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{{Titre|Deux nationalités russes|[[Nikolaï Kostomarov]]|1890<br><small>Traduit par [[Nadine Kontchewsky]] en 1893</small>}}
{{Titre|Deux nationalités russes|[[Nikolaï Kostomarov]]|1861<br><small>Traduit par [[Gustave Brocher]] (1916)</small>}}




==I==


J’avais 22 ans quand je vins habiter Saint-Pétersbourg. Trois mois auparavant, j’avais terminé mes études dans une des universités étrangères, et je rentrais en Russie avec un diplôme de docteur en mathématiques.


Après avoir vécu cinq ans seule et presque en ermite dans une petite ville d’Allemagne, je fus entraînée et pour ainsi dire grisée par le courant de la vie de Saint-Pétersbourg. J’oubliais temporairement toutes les combinaisons sur les fonctions analytiques, sur l’étendue et les quatre dimensions qui, il y a si peu de temps encore, occupaient tout mon être pensant ; je m’adonnais de toute mon âme à de nouveaux intérêts, faisant des connaissances à droite et à gauche, cherchant l’occasion de pénétrer dans les cercles les plus divers et suivant avec une curiosité intense toutes les manifestations de ce mouvement perpétuel, si compliqué et si vide au fond, qu’on appelle la vie pétersbourgeoise et qui semble ici pleine de charme au premier abord. Tout m’attirait et tout me rendait heureuse : les théâtres, les soirées philanthropiques, les cercles littéraires avec leurs discussions sans fin et sans résultat apparent sur les sujets les plus différents et les plus abstraits. L’intérêt de ces discussions, qui pour les habitués avait à la longue sensiblement diminué, conservait pour moi tout le prestige de la nouveauté.


J’y prenais part avec toute la vivacité dont est susceptible le Russe, bavard par nature ; de plus, j’arrivais de l’étranger où je n’avais eu d’autre société que deux ou trois savants enfermés chacun dans son unique spécialité et ne comprenant pas qu’on puisse dépenser un temps précieux en paroles inutiles.


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Le plaisir que j’éprouvais d’entretenir des rapports amicaux avec les gens que je fréquentais, faisait naître chez eux des sentiments analogues : mon enthousiasme se communiquait à mon entourage. Ma réputation de femme savante me parait d’une certaine auréole ; mes amis avaient confiance en ma destinée ; deux ou trois journaux avaient déjà fait mon éloge ; ce rôle, si nouveau pour moi, de femme célèbre m’intimidait un peu, tout en m’amusant beaucoup. En un mot, je me trouvais dans une disposition d’esprit fort heureuse, je traversais pour ainsi dire la lune de miel de ma renommée et à cette époque de ma vie je n’étais pas loin d’admettre que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

Aujourd’hui j’étais particulièrement de bonne humeur : la veille j’avais passé ma soirée dans les bureaux d’une revue que l’on venait de fonder et à laquelle on m’avait proposé de collaborer. Cette publication nouvelle excitait la verve des futurs écrivains : une animation extraordinaire régnait le samedi à la rédaction. Rentrée à deux heures du matin, je m’étais levée tard. Tout en déjeunant sans me presser, j’avais parcouru les journaux. L’annonce d’une bibliothèque sculptée à vendre d’occasion m’ayant frappée, j’allai la voir ; dans le tramway, je rencontrai une amie, comme moi membre du comité des cours supérieurs pour les femmes, récemment inaugurés ; nous causâmes de cette œuvre, puis j’allai voir d’autres amis, et enfin, vers les quatre heures, je rentrais chez moi. J’étais assise dans un fauteuil, devant un bon feu et j’examinais avec plaisir mon cabinet de travail, qui était fort agréable et arrangé avec goût. N’ayant pas cessé pendant cinq ans de passer de chambre meublée en chambre meublée, j’étais fort sensible au plaisir d’avoir enfin mon « chez moi ». On sonna dans l’antichambre. Qui cela pourrait-il bien être ? me demandai-je, en repassant dans ma mémoire mes nombreuses connaissances, et jetant au miroir un regard un peu inquiet sur l’état de ma toilette.

La porte s’ouvrit et une jeune femme entra ; elle était grande, et vêtue d’une simple pelisse de drap. Je ne distinguais pas ses traits, d’autant moins qu’un châle noir cachait presque entièrement son visage, ne laissant voir qu’un petit nez régulier et rougi par le froid. Je me levai et accueillis avec empressement ma visiteuse, tout en l’interrogeant du regard.

— Pardonnez-moi de vous déranger et d’être venue sans vous connaître, dit la jeune femme. Je suis Véra Barantzew. Il est douteux que vous vous souveniez de mon nom, quoique nos parents aient été voisins de campagne. J’ai lu dernièrement un article où l’on parlait de vous. Je sais que vous avez étudié à l’étranger ; on dit que vous êtes sérieuse et bonne, et l’idée m’est venue que vous pourriez me venir en aide par vos conseils.

Tout cela fut dit d’un trait et d’une voix extrêmement agréable.

J’étais confuse et, en même temps, flattée par cette preuve de ma bonne renommée.

Pour la première fois une personne inconnue venait me demander conseil.

— Je suis très heureuse de vous voir. Asseyez-vous et ôtez votre pelisse…

J’étais moi-même intimidée, cherchant mes mots.

Véra enleva son châle. Je fus saisie à l’aspect d’une véritable beauté.

— Je suis seule au monde et libre de toute attache. Ma vie personnelle est finie. Je n’attends et ne veux plus rien pour moi-même. Mais mon désir ardent et passionné est d’être utile à la cause. Dites-moi, indiquez-moi ce que je dois faire…, s’écria tout d’un coup la jeune fille sans préambule et allant droit au but de sa visite.

Venant d’une autre, ces paroles étranges, inattendues, eussent pu m’impressionner désagréablement, me sembler destinées à produire un effet voulu ; mais Véra parlait avec tant de simplicité, et j’entendais dans sa voix une note si sincère, si émue et suppliante, que je ne fus nullement surprise.

Cette belle fille, au corps souple et élancé, au visage d’une pâleur mate et aux yeux bleus et rêveurs me devint tout à coup extraordinairement chère et sympathique. Je n’avais qu’une crainte, celle de ne pas justifier sa confiance, ne pas savoir répondre à son appel et ne pas pouvoir lui donner un conseil utile.

Et ma propre vie, pendant ces trois ou quatre derniers mois, me sembla tout à coup bien superficielle et futile, tous les intérêts qui l’avaient remplie bien mesquins et sans portée ; un remords subit m’étreignit le cœur… Que vais-je lui dire ? Comment puis-je lui venir en aide ?

Ne sachant par où commencer, je fis servir du thé. En Russie, il est impossible de causer d’une façon intime sans la présence du samovar.

Ce qui me frappa dans Véra, dès notre première rencontre, fut son indifférence absolue pour toutes les choses extérieures.

Elle ressemblait à ces somnambules, dont la vue frappée par un objet qui n’est visible que pour elles, devient insensible à toute autre impression.

Je lui demandai si elle habitait Saint-Pétersbourg depuis longtemps, si elle se trouvait bien à son hôtel. À toutes ces questions banales Véra répondit d’un air distrait et même mécontent. Les détails de la vie, évidemment, ne la touchaient pas. Venue à Saint-Pétersbourg pour la première fois, elle n’était ni intéressée ni éblouie par le mouvement de la capitale.

Elle n’avait qu’une idée : trouver un but à sa vie. J’étais fortement attirée vers cette jeune fille, ressemblant si peu à toutes celles que j’avais connues. Je voulais mériter sa confiance et pénétrer dans ses pensées les plus intimes. Je dis qu’il m’était impossible de lui donner de conseils avant de la connaître davantage, et lui demandai de venir me voir aussi souvent que possible et de me parler de son passé. Véra elle-même avait grand besoin de s’épancher, et me raconta sa vie avec une excessive franchise. Après quelques semaines, je pénétrai dans son cœur et sus y lire aussi clairement qu’une femme peut lire dans le cœur d’une autre femme.

==II==

Les Barantzew appartiennent à une famille noble et illustre, sinon très ancienne. Leur arbre généalogique remonte officiellement, il est vrai, jusqu’à Rurick, mais il est permis d’avoir des doutes sur l’authenticité de ce document. Le seul fait établi d’une façon positive est qu’un certain Ivachka<ref>Diminutif méprisant de Jean.</ref> Barantzew avait servi comme simple soldat dans le régiment de S. M. l’impératrice Catherine II. Beau garçon, d’une stature athlétique, il avait su si bien mériter les bonnes grâces de sa « petite mère », la souveraine, qu’en récompense de ses fidèles services il fut promu caporal ; en outre, on lui donna une terre avec 500 âmes<ref>On ne comptait comme âmes que les hommes adultes.</ref> de paysans et 1,000 roubles en argent ; à cette époque, les âmes valaient peu et les roubles valaient beaucoup. Ce fut le point de départ de la prospérité de la famille Barantzew. Quant au titre de comte, il fut octroyé par Alexandre Ier, à la cour duquel la belle comtesse Barantzew joua pendant quelque temps un rôle fort en vue.

Cependant, au cours du siècle dernier, les annales de cette famille enregistrent, en même temps que des succès, quelques revers. Le trait caractéristique des Barantzew est l’ardeur effrénée de leurs désirs de toute sorte, cause pour eux de maint désastre. Plus d’un riche domaine, plus d’une terre de bon rapport furent perdus au jeu ou vendus pour des chevaux et des femmes. L’étoile de la famille pâlissait alors momentanément, mais, avec l’aide de Dieu, le soleil de la grâce du monarque faisait vite disparaître ce léger nuage. Toujours un Barantzew trouvait moyen de rendre au bon moment un service important au souverain et à la patrie ; et alors d’autres domaines, tout aussi riches, venaient remplacer les biens perdus. C’est ainsi que dans son ensemble la famille continua à croître et à prospérer.

En dehors des domaines perdus et des biens nouvellement acquis, les Barantzew possèdent un héritage précieux, se transmettant invariablement de génération en génération ; cet héritage est une beauté extraordinaire et pour ainsi dire familiale ; ils sont tous beaux et l’on ne trouve parmi eux aucun être monstrueux ou difforme, ni seulement laid. Ils semblent subir une attraction naturelle vers la beauté, ou bien accomplir d’instinct les théories de Darwin, car tous les comtes Barantzew épousent des femmes belles et toutes leurs filles prennent de beaux hommes pour maris. Aussi le type de famille a-t-il fini par si bien se constituer et être si connu dans l’aristocratie russe, que si l’on vous dit en parlant d’une belle physionomie : elle ressemble aux Barantzew, votre imagination doit alors se retracer cette image très précise : taille haute et bien proportionnée, visage d’un ovale un peu allongé, teint d’une mate blancheur, rosé et transparent aux joues, front bas et large avec un fin réseau de petites veines bleues aux tempes, cheveux d’un noir bleuâtre, yeux bleu foncé avec de longs cils noirs ; si vous n’avez pas compris, il devient évident que vous n’appartenez pas à l’aristocratie et ne connaissez pas ''the upper ten thousand'' en Russie.

Ce type est tellement vivace qu’au bon vieux temps de l’esclavage on n’ignorait pas qu’il pouvait se transmettre même aux paysans et aux domestiques des domaines seigneuriaux. Chose bizarre ! il suffisait au comte ou à l’un de ses fils de séjourner quelque temps au château pour que l’on vît apparaître dans une des chaumières, et surtout dans celles où les paysannes étaient jeunes et belles, un enfant, portrait vivant des Barantzew, ayant les traits fins et nobles des héritiers de cette famille.

Le comte Michel Ivanovitch, digne à tous égards de ses aïeux, était fort beau garçon ; de plus, il avait eu la chance de naître au commencement du règne de Nicolas, au temps le plus glorieux des régiments de la garde pétersbourgeoise.

Après avoir servi pendant plusieurs années dans le corps des cuirassiers et avoir brisé maint cœur de femme, ce qui lui valut parmi ses camarades le surnom flatteur de « terreur des maris », il devint, jeune encore, amoureux fou d’une de ses parentes éloignées, Marie Dmitriévna Koudriavtzew, dont le beau visage, comme sculpté par le ciseau d’un grand artiste, portait le cachet manifeste de la race des Barantzew. Le comte fut payé de retour et épousa bientôt sa belle fiancée, sans toutefois quitter le régiment. Peut-être même serait-il parvenu aux grades supérieurs s’il ne lui était arrivé une légère mésaventure au commencement du règne d’Alexandre II ; la cause en fut, une fois de plus, au sang bouillant et à la beauté funeste des Barantzew.

Jaloux de sa femme, il provoqua en duel son prétendu rival, un officier de la garde, et le tua à bout portant. L’affaire fut étouffée tant bien que mal ; néanmoins, il eût été difficile au jeune comte de rester au régiment ; aussi donna-t-il sa démission pour aller s’établir dans un domaine dont il venait d’hériter de son père, mort fort à propos.

Ceci se passait en 1857. Des bruits confus circulaient à Saint-Pétersbourg sur l’émancipation prochaine des serfs, mais n’étaient pas encore arrivés jusqu’aux Borki, domaine de Barantzew, où l’on continuait à vivre sous le bon vieux régime.

Personne n’aurait pu à cette époque évaluer au juste l’héritage du comte, lui moins que tout autre. C’était encore une belle fortune, quoique déjà bien amoindrie ; le défunt comte, d’heureuse mémoire, ayant mené la vie à grandes guides, d’immenses forêts furent abattues de son vivant et bon nombre d’arpents de prairies vendus. Quant à Michel Ivanovitch, il va sans dire qu’après avoir servi quinze ans dans un régiment de cuirassiers, il n’avait point quitté Saint-Pétersbourg sans y laisser quelques dettes. Aussi commença-t-il par vendre une partie de ses terres et hypothéquer le reste, ce qui lui permit de fournir au plus pressé. Pour le moment, tout s’arrangeait et on n’inquiétait pas le comte. L’intendant, homme habile, savait organiser les choses sans bruit et sans paroles inutiles ; lorsque le seigneur avait besoin d’argent, il en trouvait toujours sous la main.

Le comte Michel Ivanovitch et la comtesse Marie Dmitriévna se sentaient très jeunes encore à l’époque de leur émigration à la campagne, quoique leurs trois filles fussent déjà grandes. Ils n’avaient ni soucis ni préoccupations d’aucune sorte, et personne n’aurait eu l’idée de leur contester le droit de jouir de tous les plaisirs désirables. Ils conservèrent à la campagne toutes leurs habitudes, et la vie s’écoulait pour eux pleine de charme.

L’installation du château, aménagée par le défunt comte, annonçait un grand train : trente chevaux de maître à l’écurie, jardin anglais, orangerie et serres ; toute une armée de valets désœuvrés. Le seul changement introduit par les jeunes maîtres fut un surcroît d’élégance raffinée, importée de la capitale et dont on n’avait eu jusque-là aucune idée dans ce pays.

Ainsi les meubles de tous les appartements de réception furent recouverts d’étoffes de soie ; les fenêtres et les planchers garnis de portières et de tapis, luxe inconnu jusque-là : les valets, affublés auparavant de vieilles redingotes sales, héritage de leurs maîtres, portèrent la livrée qu’exigeait l’étiquette de la maison ; la cuisine fut mise sous les ordres d’un chef ayant fait son apprentissage au Club Anglais<ref>Club de Saint-Pétersbourg renommé parmi les gastronomes pour sa bonne cuisine.</ref> ; de plus, on adjoignit une élégante camériste libre et payée à la foule des femmes de chambre serves, qui du matin au soir cousaient, brodaient et faisaient de la dentelle.

L’exemple du jeune ménage exerça une influence notable sur tout le voisinage : les autres seigneurs s’empressèrent de l’imiter, et ce ne fut pas sans raison que le préfet, dans un discours prononcé en leur honneur, parla de la vie nouvelle apportée par eux dans la contrée.

En effet, avec leur arrivée commença une ère de festins et de réjouissances ; personne ne voulait avoir à rougir devant les nouveaux hôtes, venus de la capitale, et tout le monde secouait la paresse campagnarde. Les fêtes sans prétention d’autrefois — indigestes dîners patronymiques, jeux de cartes, danses — furent remplacées par des plaisirs plus raffinés et plus intellectuels. Un spectacle d’amateurs, un concert avec tableaux vivants, un bal masqué furent organisés au chef-lieu du département dès la première année de l’installation du comte Barantzew.

Le comte et la comtesse, enchantés de l’impression qu’ils avaient produite, étaient absolument pénétrés de l’importance de leur mission civilisatrice. Le comte avait même, à un dîner officiel, prononcé un discours sur le rôle de la gentry britannique, faisant des vœux pour la transformation des gentilshommes en landlords anglais.

Quant à la comtesse, elle travaillait aussi avec ardeur à l’ennoblissement des mœurs provinciales et se croyait obligée de faire venir ses riches toilettes de Saint-Pétersbourg.

Leur maison était ouverte à tout venant ; pour le dîner, tardif à la mode des villes, tous les membres de la famille étaient tenus de changer de toilette comme cela se pratique en Angleterre. À la « zakouska<ref>La « zakouska » est servie un peu avant le dîner et se compose de divers apéritifs et de quantité de hors-d’œuvre.</ref> » on servait non pas l’eau-de-vie ordinaire, nationale, mais bien l’ « amer anglais ».

Le château, construction lourde et ancienne, avec des murs de près d’un mètre et demi d’épaisseur, rappelait par son aspect extérieur un énorme coffre rectangulaire auquel venaient se coller par-ci, par-là, on ne sait pourquoi, des balcons fantastiques aux formes les plus diverses. Il appartenait à ce style bien caractéristique, qui n’est mentionné à ce qu’il me semble dans aucun manuel et qu’on pourrait nommer « style du servage », reconnaissable à la profusion de matériaux gaspillés à tort et à travers, donnant à ces constructions un aspect lourd et grossier.

Chaque détail montrait que cet édifice avait été élevé au temps où le travail était gratuit et où le propriétaire se servait de ce qu’il pouvait fabriquer chez lui, cuisant des briques à son propre four, faisant découper des parquets par des serfs-menuisiers dans son propre bois, le plan même de la construction étant dressé par un architecte serf.

Pour la distribution des pièces, la maison des Barantzew ressemblait à la plupart des maisons de campagne de la noblesse russe d’alors ; le premier étage était habité par les maîtres, le rez-de-chaussée réservé aux enfants et le sous-sol affecté aux offices et cuisines.

La comtesse ne descendait au sous-sol qu’une seule fois dans l’année, à Pâques, lorsqu’elle allait donner aux domestiques le baiser traditionnel du Christ ; quant aux chambres des enfants, elle y venait parfois, même les jours de la semaine quand les visites à recevoir ou à rendre lui en laissaient le loisir, ce qui, du reste, n’arrivait pas souvent.

Dans ces chambres croissaient et se développaient trois demoiselles, confiées aux soins de deux institutrices : Mlle Julie, grande brune, vive et bavarde, entre deux âges, et Mme Night, veuve respectable au visage sévère et monumental, encadré de longues boucles grises ; d’autres femmes étaient encore affectées au service des enfants : la vieille bonne, Anastasie, la femme de chambre et une petite fille pour les menus offices.

En un mot, tout était en règle selon les usages habituels d’une maison seigneuriale qui se respecte.

Les demoiselles étaient grandes pour leur âge ; toutes trois avaient de magnifiques cheveux qu’on tressait le matin et qu’on dénouait pour le dîner ; toutes trois promettaient d’être belles un jour.

Les deux aînées, Hélène et Lise, presque jeunes filles déjà, attendaient avec impatience le jour de leur entrée au salon, l’une avait quatorze ans l’autre en avait treize ; elles prêtaient l’oreille avec une curiosité passionnée à tout écho leur arrivant du premier étage et se plaignaient amèrement de porter des robes courtes.

La troisième, Véra, n’était encore qu’une fillette de huit ans, au visage rond et aux joues roses ; mais ses yeux avaient déjà cet étrange regard méditatif, propre aux enfants qui vivent à part. Pour le moment, elle ne se plaignait de rien. Ses instincts conservateurs étaient fortement développés ; elle avait pour tout ce qui l’entourait l’amour inconscient d’un petit animal domestique choyé et gâté. Jamais encore elle n’avait eu l’idée de critiquer ses proches. Sa petite maman était pour elle la meilleure des mamans et sa chambre la plus belle des chambres.

Et, de fait, tout marchait admirablement dans la maison. Chacun se tenait à sa place, vivant dans l’état de quiétude propre à toute société ayant des bases solides, ne laissant aucune marge à l’initiative personnelle.

Quant à l’amour, on y pensait, on en parlait et on y rêvait souvent à tous les étages de la maison Barantzew. Ses joies et ses tristesses semblaient seules devoir traverser la grande route droite et unie qui s’étendait devant les pas des trois demoiselles. Sous tous les autres rapports, leur vie devait être parfaitement réglée. C’était chose décidée entre le père et la mère qu’Hélène recevrait en dot le domaine de Mitino, Lise celui de Stepino et que les Borki resteraient à la cadette. C’était aussi chose prévue par le comte et la comtesse qu’un beau jour, dans trois ou quatre ans, arriverait immanquablement un hussard ou un dragon qui emmènerait Hélène, puis un autre qui prendrait Lise, et enfin viendrait le tour de Véra.

Les enfants habiteraient d’autres lieux que les Borki et seraient servies par d’autres femmes qu’Anastasie, mais à ces petits changements près, les filles vivraient d’une vie identique à celle de leur mère, qui elle-même n’avait fait que continuer l’existence de la grand’mère.

Tout cela semblait fort simple, parfaitement établi et chacun le savait aussi sûrement que l’on sait devoir dîner demain et après-demain.

Et pourtant ces prévisions infaillibles furent bouleversées soudainement par un événement inattendu — inattendu n’est pas le mot, car il y avait au moins vingt ans que toute la Russie en parlait et s’y préparait ; — mais comme tous les événements importants de l’histoire, il sembla arriver et prendre tout le monde à l’improviste.

Ce fut dans les circonstances suivantes que Véra entrevit le premier signe précurseur de ce grand événement.

À la fin de l’année 1860, les Barantzew donnaient un dîner de famille. Outre les habitués, — tantes, grand’mères et proches voisins, — on avait ce jour-là un hôte rare et dont on faisait le plus grand cas : c’était un oncle de Saint-Pétersbourg, personnage très haut placé dans l’un des ministères. Il venait d’arriver le matin même, et comme de juste ce fut lui qui dirigea la conversation pendant tout le dîner, racontant les dernières nouvelles des hautes sphères gouvernementales, nouvelles dont on ne savait rien par les journaux.

Pourtant, la comtesse l’interrompit à plusieurs reprises, et justement au moment où le récit semblait devenir le plus émouvant :

— Stiépane, prenez garde, lui dit-elle en français, faisant à la dérobée un signe de tête du côté des domestiques qui servaient, conservant leur impassibilité habituelle.

Après le dessert on passa au salon. Le comte s’assura que toutes les portes étaient closes, puis il dit solennellement : « Stiépane ! vous pouvez parler ! »

Véra était assise sur les genoux de son nouvel oncle, devenu promptement son ami ; on ne fit aucune attention à l’enfant, supposant qu’elle était incapable de comprendre la chose.

— C’est fait ! L’empereur a signé le projet qui lui a été présenté par la commission ! prononça l’oncle avec solennité.

La comtesse, qui versait en ce moment le café, laissa tomber ses bras devenus inertes ; une des petites cuillères tinta contre une soucoupe et quelques gouttes de café tombèrent sur le riche tapis de table.

— Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria-t-elle, se renversant dans un fauteuil et se couvrant le visage des deux mains.

Tout le monde restait atterré.

— Est-il possible que la chose soit tout à fait décidée ? demanda le comte d’une voix qui voulait être calme.

— Tout à fait et sans rémission ! Au commencement de février, le manifeste sera envoyé dans toutes les églises paroissiales pour être lu au peuple le 19, répondit l’oncle en remuant son café.

— Alors il ne nous reste plus qu’à espérer dans la miséricorde divine, dit le comte avec un soupir.

Un silence de mort régna dans le salon pendant quelques instants.

— Mais enfin, Messieurs, cela dépasse toute mesure ! c’est du vol organisé ! dit tout à coup un vieil oncle du comte, frappant du poing sur la table et bondissant de sa place, l’œil en feu et son visage, encadré de cheveux blancs, rouge de colère.

— Au nom du ciel, ne criez pas si fort, mon oncle ! Les domestiques peuvent entendre ! supplia la comtesse effrayée.

— Mais enfin, expliquez-moi comment tout cela va se passer. Aura-t-on désormais le droit de ne plus nous obéir ? interrogea la vieille tante Arina Ivanovna, se mêlant à la conversation.

— Ma sœur, ne dis pas de bêtises, lui répondit le comte en l’éloignant d’un geste impatient. Laisse-nous causer sérieusement avec Stiépane.

Les hommes firent cercle autour du personnage qui parlait avec vivacité. Les dames continuant à se désespérer.

— Comment l’empereur, qui a l’air si bon, peut-il nous faire tant de peine ! dit l’une d’elles, pleine d’étonnement.

Un laquais entrant pour desservir le café, tous se turent subitement,

— Mademoiselle, vous qui êtes restée au salon après dîner, vous avez dû entendre ce que les maîtres ont dit ? demanda Anastasie à Véra en la mettant au lit, le soir même.

La seule chose que Véra ait comprise de tout ce qui a été dit au salon ce soir-là, c’est qu’un malheur menace toute la famille. Personne ne lui a recommandé le silence et pourtant le sentiment de caste est déjà si fort ancré dans l’âme de ce petit animal de race, qu’elle répond avec dignité :

— Je n’ai rien entendu, Anastasie !

Tout le monde sait à présent que le manifeste est non seulement signé par l’empereur, mais déjà envoyé dans toutes les paroisses, et néanmoins jusqu’au dernier moment les seigneurs entretiennent l’espoir précaire que le fait n’arrivera point à la connaissance des domestiques. Ceux-ci, de leur côté, font mine de ne rien savoir ; toutes les conversations à l’office et dans l’antichambre cessent aussi subitement à l’approche des maîtres, que celles du salon à l’entrée des domestiques.

Cependant, le jour terrible arrive, ce 19 février 1861, attendu depuis si longtemps ! Toute la famille du comte Barantzew se prépare à aller à l’église. C’est après la messe que le prêtre doit donner lecture du manifeste impérial. Dès neuf heures du matin, tout le monde est prêt. Ce jour-là, tout se fait avec fièvre, mais avec recueillement, comme en une cérémonie funèbre. On a peur de dire un mot de trop.

Les enfants eux-mêmes sentent d’instinct l’importance et la solennité de ce jour : elles sont tranquilles et n’osent faire aucune question.

Deux équipages attendent devant le grand perron ; les voitures sont reluisantes de propreté, les chevaux couverts de leurs plus beaux harnais et les cochers de leurs livrées neuves. Le comte a son uniforme d’apparat, ses croix et ses décorations ; la comtesse se drape dans une riche mante de velours, et les enfants sont vêtues de leurs plus belles robes.

Leurs Seigneuries prennent place dans la première des voitures : le comte et la comtesse au fond et les trois fillettes sur le devant. Dans la seconde montent les gouvernantes, la femme de charge et l’intendant. Les autres domestiques s’en vont à pied. Il ne reste au château que les petits enfants et le vieux Mathias tombé en enfance.

Il y a environ trois kilomètres jusqu’à l’église. Pendant ce trajet, la comtesse se tamponne les yeux à plusieurs reprises avec son mouchoir parfumé. Le comte garde un silence farouche.

La place devant l’église fourmille de monde. Il y a là deux à trois mille paysans venus des environs. De loin, c’est une masse compacte de caftans gris où se détachent ci et là les fichus rouges des femmes.

— Ce spectacle me fait mal ! Je pense involontairement à 89, balbutie la comtesse.

— De grâce, taisez-vous, ma chère ! répond tout bas le comte effrayé.

Le gardien de l’église est déjà à son poste dans le clocher, où il attend l’apparition de leurs Seigneuries : dès qu’il les aperçoit au tournant de la route, les cloches commencent à sonner à toute volée.

L’église est absolument pleine ; une pomme n’aurait pas de place pour tomber à terre ; mais, par une vieille habitude, profondément enracinée dans leur cœur, toute cette foule s’écarte avec respect devant le comte et sa famille, les laissant passer en avant, à leur place habituelle près du chœur, à droite.

— Prions le Seigneur tous ensemble ! dit le prêtre sortant du sanctuaire, revêtu de ses ornements sacerdotaux.

— Prions aussi le saint Esprit, répond le chœur.

Toute cette foule ignorante prie aujourd’hui d’une seule âme, avec extase. Les hommes et les femmes font des signes de croix fréquents et des saluts profonds. Ces visages bruns et rudes, couverts de rides profondes, semblent convulsés par la tension de la prière dans une attente suprême.


Temple des soupirs, temple de la tristesse,

Temple misérable de ma patrie,

Ni Saint-Pierre de Rome, ni le Colisée

N’entendirent de plus douloureux soupirs.


Mais ce ne sont ni les soupirs ni les sanglots qui remplissent ce temple. De tous les temples de la terre russe, s’élève aujourd’hui vers le ciel une prière ardente, pleine de foi profonde et d’espoir passionné ; jamais peut-être depuis l’ère humaine, prière si fervente ne monta vers le ciel de tant de millions de cœurs à la fois.

« Seigneur, notre Dieu ! Ta grâce descendra-t-elle sur nous ? Nos douleurs sont grandes et durent depuis des siècles ! Notre vie sera-t-elle enfin meilleure ? »

Qu’est-ce que nous apporte le manifeste impérial ? Les seigneurs eux-mêmes ne le connaissent que par des on dit. Personne ne sait au juste ce qu’il contient, car tous les prêtres l’ont reçu scellé du sceau impérial, qui sera brisé seulement à l’issue du service divin.

On étouffe dans la petite église, malgré les portes et les fenêtres ouvertes, grâce à une quantité innombrable de cierges et à la foule compacte qui s’y est entassée. L’odeur lourde de tous ces vêtements imprégnés de sueur, de ces chaussures humides se mêle à la fumée des cierges et à l’âcre parfum de l’encens. L’air commence à manquer, les poitrines se soulèvent d’un effort toujours plus douloureux, et cette souffrance physique venant se joindre à la tension de l’attente, devient un martyre insupportable et fait naître un sentiment d’effroi inconscient.

Le prêtre s’avance, le crucifix à la main. Une demi-heure se passe avant que tous les assistants l’aient baisé de leurs lèvres ardentes.

Enfin, voilà le moment ! Le prêtre disparaît un instant dans le sanctuaire, puis revient se placer devant l’autel : il porte dans ses mains un rouleau de papier timbré, auquel est suspendu le sceau gouvernemental.

— Cela va-t-il enfin commencer ! murmure nerveusement la comtesse en serrant le bras de son mari d’un geste convulsif. Un long et profond soupir s’élève dans l’église comme si toute cette foule n’avait eu qu’une seule et même poitrine.

Il se produit à cet instant un tumulte inattendu. La foule de ceux qui n’avaient pu entrer était restée tranquille dans le parvis pendant la messe ; mais elle n’y tient plus maintenant et de proche en proche la vague humaine se brise sur les degrés de l’autel. On entend des cris, des jurons, des gémissements de femmes et des pleurs d’enfants.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Ayez pitié de nous ! gémit la comtesse, remplie d’effroi, bien que, protégés par le chœur, ni elle ni les siens ne courussent aucun danger.

L’ordre est bientôt rétabli ; un silence pieux règne de nouveau dans l’église. Tous écoutent avec avidité, retenant leur respiration ; on n’entend plus qu’un sifflement étouffé qui sort parfois de la poitrine d’un vieillard asthmatique, ou le cri d’un nouveau-né que sa mère berce pour l’apaiser aussitôt.

Le prêtre lit lentement, d’une voix chantante, en traînant les mots comme il a l’habitude de lire l’évangile.

Le manifeste porte l’empreinte officielle, le style en est lourd et obscur. Les paysans écoutent de toutes leurs forces, mais ce document — pour eux parole de vie ou de mort — ne contient que des mots vides de sens et n’arrivant pas jusqu’à leur cerveau. L’idée générale reste obscure, et à mesure que la lecture approche de sa fin, la tension passionnée de leurs visages disparaît peu à peu pour faire place à l’inquiétude et à un effroi hébété.

Le prêtre a fini. Les paysans restent là sans savoir s’ils sont libres ou s’ils ne le sont pas et surtout sans avoir reçu de réponse à cette question brûlante et vitale pour eux : À qui sera la terre désormais ?

La foule quitte l’église en silence, la tête basse.

L’équipage du comte avance au pas parmi les groupes de paysans. Ceux-ci s’écartent en ôtant leurs bonnets, mais ce n’est plus le salut profond d’autrefois : ils gardent un silence étrange et sinistre.

— Votre Seigneurie ! Nous sommes à vous et vous êtes à nous ! s’écrie tout à coup une voix avinée, et un paysan chétif se jette sur l’équipage, s’efforçant de baiser tout en courant la main du maître.

— As-tu fini ! exclame avec colère un grand gaillard au visage sombre et revêche, en l’éloignant du geste.

Le même soir, toute la famille Barantzew était rassemblée dans le petit salon. Mlle Julie, la tante Arina Ivanovna et le vieil oncle étaient là. En temps ordinaire chacun restait dans son coin, mais aujourd’hui le sentiment d’un malheur commun avait réuni tous ces êtres en un faisceau compact.

La comtesse, étendue sur une chaise longue, a sa migraine, et Mlle Julie lui applique sur les tempes des compresses d’eau froide.

Le comte, sombre et pensif, les mains derrière le dos, arpente la chambre ; l’oncle s’est réfugié dans un coin où l’on entend sa respiration pénible ; la tante fait un jeu de patience en poussant de temps en temps de profonds soupirs.

Au dehors gronde une tempête de neige ; on dirait quelqu’un qui gémit et pleure dans la cheminée. Des rafales de vent font battre les volets et secouent les plaques de tôle qui couvrent le toit. Ces bruits font tressaillir et sursauter la comtesse sur sa chaise longue. L’obscurité envahit la pièce. La lampe fume et brûle mal, elle manque d’huile évidemment. Mais tous semblent ne pas le remarquer. Les domestiques sont en bas et personne n’a envie d’appeler le laquais.

— Les paysans des Lieski ont mis le feu à la maison du seigneur ! dit tout à coup la vieille tante.

— Ils en feront bien d’autres ! répond de son coin la voix du vieil oncle, pareille à un croassement de corbeau.

— Oui, ils ont semé le grain, continua-t-il après quelques instants d’une voix triste et prophétique, voyons maintenant quelle sera la moisson ! Puis, montrant Mlle Julie : Qu’elle vous raconte comment cela s’est passé chez eux en 89.

— Mon Dieu ! Que l’avenir est terrible ! murmura la comtesse.

— Voyons, cessez de nous débiter des sottises ! Le paysan russe n’est pas un jacobin, que diable !…

C’est le comte qui parle d’une voix ferme et calme ; mais on sent que ces paroles ne partent pas du cœur et que lui-même est loin d’être tranquille.

— Non, Michel, nos paysans sont de vraies brutes ; nos paysans sont pires que les paysans français ! répond la comtesse en se soulevant sur le coude. Tu sais bien qu’ils nous haïssent…

Une porte grince dans la chambre voisine. Tous tressaillent et se retournent en tremblant. La comtesse laisse échapper une exclamation d’effroi.

C’est le domestique qui vient annoncer que le thé est servi.

Il est temps pour Véra d’aller se coucher.

Ne trouvant personne dans la chambre des enfants, elle ouvre la porte du corridor ; de l’office où les domestiques sont en train de souper monte un bruit confus de voix, de rires et de vaisselle entrechoquée.

Il est sévèrement interdit à Véra de descendre à l’office, mais aujourd’hui on a complètement oublié l’enfant qui a peur et qui aussi voudrait bien voir ce qui se passe en bas. Elle hésite pendant quelques secondes, mais comme elle est d’un tempérament peu craintif, la curiosité prend le dessus et elle descend comme une flèche vers le sous-sol.

La fête est dans son plein.

Le matin encore les domestiques se tenaient sur la réserve, ressentant une certaine inquiétude, car on n’osait encore croire à la grande nouvelle ; mais vers le soir le diapason avait monté. Au souper apparut, provenant on ne sait d’où, une bouteille d’eau-de-vie ; on fit quelques libations et… toute réserve disparut. Les visages sont en feu, les yeux humides, les cheveux en désordre. Une odeur de soupe aux choux, mêlée aux vapeurs de l’eau-de-vie et à la fumée âcre d’un mauvais tabac, les sons discordants d’un accordéon et de toutes ces voix avinées enveloppèrent Véra dès son entrée.

À sa vue tout le monde se tait. Mais cela ne dure qu’un instant, et le tumulte recommence.

— Ma petite demoiselle ! Viens ici ! Ne crains rien ! hurle le cocher. Est-ce que les maîtres pleurent là-haut ? Se plaignent-ils de ne plus pouvoir nous tyranniser ?

