. Lady Clara Desmond devait, comme la comtesse l’avait fait naguère, imposer silence à son cœur, et chercher, à défaut d’un époux égal à elle par la naissance, celui qui pouvait le mieux par sa richesse redorer le blason de famille. C’était bien assez de la déchéance provisoire où languissait depuis quelques années l’antique race des Desmond ; il ne fallait pas qu’une de leurs filles descendit définitivement aux degrés inférieurs de la hiérarchie sociale. Owen Fitzgerald, avec ses 5 ou 600 livres de revenu, son humble manoir, sa popularité familière, ne remplissait à aucun point de vue les conditions de ce programme ambitieux. Pour lui d’ailleurs moins que pour tout autre, la comtesse devait, on le devine aisément, se départir de ses exigences maternelles.

Pourtant Owen avait parlé. Lady Clara n’avait pu se refuser à l’entendre ; même une promesse timide était tombée de ses lèvres, quand la comtesse, avertie enfin, dut intervenir. Deux motifs, presque aussi puissans l’un que l’autre, concouraient à la rendre inflexible. D’une part, Owen lui était plus cher qu’elle ne voulait se l’avouer ; de l’autre, un riche parti s’offrait pour sa fille. Herbert Fitzgerald, le fils de sir Thomas, l’héritier présumé de Castle-Richmond, venait de se mettre sur les rangs. Le cousin riche et le cousin pauvre étaient en présence, et la comtesse, qui, en toute occurrence, eût préféré le premier comme gendre, avait de plus à punir le second de n’avoir pas pressenti qu’elle l’aurait accepté, elle, pour époux.

Ce ne fut ni sans diplomatie, ni sans y user son autorité maternelle tout entière, qu’elle parvint à dominer chez sa fille les instincts du cœur, la voix si puissante du premier amour, et encore n’y aurait-elle pas réussi sans les désordres de tout genre auxquels Owen demanda l’oubli de son affection qu’il croyait trahie, de ses droits qu’il voyait méconnus. Il fallut cette cause décisive pour que lady Clara se laissât lier par une promesse solennelle, et renvoyât à Owen, sans en ouvrir une, toutes les lettres qui eussent pu expliquer sa déplorable conduite. Elle n’entendait parler que de ses folles dissipations, des orgies grossières qu’il présidait, des hôtes suspects dont il remplissait le manoir où elle avait si longtemps rêvé qu’ils vivraient tous les deux. À la longue, et non sans un effort immense, elle arracha de son cœur ce premier amour, désavoué par sa mère ; à la longue, par un autre effort, elle se donna d’âme et de volonté au nouveau fiancé qu’on lui présentait, et qui, après tout, était digne de son dévouement.

Justement alors, une singulière catastrophe vint bouleverser de fond en comble la situation ainsi dessinée. La santé de sir Thomas déclinant toujours, les vampires qui vivaient de lui sentaient approcher le moment où leur proie leur échapperait. Pour mille excellentes raisons, ils n’espéraient pas pouvoir continuer vis-à-vis de son fils l’odieux système d’extorsions qui leur avait jusque-là si bien réussi. Il fallait donc, par un dernier coup d’audace, assurer leur avenir. Mollett le père, plus prudent, — plus couard, disait son fils, mieux éclairé, aurait-il dû dire, — reculait devant les rigueurs extrêmes auxquelles il faudrait avoir recours pour obtenir du vieillard épouvanté le dépouillement final qui devait couronner leur œuvre de rapine. Master Abraham, chez qui de grossiers besoins dominaient tous les calculs de l’intelligence, et qui n’était peut-être pas aussi complètement que son père au courant des difficultés de leur situation, prit sur lui d’agir à sa tête. Osant, pour la première fois, se présenter à Castle-Richmond, et décidé à n’en sortir qu’avec les honneurs ou plutôt les profits de la guerre, il porta au malheureux sir Thomas, déjà moribond, la suprême atteinte, et le fatal secret qu’il avait si longtemps étouffé, — ce secret que, dans un moment d’ivresse, l’ignoble Mollett s’était laissé arracher par son misérable fils, -— éclata comme la foudre au sein de la famille qu’il allait ruiner.

