« Chronique de la quinzaine - 31 mai 1862 » : différence entre les versions

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Deux incidens, l’un qui nous touche directement, l’autre dont les conséquences eussent pu nous susciter de graves embarras, — la cessation de la coopération des Anglais et des Espagnols à l’expédition du Mexique, la tentative d’agression contre l’Autriche, rêvée par quelques Italiens exaltés, — ont depuis quinze jours excité en France une assez vive émotion.

Il est naturel de parler d’abord de l’affaire où nous sommes les principaux intéressés, l’affaire du Mexique. Les avis peuvent être partagés en principe sûr l’utilité ou les inconvéniens de l’expédition que nous avons entreprise contre le gouvernement actuel de Mexico. Ce qui s’est passé devrait, nous le croyons, mettre tout le monde d’accord sur un point : c’est qu’il importe qu’un grand pays comme la France ne puisse être lancé dans de telles aventures avant d’avoir pu se rendre compte, par une discussion publique préalable, de l’étendue des engagemens qu’il y peut contracter et des responsabilités qu’il y va encourir. Nous ne savons si le gouvernement jugera convenable de publier les documens officiels relatifs à la phase actuelle de la question mexicaine. Des documens semblables viennent d’être livrés à la publicité par le gouvernement anglais ; le cabinet espagnol a pris l’engagement de soumettre les pièces du débat aux cortès. La conduite des deux gouvernemens qui s’étaient associés à nous par la Convention de Londres, et qui n’ont pas hésité à faire appel à l’opinion publique, nous semble imposer au gouvernement français des devoirs égaux envers l’opinion. Tant que le gouvernement ne nous aura pas fait connaître le développement logique de sa politique, nous serons très embarrassés pour la juger. Rien ne nous est plus pénible, nous l’avons assez montré en maintes circonstances, que d’avoir à critiquer la politique du gouvernement de la France, quel qu’il soit, dans les questions extérieures, où sont
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engagés et l’honneur du pays et le sang de nos soldats. Nous sommes néanmoins forcés de l’avouer, jusqu’à ce que notre gouvernement ait donné des éclaircissemens complets et péremptoires, la façon dont l’affaire du Mexique a été politiquement et militairement conduite prêtera le flanc, en apparence du moins, à de graves objections.

Nous admettons le point de départ : il était nécessaire, pour obtenir le redressement de nos nombreux griefs contre les gouvernemens spoliateurs qui se sont succédé au Mexique depuis plusieurs années, de faire sentir aux dominateurs actuels de ce beau pays la main de la France. L’Espagne, l’Angleterre ayant à faire valoir des réclamations semblables aux nôtres, il était sage d’obtenir qu’elles s’unissent à nous dans la même revendication. L’alliance de l’Angleterre et de l’Espagne dans cette œuvre commune présentait deux avantages : un avantage moral et un avantage matériel. Une action concertée des trois puissances occidentales de l’Europe était de nature à exercer une plus grande influence morale sur l’esprit des Mexicains et à leur adoucir même l’amertume des concessions qu’ils devraient faire. Le concours de l’Angleterre et de l’Espagne, en ne nous laissant plus qu’une part des charges de l’expédition, devait en rendre les frais moins onéreux à nos finances. Tels étaient les avantages de la coopération anglo-espagnole ; mais quand un état, en de semblables circonstances, juge utile la coopération d’autres états, il ne lui est pas permis d’oublier les conditions restrictives que l’action collective impose à sa propre politique. L’on n’obtient et l’on ne maintient une action commune qu’à la condition de contenir sa politique dans des limites clairement définies. Il faut à cet égard avoir bien pris son parti d’avance et accepter les inconvéniens en même temps que les avantages d’une action concertée. Il n’est pas permis à une politique sensée et pratique, une fois engagée dans une telle direction, de provoquer des surprises ou de s’y exposer. Commencer une entreprise par une alliance et la finir dans l’isolement, c’est perdre tous les avantages de l’action commune après en avoir subi les inconvéniens. À en venir là, mieux vaut dès le principe avoir agi seul et ne s’être point encombré d’alliés qui, au moment où ils vous abandonnent, vous deviennent singulièrement nuisibles.

Nous ne saurions trop insister sur ce point, que dans une action concertée, surtout pour une entreprise si lointaine, tout dans la politique doit être défini d’avance et prévu. Ce sont les premiers élémens de la politique et de la diplomatie C’est une faute de rien livrer, quant à l’objet d’une alliance, aux interprétations des agens et à l’entraînement hasardeux des événemens. En des questions pratiques de cette importance, il n’est pas permis de laisser vaguement flotter ses desseins dans l’entre-chien et loup des demi-confidences, des insinuations et du calcul des influences personnelles. Ce n’est point par des conversations et des lettres particulières que l’on peut régler l’objet d’une alliance, c’est uniquement par des conventions précises, par des pièces officielles pouvant être livrées à la publicité. Si ces vérités élémentaires avaient eu besoin d’être confirmées par une
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nouvelle expérience, ce qui vient de se passer au Mexique, nous le craignons, en serait la démonstration éclatante.

Quel était et quel est l’objet de notre politique au Mexique ? On a eu le tort de ne pas le dire d’avance avec assez de clarté et de fermeté, et le public français éprouve encore à l’heure qu’il est la mortification peu glorieuse de l’ignorer. En justice et en bonne politique, on ne devait rien vouloir au-delà du redressement des griefs et du paiement des indemnités. À la rigueur, on pouvait souhaiter de voir le gouvernement mexicain actuel, qui nous a fatigués par ses violences et sa mauvaise foi, remplacé par un gouvernement plus honorable et plus enclin aux bonnes relations avec l’Europe. Nourrissant ce vœu très légitime, si la présence des forces européennes déterminait dans la population mexicaine un mouvement hostile au président Juarez, nous pouvions assurément nous aider d’un soulèvement national pour travailler à la chute de notre ennemi, et du consentement des Mexicains seconder la création d’un pouvoir plus honnête et plus civilisé. L’objet naturel de notre politique, qui était le redressement de nos griefs, pouvait donc, à certaines conditions et dans une certaine mesure, nous autoriser à participer et à aider au renversement du président Juarez. La convention de Londres avait assez d’élasticité pour se prêter à une telle éventualité, à la condition que les satisfactions réclamées par nous ne nous fussent point accordées, et qu’un soulèvement des populations mexicaines éclatât avec assez d’énergie pour emporter le pouvoir actuel.

Il semble que dans ces limites, et dans l’hypothèse où les événemens se fussent passés de la sorte, l’action commune entre les trois puissances eût pu être maintenue jusqu’au bout. Puisqu’on avait recherché et voulu cette action commune, il semble aussi que l’on eût dû s’appliquer, dans notre politique et dans les préparatifs de notre expédition, à tout faire pour demeurer dans ces conditions et donner aux événemens le tour que l’on souhaitait. Malheureusement l’insuffisance de nos préparatifs militaires a entraîné des contre-temps qui ont été compliqués de maladresses politiques. Quoiqu’on ne l’eût pas déclaré formellement à l’origine, il est évident qu’il répugnait à la France de traiter avec le gouvernement de Juarez. Il eût été dès lors logique et nécessaire d’envoyer tout de suite à la Vera-Cruz des troupes suffisantes, assez bien munies et approvisionnées pour s’établir de vive force au-delà du littoral, dans des conditions sanitaires favorables. On ne l’a point fait. Le corps confié à l’amiral Jurien de La Gravière était trop peu nombreux. Débarqué à la Vera-Cruz, il fut décimé par les maladies ; les moyens de transport lui manquaient, et, par une nécessité impérieuse sur laquelle une regrettable note du ''Moniteur'' n’a pas longtemps donné le change à l’opinion, le premier acte de notre entreprise dut être de conclure, pour obtenir des cantonnemens salubres, une convention avec le gouvernement même pour lequel nous éprouvions une répulsion si méprisante. Les embarras du premier établissement des alliés au Mexique n’étaient guère faits pour donner des encouragemens énergiques aux ennemis
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politiques de Juarez, et aucun soulèvement intérieur ne vint en aide à nos desseins. C’est alors que le général Almonte arriva, mit en avant dans des conversations au moins imprudentes son projet d’établissement d’une monarchie au Mexique sur la tête de l’archiduc Maximilien d’Autriche, et se vanta d’être encouragé et soutenu dans ses desseins par l’empereur. Le général de Lorencez débarque à son tour et apporte à nos soldats des renforts si nécessaires. Il a l’air de donner crédit aux assurances du général Almonte en lui prêtant une escorte de chasseurs à pied. On sait le reste : les commissaires des trois puissances se réunissent en conférence à Orizaba le 9 avril. Là les commissaires espagnol et anglais déclarent qu’en refusant de négocier avec le gouvernement de Juarez, en reprenant les hostilités, en marchant sur Mexico, en protégeant Almonte, la France dépasse les limites que la convention de Londres posait à l’action commune des trois puissances. Le général Prim et sir Charles Wyke se retirent de l’action commune. Les troupes espagnoles se rembarquent pour La Havane. Le ministre anglais s’apprête à partir pour New-York. Lord John Russell approuve dans une note remarquable par son flegme sentencieux et laconique l’interprétation donnée à la convention de Londres par le général Prim et sir Charles Wyke, et nous demeurons seuls au Mexique avec tous les embarras et toutes les charges d’une expédition commencée à trois.