— Ce n’est pas vrai ! Vous mentez ! Personne ne vous a tyrannisés. Papa et maman sont bons ! s’écria Véra en frappant le sol du pied dans un mouvement de rage impuissante

C’est le sang des Barantzew qui parle.

Elle voudrait les battre et les frapper, ces valets impudents. L’indignation et la colère lui font oublier sa peur.

— Personne ne nous a tyrannisés ! Croyez-y ! Et votre défunt grand-père, combien en a-t-il estropié de malheureux dans sa vie ? Pourquoi a-t-il expédié au régiment André, le menuisier, quand ce n’était pas son tour ? Et Arina qu’il a envoyée garder les cochons ?

Ces réponses l’assaillent de tous côtés.

L’accordéon s’est tu. Tous les domestiques se serrent en un seul groupe et commencent à raconter tout ce qui s’est passé dans le bon vieux temps. Ce sont des récits terribles et révoltants ; Véra n’a jamais rien entendu de pareil.

— Mais tout cela, c’est grand-papa qui l’a fait ; papa et maman sont bons ! dit Véra, ne criant plus, mais d’une voix timide et les yeux voilés de larmes de honte.

Tout le monde se tait.

— C’est vrai, les jeunes maîtres ne sont pas méchants !

Cette conclusion est adoptée, mais à contre-cœur, ce semble.

— Oui, mais c’est depuis peu seulement que notre maître est devenu plus raisonnable ; au temps où il était garçon, il en a fait de belles avec nous autres, les filles ! ajoute la vieille économe qui elle aussi a goûté à l’eau-de-vie.

— Vous êtes des sans-cœur et des impies ! Comment n’avez-vous pas pitié d’un petit enfant ! résonne la voix indignée et courroucée de la vieille bonne. Depuis longtemps elle s’est aperçue de la disparition de sa petite maîtresse : elle l’a cherchée dans toute la maison, mais jamais l’idée ne lui serait venue de descendre à l’office !

Cette nuit Véra resta longtemps sans pouvoir s’endormir. De nouvelles pensées, terribles et humiliantes se pressent en tumulte dans sa tête. Elle ne sait elle-même d’où lui vient ce sentiment de honte et d’amertume. Elle pleure à chaudes larmes dans son petit lit, tandis que les mêmes bruits discordants de l’accordéon, les mêmes piétinements et les mêmes notes aiguës d’un air de danse montent vers elle du sous-sol.

==III==

Après l’émancipation des serfs, tout dans la maison changea subitement. — Les revenus diminuèrent si bien qu’il fallut mettre toutes choses sur un autre pied. L’intendant, « d’excellent » qu’il était auparavant, devint une « canaille » ; il était insolent avec le maître, trouvait des difficultés partout et n’apportait jamais l’argent à temps. On le renvoya pour en prendre un autre ; mais avec celui-ci tout alla de mal en pis. Chaque jour arrivaient, comme de dessous terre, de vieilles factures et d’anciens engagements, souscrits par le comte depuis si longtemps qu’il les avait oubliés. À la vue de chaque nouvelle traite, le comte, furieux, criait au vol et, néanmoins, devait payer. Bientôt on fut obligé de vendre les propriétés de Mitino et de Stiepino, ainsi que les plantureuses prairies et les grands bois : il ne resta plus que les Borki avec un lopin de terre insignifiant. Le pire était que les amateurs de biens manquaient en ce moment et que tout fut vendu à vil prix.

Il fallut renvoyer la majorité des serviteurs ; ceux qui restèrent, habitués dès l’enfance à la paresse, se plaignaient du matin au soir du surcroît de travail.

Quant aux maîtres, leur état normal était la colère, la mauvaise humeur, et ces disputes ressemblaient aux querelles de jadis, comme les mornes pluies d’automne ressemblent aux gaies averses printanières. Ce n’était plus la jalousie qui allumait ces discordes entre le comte et la comtesse, mais l’argent, toujours l’argent. À chaque demande de la comtesse, motivée par les besoins du ménage, le comte l’accablait d’invectives et l’accusait de prodigalité, de négligence, de manque d’ordre. Toute nouvelle toilette pour elle ou pour ses filles amenait une scène. D’autre part, il suffisait au comte de laisser paraître le moindre désir d’aller en ville ou en visite chez des voisins, pour que la comtesse eût immédiatement une attaque de nerfs ; ce qu’elle craignait aujourd’hui, ce n’étaient plus les jolies voisines, mais qu’il perdît de l’argent au jeu ou en d’autres passe-temps onéreux. Chaque jour les choses empiraient. Il fallut restreindre de plus en plus la dépense, on n’arrivait pas à joindre les deux bouts. Manquant de sens pratique, le comte et la comtesse ne surent pas équilibrer leur système de réforme : ils se refusaient le nécessaire, comptant les morceaux de sucre et les bouts de chandelle, tandis que rien n’était changé dans les grosses dépenses. L’intendant, le surveillant, la femme de charge, le cuisinier, le cocher continuèrent à voler leurs maîtres ; avec cette différence qu’auparavant chacun volait raisonnablement, pour ainsi dire en conscience, tandis que maintenant les scènes continuelles, les accusations, plus ou moins méritées, adressées indistinctement au voleur et à l’honnête homme, les menaces de renvoi exaspéraient tout le monde ; chacun se pressait d’attraper le plus possible ; c’était le pillage organisé de tous les biens seigneuriaux.

Dans la maison tout portait un cachet de ladrerie et de manque de confortable. Sous le poids des soucis et des désagréments journaliers, le comte et la comtesse se laissèrent aller, perdirent le souci de leur dignité. Quand Véra se rappelait sa mère, l’image de deux femmes bien différentes se peignait devant sa mémoire : l’une — jeune, belle, pleine de la joie de vivre, — c’était la maman de son enfance ; l’autre — capricieuse, maussade, désordonnée, empoisonnant sa propre vie et celle des autres, — c’était sa mère de la dernière période.

Chez tous les voisins la situation était la même. Il semblait aux propriétaires que le sol se dérobait sous leurs pas. Ils hésitaient, ne sachant comment se tirer d’affaire et ne comprenant pas ce qui leur arrivait. Les plaisirs et les fêtes étaient oubliés ; si deux ou trois d’entre eux se réunissaient parfois, c’était pour se lamenter et soulager leur cœur en se plaignant des paysans et du gouvernement. Les plus jeunes et les plus énergiques, abandonnant leurs biens en désespoir de cause, partirent pour Pétersbourg, espérant y devenir fonctionnaires. Il ne resta plus que les vieux.

Hélène et Lize Barantzew étaient devenues jeunes filles. Elles mouraient d’ennui à la campagne et se plaignaient amèrement du sort, qui effectivement, leur avait joué un mauvais tour en frustrant leurs brillantes espérances. Toute leur éducation depuis l’enfance avait dirigé leurs aspirations vers le jour bienheureux où elles mettraient des robes longues et iraient dans le monde. Ce jour était enfin arrivé, mais hélas ! il n’apportait avec lui qu’une amère désespérance.

La vie de Véra était tout aussi peu gaie. Comme première mesure d’économie, Mme Night fut renvoyée sous un prétexte quelconque ; Mlle Julie s’ennuya et prit son congé. Les parents de Véra ayant déclaré que leurs moyens ne leur permettaient plus d’avoir une gouvernante, on pensa à l’envoyer dans un lycée de jeunes filles, ouvert récemment au chef-lieu de la province ; mais comme il n’était fréquenté que par des élèves appartenant à la classe bourgeoise, la comtesse conçut une profonde aversion pour cet établissement, et il fut décidé que Véra entrerait à l’institut aristocratique de Smolna. On en parla toute une année et lorsqu’enfin la comtesse écrivit à une de ses anciennes amies à Saint-Pétersbourg, lui demandant de prendre tous les renseignements nécessaires, il était trop tard : Véra avait dépassé l’âge d’admission.

Alors le comte ordonna à Hélène et à Lize de s’occuper de leur sœur cadette, ordre qui ne fut nullement du goût de ces demoiselles. « Est-ce pour faire le métier de gouvernante qu’on nous a élevées ? » demandaient-elles en se mettant à la besogne de fort mauvaise grâce. À les entendre, Véra était inintelligente et paresseuse. Toute leçon finissait par des larmes ; maîtresses et élève saisissaient chaque occasion de l’abréger ; et les parents s’occupant de leur côté le moins possible de cette malencontreuse question, l’éducation de leur fille cadette fut peu à peu négligée, puis abandonnée, et à 14 ans Véra se trouva complètement livrée à elle-même.

L’été cela allait encore tant bien que mal. Elle passait des journées entières dans le parc, devenu sauvage, ou courait dans les prairies et les bois environnants. Les enfants du village s’effarouchaient à son approche et elle-même ne les craignait pas moins. Quand il lui arrivait de traverser le village, il lui semblait toujours qu’on se moquait d’elle et qu’on la méprisait, et elle finissait par éprouver d’instinct un sentiment d’inimitié contre les paysans.

En hiver, elle errait à travers les grandes chambres vides sans trouver à s’occuper. Par ennui elle s’était mise à fureter dans la bibliothèque, mais elle n’y trouva que des romans français ; malheureusement, elle avait presque complètement oublié cette langue qu’elle avait si bien parlée à l’âge de cinq ans.

Comme dans la maison tout le monde était continuellement de mauvaise humeur, partout où Véra se présentait, partout elle était mal reçue. Si elle entrait chez ses sœurs, elle les trouvait en train de se quereller pour une bêtise quelconque, ou si par hasard elles paraissaient d’accord, Véra n’entendait que plaintes et reproches à l’adresse de leurs parents : « Ce n’est pas ainsi qu’ils passaient leur jeunesse ! Mais ils ont gaspillé leur fortune, et maintenant nous périssons d’ennui à la campagne. » Chez sa mère, elle tombait au milieu d’une scène avec la femme de charge ; à l’office, c’était encore pire.

Il semblait que l’unique but de ces êtres était de se tourmenter et de se manger les uns les autres. Une seule personne ne murmurait pas et ne se plaignait jamais, — c’était la vieille bonne. Son unique souci était de ne pas laisser éteindre la veilleuse qui brûlait dans un coin, devant les saintes images. Quelques kopecks qu’on lui donnait pour acheter de l’huile la rendaient heureuse. On avait gardé cette vieille, à moitié aveugle et qui ne pouvait plus travailler ; mais on l’oubliait complètement, et pendant des journées entières personne n’entrait chez elle, à moins que la femme de chambre ne pensât à lui apporter de quoi manger, ou bien que son ancienne favorite, Véra, ne vînt la visiter le soir. La fillette, en entrant dans la minuscule chambrette de sa bonne, où régnait une odeur étrange — mélange d’encens, d’huile et de camphre, — éprouvait toujours le sentiment d’une intense quiétude.

— Je m’ennuie, disait-elle en se laissant tristement tomber sur une chaise basse et s’appuyant le front contre la table.

— Pourquoi t’ennuies-tu, ma petite lumière ? Il faut prier Dieu, répondait la bonne, de la même voix apaisante et caressante dont elle sermonnait Véra à l’âge de cinq ans.

Et Véra suivait le conseil de sa bonne : elle commençait à prier ; elle priait de toute son âme, passionnément, avec ferveur. La religion, par ses rites, par son côté purement extérieur, peu à peu remplissait le vide de cette existence d’enfant.

Cette année-là, pendant les trois dernières semaines qui précédèrent Noël, Véra avait observé un jeûne rigoureux, et la veille du grand jour elle n’avait rien mangé jusqu’à l’apparition de la première étoile. Aussi quand, au crépuscule, les popes arrivèrent comme d’habitude pour le service divin qu’on célébrait devant un autel provisoire, dans un coin de la salle à manger, elle ressentait dans tous ses membres une délicieuse faiblesse : il lui semblait qu’elle n’avait plus de corps et qu’elle aurait pu à chaque minute quitter la terre.

La fumée bleuâtre de l’encens remplissait toute la pièce d’un épais brouillard dans lequel scintillaient faiblement les petites lumières des cierges. L’odeur âcre et douce portait à la tête ; le chœur chantait et il sembla à Véra que les voix venaient de loin.

— Je ne veux rien du monde, je veux seulement te servir, mon Seigneur, pensait-elle tout attendrie. Son âme se remplit de joie et de lumière, et des sanglots extatiques sortaient de sa poitrine.

Ce même jour se produisit un miracle, du moins c’est ainsi que Véra nommait ce qui lui arriva.

La vieille bonne, quoique ne sachant pas lire, conservait précieusement quelques livres pieux, et, de temps en temps, demandait à sa demoiselle de lui en faire la lecture. Parmi ces livres il y avait une Vie des 40 martyrs et des 30 martyres. En ayant commencé la lecture à sa bonne, Véra en fut enthousiasmée ; elle l’emporta et passait à le lire des heures entières.

— Pourquoi ne suis-je pas née à cette époque ? se disait-elle avec regret.

Mais cette même veille de Noël, après que dans son âme elle eût fait le vœu de consacrer à Dieu toute sa vie, et qu’elle se trouvait le soir dans l’ancienne chambre d’études, un vieux numéro du journal La lecture pour les enfants, auquel ses sœurs étaient abonnées dans le temps, lui tomba sous les yeux ; elle se mit à le feuilleter et parcourut le premier article : il racontait l’histoire touchante de trois missionnaires anglais brûlés en Chine par des fanatiques. Il n’y avait que cinq ou six ans que cela s’était passé. Ainsi en Chine il y avait encore des idolâtres ! Ainsi l’on pouvait de nos jours y gagner une couronne de martyre !

— Seigneur, c’est toi qui m’inspires ! Tu m’indiques la voie à suivre et l’œuvre à accomplir !

Très émue, Véra tomba à genoux. Ce ne fut point pour elle un accident fortuit que cette vieille revue se trouvât sous ses yeux à ce moment précis : comme une réponse à sa brûlante prière, elle y vit un signe indubitable de la volonté divine.

De ce jour son sort fut décidé à ses yeux. Ses rêves prirent une direction et des contours distincts. Tout ce qui touchait à la Chine l’intéressait vivement et une rougeur subite montait à son visage lorsqu’à table on parlait de ce sujet. Elle ne craignait qu’une chose : c’est que la Chine ne devînt chrétienne avant qu’elle ne fût grande.

==IV==

La maison Barantzew se trouvait sur une hauteur ; au nord, la colline descendait en pente douce vers un grand étang, évidemment creusé jadis par des serfs. Tout autour s’étendait un parterre dans le goût des jardins de Versailles, avec des allées sablées en ligne droite, des massifs de fleurs affectant la forme de vases ou de cœurs et de nombreux bosquets de jasmins, de lilas et de tilleuls. Il y eut un temps où cet endroit aurait fait les délices d’un amateur de paysages classiques ; mais aujourd’hui que l’ancien artiste-jardinier, avec toute son armée de sous-employés, était remplacé par un simple paysan aidé de deux petits garçons, l’aspect en était lamentable. Sur l’étang rempli de vase tourbillonnaient d’innombrables essaims de moustiques, les bosquets étaient à moitié détruits, l’herbe poussait dans les allées et l’on ne pouvait se défendre d’un sentiment de tristesse à la vue de ce jardin prétentieux et abandonné.

Mais le parc, où l’on s’était donné moins de peine, laissant un libre cours à la nature, était encore fort beau. Un bois de bouleaux conduisait à une colline escarpée descendant à pic vers un ruisseau qui au moment de la fonte des neiges se transformait en un petit torrent dont il ne restait en été qu’un mince filet d’eau.

Au printemps, cette pente abrupte et buissonneuse se revêtait comme d’un blanc manteau des fleurs parfumées de l’aubépine. Dans l’air embaumé résonnaient les gaies chansons des loriots, des fauvettes et d’autres petits oiseaux, parfois même des rossignols. En automne, on y cueillait des noisettes et des framboises sauvages. La neige, en hiver, y couvrait le sol d’une couche si épaisse que la colline prenait l’aspect d’une masse blanche et uniforme où pointaient de petites brindilles toutes noires.

De ce côté, le ruisseau servait de limite aux terres des Barantzew ; au delà se trouvait un autre domaine appartenant au seigneur Stiépane Mikhaïlovitch Wassiltzew. Il faut dire que ce dernier n’était pas gênant pour ses voisins ; il ne venait jamais dans le pays. Les volets et les portes de sa maison de bois, à un étage, restaient clos ; le parc délaissé n’était plus qu’un terrain vague, plein de verdure et d’ombre ; d’énormes touffes de bardanes croissaient sous les vieux tilleuls, et les petites têtes floconneuses des pissenlits faisaient des taches blanches parmi les campanules, les œillets et les pensées sauvages.

Wassiltzew passait pour être très savant. Professeur à l’Institut technologique de Saint-Pétersbourg, il séjournait l’hiver dans cette ville, voyageait à l’étranger pendant les vacances, et semblait avoir complètement oublié le domaine de ses pères. Un beau jour cependant, au cours de cet hiver mémorable, un traîneau de poste orné de clochettes s’arrêta devant le perron du logis ; le propriétaire y était assis entre deux gendarmes.

La chose s’était faite bien simplement. Depuis longtemps Wassiltzew, qu’on disait avoir des opinions très avancées, était mal vu dans les hautes sphères de la capitale.

À l’occasion d’un jubilé quelconque, les étudiants de l’Institut technologique avaient organisé un banquet que le grand-duc, en personne, devait honorer de sa présence, l’établissement étant placé sous sa très haute protection. Son Altesse laissa entendre qu’il ne désirait point se trouver avec Wassiltzew ; ce dernier l’apprit et déclara qu’une défense officielle pourrait seule l’empêcher d’assister à la fête au même titre que tous les autres professeurs du collège. Il va sans dire que cette défense officielle ne lui fut pas envoyée ; aussi, au jour fixé, prit-il tranquillement sa place à la table dressée dans la grande salle de l’Institut.

Deux jours après, il reçut la visite du chef de la police secrète, qui l’invita poliment à donner sa démission et à se retirer dans ses terres avec interdiction d’en sortir. Par surcroît d’amabilité on lui donna l’escorte de deux anges gardiens en habits de gendarmes.

C’est ainsi que Wassiltzew s’installa dans sa maison.

Il est facile d’imaginer l’effet que cet événement produisit dans la contrée. Les raisons qui avaient amené la soudaine apparition de Wassiltzew donnèrent lieu aux bruits les plus absurdes et les plus exagérés ; beaucoup de gens voyaient en lui un conspirateur dangereux, ce qui lui constituait une auréole mystérieuse, terrible et en même temps attrayante, car en Russie, à moins d’appartenir à la police secrète, on éprouve toujours un instinctif sentiment de respect pour tout criminel politique.

Les Barantzew étant les plus proches voisins de Wassiltzew, il n’est pas étonnant que les deux filles aînées se trouvassent portées naturellement à considérer cet intéressant personnage, envoyé par le ciel, comme leur propriété. Il était garçon, et quoique n’étant ni beau ni jeune, — il avait dépassé la quarantaine, — il pouvait cependant passer pour un parti sortable, vu la rareté des épouseurs.

Il est probable que Wassiltzew eût été fort surpris d’apprendre le rôle important que jouait sa personne dans les causeries et les plans de ces demoiselles. Un hasard étrange voulait que, pendant tout l’été, il lui fût impossible de sortir sans les rencontrer l’une ou l’autre dans des costumes fantasques et des poses pittoresques. Tantôt il apercevait l’espiègle Hélène perchée comme un écureuil sur une branche, l’examinant d’un air mutin à travers l’épais feuillage ; tantôt c’était la languissante Lise, nouvelle Ophélie, se penchant rêveusement sur l’étang, une couronne de myosotis dans la main. Il fallait entendre les petits cris effrayés et gracieux que jetaient les deux belles ainsi surprises à l’improviste !

Cependant, ces rencontres n’aboutissaient à rien. Wassiltzew saluait froidement, maladroitement, et passait sans entamer de conversation. Aussi les jeunes filles en vinrent-elles à la conclusion que leur voisin était un ours mal léché.

Mais si des relations amicales ne purent se former entre Wassiltzew et les deux filles aînées du comte Barantzew, il en fut tout autrement avec Véra, et pourtant leur première rencontre n’eut rien de poétique.

Pour trouver une distraction à sa solitude et à l’uniformité de son existence actuelle, Wassiltzew, profitant des derniers jours de l’été, faisait de longues promenades. Mais comme tous ceux qui ne sont pas initiés à la vie de campagne dans les provinces russes, il lui arrivait de courir certains dangers et de se trouver parfois dans des situations périlleuses. Personne parmi ses collègues ne l’avait jamais soupçonné de manquer de courage ; au contraire, ils craignaient continuellement qu’il ne leur fît tort par trop de témérité. Lorsque sa carrière de professeur se termina d’une façon si inattendue, ses amis s’écrièrent avec tristesse : « C’était inévitable ! ce risque-tout ne pouvait que mal finir. » Lui-même avait conscience de sa vaillance. Dans ses pensées les plus intimes — celles qu’on ne dit pas à son meilleur ami — il se voyait parfois accomplissant des prodiges de valeur, et du fond de son cabinet de travail, il prenait part à la défense d’une barricade.

Néanmoins, Wassiltzew n’avait pas confiance qu’en sa propre bravoure : il avait un profond respect pour les chiens du village qui avaient, disait-on, mis en pièces une mendiante au printemps dernier, et pour le taureau qui déjà par deux fois avait enlevé le berger sur ses cornes ; mais il ne tenait pas à faire leur connaissance d’une façon plus intime.

Un beau jour qu’il s’était éloigné passablement de la grand’route, par des sentiers à peine frayés, il marchait, selon son habitude, la tête basse, absorbé dans ses pensées, sans regarder à droite ni à gauche. Revenant subitement à lui, il s’aperçut qu’il suivait au milieu d’une prairie marécageuse une voie étroite qu’il ne pouvait quitter sans enfoncer jusqu’à la cheville ; devant lui coulait un ruisseau assez large et derrière on entendait le piétinement et les mugissements du troupeau du village.

— Eh ! l’homme ! Arrête un peu tes bêtes, cria Wassiltzew.

Mais le berger, garçon de quinze ans, à moitié idiot, et auquel on n’avait donné cette place que parce qu’il était incapable de tout autre travail, ne répondit que par quelques sons inarticulés et un éclat de rire imbécile.

Wassiltzew ne savait quel parti prendre.

— Sautez le ruisseau, il n’est pas profond ! lui cria une voix rieuse, presque une voix d’enfant.

Wassiltzew regarda d’où venait ce bon conseil et vit sur un monticule, de l’autre côté du ruisseau, à une vingtaine de pas, une fillette de quinze ans environ, coiffée d’un chapeau défraîchi et vêtue d’une méchante robe d’indienne fanée.

Véra, amenée aussi en cet endroit par le désœuvrement, examinait curieusement l’individu qu’un aussi insignifiant obstacle pouvait arrêter.

— Sautez donc hardiment ! cria-t-elle encore une fois ; mais Wassiltzew restait indécis.

Alors Véra descendit en courant, traversa la prairie, enfonçant dans la vase ses chaussures éculées, et saisit une planche qu’elle lança en travers du ruisseau, éclaboussant ses bas blancs et le pantalon clair de son voisin.

Une fois hors de danger, Wassiltzew éprouva une vive confusion de s’être montré poltron. Il esquissa une formule de remerciement et resta devant Véra, souriant d’un air contraint, ne voulant pas la quitter sur cette mauvaise impression et ne sachant comment lier conversation avec cette petite sauvagesse qui le dévisageait obstinément.

— Quel livre avez-vous là ? Peut-on voir ? trouvant enfin un mot à dire. Véra tenait sous le bras sa précieuse Vie des martyrs.

Wassiltzew ouvrit le livre à tout hasard et lut ce qui suit : « L’empereur Dioclétien, courroucé contre l’honnête martyr Isidore, ordonna à ses gardes de le conduire au Capitole… »

— Quelle sottise ! s’écria involontairement Wassiltzew.

Les yeux bleus de Véra s’assombrirent. Avec un geste d’indignation, elle saisit le livre, tourna le dos à son interlocuteur et, sans se retourner, prit le chemin de la maison.

Ce soir-là, Wassiltzew pensa plus d’une fois à l’épisode comique du matin. Ce souvenir le faisait rire, tout en le dépitant légèrement.

Le lendemain, sans motif raisonné, il retourna à l’endroit de sa honteuse défaite.

À son étonnement, il y trouva Véra. Pensive et sérieuse, elle était au bord du ruisseau et semblait l’attendre.

— Bonjour ! lui dit-il amicalement, lui tendant la main.

— Est-il possible que tout cela soit faux ? demanda-t-elle au lieu de répondre et levant sur lui ses grands yeux inquiets et presque suppliants.

La veille, elle s’était fâchée en entendant critiquer son livre favori, mais bientôt sa colère avait fait place à un sentiment plus pénible.

Dans l’opinion générale, le voisin avait une grande intelligence et beaucoup d’instruction. Il devait donc savoir à quoi s’en tenir. Serait-il possible que toute l’histoire des martyrs ne fût qu’un conte ? Le doute la faisait tant souffrir qu’il lui fallait s’éclairer coûte que coûte.

— C’est du livre que vous parlez ? demanda Wassiltzew en riant. Mais, Mademoiselle, réfléchissez. L’empereur Dioclétien régnait à Bysance et le Capitole se trouve à Rome. Comment pouvait-il ordonner aux gardes d’y mener l’honnête martyr Isidore ?

— Ah ! c’est ainsi que vous l’entendez ! Alors il n’y a que cela de faux ?

— Comment « que cela » ? Il me semble que cela suffit !

— Mais est-il vrai qu’il y a eu des martyrs ?

— Certainement.

— Et qu’on les a coupés en morceaux, brûlés et fait dévorer par des bêtes féroces ?

— Tout cela est vrai.

— Ah ! Que Dieu soit béni ! s’écria Véra avec un soupir de soulagement.

— Comment ? Que Dieu soit béni ? Qu’on les ait ainsi martyrisés ?

L’originalité de cette enfant commençait à amuser Wassiltzew.

— Mais non, ce n’est pas cela ! s’écria Véra, confuse. Je veux dire : Dieu soit béni qu’au moins à cette époque-là il y ait eu de si braves gens, des saints, des martyrs.

— De nos jours, il y a aussi des martyrs, dit Wassiltzew devenu sérieux. Véra lui lança un long regard étonné.

— Ah oui, en Chine ! trouva-t-elle enfin.

Wassiltzew sourit.

— Pourquoi chercher si loin ? Il y en a plus près.

Véra ne le quittait pas des yeux et son visage exprimait un étonnement de plus en plus profond.

— N’avez-vous jamais entendu dire que chez nous, en Russie, on emprisonne et on interne les gens, qu’on les envoie en Sibérie et que parfois on les pend ? Comment pouvez-vous demander s’il y a des martyrs ?

— Mais chez nous on ne déporte et on n’interne que des criminels et des brigands !…

Ces paroles sortirent involontairement de la bouche de Véra ; à peine avait-elle eu le temps de les prononcer que son visage devint pourpre. « Notre voisin, lui aussi, est interné », pensa-t-elle.

— On interne aussi pour autre chose ! dit Wassiltzew à demi-voix.

Ils continuaient à marcher côte à côte en silence ; Véra, la tête baissée, tiraillait nerveusement les bouts de son fichu. Des pensées étranges, presque insensées, remplissaient sa tête. Elle craignait de dire une bêtise, de blesser le voisin, et cependant cette question avait pour elle une importance si vitale qu’elle ne pouvait se laisser arrêter par des conventions de politesse.

— Quel est le motif de votre internement ? demanda-t-elle rapidement, sans regarder Wassiltzew.

Celui-ci sourit.

— Cela vous intéresse-t-il beaucoup ? demanda-t-il.

Véra fit de la tête un signe affirmatif ; son visage répondait pour elle.

— Et ces martyrs contemporains vous intéressent-ils aussi ?

Les yeux de Véra brillèrent d’un éclat encore plus vif.

— Voulez-vous que je vous raconte tout cela ?

Seulement, je vous avertis que je serai obligé de vous parler de bien autre chose encore.

Le visage de Véra rayonnait.

— Je serai peut-être forcé de vous parler aussi de Dioclétien et du Capitole. M’écouterez-vous ?

— Oh oui ! Certainement !

==V==

Le lendemain, Wassiltzew fit une visite au comte Barantzew et des relations s’établirent vite entre eux ; aussi quand Wassiltzew proposa, quelque temps après, de donner à Véra des leçons gratuites, son offre fut-elle acceptée avec empressement, d’autant que le comte, malgré toute sa légèreté, éprouvait des remords de conscience à la pensée que sa fille cadette grandissait avec un bagage de connaissances aussi léger que celui de la première paysanne venue.

À partir de ce moment, les sœurs de Véra, persuadées qu’elle était parvenue à conquérir le cœur de leur voisin, la félicitèrent en riant de cette victoire. Se moquer de son « adorateur » devint bientôt une habitude pour elles. Ces conversations et ces agaceries éveillèrent d’abord chez Véra un sentiment de confusion et de colère ; mais peu à peu elle y trouva un certain charme. N’est-il pas toujours flatteur d’entendre dire qu’on a inspiré une passion ? Cela lui donnait une importance qu’elle était loin de s’accorder auparavant.

— Eh bien ! Comment t’a-t-il parlé aujourd’hui ? S’est-il déclaré ? Ne fais donc pas de cachotteries !

C’est ainsi qu’après chaque leçon les sœurs de Véra la pressaient de questions.

Et Véra, malgré elle, commençait à raconter ; elle racontait même ce qui n’avait jamais eu lieu. Ses sœurs savaient si bien expliquer chaque mot prononcé par Wassiltzew que ce mot prenait une tout autre signification que celle qu’il avait voulu lui donner.

Sans qu’elle s’en aperçût, le voisin occupait presque toutes les pensées de Véra et son image ne lui paraissait plus la même. « Une vraie perche, ni jeune ni beau, un visage terreux et des yeux tellement myopes qu’ils semblaient ne rien voir, même avec des lunettes ! » C’est ainsi qu’elle l’avait dépeint après leur première rencontre. Maintenant qu’il était passé au rang d’adorateur, elle éprouvait un si grand désir d’en faire un héros, qu’elle commença à lui trouver chaque jour des qualités nouvelles. Une fois c’était son sourire qui lui paraissait agréable ; une autre fois elle faisait la remarque que les petites rides, très drôles, qui se formaient autour de ses yeux lorsqu’il riait, avaient du charme.

Toutes ses heures, dès lors, se passaient dans une attente continuelle et inconsciente ; elle voyait arriver chaque leçon avec des battements de cœur, et pendant tout le temps de la leçon elle était nerveuse et palpitante, se demandant : « Est-ce pour aujourd’hui ? »

Véra et Wassiltzew sont seuls dans la chambre d’études. La leçon est finie, mais le maître ne s’en va pas. Il a mis son livre de côté et se laissant tomber dans un fauteuil, la tête appuyée sur sa main, il reste pensif, ce qui lui arrive assez souvent.

Véra, immobile, est assise à côté de lui. Elle éprouve un sentiment de gêne et n’ose bouger, les yeux fixés sur la main maigre et brune de Wassiltzew ; elle examine machinalement une grosse veine bleue qui commence au poignet en écartant quelques petits poils et se rétrécissant soudain aboutit au médium. Il va faire nuit ; tous les objets perdent peu à peu leurs contours. À mesure que la main de Wassiltzew s’efface dans cette obscurité, Véra fait des efforts pour la voir encore. Une étrange inertie la cloue sur place ; son cœur bat violemment ; elle entend dans ses oreilles comme le bruit lointain d’eau coulante.

Tout à coup Wassiltzew revient à lui.

— Véra, chère enfant…, commence-t-il doucement, continuant sa pensée et caressant de sa main celle de son élève.

— Voilà le moment ! Il va faire une déclaration !… se dit Véra.

Mais ses nerfs sont trop tendus. Quelque chose lui serre la poitrine et la gorge ; encore un mot, et il lui semble qu’elle va suffoquer.

— Je vous en supplie, ne dites rien ! Je sais tout !… Ces paroles s’échappent de ses lèvres comme un cri étouffé.

Elle bondit de sa chaise et se sauve dans le coin opposé de la chambre. Wassiltzew ahuri la regardait en silence, complètement décontenancé.

— Véra, mon enfant, qu’as-tu ? murmure-t-il enfin craintivement.

Le son de sa voix dégrisa Véra ; elle comprit qu’elle avait fait une énorme, une terrible méprise.

Que faire et comment la lui expliquer ?

— J’ai pensé… il m’a semblé…, balbutia-t-elle d’une voix inintelligible.

Wassiltzew ne la quittait pas des yeux et son visage, sur lequel se lisaient d’abord la crainte et l’étonnement, prenait une expression presque désagréable.

— Véra, je veux et j’exige que vous me disiez ce qui vous a semblé ! Debout devant elle, il serrait fortement ses mains ; sa voix était dure et métallique ; ses yeux bleus de myope scrutaient son visage.

Sous la pression de ce regard investigateur, Véra sent qu’elle perd toute volonté, toute domination d’elle-même. Elle sait que l’aveu sera terrible, mais fût-il même question de vie et de mort, elle ne pourrait ne pas répondre : il faut qu’elle dise la vérité.

— J’ai cru… que vous étiez amoureux de moi ! murmure-t-elle d’une voix entrecoupée.

Wassiltzew lâcha ses mains comme si un serpent l’eût mordu.

— Véra, Véra ! Vous ne valez pas mieux que les autres ! cria-t-il d’un ton de reproche en quittant la chambre.

Véra resta seule, anéantie.

— Quelle honte ! comment vivre après cela ? fut sa première pensée quand le lendemain matin elle se réveilla après quelques heures d’un sommeil fiévreux.

Le jour commençait à peine. Ses sœurs dormaient encore d’un profond sommeil.

Hier, elles n’avaient rien remarqué, rien soupçonné ; mais que diront-elles quand elles sauront ! Avoir été pendant tout un mois l’héroïne d’un roman, et n’être plus qu’une petite fille sotte et outrecuidante ! Quelle honte, quelle honte !

Véra cache sa tête sous la couverture et pleure amèrement, convulsivement, mordant son oreiller pour ne pas être entendue.

Lise se retourne dans son lit. Les deux sœurs commencent à s’éveiller.

— Pourvu qu’elles ne remarquent rien !

Cette pensée sèche les larmes de Véra ; elle se lève comme si de rien n’était, s’habille, cause tout le jour comme à l’ordinaire ; elle rit même.

Parfois elle parvient à oublier ce qui s’est passé ; mais elle continue à éprouver au cœur cette même douleur sourde, lancinante et inconnue jusqu’alors.

Enfin arrive le jour de la leçon.

— Que va-t-il se passer ? pense Véra et elle se sent glacée à l’idée de revoir Wassiltzew.

Vers trois heures arrive un petit garçon de la maison voisine avec une lettre de son maître qui ne se sent pas bien et prie qu’on l’excuse de ne pouvoir donner sa leçon.

— Grâce à Dieu ! se dit Véra avec un sentiment de soulagement. Et la vie de jadis, décolorée, pleine d’ennui, recommence pour elle. Elle erre de nouveau pendant des journées entières d’une chambre à l’autre ne sachant que faire et qu’entreprendre. Elle n’a rien dit et pourtant ses sœurs soupçonnent quelque chose et la persécutent de questions blessantes. Véra évite leur société le plus possible.

Ainsi passe une semaine, et une autre commence. Wassiltzew ne vient toujours pas.

— Il ne viendra plus jamais, se disait Véra chagrine et presque irritée. Cependant, un jour où seule dans la chambre d’études elle feuilletait distraitement ses livres, elle entendit dans le corridor un bruit de pas bien connus.

Le sang lui afflua au cœur ; un instant il lui sembla qu’il avait cessé de battre. Son premier mouvement fut de fuir, mais avant qu’elle eût pu mettre son projet à exécution, Wassiltzew entra dans la chambre.

Il avait l’air tranquille et bienveillant, comme si rien ne s’était passé, et ces interminables journées n’avaient rien changé à sa manière d’être.

Et Véra ? Elle l’avait haï pendant cette semaine, mais en ce moment un sentiment de joie intense, délirante remplissait son être. Elle avait encore honte, douloureusement honte, et cependant le bonheur débordait.

— Véra, ma petite amie, cela ne peut continuer ainsi ! Sa voix était calme et caressante, comme s’il se fût adressé à une enfant. Il s’est passé entre nous un petit malentendu — fort désagréable — mais nous allons causer longuement, une fois pour toutes, et puis nous oublierons et serons des amis comme auparavant.

J’ai quarante-trois ans, ma petite Véra ; je suis vieux, j’ai trois fois votre âge ; vous pourriez être ma fille, mais non ma femme. Vous aimer serait non seulement stupide, ce serait lâche de ma part. Heureusement que jamais la pensée ne m’en est venue. Mais je vous ai voué une amitié profonde et sincère, et mon plus ardent désir est que vous deveniez vraiment noble, bonne et utile. Les jeunes personnes futiles et coquettes seules s’imaginent qu’un homme ne peut rester une demi-heure dans leur société sans penser à les courtiser. Mais vous, Véra, vous ne leur ressemblez pas, n’est-il pas vrai ?