Né d’un mariage illégitime, le fils de sir Thomas ne pouvait plus prétendre à l’héritage paternel. Owen, le cousin d’Herbert, était désormais le représentant des Fitzgerald, le maître de Castle-Richmond, le chef de la famille ; il devait l’être du moins aussitôt que sir Thomas aurait exhalé ce reste de vie que, frappé mortellement, il conservait encore. Restait à savoir si Owen voudrait user de tous ses droits, si, profitant de la fiction légale, il lui conviendrait de regarder comme nul un mariage consciencieusement et loyalement accompli, de se mentir à lui-même en méconnaissant le caractère de cette union, nulle devant les hommes, sacrée devant Dieu. La question serait tranchée d’avance s’il n’avait à sacrifier que des intérêts d’orgueil ou d’argent, Owen n’étant ni assez vain ni assez avide pour hésiter à laisser son cousin jouir en paix d’un rang et d’une fortune qu’il lui enviait à peine ; mais ce cousin était un rival. Il lui avait enlevé la jeune fille qu’Owen regardait comme sa fiancée, et à laquelle il n’avait jamais renoncé. Aussi, bien décidé à ne pas se déshonorer à ses propres yeux en profitant des avantages que lui donnait la lettre des codes, Owen l’était moins à laisser Herbert devenir le mari de lady Clara. Une transaction lui semblait possible entre : eux., En échange de Castle-Richmond, auquel renoncerait Owen, Clara Desmond, dégagée de ses derniers sermens, redeviendrait libre de se donner à lui.

La comtesse pourtant n’était pas dans le secret de ces bizarres desseins. Herbert, à ses yeux, avait perdu, avec son rang et ses richesses, tous ses titres à l’alliance des Desmond. Owen, devenu baronet et millionnaire, les avait au contraire recouvrés. Si ce revirement vous étonne, vous n’entendez rien à la « grande morale, » c’est-à-dire à la morale des grands ; il semblait tellement naturel à la comtesse douairière qu’elle jugeait Herbert un affreux égoïste, parce que, ruiné, il osait encore aspirer à sa fille, et celle-ci une sotte parfaite pour sa fidélité obstinée au second amour que, non sans efforts, non sans déchiremens, sa mère avait su mettre à la place du premier ; mais à la jeune fille aisément effrayée et aveuglément docile avait succédé, la souffrance aidant, une femme complète, connaissant ses devoirs et n’écoutant plus que la voix de son cœur ; d’accord avec celle de sa conscience. Herbert, résolu à ne point acheter la fortune au prix du noble amour qu’il avait su conquérir, repoussait d’ailleurs bien loin l’étrange marché qu’on lui offrait. Aussi la comtesse d’une part, Owen de l’autre, devaient-ils misérablement échouer dans leurs efforts. Clara s’était donnée sans retour ; Herbert, digne d’elle, ne renoncerait jamais à cet inestimable trésor.

Tout ceci était parfaitement démontré, parfaitement « acquis au débat, » comme disent les gens du barreau, lorsque la situation, étrangement compliquée, changea d’aspect une fois encore. Un légiste habile, devenu le patron de Herbert Fitzgerald après avoir été longtemps l’agent de sir Thomas, avait pris à cœur de vérifier tout ce qui concernait ces deux intéressans coquins, Matthew et Abraham Mollett. L’identité du premier avec le prétendu Talbot ne pouvait être raisonnablement mise en doute. Le mariage de Talbot et de miss Wainwright était encore un point malheureusement trop certain. Restait à savoir si ce mariage remplissait toutes les conditions qui font la validité d’un tel acte. Or il n’en était pas ainsi, et cela justement par la même raison qui faisait croire nul le second mariage de lady Fitzgerald. Le prétendu Talbot, déjà marié, déjà père, avait commis, en épousant la plus belle fille du Dorsetshire, un de ces crimes que rend si fréquens chez nos voisins l’excessive facilité apportée par le clergé à la célébration des mariages. Ce secret, découvert quelques années plus tôt, eût sauvé la vie de sir Thomas ; mis trop tard en lumière, il ne pouvait plus que rendre à Herbert son riche héritage, récompenser ainsi la constance de lady Clara Desmond, et faire probablement regretter à l’ambitieuse comtesse d’avoir inutilement abaissé à d’avilissans conflits la grandeur native de son caractère.