On aura beau chercher toutes les consolations qu’on voudra dans un déluge de récriminations contre le cabinet anglais et contre le général Prim ; le fait n’en reste pas moins avec ses fâcheuses conséquences. La convention de Londres aboutit à un avortement, et l’entreprise mexicaine, entreprise mal définie, pèse uniquement sur les ressources de la France. Certes, nous non plus, nous ne regardons point le général Prim comme le moins ambitieux des généraux espagnols ; sa conduite n’est point au-dessus du blâme ; il n’est point même à l’abri du ridicule, lorsqu’on le voit, par une bizarre prévoyance, entretenir à sa suite un journal destiné à célébrer ses hauts faits, et auquel il a fourni si peu de besogne. Nous aussi, nous eussions désiré qu’il se fût rendu aux instances dignes et loyales de l’amiral Jurien, et qu’il eût daigné attendre sur le sol tremblant du Mexique des instructions nouvelles de son gouvernement. La sécheresse formaliste de la diplomatie anglaise ne nous plaît pas davantage : nos chers alliés, ne débarquant point de troupes, et ils avaient eu la franchise de nous en avertir des le principe, auraient pu montrer, eux aussi, plus de patience ; mais il serait absurde d’exhaler notre dépit en plaintes stériles, et d’oublier que reconnaître les fautes que nous avons nous-mêmes commises est encore le moyen le plus sûr de les, réparer.

Parmi ces fautes, la première, celle qui a entraîné les autres, est la chimère de l’établissement d’une monarchie mexicaine en faveur de l’archiduc Maximilien, selon le plan du général Almonte et des réfugiés qui l’entourent. Le gouvernement français a-t-il épousé un tel plan ? Malgré les propos inconsidérés du général Almonte, nous nous refusons à le croire, et c’est sur ce
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point qu’il importe que le gouvernement français fournisse le plus tôt possible à l’opinion des éclaircissemens catégoriques. Nous n’osons pas en effet affirmer que cette malencontreuse idée n’ait jamais eu quelque apparence sérieuse de consistance, quand nous voyons par les documens anglais les préoccupations qu’elle a excitées dans le monde diplomatique. Lord John Russell la combattait, il y a quelques mois, dans ses dépêches au ministre anglais à Vienne. En janvier, le maréchal O’Donnell, dans un entretien avec sir John Crampton, se déclarait contraire à cette tentative d’établissement monarchique. Une circonstance qui nous rassurerait quant à la liberté du gouvernement français à l’égard de ce plan d’émigrés, c’est le langage sensé et vraiment politique que M. Thouvenel, au mois de février, tenait à lord Cowley. Notre ministre regrettait que dans leur première proclamation les commissaires alliés eussent paru dire que l’intervention avait bien plus pour but d’établir un gouvernement stable que d’obtenir réparation des dommages soufferts. Quoi qu’il en soit, dans certaines démarches, dans certains actes, dans certains propos, nous avons eu peut-être le tort de laisser prendre pour une connivence ce qui, au fond, n’était qu’un vague laisser-aller. Il est regrettable que l’on n’ait pas compris partout qu’une telle politique était désavouée par les principes comme par les intérêts de la France. La France de 89 peut-elle songer un instant à imposer un gouvernement monarchique à une nation républicaine, quelque sujet de plainte que lui donne l’anarchie à laquelle cette nation est en proie ? La France, qui a si cruellement souffert dans ses désastres de la pression étrangère, peut-elle jamais avoir la fantaisie impie d’aller, elle aussi, créer au sein d’un peuple un gouvernement de l’étranger ? Si la France était capable d’oublier à ce point ses principes, porterait-elle un aveuglement semblable dans l’appréciation de ses intérêts ? Cette monarchie étrangère qu’elle irait importer au Mexique n’y pourrait résister aux factions intérieures que sous la protection de nos armes ; au moment où il nous est permis d’espérer que l’occupation de Rome touche à sa fin, nous la remplacerions par l’occupation de Mexico ! Cette monarchie sur son continent aurait un adversaire extérieur formidable, l’Union américaine, et nous irions gratuitement, de gaîté de cœur, nous créer ce nid de querelles avec nos alliés maritimes naturels, les États-Unis ! Ces idées sont si insensées qu’on rougit d’en effleurer la discussion. Qu’il soit donc bien entendu, si nous voulons nous tirer promptement de la difficulté mexicaine, qu’aucune pensée parmi nous n’incline à de telles aventures. Mesurons bien les embarras qui sont devant nous, et allons au plus pressé. Des soldats français sont engagés dans cette expédition romanesque. À l’heure qu’il est, sans doute ils ont bravement planté notre drapeau à Mexico ; mais les peines et les périls auxquels ils demeurent exposés ont de quoi donner de poignans soucis à ceux chez qui les rêveries ou les calculs de la politique n’endorment point les sentimens d’humanité. Mexico est à une centaine de lieues de Vera-Cruz. Notre petite armée a pour base d’opérations un port empesté de fièvre jaune, et encore, pour ne pas perdre
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cette base, il faut, dans une contrée infestée peut-être de guérillas, rester maître d’une immense ligne de communication. Les Espagnols du général Prim faisant défaut, il y aurait une imprévoyance barbare a laisser longtemps nos soldats sans renforts. C’est sur eux que nous devons maintenant compter pour réparer (ils en ont l’habitude) les fautes de notre politique. Par leur patience et par leur élan, par quelque coup d’éclat décisif, ils peuvent nous fournir une occasion glorieuse et prochaine de nous retirer du Mexique. Ne leur épargnons donc pas les secours, et prenons garde de ne point aggraver nos responsabilités en rendant ces braves gens victimes des erreurs qu’ils n’ont point commises.

L’affaire du Mexique, quelque espoir fondé que l’on ait qu’elle puisse être menée à bonne fin, doit être pour la France et le gouvernement un juste sujet d’inquiétude. Les derniers incidens italiens ont au premier moment effrayé davantage les imaginations. Une expédition de corps francs allait se lancer dans le Tyrol italien : cette agression insensée eût pu ou créer à l’Autriche la nécessité ou lui fournir le prétexte d’exercer contre le nouveau royaume italien de sévères représailles. Si le cabinet de Turin eût manqué de vigilance, si l’administration italienne n’eût pas osé être ferme, la collision éclatait à l’improviste, la péninsule était en feu, la France pouvait être entraînée dans la guerre, suivant le tour qu’eût pris la lutte entre l’Autriche et l’Italie. Voilà le danger auquel on vient d’échapper : on a été ému à la seule pensée d’y avoir été exposé. Cependant, à la réflexion, les libéraux qui veulent consolider par une organisation régulière et par l’ordre les résultats de la révolution italienne n’ont pas lieu de regretter le complot de cette poignée d’exaltés qui se couvrent du grand nom de Garibaldi. Cette échauffourée a été une occasion fournie à la cause de l’ordre en Italie de montrer son intelligence et sa force, et l’énergie du gouvernement, l’unanimité de la nation italienne n’ont point fait défaut a cette occasion.

On pouvait prévoir depuis longtemps qu’il ne serait pas possible d’éviter un choc en Italie entre le parti qui s’attribue la direction de la révolution italienne par l’agitation et l’action et les pouvoirs publics qui représentent la politique régulière et les forces organisées de l’Italie. Quelques-uns même allaient jusqu’à souhaiter que ce choc eût lieu le plus tôt possible ; aux yeux de ceux-là, l’alliance du gouvernement italien avec les élémens de l’agitation révolutionnaire nuisait à la bonne renommée de ce gouvernement, à son crédit en Europe, et devenait pour lui une cause d’affaiblissement. Tout ce qui permettrait à ce gouvernement de prouver son indépendance d’une faction turbulente, d’établir sa prépondérance sur cette faction, et au besoin de la réduire à une impuissance notoire, leur paraissait devoir servir aux intérêts de l’Italie. Nous ne formions point, pour ce qui nous concerne, de vœux semblables. Notre désir eût été, il est encore que le déchirement eût pu être prévenu. Après un ébranlement régénérateur tel que celui d’où sort l’Italie, après un ébranlement qui a poussé à l’action des esprits ardens et passionnés, nous aimons mieux voir les partis extrêmes
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ramenés au calme et à la raison par une adroite et persuasive indulgence que par une violente compression. Nous n’aimons pas plus les fanfaronnades et l’intolérance provocante chez les partis conservateurs que chez les partis révolutionnaires. Aussi félicitons-nous les gouvernemens qui se sont succédé à Turin depuis 1859 de n’avoir ni désiré ni appelé la rupture avec le parti de l’action. Aujourd’hui, si la rupture s’opère, c’est ce parti lui-même qui l’aura voulu, c’est lui qui aura eu tous les torts et qui portera toutes les responsabilités. Les patriotes sensés, et ils sont en Italie l’incontestable et immense majorité, condamneront dans leur conscience les témérités factieuses du parti de l’action, pour se ranger autour du gouvernement du roi Victor-Emmanuel avec un ensemble qui donnera des forces nouvelles à ce gouvernement et à l’Italie.