Véra ne dit mot ; elle baissa la tête, de grosses larmes tremblaient au bout de ses longs cils ; en ce moment elle n’éprouvait aucun sentiment de haine contre Wassiltzew.

— Écoutez-moi, amie, et donnez-moi la main, continua Michel Stiepanovitch.

Pour bien vous montrer combien je tiens à vous, je vais vous dire ce que je n’ai jamais dit à personne. J’ai aimé une fois dans ma vie. Je n’ai jamais rencontré depuis une jeune fille meilleure…

Mais son sort fut terrible… C’était bientôt après l’attentat de Karakosow…

On soupçonnait et on arrêtait tout le monde ; il suffisait d’un mot imprudent pour aller en prison. Elle aussi fut arrêtée. Les prisons étaient pleines, et elle passa six mois dans une cave humide et sombre, que l’eau inondait parfois. Quand son tour arriva d’être jugée, il se trouva qu’il n’y avait contre elle aucune preuve. Il fallut la relâcher. Mais elle était frêle et délicate, et, dans cette cave humide, elle avait contracté une cruelle maladie, la plus atroce de toutes celles qui existent : une carie des os, celle qu’on nomme la carie des prisons. L’agonie dura trois ans. Il va sans dire que je ne la quittai pas une seconde. Chaque jour je voyais l’implacable ennemi faire son œuvre de destruction, la manger toute vive. Ses souffrances étaient si grandes que moi qui l’aimais de toute mon âme, j’appelais la mort comme une délivrance. Après cela, mon enfant, vous comprendrez qu’un homme qui a souffert ainsi ne puisse plus aimer… Et puis, dans un pays où se passent des choses semblables, a-t-on le droit de penser à l’amour, au bonheur ?…

L’émotion coupa la parole à Wassiltzew, Véra sanglotait amèrement.

Après quelques minutes, Wassiltzew lui montra le portrait de sa fiancée avant sa maladie : un visage beau et intelligent aux yeux sombres et rêveurs. Il sembla à Véra que jamais elle n’avait vu des traits plus nobles ; elle appliqua ses lèvres sur le portrait comme sur une image de martyre, et les larmes aux yeux elle répéta son vœu d’enfance : conquérir une couronne de martyre ! Seulement ce n’était pas en Chine qu’elle irait la chercher ; elle savait maintenant qu’en Russie le sort réserve cette couronne à plus d’une.

De ce jour il n’y eut plus de malentendu entre Véra et Wassiltzew, et leur amitié fut scellée à jamais.

==VI==

Avril touchait à sa fin ; cette année-là le printemps était apparu soudainement. Les rivières s’étaient dégelées, la neige avait fondu depuis longtemps, mais il continuait à faire froid ; la végétation se développait lentement, sans énergie, comme à contre-cœur. Chaque brin d’herbe avait l’air de se faire prier pour secouer la torpeur hivernale et sortir de dessous terre une tige tendre et frileuse. On ne sentait en rien la fièvre du renouveau. Cependant une nuit la pluie vint, fine et tiède, et dès ce moment ce fut comme une féerie. Il semblait que chaque petite goutte d’eau tiède et parfumée versait un levain dans le sein de la terre. Il y eut un réveil général, une passion de vivre ; tout se hâtait, écartant le voisin, l’écrasant, semblant craindre d’arriver trop tard ; chaque molécule vivante paraissant décidée à défendre son droit.

Le lendemain matin les habitants des Borki furent stupéfaits. En une nuit tout avait changé ! Le jardin, les champs, les bois étaient méconnaissables : noirs et nus hier au soir, une légère verdure les recouvrait ce matin. L’air était devenu léger et parfumé.

C’est le moment de la plus forte fièvre printanière. Les bouleaux ont poussé de jeunes feuilles fines et transparentes comme une dentelle. Les bourgeons gonflés des peupliers laissent tomber à terre leurs petites écailles collantes et résineuses remplissant l’air d’un puissant et enivrant arôme. Le pollen jaune et parfumé des fleurs du noisetier et de l’aune flotte dans l’air avec les blanches pétales de l’aubépine et du cerisier.

Les sapins lancent de longues pousses d’un vert tendre, qui montent semblables à des candélabres, se détachant sur le fond sombre de la verdure ancienne. Seul le chêne reste sec et morose, paraissant oublier le printemps.

Chaque jour arrivent du midi de nouveaux hôtes. La semaine dernière on avait vu se découper sur le ciel le premier triangle noir des grues ; le pic fait entendre un coup sec dans le creux du vieux hêtre ; les hirondelles cherchant leurs nids vides se pressent sous le toit du balcon et entreprennent une lutte acharnée avec les moineaux qui les ont occupés pendant l’hiver.

De chaudes effluves sortent du sol : il semble qu’on distingue le bruit du travail étrange et mystérieux qui se produit dans ses entrailles. Impossible de faire un pas sans écraser le germe d’une vie naissante. Un murmure d’amour semble s’élever au-dessus de l’étang : dans chaque flaque d’eau pullulent des milliards de formes diverses, et tout cela remue et vit, pénétré de l’importance de son propre moi.

Dans l’ancienne chambre d’études une jeune fille est penchée sur la table ; elle paraît avoir dix-huit ans, sa taille est élancée et son profil finement sculpté ; ses yeux bleu foncé, bordés de cils noirs, sont rêveurs.

Un livre ouvert est devant elle ; c’est un volume de Dobroliuboff ; il est facile de voir qu’elle ne peut fixer ses pensées sur sa lecture. À chaque instant elle lève la tête et se renverse sur le dossier de sa chaise ; ses doigts agitent machinalement un coupe-papier en ivoire. Tout à coup ses yeux expriment l’impatience de l’attente.

Il n’est pas facile de reconnaître dans cette belle jeune fille l’ancienne petite Véra. Depuis sa mémorable explication avec Wassiltzew, trois années ont passé dans le calme, sans aucun événement extérieur, mais riches pour elle en travail et en impressions.

Son amitié avec Wassiltzew n’avait fait que croître et se fortifier ; seulement, elle était devenue une étrangère pour sa famille. Ses sœurs avaient fini par se fatiguer de la taquiner au sujet du voisin et s’étaient complètement détournées d’elle ; quant aux parents, les relations avec Wassiltzew datant de son enfance, ils n’avaient pas cru devoir y mettre obstacle lorsqu’elle eut grandi, suivant en cela leur habituelle légèreté. Cependant, la considération qu’ils avaient autrefois pour Wassiltzew avait sensiblement diminué pendant ces derniers temps. On lui reprochait de graves méfaits. D’abord il avait cédé aux paysans, sans exiger d’eux le rachat d’usage, toutes les terres dont ils n’étaient jusque-là que les fermiers ; en dehors du tort qu’il s’était fait à lui-même, il donnait ainsi un fort mauvais exemple dans la contrée. Puis on le soupçonnait de donner des conseils aux paysans des terres voisines, et il avait fait avorter mainte combinaison inventée par l’un ou l’autre des seigneurs pour s’avantager dans les partages, au préjudice de leurs anciens serfs.

En somme, quoiqu’on ne pût formuler aucune preuve certaine contre Wassiltzew, tout le monde s’accordait pour trouver que sa conduite n’était pas ce qu’elle aurait dû être dans sa position : il semblait oublier que l’exil politique oblige un homme à beaucoup de circonspection. L’un de ses voisins avait bien essayé de lui faire comprendre que le gouverneur du district était loin de l’approuver, mais il n’avait pas semblé prendre garde à cet avis.

Si les seigneurs boudaient Wassiltzew, les paysans l’adoraient. Ils avaient commencé par le craindre, il est vrai, et par se méfier de lui, lors de l’abandon qu’il leur fit de ses terres ; puis ils avaient supposé qu’il était peu pratique et même peu intelligent. Mais ils comprirent cependant que cet acte ne pouvait guère s’expliquer par un manque de raison, car chaque fois qu’ils venaient le consulter pour affaires, ils le trouvaient toujours prêt à leur donner un conseil sensé et à les aider de toute autre manière. Alors ce fut un véritable état de siège. Fallait-il tirer au clair une affaire de famille délicate et embrouillée ou adresser une requête au tribunal, on accourait à lui.


{{Astérisme}}


Les leçons terminées, Véra et son professeur font des lectures et s’oublient dans d’interminables causeries roulant presque toujours sur des sujets abstraits, n’ayant aucun rapport à leurs propres personnes. Aujourd’hui comme jadis ils parlent souvent des martyrs de nos jours ; Véra est toujours aussi décidée, plus décidée que jamais à suivre leurs traces.

Mais cette couronne de martyre ne se présente à son imagination que dans un avenir lointain ; pour le moment sa vie est pleine d’un charme infini et de jour en jour elle la sent meilleure et plus heureuse.

Cependant ces derniers jours lui ont semblé tristes. Wassiltzew était absent pour des affaires que lui avaient confiées les paysans, et le temps semblait long à la jeune fille, privée de sa bonne causerie du soir avec son ami. Elle n’avait plus de courage au travail et s’ennuyait.

Heureusement ces jours maussades allaient finir, car le petit domestique du voisin était accouru cette après-midi, disant que son maître était de retour et viendrait ce soir prendre le thé chez les Barantzew.

— Ainsi dans une demi-heure il sera ici ! pensait Véra et elle fut envahie par un sentiment de joie si intense qu’elle ne put rester en place et que, mettant son livre de côté, elle s’approcha de la fenêtre. Les rayons obliques du soleil couchant l’aveuglèrent d’une vive lueur : elle fut obligée de fermer les yeux.

« Comme il fait bon dehors ! Il me semble que jamais je n’ai vu un printemps aussi splendide ! Tout pousse comme par miracle ! Ce matin la pente de la colline semblait encore grise, et ce soir on peut y cueillir des perce-neige à pleines mains ! On les dirait sorties de terre toutes fleuries ! Dans un des contes que j’ai lus, on parle d’un beau garçon dont la vue était tellement perçante qu’il voyait l’herbe pousser. Cela n’a rien d’étonnant au printemps ! Si je regardais fixement, je crois que je pourrais aussi le voir… Voilà le coucou qui chante pour la première fois cette année… Que tout cela est beau ! Mon cœur est plein d’allégresse et des larmes de joie me montent aux yeux ! »

Wassiltzew entrait en ce moment. Véra courut à sa rencontre avec une telle expression de bonheur qu’il s’arrêta stupéfait. Et lui prenant les deux mains, il la contempla avec ravissement.

— Véra ! Quel changement ! J’ai eu de la peine à vous reconnaître ! Il y a deux semaines je vous ai quittée enfant, et je vous retrouve… Il n’acheva pas sa pensée, mais ses yeux dirent le reste.

Véra devient rouge et involontairement baisse les yeux. Elle se sent heureuse de se retrouver avec lui. En effet, ces deux semaines ont changé les choses. Jamais auparavant ses mains ne devenaient glacées et ses joues ne brûlaient ainsi en sa présence. Machinalement, pour cacher son émotion, elle examine les livres épars sur la table.

— Non, Véra, mettons nos études de côté pour aujourd’hui, causons plutôt.

Il s’assied sur une chaise près de la fenêtre ouverte et allume une cigarette. Véra prend place à côté de lui ; son cœur bat rapidement et palpite comme un petit oiseau.

Il fait nuit. Tout en haut, au-dessus de leurs têtes, le ciel est d’un bleu foncé, il devient de plus en plus pâle vers l’occident et se fend à l’horizon en une ligne d’un jaune d’ambre. Les grenouilles de l’étang entonnent leur chœur avec ensemble, tandis qu’au plafond vibre le vol des premiers moustiques et qu’un hanneton traverse l’air d’un bourdonnement grave et bruyant. Près des buissons qui séparent la cuisine du jardin, on voit glisser une silhouette féminine, un fichu sur la tête et se détachant en clair ; elle s’arrête un instant indécise, se retourne et s’éloigne rapidement du côté du petit bois. Un moment après la brise du soir apporte les sons caressants d’une voix masculine, des chuchotements et des rires heureux. De la cour de la ferme arrive le son du chalumeau d’un berger artiste du village.

— Parlez-moi de cette affaire des paysans. À table, aujourd’hui, j’ai entendu des choses terribles, dit Véra tout à coup. Il est clair qu’elle se force à parler, car sa voix a des intonations qui ne lui sont pas naturelles.

Wassiltzew tressaille et semble se réveiller.

— Oui, je comprends, on m’accuse, dit-il, en se passant la main sur le front. Mais je ne désespère pas de forcer l’opinion publique en faveur de ces malheureux. Je vous raconterai tout en détail, Véra, une autre fois. En ce moment cela m’est impossible…

De nouveau quelques instants de silence, pendant lesquels on n’entend que le vol des cousins dans la chambre et la chanson du berger au dehors.

— Véra, vous souvenez-vous d’une conversation que nous avons eue, il y a trois ans ? À ce moment-là, j’étais sûr de moi, j’étais persuadé que jamais rien de pareil ne pourrait m’arriver… Et pourtant… Véra, dites-moi, est-ce que je vous semble bien vieux ?

Ces derniers mots sont à peine intelligibles.

Véra veut répondre, mais les paroles ne sortent pas de sa bouche.

La main de Wassiltzew se pose sur la sienne et ce contact leur fait perdre la respiration ; ils ne peuvent parler et craignent de faire le moindre mouvement.

— Stiépane Mikhaïlovitch ! Véra ! Êtes-vous ici ? crie la voix sonore de Lise dans le corridor.

Wassiltzew s’éloigne rapidement.

— Véra, à demain ! dit-il, en enjambant la fenêtre du jardin, et disparaît dans l’obscurité.


{{Astérisme}}


Une vraie nuit de printemps, troublante et parfumée, pleine de passion et d’un charme mystérieux est descendue sur la terre. Toutes les lumières du village sont éteintes. Tous les bruits cessent peu à peu. Le chalumeau du berger s’est tu depuis longtemps. Les grenouilles se reposent et les cousins eux-mêmes sont fatigués.

De temps en temps on entend un bruissement étrange dans les buissons, un clapotement d’eau dans l’étang ou l’aboiement plaintif d’un chien que le vent apporte d’un village éloigné.

Véra ne peut dormir. Elle n’a pas assez d’air dans la grande chambre qu’elle occupe toute seule. Elle se lève, ouvre la fenêtre et appuie sa joue en feu contre la vitre froide. Ce contact ne la rafraîchit pas ; son visage continue à brûler, son cœur cesse de battre par moments et une inquiétude pleine d’un charme obscur emplit son être.

Quel silence ! Le petit bois semble immense ; les arbres grands et noirs se sont comme rapprochés pour se consulter sur un mystère étrange et important. Tout à coup un son vibrant arrive jusqu’aux oreilles de Véra ; c’est une troïka qui passe sur la grand’route.

L’air est tellement pur et transparent que l’on entend le bruit des clochettes à une grande distance, cinq kilomètres peut-être ; il cesse, l’équipage tourne la colline probablement ; mais le voilà de nouveau, le son est de plus en plus distinct ; les chevaux vont évidemment au galop ; on entend déjà leur piétinement, le claquement du fouet et la voix du cocher. Mais le bruit cesse. Chose bizarre ! on dirait que l’équipage s’est arrêté tout près d’ici.

C’est étonnant combien ce son des clochettes d’attelage est émouvant dans le silence de la nuit ! Et pourtant on sait qu’il ne peut avoir pour vous aucun intérêt. Le plus souvent c’est un juge de paix ou un commissaire de police qui arrive au village pour dresser un procès-verbal. Cela n’empêche pas que le cœur ne commence à battre plus rapidement dès qu’on entend ces grelots argentins sur la grand’route.

Quelque chose semble vous appeler, vous attirer vers des contrées lointaines et inconnues.

— Que la vie est donc belle ! pense Véra, et d’un geste involontaire, elle joint les mains comme pour une prière. Wassiltzew se dit matérialiste, et Véra connaît ces nouvelles théories ; aussi croit-elle en toute sincérité, ne plus avoir la foi. Et cependant son âme se remplit d’un sentiment de reconnaissance infinie et passionnée envers l’être inconnu qui lui donne le bonheur, et par une vieille et ineffaçable habitude, c’est vers le Dieu dont elle nie l’existence qu’elle tourne son ardente prière :

— Mon Dieu ! Je sais qu’il y a dans le monde beaucoup de chagrins, de malheurs, d’injustice ! Je suis prête à me sacrifier pour ceux qui souffrent, je suis prête à donner ma vie pour eux ! Mais plus tard, mon Dieu, plus tard ! Maintenant j’ai soif de bonheur et de félicité.

Et Véra s’endort pendant quelques instants d’un sommeil inquiet.

« À demain ! » ce rayon d’espoir traverse comme un éclair son âme inconsciente et la jette de nouveau dans les fiévreuses délices de l’attente.

L’aube commence à paraître. Déjà les coqs ont chanté pour la seconde fois ; les moineaux commencent à gazouiller bruyamment sous les fenêtres de Véra, qui dort d’un sommeil agité, les joues en feu et les mains glacées. Ce n’est qu’après le lever du soleil qu’elle s’endort enfin d’un sommeil de plomb.

Aussi se réveilla-t-elle fort tard, vers midi, avec le sentiment que quelque chose d’extraordinairement heureux était arrivé la veille. Comme il fait bon se souvenir le lendemain d’une grande joie !

Véra eut de la peine à quitter son lit douillet.

— Et mon école ? se dit-elle tout à coup. Elle se leva rapidement, se préparant à s’habiller, puis voyant l’heure avancée, décida que la leçon étant déjà manquée, il ne valait plus la peine de tant se presser. Aussi se recoucha-t-elle en fermant les yeux, souriant doucement à son bonheur prochain.

La femme de chambre entr’ouvrit la porte, cherchant à voir si Véra dormait.

— Anastasie, ma bonne, pourquoi ne m’as-tu pas réveillée plus tôt ?

— Mais, Mademoiselle, je suis entrée cinq fois déjà ; vous dormiez si bien que je n’ai pas voulu vous déranger.

Quel visage étrange elle a aujourd’hui, pensa Véra.

— Savez-vous, Mademoiselle, qu’il nous est arrivé un malheur ! dit tout à coup la bonne avec un ton d’émotion unie à un certain contentement que prennent les domestiques pour communiquer les événements les plus divers.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’écrie Véra sautant du lit.

Sans savoir de quoi il s’agit, son cœur prévoit un malheur.

— La police est venue cette nuit chez notre voisin, répond Anastasie.

==VII==

La terrible nouvelle fut un coup de foudre. Un colonel et deux gendarmes étaient descendus chez Wassiltzew. Le colonel avait exhibé un ordre sur papier timbré, émanant de l’autorité supérieure et invitant le gentilhomme Stiépane Mikhaïlovitch Wassiltzew, personnage fort dangereux pour le pays, à changer sa résidence actuelle contre celle de Viatka, séjour charmant quoique fort éloigné.

On lui donnait trois jours pour mettre ordre à ses affaires, après quoi il serait accompagné au lieu de sa destination.

Il est facile de se représenter l’impression produite sur toute la famille Barantzew par cet événement. Ce fut le comte qui s’en effraya le plus. Comme beaucoup de ses compatriotes, il était fort libéral en théorie, frondeur même, et critiquait volontiers le gouvernement — portes closes ; mais le collet bleu d’un fonctionnaire apparaissait-il à l’horizon — il se calmait subitement et devenait le plus paisible et le plus fidèle des serviteurs impériaux.

Dans le cas présent son manque de courage habituel se doublait de remords bien justifiés. Comment avait-il pu permettre que l’intimité s’établît entre sa fille et cet homme dangereux ? Il était donc aveugle ? Ce Wassiltzew qu’hier encore il considérait comme un excellent parti pour Vera, lui devint tout à coup odieux : un vagabond sans foi ni loi qu’on devait être honteux de connaître. Il ne pouvait plus être question de mariage entre lui et Véra : la jeune fille était compromise, presque déshonorée.

Comme dans tous les cas difficiles de sa vie, le comte s’empressa d’étouffer le sentiment de sa propre responsabilité en accablant les autres de reproches.

— Toi, ma chère, tu n’es bonne qu’à soigner tes névralgies et tu ne sais pas garder ta fille, dit-il à sa femme.

La comtesse sentait bien l’humiliation qui résulterait pour eux de toute cette histoire, et savourait d’avance la douceur enfiellée des questions naïves que ne manqueraient pas de lui faire les dames de la ville à leur première rencontre.

Tous, y compris les domestiques, se trouvaient en proie à ce sentiment de panique inconsciente que produit en Russie la vue d’un uniforme bleu <ref>Costume des gendarmes.</ref>. Chacun s’attendait à une catastrophe inévitable. « Voilà la police qui arrive chez nous », annonça un jour avec un cri d’effroi la petite servante Fiénia, en entendant le son des clochettes d’attelage sur la grand’route.

Tous les habitants de la maison furent pris d’une épouvante folle. La comtesse courut à sa chambre et se mit au lit, pensant y trouver l’asile le plus sûr. Le comte ne fit qu’un saut à la chambre de Véra et s’emparant au hasard des papiers et des livres qui lui tombaient sous la main, les jeta dans le poêle flambant. Les domestiques avaient tous disparu.

Ce ne fut qu’une fausse alerte, — un employé de la douane qui passait, — mais il fallut du temps pour se remettre de cette émotion.

Quant à Véra, le coup qui la frappa était si inattendu, si horrible qu’elle restait dans un état d’abattement complet sans pouvoir mesurer ce malheur dans toute son étendue.

Cette pensée qu’on allait emmener Wassiltzew, les séparer pour toujours, était si atroce qu’elle ne pouvait la caser dans son cerveau. Ce qui arriverait « après » — elle ne se le représentait même pas. Cet « après » hantait son imagination comme un abîme sans fond et sa tête tournait dès qu’elle y plongeait le regard. Pour le moment, son inquiétude et son tourment c’était qu’il partît sans lui dire adieu. Le voir encore une fois, une heure, une minute, et puis — arrive que pourra ! Parfois, il lui semblait qu’il leur suffirait de se revoir pour que tout fût réparé et s’arrangeât d’une façon ou d’une autre.

Tous ses désirs, toutes ses pensées, toute sa volonté se concentraient en un seul besoin : le revoir !

Mais ce n’était pas chose facile. Wassiltzew était prisonnier dans sa propre maison et gardé à vue par les gendarmes.

On surveillait aussi Véra sévèrement. Toute la famille la croyait capable d’un acte de désespoir et on ne la laissait pas seule un instant ; le jour c’étaient sa mère et ses sœurs qui la gardaient et la nuit ce soin était confié à Anissia.

Le deuxième jour touchait à sa fin et Véra n’avait pu encore trouver le moyen de quitter la maison. Elle était sans nouvelles de Wassiltzew, car personne n’entrait de chez le voisin, pas même un chien.

Le lendemain, à l’aurore, on l’emmènerait et alors tout serait fini. À cette pensée, il semblait à Véra qu’elle devenait folle.

— Anissia, mon amie, ma petite colombe ! Laisse-moi l’aller voir ! Une heure, une seule ! Personne ne le saura, supplia-t-elle.

— Y pensez-vous, Mademoiselle ? répondit Anissia, en faisant des deux mains un geste d’effroi.

— Anissia ! Souviens-toi de ta jeunesse ! Tu m’as dit plus d’une fois combien la vie était dure pour vous au temps du servage ! C’est à cause de vous, à cause des paysans que Stiépane Mikhailovitch est persécuté.

— Ah, Mademoiselle, ma pauvre demoiselle, n’en parlez pas ! Je sais que le voisin est bon. Nous autres, croyez-le bien, nous le plaignons du fond du cœur ! Et vous aussi nous vous plaignons. Nous disions souvent que ce serait un bon mariage ! Et nous étions heureux en vous regardant tous les deux. Mais que faire ? C’est la volonté de Dieu !… Mademoiselle, maîtresse, que faites-vous ? Avez-vous perdu la tête, ma colombe chérie ! Est ce bien devant moi, vile esclave, que vous vous mettez à genoux !

Véra, au comble du désespoir, s’était jetée aux genoux d’Anissia et lui embrassait les mains.

— Anissia, si tu ne veux pas, mon sang retombe sur toi ! Je te jure que je mourrai si je ne le vois pas avant son départ.

Anissia n’avait pas un cœur de pierre. Après beaucoup de recommandations et de soupirs, elle promit enfin à Véra de la laisser sortir par le perron de service, plus tard, lorsque tout le monde serait couché.

Il faisait nuit quand Véra, vêtue de la robe d’Anissia, un vieux châle sur la tête, se glissa hors de la maison. De jour le soleil était déjà chaud, mais le soir il y avait encore de légères gelées ; les ornières de la grand’route se recouvraient d’une mince pellicule de glace qui craquait sous les pas de Véra ; un frisson fiévreux secouait ses membres.

Le ruisseau séparant les deux propriétés était sorti de son lit et rendait la route impraticable ; on était obligé de faire un détour de deux kilomètres, et il semblait à Véra, qui jamais encore ne s’était trouvée en pleine campagne la nuit, que le chemin était tout autre que le jour. Elle ne reconnaissait pas les lieux qui lui étaient le plus familiers.

Mais elle avançait sans se retourner, ne ressentant ni frayeur ni émotion ; la douleur du prochain départ de Wassiltzew semblait endormie. La tête lui tournait, ses pensées semblaient noyées dans un brouillard et ce sentiment n’avait rien de désagréable. Ses pieds étaient légers, elle ne sentait plus le poids de son corps, marchait comme dans un rêve et ne revint à elle qu’à l’entrée de la propriété de Wassiltzew.

La maison était dans les ténèbres : tout le monde dormait. Une seule fenêtre reflétait une faible lumière. Véra frappa un petit coup timide d’abord ; personne ne répondit ; alors elle frappa de plus en plus fort. Deux chiens aboyèrent avec rage ; on entendit un bruit de pas : c’était un des gendarmes qui arrivait tout endormi, ses pieds nus chaussés de savates et son uniforme négligemment jeté sur ses épaules ; il portait une lanterne allumée.

— Qui est là à rôder ainsi la nuit ? Que voulez-vous ? grogna-t-il en ouvrant la porte. Eh ! Mais c’est une donzelle… Et sa mauvaise humeur fit place à l’étonnement.

— J’ai besoin de voir Monsieur, murmura Véra d’une voix à peine intelligible. Elle tremblait de tous ses membres, sans cependant rien perdre de sa résolution.

Le gendarme leva sa lanterne de manière à éclairer le visage de Véra et se mit à l’examiner sans cérémonie et sans se presser. Ça doit être une femme de chambre ! se dit-il, sa colère tombant tout à fait.

— Eh, la belle ! Tu sembles fort bien connaître le moyen d’aller chez Monsieur la nuit ! dit-il enfin d’un ton goguenard. Mais ce soir, vois-tu, il ne te sera pas facile d’arriver à lui, ajouta-t-il, changeant de ton et devenant de nouveau rigide.

— Laissez-moi passer, au nom de Dieu ! supplia Véra. De tout ce qu’avait dit ce gendarme elle n’avait compris qu’une chose : c’est qu’on ne la laisserait pas arriver jusqu’à Wassiltzew et qu’elle serait obligée de partir sans avoir vu son ami. Sa voix exprimait une prière si intense et un désespoir si profond que le gendarme, qui avait un faible pour le beau sexe, céda.

— C’est bon, c’est bon ! Il n’y a pas besoin de beugler ! On va voir ce qu’on peut faire… Je suis obligé d’aller le dire au colonel… ajouta-t-il après un moment de réflexion.

Il laissa entrer Véra, lui fit traverser la cour et lui disant d’attendre dans l’antichambre, disparut de l’autre côté de la cloison, où le colonel, déjà couché, avait été réveillé par le bruit.

Une torpeur étrange et une complète insensibilité envahirent de nouveau Véra comme tout à l’heure sur la grand’route. Sans aucun trouble elle entendit le gendarme annoncer au colonel que la maîtresse de Wassiltzew était là voulant lui faire ses adieux. Elle entendit aussi la plaisanterie salée du colonel et sa question : « Est-elle jolie ? » Tout cela arrivait à ses oreilles sans l’émouvoir, comme si elle-même n’eût pas été en cause.

— Que diable ! Eh bien, laisse-la entrer ! Qu’il s’amuse un peu avant de partir, décida-t-il enfin. Le gendarme ouvrit la porte de l’appartement et Véra s’y élança comme une flèche.

— Tu es bien pressée ! dit l’homme en riant. Comment te nommes-tu, la belle ? Ne nous oublie pas une autre fois, quand ton ami sera parti !

Mais Véra n’était plus là. Elle traversa en courant les deux ou trois pièces qui la séparaient de la porte fermée d’où filtrait par la fente une faible lumière.

Wassiltzew se tenait dans sa chambre qui lui servait en même temps de cabinet de travail.

Il ne s’était pas couché, voulant mettre en ordre ses papiers et ses livres. Cette grande chambre avait l’air lamentable que prennent les pièces que l’on va quitter. Du linge, des portefeuilles, des cahiers s’entassaient sur l’étroit lit de fer dont la couverture gisait dans un coin. Des bouts de papier, des lettres déchirées, de vieilles factures couvraient le plancher. Deux grandes caisses étaient remplies de livres et les rayons vides de la bibliothèque ressemblaient à de noirs squelettes. Une valise laissant passer du linge, des vêtements, une paire de bottes, s’étalait au milieu de la chambre.

En ouvrant la porte, Véra sentit pour la première fois depuis qu’elle avait quitté sa maison une émotion profonde lui étreindre le cœur. Elle s’arrêta sur le seuil, sans avoir la force de faire un pas en avant ou de prononcer une parole.

Wassiltzew lui tournait le dos, penché sur la table de travail, si absorbé dans sa besogne qu’il n’entendit pas le grincement de la porte.

Lorqu’un instant après il se retourna et aperçut Véra toute pâle, son visage n’exprima aucun étonnement, mais seulement une joie infinie : il semblait l’attendre et ne pas douter qu’elle viendrait. Il s’élança vers elle et ils restèrent pendant quelques secondes les mains dans les mains, silencieux, la gorge serrée. Enfin, avec un sanglot étouffé, Véra se rapprocha brusquement. Un léger bruit de pas se fit entendre derrière la porte, on sentait la présence invisible d’un étranger. Un tremblement nerveux secoua Wassiltzew.

— Véra, mon amie, nous ne sommes pas seuls. On nous écoute. Ne donnons pas notre souffrance en spectacle à ces scélérats, murmura-t-il, les dents serrées. Il avait subitement repris possession de lui-même et la fit asseoir à ses côtés sur le divan, repoussant le tas de livres qui l’encombrait. Son visage était très pâle ; aux coins de sa bouche passait de temps en temps un tressaillement convulsif et les veines de ses tempes semblaient tendues comme des cordes. Mais il continuait à parler d’une voix calme de choses indifférentes.

— J’ai mis dans cette caisse, Véra, tous les livres que je vous destine. Nous avons commencé l’ouvrage de Spencer ; vous y trouverez quelques marques au crayon faites à votre intention…

Elle était comme figée dans une immobilité de statue ; les ongles de ses mains crispées lui entraient dans la chair. Les paroles de Wassiltzew arrivaient à son cerveau comme un bruit sourd, sans aucun sens précis. Lorsqu’il lui faisait une question, elle y répondait machinalement par un signe de tête ou par un faible sourire plein de souffrance ; elle n’osait parler et avait conscience qu’au premier mot elle éclaterait en sanglots. Le tic-tac de la pendule résonnait à son oreille ; un grand hanneton bruissait dans la chambre, se calmant par intervalles, puis recommençant à se débattre contre le plafond et les vitres. Véra sentait par toutes les fibres de son être cette disparition du temps fuyant comme un liquide s’échappe goutte à goutte de la fissure d’un récipient ; ces gouttes précieuses diminuaient de minute en minute ; le moment approchait de la séparation pour de longues années, pour toujours peut-être. Impossible de dire un mot, de faire un geste de tendresse. Ils sont là comme des étrangers, vis-à-vis l’un de l’autre ; toujours ce même petit bruit dans la chambre à côté !

La flamme de la bougie devient jaune tout à coup ; la fenêtre avec son store baissé qui semblait auparavant une grande tache noire, prend peu à peu des teintes irisées. Le coq s’éveille, des moineaux gazouillent, des vaches mugissent, tout annonce au village une matinée printanière.

Une désespérance glaciale envahit Véra. Pour la première fois, la séparation prochaine se présente à elle avec toute la force d’une inévitable réalité.

Jusqu’à présent, il y avait encore avant la fin le bonheur de cette dernière entrevue, le fol et vague espoir de quelque événement imprévu effaçant l’idée même de la séparation ; maintenant il ne restait plus rien.

Wassiltzew ouvrit la fenêtre et releva le store. Les premières lueurs d’une splendide matinée, l’odeur des fleurs et les voix printanières, tout cela fit irruption dans la chambre triomphalement, brutalement. Par un mouvement rapide et inconscient, Wassiltzew referma la fenêtre et baissa le store. Il se jeta sur une chaise et des sanglots amers secouèrent son corps robuste.

D’un seul bond, Véra fut près de lui. Elle se mit à genoux, l’entoura de ses bras, le couvrit de baisers :

— Mon bien-aimé ! Ma joie et ma vie ! Ne t’en va pas seul ! Emmène-moi !

Wassiltzew la prit dans ses bras. Il ne pensait plus à la calmer ; il répondait à ses chaudes caresses, la serrant de plus en plus et leurs lèvres s’unirent pour la première fois en un long baiser d’amour.

Subitement, Wassiltzew revint à lui. Il la repoussa d’un mouvement brusque, se leva et se mit à arpenter la chambre.

À genoux devant la chaise vide, Véra continuait à sangloter amèrement.

Lorsque Wassiltzew s’approcha d’elle de nouveau, ses traits s’étaient creusés comme après une grave maladie.

— Véra, mon adorée, pardonne-moi ! Que de souffrances je t’ai causées, ma pauvre amie ! Comment te prendrais-je avec moi ! Puis-je te river, jeune et pleine de santé, à une vie à moitié finie ! Et quand même je le voudrais, est-ce qu’on me le permettrait ? Tes parents ne te reprendraient-ils pas de force ? Sa voix était sourde et semblait brisée.

Véra cessa de pleurer ; elle sentait maintenant que tout était fini. Il faisait jour. On frappa à la porte ; le gendarme venait avertir qu’on partirait dans une demi-heure.

— Véra, ne vaut-il pas mieux que tu me quittes à présent, demanda Wassiltzew d’une voix éteinte. Elle fit de la tête un signe négatif ; elle voulait rester jusqu’au bout. Une complète inertie, un sentiment de non-réalité s’emparait encore d’elle. Wassiltzew, lui aussi, se mouvait et parlait comme en rêve.

Tous ses serviteurs, la vieille cuisinière, l’intendant, ses amis les paysans venaient l’un après l’autre prendre congé de lui.

En entrant, ils faisaient le signe de la croix devant les saintes images, puis ils s’essuyaient la bouche et l’embrassaient trois fois, sérieux, recueillis, comme à une cérémonie religieuse. Plusieurs femmes, leurs enfants dans les bras, restaient devant le perron et manifestaient leur chagrin en pleurant et priant bruyamment.

Véra, les yeux secs, les regardait entrer, sortir, soupirer et pleurer, comme elle aurait regardé des automates donnant une représentation étrange et compliquée.

Le colonel déjeunait dans la chambre à côté, faisant honneur à la vodka.

— Et vous aussi, mon petit père Stiépane Mikhaïlovitch, vous devriez prendre des forces pour le voyage ! dit-il avec bonhomie, l’encourageant.

À travers la porte entr’ouverte, il lança à la dérobée un regard curieux sur Véra, sans lui adresser une parole : il avait probablement compris qu’il ne s’agissait pas d’une femme de chambre.

Le tarantass attelé d’une troïka s’avança devant le perron. Le colonel y prit place à côté de Wassiltzew ; l’un des gendarmes monta sur le siège ; l’autre resta en faction.

— Avec l’aide de Dieu !

Les chevaux s’élancèrent et l’équipage, se balançant de côté et d’autre, roula dans la boue de la grand’route. Bientôt il disparut derrière le bois de bouleaux.

Le son des clochettes devenait de plus en plus faible ; il se tut enfin, et on n’entendit plus que les bruits harmonieux qui animent toute matinée de printemps.

La tête baissée, sans se retourner, Véra marchait lentement sur le chemin de retour. Les arbres en fleur la couvraient de leurs blanches pétales, et les branches laissaient tomber sur elle de larges gouttes de rosée parfumée. Un jeune lièvre traversa la prairie et, s’asseyant sur une motte de gazon, se mit à tambouriner de ses deux pattes de devant pour appeler sa compagne ; mais, apercevant un être humain, il rejeta ses oreilles en arrière et s’enfuit vers la forêt. Le ciel scintillait de mille feux comme si le soleil s’était fondu dans le bleu de l’éther, dorant de ses rayons l’immense voûte céleste. Tout en haut, d’un petit point noir bientôt imperceptible, jaillit dans l’espace une chanson puissante d’amour et de bonheur.

==VIII==

Le temps se traîne lentement. Les jours se suivent gris et uniformes, remplis d’une morne tristesse.