Ce drame domestique se déroule au sein d’un drame public bien autrement poignant, et qui, — tel art qu’on ait mis à les fondre, à subordonner le second au premier, — ne laisse pas de tenir l’intérêt en suspens. La fiction profite quelquefois du voisinage de la réalité ; mais, dans le dernier ouvrage de M. Trollope, les souffrances de l’Irlande pendant la grande famine de 1846-47 dominent, et de trop haut, la question assez puérile de savoir si le second amour de lady Clara sera de taille à supporter la réaction des événemens et les souvenirs de sa première tendresse. Le livre fermé, quand on interroge sa mémoire, ce n’est ni le long martyre de sir Thomas Fitzgerald, ni les odieuses machinations des Mollett, ni le secret penchant de la belle douairière pour le brillant Owen, qui reviennent à l’esprit : c’est l’image de ce peuple tout entier livré à la fois aux tortures de la faim et aux angoisses du désespoir ; ce sont ces millions d’êtres humains surpris tout à coup dans leur misère en apparence inexpugnable par une catastrophe impossible à prévoir ; ces foules frémissantes, où la peur et la colère circulent à la fois, à peine désarmées par l’immense effort des classes riches pour leur venir en aide, maudissant la main qui les nourrit, foulant aux pieds le pain qu’on leur jette. M. Trollope, que ses fonctions administratives[2] ont appelé à vivre dans ce pays si longtemps opprimé, a su peindre une fois de plus, sinon avec des couleurs très nouvelles, du moins avec une rare et précieuse exactitude de dessin, la population au milieu de laquelle il habite. Dans le portrait qu’il a tracé de « Paddy, » nous avons retrouvé strictement, équitablement balancés, le bien et le mal qu’on peut dire de l’Irlandais, ses instincts généreux, son incurable étourderie, son indolence et son courage, sa vivacité d’esprit et ses préjugés stupides, sa verve railleuse et sa superstitieuse crédulité. L’antagonisme des deux églises nationales, l’antipathie soupçonneuse vouée par les prêtres catholiques aux ministres protestans, les méfiances de ceux-ci et leur prosélytisme sournois, sont aussi esquissés avec une impartialité remarquable, dont le fond nous semble être un éclectisme très large, sinon une indifférence toute philosophique. À la façon dont il met en présence son « father Barney » et son « parson Townsend, » tous deux braves gens au fond et charitables, et pourtant armés en guerre l’un contre l’autre sans trop savoir pourquoi, on devine un esprit très libéral, très dégagé de préoccupations de secte, et qui, ne les pouvant détruire, s’en moque du moins à cœur-joie.

De la potato-rot en revanche, de ce terrible fléau qui mit aux abois l’Irlande affamée et l’Angleterre saisie de terreur, M. Trollope ne parle pas avec la même légèreté familière ; sobre de détails, ceux qu’il donne sont empreints d’une vérité saisissante. Qu’on lise le chapitre intitulé : The last stage[3] ; il y a là une douzaine de pages qui font frémir et laissent dans l’esprit une empreinte ineffaçable.


II.

Les deux ouvrages que nous venons d’analyser ne nous paraissent point de mérite égal. Nous préférons de beaucoup le premier au second, the Bertrams à Castle-Richmond. Ce dernier roman pèche par une construction trop systématique, trop artificielle. L’auteur ne se gêne point assez en vérité pour déplacer à son gré les termes alternatifs de ce problème de statique où les sentimens et les millions se font si naïvement équilibre. Les plateaux de la balance avec laquelle il pèse, suprême arbitre, les destins de ses personnages, montent et descendent avec la régularité du pendule. Owen, Herbert, sont riches ou pauvres à point nommé, selon qu’il est nécessaire pour les contrastes auxquels il faut pourvoir, et le tout rappelle un peu trop le beau roman de Samuel Warren, — Ten Thousand a year ; mais ceci est la moindre question. Il importe peu en effet que M. Trollope ait été moins bien inspiré en écrivant Castle-Richmond qu’en écrivant the Bertrams. Et si nous voulions voir dans l’infériorité du dernier venu de ces ouvrages un symptôme d’affaiblissement, il serait fort possible (nous le souhaitons de grand cœur) que son prochain livre nous apportât un glorieux démenti. Nous ne nous attacherons pour le moment qu’à la vérité morale mise en relief dans les deux récits : à savoir la supériorité du mariage d’inclination sur le mariage de raison, — deux locutions déplaisantes au premier chef, mais qui, généralement admises, servent encore de monnaie courante. M. Trollope professe hautement cette doctrine : voyons s’il ne la compromet pas trop souvent par un excès de sentimentalité irréfléchie. N’y a-t-il pas dans ses idées sur le mariage quelque chose de contradictoire, d’outré, d’incomplet ? La chose vaut la peine d’être examinée.