Rien ne serait plus coupable, si la folie de la tentative n’était pas jusqu’à un certain point l’excuse des faibles esprits qui l’avaient préparée, rien ne serait plus coupable que l’agression méditée par quelques amis de Garibaldi contre l’Autriche. L’usurpation des droits des pouvoirs publics, des droits de la nation constituée, par quelques individus, était flagrante dans ce complot. Les conspirateurs s’arrogeaient un droit essentiellement souverain, la prérogative suprême de l’état, le droit d’engager une guerre et d’y entraîner malgré eux leur gouvernement et leur pays. Ils voulaient disposer arbitrairement des destinées de leur patrie. Après qu’une telle faute a été commise, l’erreur la plus grave est de l’excuser, et c’est malheureusement celle où est tombé le général Garibaldi. Si ce que l’on dit des projets qu’il aurait nourris depuis quelque temps était vrai, le héros de l’indépendance italienne ne serait pas dans une veine heureuse. Un moment, à ce qu’on assure, son plan avait été de se joindre à l’insurrection grecque, d’essayer de soulever les populations chrétiennes de la Turquie et de chercher à frapper l’Autriche à travers l’écroulement de l’empire ottoman. Il est inutile de s’arrêter aux difficultés d’une telle entreprise, vraie croisade à la Pierre l’Ermite ; il est superflu de relever la bizarrerie de ce long détour rêvé pour arriver à l’achèvement de l’émancipation italienne. Comment le général Garibaldi, qui doit tant et qui a fait de si nombreux sacrifices à la popularité dont il jouit en Angleterre, n’a-t-il pas compris qu’en se constituant le démolisseur de l’empire ottoman il perdrait infailliblement ces sympathies anglaises qui sont pour lui une si grande force ? Mais s’il a jamais conçu un tel dessein, la pensée en est restée enfouie dans les limbes de son imagination. Malheureusement on n’en saurait dire autant des contre-sens que révèlent les derniers actes de Garibaldi. Lui qui exprime une des plus sûres inspirations du patriotisme en pressant l’Italie d’achever son organisation militaire et d’incarner pour ainsi dire son indépendance dans une forte armée, il vient d’offenser les plus légitimes susceptibilités de l’armée italienne en se répandant en injures contre les soldats qui ont rempli à Brescia un douloureux devoir ! Lui, qui avait si bien compris jusqu’à présent la force que la cause de l’affranchissement et de
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l’unité italienne puisait dans le prestige monarchique de Victor-Emmanuel, c’est-à-dire dans le cadre et l’organisation d’un gouvernement régulier, il se fait l’avocat inconséquent de ceux de ses partisans qui à Bergame allaient compromettre le gouvernement italien, le dépouiller de son autorité morale, et exposer à une ruine désastreuse ses ressources matérielles ! Le bon sens et le patriotisme italien ont été péniblement affectés de ces erreurs du général Garibaldi. Le parlement va se réunir à Turin. Si le général Garibaldi, se laissant dominer par un inquiet entourage, cherche devant le parlement à continuer la lutte contre le gouvernement de son pays, son ascendant et son crédit essuieront des échecs certains. Nous avons toujours dit que le sentiment conservateur était plus général et bien plus puissant en Italie qu’on ne se le figure en France. Les manifestations du parlement italien, nous en sommes sûrs, en fourniront bientôt la preuve. La fermeté que vient de montrer le gouvernement italien mérite au surplus les encouragemens des libéraux. Nous ne devons pas oublier notamment que la France, par la persistance anormale de l’occupation de Rome, crée des embarras réels au gouvernement italien, et excite les impatiences que ce gouvernement est obligé de contenir, et au besoin de combattre. Nous devons une récompense prochaine à la vigueur que déploiera sans doute le cabinet italien pour défendre et faire prévaloir sa légitime autorité et l’ordre public. Cette récompense est indiquée, c’est la cessation de l’occupation romaine. Un progrès moral vient de s’accomplir dans cette tendance. Le général de Goyon n’est plus à Rome, et orne aujourd’hui, à notre grande satisfaction, le sénat, Nous croyons que M. de Lavalette part demain pour Rome. Ce n’est pas encore l’évacuation ; mais il est évident qu’on s’en rapproche. Il n’est point jusqu’à cette grande cérémonie religieuse qui attire à Rome tant d’évêques, de prêtres et de pèlerins, qui ne soit un symptôme, et ne semble un suprême adieu adressé au pouvoir temporel par les pompes de la souveraineté catholique. Dieu nous préserve de manquer au respect dû à cette grande manifestation religieuse. Nous y voyons une véritable et touchante démonstration de la puissance du sentiment catholique dans le monde. De qui consacre-t-elle la mémoire ? De martyrs qui ont été d’humbles chrétiens dévoués à leur foi jusqu’à la mort. Pour réunir de si nombreux hommages autour de ces noms hier inconnus, aujourd’hui vénérés du monde catholique, à quoi servent, nous le demandons, les chaînes dorées du pouvoir temporel ? Qu’a donc à faire avec le sang des martyrs la, pourpre des cardinaux sortis de la prélature ?

En Angleterre, la controverse entamée à propos de l’état des finances sur la question des armemens se poursuit avec une persévérance significative. Non content de sa première attaque contre la politique de lord Palmerston au sujet des armemens et des dépenses qu’ils entraînent, M. Disraeli a repris la question sous une forme nouvelle dans un second discours, et l’on annonce sur le même sujet une prochaine harangue de lord Derby. Cette fois encore M. Disraeli s’est abstenu de porter le débat sur son véritable
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terrain, celui que nous avons indiqué à plusieurs reprises. Il n’a pas examiné l’influence que les institutions intérieures des divers états de l’Europe qui usent leurs ressources et celles des autres dans cette concurrence ruineuse peuvent avoir sur la manie des armemens extraordinaires. Comme tout homme d’état anglais qui aspire à rentrer au pouvoir, M. Disraeli est en coquetterie avec l’alliance française. Il n’a donc que des choses agréables à nous dire. Il nous a appris dans son dernier discours quel avait été l’objet de la fameuse entrevue de Cherbourg. L’empereur voulut, suivant lui, y exposer franchement à l’Angleterre ses desseins sur la marine française. Il avait fait un devis des ressources navales qu’il jugeait nécessaires à la France pour la défense de ses côtes, la protection de son commerce et pour les mouvemens de troupes auxquels pourraient donner lieu au besoin certaines expéditions. Ce devis fut communiqué au gouvernement anglais, dont M. Disraeli faisait partie, et il ne parut à ce gouvernement ni excessif, ni déraisonnable. Cette ouverture fut accompagnée d’une autre communication non moins curieuse. La France dit à l’Angleterre : « Nous reconnaissons volontiers que vous auriez le droit d’être en jalousie, en soupçon, en défiance à notre égard, si nous dépassions les forces dont nous avons donné l’état ; mais ne croyez pas que nous éprouverions des sentimens de cette nature envers vous, si vous augmentiez considérablement votre flotte. L’Angleterre, pour ce qui concerne la marine, doit être comparée à la France pour ce qui concerne l’armée. Nous avons une immense étendue de frontières ; nous touchons à l’Europe par nos armées. Vous, Angleterre, vous avez au-delà des mers de vastes possessions, et, étant une île, vous ne pouvez communiquer avec elles que par vos vaisseaux. Vous avez un immense commerce, quatre fois plus considérable que le nôtre : pour le protéger, il vous faut une étendue de forces navales à laquelle nous n’avons jamais songé pour nous-mêmes ; mais de même que nous ne nous attendons pas à vous trouver jaloux du chiffre de notre armée, de même nous ne ressentirons jamais de jalousie contre vous à cause de la grandeur de vos forces maritimes. » Ce partage des deux élémens, la terre et l’eau, entre la France et l’Angleterre fut du goût de M. Disraeli et de ses collègues. Le chef des conservateurs soutient contre lord Palmerston qu’en ce qui touche le développement de notre flotte, nous n’avons point encore réalisé le programme de Cherbourg. Ce qu’il y a de plus clair dans les réponses de lord Palmerston, c’est que le premier ministre anglais entend d’une autre façon l’équilibre des forces entre les deux pays. Il ne balance pas la marine anglaise avec la marine française, l’armée britannique avec notre armée : il cherche au contraire dans le développement de la (lotte anglaise le contre-poids de nos forces militaires. C’est cette façon d’entendre l’équilibre qui est si coûteuse pour l’Angleterre. Cette controverse intéresse en tout cas les deux pays au même degré. Nous espérons que dans notre corps législatif on se piquera d’émulation, et qu’à propos de notre budget quelques honorables membres voudront bien donner la réplique
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au cri que M. Disraeli vient de pousser en faveur de l’économie. Nous comptons bien après tout sûr les protestations des cinq députés qui forment notre opposition. Ces honorables députés ont déposé une série d’amendemens qui tendent à une réduction des dépenses. Ils demandent par exemple une diminution de cent mille hommes sur notre effectif ; ils demandent que la loi interdise le cumul des gros traitemens. Voilà des réformes que l’on n’eût pas eu à réclamer il y a onze ans, et qui, avant onze années, n’en doutons pas, seront le lieu-commun des vœux publics. Eh bien ! un signe caractéristique du temps paradoxal que nous traversons, c’est que dans une chambre française elles sont le thème audacieux d’une opposition qui ne compte pas plus de cinq membres ! Quoi qu’il en soit, M. Disraeli, dont le métier n’est pas de regarder dans notre besace, dénonce à son pays lord Palmerston comme un phénomène de prodigalité, et lui lance ce trait final : « Voilà le ministre si distingué pour ses connaissances en politique étrangères ! C’est pour s’attacher une spécialité si inappréciable que les réformistes renoncent aux réformes, que les économistes abandonnent les économies. Le noble lord, en vérité, est le digne chef du parti libéral, car le seul titre que ce parti ait conservé à cette épithète, autrefois illustre, est la prodigalité avec laquelle il dépense l’argent du public. »