L’organisme de Véra avait été si fortement ébranlé par le départ de Wassiltzew qu’elle ne ressentit pas d’abord de douleur poignante : toute faculté de vivre et de sentir semblait éteinte en elle. Un sentiment de fatigue profonde l’accablait. Elle passait des journées entières comme insensible, incapable de penser. Seul, le souvenir des derniers instants passés avec Wassiltzew dissipait par moments cette torpeur : elle entendait alors sa voix douce et caressante et sentait sur ses lèvres son baiser passionné ; tout son corps en frémissait et, chose étrange, subitement apaisée, le calme lui revenait avec la certitude que cela ne pouvait finir ainsi et qu’ils se reverraient encore.

Mais le temps passait, et le retour des forces physiques la rendait aussi plus accessible aux souffrances morales. Ayant repris ses occupations habituelles, Véra éprouvait le besoin immense et douloureux de revoir Wassiltzew, qui pendant trois ans l’avait aidée journellement dans son travail. Chaque petit détail lui rappelait cruellement l’ami absent ; chaque objet semblait avoir gardé quelque chose de lui ; tout ce qu’elle faisait ravivait le souvenir du passé, d’un instant de bonheur, d’un épisode quelconque, qui n’avait point alors attiré son attention, mais la remplissait aujourd’hui d’un amer désespoir. Chaque matin le réveil lui était particulièrement pénible : elle avait parfois des rêves étranges où elle voyait Wassiltzew d’une façon si réelle et si vivante, où elle sentait si bien sa présence, ces rencontres avaient lieu dans des conditions en apparence si normales, pleines de détails si vraisemblables qu’il lui arrivait de se dire : « Non, ceci n’est pas un rêve ! c’est la réalité ! »

Mais le voile se déchirait subitement : tout semblait tourner, s’effacer, s’évanouir, elle ressentait un choc nerveux et se réveillait pour se retrouver seule, envahie par la conscience de son isolement.

Le triste état de Véra empirait chaque jour. Elle avait vécu à l’écart des autres membres de sa famille depuis qu’elle connaissait Wassiltzew ; mais à présent la société de ses sœurs, leurs petits intérêts et leurs futiles conversations lui devinrent insupportables.

Dès qu’elles se trouvaient ensemble, Véra ne songeait plus qu’à s’en aller ; il lui semblait qu’elle ne pouvait réfléchir sérieusement que dans la solitude. Et de fait, dès qu’on la quittait, elle se mettait à penser ou plutôt à rêver hâtivement et passionnément. Les visions les plus insensées se dessinaient à son imagination : combien de fois avait-elle vécu en elle-même toute la scène de sa fuite projetée de la maison paternelle et de sa rencontre avec Wassiltzew, qu’elle finirait par retrouver, fût-il de l’autre côté de l’Océan.

Elle en était consolée un instant ; mais la conscience revenait froide et inexorable : « Je n’ai pas un copek, et il y a trois mille kilomètres jusqu’à Viatka ! Et puis, où aller en Russie sans passeport ? Dès la première station des gendarmes me ramèneraient ! »

Ces rêves lui laissaient une profonde amertume : tout espoir était impossible ; il ne lui restait plus que l’attente vague d’un miracle. Au début, lorsque l’angoisse devenait trop vive, Véra ressentait comme une révolte physique : un tel martyre ne pouvait durer ! Il fallait que cela finît ! Mais cela ne finissait pas. Le martyre devenait chronique et normal. Chaque nouveau paroxysme de douleur aggravait le tourment de la veille et faisait pressentir la souffrance du lendemain.

Et voilà qu’un jour, alors que Véra se sentait succomber et qu’une tristesse morne, infinie, devenait son état d’âme habituel, un éclair de bonheur brilla subitement : elle reçut une lettre de Wassiltzew. Il ne pouvait lui écrire par la voie de la poste : ces lettres auraient été confisquées ; aussi s’était-il confié à un marchand de sa connaissance en relations commerciales avec Viatka.

La lettre était courte, réservée, sans un seul mot de tendresse : on voyait que Wassiltzew prévoyait la possibilité d’être lu par les étrangers. Et pourtant la missive la plus longue et la plus passionnée n’eût pas apporté plus de joie que ce petit chiffon de papier. Véra manqua devenir folle de bonheur. Ainsi que cela arrive toujours à la première lueur d’espoir, lorsque la souffrance a été trop vive, Véra eut un tel élan de joie qu’il lui sembla que son malheur avait pris fin. Elle retrouvait Wassiltzew qu’elle avait cru ne revoir jamais. Maintenant qu’il y avait possibilité de correspondre, son départ devenait un incident ordinaire et la séparation un ennui passager, non plus un malheur irréparable.

Véra sut tout de suite par cœur la lettre de Wassiltzew et pourtant il ne se passait pas de jour sans qu’elle lût et relût le précieux papier. Toute une semaine elle vécut de cette joie, puis elle vécut de l’attente d’une prochaine lettre.

Comme tous ceux qui n’ont qu’une pensée, qu’un intérêt unique, et qui, de plus, doivent se contenter d’un rôle passif, elle devint superstitieuse.

Dans le moindre fait elle voyait un bon ou un mauvais signe et prenait l’habitude de chercher partout des présages. Se réveillant, le matin, il lui venait à l’idée que si, en entrant dans la chambre, Anissia commençait par lui souhaiter le bonjour, cela voudrait dire que tout allait bien et qu’elle recevrait bientôt une lettre ; mais que si, au contraire, Anissia allait d’abord à la fenêtre soulever les rideaux, ce serait un mauvais signe. Dès que cette pensée absurde avait traversé son cerveau, elle se mettait involontairement à attendre avec des battements de cœur l’entrée de sa femme de chambre ; et pendant toute la journée elle se sentait triste ou gaie, selon la réponse de l’oracle.

Malgré toutes les difficultés, Wassiltzew avait trouvé moyen d’envoyer trois lettres au cours de l’été et de l’automne. Quand il put se convaincre qu’elles parvenaient à destination, il écrivit peu à peu avec plus de liberté et de laisser-aller. La dernière lettre fut particulièrement tendre et encourageante. Il s’y plaignait incidemment d’une toux persistante, mais en somme il semblait se trouver dans une heureuse disposition d’esprit : pour la première fois, il parlait de l’avenir d’une façon précise.

« On me fait espérer, écrivait-il, que mon exil va finir. Et même si cet espoir ne devait point se réaliser, il est certain que dans deux ans et demi tu seras majeure et pourras disposer de ton sort. Mon enfant adorée ! Si tu savais à quels rêves insensés se livre parfois ton vieil ami qui t’aime comme un fou ! »

Après cette lettre, Véra ne se sentit plus de joie. Elle ne doutait plus de l’avenir. Deux ans et demi, ce n’est pas l’éternité ; ils passeraient et, alors, rien au monde ne pourrait la retenir loin du bien-aimé.

— Hélas ! Cette lettre bienheureuse fut la dernière. Le marchand, obligé de partir pour affaires, avait promis que son commis ferait passer la correspondance ; cependant, les semaines se suivaient sans apporter de nouvelles. Véra croyait si fermement au bonheur qu’elle ne s’alarma pas tout de suite ; elle inventait mille raisons pour s’expliquer ce retard, mais peu à peu l’inquiétude la prit et finit par l’envahir ; toutes ses pensées se concentraient sur un seul désir : recevoir une lettre. Pendant le jour, elle prêtait continuellement l’oreille au moindre bruit venant du dehors ; pendant la nuit, elle n’avait pas d’autres rêves.

Cette souffrance de l’attente devint si insupportable que parfois elle en éprouvait, même contre Wassiltzew, un sentiment de colère et d’amertume.

« Si je ne l’avais jamais rencontré, je vivrais tranquille comme mes sœurs ! » se disait-elle pendant ces accès de faiblesse. Une fois que son âme s’abandonnait ainsi au désespoir, elle eut la folie de déchirer en morceaux la dernière lettre de Wassiltzew ; mais lorsque le papier fut tombé en blanche neige sur le plancher, elle se fit horreur : ne venait-elle pas de détruire de ses propres mains ce qu’elle avait de plus précieux ? Elle passa plusieurs heures à ramasser les chers débris et à les coller sur une feuille de papier.

Le printemps était de nouveau revenu ; toujours pas de nouvelles. Véra se promenait souvent du côté du ravin d’où l’on voyait la propriété voisine ; elle y restait des heures entières assise sur un vieux banc en proie à une morne désespérance.

Un jour qu’elle venait d’y arriver, elle aperçut un tarantass quittant la grand’route et se dirigeant vers la maison de Wassiltzew.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Où va cette voiture ? » pensa-t-elle, et son cœur battit violemment.

« Peut-être va-t-elle au bourg voisin ? Mais non, la voilà qui s’engage sur le vieux pont aux planches pourries, elle entre dans l’allée… Seigneur, qui est-ce ? »

L’émotion fut si forte que Véra put à peine se lever ; ses jambes tremblaient ; un pressentiment douloureux lui serrait le cœur, en même temps que le vague espoir de tout savoir enfin lui donnait un frisson de joie. Toute nouvelle valait mieux que l’incertitude !

Elle se dirigea en courant vers la propriété voisine ; mais à mesure qu’elle approchait, ses pas se ralentissaient et son cœur se serrait douloureusement.

Dans la cour où l’herbe a poussé, elle voit le tarantass vide ; le cocher, nu-tête, s’essuie le front et s’occupe des chevaux ; la porte d’honneur, fermée depuis si longtemps, est grande ouverte ; Véra entre dans l’antichambre, puis dans le salon : partout le vide, l’humidité, l’abandon ; à travers les volets entr’ouverts le jour pénètre à peine. Les chaises, les tables, les canapés, tous les meubles sont à leur place comme au jour de son départ. La réalité poignante de ces souvenirs monte subitement au cœur de la jeune fille. Elle se dirige vers le cabinet de travail où l’on entend un bruit de voix ; le vieux portier est en train d’ouvrir les volets rouillés qui ne peuvent céder ; l’ancienne cuisinière, un grand trousseau de clefs à la main, essuie ses larmes avec son tablier ; dans cette demi-obscurité, Véra distingue à peine trois autres personnes qui se tiennent près de la table ; l’une d’elles est le commissaire de police, qu’elle reconnaît enfin ; elle n’a jamais vu les deux autres : un monsieur et une dame en costume de voyage. Les volets à peine ouverts, le commissaire la reconnaît à son tour et s’approchant d’elle :

« Permettez-moi, Mademoiselle, de vous présenter M. et Mme Golonbinsky, parents de notre regretté Stiépane Mikhaïlovitch ; ils ont reçu la nouvelle officielle de la mort de leur cousin, enlevé par la phtisie à Viatka, et se sont adressés à moi pour entrer en possession du domaine patrimonial dont ils héritent d’après la loi… »

Cette fois la nature fut clémente pour Véra : elle tomba sans connaissance et fut relevée en proie à une violente fièvre cérébrale ; elle eut le délire des semaines entières. Enfin elle revint à elle, mais la convalescence fut longue ; avec l’instinct de conservation propre à tous ceux qui reviennent d’une pénible maladie, Véra éprouvait le sentiment intense de la joie physique de vivre et s’efforçait d’éloigner les pensées sérieuses et pénibles.

Toutes ses idées, tous ses désirs se concentraient sur les petits bonheurs et les futiles chagrins des malades, et ces détails prenaient à ses yeux une grande importance ; tout avait pour elle le charme de la nouveauté. Elle se réjouissait qu’on lui apportât du bouillon et pleurait si ses oreillers n’étaient pas bien arrangés. Ce fut un événement dans la maison quand on lui permit de manger pour la première fois. Enfin, lorsqu’elle entra en pleine convalescence et que sa vie reprit son cours normal, elle ne se souvint du passé qu’à distance et comme à travers un brouillard.

Un jour qu’elle pouvait déjà se tenir assise sur son lit, son père lui apporta des papiers à signer. D’une main tremblante, Véra donna sa signature, mais le pressentiment de quelque chose de grave l’empêcha de demander dans quel but. Elle apprit quelques semaines plus tard que Wassiltzew lui avait laissé une partie de sa fortune, quand son père lui remit une lettre écrite par le mourant.

« Tu fus pour moi une fille et une bien-aimée, Véra ! lui disait-il ; c’est à toi seule que je pense, et ta vie est pour moi la continuation de la mienne. Je n’ai rien fait sur cette terre. Je n’ai été qu’un rêveur inutile ; je vais mourir sans laisser plus de traces que l’herbe de la prairie qu’on fauche et qui sèche, comme dit la chanson, et qui ne laisse rien après elle à l’endroit où elle a crû. Mais toi, ma Véra, tu es jeune, tu es forte. Je sais et je sens que ta vocation est grande et belle. Ce à quoi je n’ai pu que rêver, tu le feras, ce que je pressentis vaguement, tu l’accompliras ! »

En lisant ces lignes écrites par une main à jamais glacée, Véra éprouvait un sentiment de vénération profonde. Il lui semblait entendre une voix de l’autre monde. Elle n’éprouvait plus le désespoir passionné et révolté des jours passés, mais elle sentait qu’une ombre noire l’accompagnerait désormais, rendant pour toujours impossible un bonheur personnel et égoïste.

La maladie de Véra fut comme un signal de changements dans la famille Barantzew.

Léna épousa un officier et le suivit dans une ville éloignée. Lise rejoignit sa sœur dans l’espoir secret de trouver un mari parmi les camarades de son beau-frère.

Bientôt après, le comte, frappé d’une attaque de paralysie, perdit la mémoire et l’usage de ses jambes, retombant en enfance. Véra seule avait la patience de soigner le vieillard et savait comprendre sa parole de plus en plus inintelligible.

La comtesse tomba dans la dévotion, s’entoura de moines et de bigotes et devint indifférente aux misères de ce bas monde.

Ce n’était pas le moment pour Véra, garde-malade d’un père impotent, de penser à sa propre vocation ; elle se résigna sans impatience mais aussi sans espoir, car les médecins avaient déclaré que le comte pourrait encore vivre une dizaine d’années. Heureusement ces prédictions ne se réalisèrent point ; au bout de trois ans la mort arriva subite et inattendue.

La famille se réunit une dernière fois à l’occasion des funérailles, pour se séparer et se disperser définitivement.

La comtesse annonça à ses filles sa résolution d’entrer au couvent et de vendre le domaine patrimonial, qui fut acheté par l’ancien intendant ; après cette vente, il resta à chacune des filles vingt mille roubles à peu près.

Véra, restée seule au monde, maîtresse d’elle-même, prit la décision de partir pour Saint-Pétersbourg et d’y chercher une vocation.


==IX==

Les premières expériences de Véra à Saint-Pétersbourg ne lui apportèrent que désenchantement. Elle acquit bientôt la conviction qu’il n’est pas aussi facile qu’elle le pensait de se rendre utile, de travailler personnellement à la suppression du despotisme, de se solidariser avec ceux qui le combattent, car elle n’admettait pas qu’il soit possible de se rendre utile d’une autre manière.

Les conversations avec Wassiltzew qui roulaient d’ordinaire sur des sujets abstraits ne l’avaient en rien préparée à une vocation quelconque.

Grâce à lui, Véra avait lu beaucoup de livres révolutionnaires ; souvent il s’était appliqué à faire devant elle un tableau saisissant des misères humaines dont la cause était pour lui dans ce fait que la vie est fondée non sur la liberté et l’union, mais sur la concurrence et la tyrannie. Il lui parlait des martyrs de la liberté, des héros qui sacrifient leur bonheur, leur vie même au triomphe de la cause. Véra se passionna pour ces héros et plus d’une fois pleura sur leur sort ; mais jamais il n’avait été question entre eux de ce qu’elle devrait faire pour leur ressembler. Pendant les années de solitude qui suivirent l’arrestation de Wassiltzew, jamais sa pensée ne s’y était arrêtée, son but immédiat étant de rompre les derniers liens qui la retenaient dans sa famille ; et son ignorance était telle qu’elle se représentait les nihilistes comme une société secrète, organisée d’après un plan précis, avec un but clairement déterminé. Aussi espérait-elle que dès son arrivée à Saint-Pétersbourg — ce foyer de l’agitation nihiliste — elle serait enrôlée dans la grande armée souterraine et y occuperait un poste spécial, quelque modeste qu’il fût. Mais la voici à Saint-Pétersbourg, maîtresse de sa personne et de ses actes, et le but lui semble aussi éloigné qu’auparavant. Elle ne sait à qui s’adresser, où trouver des nihilistes. C’est pour Véra une amère désillusion d’apprendre que je n’en connais personnellement aucun, que je ne crois même pas à l’existence d’un grand parti nihiliste en Russie. Elle attendait mieux de moi.

Je lui conseillai de suivre des cours de sciences naturelles. L’École supérieure des femmes venait d’être fondée ; Véra se fit inscrire, mais son esprit et son cœur étaient ailleurs ; elle ne partageait pas la curiosité scientifique de ses compagnes, qui travaillaient avec ardeur pour obtenir un brevet d’aptitude et gagner leur vie comme maîtresses d’école, au lieu de rester à la charge de leurs parents. Ces jeunes filles ne se préoccupaient et ne parlaient que de leurs études, leurs professeurs, leurs succès ou leurs mécomptes, se permettant toutefois quelques distractions et ne restant point étrangères aux questions de toilette et de coquetterie féminine. Mais la grande cause de la liberté humaine les laissait indifférentes, ce qui ne répondait pas du tout à l’exaltation mélancolique de Véra. Aussi, tout en les aidant de sa bourse, les considérait-elle comme des enfants et fuyait leur société.

L’étude ne l’intéressait pas davantage. La science, disait-elle, on s’en occupera plus tard, lorsque le grand problème sera résolu. « Je ne comprends pas que sous l’impression de la misère humaine on trouve quelque plaisir à examiner au microscope l’œil d’une mouche »

M’étant rendu compte du dédain de Véra pour les sciences naturelles, je cherchai à la diriger vers l’économie politique, mais sans plus de succès : la lecture des traités théoriques la fatiguait, sans laisser la moindre empreinte sur son cerveau. Elle se disait d’avance que le problème qu’il s’agit de résoudre, à savoir le bonheur de l’humanité, ne le sera effectivement que lorsque les hommes, mettant tous leurs biens en commun, aboliront l’autorité et la propriété.

C’était pour elle un axiome n’admettant aucune réplique, ne demandant aucune preuve. Pourquoi dès lors poser ces questions de salaire, crédit, l’offre et la demande, etc. ? Elles ne servent qu’à détourner les hommes d’une étude plus sérieuse. De notre temps, nul n’a le droit de se demander : Quel doit être mon but personnel ?

Il s’agit de chercher d’abord par quelle voie on atteindra le but commun ! Pour les Russes, il n’y en a pas d’autre que la révolution politique et sociale !…

Voilà ce que me répétait Véra. Mais si mes conseils n’étaient pas toujours bien accueillis, notre amitié n’en était pas moins vive, et je subissais le charme étrange qui se dégageait de toute sa personne. Les traits de son visage étaient si purs, ses mouvements si gracieux et si harmonieux, il y avait tant de sincérité et de spontanéité dans sa manière d’être, que sa seule présence me causait une inexprimable satisfaction morale. Mais je ne pouvais m’empêcher de discuter avec elle, essayant de développer son intelligence et souffrant de la trouver si indifférente aux questions de science et de progrès.

De son côté, elle me témoignait une affection sincère, malgré mon enthousiasme pour l’étude des mathématiques. Il lui semblait qu’un mathématicien est un être bizarre s’obstinant à résoudre des rébus chiffrés, auquel on peut pardonner son inoffensive manie tout en la déplorant quelquefois. Nos rapports fréquents pouvaient donc donner lieu à certaines réserves de part et d’autre, sans que notre affection mutuelle en souffrît.

Le temps passait et Véra, qui n’avait encore rien fait pour atteindre son but, se désespérait de ne pouvoir trouver un moyen de se sacrifier à la cause. Sa santé s’altérait, ses joues devenaient pâles et l’expression de ses grands yeux pensifs se faisait de plus en plus sombre et mélancolique.

Je me souviens qu’une fois, par une riante matinée d’hiver, nous nous promenions sur la perspective Nevsky. Le ciel était bleu, le soleil prodiguait ses rayons, les glaces des magasins avaient des reflets d’argent. Il nous semblait que nous marchions sur un tapis lumineux qui nous renvoyait ses mille paillettes étincelantes. L’air était pur et vivifiant. Nous avancions avec peine malgré la largeur des trottoirs, car les promeneurs étaient nombreux ; hommes, femmes, enfants, le visage coloré par le froid, paraissaient tous éprouver la joie de vivre.

— « Et dire que parmi ces gens se trouvent peut-être ceux que je cherche ! » s’écria tout à coup Véra. » Chaque fois qu’il m’arrive de rencontrer une personne sympathique, je suis tentée de l’arrêter et de lui demander si elle n’en est pas ?

— « Eh bien ! que ma présence ne te gêne pas », lui répondis-je avec calme ; « tiens, regarde cet officier aux brillantes épaulettes, ou cet avocat élégant qui te dévisage avec son monocle ! Va donc les questionner : leur extérieur est plein de promesses. »

Véra ne répondit rien et soupira tristement.

Cependant, à la fin de l’hiver, un événement se produisit qui permit enfin à Véra de réaliser ses espérances.

Dès le commencement de janvier, le bruit avait couru de nombreuses arrestations dans différentes parties de la Russie, le gouvernement ayant découvert un important complot socialiste. Bientôt la nouvelle en fut officielle ; le rapport faisait savoir aux fidèles sujets que la justice avait surpris et incarcéré soixante-quinze criminels politiques, membres d’une société secrète.

Une période d’accalmie relative avait suivi la répression de l’insurrection polonaise, l’échec de Karakozow <ref>
Attentat contre l’empereur Alexandre II en 1866.
</ref> et l’exil de Tchervîchewsky en Sibérie. Ce n’est pas qu’il n’y eût de temps à autre des perquisitions et des arrestations suivies d’exil, mais aucun mouvement sérieux ne marqua cette époque. La série des attentats systématiques n’avait pas encore commencé et la propagande révolutionnaire, suivant la même marche qu’en Occident, prenait un autre caractère. Les droits politiques et l’abolition du régime autocratique passaient au second plan pour faire place aux réformes sociales qui, selon les idées de l’élite révolutionnaire, ne pourraient être acquises tant que le peuple resterait dans l’ignorance et dans la misère.

Il fallait donc de toute nécessité travailler pour le peuple, se rapprocher de lui, « se simplifier », selon l’expression de Tourguénieff dans le tableau qu’il nous donne de cette génération <ref>Voir le roman : Terres vierges.</ref>.

Les soixante-quinze criminels arrêtés, qui étaient pour la plupart de bonne famille, appartenaient à cette catégorie de propagandistes pacifiques ne préconisant ni les bombes ni la dynamite.

On leur imputait comme crime de s’être mêlés au peuple : vêtus du costume des paysans, ils s’engageaient comme ouvriers dans les fabriques avec l’espoir secret de faire de la propagande parmi leurs camarades. Souvent ils se bornaient à distribuer leurs brochures dans les cabarets et sur les marchés. Mais, étrangers aux mœurs et aux habitudes populaires, ils s’y prenaient fort maladroitement et leurs tentatives avaient pour résultat de les faire livrer à la police par les fabricants et les cabaretiers, même par les paysans. Quelque inoffensifs qu’ils fussent, le gouvernement traita ces ennemis pacifiques avec la dernière rigueur pour mettre un terme à tout essai de propagande. L’ordre fut donné d’arrêter les suspects (et il suffisait pour l’être de porter le costume de paysan) ; puis on les renvoyait à Saint-Pétersbourg afin d’y passer en jugement. La plupart ne se connaissaient pas, et cependant on les traitait comme complices d’une même conspiration.

Cette fois encore on ne procéda pas autrement.

Le pouvoir voulait frapper les esprits par l’inflexibilité du jugement et par la dureté de la peine. L’affaire ne serait pas portée devant le jury, mais devant un tribunal spécial nommé à cette effet. Cependant, chaque accusé aurait le droit de se faire défendre et les portes seraient ouvertes au public. Évidemment on n’avait pas su comprendre en haut lieu que dans un immense pays tel que la Russie, manquant de voies de communication et privé de la liberté de la presse, les procès politiques constituent le moyen de propagande le plus sûr. Beaucoup de jeunes gens, impatients comme Véra de servir « la cause », n’en auraient pas trouvé le moyen pendant de longues années, si des procès politiques ne leur avaient appris de temps à autre où ils devaient chercher les « vrais » nihilistes.

Règle générale, les accusés de cette catégorie éveillent la plus vive sympathie dans les milieux les plus différents. Ne pouvant avoir de rapports directs avec eux, on entre en relations avec leurs parents et leurs amis ; c’est par ceux-ci que se nouent les rapports, que la confiance et l’amitié s’établissent entre les accusés et leurs admirateurs. Aussi n’est-il pas surprenant qu’après chaque procès politique se répète le fait rapporté par les anciennes légendes russes : dix combattants surgissent à la place laissée vacante par un de leurs frères…

Véra subit l’influence générale. Dès la première nouvelle du procès, chaque numéro de la Gazette officielle devint pour elle un sujet d’études. Elle savait par cœur les noms des détenus, ainsi que ceux de leurs avocats, et elle s’empressa de profiter de toutes les occasions qui s’offrirent de lier connaissance avec leurs familles.

C’est ainsi que s’ouvrit devant elle le large champ d’activité, auquel elle aspirait depuis si longtemps. Soixante-quinze familles plongées dans le désespoir et la misère avaient besoin de son aide. Elle allait enfin connaître ceux dont elle partageait les idées et les sentiments.

Il va sans dire que, toute à ses nouveaux amis, elle cessa d’assister aux cours et ne vint plus me voir qu’à de rares occasions, lorsqu’il s’agissait de secourir ceux qui lui étaient devenus si chers. C’était une collecte à faire, un enfant à placer, un avocat qu’elle désirait voir se charger de la défense d’un accusé. Véra n’épargnait ni sa peine ni celle de ses amis.

À la fin d’avril, l’instruction étant close, le tribunal commença ses séances.

Depuis six heures du matin, une foule immense stationnait aux portes du Palais de justice. Seules les personnes munies de billets avaient accès dans la salle, les autres attendaient à l’entrée pour avoir plus tôt les nouvelles.

À neuf heures et demie les portes s’ouvrirent et nous pénétrâmes dans l’immense salle, passant entre deux haies de gendarmes qui nous scrutaient du regard comme pour vérifier notre droit à des billets de faveur.

Un rapide coup d’œil suffisait pour indiquer que le public appartenait à deux catégories de personnes tout opposées ; les unes, mues par un sentiment de pure curiosité pour un spectacle rare, faisaient partie de la bonne société et étaient en position de se procurer facilement des billets. Il y avait des dames d’un certain âge, tout de noir habillées comme l’exige le bon ton, tenant à la main une lorgnette, évidemment pour ne rien perdre du drame qui allait se dérouler sous leurs yeux. N’avaient-elles pas sacrifié à ce besoin de distraction l’habitude de se lever à midi et surmonté le dégoût du contact de la foule ? Presque tous les hommes avaient l’air de hauts fonctionnaires : plusieurs portaient l’uniforme, d’autres étaient décorés.

Pendant quelques instants un grand silence d’attente régna de ce côté de la salle ; mais ce calme solennel ne dura pas longtemps. On se trouvait en pays de connaissance, on se saluait, les messieurs offraient poliment leurs places aux dames ; on causait ; les voix, chuchotantes d’abord, s’élevèrent graduellement et l’on se serait cru dans un salon, si le jour matinal, les murs nus et les bancs de bois n’avaient rappelé au sentiment de la réalité. Bien différents de ce groupe mondain se montraient les parents et les amis des accusés. Les visages amaigris et tristes, les toilettes négligées, les regards obstinément fixés sur la porte qui devait livrer passage aux inculpés, le silence accablant, tout chez eux indiquait l’angoisse de l’attente, l’appréhension du dénouement fatal.

À dix heures précises le cri habituel retentit : « Messieurs les juges ! » Douze sénateurs entrent dans la salle : ce sont des personnages considérables, ayant plus de décorations sur la poitrine que de cheveux sur la tête. Solennellement et sans se presser ils prennent place sur des fauteuils.

Puis une porte latérale s’ouvre. Escortés de gendarmes, les soixante-quinze accusés, parmi lesquels des jeunes filles, font leur entrée. Leur aspect est étrange : ils ont les traits douloureusement creusés, et pourtant ces visages sont juvéniles : le plus âgé n’a pas trente ans, le plus jeune en a à peine dix-huit. Leur toilette est soignée — ils semblent avoir revêtu leurs habits de fête ; quelques-unes des jeunes filles sont forts jolies. L’émotion colore leur teint et donne un éclat fiévreux à leurs yeux. Tous ont passé de longs mois, séparés du monde entier, et voici la première occasion de revoir leurs parents, leurs amis, de retrouver leurs proches dans cette foule bigarrée. Une joie presque enfantine, qu’ils ne peuvent cacher, les anime. Ils semblent oublier l’importance capitale de l’heure présente, le jugement terrible qui les attend et qui peut-être va les sevrer pour de longues années de toute joie, de toute espérance. Ils se regardent pleins d’attendrissement, presque de félicité. Malgré les efforts des gendarmes, beaucoup d’entre eux parviennent à serrer les mains qui se tendent, à répondre à de brûlantes questions. Les parents, les amis, incapables de maîtriser leur émotion, s’élancent vers la balustrade avec d’ardentes exclamations.

Aucun des témoins de cette scène ne l’oubliera jamais. Les grandes dames et les hauts fonctionnaires, les personnes même qui depuis longtemps semblent avoir perdu la faculté d’éprouver une émotion quelconque, tous ont subi l’entraînement général. Leur sympathie se porte vers les accusés. Plus tard, lorsque le temps aura passé là-dessus, ils rougiront peut-être en se rappelant leur conduite ; maintenant ils ont perdu tout empire sur eux-mêmes, et des femmes respectables saluent de leurs mouchoirs ces infâmes nihilistes.

Mais tout cela ne dure qu’une seconde ; bientôt les gendarmes parviennent à rétablir l’ordre et ramènent les inculpés à leurs places.

{{Astérisme}}


Les débats sont dans leur plein. Le procureur vient de commencer son réquisitoire. Malgré la gravité de l’acte d’accusation, les inculpés prêtent peu d’attention à son éloquence. Ils cherchent du regard et par signes à interroger leurs camarades et à se communiquer leurs impressions. Toutes les souffrances vécues, toute l’atrocité du sort qui les attend ne peut les empêcher de se sentir heureux, comme s’ils venaient de remporter une victoire.

Le procureur — homme jeune encore — aspire à faire une rapide carrière et sa loquacité est étourdissante. Pendant plus de deux heures il peint le sombre tableau du mouvement révolutionnaire en Russie. Il classe les accusés en catégories et sous-catégories, avec la précision et la facilité que met un botaniste à étiqueter son herbier. Il relève des charges spéciales à l’encontre de chacune de ces catégories ; mais ses flèches les plus empoisonnées sont particulièrement dirigées contre cinq des accusés : deux femmes, dont l’une toute jeune, au visage allongé et pâle, aux yeux gris et rêveurs : c’est la fille d’un haut fonctionnaire ; ses camarades l’ont surnommée « la sainte ». L’autre, plus âgée, d’une nature robuste, appartient évidemment à une classe inférieure : son visage large et plat manque de finesse et décèle l’entêtement et le fanatisme. Parmi les hommes, il y a un ouvrier aux traits intelligents, un maître d’école au dernier degré de la phtisie et un étudiant en médecine nommé Pavlenkow, israélite de naissance. Ce dernier surtout excite au plus haut point l’indignation du procureur. Quand il parle de Pavlenkow, sa fureur ne connaît plus de bornes ; il lui prête les traits d’un Méphistophélès.

Les autres sont certainement fort dangereux, dit-il ; le devoir de la société est de s’en garantir et de les éloigner ; mais il y a des circonstances atténuantes qui plaident en leur faveur : si leurs théories sont fausses, ils ont au moins le mérite d’y croire sincèrement, tandis que pour Pavlenkow la propagande révolutionnaire n’est qu’un moyen de s’élever au-dessus de sa condition en entraînant les autres dans la boue. La nature lui a donné une intelligence hors ligne, et il s’est servi de ce don précieux pour se précipiter dans l’abîme, lui et ses camarades.

À l’exemple de ses confrères français, le procureur raconte la vie de Pavlenkow depuis sa plus tendre enfance. Il le représente comme un enfant pétri d’amour-propre, ayant grandi auprès de parents pauvres, dénués de principes, incapables par conséquent de développer chez leurs enfants la force morale nécessaire pour lutter contre des instincts vicieux. Un riche négociant juif, frappé de l’intelligence du jeune Samuel, le met à l’école ; l’enfant devient un excellent élève, mais la science est impuissante à éveiller en lui des sentiments élevés. Muni du diplôme de bachelier, il entre à l’école de médecine ; — c’était une chance inespérée pour un pauvre juif, dont les frères et sœurs courent nu-pieds dans les rues de sa ville natale. Mais Pavlenkow, au lieu de garder une reconnaissance éternelle envers Dieu et ses bienfaiteurs, continue à nourrir dans son cœur les sentiments pervers suscités par la misère et les humiliations qu’il a subies dès l’enfance. Ennemi de toute autorité, il emploie son intelligence, son énergie, toutes ses facultés à acquérir de l’influence sur ceux de ses camarades qui appartiennent à des familles respectables, dans l’espoir de les associer un jour à des machinations subversives. Le procureur termine en demandant aux juges d’appliquer à Pavlenkow la loi dans toute sa rigueur. « De pareils criminels ne doivent inspirer aucune pitié ! »

Pendant cette péroraison, je suivais attentivement le visage de l’accusé : très brun, il avait le type israélite fortement accentué. Son extérieur était à un certain point de vue plus intéressant que celui de ses compagnons ; plus âgé et paraissant plus expérimenté, il n’avait rien de naïf ni d’enfantin dans l’expression. Ses yeux frappaient par leur beauté et leur intelligence, mais un sourire amer et sarcastique tordait sa bouche ; les lèvres rouges et épaisses produisaient une impression désagréable par leur contraste avec le haut du visage. Des mouvements nerveux contractaient ses traits et agitaient ses mains.

Seul, il n’avait pas manifesté de joie à la vue de ses camarades et son regard n’avait cherché aucune figure amie parmi les assistants. Il suivait avec une attention intense le réquisitoire et prenait des notes : les paroles les plus blessantes n’avaient pu le faire départir de son calme apparent.

Une interruption d’une heure et demie suivit ce discours. On emmena les accusés ; les sénateurs, les avocats et le public se hâtèrent d’aller déjeuner.

À la rentrée, ce fut le tour des avocats. Ce n’est point chose facile de défendre une cause politique, quoique ce soit le meilleur moyen pour un ambitieux de se faire un nom ; mais il suffit à l’avocat de parler avec feu et conviction pour se voir classé parmi les suspects. Beaucoup se souviennent encore de discours éloquents suivis d’exil administratif. Cependant, il faut dire à l’honneur du barreau, qu’il s’y trouve toujours des hommes assez généreux pour se mettre au service des accusés politiques, sans aucun espoir de rémunération. Cette fois encore des avocats s’offrirent à assumer la responsabilité d’une cause ingrate ; ils ne firent aucun effort pour disculper leurs clients de participation au mouvement révolutionnaire et se contentèrent de chercher à leurs actes des mobiles nobles et désintéressés : ils se permirent même de développer les théories les plus hardies et d’employer des expressions admissibles seulement dans un procès politique.

Le président essaya maintes fois de les interrompre, ses efforts furent vains : à chaque reprise ils émettaient des opinions de plus en plus audacieuses.

La sympathie du public pour les accusés allait toujours croissant. Quelques-uns des assistants venus par curiosité entendaient avec étonnement des théories auxquelles ils ne s’étaient jamais arrêtés.

De même que Véra tenait pour certain que le socialisme seul peut résoudre tous les problèmes, de même ils avaient accepté de bonne foi l’opinion générale que les nihilistes sont des fous. Aussi n’est-il pas surprenant qu’éclairés sur les idées de ces terribles nihilistes, et ne voyant devant eux, au lieu des monstres qui hantaient leur imagination, que de pauvres jeunes gens ardents au dévouement et pleins d’abnégation, un nouvel horizon s’ouvrît devant eux. Le point de vue avait changé : du mépris et du sarcasme d’autrefois il ne restait qu’une grande bienveillance qui risquait fort de se transformer en enthousiasme.

Seuls les juges gardaient leur impassibilité habituelle. L’éloquence de la défense les touchait peu. Ils avaient reçu des instructions précises et il était facile de prévoir quel serait leur verdict. Par moments ils donnaient des signes manifestes de fatigue et d’impatience.

— Quand cela finira-t-il ? semblaient murmurer leurs lèvres décolorées. Mais le soir vient et le président lève la séance ; le lendemain matin les débats recommencent et continuent jusqu’à la nuit ; cela dure ainsi toute une semaine pendant laquelle l’intérêt du public croît chaque jour davantage.

Parmi les discours les plus poignants, il faut citer celui de Pavlenkow. Lui aussi avait un avocat, mais il voulait profiter de son droit à la parole. Au point de vue technique, sa défense n’eut rien de remarquable, mais ce qui lui donna une force et une signification particulières, ce fut sa grande simplicité.