Voici un beau sur le retour (le colonel Lionel Bertram), un être sensuel, égoïste, toujours à l’affût de quelques guinées qui puissent défrayer ses habitudes dépensières ; vous me le montrez, — caricature excellente, — hésitant entre deux vieilles filles dont il calcule la fortune, dont il veut exploiter la faiblesse, puis échouant tour à tour, pour avoir couru deux lièvres à la fois, auprès de chacune d’elles. — N’est-il pas ridicule ? n’est-il pas repoussant ? dites-vous. — D’accord, et là-dessus pas de discussion possible. — Son fils George, qui n’a rien à lui et dont la profession n’est encore qu’une lointaine espérance, est donc bien fondé à vouloir malgré tout lier à sa destinée aventureuse la belle Caroline Waddington, dont il est épris et dont il se sait aimé ? — Ceci n’est pas aussi certain. — Donneriez-VOUS par hasard raison à cette fille ambitieuse quand elle recule devant les chances du mariage que prétend hâter son présomptueux fiancée, et l’approuveriez-vous de redouter pour lui comme pour elle la rude épreuve d’une longue gêne ? — à certains égards, je l’approuve. — Ame sordide ! vous condamneriez lady Clara ne voulant pas céder aux conseils intéressés de sa mère, et revenir sur la parole qu’elle a donnée à Herbert Fitzgerald ? — Je n’ai rien dit de pareil. — A la bonne heure ! Vous blâmez en ce cas la comtesse Desmond s’opposant à ce que sa fille, dans son entraînement et son inexpérience, donne sa main et son cœur à ce généreux étourneau d’Owen ? — Je ne vais pas tout à fait aussi loin.

Et le dialogue n’en finirait pas s’il fallait passer en revue tous les cas de conscience soulevés par les deux romans de M. Trollope ; mais on peut voir à peu près où nous placent nos convictions essentiellement mixtes et modératrices. L’intérêt personnel a sa logique ; les passions qui le font oublier ou sacrifier ont aussi la leur. Ni l’une ni l’autre n’est absolument fausse ; ni l’une ni l’autre ne doit prévaloir absolument. La logique des romanciers nous semble pécher en un point ; elle admet en quelque sorte comme une loi de nature que, si deux êtres se rencontrent ici-bas qui s’estiment destinés l’un à l’autre et ne voient de bonheur que dans une indissoluble union, ces deux êtres sont infaillibles. Il faudrait donc regarder comme parfaitement impies, parfaitement cruels, les esprits un peu moins prévenus qui les croient sujets à se tromper gravement ; il faudrait admettre encore que les passions en général voient vrai, calculent juste, et que le froid jugement au contraire conduit généralement à l’erreur. Qu’une femme pense de la sorte, rien ne nous étonnera moins et ne nous déplaira moins : la religion, le fanatisme du cœur vont bien à ces êtres dont le dévouement est la mission et la vie ; mais un homme, et surtout un homme qui se pique de soumettre les sentimens les plus purs à l’épreuve de la plus exacte analyse, n’aurait pas dû, ce nous semble, tomber dans ce piège, ou, disons toute notre pensée, se permettre cette affectation plus ou moins de mode. Un observateur de cet ordre sait fort bien ce qu’il y a d’égarement aveugle dans les exaltations de la jeunesse et d’inconstance dans ses enthousiasmes. Neuf fois sur dix, -— triste vérité, mais vérité éprouvée, — l’union rêvée par deux enfans les désenchante à peine accomplie ; neuf fois sur dix, ils s’aperçoivent qu’ils ne se sont tant aimés que faute de se connaître un peu mieux ; neuf fois sur dix, si on a sacrifié au despotisme de leurs passagers caprices les conditions durables du bien-être, ils maudiront, ouvertement ou secrètement, la faiblesse qui les aura laissés maîtres de leur avenir.