On souhaiterait presque que l’importation des épigrammes anglaises fût aussi licite en France que l’importation des rasoirs de Sheffield, lorsqu’on voit la façon dont un ministre salué par nous comme libéral lors de sa rentrée au pouvoir, M. le comte de Persigny, entend le libéralisme en matière de presse. Les tribunaux, le conseil d’état, ont été saisis de réclamations curieuses, motivées par la rigueur qu’apporte M. de Persigny dans la pratique du régime de la presse. Le rédacteur en chef d’un journal vend. ce journal à des personnes honorables ; le ministre de l’intérieur refusé de reconnaître parmi les acquéreurs un rédacteur en chef nouveau. Si la prétention ministérielle prévaut, le vendeur restera rédacteur en chef malgré lui, et ne pourra pas vendre sa chose, ou bien les acquéreurs seront contraints de payer le prix d’une propriété que le pouvoir ministériel anéantit dans leurs mains. Une autre fois, c’est le cas de ''la France libérale'', le gérant et le rédacteur en chef d’un journal qui se crée sont acceptés par le ministre de l’intérieur ; le gérant meurt subitement ; l’autorisation de publier le journal pour lequel des capitaux avaient été réunis, et qui déjà constituait une association commerciale et une propriété, est retirée au rédacteur en chef, M. Bonnet, par la raison que la concession du journal était indivisible, et qu’elle était frappée de caducité par la mort d’un des concessionnaires. Dans les deux cas, on met le système actuel ! de la presse en contradiction avec les droits de propriété ; si ces deux précédens font jurisprudence, la propriété de tous les journaux existons perd les garanties qui protègent en France le droit de propriété ; et demeure livrée au bon plaisir ministériel. La propriété en matière de presse n’est-elle pas ainsi exposée aux traitemens dont un certain socialisme menaçait, il y a quelques
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années, toutes les formes de la propriété ? M. de Persigny est libéral, soit ; mais s’il nous était permis de lui donner un humble avis, nous oserions lui dire que sa politique en ces deux circonstances n’a point été conforme à son programme. On use vite les systèmes d’exception lorsqu’on les applique à outrance, lorsqu’on les met surtout en collision avec un principe aussi, vivace et aussi puissant que le droit de propriété. Mais nous nous-mêlons là de ce qui ne nous regarde point. Nous ne portons aucun intérêt à la conservation du régime actuel de la presse, et ce n’est pas à nous de conseiller la modération habile qui pourrait en prolonger la durée.

Nous avions espéré qu’une loi libérale serait votée pendant cette session touchant les sociétés commerciales. Nous avions vu en effet un projet de loi élaboré par le ministère du commerce, dont l’objet était de créer en France le système des sociétés à responsabilité limitée à peu près tel qu’il existe en Angleterre depuis six ans. Ce système aurait fait entrer dans le droit commun, sans recours à l’intervention du conseil d’état, la forme de la société anonyme pour les entreprises dont le capital n’aurait pas excédé 10 millions. L’avantage de cette forme pour les capitaux qui s’associent sous les garanties qu’elle offre, c’est que la direction sociale n’y appartient pas à un gérant à peu près omnipotent, mais à des administrateurs mandataires des actionnaires et révocables. Dans notre concurrence avec les industries étrangères, tous les encouragemens, toutes les facilités qui peuvent aider à l’association des capitaux sont en France un intérêt de premier ordre. Notre point faible dans cette concurrence est en effet l’insuffisance chez nous des accumulations de capitaux à laquelle nous ne pouvons suppléer que par l’association. À notre grand regret, le projet est sorti du conseil d’état embarrassé de dispositions réglementaires et restrictives qui lui ont enlevé le caractère libéral qu’il avait dans la rédaction primitive. Lorsque, comme vice-président du bureau du commercé, M. Lowe présenta à la chambre des communes le bill des sociétés à responsabilité limitée, ce fut avec l’entrain d’un économiste progressiste qu’il recommanda cette importante réforme. Il eût été plus nécessaire encore en France d’annoncer au public sur le ton de la confiance, et avec le langage qui donne l’impulsion aux intérêts et aux idées, une mesure qui est le complément obligé de nos traités de commerce. Au contraire, le conseil d’état a joint au projet de loi maladroitement amendé par lui un exposé rébarbatif entièrement dépourvu d’aperçus économiques, et qui, au lieu d’être la préface lumineuse d’une réforme commerciale, ressemble plutôt au préambule d’une loi pénale.

On dirait que l’empereur Alexandre songe enfin à faire une tentative sérieuse pour mettre un terme à la situation désolante de la Pologne. La nomination du grand-duc Constantin au poste de vice-roi des provinces polonaises ne peut être considérée que comme l’inauguration d’un système nouveau. Il faut attendre, pour se prononcer sur les chances de cette expérience, les mesures qui marqueront le caractère du gouvernement du vice-roi. Espérons que cette vice-royauté sera au moins une transition vers
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le régime qu’appellent de leurs vœux les patriotes polonais. Quant à nous, nous ne pouvons nous séparer, dans l’appréciation des affaires polonaises, des opinions de ceux des Polonais qu’unissent à la France une longue tradition, le commerce de nos idées et le sentiment profond de la civilisation occidentale. Aussi, entre ces systèmes exposés dans deux brochures que nous avons sous les yeux, — l’une de M. Tanski, dont les vues intéressantes sont un reflet des idées françaises, l’autre du prince Troubetzkoy, où l’on remarque une curieuse alliance de sympathies pour la Pologne avec le patriotisme russe, alliance qui veut faire revivre la Pologne dans l’orbite de la civilisation russe, — nos préférences indubitables sont pour celui de ces systèmes auquel M. Tanski se rattaché. C’eût été par des institutions libérales perfectionnées que la Russie eût pu mériter de se rallier la Pologne tout en lui laissant son originalité nationale, comme l’Angleterre a fait pour l’Irlande ; mais de telles institutions, la Russie est loin encore de les posséder elle-même. Et quand, par un généreux effort, comme le souhaiterait sans doute le prince Troubetzkoy, on voudra tenter de réconcilier les deux nations, est-on sûr de ne pas échouer contre cet arrêt inexorable des révolutions : Il est trop tard ?


E. FORCADE.

Version du 2 janvier 2011 à 19:38



Chronique n° 723
31 mai 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1862.

Deux incidens, l’un qui nous touche directement, l’autre dont les conséquences eussent pu nous susciter de graves embarras, — la cessation de la coopération des Anglais et des Espagnols à l’expédition du Mexique, la tentative d’agression contre l’Autriche, rêvée par quelques Italiens exaltés, — ont depuis quinze jours excité en France une assez vive émotion.

