« Les Trois Aveugles de Compiègne » : différence entre les versions

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[[Catégorie:Fabliaux]]

Version du 16 octobre 2011 à 16:39

Les trois Aveugles de Compiègne


Trois aveugles étaient partis de Compiègne pour quêter dans le voisinage. Ils suivaient le chemin de Senlis, et marchaient à grands pas, chacun une tasse et un bâton à la main. Un jeune clerc fort bien monté, qui se rendait à Compiègne suivi d’un écuyer à cheval, et qui venait de Paris où il avait achevé ses études, fut frappé de loin de leur pas ferme et allongé. « Voilà des drôles, se dit-il à lui-même, qui ont une marche bien assurée pour des gens qui ne voient goutte. Je veux savoir s’ils sont vraiment aveugles et les attraper. »

Dès qu’il fut arrivé près des trois compères, ces pauvres gens, au bruit des chevaux, se rangèrent de côté pour lui demander l’aumône ; il les appela, et faisant semblant de leur donner quelque chose : « Tenez, dit-il, voici un écu, vous aurez soin de le partager : il est pour vous trois. Oui, mon noble seigneur, répondirent les aveugles, et que Dieu, en récompense, vous donne son saint paradis. » Quoique aucun d’eux n’eût l’écu, chacun cependant crut de bonne foi que c’était son camarade qui l’avait reçu. Aussi, après beaucoup de remerciements et de souhaits pour le cavalier, ils se remirent en route, bien joyeux, ralentissant néanmoins beaucoup leur pas.

Le clerc, de son côté, feignit aussi de continuer la sienne. Mais, à quelque distance, il mit pied à terre, donna son cheval à son écuyer, en lui ordonnant d’aller l’attendre à la porte de Compiègne ; puis il se rapprocha sans bruit des aveugles et les suivit pour voir ce qu’il adviendrait de cette aventure. Quand ils n’entendirent plus le bruit des chevaux, le chef de la petite troupe s’arrêta : « Camarades, dit-il, nous avons fait là une bonne journée ; je suis d’avis de nous y tenir et de retourner à Compiègne manger l’écu de ce brave chrétien. Il y a longtemps que nous ne nous sommes divertis : voici aujourd’hui de quoi faire bombance ; donnons-nous du plaisir. » La proposition fut reçue avec de grands éloges, et nos trois mendiants aussitôt, toujours suivis du clerc, retournèrent sur leurs pas.

Arrivés dans la ville, ils entendirent crier : Excellent vin, vin de Soissons, vin d’Auxerre, poisson, bonne chère et à tout prix ; entrez, messieurs. Ils ne voulurent pas aller plus loin ; ils entrèrent, et après avoir prévenu qu’on n’appréciât pas leurs facultés sur leurs habits, du ton de l’homme qui porte dans sa bourse le droit de commander, ils crièrent qu’on les servît bien et promptement. Nicole, c’était le nom de l’hôtelier, accoutumé à voir des gens de cette espèce faire quelquefois dans une partie de plaisir plus de dépense que d’autres en apparence bien plus aisés, les reçut avec respect. Il les conduisit dans sa belle salle, les pria de s’asseoir et d’ordonner, assurant qu’il était en état de leur procurer tout ce qu’il y avait de meilleur dans Compiègne et de le leur apprêter de manière qu’ils seraient contents. Ils demandèrent qu’on leur fît faire grande chère, et aussitôt, maître, valet, servante, tout le monde dans la maison se mit à l’œuvre. Un voisin même fut prié de venir aider. Enfin, à force de mains et de secours, on parvint à leur servir un dîner composé de cinq plats ; et voilà nos trois mendiants à table, riant, chantant, buvant à la santé l’un de l’autre, et faisant de grosses plaisanteries sur le cavalier qui leur procurait tout cela.