« M. le procureur, dit-il en finissant, vous a raconté que j’étais un pauvre juif, misérable ; c’est la pure vérité ; mais c’est justement à cause de cela, c’est parce que je connais la misère, c’est parce que je sors des rangs d’une nationalité méprisée, que je sympathise profondément avec ceux qui souffrent et qui luttent.

« Quand j’ai vu l’impossibilité d’arriver à une solution par les voies ordinaires, je me suis décidé à employer les moyens extrêmes sans me demander si ces moyens étaient légaux ou non. M. le procureur vous demande d’appliquer à ma misère la loi dans toute sa rigueur ; ainsi soit-il ! Qu’on fasse de moi ce qu’on voudra ; j’appartiens à une race qui sait souffrir et je ne demande ni commisération ni pitié. »

Les débats terminés, les juges passèrent dans la salle des délibérations ; mais le public ne quitta point la place. Deux heures après, la séance fut reprise et le président commença d’une voix lente et solennelle la lecture de l’arrêt, qui dura une heure entière. La majorité des accusés furent condamnés à la déportation en Sibérie ou dans des provinces éloignées.

Les cinq principaux criminels furent condamnés aux travaux forcés pour une durée de cinq à vingt ans. Comme il fallait s’y attendre, Pavlenkow fut atteint par le maximum de la peine.

Dans les sphères gouvernementales, cet arrêt fut considéré comme fort indulgent. On s’attendait à une condamnation plus sévère.

Mais ce ne fut pas l’avis du public qui remplissait la salle. Ce verdict le frappa comme un coup de massue. Pendant toute une semaine il avait vécu de la vie des inculpés ; il avait appris à connaître personnellement chacun d’entre eux et à comprendre tous les incidents de leur passé ; aussi lui était-il difficile de rester indifférent à leur sort.

Un silence profond régnait dans la salle, silence interrompu par des sanglots désespérés.

Mes yeux se portèrent sur Véra. Pâle comme une morte, elle se tenait à la balustrade, les yeux démesurément ouverts, avec cette expression presque extatique qu’a parfois le visage des martyrs.

La foule s’écoula lentement et silencieusement.

Dehors c’était le printemps ; l’eau ruisselait dans les gouttières et courait joyeusement en petits ruisseaux le long des trottoirs. L’air était pur et frais. L’atrocité des émotions éprouvées ne semblait plus qu’un cauchemar et la réalité de tout ce qui s’était passé semblait impossible. L’image de douze vieillards caducs prononçant un verdict impitoyable et fauchant à la racine le bonheur et l’avenir de soixante-quinze jeunes vies, cette image se perdait dans le brouillard et laissait à chacun l’impression d’une amère ironie.


==X==

Deux mois et demi s’écoulèrent sans que Véra donnât signe de vie ; de mon côté je n’eus pas le temps d’aller la voir.

Au mois de mai, j’avais un jour des amis à dîner et nous venions de passer au salon, lorsque la porte s’ouvrit pour laisser entrer Véra. Mais, grand Dieu ! quel changement ! Pendant tout l’hiver elle n’avait eu d’autre vêtement qu’une sorte de fourreau noir, soutane de prêtre comme je l’appelais en riant ; aujourd’hui elle portait une robe bleu pâle, en étoffe légère, à la dernière mode, avec une ceinture circassienne en argent niellé. Ce costume lui allait à ravir et la rajeunissait de plusieurs années. Mais ce n’était pas uniquement sa toilette qui la métamorphosait ainsi ; elle paraissait rayonnante de joie et de triomphe, ses joues étaient roses, ses yeux jetaient des flammes. Jamais elle ne m’avait paru aussi idéalement belle.

La plupart de mes amis la voyaient pour la première fois et son entrée fit sensation. À peine fut-elle assise qu’on faisait cercle autour d’elle.

Auparavant, lorsqu’il lui arrivait de trouver du monde chez moi, Véra se retirait dans un coin et on ne pouvait lui arracher une parole.

Sauvage par nature, elle évitait instinctivement toute nouvelle connaissance qui ne lui semblait pas sympathiser avec son idéal. Mais cette fois elle se trouvait évidemment dans une disposition d’esprit affectueuse et cordiale et avait un mot aimable pour chacun. On aurait dit qu’elle sentait le besoin de faire partager à tous le ravissement dont son cœur débordait. Elle qui détestait les compliments, les accueillait aujourd’hui sans se troubler et même y répondait avec une grâce un peu hautaine pleine de verve et d’à-propos.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement. D’où lui venait ce tact mondain, cet esprit subtil, cette coquetterie ? Peut-être un souvenir du passé ? Grattez la nihiliste et vous trouverez la grande dame !

Cependant cette animation dura peu : tout à coup Véra devint silencieuse, ses yeux prirent une expression de tristesse, presque de mépris.

— S’en iront-ils bientôt ? J’ai à te parler de choses graves, me dit-elle tout bas.

Par bonheur, les visiteurs commençaient à se retirer.

— Véra, qu’as-tu ? Je ne te reconnais plus ? lui demandai-je dès que nous fûmes seules.

Pour toute réponse Véra me montra une alliance à l’annulaire de sa main gauche.

— Véra ! tu te maries ? m’écriai-je surprise.

— C’est déjà fait ! Aujourd’hui, à midi, je me suis mariée.

— Véra, que dis-tu ? Où est ton mari ? fis-je absolument décontenancée. Son visage s’illumina subitement. Un sourire extatique errait sur ses lèvres.

— Mon mari est en prison. J’ai épousé Pavlenkow.

— Mais tu ne le connaissais pas ! Où vous êtes-vous rencontrés ?

— Nulle part. Je l’ai vu de loin pendant le procès et, aujourd’hui, un quart d’heure avant la cérémonie, nous avons échangé quelques paroles.

— Mais, enfin, que veut dire tout cela ? continuai-je sans rien comprendre. Est-ce le coup de foudre de Juliette pour Roméo ? Est-ce pendant le véhément discours du procureur que tu t’es prise de passion pour Pavlenkow ?

— Ne dis pas de sottises, fit Véra, m’interrompant sévèrement. Il ne s’agit pas de passion. Je l’ai épousé parce que je devais le faire : c’était l’unique moyen de le sauver.

Je me taisais, tout en continuant à interroger du regard. Véra s’assit au bout du canapé et, sans se presser ni s’émouvoir, comme elle eût parlé des choses les plus ordinaires :

— Voici : Après le jugement, j’eus une longue conférence avec les avocats. Tous étaient d’avis que le sort des condamnés n’avait rien de terrible, sauf celui de Pavlenkow. Le maître d’école succomberait bientôt, sans doute ; mais il serait aussi bien mort en liberté, étant au dernier période de la phtisie. Les autres iraient en Sibérie, d’où ils reviendraient après avoir fait leur temps, pour se dévouer de nouveau à la cause. Quant à Pavlenkow, mieux eût valu une condamnation à mort : au moins il n’aurait pas souffert longtemps. Mais vingt ans de travaux forcés, ce serait un long supplice.

— Bien d’autres ont été condamnés à cette peine, hasardai-je timidement.

— Oui, mais elle peut être appliquée très différemment.

Si Pavlenkow eût été un criminel de droit commun, le procureur aurait déployé moins d’éloquence pour le présenter au tribunal comme un être exceptionnel, et il n’eût pas encouru cette forte condamnation ; on l’aurait envoyé en Sibérie, ce qui n’est pas un si grand malheur après tout : on y vit comme ailleurs, et il y a maintenant tant de « politiques » en Sibérie qu’ils y sont presque une force ; les autorités sont même parfois obligées de compter avec eux et il ne faut pas conclure que, parce qu’on est exilé, tout espoir soit perdu. Les condamnés peuvent se voir et correspondre avec leurs amis, et si leur situation devient intolérable, ils ont toujours la fuite comme dernière ressource. On sait que nombre d’entre eux sont parvenus à s’évader. Mais le gouvernement a réservé aux criminels politiques particulièrement dangereux une pénalité autrement cruelle, celle de l’incarcération dans le ravelin d’Alexis, dépendance de la forteresse Pierre et Paul.

Si l’on trouve bon d’en finir avec eux, ce n’est pas en Sibérie qu’on les envoie, c’est dans ce ravelin, à Saint-Pétersbourg même, sous les yeux de l’autorité.

Là, pas d’indulgence, pas de faveur ; le système cellulaire y est appliqué rigoureusement ; subir cette peine, c’est être enseveli vivant, sans rapports possibles avec les autres détenus ni avec ses amis du dehors, c’est rester seul au monde. Malgré le sans-gêne de nos maîtres, ils condamnent rarement à mort. Que dirait-on à l’étranger ! Mais ils ont le ravelin d’Alexis. L’effet produit n’est pas le même, mais le résultat est identique. Combien a-t-il englouti de condamnés politiques ce ravelin ? A-t-on jamais entendu dire qu’un seul en soit sorti ? Après un mois ou deux tout au plus, on écrit aux parents qu’un tel ou qu’une telle ont paisiblement rendu leur âme à Dieu, ou bien qu’ils sont devenus fous ou se sont suicidés. On dit que personne n’a pu supporter ce supplice pendant plus de trois ans. C’est à ce ravelin maudit qu’était destiné Pavlenkow.

Véra s’arrêta, pâle d’émotion ; sa voix tremblait et des larmes perlaient à travers ses longs cils.

— Mais comment pouvais-tu le sauver ? demandai-je avec impatience.

— Attends, tu vas l’apprendre, continua Véra, redevenue calme. Dès que je connus le sort qui lui était réservé, je ressentis une immense pitié ; jour et nuit ma pensée ne le quittait pas. J’allai voir un avocat pour savoir s’il n’y avait rien à faire. Absolument rien, me répondit-il ; encore s’il était marié il y aurait quelque espoir, car, d’après nos lois, la femme a le droit de suivre son époux aux travaux forcés, si tel est son désir ; elle peut adresser une supplique à l’empereur, demandant à accompagner son mari en Sibérie, et il arrive que l’empereur dans sa bonté lui accorde sa demande. Par malheur, Pavlenkow est célibataire.

Je compris aussitôt ce que j’avais à faire. Il fallait demander à l’empereur la permission d’épouser Pavlenkow.

— Mais Véra ! Est-il possible que tu n’aies pas pesé la portée d’un tel acte ? En somme, tu ne connais pas Pavlenkow, tu ne sais pas s’il mérite ce sacrifice !

Véra me regarda d’un air sévère et surpris.

— Et tu dis cela sérieusement ? me demanda-t-elle.

Ne comprends-tu pas que si je n’avais fait tout ce qui dépendait de moi pour le sauver, j’aurais par cela même participé à sa perte ?

Dis-moi, je te le demande, si tu n’étais pas mariée, n’aurais-tu pas agi comme moi ?

— Non Véra, je ne crois pas que je m’y fusse jamais décidée, répondis-je en toute sincérité.

Véra me regarda fixement.

— Je te plains ! me répondit-elle enfin. Quoi qu’il en soit, je savais que mon devoir était de l’épouser. Mais comment en obtenir la permission ? Lorsque je fis part de cette décision à l’avocat, il s’écria que c’était pure folie. Moi-même je ne savais que faire ; tout à coup je me souvins de quelqu’un qui pourrait m’y aider. As-tu entendu parler du comte Ralow ?

— De l’ancien ministre ? Certainement. On dit même que, quoique éloigné des affaires, il est encore un des conseillers de l’empereur ! Mais comment le connais-tu ?

— C’est un de mes parents éloignés, qui fut à ce qu’on dit admirateur passionné de ma mère. Il m’a souvent prise dans ses bras en me donnant des bonbons quand j’étais enfant. Il va sans dire que jamais je n’avais eu l’idée de me rappeler à son souvenir : que pouvait-il y avoir de commun entre nous ! Mais dans cette occasion je pensai qu’il pourrait m’être utile. Je lui écrivis pour lui demander audience. Il me répondit sans tarder, en me fixant le jour et l’heure où il pourrait me recevoir. Ne te figure pas que je me présentai à lui avec mon costume de nihiliste. Pas si naïve ! Je les connais ces vieux pêcheurs qui font pénitence sur leurs vieux jours ! Cela ne les empêche pas d’aimer les jolis minois : dès qu’ils voient une jolie femme, ils tombent en pâmoison et sont incapables de lui refuser quoi que ce soit. Aussi, je me fis belle ; c’est même à cette occasion que je commandai la robe que voici ; et avec cela je pris l’air le plus modeste, d’une vraie sainte, quoi ! Le comte m’avait donné rendez-vous pour neuf heures du matin. En arrivant, je fus frappée du luxe inouï qui règne dans son palais, inconciliable, semblerait-il, avec les dispositions d’un ascète qui veut faire pénitence ! Un suisse à hallebarde m’ouvrit la porte : il ne voulait pas me laisser monter, mais je lui montrai la lettre du comte ; alors il frappa un coup sur une plaque de cuivre collée au mur ; aussitôt parut comme de dessous terre un heiduque chamarré de galons qui me fit monter un escalier de marbre garni de fleurs ; au premier, nous trouvâmes le majordome qui, après m’avoir fait traverser plusieurs grandes salles, me remit à un valet portant livrée, et la promenade continua : partout des parquets de mosaïque, brillants comme du cristal, des fresques aux plafonds, d’immenses glaces aux cadres dorés, des meubles couverts de brocart et incrustés d’or ! Tous ces appartements étaient absolument vides. Le valet ressemblait à un ministre et avançait sans mot dire… Enfin, nous arrivâmes au cabinet du comte ; son valet de chambre, un petit vieux au visage intelligent et rusé, vêtu d’une redingote noire, ayant tout l’air d’un diplomate, me regarda fixement et m’examina des pieds à la tête comme s’il eût voulu lire le fond de mes pensées ; puis il dit enfin :

— Veuillez attendre, Mademoiselle ; S. Ex. le comte vient de se lever et est en prières.

On me laissa seule. La pièce était immense ; de l’entrée, on avait de la peine à distinguer les objets qui se trouvaient à l’extrémité opposée. On n’y voyait ni dorures ni glaces ; les meubles étaient en noyer, les portières et les rideaux, de couleur sombre et à demi tirés, laissaient la chambre dans une quasi-obscurité. Seul l’angle où se trouvait la grande armoire aux saintes images était faiblement éclairé par la veilleuse qui brûlait nuit et jour. Le temps passait et le comte ne venait pas ! Je fus prise d’impatience et, entendant un bourdonnement sourd derrière une portière, je m’approchai et levai doucement un des coins du lourd rideau. Je vis alors une autre pièce tendue de drap noir et ornée de saintes images et de crucifix ; dans le fond un vieillard podagre, vraie momie, marmottant entre ses dents, faisant de nombreux signes de croix et se prosternant incessamment ; deux laquais gigantesques le soutenaient de chaque côté, le maniant comme une poupée à ressorts, le relevant et l’inclinant tour à tour en comptant à haute voix le nombre des saluts de Son Excellence.

L’envie de rire me prit et toute ma timidité disparut. Au quarantième coup on emmena le comte, et j’eus à peine le temps de laisser tomber la portière qu’il était devant moi.

Dès qu’il m’aperçut il s’écria :

— Dieu ! mais c’est Aline en personne ! Et me donnant sa bénédiction, il versa quelques larmes. Envahi par les souvenirs du passé, il me parlait de ma mère et je n’avais garde de l’interrompre ; aussi finit-il par s’exalter, comme un vieux chat qu’on chatouille derrière l’oreille. Il me parla de l’avenir, formant pour moi les plus beaux projets et rêvant même de me présenter à la cour. Il ne songeait rien moins qu’à m’adopter, n’ayant ni femme ni enfants, et à faire de moi sa fille bien-aimée. Je pensai que le moment était arrivé de lui parler de ce qui m’amenait et, fondant en larmes, je lui dis : « J’aime et si je ne puis épouser celui que j’ai choisi, rien au monde ne pourra me consoler. »

Le comte me promit de faire tout son possible en ma faveur ; mais dès qu’il eut appris quel était le fiancé de mon choix, il se mit en colère et ne voulut plus rien entendre, changeant de ton et cessant de me tutoyer, il ne m’appela plus ni son « enfant chérie » ni son « petit ange ».

— Sachez, Mademoiselle, me dit-il, que s’il arrive à une jeune fille honnête d’aimer un homme indigne d’elle, il ne reste plus à ses parents qu’à demander à Dieu de lui rendre la raison.

Je vis que cela allait mal et commençai à me désespérer.

Véra se troubla tout à coup et s’interrompit.

— Eh bien, Véra, et après ? Qu’arriva-t-il ? Finis ton histoire ! insistai-je. Véra rougit.

— Vois-tu, je ne sais vraiment comment cela se fit et ce que je lui dis au juste, mais tout à coup il comprit que je devais épouser Pavlenkow pour cacher une faute et sauver mon honneur.

— Véra, Véra ! Et tu n’as pas eu honte de tromper ainsi un pauvre vieux ! m’écriai-je avec un accent de reproche.

Véra me jeta un regard de profonde surprise.

— Tromper un pauvre vieux ! répéta-t-elle ironiquement. Il y a bien de quoi ! Et lui, le « pauvre vieux » qui pourrait faire tant de bien dans sa position et par son influence, que fait-il ? Il se frappe le front contre terre dans l’espoir de conquérir aux cieux une petite place aussi bonne que celle qu’il a ici-bas. Pense-t-il à autre chose ? Pourquoi m’a-t-il traitée avec bonté ? Parce que mon visage lui a plu, parce que j’ai réveillé en lui le souvenir d’anciens péchés et que cela a remué son vieux sang. Cela mérite-t-il quelque reconnaissance ? Et les jeunes qui meurent en Sibérie, comment les traite-t-il ? Combien de condamnations a-t-il signées dans sa vie !… Est-ce que j’aurais eu l’idée de le tromper si j’avais pu lui parler comme à un homme ! Mais ce n’était pas possible. Si je lui avais demandé de sauver Pavlenkow, il m’aurait renvoyée en me disant de ne pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. Je ne pouvais que le tromper !…

Véra avait peine à maîtriser son indignation.

— Eh bien, comment cela a-t-il fini ?

— Très simplement. D’abord il marchait à grands pas, se parlant à lui-même, mais assez haut pour que je pusse distinguer ses paroles :

« Misérable enfant ! S’oublier ainsi ! Elle ne mérite pas ma protection et pourtant, en souvenir de sa mère, il faudra bien que je tâche de la sauver. Il faudra bien cacher sa faute pour éviter le déshonneur de toute une famille… »

Le rire me gagnait et cependant je prenais un air contrit ; j’étais là, les mains pendantes, les yeux baissés, — une Madeleine repentante.

Enfin il s’arrêta devant moi et me dit sévèrement :

« Mets toi là, Véra, et écris à l’empereur que tu tombes à ses genoux, le suppliant de t’octroyer la permission d’épouser ton indigne séducteur. Je me charge de remettre la supplique et de tout arranger sans bruit. »

Je voulus remercier le vieillard, mais il m’arrêta froidement : « Ce n’est pas pour toi que je le fais, c’est pour ta mère. »

Tout en écrivant, je me disais qu’en tout ceci il n’était pas question de Sibérie. « Et la Sibérie, demandai-je au comte ? Je veux suivre mon mari en Sibérie. »

Il se mit à rire. « C’est bon, me répondit-il, on ne te demandera pas d’aller si loin. Ta faute une fois couverte, tu pourras vivre où bon te semblera, comme une bonne petite veuve honnête. »

Cela m’effraya, mais je craignais de trop insister et d’éveiller ses soupçons. Tout à coup j’eus une inspiration et lui dis que cette décision d’accompagner mon mari en Sibérie m’était dictée par le désir de faire pénitence et de racheter ainsi ma faute. Le vieillard comprit tout de suite — cela rentrait dans ses idées.

Il en fut touché et dit qu’il ne pouvait que m’encourager. « C’est œuvre pie ! » Il me donna sa bénédiction et me passa au cou une image sainte.

— Et après ?

— Après, tout marcha comme sur des roulettes. Revenue à la maison, je ne soufflai mot de mon expédition. Quelques jours après la propriétaire entra toute bouleversée dans ma chambre, me tendant une carte de visite sur laquelle je lus : S. Ex. le prince Gelobitzki, et plus bas, au crayon : De la part du comte Ralow.

Je compris tout de suite le motif de sa visite et je dis à la bonne femme de faire monter le visiteur. Ce fut un grand émoi dans toute la maison ; le général montait notre vieil escalier branlant qui craquait sous ses pas, son sabre accrochant la rampe ; tous les enfants de la maison étaient sortis pour le voir.

Il entra dans ma chambre. C’était un homme jeune encore, très élégant, avec de longues moustaches toutes droites ; il répandait autour de lui un parfum pénétrant qui se mêlait étrangement à l’odeur de soupe aux choux qui emplissait notre cuisine. Il est probable que jamais encore il ne s’était trouvé dans un pareil logis, mais avec un tact exquis il ne parut s’apercevoir de rien et s’assit dans le fauteuil cassé qu’on lui présentait, avec l’aisance d’un homme du monde introduit dans le salon le plus correct. Son casque sur ses genoux, le corps gracieusement incliné en avant, il m’adressa la parole avec un sourire aimable : « C’est bien à la princesse Véra Barantzew que j’ai l’honneur de parler ? »

— Oui, lui répondis-je, à elle-même.

Prenant alors un air confidentiel, il me dit que l’empereur l’avait envoyé pour me demander s’il était bien vrai que je désirais épouser le criminel politique Pavlenkow et le suivre en Sibérie.

— C’est la pure vérité ! lui répondis-je.

Alors il commença à me raisonner. Était-il possible qu’une fille si jeune et si belle eût l’idée de se perdre ainsi ! Avait-elle bien pesé la gravité et les conséquences de cet acte ? Une aristocrate russe épouser un juif, un criminel d’État dont les enfants ne peuvent avoir ni nom ni position sociale !

— J’ai pensé à tout cela et je ne puis changer ma décision.

Voyant que je tenais bon, le général prit un air paternel et me saisissant les mains il m’entretint à voix basse.

— J’ai moi-même des enfants, et je vous parle comme un père parlerait à sa fille. Vous n’êtes pas la seule à qui il soit arrivé malheur ; bien d’autres jeunes filles ont passé par là ! Perdre sa vie entière pour une faute de jeunesse, ce serait insensé ! L’empereur est magnanime et le comte a beaucoup d’affection pour vous ; il veut vous prêter aide et protection. Il y a d’autres moyens d’arranger les choses et nous saurons bien vous trouver un autre époux !

Je continuai à feindre de ne pas comprendre, m’obstinant à répéter que je voulais épouser Pavlenkow et le suivre en Sibérie.

Voyant qu’il ne pouvait me convaincre, le général salua et se retira. Aussitôt je me rendis chez l’avocat de Pavlenkow pour lui conter l’affaire et le prier d’en informer son client.

Quelques jours après je reçus le factum qui m’autorisait moi, comtesse Barantzew, à épouser le juif Pavlenkow, criminel politique, après qu’il se serait fait baptiser et aurait embrassé la religion orthodoxe. La bénédiction nuptiale nous serait donnée dans l’église de la prison.

Véra se tut, plongée dans ses pensées. Ce récit m’avait bouleversée.

— Véra, dis-je enfin avec tristesse, c’est fait maintenant ; tu t’es jetée dans un abîme et il est trop tard pour se repentir. Mais dis-moi, de grâce, pourquoi tu n’es pas venue me parler de tes projets ? Je croyais que nous étions amies.

Véra m’embrassa en riant.

— Quelle question ! fit-elle, s’efforçant de plaisanter, As-tu jamais vu quelqu’un demander conseil pour se jeter dans un abîme ? Crois-tu qu’un homme qui a l’intention de se pendre doive en prévenir ses amis et demander leur bénédiction avant de passer sa tête dans le nœud coulant ?

— Alors tu avoues aller à ta perte ?

— Tiens, dit Véra après un instant de réflexion, je ne veux pas poser et jouer un rôle devant toi. Je dois avouer qu’au moment même où j’appris que toutes les difficultés étaient levées, je sentis mon cœur se serrer, au lieu d’éprouver de la joie ; et ce malaise dura toute la semaine qui précéda le jour décisif !

Je tâchais de m’absorber dans le travail, et j’en entreprenais de toute sorte ; j’étais continuellement en mouvement ; cela pour oublier. De jour j’y réussissais presque, mais la nuit, dès que je me trouvais seule, une angoisse fiévreuse m’envahissait. Ce matin, quand je suis entrée dans la prison et que la porte massive s’est refermée sur moi, le courage a failli me manquer.

Dehors il faisait chaud et le soleil brillait ; ici je me trouvais subitement dans les ténèbres ; l’humidité me pénétrait. Et la pensée que je laissais derrière cette porte le bonheur, la liberté, la jeunesse, s’empara de moi. Mes oreilles bourdonnaient, il me semblait qu’on me poussait dans un gouffre, noir, sans fond.

Je montrai mes papiers. On me mena par d’interminables corridors. Un gendarme marchait devant moi, un autre me suivait. Des portes latérales s’entr’ouvraient, des hommes portant des uniformes passaient leurs têtes et m’examinaient insolemment. Il est probable que tout le personnel de la prison avait eu vent de la chose, et chacun voulait voir la fiancée. Sans se gêner, ces hommes faisaient leurs observations à haute voix. Un officier disait à son camarade : « Ces sacrés nihilistes ne sont pas dégoûtés, ma foi ! C’est vraiment dommage d’accoupler ce beau brin de fille à un brigand de forçat. Passe encore si l’on avait le droit du seigneur ! »

Chaque pas que je faisais augmentait ma souffrance, et j’avoue que si à ce moment-là on était venu m’offrir de me rétracter, je me serais enfuie avec bonheur.

On me fit entrer dans une pièce vide et nue où il y avait seulement deux chaises ; puis je restai seule pendant un instant qui me parut être l’éternité. Le doute m’envahissait de plus en plus : je me demandais si réellement j’avais raison d’agir ainsi ou si ce n’était pas plutôt un acte insensé que j’allais commettre.

L’anxiété dans l’attente de Pavlenkow fut atroce ; j’avais peur de ne pas le reconnaître. Qu’elle serait son attitude ? M’avait-il comprise ?

Enfin, j’entendis des pas, la porte s’ouvrit, et il entra accompagné de deux gendarmes. Je ne pourrais même pas dire quel effet il produisit sur moi : je sais seulement qu’il avait les cheveux ras et une capote de forçat sur les épaules.

Les gendarmes se tenaient au fond de la chambre, affectant par discrétion de ne pas nous regarder.

Tout ce qui s’est passé entre nous me semble un rêve. Je crois que Pavlenkow me prit les deux mains et me dit : « Merci, Véra, merci ! » et sa voix se brisa ; moi aussi je ne pouvais plus parler. Seulement, dès qu’il eût paru, je n’éprouvai plus la moindre inquiétude, mon cœur était devenu joyeux, j’avais la conviction d’avoir bien agi, d’avoir obéi au devoir.

On nous mena dans l’église, le pope nous prit les mains et nous fit faire trois fois le tour de l’autel Je ne saurais me rappeler tout ce qui s’est passé ! Une sorte d’inconscience m’empêchait de percevoir les détails.

À un certain moment où le chœur se mit à chanter, il me sembla que Wassiltzew se trouvait à côté de moi et j’entendis distinctement sa voix aimée. Je sais, je sens qu’il m’aurait approuvée. Tout devint clair pour moi et mon avenir se dessina nettement à mon esprit. J’irai en Sibérie, je servirai les déportés, j’écrirai leurs lettres, je leur serai utile, je les consolerai… La voix de Véra s’entrecoupa, elle fondit en sanglots… — Et dire que pendant tout l’hiver je m’étais tant tourmentée pour chercher ce qui se trouvait là sous ma main ! Et quelle œuvre !… Je ne saurais en imaginer une de plus désirable… Je t’avoue que mes forces n’auraient pas suffi à une autre vocation : ainsi je ne vaudrais rien pour la propagande révolutionnaire, qui demande beaucoup d’intelligence, d’éloquence, la faculté de persuasion que je n’ai pas, et puis l’idée du danger à faire courir aux autres m’aurait été insupportable. Aller en Sibérie, c’est ce qu’il me faut, c’est proportionné à mes forces. Et comme tout s’est bien arrangé ! Si tu savais combien je suis heureuse !

Elle se jeta à mon cou et nous pleurâmes longtemps. Six semaines plus tard, j’accompagnais Véra à la gare du chemin de fer Nicolas. Aussitôt après la cérémonie nuptiale, Pavlenkow avait été envoyé en Sibérie avec d’autres forçats qui devaient faire à pied la plus grande partie de la route. Le moment était venu pour Véra d’aller retrouver son mari. Elle n’était pas seule : deux autres femmes dont l’une avait sa fille, l’autre son mari au nombre des déportés, partaient avec elle.

Elles prenaient les troisièmes, véritable luxe comparativement à ce qui les attendait plus loin. Le chemin de fer n’allait à cette époque que jusqu’à la frontière de la Russie d’Europe ; au delà elles n’auraient d’autre moyen de locomotion que le chariot ou le traîneau. Le voyage devait durer deux à trois mois s’il ne survenait aucune difficulté. Et quel serait leur sort une fois arrivées ? Elles ne semblaient pas s’en préoccuper, leur physionomie était empreinte d’une félicité calme et joyeuse.

L’excitation nerveuse, résultat de l’excessive tension de toutes ses facultés qu’avait dû exercer Véra pour l’accomplissement de cet acte de dévouement, avait disparu ; elle était redevenue la jeune fille mélancolique et rêveuse, renfermée en elle-même, que j’avais connue jadis. Elle avait un peu maigri et semblait plus âgée, mais ses yeux bleus avaient conservé leur expression d’énergie et de courage ; j’étais touchée par le spectacle des tendres soins qu’elle prodiguait à ses deux compagnes et surtout à la plus âgée ; on voyait qu’une étroite amitié, née de leur commun malheur, les unissait déjà.

Sauf la police, qui était en force, il n’y avait pas foule au départ : quelques personnes étaient venues par simple curiosité ; d’autres, ayant des parents ou des amis en Sibérie, voulaient leur envoyer des nouvelles par l’entremise de ceux qui partaient.

J’eus à peine le temps de dire quelques mots à Véra, car on se pressait autour d’elle. La cloche sonna pour la troisième fois, le train allait partir ; Véra me tendit la main par la fenêtre.

À ce moment, l’image du sort qui attendait cet être plein de jeunesse et de grâce se présenta si vivante à mes yeux que je ressentis une douleur profonde et ne pus retenir mes larmes.

— C’est à cause de moi que tu pleures ainsi ? dit Véra avec un suprême sourire sur les lèvres. Ah ! si tu savais quelle profonde pitié j’éprouve pour vous tous qui restez !

Ce furent ses dernières paroles.



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Version du 11 novembre 2011 à 23:52


Deux nationalités russes
1861
Traduit par Gustave Brocher (1916)




DEUX NATIONALITÉS RUSSES[1]



Il est incontestable que la situation géographique fut la première cause des différences entre les nationalités en général. Plus un peuple occupe un degré inférieur dans la civilisation, plus les circonstances géographiques aident à lui donner un type spécial. Les peuples qui n’ont pas de principes fixes, se transportent facilement, émigrent d’un pays à un autre, car ils ont bien peu de liens qui les attachent à leurs anciennes demeures. Après avoir émigré et s’être fixés dans de nouveaux lieux, ces peuples nomades se transforment facilement et ne tardent pas à changer de mœurs, en prenant le caractère naturel du nouveau pays. La résistance sera d’autant moins importante que les moyens de support feront plus défaut.

Il en est tout autrement pour un peuple qui, dans ses premières demeures, s’est acquis tout ce qui pouvait le satisfaire et ce qui lui paraissait utile ou sacré. Un tel peuple, en émigrant dans de nouveaux territoires, y transporte ses pénates, ses principes, qui lui deviennent des supports lorsque les circonstances de la nouvelle patrie l’amèneront à introduire des changements en lui-même.

Supposons par exemple qu’un Anglais s’établisse sous les tropiques : il y transportera sa civilisation, les mœurs, les idées de son île septentrionale.

Par contre, il n’en serait pas de même d’une tribu de Peaux-Rouges transportée en Russie. Ces Indiens vivant au milieu des Russes prendraient vite l’apparence de la nationalité dominante. Supposé qu’ils vivent à l’écart, sans se rapprocher de peuples civilisés, en quelques générations, sous l’influence du climat, du terrain, ils auront changé, et une nouvelle nationalité en sera issue, mais cela ne se sera produit que très graduellement, en ne préservant que quelques traits qui rappelleront l’ancienne patrie si éloignée.

Dans l’antiquité, aux époques de la jeunesse des nationalités, ces pérégrinations d’un pays dans un autre, créaient des types diversifiés et produisaient des nationalités. Mais la migration et les changements géographiques ne formaient pas les seuls facteurs dans la transformation des peuples et, à l’origine, il s’y ajoutait encore les circonstances historiques. Les peuples en émigrant d’un pays dans un autre, ne restaient pas isolés, mais rencontraient d’autres peuplades, se mêlaient, luttaient avec elles, et de ces rapports dépendaient la formation et le développement de leurs manières de vivre.

D’autres peuplades se sont transformées sans émigrer, mais c’est par suite de l’invasion et de l’influence des voisins ou d’étrangers. Enfin, tel ou tel changement dans la vie commune s’est fait sentir dans l’état de la population et lui a imprimé pour l’avenir un certain cachet différent du premier. Ainsi, peu à peu, dans le cours des temps, le peuple changeait, n’était plus tel qu’il était auparavant. Tout cela forme ce qu’on peut appeler les circonstances historiques.

Un degré plus ou moins élevé de civilisation hâte ou retarde la transformation ; un peuple instruit conservera plus obstinément ses vieux usages, il gardera fermement ses coutumes et, pendant longtemps, la mémoire de ses aïeux. Rome, par exemple, ayant conquis la Grèce et conquise à son tour par la civilisation grecque ; au contraire, la Gaule, tombée sous la domination de Rome, perd sa langue et sa nationalité parce que les conquérants étaient plus avancés en civilisation que les conquis.

Les rapports avec un peuple plus faible renforcent la nationalité du plus puissant, tandis que le frottement avec un peuple plus fort la rend plus faible.

Une nationalité peut se former à différentes époques de développement du peuple, mais ce travail se fait plus facilement dans une période d’enfance qu’à une époque avancée de vie intellectuelle.

Des changements de nationalité peuvent être amenés par des causes opposées, par exemple : par le besoin d’un large développement, par la misère et la décadence de l’ancienne civilisation, par une fraîche et joyeuse jeunesse du peuple ou par sa vieillesse caduque.

D’un autre côté, la stabilité de la nationalité peut aussi bien provenir du développement de la civilisation, lorsque le peuple s’est assuré ce qui le conduira à un travail continu dans la même sphère, lorsqu’il a une suffisante provision d’intérêts pour en tirer de nouveaux éléments de culture — que du manque de motifs extérieurs pour continuer à développer les matériaux en réserve — et lorsqu’il se contente de l’état existant chez lui et ne désire pas marcher en avant.

Chez les peuples qui ont des rapports avec d’autres peuples plus avancés, nous remarquons que les couches supérieures s’approprient la nationalité étrangère du peuple dominateur, tandis que les classes inférieures gardent la leur, car la situation de la masse opprimée ne lui permet pas d’aspirer à l’évolution d’institutions qu’elle possède depuis longtemps. La même cause empêchera les couches malheureuses d’adopter une nationalité étrangère comme le font les classes aisées.

La littérature est l’âme de la vie publique, la conscience de la nationalité. Sans littérature, la nationalité n’est plus qu’un phénomène passif. Plus la littérature d’un peuple est riche et étendue, plus aussi sa nationalité est solide, et c’est une garantie qu’il défendra obstinément sa nationalité contre les éléments hostiles de la vie historique, et plus l’essence même de sa nationalité s’exprime énergiquement et clairement.

Mais quelle est cette essence en général ? Les signes d’une vie extérieure forment la somme des phénomènes par lesquels une nationalité se distingue d’une autre ; par ces signes, se révèle ce qu’il y a au fond même du cœur du peuple. La constitution spirituelle, le degré de sentiment, le tour d’esprit, la direction de la volonté, les idées sur la vie sociale et intellectuelle, tout ce qui moule le caractère et les coutumes du peuple, voilà les causes intérieures de ces particularités qui donnent la vie et la solidité au corps de la nation. Naturellement tout cela ne se manifeste pas séparément, un point après l’autre, mais tout ensemble, ou se supportant, se complétant mutuellement et formant un tout, une nationalité bien distincte.


I

Appliquons à présent ces principes à notre but, qui est de définir la différence entre la nationalité grande russienne et la nationalité petite russienne ou ukranienne.

Le commencement de cette distinction et la séparation des Slaves en diverses peuplades se perdent dans la nuit des temps. À l’époque où la littérature grecque commence à parler des Slaves, ceux-ci étaient déjà séparés en de nombreux peuples formant de grandes agglomérations ou de petites divisions ; il est presque impossible d’en localiser quelques-unes. Procope partage les Slaves en deux grandes branches : les Antes et les Slaves. Jornandes les divise en trois branches : les Slaves, les Antes, les Venètes.