Il est naturel de parler d’abord de l’affaire où nous sommes les principaux intéressés, l’affaire du Mexique. Les avis peuvent être partagés en principe sûr l’utilité ou les inconvéniens de l’expédition que nous avons entreprise contre le gouvernement actuel de Mexico. Ce qui s’est passé devrait, nous le croyons, mettre tout le monde d’accord sur un point : c’est qu’il importe qu’un grand pays comme la France ne puisse être lancé dans de telles aventures avant d’avoir pu se rendre compte, par une discussion publique préalable, de l’étendue des engagemens qu’il y peut contracter et des responsabilités qu’il y va encourir. Nous ne savons si le gouvernement jugera convenable de publier les documens officiels relatifs à la phase actuelle de la question mexicaine. Des documens semblables viennent d’être livrés à la publicité par le gouvernement anglais ; le cabinet espagnol a pris l’engagement de soumettre les pièces du débat aux cortès. La conduite des deux gouvernemens qui s’étaient associés à nous par la Convention de Londres, et qui n’ont pas hésité à faire appel à l’opinion publique, nous semble imposer au gouvernement français des devoirs égaux envers l’opinion. Tant que le gouvernement ne nous aura pas fait connaître le développement logique de sa politique, nous serons très embarrassés pour la juger. Rien ne nous est plus pénible, nous l’avons assez montré en maintes circonstances, que d’avoir à critiquer la politique du gouvernement de la France, quel qu’il soit, dans les questions extérieures, où sont engagés et l’honneur du pays et le sang de nos soldats. Nous sommes néanmoins forcés de l’avouer, jusqu’à ce que notre gouvernement ait donné des éclaircissemens complets et péremptoires, la façon dont l’affaire du Mexique a été politiquement et militairement conduite prêtera le flanc, en apparence du moins, à de graves objections.

Nous admettons le point de départ : il était nécessaire, pour obtenir le redressement de nos nombreux griefs contre les gouvernemens spoliateurs qui se sont succédé au Mexique depuis plusieurs années, de faire sentir aux dominateurs actuels de ce beau pays la main de la France. L’Espagne, l’Angleterre ayant à faire valoir des réclamations semblables aux nôtres, il était sage d’obtenir qu’elles s’unissent à nous dans la même revendication. L’alliance de l’Angleterre et de l’Espagne dans cette œuvre commune présentait deux avantages : un avantage moral et un avantage matériel. Une action concertée des trois puissances occidentales de l’Europe était de nature à exercer une plus grande influence morale sur l’esprit des Mexicains et à leur adoucir même l’amertume des concessions qu’ils devraient faire. Le concours de l’Angleterre et de l’Espagne, en ne nous laissant plus qu’une part des charges de l’expédition, devait en rendre les frais moins onéreux à nos finances. Tels étaient les avantages de la coopération anglo-espagnole ; mais quand un état, en de semblables circonstances, juge utile la coopération d’autres états, il ne lui est pas permis d’oublier les conditions restrictives que l’action collective impose à sa propre politique. L’on n’obtient et l’on ne maintient une action commune qu’à la condition de contenir sa politique dans des limites clairement définies. Il faut à cet égard avoir bien pris son parti d’avance et accepter les inconvéniens en même temps que les avantages d’une action concertée. Il n’est pas permis à une politique sensée et pratique, une fois engagée dans une telle direction, de provoquer des surprises ou de s’y exposer. Commencer une entreprise par une alliance et la finir dans l’isolement, c’est perdre tous les avantages de l’action commune après en avoir subi les inconvéniens. À en venir là, mieux vaut dès le principe avoir agi seul et ne s’être point encombré d’alliés qui, au moment où ils vous abandonnent, vous deviennent singulièrement nuisibles.

Nous ne saurions trop insister sur ce point, que dans une action concertée, surtout pour une entreprise si lointaine, tout dans la politique doit être défini d’avance et prévu. Ce sont les premiers élémens de la politique et de la diplomatie C’est une faute de rien livrer, quant à l’objet d’une alliance, aux interprétations des agens et à l’entraînement hasardeux des événemens. En des questions pratiques de cette importance, il n’est pas permis de laisser vaguement flotter ses desseins dans l’entre-chien et loup des demi-confidences, des insinuations et du calcul des influences personnelles. Ce n’est point par des conversations et des lettres particulières que l’on peut régler l’objet d’une alliance, c’est uniquement par des conventions précises, par des pièces officielles pouvant être livrées à la publicité. Si ces vérités élémentaires avaient eu besoin d’être confirmées par une nouvelle expérience, ce qui vient de se passer au Mexique, nous le craignons, en serait la démonstration éclatante.

Quel était et quel est l’objet de notre politique au Mexique ? On a eu le tort de ne pas le dire d’avance avec assez de clarté et de fermeté, et le public français éprouve encore à l’heure qu’il est la mortification peu glorieuse de l’ignorer. En justice et en bonne politique, on ne devait rien vouloir au-delà du redressement des griefs et du paiement des indemnités. À la rigueur, on pouvait souhaiter de voir le gouvernement mexicain actuel, qui nous a fatigués par ses violences et sa mauvaise foi, remplacé par un gouvernement plus honorable et plus enclin aux bonnes relations avec l’Europe. Nourrissant ce vœu très légitime, si la présence des forces européennes déterminait dans la population mexicaine un mouvement hostile au président Juarez, nous pouvions assurément nous aider d’un soulèvement national pour travailler à la chute de notre ennemi, et du consentement des Mexicains seconder la création d’un pouvoir plus honnête et plus civilisé. L’objet naturel de notre politique, qui était le redressement de nos griefs, pouvait donc, à certaines conditions et dans une certaine mesure, nous autoriser à participer et à aider au renversement du président Juarez. La convention de Londres avait assez d’élasticité pour se prêter à une telle éventualité, à la condition que les satisfactions réclamées par nous ne nous fussent point accordées, et qu’un soulèvement des populations mexicaines éclatât avec assez d’énergie pour emporter le pouvoir actuel.

Il semble que dans ces limites, et dans l’hypothèse où les événemens se fussent passés de la sorte, l’action commune entre les trois puissances eût pu être maintenue jusqu’au bout. Puisqu’on avait recherché et voulu cette action commune, il semble aussi que l’on eût dû s’appliquer, dans notre politique et dans les préparatifs de notre expédition, à tout faire pour demeurer dans ces conditions et donner aux événemens le tour que l’on souhaitait. Malheureusement l’insuffisance de nos préparatifs militaires a entraîné des contre-temps qui ont été compliqués de maladresses politiques. Quoiqu’on ne l’eût pas déclaré formellement à l’origine, il est évident qu’il répugnait à la France de traiter avec le gouvernement de Juarez. Il eût été dès lors logique et nécessaire d’envoyer tout de suite à la Vera-Cruz des troupes suffisantes, assez bien munies et approvisionnées pour s’établir de vive force au-delà du littoral, dans des conditions sanitaires favorables. On ne l’a point fait. Le corps confié à l’amiral Jurien de La Gravière était trop peu nombreux. Débarqué à la Vera-Cruz, il fut décimé par les maladies ; les moyens de transport lui manquaient, et, par une nécessité impérieuse sur laquelle une regrettable note du Moniteur n’a pas longtemps donné le change à l’opinion, le premier acte de notre entreprise dut être de conclure, pour obtenir des cantonnemens salubres, une convention avec le gouvernement même pour lequel nous éprouvions une répulsion si méprisante. Les embarras du premier établissement des alliés au Mexique n’étaient guère faits pour donner des encouragemens énergiques aux ennemis politiques de Juarez, et aucun soulèvement intérieur ne vint en aide à nos desseins. C’est alors que le général Almonte arriva, mit en avant dans des conversations au moins imprudentes son projet d’établissement d’une monarchie au Mexique sur la tête de l’archiduc Maximilien d’Autriche, et se vanta d’être encouragé et soutenu dans ses desseins par l’empereur. Le général de Lorencez débarque à son tour et apporte à nos soldats des renforts si nécessaires. Il a l’air de donner crédit aux assurances du général Almonte en lui prêtant une escorte de chasseurs à pied. On sait le reste : les commissaires des trois puissances se réunissent en conférence à Orizaba le 9 avril. Là les commissaires espagnol et anglais déclarent qu’en refusant de négocier avec le gouvernement de Juarez, en reprenant les hostilités, en marchant sur Mexico, en protégeant Almonte, la France dépasse les limites que la convention de Londres posait à l’action commune des trois puissances. Le général Prim et sir Charles Wyke se retirent de l’action commune. Les troupes espagnoles se rembarquent pour La Havane. Le ministre anglais s’apprête à partir pour New-York. Lord John Russell approuve dans une note remarquable par son flegme sentencieux et laconique l’interprétation donnée à la convention de Londres par le général Prim et sir Charles Wyke, et nous demeurons seuls au Mexique avec tous les embarras et toutes les charges d’une expédition commencée à trois.