Celui-ci les avait suivis jusqu’à l’auberge avec son écuyer, et il était là qui écoutait leurs joyeux propos. Il voulut même, afin de ne rien perdre de cette scène divertissante, dîner et souper modestement avec l’hôte. Les aveugles, pendant ce temps, occupaient la salle d’honneur, où ils se faisaient servir comme des chevaliers. La fête aussi fut poussée jusque bien avant dans la nuit, et, pour terminer dignement une si belle journée, ils demandèrent chacun un lit et se couchèrent.

Le lendemain matin, l’hôte, qui voulait se débarrasser d’eux, les envoya réveiller par son valet. Quand ils furent descendus, il fit le compte de leur dépense et demanda dix sous : c’était là le moment que le malicieux clerc attendait. Afin d’en jouir à son aise, il vint se placer dans un coin, sans néanmoins vouloir se montrer, de peur de gêner par sa présence. « Sire, dirent à l’hôte les aveugles, nous avons un écu, rendez-nous notre reste. » Celui-ci tend la main pour le recevoir ; et comme personne ne le lui donne, il demande qui l’a des trois. Aucun d’eux ne répond d’abord, il les interroge et chacun d’eux dit : ce n’est pas moi ; alors, il se fâche. " Çà, messieurs les truands, croyez-vous que je suis ici pour vous servir de risée ? Ayez un peu la bonté de finir, s’il vous plaît, et de me payer tout à l’heure mes dix sous, ou sinon je vous étrille." Ils recommencent donc à se demander l’un à l’autre l’écu ; ils se traitent mutuellement de fripons, finissent par se quereller et font un tel vacarme, que l’hôte furieux, leur distribuant à chacun quelques paires de soufflets, crie à son valet de descendre avec deux bâtons.

Le clerc, pendant ce débat, riait dans son coin à se pâmer. Cependant, quand il vit que l’affaire devenait sérieuse, et qu’on parlait de bâton, il se montra, et d’un air étonné vint demander ce qui causait un pareil tapage. « Sire, ce sont ces trois marauds qui sont venus hier ici pour manger mon bien ; et aujourd’hui que je leur demande ce qui m’est dû, ils ont l’insolence de me bafouer. Mais, de par tous les diables, il n’en sera pas ainsi, et avant qu’ils sortent… — Doucement, doucement, sire Nicole, reprit le clerc, ces bonnes gens n’ont peut-être pas de quoi payer, et dans ce cas vous devriez moins les blâmer que les plaindre. À combien se monte leur dépense ? — À dix sous. — Quoi ! c’est pour une pareille misère que vous faites tant de bruit ! Eh bien ! apaisez-vous, j’en fais mon affaire. Et pour ce qui me regarde, moi, combien vous dois-je ? — Cinq sous, beau sire. — Cela suffit, ce sera quinze sous que je vous paierai, laissez sortir ces malheureux et sachez qu’affliger les pauvres, c’est un grand péché. »

Les aveugles, qui craignaient la bastonnade, se sauvèrent bien vite sans se faire prier ; et Nicole, d’un autre côté, qui s’attendait à perdre ses dix sous, enchanté de trouver quelqu’un pour les lui payer, se répandit en grands éloges sur la générosité du clerc. « L’honnête homme ! disait-il ; le digne prêtre. Oui, sire, une si belle charité ne restera pas sans récompense : vous prospérerez, c’est moi qui vous l’annonce, et à coup sûr, Dieu vous bénira. »

Tout ce que venait de dire l’hypocrite voyageur n’était qu’une nouvelle malice de sa part ; et tout en leurrant l’hôtelier par cette ostentation de générosité, il ne songeait qu’à lui jouer un tour, comme il en avait déjà joué un aux aveugles.

Dans ce moment sonnait une messe à la paroisse. Il demanda qui allait la dire, on lui répondit que c’était le curé. « Puisque c’est votre pasteur, sire Nicole, continua-t-il, vous le connaissez, sans doute ? — Oui, sire. — Et s’il voulait se charger des quinze sous que je vous dois, ne m’en tiendriez-vous pas quitte ? — Assurément, et de trente livres même, si vous me les deviez. — Eh bien ! suivez-moi à l’église, et allons lui parler. » Ils sortirent ensemble ; mais, auparavant, le clerc commanda à son valet de seller les chevaux et de les tenir tout prêts.