Tout ceci est élémentairement et universellement vrai, mais combien plus vrai dans les hautes sphères sociales que dans les régions inférieures ! combien plus vrai quand il s’agit de lady Clara Desmond que s’il est question d’une des paysannes de son domaine ! Celle-ci, destinée à travailler sans cesse, élevée pour la lutte toujours rude qui sera son lot, quoi qu’elle fasse, n’a pas à s’inquiéter de quelques privations de plus ou de moins. La misère ne se pèse pas avec des scrupules. Et pourtant, si notre villageoise, notre ouvrière est avisée, vous la verrez préférer le bon travailleur du lundi matin au beau danseur du dimanche soir, — l’homme sérieux, positif, volontaire, un peu despote, à l’oisif que la fantaisie entraîne, qui la flatte un jour, la bat le lendemain, la ruine en fin de compte, — la blouse économe au bel habit ruineux. Lady Clara, elle, est vulnérable de tous côtés. Le jour où on l’appelle mistress, par cela seul la voilà déchue. Ce jour-là véritablement elle n’y prendra pas garde, car c’est le jour même où elle se laisse aller pour la première fois, heureuse et tremblante, dans les bras de son bien-aimé. Dès le lendemain cependant, autre blessure, soit que, rendant à son rang ce qu’ils estiment lui être dû, ses égaux de la veille veuillent l’attirer parmi eux, soit que, réglant leurs rapports nouveaux sur sa situation nouvelle, ils croient lui devoir de la méconnaître et de la négliger. Viennent ensuite les habitudes prises et qu’il faut perdre, les humbles industries dont on se passait et qu’il faut acquérir, les égards raffinés auxquels on était fait et que remplace une familiarité inattendue. Supposez parfait, ou à peu près, le mari d’élection, et parfaite aussi, ou à peu près, la femme qui a voulu descendre à ses côtés ; supposez un revenu modeste, mais suffisant, point de dettes, quelques espérances d’avenir, quelques réalités justifiant beaucoup d’illusions : certes la situation reste tolérable. Il se peut même, — une fois sur cent, — qu’on ait ainsi mis la main sur le bonheur, cet oiseau rare, qui renaît dans les flammes, quand les flammes ne s’éteignent pas. En somme cependant, — qui oserait le nier ? — l’épreuve est délicate et chanceuse, même dans ces conditions exceptionnelles. Et d’ailleurs, pourquoi l’être choisi serait-il plus que les autres à l’abri des faiblesses, des travers, des vices de son espèce ? L’amour a-t-il le privilège tout spécial de la clairvoyance ? Ce serait là une découverte de bien fraîche date. Owen Fitzgerald est un bon et brave garçon, un cœur d’or, accordons-le, en même temps qu’un gentleman rider accompli ; mais n’a-t-il pas la main rude, l’intelligence courte, la volonté absolue ? Ces tempéramens héroïques sont un peu comme les chiens de Terre-Neuve : excellens quand on se noie, mais étrangement incommodes dans la vie à pied sec. La comtesse Desmond a pu se dire ceci en tout bien tout honneur.

A Dieu ne plaise néanmoins qu’un mariage soit une vente, comme en droit romain, et que tout calcul mercenaire doive être tenu pour sagesse ! Cette fière comtesse, quand elle épousa l’odieux compagnon du prince-régent, fit acte d’esclave et en a été justement punie. Lorsque, folle d’orgueil irrité, d’ambition désespérée, Caroline Waddington met sa main glacée dans la main d’un parvenu politique chargé de l’imposer au monde brillant où elle veut vivre, elle va de parti-pris au-devant du remords, s’expose à de poignantes humiliations, et, nous dirons plus, les mérite. Entre leur exemple et celui de la trop naïve Adela Gauntlet, prodiguant à ce pauvre hère d’Arthur les inappréciables trésors d’une abnégation, d’une tendresse presque surhumaine, l’esprit cherche cependant une région moyenne où il puisse échapper à des conclusions par trop absolues, lesquelles le repoussent et l’effarouchent presque également.