On aura beau chercher toutes les consolations qu’on voudra dans un déluge de récriminations contre le cabinet anglais et contre le général Prim ; le fait n’en reste pas moins avec ses fâcheuses conséquences. La convention de Londres aboutit à un avortement, et l’entreprise mexicaine, entreprise mal définie, pèse uniquement sur les ressources de la France. Certes, nous non plus, nous ne regardons point le général Prim comme le moins ambitieux des généraux espagnols ; sa conduite n’est point au-dessus du blâme ; il n’est point même à l’abri du ridicule, lorsqu’on le voit, par une bizarre prévoyance, entretenir à sa suite un journal destiné à célébrer ses hauts faits, et auquel il a fourni si peu de besogne. Nous aussi, nous eussions désiré qu’il se fût rendu aux instances dignes et loyales de l’amiral Jurien, et qu’il eût daigné attendre sur le sol tremblant du Mexique des instructions nouvelles de son gouvernement. La sécheresse formaliste de la diplomatie anglaise ne nous plaît pas davantage : nos chers alliés, ne débarquant point de troupes, et ils avaient eu la franchise de nous en avertir des le principe, auraient pu montrer, eux aussi, plus de patience ; mais il serait absurde d’exhaler notre dépit en plaintes stériles, et d’oublier que reconnaître les fautes que nous avons nous-mêmes commises est encore le moyen le plus sûr de les, réparer.

Parmi ces fautes, la première, celle qui a entraîné les autres, est la chimère de l’établissement d’une monarchie mexicaine en faveur de l’archiduc Maximilien, selon le plan du général Almonte et des réfugiés qui l’entourent. Le gouvernement français a-t-il épousé un tel plan ? Malgré les propos inconsidérés du général Almonte, nous nous refusons à le croire, et c’est sur ce point qu’il importe que le gouvernement français fournisse le plus tôt possible à l’opinion des éclaircissemens catégoriques. Nous n’osons pas en effet affirmer que cette malencontreuse idée n’ait jamais eu quelque apparence sérieuse de consistance, quand nous voyons par les documens anglais les préoccupations qu’elle a excitées dans le monde diplomatique. Lord John Russell la combattait, il y a quelques mois, dans ses dépêches au ministre anglais à Vienne. En janvier, le maréchal O’Donnell, dans un entretien avec sir John Crampton, se déclarait contraire à cette tentative d’établissement monarchique. Une circonstance qui nous rassurerait quant à la liberté du gouvernement français à l’égard de ce plan d’émigrés, c’est le langage sensé et vraiment politique que M. Thouvenel, au mois de février, tenait à lord Cowley. Notre ministre regrettait que dans leur première proclamation les commissaires alliés eussent paru dire que l’intervention avait bien plus pour but d’établir un gouvernement stable que d’obtenir réparation des dommages soufferts. Quoi qu’il en soit, dans certaines démarches, dans certains actes, dans certains propos, nous avons eu peut-être le tort de laisser prendre pour une connivence ce qui, au fond, n’était qu’un vague laisser-aller. Il est regrettable que l’on n’ait pas compris partout qu’une telle politique était désavouée par les principes comme par les intérêts de la France. La France de 89 peut-elle songer un instant à imposer un gouvernement monarchique à une nation républicaine, quelque sujet de plainte que lui donne l’anarchie à laquelle cette nation est en proie ? La France, qui a si cruellement souffert dans ses désastres de la pression étrangère, peut-elle jamais avoir la fantaisie impie d’aller, elle aussi, créer au sein d’un peuple un gouvernement de l’étranger ? Si la France était capable d’oublier à ce point ses principes, porterait-elle un aveuglement semblable dans l’appréciation de ses intérêts ? Cette monarchie étrangère qu’elle irait importer au Mexique n’y pourrait résister aux factions intérieures que sous la protection de nos armes ; au moment où il nous est permis d’espérer que l’occupation de Rome touche à sa fin, nous la remplacerions par l’occupation de Mexico ! Cette monarchie sur son continent aurait un adversaire extérieur formidable, l’Union américaine, et nous irions gratuitement, de gaîté de cœur, nous créer ce nid de querelles avec nos alliés maritimes naturels, les États-Unis ! Ces idées sont si insensées qu’on rougit d’en effleurer la discussion.

Qu’il soit donc bien entendu, si nous voulons nous tirer promptement de la difficulté mexicaine, qu’aucune pensée parmi nous n’incline à de telles aventures. Mesurons bien les embarras qui sont devant nous, et allons au plus pressé. Des soldats français sont engagés dans cette expédition romanesque. À l’heure qu’il est, sans doute ils ont bravement planté notre drapeau à Mexico ; mais les peines et les périls auxquels ils demeurent exposés ont de quoi donner de poignans soucis à ceux chez qui les rêveries ou les calculs de la politique n’endorment point les sentimens d’humanité. Mexico est à une centaine de lieues de Vera-Cruz. Notre petite armée a pour base d’opérations un port empesté de fièvre jaune, et encore, pour ne pas perdre cette base, il faut, dans une contrée infestée peut-être de guérillas, rester maître d’une immense ligne de communication. Les Espagnols du général Prim faisant défaut, il y aurait une imprévoyance barbare a laisser longtemps nos soldats sans renforts. C’est sur eux que nous devons maintenant compter pour réparer (ils en ont l’habitude) les fautes de notre politique. Par leur patience et par leur élan, par quelque coup d’éclat décisif, ils peuvent nous fournir une occasion glorieuse et prochaine de nous retirer du Mexique. Ne leur épargnons donc pas les secours, et prenons garde de ne point aggraver nos responsabilités en rendant ces braves gens victimes des erreurs qu’ils n’ont point commises.

L’affaire du Mexique, quelque espoir fondé que l’on ait qu’elle puisse être menée à bonne fin, doit être pour la France et le gouvernement un juste sujet d’inquiétude. Les derniers incidens italiens ont au premier moment effrayé davantage les imaginations. Une expédition de corps francs allait se lancer dans le Tyrol italien : cette agression insensée eût pu ou créer à l’Autriche la nécessité ou lui fournir le prétexte d’exercer contre le nouveau royaume italien de sévères représailles. Si le cabinet de Turin eût manqué de vigilance, si l’administration italienne n’eût pas osé être ferme, la collision éclatait à l’improviste, la péninsule était en feu, la France pouvait être entraînée dans la guerre, suivant le tour qu’eût pris la lutte entre l’Autriche et l’Italie. Voilà le danger auquel on vient d’échapper : on a été ému à la seule pensée d’y avoir été exposé. Cependant, à la réflexion, les libéraux qui veulent consolider par une organisation régulière et par l’ordre les résultats de la révolution italienne n’ont pas lieu de regretter le complot de cette poignée d’exaltés qui se couvrent du grand nom de Garibaldi. Cette échauffourée a été une occasion fournie à la cause de l’ordre en Italie de montrer son intelligence et sa force, et l’énergie du gouvernement, l’unanimité de la nation italienne n’ont point fait défaut a cette occasion.

On pouvait prévoir depuis longtemps qu’il ne serait pas possible d’éviter un choc en Italie entre le parti qui s’attribue la direction de la révolution italienne par l’agitation et l’action et les pouvoirs publics qui représentent la politique régulière et les forces organisées de l’Italie. Quelques-uns même allaient jusqu’à souhaiter que ce choc eût lieu le plus tôt possible ; aux yeux de ceux-là, l’alliance du gouvernement italien avec les élémens de l’agitation révolutionnaire nuisait à la bonne renommée de ce gouvernement, à son crédit en Europe, et devenait pour lui une cause d’affaiblissement. Tout ce qui permettrait à ce gouvernement de prouver son indépendance d’une faction turbulente, d’établir sa prépondérance sur cette faction, et au besoin de la réduire à une impuissance notoire, leur paraissait devoir servir aux intérêts de l’Italie. Nous ne formions point, pour ce qui nous concerne, de vœux semblables. Notre désir eût été, il est encore que le déchirement eût pu être prévenu. Après un ébranlement régénérateur tel que celui d’où sort l’Italie, après un ébranlement qui a poussé à l’action des esprits ardens et passionnés, nous aimons mieux voir les partis extrêmes ramenés au calme et à la raison par une adroite et persuasive indulgence que par une violente compression. Nous n’aimons pas plus les fanfaronnades et l’intolérance provocante chez les partis conservateurs que chez les partis révolutionnaires. Aussi félicitons-nous les gouvernemens qui se sont succédé à Turin depuis 1859 de n’avoir ni désiré ni appelé la rupture avec le parti de l’action. Aujourd’hui, si la rupture s’opère, c’est ce parti lui-même qui l’aura voulu, c’est lui qui aura eu tous les torts et qui portera toutes les responsabilités. Les patriotes sensés, et ils sont en Italie l’incontestable et immense majorité, condamneront dans leur conscience les témérités factieuses du parti de l’action, pour se ranger autour du gouvernement du roi Victor-Emmanuel avec un ensemble qui donnera des forces nouvelles à ce gouvernement et à l’Italie.