Le prêtre, quand ils entrèrent, était déjà revêtu des ornements sacerdotaux, et il allait chanter sa messe : c’était un dimanche. « Ceci va être fort long, dit le voyageur à son hôte ; je n’ai pas le temps d’attendre, il faut que je parte. Laissez-moi aller le prévenir avant qu’il commence. Il vous suffit n’est-ce pas que vous ayez sa parole ? » D’après l’aveu de Nicole, il s’approche du curé, et, tirant douze deniers qu’il lui glisse adroitement dans la main : " Sire, dit-il, vous me pardonnerez de venir si près de l’autel pour vous parler ; mais, entre gens du même état tout s’excuse. Je suis un voyageur qui passe par votre ville. J’ai logé cette nuit chez un de vos paroissiens, que très probablement vous connaissez, et que voici là derrière, assez près de nous. C’est un bon homme fort honnête et sans la moindre malice ; mais son cerveau est malheureusement un peu faible ; et il lui a pris hier au soir un accès de folie qui nous a empêchés de dormir. Il se trouve un peu mieux ce matin, grâce au ciel ; cependant, comme il se sent encore un peu de mal à la tête et qu’il est plein de religion, il a voulu qu’on le conduisît à l’église et qu’on vous priât de lui dire un évangile, afin que Notre Seigneur achève de lui rendre la santé. — Très volontiers, répondit le curé. »

Alors, se tournant vers son paroissien : « Mon ami, lui dit-il, attendez que j’aie fini ma messe, je vous satisferai ensuite sur ce que vous désirez. » Nicole, qui crut trouver dans cette réponse la promesse qu’il venait chercher, n’en demanda pas davantage, il reconduisit le clerc jusqu’à l’auberge, lui souhaita un bon voyage, et retourna à l’église attendre que son curé le payât.

Celui-ci, sa messe dite, revint avec son étole et son livre vers l’hôtelier : « Mon ami, lui dit-il, mettez-vous à genoux. » L’autre, fort étonné de ce préambule, répondit que pour recevoir quinze sous il n’avait pas besoin de cette cérémonie. « Vraiment, on a eu raison, se dit le pasteur en lui-même, cet homme a un grain de folie. »

Puis, prenant un ton de douceur : « Allons, mon cher ami, reprit-il, ayez confiance en Dieu et recommandez-vous à lui, il aura pitié de votre état ; » et en même temps il lui met son livre sur la tête et commence son évangile.

Nicole en colère jette tout au loin ; il répète qu’on l’attend chez lui, qu’il lui faut quinze sous et qu’il n’a que faire d’orémus.

Le prêtre irrité appelle ses paroissiens et leur dit de saisir cet homme qui est fou. « Non, non, je ne le suis pas, et par saint Corneille (patron d’une abbaye de Compiègne) vous ne me jouerez pas ainsi : vous avez promis de me payer et je ne sortirai d’ici que quand j’aurai mon argent. — Prenez, prenez, criait le prêtre. » On saisit aussitôt le pauvre diable : les uns lui tiennent les mains, les autres les jambes, celui-ci le serre par le milieu du corps, celui-là l’exhorte à la douceur. Il fait des efforts terribles pour leur échapper, il jure comme un possédé, il écume de rage, mais il a beau faire, le curé lui met l’étole autour du cou et lit tranquillement son évangile depuis un bout jusqu’à l’autre, sans lui faire grâce d’un seul mot. Après cela il l’asperge copieusement d’eau bénite, lui donne quelques bénédictions, et permet qu’on le lâche.

Le malheureux vit bien qu’il avait été dupé. Il se retira chez lui honteux et honni, ayant perdu ses quinze sous ; mais en récompense il avait eu un évangile et des bénédictions.