Ni marché, ni sacrifice ; contrat libre, association de sentimens et d’intérêts ; — l’instinct sympathique qui suffit au bonheur présent, soumis dans une certaine mesure à la réflexion prévoyante qui cherche à rassembler les élémens du bonheur à venir ; — le cœur écouté, la raison appelée au conseil ; — la tendresse expérimentée des parens admise à contrôler cet idéal trop souvent chimérique dont s’enivre une imagination surexcitée : — n’est-ce point là le mariage tel qu’il doit être ? Et de bonne foi n’est-ce point là ce qu’il tend à devenir ? Pour l’élite des honnêtes gens, dans les sociétés civilisées, il est depuis longtemps ramené à ces conditions en quelque sorte typiques. Et la civilisation, à moins qu’elle ne corrompe l’espèce, doit élargir le cercle où ces lois du bon sens sont en pleine vigueur. Mettez au creuset toutes les déclamations modernes, dégagez-les de leurs exagérations boursouflées, des plaidoyers personnels que vous y trouvez transformés en traités d’éthique, des faits particuliers qu’on y métamorphose en généralités imposantes, et voilà très exactement ce qu’elles vous donneront de mieux acquis, de plus certain. Les romanciers pourront trouver qu’à ce compte leur métier devient plus ardu. Qu’ils se rassurent pourtant. Si nombreux que soient ou deviennent les mariages réguliers et les ménages paisibles, ceux d’une autre espèce ne manqueront jamais. Et c’est dans les premiers aussi qu’ils trouveront toujours le plus de lecteurs et de lectrices. La curiosité, mère du vice, n’en est pas moins sœur de la vertu.

Maintenant que nous avons, — peut-être un peu longuement, — examiné la thèse favorite de l’ingénieux romancier, il nous reste quelques mots à dire d’une tendance qui lui est commune avec quelques-uns des maîtres de la fiction dans son pays et dans le nôtre. Soit entraînement, soit parti-pris, ils vont dérivant de plus en plus vers des procédés et des formules véritablement scientifiques. Et comme le savant ne s’émeut guère, le conteur, qui marche sur ses traces, semble viser au désintéressement le plus complet. Pour les créatures, — la plupart étudiées d’après nature, — qu’ils font passer des rangs de la foule sur le théâtre dont ils disposent, ces dilettanti semblent ne plus garder aucune prévention favorable ou hostile. Toutes leur inspirent la même curiosité active, le même appétit d’analyse, le même intérêt de dissection : rien de plus et rien de moins. Devant un vice bien complet comme devant une vertu réussie, on dirait que ces professeurs de clinique intellectuelle et morale éprouvent à peu près la même admiration. Un beau ridicule leur inspire un certain respect, et l’avoir découvert leur est une vraie joie. Une nullité même bien épaisse et bien inerte, une de ces natures amorphes et apathiques dont le grand rôle est de n’exister point, dont l’unique relief est d’être plus effacées que d’autres, devient souvent pour eux un attrayant sujet de longue et patiente étude. Comme ces philosophes hardis qui, dans le mal, ne voient qu’une « forme du bien, » ils cherchent, dirait-on, dans ce néant une variété de l’être : merveilleux effort qu’attend une magnifique récompense, si de temps en temps ces inventaires à la loupe font découvrir une vingt millième espèce d’infusoires, ou quelque variété d’acarus oubliée dans les nomenclatures précédentes ! Particulière à l’art moderne, cette tendance peut être diversement appréciée. On peut se demander si elle dérive d’un progrès philanthropique ou d’un pessimisme rétrograde, si elle agit en bien ou en mal sur les dispositions de l’individu envers l’espèce, si elle fait estimer, goûter la vie, ou la désenchante et la rend amère, si elle vient en aide au développement de la sociabilité humaine, pu si elle nous rejette dans l’étroit domaine de l’individualisme.