Rien ne serait plus coupable, si la folie de la tentative n’était pas jusqu’à un certain point l’excuse des faibles esprits qui l’avaient préparée, rien ne serait plus coupable que l’agression méditée par quelques amis de Garibaldi contre l’Autriche. L’usurpation des droits des pouvoirs publics, des droits de la nation constituée, par quelques individus, était flagrante dans ce complot. Les conspirateurs s’arrogeaient un droit essentiellement souverain, la prérogative suprême de l’état, le droit d’engager une guerre et d’y entraîner malgré eux leur gouvernement et leur pays. Ils voulaient disposer arbitrairement des destinées de leur patrie. Après qu’une telle faute a été commise, l’erreur la plus grave est de l’excuser, et c’est malheureusement celle où est tombé le général Garibaldi. Si ce que l’on dit des projets qu’il aurait nourris depuis quelque temps était vrai, le héros de l’indépendance italienne ne serait pas dans une veine heureuse. Un moment, à ce qu’on assure, son plan avait été de se joindre à l’insurrection grecque, d’essayer de soulever les populations chrétiennes de la Turquie et de chercher à frapper l’Autriche à travers l’écroulement de l’empire ottoman. Il est inutile de s’arrêter aux difficultés d’une telle entreprise, vraie croisade à la Pierre l’Ermite ; il est superflu de relever la bizarrerie de ce long détour rêvé pour arriver à l’achèvement de l’émancipation italienne. Comment le général Garibaldi, qui doit tant et qui a fait de si nombreux sacrifices à la popularité dont il jouit en Angleterre, n’a-t-il pas compris qu’en se constituant le démolisseur de l’empire ottoman il perdrait infailliblement ces sympathies anglaises qui sont pour lui une si grande force ? Mais s’il a jamais conçu un tel dessein, la pensée en est restée enfouie dans les limbes de son imagination. Malheureusement on n’en saurait dire autant des contre-sens que révèlent les derniers actes de Garibaldi. Lui qui exprime une des plus sûres inspirations du patriotisme en pressant l’Italie d’achever son organisation militaire et d’incarner pour ainsi dire son indépendance dans une forte armée, il vient d’offenser les plus légitimes susceptibilités de l’armée italienne en se répandant en injures contre les soldats qui ont rempli à Brescia un douloureux devoir ! Lui, qui avait si bien compris jusqu’à présent la force que la cause de l’affranchissement et de l’unité italienne puisait dans le prestige monarchique de Victor-Emmanuel, c’est-à-dire dans le cadre et l’organisation d’un gouvernement régulier, il se fait l’avocat inconséquent de ceux de ses partisans qui à Bergame allaient compromettre le gouvernement italien, le dépouiller de son autorité morale, et exposer à une ruine désastreuse ses ressources matérielles ! Le bon sens et le patriotisme italien ont été péniblement affectés de ces erreurs du général Garibaldi. Le parlement va se réunir à Turin. Si le général Garibaldi, se laissant dominer par un inquiet entourage, cherche devant le parlement à continuer la lutte contre le gouvernement de son pays, son ascendant et son crédit essuieront des échecs certains. Nous avons toujours dit que le sentiment conservateur était plus général et bien plus puissant en Italie qu’on ne se le figure en France. Les manifestations du parlement italien, nous en sommes sûrs, en fourniront bientôt la preuve. La fermeté que vient de montrer le gouvernement italien mérite au surplus les encouragemens des libéraux. Nous ne devons pas oublier notamment que la France, par la persistance anormale de l’occupation de Rome, crée des embarras réels au gouvernement italien, et excite les impatiences que ce gouvernement est obligé de contenir, et au besoin de combattre. Nous devons une récompense prochaine à la vigueur que déploiera sans doute le cabinet italien pour défendre et faire prévaloir sa légitime autorité et l’ordre public. Cette récompense est indiquée, c’est la cessation de l’occupation romaine. Un progrès moral vient de s’accomplir dans cette tendance. Le général de Goyon n’est plus à Rome, et orne aujourd’hui, à notre grande satisfaction, le sénat, Nous croyons que M. de Lavalette part demain pour Rome. Ce n’est pas encore l’évacuation ; mais il est évident qu’on s’en rapproche. Il n’est point jusqu’à cette grande cérémonie religieuse qui attire à Rome tant d’évêques, de prêtres et de pèlerins, qui ne soit un symptôme, et ne semble un suprême adieu adressé au pouvoir temporel par les pompes de la souveraineté catholique. Dieu nous préserve de manquer au respect dû à cette grande manifestation religieuse. Nous y voyons une véritable et touchante démonstration de la puissance du sentiment catholique dans le monde. De qui consacre-t-elle la mémoire ? De martyrs qui ont été d’humbles chrétiens dévoués à leur foi jusqu’à la mort. Pour réunir de si nombreux hommages autour de ces noms hier inconnus, aujourd’hui vénérés du monde catholique, à quoi servent, nous le demandons, les chaînes dorées du pouvoir temporel ? Qu’a donc à faire avec le sang des martyrs la, pourpre des cardinaux sortis de la prélature ?

En Angleterre, la controverse entamée à propos de l’état des finances sur la question des armemens se poursuit avec une persévérance significative. Non content de sa première attaque contre la politique de lord Palmerston au sujet des armemens et des dépenses qu’ils entraînent, M. Disraeli a repris la question sous une forme nouvelle dans un second discours, et l’on annonce sur le même sujet une prochaine harangue de lord Derby. Cette fois encore M. Disraeli s’est abstenu de porter le débat sur son véritable terrain, celui que nous avons indiqué à plusieurs reprises. Il n’a pas examiné l’influence que les institutions intérieures des divers états de l’Europe qui usent leurs ressources et celles des autres dans cette concurrence ruineuse peuvent avoir sur la manie des armemens extraordinaires. Comme tout homme d’état anglais qui aspire à rentrer au pouvoir, M. Disraeli est en coquetterie avec l’alliance française. Il n’a donc que des choses agréables à nous dire. Il nous a appris dans son dernier discours quel avait été l’objet de la fameuse entrevue de Cherbourg. L’empereur voulut, suivant lui, y exposer franchement à l’Angleterre ses desseins sur la marine française. Il avait fait un devis des ressources navales qu’il jugeait nécessaires à la France pour la défense de ses côtes, la protection de son commerce et pour les mouvemens de troupes auxquels pourraient donner lieu au besoin certaines expéditions. Ce devis fut communiqué au gouvernement anglais, dont M. Disraeli faisait partie, et il ne parut à ce gouvernement ni excessif, ni déraisonnable. Cette ouverture fut accompagnée d’une autre communication non moins curieuse. La France dit à l’Angleterre : « Nous reconnaissons volontiers que vous auriez le droit d’être en jalousie, en soupçon, en défiance à notre égard, si nous dépassions les forces dont nous avons donné l’état ; mais ne croyez pas que nous éprouverions des sentimens de cette nature envers vous, si vous augmentiez considérablement votre flotte. L’Angleterre, pour ce qui concerne la marine, doit être comparée à la France pour ce qui concerne l’armée. Nous avons une immense étendue de frontières ; nous touchons à l’Europe par nos armées. Vous, Angleterre, vous avez au-delà des mers de vastes possessions, et, étant une île, vous ne pouvez communiquer avec elles que par vos vaisseaux. Vous avez un immense commerce, quatre fois plus considérable que le nôtre : pour le protéger, il vous faut une étendue de forces navales à laquelle nous n’avons jamais songé pour nous-mêmes ; mais de même que nous ne nous attendons pas à vous trouver jaloux du chiffre de notre armée, de même nous ne ressentirons jamais de jalousie contre vous à cause de la grandeur de vos forces maritimes. » Ce partage des deux élémens, la terre et l’eau, entre la France et l’Angleterre fut du goût de M. Disraeli et de ses collègues. Le chef des conservateurs soutient contre lord Palmerston qu’en ce qui touche le développement de notre flotte, nous n’avons point encore réalisé le programme de Cherbourg. Ce qu’il y a de plus clair dans les réponses de lord Palmerston, c’est que le premier ministre anglais entend d’une autre façon l’équilibre des forces entre les deux pays. Il ne balance pas la marine anglaise avec la marine française, l’armée britannique avec notre armée : il cherche au contraire dans le développement de la (lotte anglaise le contre-poids de nos forces militaires. C’est cette façon d’entendre l’équilibre qui est si coûteuse pour l’Angleterre. Cette controverse intéresse en tout cas les deux pays au même degré. Nous espérons que dans notre corps législatif on se piquera d’émulation, et qu’à propos de notre budget quelques honorables membres voudront bien donner la réplique au cri que M. Disraeli vient de pousser en faveur de l’économie. Nous comptons bien après tout sûr les protestations des cinq députés qui forment notre opposition. Ces honorables députés ont déposé une série d’amendemens qui tendent à une réduction des dépenses. Ils demandent par exemple une diminution de cent mille hommes sur notre effectif ; ils demandent que la loi interdise le cumul des gros traitemens. Voilà des réformes que l’on n’eût pas eu à réclamer il y a onze ans, et qui, avant onze années, n’en doutons pas, seront le lieu-commun des vœux publics. Eh bien ! un signe caractéristique du temps paradoxal que nous traversons, c’est que dans une chambre française elles sont le thème audacieux d’une opposition qui ne compte pas plus de cinq membres ! Quoi qu’il en soit, M. Disraeli, dont le métier n’est pas de regarder dans notre besace, dénonce à son pays lord Palmerston comme un phénomène de prodigalité, et lui lance ce trait final : « Voilà le ministre si distingué pour ses connaissances en politique étrangères ! C’est pour s’attacher une spécialité si inappréciable que les réformistes renoncent aux réformes, que les économistes abandonnent les économies. Le noble lord, en vérité, est le digne chef du parti libéral, car le seul titre que ce parti ait conservé à cette épithète, autrefois illustre, est la prodigalité avec laquelle il dépense l’argent du public. »