Sans doute ces branches se subdivisaient encore en d’autres : c’est ce que montrent les renseignements de Procope et de Maurice, qui nous disent que les Slaves se faisaient constamment des guerres intestines et vivaient en groupes, à l’écart les uns des autres. Or, tant que les peuples guerroient les uns contre les autres, il se produit naturellement entre eux des différences ethnographiques, des distinctions, etc. Constantin Porphyrogénète compte déjà plusieurs petites branches de Slaves.

Notre premier annaliste, en nommant les Slaves (de Russie) les divise en plusieurs parties, chacune ayant ses particularités et ses us et coutumes établis. Il va sans dire que quelques-unes se ressemblaient plus que d’autres. De ces rejetons ethnographiques, tous plus ou moins ressemblants, se développa graduellement une nationalité générale (rousse) en relations avec les autres Slaves du Midi.

Est-ce que dans l’antiquité la plus reculée on trouve des traces d’une nationalité Rousso-Ukranienne ? Est-ce que l’union apparente parmi les populations habitant la vaste surface de la Russie méridionale était assez évidente pour qu’on puisse en former un groupe ethnographique ?

Les chroniques ne le disent pas exactement. Plus heureuse a été en ceci la Russie blanche. Son peuple, sous le nom de Krivitch, occupait déjà le territoire qu’il occupe encore à présent et qui formait deux parties, à l’est et à l’ouest.

Anciennement, on mentionnait les peuples du Midi sans leur donner un nom générique, le même pour tous. Mais ce que le chroniqueur a omis dans sa description ethnographique, l’histoire nous le révèle grâce à l’analogie entre les grands rameaux ethnographiques anciens et ceux qui existent aujourd’hui. La ressemblance entre la langue ukranienne et le parler de Novgorod démontre que très anciennement il existait une nationalité ukranienne. C’était un type slave qui comprenait différentes portions du peuple. Depuis lors, il s’est passé tant d’événements, tant de révolutions qui ont aidé à diminuer, à effacer ces traits de ressemblance, et pourtant cette ressemblance existe encore, il est impossible de la nier.

On ne peut l’expliquer par le hasard, ni se tirer d’affaire en citant les nombreuses traces de langue ukranienne qu’on trouve abondamment répandue dans les provinces de la Grande Russie.

Il est évident que si quelques traits de ressemblance se trouvent ci et là, il ne faut pas conclure que tel ou tel peuple ait été dans l’ancien temps étroitement apparenté à tel autre.

Mais si l’on recueille un très grand nombre de ces traits prouvant que le caractère du parler ukranien se retrouve dans le langage de Novgorod, on ne pourra douter que les Slaves de l’Ilmen n’aient été beaucoup plus rapprochés des Ukraniens-Roussines que ceux-ci des autres Slaves de la Russie actuelle. Dans les temps anciens, cette parenté était plus évidente et plus sensible, elle se fait bien voir dans les anciennes chroniques de Novgorod et dans les plus anciens documents littéraires. Cette parenté devait remonter aux temps les plus reculés, car entre ces pays séparés par des nationalités, des races différentes, il n’y avait pas de rapports assez fréquents et assez intimes pour que des distinctions ethnographiques puissent passer d’un peuple à l’autre, il est donc certain que le commencement, la source de cette parenté remontent dans les ténèbres des temps préhistoriques. Elle nous montre qu’une parcelle du peuple ukranien, par suite de circonstances qui nous sont inconnues, quitta le sol natal et émigra vers le nord où elle s’établit avec sa langue et ses germes d’organisation sociale qui s’étaient formés au Midi, dans l’ancienne patrie. Il n’est pas oiseux de déduire de cette ressemblance de langage que la langue ou nationalité ukranienne remonte à des temps très éloignés. Il est clair qu’il ne faut pas s’imaginer qu’il y avait alors dans la nation ukranienne exactement les mêmes traits qui existent à présent.

Les circonstances historiques ne permettaient pas aux peuples de rester au même endroit et de garder, immobiles, la même position. En parlant de la nationalité ukranienne dans l’ancien temps, nous l’entendons de l’état qui avait été le précurseur de l’état actuel, qui en contenait les traits inaltérables, qui est devenu le centre, l’essence du type national, commun à tous les temps, qui a pu résister à toutes les attaques destructives du dehors. Nous ne parlons pas des changements que le peuple ukranien a acceptés de temps en temps et a transformés à sa guise et qui sont devenus parties intégrantes de son être, mais de ceux qu’après les avoir essayés, il a repoussés comme étrangers, ne convenant pas à sa nature.

En nous tournant, vers l’histoire russe, il n’est pas difficile de remarquer que ce qu’a omis le chroniqueur dans sa description ethnographique, se révèle dans les circonstances qui ont décidé le sort du peuple ukranien.

Le premier ethnographe nomme les Polians (campagnards), les Derevlians (habitants des forêts), les Ouloutchefs, les Volhyniens, les Croates sans leur donner un nom générique qui les distinguât des autres Slaves de Russie actuelle, mais l’histoire leur donna bientôt la désignation de Rouss.

Jusqu’ici l’histoire n’a pas tranché la question de savoir si ce nom de Rouss commun à tous a été apporté des bords de la mer Baltique par des étrangers qui s’étaient établis au milieu d’une des branches des rousso-ukraniens ou bien s’il était déjà auparavant une dénomination autochtone pour les pays rousses.

Au onzième siècle ce nom de Rouss s’étendit sur la Volhynie et la Galicie. Il ne s’étendait alors ni au nord est, ni aux Krivitch, ni au nord de Novgorod.

Vassilko aveuglé, parlant à Vassili qui lui avait été envoyé, reconnaît qu’il avait eu l’intention de se venger des Polonais à cause de la Rouss et il entend par là non Kief mais le territoire qui s’est appelé ensuite Russie rouge.

Au douzième siècle, dans le pays de Rostoff-Souzdal, sous le nom de Rouss on comprenait en général la partie méridionale de la Russie actuelle.

Dans un sens plus large ce nom de Rouss s’étendait parfois aux territoires qui étaient en relations avec le pays rousse, soit qu’ils fussent soumis politiquement à ce pays, soit qu’ils en dépendissent au point de vue religieux lorsque Kief fut déchu à n’être plus que la métropole religieuse, la capitale de la religion commune.

Mais ce nom de Rouss est une désignation ethnographique qui ne s’applique qu’au peuple rousso-ukranien et qui le distingue des autres Slaves.

D’autres petites branches mentionnées par le chroniqueur ont disparu, sont restées dans l’obscurité ou ont passé au troisième plan. Peut-être qu’elles étaient très peu importantes lorsque se fit l’union et qu’il n’est resté d’elles que les traits généraux communs à tous.

Les étrangers eux-mêmes commencèrent à donner le nom de Rouss au peuple ukranien. On n’appliquait ce nom de Rouss qu’à cette branche Slave à laquelle on a donné plus tard le nom de Petite Russie, Russie méridionale, Ukraine (Oukraïne).

Lorsque les Slaves occidentaux de la Russie actuelle, encouragés par l’influence des Lithuaniens, se furent réunis en un corps politique ils prirent le nom générique de Lithuanie, cette désignation s’étendit au pays russe blanc et à la nationalité de la Russie blanche et la nationalité ukranienne perdit son ancien nom de Rouss.

Au quinzième siècle, sur la superficie de la Russie, on distinguait quatre branches du slavisme : Novgorod, la Moscovie, la Lithuanie et la Russie (Rouss).

Lorsque au seizième et au dix-septième siècles, Novgorod eut disparu, il ne resta que la Moscovie, la Lithuanie et la Rouss ; à l’est, sous le nom générique de Rouss on comprenait une terre slave, divisée en plusieurs branches, tandis qu’au sud-ouest, Rouss était le nom particulier d’une branche. Les habitants de Souzdal, de Moscou, passaient pour Russes par tradition orale et écrite et par éducation. Les Kievains, les Volhyniens, les Russes rouges étaient Rousses par leur situation géographique, par les particularités de leurs organisations sociales et domestiques et par leurs mœurs. Chacun d’eux était Rousse, pour la même cause par laquelle un Slave n’était pas Rousse mais Moscovite, Souzdalecz, Tvérain.

L’union des provinces était générale et le nom de toute la fédération devint national, même dans l’est, aussitôt que les conditions générales eurent étouffé les différents entre les parties. Lorsque la puissance Moscovite se fut formée de la réunion de divers pays, elle s’appropria facilement le nom de Rouss et le peuple de cette puissance s’accoutuma à être appelé russe, le nom générique était donc appliqué à une partie. Ce nom de Russe s’étendit alors à l’est et au nord tandis qu’auparavant il était réservé au seul peuple ukranien.

Alors le peuple ukranien resta sans nom spécial, puisqu’on lui avait volé le sien. Ici c’était le contraire de ce qui s’était passé dans les temps reculés ; alors, la Rouss du nord s’appelait Russie, comme nom générique, tandis qu’on avait des noms spéciaux pour les différentes parties ; à présent le peuple qui possédait depuis l’antiquité, en propre le nom de Rouss ne peut plus s’appeler Russe que dans la généralité et dut se donner un nom nouveau.

À l’ouest, dans la Russie rouge où il se heurtait avec d’autres nationalités — polonaise, hongroise, allemande — le peuple put garder son ancien nom. Ainsi le peuple qui habite la Galicie et la Russie rouge est appelé Roussine par les Russes.

Dans la nationalité particulière on distinguait surtout des traits de sa nationalité générale, ainsi leur foi, leur langue, leur histoire rappelaient aux Roussines leur ancienne parenté avec le peuple rousse et les aidaient à résister aux efforts que faisaient et font encore les étrangers pour effacer cette parenté.

Par contre cette même nationalité se rencontrant avec les Russes du nord-est, le nom de Russe perdit son caractère partiel spécial à un district car là les Ukraniens n’avaient pas besoin de défendre les traits généraux qui ne les séparaient pas, mais au contraire les unissaient avec le peuple qui leur avait pris pour l’adopter le nom de Russe. Là donc, devant remplacer son vieux nom, il en voulut un nouveau qui indiquât une différence avec la Russie orientale et non sa ressemblance. Il y avait beaucoup de noms, mais à vrai dire il n’y en avait aucun qui convînt complètement. Cela venait peut-être de ce que le peuple ne se rendait pas encore bien compte de sa nationalité. Au dix-septième siècle il y avait les noms Ukraine ou Petite Russie, Hetmanchtchina — à présent ces noms sont devenus archaïques, car aucun d’eux n’englobant toute la sphère du peuple entier, chacun ne désignait qu’une portion du territoire ou des circonstances historiques passagères[2].

À notre époque on a inventé encore un autre nom celui de Yougo-Russie ou Russie méridionale. On ne le trouve que dans les livres et il est peu probable qu’il perde jamais ce caractère livresque, car la composition n’en convient pas au langage journalier, notre peuple n’aime pas les noms composés, on y voit trop le mot savant, artificiel.

Quant à tous les noms, je dirai que celui qui est le plus usité pour nous distinguer des Grands Russiens, c’est celui de Chachol (prononcez le ch comme en allemand).

Évidemment ce n’est pas l’étymologie qui l’a fait adopter, mais l’habitude qu’en ont les Grands Russiens. En prononçant ce nom de khakhol, le Grand Russien voit devant lui un certain type populaire, un homme qui parle un dialecte particulier, qui a ses mœurs spéciales, ses coutumes, son organisation domestique bien à lui.

Seulement il serait curieux que de ce terme de dérision, de ce sobriquet ait pu sortir un nom national ? Ce serait par exemple comme si du sobriquet John Bull, les Anglais faisaient un nom sérieux pour leur peuple ! Ce ne sont pas seulement les Grands Russiens qui se servent du nom de khakhol ; il arrive fréquemment qu’un Ukranien se proclame khakhol sans ajouter à ce mot aucune acception péjorative, mais ceci n’arrive que dans certaines parties spéciales de l’Ukraine.


II

Revenons à nos moutons.

Je disais que le nom de Rouss dès le commencement s’appliquait au peuple russe méridional, mais aucun nom n’est adopté sans cause. On ne peut tout à coup imposer à un peuple un nom quelconque. Cette idée pourrait naître dans la cervelle d’un de ces savants qui nous ont appris la nouveauté saugrenue que c’est Catherine II qui a commandé au peuple de Moscou de s’appeler Russe qu’elle a défendu de se servir de l’ancien nom de Moscovite.

En même temps que le nom se répandait, l’histoire originale de notre peuple se développait. Naturellement nos anciens chroniqueurs nous laissent dans les difficultés aussitôt que nous voulons remonter jusque dans l’antiquité le cours de la vie nationale. Ils nous fatiguent par des récits de guerres entre princes, de constructions d’églises ; ils nous citent minutieusement le jour et l’année de la mort des princes et des évêques, mais si l’on frappe à la porte de la vie populaire, ils sont sourds et muets et la clef de cette porte fermée a été il y a longtemps jetée dans la mer de l’oubli ; nous avons malheureusement perdu les traces de ce passé éloigné. Il faut donc se contenter de savoir que la Rouss méridionale, de bonne heure commença à croître d’une façon originale ne ressemblant pas à celle de la Rouss septentrionale ; au midi les fondements généraux se développèrent, s’enracinèrent, changèrent d’apparence, tout autrement que dans le nord.

Le nord et encore le nord-est jusqu’à la moitié du douzième siècle sont peu connus. Les annalistes de cette époque ne parlent que du midi : dans les chroniques de Novgorod, on ne trouve que des passages si courts et si décousus, qu’après les avoir lus on se demande si ce n’était pas un résumé (l’index) de chroniques perdues.

Il faut avouer que c’est assez ridicule d’entendre de profondes dissertations sur le développement des institutions publiques de Novgorod comme si elles s’appliquaient à toute la Russie, idées prêchées couramment par des savants et enseignées même dans les écoles de Russie, tandis qu’on ne peut, en réalité, parler que des développements des chroniques de Novgorod et pas du tout de la vie publique de Novgorod.

Ainsi, les descriptions de la vie et des mœurs de la Russie nord-est, c’est-à-dire des pays de Souzdal, Rostoff, Mourom et Riasan manquent entièrement et on le regrette d’autant plus que c’est justement là et à cette époque qu’a dû se former le germe de la nationalité grande russienne et qu’elle a poussé ses premiers rejetons.

En étudiant la naissance et l’enfance de la nationalité grande russienne, on est entouré d’une obscurité presque impénétrable. Il est impossible de dissiper ces ténèbres, de là on peut être tenté de se plonger dans un dédale d’inventions et de suppositions ou bien se consoler de l’idée que Dieu a voulu, que les causes qui ont produit la nationalité grande russienne telle qu’elle est, restent cachées à nos recherches.

Une telle pensée peut calmer les inquiétudes du cœur mais ni les suppositions, ni les inventions ne peuvent satisfaire nos aspirations.

Suppositions, prévisions, ne font pas la vérité, à moins qu’elles ne soient supportées par des faits ou soutenues par une suite logique d’événements.

Nous ne murmurons pas contre la Providence. Nous croyons que tout ce qui arrive de connu ou d’inconnu au monde est dirigé par la Providence mais si, dans ces jugements on ne se base que sur la Providence, il ne restera pas grand’chose pour en tirer un jugement original.

L’histoire doit étudier et juger, non la cause première, qui est hors de la portée de l’esprit humain, mais les causes des événements particuliers.

La seule chose que nous sachions sur le nord-est, c’est que là, des Slaves étaient mêlés aux Finnois, qu’ils ont pris le dessus sur ceux-ci et que dans cette province les institutions générales étaient les mêmes que dans les autres pays du monde russe. À cette époque, c’est-à-dire au commencement du onzième siècle, le peuple ukranien ou yougo-russe se distinguait par son unité malgré les barrières entre princes. Pendant toute son histoire, il ne s’attribue que le nom de Rouss, nom générique et les branches tendent toujours à se rapprocher des autres, tandis que les branches du slavisme russe, par exemple les Krivitch, se distinguent par leur particularisme dans la fédération.

Novgorod, séparée dans son territoire septentrional, tendit constamment vers le sud, elle était plus rapprochée en parenté de Kief, que de Polotsk ou de Smolensk ses voisines. Il est clair que cela venait de sa communauté ethnographique avec la Russie méridionale.

À partir de la moitié du douzième siècle, le caractère de la Russie orientale, c’est-à-dire les pays de Souzdal, Rostoff, Mourom, Riasan, s’affirment. Son existence indépendante selon le chroniqueur commence en 1157 par l’élection d’André Youriévitch comme prince particulier de tout le pays de Rostoff-Souzdal. Alors se montra clairement l’esprit particulier qui dominait dans l’organisation sociale de ce pays, les idées sociales sur la vie commune de ce pays ; ses idées générales sur la vie commune se distinguaient de celles qu’on trouvait dans la Russie méridionale et à Novgorod. Cette époque est très importante, elle est précieuse pour celui qui étudie l’adolescence du peuple grand russien. On y voit un tableau, un peu flou, il est vrai, de l’enfance de ce peuple. On peut y observer la première manifestation des qualités qui furent la source de sa force, de ses vertus et de ses faiblesses. C’est comme si on lisait le récit de l’enfance d’un grand homme, et qu’on y cherchât à saisir les prodromes de ses hauts faits.

Qu’est-ce qui différencie le peuple grand russien dans son enfance du peuple ukranien et d’autres peuples de Russie ? C’est la volonté de donner à son pays l’unité et la puissance.

André fut élu seul prince de tout le territoire, de toutes les villes. Il avait plusieurs frères et deux neveux. Ils furent exilés, deux seuls furent autorisés à rester, l’un parce qu’il était malade et n’était pas dangereux, l’autre parce qu’il n’était pas ambitieux. Ce n’est pas André qui avait banni ses frères, mais tout le pays. Le chroniqueur raconte que ceux qui avaient choisi André avaient eux-mêmes chassé ses frères cadets. Pourtant l’unité vers laquelle tendaient évidemment les idées ne put tout d’un coup s’effectuer et se développer dans un milieu défavorable qui n’y était pas accoutumé.

Plus tard le pays eut de nouveau plusieurs princes, mais l’un d’eux était devenu le grand-duc, le chef de tout le pays. En même temps une nouvelle tendance se faisait jour, celle de soumettre toutes les autres parties de la Russie à la domination de la Grande Russie. Les peuples de Mourom et de Riasan et leur prince étaient déjà soumis au prince de Souzdal-Rostoff. Ce n’était pas par la volonté particulière des princes seuls.

Ceux-ci sortaient d’une famille dont l’importance dépendait de l’union de toute la Russie en fédération et ils avaient emprunté cette tendance locale à la partie orientale. La chronique est avare de renseignements sur les aspirations populaires, pourtant on y voit des faits qui montrent que dans les affaires où on les accuse d’arbitraire, les princes agissaient sous l’influence de la volonté populaire et que ce qu’on attribue à l’autocratie devrait l’être aux aspirations de l’entourage des princes. Quand Vsévolod voulut relâcher les princes prisonniers, son neveu Gleb de Riasan, les Vladimiriens ne le permirent pas et leur firent percer les yeux. Plus tard, ce même Vsévolod marche contre Novgorod et assiège Torjok. Il est plutôt partisan de la paix et ne veut pas ravager le district, mais son armée insiste pour que le pillage ait lieu. Elle regardait toute offense faite aux princes comme une offense à elle-même. « Nous ne sommes pas venus pour les embrasser, disaient ironiquement les Vladimiriens. » Ainsi le désir de subjuguer Novgorod et la haine des Novgorodiens ne venaient pas des sentiments du prince mais de la volonté populaire du peuple. C’est pourquoi les Novgorodiens, ayant repoussé de leurs murs les Souzdaliens, firent bientôt la paix avec le prince de Souzdal, mais par contre ils se vengèrent cruellement des Souzdaliens en les vendant tous pour deux nogat (environ un sou). C’est pourquoi les Souzdaliens combattirent avec tant d’acharnement contre les Novgorodiens sous l’étendard de Mstislav-le-Brave. Plusieurs fois on a pu remarquer qu’au temps des attaques des princes de la Russie orientale contre Novgorod se faisait voir la fierté nationale de ce pays qui avait réussi à répandre la fausse idée de la supériorité de son peuple sur les Novgorodiens, et sur son droit de primauté. Les éléments d’instruction formés à Kief dans les idées de l’Église orthodoxe, passèrent dans la Russie orientale, y prirent une nouvelle extension sous une autre forme. Au lieu de l’antique Kief, parut à l’Est une nouvelle Kief—Vladimir ; tout prouve qu’on avait l’intention de créer une nouvelle Kief, de transporter la vieille Kief ailleurs. On y construisit aussi l’église patronale de la Mère de Dieu, au dôme d’or (Bogorodytsy zlatoverkhoi), et la Porte d’or ; on y adopta aussi les noms des sanctuaires de Kief ; le couvent de Petchersk, la rivière Libed. Mais on ne pouvait enlever Kief à ses collines du Dnieper, et ces rejetons transplantés sous le ciel du Nord-Est, dans un sol étranger, poussèrent différemment et portèrent d’autres temps.


III

Les vieilles idées slavonnes sur l’organisation sociale reconnaissaient, comme source du droit public : la volonté des peuples, le verdict du Vetché (ou États généraux). Quel que fût ce peuple et de quelque façon que se réunît le Vetché selon les circonstances, ces circonstances élargissaient ou rétrécissaient le cercle de ceux qui y prenaient part, lui donnaient la signification d’assemblée générale du peuple (landsgemeinde) ou bien la limitaient à une foule de favorisés du sort. En même temps, depuis longtemps était née et s’était enracinée l’idée d’un prince gouverneur, arbitre et restaurateur de l’ordre, défenseur contre les troubles intérieurs et extérieurs. Naturellement les principes du Vetché et l’idée du prince étaient contradictoires, mais cette contradiction était écartée par la reconnaissance de la volonté du peuple dans le Vetché présidé par le prince.

Un prince était indispensable, mais il était électif et pouvait être exilé s’il ne satisfaisait pas aux exigences du peuple.

Au XIe, XIIe et XIIIe siècles, ce principe régnait partout, à Kief et Novgorod, à Polotsk, à Rostoff et à Halitch. Son apparition correspondait avec diverses circonstances historiques et avec des conditions intérieures auxquelles était soumis le sort de la Russie.

Ce principe prenait tantôt un esprit gouvernemental, tantôt un esprit plus populaire. Dans certains pays, le prince était toujours choisi dans une certaine famille et cela finissait par être une sorte d’hérédité ; si ce droit ne devint pas absolument héréditaire, c’est qu’il ne réussit pas entièrement à supprimer l’élection qui, par son existence, modérait la coutume infaillible ; dans d’autres — à Novgorod — à l’élection du prince, on n’observait aucune règle de succession, excepté la nécessité du moment. À Kief il serait vain de chercher aucun droit fixe, aucune règle pour la succession du prince.

Il existait, il est vrai, une idée confuse du droit d’aînesse, mais le droit populaire d’élection était au-dessus de cette idée. Iziaslaf-Yaroslavitch fut banni par les Kievains, ceux-ci élurent un prince de Polotsk qui était par hasard enfermé dans les prisons de Kief et qui ne pouvait à aucun point de vue avoir de prétentions à cet honneur.

Iziaslaf revint, il est vrai, à Novgorod, mais avec l’aide des étrangers. Ce fut une espèce de conquête étrangère, et c’est pour cela que les historiens polonais depuis lors regardèrent Kief comme un fief de la Pologne. Quelque temps après, à peine le prince fut-il débarrassé, ainsi que les Kievains, de ses complices, qu’il fut de nouveau banni. Le prince de Tchernigof monta sur le trône de Kief et Iziaslaf dut s’enfuir. Quoique dans ces changements on ne parle pas de la participation des Kievains, il est évident qu’ils avaient pris part à cette action ; d’un autre côté les Kievains ne pouvaient aimer un prince qui avait appelé les étrangers contre eux et qui avait fait mettre à mort ceux qu’il regardait comme ses ennemis et qui avaient dû avoir de l’influence sur le peuple au moment de son bannissement, et Sviatoslaf n’aurait pu entrer à Kief et régner tranquillement pendant quatre ans s’il avait rencontré de l’opposition de la part du peuple.

Dans l’histoire subséquente, les chroniqueurs répètent plusieurs fois que les princes étaient soumis à l’élection et étaient exilés, que le Vetché considérait qu’il avait droit de les juger, de les chasser et de les exécuter.

Les autorités subalternes établies par les princes et quelquefois les princes eux-mêmes étaient exécutés. Monomach fut élu et fit mettre en jugement populaire les partisans du dernier prince. Vsévolod, voulant transmettre à son frère Igor sa dignité de prince, ne put le faire qu’en demandant l’autorisation du Vetché ; ce même Vetché renversa Igor, appela Iziaslav Mstislavitch et ensuite fit tuer Igor. Iziaslav Davidovitch, Rostislav Mstislavitch, Mstislav Iziaslavitch, Roman Rostislavitch, Sviatoslav Vsevolodovitch, Roman Mstislavitch, tous ont été élus par la volonté du peuple kievain.

Peu à peu le droit exercé par le prince de nommer les puissances souveraines tomba entre les mains des prétoriens, des chefs militaires de bandes composées de bravi, ce sont eux qui nommaient et renversaient les princes ; les princes étaient devenus comme leurs instruments et, comme il arrive toujours dans les États militaires, ils ne pouvaient se soutenir que par la force de la volonté, l’habileté, mais non par l’importance qu’ils avaient dans leur terre. Des étrangers de race turque — Klobouks noirs, Torki, Bérendyéi — jouaient ici le même rôle que les indigènes, de sorte que la masse de ceux qui dirigeaient le pays représentait une agglomération de peuples variés. Tel était le tableau du pays de Kief.

L’organisation des Cosaques a pris naissance au XIIe ou au XIIIe siècle.

Dans la Russie Rouge on élisait et on bannissait les princes. Le prince dépendait tellement du Vetché que sa vie de famille même était soumise au contrôle des Halitchiens. En Galicie la force populaire, l’influence politique étaient entre les mains des boïards — personnages qui, par la force des circonstances, sortaient de la masse et s’emparaient des affaires du pays. Ici se montrent déjà les commencements de ce panstvo (noblesse) qui, sous la domination polonaise, s’empara de tout le pays et, s’opposant à la masse du peuple, le souleva enfin contre lui en la personne des Cosaques.

En lisant l’histoire de la Russie ukranienne au XIIe et au XIIIe siècle, on peut voir l’enfance de cette organisation qui quelques siècles après se révèle dans sa virilité. Une grande liberté personnelle, la liberté politique, une forme indécise, c’étaient les traits caractéristiques de la société de la Russie méridionale à l’époque la plus ancienne et même par la suite. Il faut y ajouter le manque de persévérance et de but bien clair, l’impulsivité des mouvements, un désir d’action, de création et pourtant l’abandon et la décadence de ce qui n’avait pas été achevé, tout ce qui infailliblement dérivait de la suprématie de l’individu sur la communauté. Néanmoins la Russie ukranienne ne perdait pas le sentiment de son unité nationale, mais ne pensait pas à la maintenir. Au contraire, le peuple lui-même allait au devant de la disparition sans pouvoir pourtant tomber en pièces lui-même. Dans la Russie ukranienne on ne remarquait pas la moindre envie de subjuguer les autres, d’assimiler les étrangers qui s’étaient établis au milieu des indigènes ; parmi ceux-ci s’élevaient des querelles, surtout pour des questions d’honneur ou de butin, mais non pour affermir un pouvoir, une domination séculaire.

Lorsque les immigrés variagues eurent donné l’impulsion aux Polonais, ceux-ci devinrent des conquérants, mais pendant fort peu de temps ; les étrangers leur avaient inspiré l’idée de s’adjoindre des pays, le besoin d’un centre autour duquel ces terres se seraient étendues, mais alors même on ne vit aucun essai sérieux de s’assurer, d’attacher ces pays. Kief ne valait rien comme capitale d’un État centralisé, elle ne cherchait pas à l’être ; elle ne pouvait pas même garder la priorité dans la fédération, parce qu’elle n’avait pas su l’organiser.

Dans la nature ukranienne il n’y avait rien de violent, de niveleur, il n’y avait pas de politique, il n’y avait pas de calcul froid, ni de fermeté dans l’exécution du but choisi. On remarque les mêmes défauts ou qualités au loin, dans le nord, à Novgorod ; le ciel froid avait peu influencé les principaux fondements du caractère méridional, seulement la nature ingrate avait développé un esprit plus commercial, mais elle n’avait pas créé un caractère calculateur et une politique de boutiquier. L’activité commerciale s’y unissait avec l’héroïsme, avec l’incertitude du but à atteindre et le manque de fermeté dans l’exécution, comme on les voyait dans les bandes militaires du Midi. Novgorod fut toujours un vrai frère du sud. On ne voyait pas de politique chez elle, son peuple ne pensait pas à s’assurer la possession d’un vaste territoire et à réunir, à lier fermement ensemble les peuples de diverses races qui habitaient ce territoire, à introduire une organisation solide de ses sujets, à édicter des règlements sur les rapports mutuels entre les couches du peuple ; sa manière de gouverner dépendait toujours d’une impulsion soudaine de liberté individuelle. Les circonstances lui donnaient une immense importance commerciale, mais elle ne chercha jamais à tourner ces conditions à son profit et à se servir de ses gains pour affermir l’autonomie de son corps politique, c’est pourquoi dans le commerce elle tomba entièrement entre les mains des étrangers.

À Novgorod, comme au Midi, il y avait beaucoup de bravoure impulsive, de courage, d’entraînement poétique, mais peu d’entreprise politique et encore moins de retenue. Souvent le peuple de Novgorod se préparait à défendre chaudement ses droits, sa liberté, mais il ne savait pas réunir tous les moyens, tous les efforts nécessaires, toutes les bonnes volontés tendant visiblement au même but, mais bientôt la divergence éclatait dans l’exécution, c’est pourquoi il était toujours inférieur en politique, se débarrassait des attaques des princes moscovites en payant une rançon avec des produits de son industrie et de ses possessions, alors même que l’État aurait très bien pu se mesurer avec ces princes, il ne prenait pas de mesures utiles pour défendre son existence qui lui était chère, ne marchait pas en avant, il me restait pourtant pas comme une mare stagnante mais il se secouait, tournait, s’agitait sur place. Il y avait bien un but devant ses yeux, mais indistinct, et il ne cherchait pas la voie directe pour l’atteindre. Il reconnaissait sa parenté, sa consanguinité avec le peuple russe, mais ne pouvait se faire l’instrument de l’union générale, il voulait en même temps conserver dans cette unité son régionalisme, mais il ne le put. Novgorod, ainsi que la Russie méridionale, s’en tenait au fédéralisme, même quand la tempête eut emporté la structure non achevée de ses institutions.

De même l’Ukraine conserva pendant des siècles ses anciennes idées ; elles avaient passé dans le sang du peuple, sans que celui-ci en fût conscient, et l’Ukraine ayant adopté la forme de l’organisation cosaque — née chez elle anciennement — chercha à affermir ce fédéralisme par une union avec la Moscovie où depuis bien longtemps il avait disparu.

Plus haut j’ai fait remarquer que le Kozatchestvo (organisation des Cosaques) avait commencé aux XIIe-XIIIe siècles. Malheureusement l’histoire de Kief, de l’Ukraine russe semble disparaître après l’invasion tartare. Nous connaissons fort mal la vie populaire au XIVe et au XVe siècle. Mais les principes de ce qui se montra si énergique au XVIe siècle ne s’étaient pas éteints, mais s’étaient fortifiés. La domination lithuanienne rajeunit et raviva l’ordre des choses devenu caduc, de même qu’une fois l’arrivée de la Rouss lithuanienne sur les bords du Dnieper avait renouvelé les forces du peuple épuisées par la pression des peuples étrangers. Mais la vie suivit son cours. Les petits princes, non plus de la maison de Rurik mais d’une autre maison, celle de Ghedimine, s’étant bientôt russifiés comme les précédents, comme eux aussi jouèrent leur sort. Faute de documents, on ne peut dire jusqu’à quel point le peuple y avait participé ; mais il est certain que tout continuait comme par le passé ; qu’il y avait les mêmes milices, que des foules belliqueuses aidaient les princes, les menaient, les armaient les uns contre les autres. La réunion avec la Pologne rassembla les forces les plus vives de la Rouss et leur donna une autre direction ; au lieu de chefs, de conducteurs de bandes nomades, elle en fit des propriétaires fonciers ; on voit apparaître le désir de remplacer par le droit les impulsions personnelles, tout en gardant l’antique liberté ; la volonté d’y ajouter une organisation légale en diminuant l’arbitraire individuel. Le peuple, qui jusqu’alors se mouvait dans un gouffre d’arbitraire universel, tantôt asservi par les plus forts, tantôt à son tour renversant ces puissants pour en élever d’autres, est à présent soumis et se laisse asservir régulièrement, c’est-à-dire qu’il reconnaît en quelque sorte la légalité de cet asservissement.

Mais les éléments de l’antique Rouss, développés jusqu’à un certain point déjà au XIIe siècle et qui étaient restés cachés longtemps parmi le peuple, apparaît comme un brillant météore sous la forme du Kozatchestvo. Mais ce Kozatchestvo, en tant qu’il était une renaissance des antiques usages, portait en soi des ferments de décomposition. Il s’adresse aux idées qui n’avaient plus d’aliments dans l’histoire contemporaine. Le Kozatchestvo des XVIe et XVIIe siècles et le fractionnement des XIIe et XIIIe siècles étaient beaucoup plus rapprochés qu’on ne se le figure. Si les traits de ressemblance extérieure sont faibles en comparaison de la différence, la ressemblance intime est réelle. Le Kozatchestvo était d’origine variée, comme les Droujines de l’ancienne Kief, on y trouve aussi des éléments turcs, il y règne aussi l’anarchie personnelle, la même tendance vers un but quelconque, laquelle se paralyse et se détruit elle-même, le même défaut d’exactitude, de clarté, de persévérance, la même habitude d’élever des chefs et de les renverser, et les mêmes querelles en leur nom. Peut-être on pourra juger important le fait qu’anciennement on faisait attention à la descendance des chefs, il y avait comme un droit de famille, tandis que dans le Kozatchestvo les chefs étaient choisis au hasard. Mais bientôt les Cosaques tendirent au même fractionnement et certainement y seraient arrivés sans les événements imprévus qui l’empêchèrent. Lorsque Khmelnitzki eut mérité gloire et honneur dans la fraternité cosaque, celle-ci élut son fils qui ne méritait cet honneur par aucune qualité spéciale. Les hetmans furent souvent élus parce qu’ils descendaient de Khmelnitzki, et c’est seulement l’extinction de cette famille qui empêcha le rétablissement des apanages de princes et du fractionnement.


IV

Dans la Russie orientale, au contraire, la liberté individuelle diminuait graduellement et finit par disparaître. L’organisation du Vetché ne s’y était jamais établie. Là aussi l’élection des princes était la règle, mais les pouvoirs publics y étaient fermement constitués, aidés par la religion orthodoxe. En ceci on voit bien la différence de peuples. La religion orthodoxe était une, elle avait été introduite par les mêmes personnes ; la classe sacerdotale formait une corporation indépendante des circonstances locales de l’organisation politique. L’Église égalisait les différences et ce qui venait de l’Église aurait dû être admis également dans toute la Russie, mais ce n’est pas ce qui arriva. L’orthodoxie nous apporta l’idée de monarchisme, la consécration divine des autorités les entourait d’un rayonnement d’inspiration divine, l’orthodoxie enseignait que sur la terre la Providence règle toutes nos actions, nous parlait de la vie future, au delà de la tombe, répandait l’idée que les événements qui se passaient autour de nous nous attiraient tantôt la bénédiction, tantôt le courroux de Dieu ; l’orthodoxie invoquait la divinité au commencement de toute entreprise et en rapportait le succès à Dieu. Ainsi non seulement dans les événements incompréhensibles, extraordinaires, mais même dans les ordinaires qui arrivaient au milieu de l’activité publique, on pouvait voir des miracles. Tout cela était porté partout, était accepté jusqu’à un certain point, s’insinuait dans la vie historique, mais nulle part ces dogmes ne vainquirent si complètement les anciens principes, ne furent si effectivement appliqués à la vie pratique que dans la Russie orientale. Malgré son universalité, l’orthodoxie donnait pourtant quelque coudée franche aux intérêts locaux ; elle permettait les saints locaux qui, tout en appartenant à l’Église générale, restaient des patrons de certaines localités. Ainsi dans toute la Russie s’élevèrent des églises patronales ; à Kief la Déciatinnaya Bogoroditsa et Sainte-Sophie ; à Novgorod et à Polotsk, Sainte-Sophie ; à Tchernigof et à Tver, Saint-Sauveur ; et ainsi de suite ; partout on croyait que la bénédiction pour la province entière venait de cette cathédrale. André construisit à Vladimir l’église de la Mère de Dieu, à coupole d’or, y déposant l’icône miraculeuse qu’il avait volée à Vyshgorod. Nulle part il ne s’éleva tant de temples patronaux, avec une importance miraculeuse et profitable que là. Dans les chroniques de Souzdal, toute victoire, tout succès, presque tout événement un peu remarquable qui arrivait dans le pays devenait un miracle de cette Mère de Dieu. (Ex. Fais un miracle, sainte Mère de Dieu de Vladimir.)