Beaucoup de bons esprits s’élèvent contre l’analyse ainsi entendue ; elle incline, selon eux, sans y aboutir tout à fait, à l’indifférence inféconde qu’engendre le fatalisme. « En m’expliquant mes faiblesses avec cette lumineuse et froide impartialité, disent-ils au romancier, êtes-vous sûr de me les rendre odieuses, et tout au contraire ne me familiarisez-vous pas avec elles ? Vous me forcez de contempler en face certaines laideurs intimes dont je détournais les yeux : ne m’habituez-vous pas à elles plutôt que vous ne me les rendez insupportables ? Quand vous m’avez fait sourire d’une de ces faiblesses, d’une de ces menues lâchetés que j’ai peut-être conscience d’avoir commises mainte et mainte fois, en suis-je donc corrigé ? Tout au contraire, vous me réconciliez pour ainsi dire avec elles, vous m’amenez à penser que, puisqu’elles entrent dans le train ordinaire de la vie, puisqu’elles n’inspirent pas plus d’indignation à l’observateur habile qui les y a rencontrées et signalées, je n’ai pas à me préoccuper d’elles outre mesure. Sans engager un conflit trop inégal, je m’accommoderai de mon infirmité providentielle. C’est une compagne incommode à coup sûr, et que je n’aurais pas choisie, mais contre laquelle je ne saurais intenter une action en divorce. Nous tâcherons de faire bon ménage. »

Telle est l’objection. Dans le même ordre d’idées, la réponse du romancier est bien simple et pourrait être assez concluante. « Vos reproches, dira-t-il, sont plus ou moins fondés ; mais sans approfondir ceci, sachons d’abord, et avant tout, s’il a dépendu de moi de naître à une autre époque, de respirer une autre atmosphère, d’assister à d’autres spectacles, d’entendre d’autres paroles, de me former sur d’autres modèles et d’après d’autres enseignement. Mon intelligence, mes idées sont purement contingentes, comme ma vie elle-même ; je n’en suis pour ainsi dire, pas responsable : prenez-moi pour ce que je suis, et ma mission pour ce qu’elle est. Ai-je manqué à cette mission ? Suis-je un écho infidèle, un miroir menteur ? Reconnaissez-vous, oui ou non, dans les tableaux que je vous présente, des figures qui vous sont familières, des groupes que vous avez vus tantôt se former, tantôt se dissoudre sur la route où vous avez marché en même temps que moi ? Ai-je surfait le bien, exagéré le mal ? Ai-je abaissé ce qui a pu me sembler grand, exalté ce qui devait me paraître infime ? Puis, en fin de compte, observant, étudiant et révélant à elle-même la société contemporaine telle que vingt siècles nous l’ont léguée, ai-je trahi la cause de son avenir ? Ai-je méconnu les principes sacrés dont le maintien est la condition de son développement ? Le sang-froid que vous m’imputez à crime, c’est celui de mon temps. Ce tempérament curieux et calme, c’est celui de mes lecteurs. C’est à eux que je m’adresse, non à d’autres ; c’est d’eux que je veux être compris, et, s’il se peut, approuvé. M’écouteraient-ils seulement si je n’étais pas en rapport exact avec eux ? Puis-je, en dépit d’eux-mêmes, les transporter à des hauteurs où le plus grand nombre ne veut pas monter, n’y trouvant pas d’air respirable ?… » Ainsi parlera le romancier, et si nous n’avons d’ailleurs, comme aujourd’hui, aucun motif de suspecter sa sincérité, son bon vouloir ou la droiture de ses intentions, le blâme risque fort d’expirer sur nos lèvres.

Gardons-le donc, ce blâme, pour en flétrir les inspirations licencieuses qui, dans nos jours d’épreuve, viennent mêler leur venin glacé à tant d’autres influences énervantes et dissolvantes. Gardons-le pour ces apôtres de la sensualité divinisée, auxiliaires naturels du machiavélisme politique, et sachons ne pas confondre avec eux, avec ces corrupteurs, l’honnête et loyal chercheur de vérités, si loin que l’entraînent ses instincts et ses théories.


E.-D. FORGUES.


  1. Un demi-million sterling équivaut à 12,500,000 francs.
  2. Comme employé au post-office de Dublin.
  3. Castle-Richmond, tome III, pages 69 à 81.