On souhaiterait presque que l’importation des épigrammes anglaises fût aussi licite en France que l’importation des rasoirs de Sheffield, lorsqu’on voit la façon dont un ministre salué par nous comme libéral lors de sa rentrée au pouvoir, M. le comte de Persigny, entend le libéralisme en matière de presse. Les tribunaux, le conseil d’état, ont été saisis de réclamations curieuses, motivées par la rigueur qu’apporte M. de Persigny dans la pratique du régime de la presse. Le rédacteur en chef d’un journal vend. ce journal à des personnes honorables ; le ministre de l’intérieur refusé de reconnaître parmi les acquéreurs un rédacteur en chef nouveau. Si la prétention ministérielle prévaut, le vendeur restera rédacteur en chef malgré lui, et ne pourra pas vendre sa chose, ou bien les acquéreurs seront contraints de payer le prix d’une propriété que le pouvoir ministériel anéantit dans leurs mains. Une autre fois, c’est le cas de la France libérale, le gérant et le rédacteur en chef d’un journal qui se crée sont acceptés par le ministre de l’intérieur ; le gérant meurt subitement ; l’autorisation de publier le journal pour lequel des capitaux avaient été réunis, et qui déjà constituait une association commerciale et une propriété, est retirée au rédacteur en chef, M. Bonnet, par la raison que la concession du journal était indivisible, et qu’elle était frappée de caducité par la mort d’un des concessionnaires. Dans les deux cas, on met le système actuel ! de la presse en contradiction avec les droits de propriété ; si ces deux précédens font jurisprudence, la propriété de tous les journaux existons perd les garanties qui protègent en France le droit de propriété ; et demeure livrée au bon plaisir ministériel. La propriété en matière de presse n’est-elle pas ainsi exposée aux traitemens dont un certain socialisme menaçait, il y a quelques années, toutes les formes de la propriété ? M. de Persigny est libéral, soit ; mais s’il nous était permis de lui donner un humble avis, nous oserions lui dire que sa politique en ces deux circonstances n’a point été conforme à son programme. On use vite les systèmes d’exception lorsqu’on les applique à outrance, lorsqu’on les met surtout en collision avec un principe aussi, vivace et aussi puissant que le droit de propriété. Mais nous nous-mêlons là de ce qui ne nous regarde point. Nous ne portons aucun intérêt à la conservation du régime actuel de la presse, et ce n’est pas à nous de conseiller la modération habile qui pourrait en prolonger la durée.

Nous avions espéré qu’une loi libérale serait votée pendant cette session touchant les sociétés commerciales. Nous avions vu en effet un projet de loi élaboré par le ministère du commerce, dont l’objet était de créer en France le système des sociétés à responsabilité limitée à peu près tel qu’il existe en Angleterre depuis six ans. Ce système aurait fait entrer dans le droit commun, sans recours à l’intervention du conseil d’état, la forme de la société anonyme pour les entreprises dont le capital n’aurait pas excédé 10 millions. L’avantage de cette forme pour les capitaux qui s’associent sous les garanties qu’elle offre, c’est que la direction sociale n’y appartient pas à un gérant à peu près omnipotent, mais à des administrateurs mandataires des actionnaires et révocables. Dans notre concurrence avec les industries étrangères, tous les encouragemens, toutes les facilités qui peuvent aider à l’association des capitaux sont en France un intérêt de premier ordre. Notre point faible dans cette concurrence est en effet l’insuffisance chez nous des accumulations de capitaux à laquelle nous ne pouvons suppléer que par l’association. À notre grand regret, le projet est sorti du conseil d’état embarrassé de dispositions réglementaires et restrictives qui lui ont enlevé le caractère libéral qu’il avait dans la rédaction primitive. Lorsque, comme vice-président du bureau du commercé, M. Lowe présenta à la chambre des communes le bill des sociétés à responsabilité limitée, ce fut avec l’entrain d’un économiste progressiste qu’il recommanda cette importante réforme. Il eût été plus nécessaire encore en France d’annoncer au public sur le ton de la confiance, et avec le langage qui donne l’impulsion aux intérêts et aux idées, une mesure qui est le complément obligé de nos traités de commerce. Au contraire, le conseil d’état a joint au projet de loi maladroitement amendé par lui un exposé rébarbatif entièrement dépourvu d’aperçus économiques, et qui, au lieu d’être la préface lumineuse d’une réforme commerciale, ressemble plutôt au préambule d’une loi pénale.

On dirait que l’empereur Alexandre songe enfin à faire une tentative sérieuse pour mettre un terme à la situation désolante de la Pologne. La nomination du grand-duc Constantin au poste de vice-roi des provinces polonaises ne peut être considérée que comme l’inauguration d’un système nouveau. Il faut attendre, pour se prononcer sur les chances de cette expérience, les mesures qui marqueront le caractère du gouvernement du vice-roi. Espérons que cette vice-royauté sera au moins une transition vers le régime qu’appellent de leurs vœux les patriotes polonais. Quant à nous, nous ne pouvons nous séparer, dans l’appréciation des affaires polonaises, des opinions de ceux des Polonais qu’unissent à la France une longue tradition, le commerce de nos idées et le sentiment profond de la civilisation occidentale. Aussi, entre ces systèmes exposés dans deux brochures que nous avons sous les yeux, — l’une de M. Tanski, dont les vues intéressantes sont un reflet des idées françaises, l’autre du prince Troubetzkoy, où l’on remarque une curieuse alliance de sympathies pour la Pologne avec le patriotisme russe, alliance qui veut faire revivre la Pologne dans l’orbite de la civilisation russe, — nos préférences indubitables sont pour celui de ces systèmes auquel M. Tanski se rattaché. C’eût été par des institutions libérales perfectionnées que la Russie eût pu mériter de se rallier la Pologne tout en lui laissant son originalité nationale, comme l’Angleterre a fait pour l’Irlande ; mais de telles institutions, la Russie est loin encore de les posséder elle-même. Et quand, par un généreux effort, comme le souhaiterait sans doute le prince Troubetzkoy, on voudra tenter de réconcilier les deux nations, est-on sûr de ne pas échouer contre cet arrêt inexorable des révolutions : Il est trop tard ?


E. FORCADE.


REVUE MUSICALE
Lalla-Rouhk, de M. Félicien David;


Le théâtre de l’Opéra-Comique a donné, le 12 mai, une représentation des plus piquantes. Avec un nouvel ouvrage en deux actes de M. Félicien David, Lalla-Roukh, on a repris un vieux et charmant petit chef-d’œuvre de Monsigny, Rose et Colas, qui remonte à l’année 1764. Pour les connaisseurs comme pour tout le monde, c’était une idée ingénieuse de faire entendre dans la même soirée, à côté d’une œuvre toute moderne, un vieux radotage de nos pères, comme disent les grands esprits qui traitent le passé du haut de leur superbe ignorance. Nous l’avons dit, Rose et Colas fut représenté pour la première fois le 12 mai 1764 au théâtre de la Comédie-Italienne. Monsigny avait alors trente-cinq ans, étant ne en 1729 à Fauquemberg dans l’Artois. Ce n’était pas son premier ouvrage, car il avait déjà produit les Aveux indiscrets, le Maître en Droit ou le Cadi, On ne s’avise jamais de tout, et le Roi et le Fermier, qui est de 1762 ; quatre petits opéras en un acte, dont le dernier eut un succès de surprise et d’enchantement. Rose et Colas, le Déserteur, en 1769, et Félix ou l’Enfant trouvé, qui fut son dernier opéra, en 1777, ont fait à Monsigny une réputation qui-durera tant que les hommes seront sensibles à la vérité.

Il est élémentaire dans la critique et dans l’histoire que, pour bien juger