L’idée de la direction divine des événements faisait attribuer à Dieu le succès lui-même. Une entreprise réussit, donc elle est bénie de Dieu, donc elle est bonne.

Un différend s’élève entre les anciennes villes de Rostof-Souzdal et la nouvelle Vladimir. Vladimir a le dessus : c’est un miracle de la Très Sainte Mère de Dieu. Un passage de la chronique est curieux, c’est celui où après avoir avoué que les Rostof-Souzdaliens étant les plus anciens avaient le droit de défendre leurs droits, elle ajoute : qu’en résistant à Vladimir ils ne voulaient pas reconnaître la vérité de Dieu et avaient résisté à la Mère de Dieu. Ces villes voulaient avoir leurs princes choisis par leurs pays, mais Vladimir leur opposa Michel, et le chroniqueur ajoute : « La Mère de Dieu avait choisi Michel ».

Ainsi Vladimir réclame la suprématie sous le prétexte qu’elle contenait le sanctuaire qui avait miraculeusement procuré le succès. « Les Vladimiriens, s’écrie le chroniqueur, bénis par Dieu sur toute la terre à cause de leur droit, Dieu les aide ». Ils sont si fortunés, ajoute-t-il, parce que ce que l’homme demande à Dieu de tout son cœur Dieu ne le lui refuse pas ; on voit la prière remplaçant dans les entreprises le droit civil et le droit coutumier, et Dieu accordant le succès.

À première vue, il semble qu’il y ait ici un extrême mysticisme et un éloignement de l’activité pratique, mais en réalité c’est parfaitement pratique ; ici on montre le moyen d’écarter toute peur de ce qui ébranle la volonté, la volonté a les coudées franches ; ici il y a la confiance en sa propre force, l’habileté à profiter des circonstances. Vladimir, contrairement aux vieilles habitudes et à l’antique ordre de choses, devient ville principale, parce que la Mère de Dieu la protège et cette protection se voit dans le succès des armes. Elle profite des circonstances ; tandis que ses adversaires se maintiennent au moyen des classes supérieures choisies, Vladimir lève le drapeau de la masse du peuple, des faibles contre les forts ; les princes choisis par elle se montrent les défenseurs de la justice au profit des faibles. Au sujet de Vsévolod-Youriévitch, le chroniqueur dit : « C’était un juge équitable et impartial, n’obéissant pas aux intérêts de ces boiars puissants qui offensaient les faibles, dépouillaient les orphelins et employaient la violence ».

En même temps que le droit d’élection, le principe du Vetché prend la plus large extension et par cela même se sape et se détruit lui-même.

Les Vladimiriens n’élisent pas seulement Vsévolod-Youriévitch comme prince dans le Vetché, devant leur Porte d’or, mais aussi ses enfants. Ainsi le Vetché assume le droit d’étendre ses décisions non seulement sur les vivants mais sur la postérité, d’établir un ordre solide pour longtemps, sinon pour toujours, jusqu’à ce qu’un génie trouve une autre direction, une autre voie et conduise ainsi à son nouveau but, proclamant comme auparavant dans son apothéose le succès de l’entreprise sanctifiée par la bénédiction de Dieu.

Enfin la construction même de la ville de Vladimir a un sens particulier portant un caractère nettement grand russien. On sait que nos savants ont donné une nouvelle signification à nos villes nouvelles, justement parce qu’elles étaient neuves. Quant à nous, la nouveauté des villes en elle-même ne signifie pas grand’chose. La fondation de nouvelles villes ne pouvait créer de nouvelles idées, établir un nouvel ordre de choses plus vite que cela n’aurait pu se faire dans les anciennes villes. Les habitants des nouvelles villes étaient des émigrés des anciennes villes, qui inconsciemment apportaient les idées, les points de vue qu’ils avaient dans leur ancienne résidence. Ceci surtout devait arriver en Russie où les nouvelles villes ne perdaient jamais leurs relations avec les anciennes. Si une nouvelle ville veut se rendre indépendante et s’affranchir de l’autorité de la vieille ville, elle devra par ce seul fait essayer de devenir ce qu’était l’ancienne et rien de plus. Pour qu’une nouvelle ville produise et cultive chez elle un nouvel ordre de choses, il faut, ou bien que les émigrés de la vieille, en posant les fondations de la nouvelle, soient sortis de la vieille ville par suite de mouvements auxquels la masse était opposée ou que les nouveaux habitants aient été coupés, privés de tout rapport avec le vieil ordre de choses et qu’ils aient été placés dans des conditions favorables au nouvel ordre. Les émigrés, quelqu’éloignés qu’ils soient de leurs demeures, gardent autant que faire se peut leurs anciennes manières d’être, leurs anciennes idées innées, tant que les conditions nouvelles ne les émeuvent pas ; ils ne les transforment que lorsqu’elles ne conviennent pas aux nouveaux établissements et encore ils ne changent que très lentement, toujours en s’efforçant de garder quelque chose de l’ancien ordre de choses.

Les Petits Russiens (Roussines, Ukraniens) avaient étendu leurs colonies à l’Est jusqu’au Volga et même plus loin et pourtant c’étaient les mêmes Petits Russiens qu’on trouvait dans le gouvernement de Kief et s’ils prirent quelque chose de particulier dans leur langage, leurs idées et leur physionomie, cela venait des circonstances que le sort leur imposait dans leur nouvelle patrie, et pas uniquement parce qu’ils étaient des immigrants. Il faut dire la même chose des émigrés russes de Sibérie. Ils sont toujours russes et leurs distinctions dépendent de causes inévitables qui les forcent à se transformer, selon les conditions de climat, de sol, d’industrie et de voisinage. De nouvelles villes s’élevaient dans la vieille Russie à une distance de quelques dizaines de kilomètres des vieilles villes comme Vladimir, Souzdall et Rostoff ; elles ne pouvaient évidemment avoir aucune condition ou circonstance géographique importante qui pût produire en elles quoi que ce soit de tout nouveau. Même quand la nouvelle ville était séparée de l’ancienne par des centaines de kilomètres ; les principaux signes de l’ethnographie montraient leur ressemblance.

Au XIIe siècle Vladimir devient par son histoire le berceau de la Grande Russie et en même temps de l’état unitaire russe ; — les principes qui ont développé le monde russe dans son entier y étaient en germe et sont devenus les traits caractéristiques de ce peuple, sa force et sa solidité. Agglomération des parties, tendance à annexer d’autres pays, entreprises sous la bannière de la religion, succès sanctifié par le dogme de l’approbation divine, appui sur la masse docile à la force, quand celle-ci lui tend la main pour la défendre tant qu’elle a besoin de cette force, et ensuite abandon des droits populaires entre les mains des élus du peuple — tout cela donne l’image d’un jeune planton qui est devenu un arbre énorme dans le cours des temps qui ont fourni des circonstances favorables à sa croissance. Les invasions tartares lui ont aidé. Sans la conquête et sans l’influence des anciens principes d’autonomie individuelle qui dominaient dans d’autres provinces, les idiosyncrasies de la nature des Russes orientaux auraient produit d’autres phénomènes, mais les conquérants donnèrent aux différents pays de la Russie, séparés les uns des autres un nouveau but, celui d’une union générale. Les Mongols n’opprimaient pas systématiquement et consciemment l’autonomie. Leur idée politique n’était pas encore arrivée jusqu’à vouloir centraliser les masses et les assimiler. La victoire se bornait pour eux à un pillage général et à la levée d’un tribut. La Russie dut souffrir l’un et l’autre. Mais pour lever le tribut il fallait un personnage de confiance, pour toute la Russie, une sorte de percepteur du Khan ; cet homme de confiance, ce caissier était préparé d’avance par l’histoire russe dans la personne du Grand Prince (ou Grand Duc) le chef des princes, par conséquent de l’administration de tout le pays. Et le chef de la fédération devint le représentant du nouveau maître. Le droit de suprématie, d’origine, le droit d’élection, durent tous se soumettre à une autre loi — la volonté du seigneur de toutes les terres, du dominateur légal, puisque la conquête est une loi de fait, qui n’est soumise à aucune discussion.

Mais rien n’était plus naturel que la croissance de ce percepteur du Khan, dans les pays où il y avait déjà des germes favorables, il n’y avait plus qu’à les arroser pour les voir se développer.


V

L’étendard du succès sous la protection de la bénédiction divine fut déployé à Moscou, une nouvelle demeure, de la même manière et dans le même ordre qu’il avait été levé à Vladimir. Encore une fois une nouvelle ville surpasse l’ancienne et de nouveau l’Église accorde son aide, comme elle l’avait fait à Vladimir. Elle bénit Moscou et le métropolite Pierre s’y fixe. Le saint homme s’y prépara de ses propres mains un tombeau, qui devait devenir un palladium de la cité ; on y élève un autre temple à la Mère de Dieu, et au lieu du droit qui était consacré par l’âge, au lieu de la conscience populaire paralysée alors par l’arbitraire des conquérants, triomphe l’idée de l’approbation divine du succès. Ce n’est pas le moment de résoudre l’importante question des conditions qui ont favorisé l’élévation de Moscou et de sa suprématie sur Vladimir, cette question appartient proprement à l’histoire de la Grande Russie, ici nous ne traitons que des oppositions de principes généraux distinguant les nationalités.

Remarquons pourtant que Moscou, comme l’ancienne Rome avait une population hétérogène et qu’elle se maintint longtemps par l’immigration d’habitants de toutes les parties de la Russie. C’est ce qu’on remarque surtout dans la classe supérieure, les Boïars, et aussi dans les nombreuses milices. Ils recevaient des grands ducs des terres dans les provinces de Moscou, de sorte que ce mélange de la population se voyait non seulement dans la ville, mais jusque dans les districts contigus.

Dans ces conditions, les principes apportés de leurs divers pays, dans leur nouvelle demeure par les émigrants, en se confondant, devaient naturellement produire quelque chose de nouveau, d’original, ne ressemblant en rien aux anciennes idées. Novgorodiens, Souzdaliens, Polotzkois, Kievains, Volhyniens accouraient à Moscou, chacun avec les idées, les traditions de son ancienne patrie, se les communiquaient les uns aux autres, mais elles cessèrent d’être pour le commun ce qu’elles avaient été pour les premiers en particulier. Une population aussi mélangée montre toujours le besoin d’élargir son territoire, de faire des acquisitions aux dépens d’autrui, le désir d’absorber ses voisins, de faire des conquêtes, une politique rusée, puis, ayant commencé en petit, finit par le faire en gros.

Ainsi Rome, d’abord refuge de vagabonds de toutes les parties de l’Italie, finit par se constituer une originalité, quoiqu’elle fût formée de parties incongrues ; ce corps politique original tendait surtout à étendre ses frontières, à s’assimiler les divers peuples conquis, soit par la force des armes, soit par la ruse. Rome devint, par la force, la tête de l’Italie, et par la suite de toute l’Italie elle fit Rome. Moscou par rapport à la Russie se rapproche beaucoup de Rome dans ses relations avec l’Italie. Une ressemblance frappante, c’est celle des moyens employés pour faire un tout de l’Italie et de la Russie, c’est l’évacuation de la population des villes entières, même de provinces, et la répartition des terres conquises aux légions militaires qui devaient servir de moyen d’assimilation des anciennes nationalités et leur absorption en un tout. Cette politique de Moscou paraît dans tout son éclat sous Jean III et sous Vassili son fils, la population de Novgorod et de son district, de Pskof, de Viatka, de Riazan fut enlevé à leurs demeures et dispersées dans différentes parties de la Russie et on donnait à de vieux serviteurs les terres de ceux qui avaient été expropriés.

Moscou s’est élevé grâce au mélange des populations russes-slaves et à l’époque de sa croissance c’est encore par ce mélange de nationalités qu’elle a supporté sa cause. Probablement c’est aussi par un mélange pareil que Vladimir a dû une fois sa fondation et sa tendance particulière, mais faute de documents historiques sur Vladimir, nous nous bornons à supposer ce qu’on peut affirmer historiquement à propos de Moscou. Ces deux villes avaient la même tendance. Que Moscou ou l’autre ville ait pris le dessus peu, importe, le résultat des deux côtés est dû au même principe. De même qu’autrefois Vladimir s’efforçait de subjuguer les pays de Mourom et de Riasan et de dominer les autres pays russes ; de la même façon Moscou subjugue pays et principautés, mais non seulement elle les subjugue, elle les absorbe. Vladimir n’avait pu faire ce que Moscou a réussi à faire ; de son temps étaient encore vivaces les principes du Vetché et les principes fédératifs ; à présent, sous l’influence de la conquête et du développement dans l’esprit populaire de principes qui détruisaient leurs anciens principes adverses, les premiers étaient étouffés par la crainte de l’autorité, les autres affaiblis ensuite.

Les princes devenaient de moins en moins sujets à l’élection et cessaient par conséquent de passer d’un endroit à un autre. Ils se fortifiaient dans certains lieux et commençaient à se regarder comme des propriétaires et non comme des gouverneurs, ils s’attachèrent, pour ainsi dire, à la terre et par cela même contribuèrent à attacher le peuple à la glèbe. Moscou en les subjuguant, en les asservissant, faisait naître l’idée d’une patrie commune, mais sous une autre forme, non sous la forme fédérative ancienne mais sous la forme d’état unitaire. C’est ainsi que fut constituée la monarchie moscovite et avec elle le corps de l’État russe. Son élément civil est la collectivité, l’absorption de la personnalité ou de l’individualisme tandis que dans l’élément ukranien au sud comme à Novgorod, le développement de l’individualisme attaquait le principe de la collectivité et ne lui permettait pas de se former.

Avec l’église le monde grand russien fit le contraire de ce qui s’était passé en Ukraine. En Ukraine, quoiqu’elle eût une puissance morale, elle ne put pas réussir à faire croire que le succès sanctifiait les actions ; à l’est elle devait nécessairement, dans la personne de ses représentants les prélats, se faire l’organe du juge suprême ; car, pour que l’affaire prît le caractère d’approbation divine, il fallait bien qu’elle fût déclarée telle par ceux qui avaient le droit de décider la question. C’est pourquoi les autorités ecclésiastiques étaient incomparablement plus influentes sur la masse du peuple à l’est et avaient beaucoup plus la possibilité d’agir à leur gré. Déjà au XIIe siècle, à l’époque de l’enfance de la Grande Russie, nous y rencontrons l’évêque Théodore qui voulait faire reconnaître l’indépendance de son diocèse et qui avait recours à des barbaries et des brutalités (car les gens riches souffraient beaucoup par lui, il détruisait les villages, pillait les armes et les chevaux), il emprisonnait quelques hommes, en asservissait d’autres, non seulement des bourgeois, mais des moines, des prieurs, des prêtres ; ce martyriseur impitoyable coupait la tête à des hommes, la barbe à d’autres, il brûlait les yeux à quelques-uns, coupait la langue à d’autres, il en crucifiait à un mur et pillait tout, c’était un véritable enfer. (Traduction du slavon de la chronique.)

Malheureusement nous ne savons pas par quels moyens cet évêque avait pu commettre ces crimes. Sans doute il s’appuyait sur l’autorité séculière d’André Bogolioubski qui, pour sanctifier ses entreprises, avait besoin d’un haut dignitaire de l’église indépendante du pays de Vladimir, à part le métropolite de Kief et il se remuait fort pour que le patriarche consacrât un évêque indépendant. L’autorité séculière s’appuyait sur l’autorité ecclésiastique qui, à son tour, s’appuyait sur l’autorité séculière.

Dans ce temps les nouveaux principes, qui n’étaient pas encore bien enracinés, ne pouvaient parfois que céder aux anciens, qui n’avaient pas encore perdu leur force vivace, c’est pourquoi Théodore expia à Kief son orgueil, comme le prince qui l’avait livré à ses ennemis paya aussi de sa tête, quelques années plus tard, à Bogolioubof[3]. Rostof était aux yeux d’André et de Théodore quelque chose de tout différent de Vladimir, car André créa un évêque indépendant de Rostof. Le patriarche n’y consentit pas, mais il nomma Théodore évêque de Rostof, en lui laissant le droit d’habiter Vladimir. Probablement les atrocités que se permit Théodore furent causées par l’opposition qu’il rencontra à Rostof, et par son ambition de s’élever à Vladimir ecclésiastiquement, comme il s’était élevé à Rostof séculièrement. Mais, évidemment, en accomplissant au début la volonté d’André, Théodore voulait démontrer l’importance de l’autorité épiscopale pour le prince lui-même. André le conduisit à sa perte. Le pouvoir séculier, sanctifié par le pouvoir ecclésiastique ne se laisse pas subjuguer par lui et aussitôt que ce dernier entre en lutte, il le frappe. C’est ce qui s’est passé par la suite dans toute l’histoire de la Grande Russie.

Le clergé supportait les princes dans leurs efforts vers l’autocratie ; les princes aussi caressaient le clergé et le protégeaient ; mais chaque fois que l’autorité ecclésiastique cessait de marcher la main dans la main avec l’autocratie temporelle, celle-ci faisait sentir au clergé que ce pouvoir était indispensable. Ce contrebalancement mutuel conduisait heureusement au but. Si l’autorité temporelle s’était soumise à l’autorité ecclésiastique après avoir admis le principe théocratique, elle n’aurait pu marcher droit devant soi et n’aurait pu obtenir la sanctification pour ses entreprises, il se serait produit des lois qui lui auraient lié les mains. Tant que le clergé possédait une puissance, que le pouvoir séculier pouvait, toutefois, toujours lui enlever, l’autorité ecclésiastique, pour se maintenir, devait marcher à côté de l’autorité séculière et la mener au but choisi par ce pouvoir.

C’est pourquoi nous voyons fréquemment dans l’histoire de la Grande Russie les primats de l’église flagorner les monarques et consacrer leurs actes, même contraires aux lois de l’église. Ainsi le métropolite Daniel approuva le divorce de Vassili d’avec Solomonie, et la réclusion de la pauvre princesse et Jean IV obtint la bénédiction du clergé pour un IVe mariage interdit depuis longtemps par l’église. D’un autre côté nous voyons l’insuccès de l’opposition faite par les chefs religieux aux monarques.

Le métropolite Philippe fut condamné à mort pour avoir excommunié et accusé d’hérésie ce même Jean-le-Cruel et le tsar Alexis Mikhaïlovitch n’hésita pas à sacrifier son favori Nicon quand celui-ci osa lever la tête trop haut et défendre l’indépendance et la dignité du chef de l’Église. Par contre, au moyen de l’entente mutuelle, pourvu que l’autorité séculière ne demandât pas au clergé de déclarations qui fussent trop contraires aux lois de l’Église, et que l’autorité ecclésiastique ne cherchât pas à se mettre au-dessus des pouvoirs temporels, l’Église était réellement la maîtresse de la vie politique et sociale, et le pouvoir était puissant parce qu’il avait reçu la consécration de l’Église.

Ainsi la philosophie grande-russienne ayant reconnu la nécessité d’une unité et du sacrifice pratique de l’individualisme, comme condition de toute action générale, soumettant la volonté du peuple à la volonté de ses élus, laissait la sanctification du succès à la suprême expression de la sagesse et en arriva à la formule : Dieu et le tsar en tout ! qui célébrait le triomphe de la suprématie de l’état sur l’individualisme. À l’époque éloignée que nous avons désignée sous le nom d’enfance de la Grande Russie, dans la religiosité grande-russienne, se révèle la qualité qui en forme le trait caractéristique, en opposition à ce que la religiosité se montra ensuite dans l’élément petit-russien. C’est l’importance des cérémonies, des formules tout extérieures. Ainsi au nord on soulève la question si, les jours de fête, on peut manger de la viande et des laitages. Ces discussions ont conduit à la formation de la plupart des sectes qui existent encore aujourd’hui et dont les différences sont tout extérieures.


VI

Au sud dans l’antiquité nous trouvons deux schismes peu connus de l’orthodoxie, mais qui n’en avaient pas l’esprit — ceux d’Adrien et de Dimitri : ils se rapportaient aux règlements capitaux de l’Église et leurs opinions ont été déclarées hérésies, c’est-à-dire opinions fausses dérivées d’un travail de l’esprit sur les questions religieuses ; sous ce rapport le peuple de la Russie méridionale ne s’est pas, par la suite, distingué par des querelles sur des questions de formes extérieures, dont le nord était si prodigue. Il est certain que jusqu’à présent, en Ukraine, il n’y a pas eu de sectes pour les questions de formalisme.

Au nord de Novgorod et à Pskof, quoique des questions de forme aient été discutées dans la querelle comme sur le sougouba de l’alléluiah, et qu’à Novgorod on se soit demandé s’il fallait dire :

« Seigneur aie pitié ou bien, ô Seigneur, aie pitié », il faut pourtant dire qu’il est improbable que ces questions aient occupé les esprits du peuple du nord, car cette question de l’alléluiah ne nous est connue que par la vie d’Ephrosine, œuvre si suspecte que beaucoup croient qu’elle ne nous est parvenue que réarrangée par les sectaires, qui cherchaient à donner de l’importance à cette question, l’un des principaux motifs qui ont causé le schisme des vieux croyants ; de plus, dans la même biographie, on voit que Pskof supportait la tregouba et non la sougouba de l’alléluiah ! plus répandu, plus remarquable était un autre mouvement hérétique qui parut pour la première fois à Strigolniki, il avait pendant des siècles couvé dans les esprits et se manifesta ensuite par un mélange de différentes sectes groupées autour d’une hérésie judaïsante par Joseph Volotski dans son ouvrage « Prosvétitel » ; ce mouvement, purement novgorodien d’abord, se répandit ensuite dans toute la Rouss et pendant longtemps se souleva, sous différentes formes en opposition à l’autorité. Nous ne disons pas toutefois que ce mouvement réformateur ait eu de grands succès à Novgorod et à Pskof ; il montre pourtant que le peuple ukranien, en s’éloignant de l’Église suivait une autre voie que le peuple grand-russien.

Pour la Russie méridionale, après les événements passagers du XIe et du XIIe siècles, on ne trouve pas d’essais d’oppositions à la science ecclésiastique, mais c’est seulement au XVIe siècle qu’on vit l’arianisme, lorsque Simon Boudny publia son catéchisme en langue ukranienne et, d’après le témoignage du clergé uniate, quelques prêtres, par ignorance et sans s’en rendre compte, confessaient cette hérésie, mais elle n’eut pas de succès dans la masse du peuple.

La seule séparation de l’orthodoxie qui se voit jusqu’à un, certain point répandue dans le peuple, c’est l’union avec l’église catholique romaine (de là la religion uniate), mais il est certain qu’elle a été introduite par les intrigues et la force, et à l’aide de la noblesse qui tendait au catholicisme, mais dans le peuple elle trouva une opposition opiniâtre et sanglante.

Le peuple russien-blanc, d’une nature généralement plus douce et plus flexible, se soumit plus tôt à l’oppression et montra plus d’inclination, sinon à accepter l’union volontairement, du moins à permettre son introduction puisqu’on ne pouvait s’y opposer sans une résistance énergique. Mais dans la Russie méridionale il n’en était pas ainsi. Là le peuple, sentant la violence faite à sa conscience, protesta vivement et défendit son ancienne liberté de conscience, et par la suite même, après avoir accepté l’union, il s’en séparait plus facilement que les Russiens-Blancs. Ainsi les Ukraniens en ne permettant pas au clergé de sanctifier à sa fantaisie les faits, en réalité restaient fidèles à l’église elle-même plus que le peuple grand-russien, et on y observait plus l’esprit que la forme. Au temps actuel le sectarisme pour la forme, les cérémonies, la lettre ne se comprendraient pas dans le peuple petit-russien ; quiconque connaît assez bien ce peuple, quiconque a étudié sa vie et ses idées en conviendra facilement.

Nous avons vu comment, dans son enfance, l’élément grand-russien s’est centralisé à Vladimir, puis comment dans son adolescence, à Moscou, il montrait aussi sa tendance à réunir, soumettre et absorber les parties indépendantes.

Dans la sphère religieuse morale la même tendance se faisait jour, on vit l’intolérance pour les différentes religions étrangères, le mépris pour les nationalités étrangères et une très haute opinion de soi. Tous les étrangers qui ont, visité la Moscovie aux XVe, XVIe et XVIIe siècles sont unanimes à déclarer que les Moscovites méprisent les religions et les nationalités étrangères. Les tsars eux-mêmes, qui sous ce rapport étaient supérieurs à la masse populaire, se lavaient les mains après avoir touché celles des ambassadeurs chrétiens. Les Allemands, autorisés à vivre à Moscou, étaient exposés au mépris des Russes ; le clergé jetait les hauts cris contre tout rapport avec eux, et s’il arrivait par erreur qu’un patriarche leur donnât la bénédiction, il insistait pour qu’ils se distinguassent mieux des orthodoxes par le costume pour que dorénavant ils ne reçussent pas par erreur la bénédiction ; les religions latine, luthérienne, arménienne, bref, toutes, pour peu qu’elles différassent de l’orthodoxie, étaient considérée chez les Grands-Russiens comme maudites. Les Moscovites se regardaient comme le seul peuple élu, et même ils n’étaient pas tout à fait bien disposés envers leurs coreligionnaires, les Grecs et les Petits-Russiens. Tout ce qui différait un peu de leur nationalité méritait le mépris, était considéré comme hérésie, les Grands-Russiens regardaient ce qui n’était pas eux du haut de leur grandeur.

La conquête tatare vint nécessairement aider à la formation de cette idée ; un long abaissement sous le joug d’étrangers d’une autre religion était remplacé par l’arrogance et par l’abaissement des autres. Un esclave affranchi devient facilement impertinent. C’est ce qui rendit nécessaire l’enthousiasme pour tout ce qui était étranger, qui, depuis Pierre Ier prend l’apparence de réforme. L’extrême appelle naturellement l’extrême contraire.

Dans la Petite-Russie ce n’était pas le cas. Déjà dans les temps anciens, Kief, et ensuite Vladimir de Volhynie étaient des points de réunion, des lieux de séjour d’étrangers appartenant à diverses religions et à diverses races. Les Ukraniens, depuis les temps les plus anciens, s’étaient accoutumés à entendre chez eux les langues étrangères et ne s’offensaient pas de voir des gens avec d’autres opinions ou d’autres tendances. Déjà au Xe siècle et probablement avant, des Ukraniens se rendaient en Grèce, d’autres s’occupaient de commerce dans les pays étrangers, d’autres enfin servaient dans les armées des monarques étrangers. Après le baptême de ce peuple la civilisation chrétienne introduite dans la Russie méridionale y attira encore un plus grand élément étranger de différentes contrées. Les Ukraniens, qui avaient reçu des Grecs leur nouvelle religion, n’avaient pas adopté la haine de l’église latine, sentiment si répandu en Grèce. Les archevêques, qui eux-mêmes étaient étrangers, s’efforçaient de transporter cette haine sur un terrain vierge, mais ils n’eurent pas beaucoup de succès ; dans les esprits petits-russiens, un catholique ne prenait pas une image hostile. Des personnes de familles princières épousaient des personnes d’autres familles princières, de religion catholique, et ceci se passait aussi probablement dans le peuple. Dans les villes ukraniennes, les Grecs, les Arméniens, les Allemands, les Polonais, les Hongrois trouvaient un asile hospitalier, ils s’entendaient bien avec les indigènes. Les Polonais, qui étaient venus dans le pays de Kief en qualité d’auxiliaires du prince Isiaslaff, étaient ravis de la gaîté de la vie en pays étranger. Cet esprit de tolérance, l’absence d’orgueil nationaliste passa ensuite dans le caractère cosaque et est restée dans le peuple jusqu’à présent. Chacun pouvait entrer dans la société cosaque, on ne lui demandait ni qui il était, ni sa religion, ni sa nationalité. Lorsque les Polonais se plaignirent que les Cosaques reçussent chez eux divers vagabonds, et parmi eux des hérétiques qui avaient fui les poursuites des juges ecclésiastiques, les Cosaques répondirent que de tout temps c’était leur coutume que chacun pouvait entrer et s’en aller librement. Les actions hostiles contre les sanctuaires catholiques à l’époque du soulèvement cosaque ne venaient pas de la haine contre le catholicisme, mais de la haine de la violation de la liberté de conscience et des persécutions. Les campagnes contre les Turcs et contre les Tartares de Crimée n’étaient pas motivées par un fanatisme aveugle contre les infidèles, mais par la vengeance de leurs incursions et de la captivité d’habitants russes ; d’un autre côté les Cosaques étaient inspirés par l’esprit guerrier et par la passion du butin, qui se développe toujours dans une société militaire, chez quelque peuple et dans quelque pays qu’elle s’organise. Le souvenir des guerres sanglantes contre les Polonais ne s’est pas effacé jusqu’ici chez le peuple, mais il n’y a aucune haine contre l’église catholique romaine de la part de la nationalité ukranienne. L’Ukranien n’a pas l’esprit vindicatif, quoiqu’il garde la rancune pour se préserver.

Ni le temple catholique, ni la synagogue juive ne lui semblent des lieux impurs, il ne se dégoûtera pas de manger et de boire, de conclure une amitié, non seulement avec un catholique ou un protestant, mais avec un Israélite ou un Tartare. Mais l’inimitié se fera voir encore plus vivement que chez un Grand-Russien, lorsque l’Ukranien remarquera qu’un étranger, qu’un homme d’une autre religion offense ce qui lui est sacré à lui. Quand on laisse aux autres la liberté et qu’on leur montre du respect, il est tout naturel qu’on réclame à son tour une pareille liberté et un respect mutuel. À Novgorod nous voyons le même esprit de tolérance. Les personnes d’autres religions avaient le droit d’établissement et de culte, la différence de religion avait si peu d’importance qu’on trouve dans d’anciens documents que des mères, au lieu de faire baptiser leurs enfants à l’église orthodoxe, les portaient à l’église variague (catholique romaine). La construction d’une église variague à Novgorod montre que tous les efforts de certains prêtres pour fanatiser le peuple contre les allogènes étaient vains. Une multitude d’allogènes païens, dans le pays de Novgorod, ne furent pas christianisés de force. Les Novgorodiens étaient si peu intolérants que jusqu’au XVIe siècle il y avait des païens dans le district de Vod. Ils se sont convertis peu à peu, mais volontairement.

Le principe de la tolérance indigna extrêmement la chrétienté du midi de l’Europe, lorsque Novgorod en portant secours aux Tchouds que les Allemands et les Suédois tyrannisaient pour les forcer à entrer dans le bercail de l’Église, entrèrent en hostilité avec l’ordre des Chevaliers porte-glaive et avec les Suédois. Les papes, dans leurs bulles, reprochèrent aux Novgorodiens leur hostilité au christianisme, leur défense du paganisme et prêchèrent une croisade contre eux. Les Allemands et les Suédois, contre lesquels Novgorod et Pskof durent lutter, étaient aux yeux des citoyens de ces villes des ennemis politiques, non des adversaires religieux ; les guerres ne prirent parfois un caractère religieux que lorsque les ennemis profanaient les lieux saints, les sanctuaires de la religion orthodoxe ; la même chose se passait dans la Russie méridionale.

Les non-chrétiens n’étaient exposés à aucune haine à Novgorod ; par exemple, les Juifs qui ne pouvaient se montrer dans la Grande-Russie, trouvaient asile à Novgorod, de sorte qu’ils purent même y fonder une secte hérétique et convertir des indigènes.

D’un côté les papes et le clergé occidental accusaient les Novgorodiens de soutenir le paganisme contre le christianisme, d’un autre côté les dignitaires orthodoxes n’aimaient pas la tolérance excessive des Novgorodiens, les prêtres étaient mécontents de leurs relations avec les catholiques et de leur facilité à accepter des coutumes étrangères ; ces prêtres voulaient faire croire que tous les peuples non orthodoxes étaient païens et ils faisaient asperger d’eau bénite tous les vivres qui venaient de l’étranger avant qu’on pût s’en servir pour la nourriture.


VII

De cette dissertation historique sur les différences qui distinguaient dans l’ancien temps les deux nationalités russes, on peut conclure que la caractéristique des Ukraniens était la prééminence de la liberté individuelle, celle des Grands-Russiens — la collectivité. L’idée originale des premiers, c’est que le contrat social entre les gens est fondé sur le consentement mutuel, et que le dissentiment y met fin ; les seconds s’efforçaient de démontrer la nécessité de ce lien et son indissolubilité aussitôt qu’il avait été établi, de faire remonter à Dieu le principe de cette union et par conséquent de l’élever au-dessus de toute critique humaine. Dans les mêmes éléments de la vie publique, les premiers s’attachaient l’âme, les autres le corps ; en politique les premiers étaient capables de former des compagnies volontaires liées tant qu’il y avait absolue nécessité, et durables tant que leur existence ne menaçait pas le droit imprescriptible de la liberté individuelle : les autres tendaient à former un corps politique solide, avec des principes séculaires, pénétré d’un même esprit. Le premier peuple tendait à la fédération, qu’il n’a pas su réaliser complètement, l’autre à l’autorité unique et à un État centraliste puissant.

Le premier s’est fréquemment montré incapable de fonder un État unitaire. Dans l’antiquité cette nationalité était prééminente en Russie et quand le moment inévitable arriva où il fallait ou périr ou se centraliser, elle dut malgré elle disparaître de la scène et laisser la place à l’autre.

Dans l’élément grand-russien il y a quelque chose d’énorme, de créateur, l’esprit d’organisation, le sentiment de l’unité, la domination de l’esprit pratique qui sait résister dans les circonstances difficiles, saisir l’instant où il faut agir et en profiter autant qu’il le faut. C’est ce que le peuple ukranien n’a pas montré. Son amour de la liberté individuelle conduisit ou à la décadence des liens publics, ou à un tourbillon qui écrasa la vie historique du peuple. Tel est le parallèle que nous pouvons faire de nos deux nationalités.


VIII

Dans ses efforts pour créer un corps solide, sensible pour les idées une fois adoptées, le peuple grand-russien a toujours montré et montre encore une inclination vers le côté matériel de la vie, mais il est inférieur au peuple ukranien dans le côté spirituel de la vie, dans la poésie qui, chez le dernier s’est développé incomparablement, plus largement, plus vivement et plus pleinement. Écoutez les chansons, regardez les images créées par l’imagination de l’un et de l’autre peuple ; parcourez les productions de la langue populaire de ces deux peuples. Je ne dirai pas que les chansons grandes-russiennes soient dépourvues de poésie, au contraire, on y voit une haute poésie, mais elle prend sa source dans la force de la volonté, la sphère de l’activité, bref, ce qui est nécessaire pour résoudre les problèmes que ce peuple s’est imposé dans le courant historique de la politique. Les meilleurs poèmes grands-russiens sont ceux qui peignent les mouvements de l’âme, qui recueillent ses forces ou représentent le triomphe ou l’insuccès, lorsque ceux-ci pourtant ne brisent pas la puissance intérieure. De là les chansons de brigands — le brigand c’est un héros qui va combattre contre les circonstances et contre l’ordre public. La destruction, c’est son élément, mais la destruction implique nécessairement la construction. Cette dernière se montre déjà dans la composition de bandes de brigands, lesquels représentent une sorte de corps civil. C’est pourquoi il ne paraîtra pas étrange que nous observions dans les chansons de brigands cet élément de collectivité, cette même tendance à instituer un corps gouvernemental, tendance qui se montre dans toute la vie historique du peuple grand-russien. Ce peuple est éminemment pratique, matérialiste, il ne s’élève à la poésie que lorsqu’il sort de la sphère de la vie présente pendant laquelle il travaille sans enthousiasme, sans entraînement, se mesurant plutôt avec les détails, les minuties, et perdant de vue l’idéal qui forme la réalité de la poésie de toute chose et de toute affaire. C’est pourquoi la poésie grande-russienne s’efforce d’atteindre l’irréel, l’impossible ou bien tombe si souvent jusqu’à n’être qu’un simple amusement. Le souvenir historique devient immédiatement une épopée et se transforme en contes. Tandis que dans les poésies ukraniennes, la réalité se tient mieux, elle n’a pas besoin de transformer cette activité en épopée pour qu’elle brille d’un éclat, d’une poésie luxuriantes. Dans les chansons grandes-russiennes, il y a de la nostalgie, la réflexion ; mais il n’y a pas ce sérieux pensif qui nous ravit tellement dans les chansons petites-russiennes qui nous emporte l’âme dans le domaine de l’imagination et nous réchauffe le cœur d’un feu surnaturel. La part de la nature dans les chansons grandes-russiennes est faible, elle est extrêmement forte dans les nôtres. La poésie ukranienne est inséparable de la nature, mais elle l’anime, elle la fait participer aux joies et aux tristesses de l’art humain ; herbes, arbres, oiseaux, animaux, astres, matins et soirs, chaleurs et neiges, tout respire, pense, sent avec l’homme, tout répète avec une voix enchanteresse, tantôt la sympathie, tantôt l’espoir, tantôt la condamnation. Le sentiment amoureux, ordinairement l’âme de toute poésie populaire, s’élève rarement au-dessus du sentiment matériel ; au contraire, chez nous il s’élève à une grande hauteur d’inspiration, de pureté et de grâce même ; le côté matériel de l’amour dans les chansons bouffonnes est représenté avec cette grâce anacréontique qui cache la trivialité et ennoblit même la sensualité.

La femme, dans les chansons grandes-russiennes, s’élève rarement à un idéal humain ; rarement sa beauté l’emporte sur la matière ; rarement un sentiment amoureux peut apprécier quoi que ce soit hors de la forme corporelle, rarement on y trouve la valeur et le mérite de l’âme féminine. La femme petite-russienne dans la poésie de notre peuple a l’âme si belle que, même dans sa chute, elle laisse voir poétiquement sa nature pure et elle a honte de sa décadence. Dans les chansons joviales, bouffonnes, les deux natures opposées de l’un et de l’autre peuple se détachent vivement. Dans la poésie petite-russienne, ces chansons se distinguent par le charme du style et de l’expression, elles atteignent même un vrai art ; l’homme de la nature au repos ne se contente pas de simples amusements ; il sent en lui le besoin de lui donner une forme artistique qui non seulement distrait, mais élève l’âme. La gaîté veut embrasser son élément de beauté et sanctifier la pensée. Au contraire, les poésies grandes-russiennes de ce genre ne montrent rien que le désir d’un homme fatigué du travail prosaïque d’oublier une minute. Au hasard, sans se rompre la tête, sans toucher le cœur et l’imagination, cette chanson n’existe pas par elle-même, mais comme décor d’un autre plaisir tout à fait matériel.

Dans la vie grande-russienne, publique et domestique, on voit la plus ou moins grande absence de ce qui fait la poésie de la vie petite-russienne et vice-versa. Dans la dernière, on trouve peu de ce qui fait l’essence, la force et le mérite de la première. Le Grand-Russien aime peu la nature ; dans les jardins des paysans, on trouve rarement des fleurs, qu’on trouve dans tous ceux de nos agriculteurs. C’est encore pire, le Grand-Russien déteste les bosquets. Je sais que des propriétaires ont coupé de beaux arbres près de laides maisons, sous prétexte qu’ils gâtaient la vue. Dans les villages de la couronne, lorsque les autorités commencèrent à faire planter des espaliers près des maisons, il fut très difficile de les faire arroser, de les entretenir et d’en empêcher la destruction. Lorsque dans la première moitié du XIXme siècle, sur l’ordre du gouvernement, on fit des plantations d’arbres le long des routes, cela parut une si haïssable nouveauté, que, même à présent on entend dans des chansons triviales toutes espèces de plaintes contre cette innovation. Dans la Grande-Russie, il y beaucoup de jardins et de vergers, mais ce sont des jardins potagers ou fruitiers, cultivés dans un but de commerce, on n’y voit presque jamais d’arbres forestiers, qui sont inutiles au point de vue matériel. On rencontre rarement un Grand-Russien qui comprenne le charme d’un paysage, se livre à la méditation en observant la voûte azurée, se plonge dans l’admiration d’un lac éclairé par les rayons du soleil ou reflétant les blancheurs de la lune, qui se rende compte du bleu des forêts lointaines ou qui se ravisse au chant des oiseaux du printemps. Tout cela est étrange au Grand-Russien toujours enfoncé dans les calculs de la vie journalière, et des besoins matériels. Même dans les classes instruites, autant que nous avons pu l’observer, on trouve la même froideur pour les beautés de la nature, cachée, parfois très gauchement et risiblement, par imitation de la mode occidentale qui veut qu’on montre de l’amour et de l’attachement pour la nature. Dans ce cas le Grand-Russien tourne son amour emprunté vers des objets rares qui ne se trouvent pas autour de lui, charme ses yeux avec des camélias, des rhododendrons, des magnolias, élevés artificiellement, et ne se doute nullement que le vrai sentiment, celui qui peut faire goûter et saisir la beauté de la nature, ne trouve aucun plaisir à ces monstruosités en Russie, s’en détourne vers les sapins, les pins et les bouleaux de nos bois, se plonge dans la contemplation de la simple flore, du monde vivant, de la nature non frelatée.

À son peu d’imagination, le Grand-Russien ajoute peu de superstitions, quoiqu’il ait une masse de préjugés auxquels il se cramponne.

L’ukranien, au contraire, se montre dès l’abord, un peuple extrêmement superstitieux, surtout à l’ouest (peut-être à cause de l’éloignement de l’influence grande-russienne). Dans presque tous les villages, il y a des traditions poétiques de revenants, sous toutes les formes, depuis l’apparition touchante d’une mère défunte qui vient laver ses petits, jusqu’au terrible récit de vampires qui s’abattent à minuit sur les croix des cimetières et poussent des cris effroyables : de la chair ! de la chair ! — à des récits répandus si abondamment sur la vie historique du pays, s’ajoutent des traditions sur les âges les plus reculés de l’antiquité et à travers ce tissu coloré de l’imagination populaire, l’historien peut suivre le fil des annales non écrites de l’antiquité. La magie avec des menées effrayantes, le monde des esprits dans ses images variées, ses épouvantes qui font dresser les cheveux ou produisent un rire homérique. Tout cela se développe en récits bien combinés, en tableaux artistiques. Le peuple lui-même ne croit pas trop en la réalité de ce qu’il raconte, mais il n’abandonnera pas ces contes, tant que le sentiment du beau ne s’éteindra pas en lui ou tant que de nouvelles formes n’auront pas renouvelé l’ancien fond.

Il en est tout autrement en Grande-Russie. Là, comme nous l’avons dit, il n’y a que des préjugés. Le Grand Russien croit aux diables, aux lutins, aux sorcières, parce qu’il a reçu cette croyance de ses ancêtres, il y croit parce qu’il ne doute pas de leur réalité, comme il croirait aux phénomènes électriques ou célestes, il croit parce que la foi est nécessaire pour expliquer des faits incompréhensibles, mais pas pour satisfaire le désir de s’élever au-dessus de la fade vie matérielle dans la sphère de la création libre. En général, il y a chez lui peu de récits fantastiques. Les diables, les domovoïs (esprits familiers) sont matériels ; la sphère de l’autre vie, du monde spirituel l’intéresse peu et il n’a presque pas d’histoires d’âme revenant après la mort ; et quand on en trouve une, elle est généralement empruntée aux livres, c’est un arrangement ecclésiastique, elle ne vient pas d’une source populaire.

Mais par contre le Grand-Russien est, par son esprit d’intolérance, beaucoup plus opiniâtre dans ses préjugés. J’ai vu un fait très caractéristique, un monsieur accusé d’athéisme, de profanation, parce qu’il avait parlé dédaigneusement de la croyance aux démons.

Dans les milieux où l’amour des livres commence à se répandre, nous pouvons remarquer le genre de livres que réclame le Grand-Russien et ce qui l’intéresse surtout dans ces livres. Autant que j’ai pu l’observer, ce sont ou bien des livres sérieux, mais seulement ceux qui se rapportent directement aux occupations du lecteur ou qui pourront lui être utiles sous peu, ou bien des livres légers, amusants, servant à une distraction momentanée sans recherche d’idée ; on lit les poètes pour passe-temps (mais ce qui plaît en eux, c’est ce qui peut facilement émouvoir les sens par la variété ou la rareté des situations) ou bien pour faire voir qu’on est assez instruit pour comprendre ce qui passe pour beau. On rencontre souvent des personnes enthousiastes des beautés de la poésie, mais quand on étudie de plus près leur âme on voit que ce n’était que de l’affectation. L’affectation est un signe que la vraie compréhension de la poésie fait défaut. L’affectation dans notre société instruite est un trait par trop ordinaire ; de là vient peut-être notre préférence pour les Français plutôt que pour d’autres peuples, parce que cette nation s’est montrée peu poétique, et que chez elle la littérature, l’art et en partie même la science recherchent les effets.

Si les Grands Russiens ont eu un vraiment grand poète, un poète génial et original, c’est assurément Pouchkine. Dans son poème immortel Eugène Onéghine, il n’a peint qu’une moitié de la nationalité grande-russienne, les cercles instruits, mondains.

Il y a eu de bons peintres de mœurs, de coutumes, mais ce ne sont pas des poètes créateurs qui parlaient la langue des masses, auraient dit ce qui aurait touché la masse, ce qu’involontairement chacun de ces hommes aurait dit, en poésie et non en prose. Nous répétons que nous sommes loin de nier à la nationalité grande-russienne le don poétique, au contraire il est chez elle peut-être plus élevé et plus profond que chez nous, mais il n’est pas tourné vers l’imagination et le sentiment, il se tient dans la sphère de la volonté et de la pensée claire. Les chansons grandes-russiennes ne plaisent pas tout de suite, il faut les étudier, se pénétrer de leur esprit pour comprendre cette poésie très originale, qui par cela même n’est pas saisissable immédiatement, parce qu’elle attend encore de grands créateurs qui en fassent une création vraiment poétique.

Dans la sphère religieuse, nous avons déjà indiqué une différence frappante entre la nationalité ukranienne et la grande-russienne, la non participation de la première au sectarisme causé par le ritualisme et les cérémonies. Il serait curieux de décider la question de l’origine de cette disposition chez les Grands-Russiens, de cette tendance à discuter sur la lettre, à attribuer de l’importance à ce qui n’est souvent qu’une vétille grammaticale ou une affaire de cérémonial. Il semble que cela vienne du caractère matériel, pratique caractéristique générale du Grand-Russien. En réalité en observant le peuple grand-russien dans toutes les couches de la société, nous rencontrons assez fréquemment des personnes d’une morale toute chrétienne, dont la religion cherche à réaliser pratiquement le bien, mais elles n’ont que peu de vraie piété intérieure, nous rencontrons aussi des hypocrites, des cagots, occupés surtout de la stricte observation des rites, des règles extérieures, des formes, mais aussi sans vraie piété, la plupart très froids pour la religion, accomplissant les cérémonies par habitude, sans comprendre pourquoi elles existent, et enfin dans la classe supérieure, dite intellectuelle, on rencontre force incrédules, non par suite d’un travail mental et après une lutte contre les anciennes superstitions, mais parce qu’ils pensent que le scepticisme est un indice d’instruction. Les natures vraiment pieuses forment une minorité et chez eux la piété n’est pas une marque de leur nationalité, appartenant à la majorité du peuple, c’est une idiosyncrasie individuelle. Chez les Russes méridionaux, nous rencontrons tout le contraire. Ce peuple a beaucoup de ce qui manque, ils ont un vif sentiment de la présence de Dieu partout, une vraie piété, qui s’adresse directement à Dieu, des réflexions secrètes sur la Providence, sur eux-mêmes, un entraînement de tout le cœur vers un monde spirituel, inconnu, mystérieux. L’Ukranien accomplit les cérémonies du culte, respecte les formules, mais ne les soumet pas à la critique ; il ne lui viendra pas à l’esprit de se demander s’il faut redire deux ou trois fois l’alléluia, s’il convient de faire le signe de la croix avec tels ou tels doigts et si cette question était soulevée, il suffirait que le prêtre lui dise que l’Église l’avait fixé ainsi. S’il avait fallu introduire des changements dans les cérémonies extérieures du culte, ou dans la traduction des écritures saintes, l’Ukranien n’aurait jamais protesté, il ne lui serait jamais venu l’idée qu’il s’agissait de mutilation de choses sacrées. Ils comprennent que les formes extérieures sont établies par l’Église représentée par ses dignitaires, qui fixent mais qui n’abîment pas ce qui est essentiel et que les laïques doivent suivre sans résistance ; car puisque telle ou telle forme extérieure représente la même réalité, ces formes ne valent pas la peine qu’on en fasse un sujet de discorde.

Il nous est arrivé de parler à des personnes religieuses de l’une et l’autre nationalité ; le Grand-Russien montrait sa piété en discours sur le rituel, et la forme y jouait un grand rôle, s’il est orthodoxe, sa religion consiste en mômeries extérieures. L’Ukranien fait parade de ses sentiments moraux ; il ne parle pas de la messe, des cérémonies, il dira l’impression de majesté que lui produit le service religieux, la solennité des rites, de la haute signification des fêtes, etc. Aussi la classe instruite chez nous n’abandonne pas si facilement la foi que les Grands-Russiens ; le scepticisme ne pénètre dans nos âmes qu’après de longs et pénibles combats ; au contraire nous avons vu des jeunes gens grands-russiens élevés dès l’enfance dans les sentiments de la plus stricte piété, dans l’observation de toutes les règles de l’église et qui, à la première attaque ou aux premiers arguments un peu spirituels, rejettent la religion, oublient les enseignements de leur enfance et passent sans transition, sans combat, à la plus extrême négation et au matérialisme. Les Ukraniens sont un peuple profondément religieux au sens le plus large du mot ; à quelques circonstances que soit soumis l’Ukranien, quelque éducation qu’il reçoive, tant qu’il garde les marques distinctives de sa nationalité, il préserve ses sentiments religieux qui sont nécessaires à sa nature poétique. Sa poésie est religieuse et opposée à l’analyse. Il a dans l’âme la foi à la beauté, et la foi tue l’analyse, en faisant voir des tableaux qui plaisent à l’âme et la satisfont. L’essence du beau échappe à l’analyse, car nous n’en savons pas les principes généraux. On ne peut analyser les matériaux où il y a de la beauté, on peut démonter un instrument de musique dans ses parties et étudier à fond chacune de ces parties, on peut d’un autre côté analyser les lois de l’acoustique, la manière dont le son se communique à notre ouïe, mais on ne peut saisir et soumettre à l’analyse minutieuse les causes des sensations produites par les accords et la succession des sons. Les essais faits par les matérialistes pour arriver par l’analyse à l’essence des sensations produites sur l’âme artificiellement sont restés vains et ont seulement montré l’incapacité de sentir et de comprendre la beauté en ceux qui les faisaient.

Les Français, peuple profondément anti-poétique comme nous l’avons dit, avaient, au XVIIIe siècle déjà, proclamé une théorie de l’art fondée sur l’essence même de leur nature, celle de la simple imitation de la nature. Cette théorie convient parfaitement à l’âme du Grand-Russien, et de notre temps a été exprimée et en toute vérité par ceux qui osaient dire ce qu’ils ressentaient véritablement et elle a été partagée par beaucoup qui y voyaient le reflet de ce qui depuis longtemps était enseveli dans leur cœur. Celui qui a une fibre vivante de poésie n’admettra jamais qu’il n’y a pas une force spirituelle créatrice dans les arts, car il la sent. De même aucun argument du matérialisme ne pourra prouver la non existence du principe spirituel à celui qui le sent en soi-même et il n’aura besoin ni de démonstration ni de contradiction de même que nous n’avons pas besoin d’arguties pour nous faire savoir si nous sommes dans une atmosphère chaude ou froide, le corps s’en rend compte.

À l’immanence de la poésie, au sentiment du bien et à la faculté de le comprendre, est étroitement uni la conscience du bien, de la morale. Pour le matérialiste, l’utilitarisme c’est la morale. S’il est bon par nature, il montre sa bonté en étant prêt à faire aux autres ce qu’il considère utile ; la plus haute expression de sa bonté c’est lorsqu’il est prêt à faire aux autres ce qui, selon lui, n’est pas utile, mais ce qu’un autre regarde comme utile. Par excellence sa vertu se résume en ceci : Si je fais du bien à un autre, on m’en fera aussi.

C’est différent pour l’homme qui a le don et l’habitude de ressentir en soi une âme vivante et de la voir pure, sa conscience intime dans les événements extérieurs. Il n’analyse pas le bien, mais il le contemple en son entier, et il l’accepte de tout son être spirituel. Le bien, au point de vue des faits de la vie matérielle, peut s’exprimer au moyen de ce qui est utile, il en sera toujours ainsi, mais celui qui fait une bonne action ne pense pas à l’utilitarisme, il voit devant lui seulement le bien et la perfection morale. Celui qui fait une bonne œuvre au point de vue de l’utilité se demande nécessairement si c’est utile, mais celui qui aime le bien pour le bien ne pense pas, il agit par impulsion intérieure, par sentiment de la beauté du bien qui agit indépendamment de sa volonté.

Dans les idées sociales l’histoire a laissé ses traces sur nos deux nationalités et a établi chez elles deux points de vue absolument opposés.

La tendance à agglomérer les parties, l’annihilation des motifs individuels, sous l’influence des motifs généraux, l’inviolable légalité de la volonté générale exprimée presque comme un lourd destin, s’accordent chez le Grand-Russien avec l’unité de la famille, et la soumission de la volonté individuelle à celle du mir et se sont résumées dans la famille patriarcale, la propriété commune, la responsabilité des villages, où l’innocent répondait pour le coupable, où le laborieux travaillait pour le paresseux.

On voit jusqu’à quel point ces idées sont enracinées dans la mentalité grande-russienne, dans le fait que lors de l’affranchissement des serfs et de l’organisation des paysans, les Grands-Russiens les ont défendues en se fondant sur les antiques principes slavianophiles et sur le socialisme français à la mode.

Pour l’Ukranien, rien n’est plus pénible, plus détestable que cet ordre de choses, les familles petites-russiennes se séparent aussitôt qu’elles sentent le besoin d’une vie à part. La tutelle des parents sur leurs enfants adultes paraît à l’Ukranien une tyrannie intolérable.

L’autoritarisme des aînés sur les cadets, des oncles sur les neveux, éveille chez eux une haine constante. La parenté dispose fort peu chez nous à l’accord et à l’amour mutuel ; au contraire, souvent des gens modestes, doux, aimables, sont séparés par des discordes implacables de leurs proches. Les disputes entre proches parents sont tout à fait communes dans la classe supérieure comme dans la classe inférieure. Au contraire, chez les Grands-Russiens, la parenté fait qu’un homme se montre souvent plus aimable, plus doux, plus juste envers les autres membres de la famille, même si cette [cet] homme ne se distingue pas par ses qualités envers les étrangers. Dans la Russie méridionale, pour conserver l’amour et la concorde entre les membres d’une famille, il faut les séparer afin qu’ils aient le moins de rapports possibles les uns avec les autres.

Le devoir mutuel basé, non sur le consentement libre, mais sur la nécessité inéluctable pèse au Petit-Russien, tandis que chez le Grand-Russien, il calme plus que tout autre chose ses désirs personnels et les tranquillise. Le Grand-Russien par obéissance au devoir est prêt à se forcer à aimer ses proches, même s’ils ne lui sont pas sympathiques, à s’abaisser devant eux, par cela seul qu’ils sont consanguins, ce qu’il ne ferait pas par persuasion ; il est disposé à faire des sacrifices pour eux, tout en reconnaissant qu’ils ne le méritent pas.

Le Russe méridional est, paraîtrait-il, plutôt prêt à ne plus aimer son prochain, par cela seul qu’il est son parent, moins tolérant de ses faiblesses que de celles d’un étranger et en général chez lui la parenté tend non à fortifier les bonnes dispositions mutuelles mais à les ébranler. Certains Grands-Russiens ayant acheté des propriétés en Ukraine pensaient introduire dans les familles petites-russiennes la cohésion grande-russienne et amener la suppression du parcellement ; le résultat était des scènes affreuses : non seulement les frères étaient toujours sur le point d’en venir aux mains, mais les fils mêmes traînaient leurs pères par les cheveux pour les mettre à la porte. Plus le principe de l’autorité de la famille et de la force du lien de parenté pénètre dans la vie, plus il lui nuit.

L’Ukranien est un fils respectueux quand ses parents lui laissent une liberté complète ; eux-mêmes dans la vieillesse se soumettent à sa volonté ; il est bon frère quand il vit avec son frère comme un voisin, n’ayant avec lui rien de commun, rien d’inséparable. La règle : À chacun son bien ! s’observe dans les familles ; un adulte ne mettra pas le vêtement d’un autre membre, même les enfants gardent strictement ce qui est à eux. En Grande-Russie, chez les paysans souvent deux sœurs ne savent pas quelle est leur fourrure et les enfants n’ont pas la moindre idée de propriété particulière.

La propriété communale de la terre et la responsabilité personnelle pour le mir sont aux yeux du Petit-Russien un esclavage tout à fait intolérable et une abominable injustice. Ne rien oser nommer sien, être esclave d’une idée abstraite de mir, être responsable d’un autre sans qu’on le désire, tout cela est opposé à la nature et au passé de l’Ukranien. La Hromada petite-russienne (commune) n’est pas du tout le mir russe. La Hromada est une réunion volontaire des gens, y entre ou en sort qui veut ; comme chez les Cosaques zaporogues tous pouvaient à leur guise entrer dans la société ou s’en retirer.

D’après l’idée populaire chaque membre de la Hromada est un personnage particulier, un propriétaire indépendant ; ses obligations envers la Hromada se bornent à la sphère des rapports qui établissent un lien entre ses membres pour la défense mutuelle et le profit de chacun, tandis que, d’après les idées grandes-russiennes, le mir est l’expression abstraite de la volonté générale, qui absorbe la personnalité individuelle de chacun. La principale différence ici vient naturellement de la communauté agraire. Dès lors que le membre du mir ne peut donner à la portion de la terre qu’il cultive le nom de propriété il n’est plus un homme libre. L’organisation du mir est une restriction, c’est pourquoi la forme du mir introduite par l’autorité a pris l’esprit, et l’idée dominante en Grande-Russie ; elle était enracinée au fond de la vie populaire ; cette organisation dérivait naturellement de la tendance à la concentration, à l’unité sociale et gouvernementale qui forme, comme nous l’avons montré, le caractère distinctif des Grands-Russiens. La propriété rurale privée sort par ce moyen légal de la philosophie sociale grande-russienne. Toute la société remet son sort au représentant de son autorité, à la personne que Dieu a placée à la tête de la société et par conséquent tout lui doit obéissance. Ainsi tout lui appartient sans conteste comme au représentant de la divinité ; de là aussi l’idée que tout vient de Dieu et du tsar. Or, devant le tsar et devant Dieu tous sont égaux. Mais comme Dieu élève, récompense l’un et punit, humilie l’autre, ainsi agit le tsar qui accomplit sur la terre la volonté divine.

C’est ce qu’exprime le proverbe russe : volonté divine, jugement du tsar. De là le peuple a supporté, sans murmurer même, ce qui semblait passer la mesure de la patience humaine comme, par exemple les atrocités de « Jean le cruel ». Le tsar faisait ce qui était injuste et méchant, néanmoins il était l’instrument de la volonté divine. S’opposer au tsar même inique c’était s’opposer à Dieu, c’était un péché inutile parce que Dieu enverrait des maux encore plus grands. Ayant un pouvoir incontesté sur la société, le tsar est le goçoudar, c’est-à-dire le propriétaire absolu de tout l’empire. Le mot goçoudar indiquait justement le propriétaire ayant le droit à sa guise de disposer de tout ce qui est dans l’état comme de son bien propre. C’est pourquoi les Novgorodiens, élevés dans d’autres principes que les Grands-Russiens et appartenant de plus à une autre nationalité, furent si révoltés quand Jean III eut la fantaisie de changer l’ancien titre de Gospodine en celui de Goçoudar. Gospodine représentait un personnage revêtu de l’autorité, et à qui on devait le respect, mais Goçoudar c’était un être dont on ne pouvait discuter l’autorité, il était unique, comme il l’était l’unique possesseur de tout ; Jean voulait se proclamer goçoudar à Novgorod et rêvait de remplacer en sa personne Novgorod-la-Grande, qui jusqu’alors avait été le seul goçoudar (c’est-à-dire que le peuple de Novgorod avait été souverain), comme dans la Grande-Russie le Grand-Duc remplaçait la volonté de toute la nation. Étant le créateur autocratique des conditions sociales, le goçoudar faisait tout et entr’autres faisait cadeau de terres pour récompenser les services rendus. Ainsi, la terre appartenait, d’après les anciens principes au mir, c’est-à-dire à toute la société, à la collectivité, mais celle-ci ayant abandonné ce droit entre les mains du monarque, celui-ci en accordait l’usufruit à certaines personnes que le goçoudar voulait récompenser ou élever.

Nous disons usufruit parce qu’en réalité ce don n’avait pas la signification exacte de propriété. Ce qui était donné par le tsar pouvait être repris par lui et donné à une autre personne, ce qui arrivait assez souvent. Aussitôt que se formaient des rapports d’ouvriers au propriétaire terrien, celui-ci naturellement prenait le caractère de représentant du mir, comme le tsar était le représentant de la nation. Un serf unissait son sort à la dignité de gospodine : la volonté du seigneur commença à remplacer sa propre liberté, de même que partout où il n’y avait pas de seigneurs cette liberté individuelle était absorbée par le mir. Chez les paysans appartenant à de grands propriétaires, la terre appartenait aux seigneurs qui la donnaient selon leur bon plaisir aux agriculteurs.

Chez les paysans de la commune, la terre était mise à la disposition du mir en usufruit, et le mir, à sa guise, la distribuait aux individus pour qu’ils la cultivassent. En Ukraine, où la vie historique s’était développée différemment, l’idée du mir n’existait pas. Là les anciennes idées du Vetché (c’est-à-dire l’idée de la landsgemeinde. Note du traducteur.) continuèrent à se développer et se rencontrèrent avec les idées polonaises qui avaient des ressemblances avec elles, si plus tard elles ont changé c’est sous l’influence des idées de l’Europe occidentale. L’ancien droit de liberté individuelle ne fut pas supprimé par la suprématie du pouvoir public, et l’idée de propriété indivise du sol ne fut pas réglée. Les idées polonaises n’introduisirent pas dans les idées de la vieille Russie d’autres changements que de régler cette propriété. Chaque agriculteur était propriétaire indépendant de sa parcelle ; l’influence polonaise ne fit que le protéger contre tout arbitraire de la volonté populaire et auparavant elle était exprimée par la coopération de la société dans le sens d’union des personnalités libres et elle transforma la possession de facto, en propriété de droit. Ainsi elle élevait les riches et les influents, établissait une classe supérieure et plongeait dans l’esclavage la masse du pauvre peuple, mais ici le magnat ne représente pas la volonté du tsar et par elle celle du seigneur : Il est propriétaire de droit ; pour parler plus simplement, son droit, c’est la force et l’antiquité de son origine.

Là, le paysan ne pourrait donner à son maître aucune signification de volonté divine, parce qu’il ne comprenait pas le droit abstrait, parce que lui-même s’en servait, il ne voyait pas en lui de représentant de Dieu puisque son maître était simplement un homme libre. Naturellement l’esclave à la première occasion voulait se rendre libre, tandis que dans la Grande-Russie il ne pouvait le désirer, car il voyait que son maître dépendait d’une autre personne, comme lui dépendait de son maître. Dans la Russie méridionale, il était très rare qu’un serf fût bien disposé envers son maître, lui fût attaché d’un amour loyal, filial, comme il n’était pas rare de le voir parmi les paysans et les domestiques de la Grande-Russie ; parmi les Grands-Russiens on trouve des exemples touchants d’un serf, d’un domestique, d’un esclave dévoué de cœur et d’âme à son seigneur, même quand celui-ci n’y tenait pas. Il défend le bien seigneurial comme s’il était à lui, il se réjouit quand le seigneur ambitieux reçoit des honneurs. Nous avons rencontré de ces serfs, auxquels on avait confié les intérêts seigneuriaux. C’était de parfaits coquins, trompant tout le monde, mais au profit de leur maître, envers lesquels ils étaient des hommes probes et droits.

Au contraire, les Ukraniens s’excusent au moyen du proverbe : De quelque manière qu’on nourrisse le loup, il regarde toujours la forêt (chassez le naturel, il revient au galop). Quand le serf ne trompe pas son maître, c’est qu’il ne trompe personne, mais s’il a goûté à la tromperie, il trompera avant tout son maître. Combien de fois il est arrivé d’entendre des plaintes contre les Ukraniens de la part de propriétaires, Grands-Russiens d’origine, qui avaient acheté des terrains dans l’Ukraine. En vain, par de bons traitements, de la justice, ils s’efforçaient de s’attacher leurs vassaux ; les travaux du seigneur étaient toujours exécutés à contre-cœur, c’est pourquoi dans les classes supérieures on est persuadé que les Ukraniens sont des paresseux. « Ni sincérité, ni attachement ». La crainte agit beaucoup plus sur eux, c’est pourquoi de bons maîtres devenaient cruels. Ordinairement ils s’efforçaient d’entourer leur personne de Grands-Russiens et ne gardaient que des rapports très éloignés avec des paysans ukraniens comme s’ils étaient chez un peuple étranger. C’est ce qui arrivait et encore pire pour un Petit-Russien dans le mir russe. Quand au reproche de paresse qu’on fait aux Ukraniens il vient de circonstances qui sont étrangères à sa nature, celle du servage et du droit communal. Ce dernier s’exprime pour l’Ukranien (qui n’est pas enchaîné par la propriété communale) comme un tas de conditions diverses qui limitent la libre disposition de sa personne et de son bien. En général ce reproche de paresse n’est pas juste, on peut même remarquer que l’Ukranien, par nature, est plus laborieux que le Grand-Russien et il le montre chaque fois qu’il trouve une libre issue à son action. Tout autre est le rapport de la nationalité ukranienne avec la polonaise : si l’Ukranien est beaucoup plus éloigné du Polonais par la langue, il en est beaucoup plus rapproché par ses qualités nationales et par les bases de son caractère ; il n’existe pas entre les Polonais et les Ukraniens cette opposition que nous avons vue entre les Grands-Russiens et les Ukraniens, ni dans le côté extérieur, ni dans le côté intérieur de la vie.

Au contraire si l’on cherchait à exprimer les différences fondamentales entre les Polonais et les Grands-Russiens, il faudrait répéter la même chose pour les Ukraniens. Pourtant, malgré une telle ressemblance, il y a un abîme entre ces deux peuples, un abîme sur lequel il n’est pas possible de construire un pont. Les Polonais et les Russes méridionaux sont comme deux branches très rapprochées mais qui s’étendent dans des directions contraires ; les uns ont établi chez eux le pantswo, les autres le moujitzstwo, ou pour parler plus simplement un peuple est profondément aristocratique, l’autre profondément démocratique. Mais ces termes ne conviennent pas exactement à notre histoire, et à notre vie, car l’aristocratie polonaise est trop démocratique, tandis que, par contre, la démocratie ukranienne est trop aristocratique. Là, la classe aristocratique cherche l’égalité dans sa classe ; ici le peuple égal en droit et en situation élève des personnages éminents qu’ensuite il s’efforce d’engloutir dans sa masse, là la féodalité n’a jamais pu prendre pied dans l’aristocratie polonaise ; l’aristocratie ne permet pas que l’un soit plus élevé que les autres. D’un autre côté, le peuple ukranien, après avoir fondé sa société sur la base de la plus complète égalité, ne put la conserver et l’affermir de telle façon que des personnages et des familles ne puissent s’élever et chercher à obtenir la prééminence et le pouvoir sur la masse du peuple. La masse aussi se soulevait contre eux et tantôt par un sourd mécontentement, tantôt par une rébellion ouverte.

Regardez l’histoire de Novgorod au nord, et celle de l’Hetmantchina au sud, le principe démocratique de l’égalité de tous sert de doublure, mais constamment des couches supérieures s’élèvent du peuple et la masse s’émeut et les force à reprendre leur place ; bien des fois la plèbe, au son excitant de la cloche du wetsché, détruit et incendie la rue Prussienne, nid des Boyards ; là aussi plusieurs fois la foule démolit les maisons des hommes distingués et pourtant la rue Prussienne ne disparaît pas de Novgorod, ni les supérieurs de l’Ukraine des deux côtés du Dniepre. Ici et là cette lutte ruine l’édifice social et le donne en pâture à une nationalité plus tranquille comprenant mieux la nécessité d’une organisation solide.

Il est remarquable que le peuple conserve longtemps et partout les habitudes traditionnelles et les caractères de ses aïeux. Dans les territoires de la mer Noire, dans la nouvelle patrie des Zaporogues après la destruction de la Setche, les choses se passaient comme anciennement dans la Petite-Russie. Dans les communes se distinguaient certaines personnalités qui se construisaient de belles demeures particulières. Dans l’organisation villageoise, les choses se passent de même encore à présent dans la Russie méridionale. Au-dessus de la masse s’élèvent des familles riches qui cherchent à la dominer, c’est pourquoi la masse les déteste ; mais cette masse ne comprend pas qu’on puisse priver un homme de son indépendance, on ne voit pas l’individu absorbé dans la collectivité. Chacun hait le riche, l’homme connu, non qu’il ait dans la tête quelque utopie égalitaire, mais, tout en lui portant envie, il est fâché de ne pas être comme lui. Le destin de l’Ukraine était tel que toute personne qui s’élevait de la masse perdait ordinairement même sa nationalité ; anciennement on devenait Polonais, à présent on devient Grand-Russien ; la nationalité ukranienne a toujours été et reste encore le partage de la plèbe. Lorsque le sort protège des personnes qui s’élèvent au-dessus de la masse, elle les absorbe de nouveau et les prive de la prééminence acquise.

Dans la nationalité polonaise, le contraire arrive. Là les personnages sortis de la masse, s’ils sont Polonais, ne changent pas de nationalité, ne reculent pas mais forment une classe ferme. L’histoire a rattaché les Polonais aux Ukraniens de telle façon qu’une bonne partie de la noblesse polonaise n’est formée que d’Ukraniens renégats qui, par la force des circonstances favorables pour eux, se sont élevés au-dessus de la masse. De là l’idée que la nationalité ukranienne est celle des esclaves, des paysans. Cette idée existe encore et se voit dans les essais de soi-disant rapprochement avec nous. Les Polonais, en parlant de fraternité et d’égalité, se montrent encore des seigneurs. Avec certaines formes d’expression, ils nous disent : « Soyez Polonais, nous voulons vous faire des seigneurs vous qui n’êtes que des moujiks. » Et dans des intentions libérales et honnêtes, croyons-nous, ils disent en réalité la même chose. S’il ne s’agit pas de l’asservissement et de l’écrasement de notre peuple matériellement, il est pourtant clair et évident qu’ils désirent nous écraser spirituellement, poloniser notre langue, le trésor de nos idées, notre nationalité, absorber tout cela dans la nationalité polonaise, c’est ce que nous voyons si clairement en Galicie. C’est une dure vérité, mais c’en est une. Dieu veuille qu’il en soit autrement.




Remarques des Éditeurs :

Par suite de l’omission de quelques mots dans l’impression de la remarque du rédacteur, à la première page de la traduction de l’article de M. Kostomaroff : « Deux nationalités russes » cette remarque a changé complètement de sens.

Il y est dit : « Sous ce titre un peu ironique, Kostomaroff publia… ».

À la place de ces mots il faudrait lire : « Sous ce titre, en comparaison avec les temps actuels, un peu ironique, Kostomaroff publia… ».

Cette remarque voulait dire que la question des deux nationalités russes, d’après les recherches historiques récentes, et les progrès de la vie nationale des Ukraniens et aussi à cause des rapports hostiles entre les Ukraniens et les Russes, dans le passé et aux temps actuels, paraît en quelque sorte un anachronisme. Mais pour Kostomaroff les mots : Deux nationalités russes, contenaient toute une conception politique et nationale, qu’à présent fort peu d’Ukraniens partagent.

  1. Sous ce titre un peu ironique, Kostomaroff publia cet opuscule pour établir la différence entre les Russes et les Ukraniens. Un peu vieilli, ce travail exigerait une mise au point conformément aux derniers résultats des études historiques ; malgré cela, c’est une œuvre très intéressante et, jusqu’à aujourd’hui, unique sur ce sujet.

    Michel Kostomaroff (1817-1885), fils d’un seigneur, étudiant à l’Université de Charkov, était professeur de gymnase, plus tard professeur à l’Université de Kiev. Comme un des membres de la société de Cyrille et Methodius, il fut emprisonné (comme Chevtchenko, Koulich, etc.) et déporté à Saratov. Après l’amnistie (Alexandre II), il voyagea en Europe, devint plus tard professeur d’histoire à l’Université de Pétersbourg et y fonda la Revue ukranienne Osnova. Ses œuvres littéraires n’ont que peu de valeur ; par contre, comme historien, il s’est acquis une grande gloire. Ses œuvres historiques (20 volumes) ont toutes trait à l’Ukraine.

    Cette traduction est faite sur l’édition de Tarnopol, 1886, et celle de Lemberg, 1906.

  2. Cette question a été, depuis lors, tranchée : « L’Ukraine », « l’Ukranien » (Oukraïna-Oukraïnetz) sont devenus des noms nationaux. (Rem. de l’éditeur.)
  3. Théodore ayant obtenu du patriarche la dignité d’Évêque ne voulut pas aller à Kief pour recevoir la consécration du métropolite. C’est pourquoi le clergé de Vladimir ne voulut pas se soumettre à lui, aussi fit-il fermer les églises et interdire la célébration du culte. André dut envoyer les évêques à Kief pour recevoir la consécration, le métropolite fit alors, d’après les mœurs de Byzance, couper la main droite, crever les yeux et trancher la langue de Théodore.

    Les sujets d’André indignés de la cruauté de ce prince, l’assassinèrent en 1175 dans le village de Bogolioubof. Aucun prêtre ne consentit à enterrer le corps de la victime.