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La tristesse chez le Russe vient d’une source profonde d’où découle avec elle une secrète humilité. Représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force et de son individualité s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que jusqu’à notre temps il se trouvait incapable de remplir, incapable de faire vivre pour lui. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans horizons, lui rappelaient son infériorité.
La tristesse chez le Russe vient d’une source profonde d’où découle avec elle une secrète humilité. Représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force et de son individualité s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que jusqu’à notre temps il se trouvait incapable de remplir, incapable de faire vivre pour lui. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans horizons, lui rappelaient son infériorité.


Si l’on analyse les principaux traits extérieurs de la nature russe, on voit que toutes les impressions qui en sortent se résument en un contraste : les tableaux qui se présentent à l’homme dans la Grande-Russie lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensible la puissance de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle lui offre ce qui distend et élargit l’imagination, sans lui fournir, comme dans le midi, ce qui la remplit et l’enrichit, ce qui la dispose à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plate et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, et est peu favorable à la poésie et à l’art. Elle laisse l’imagination flasque et lâche au lieu de la rendre forte et féconde; elle la porte à des rêves vagues, indéfinis et vides comme elle-même, non à des conceptions puissantes ou à de vivantes images. A ce point de vue, par sa maigre fertilité même, le sol de la Grande-Russie est inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité. C’est cette vacuité de l’imagination qui l’empêche de demeurer maîtresse et de prendre le dessus sur le sens pratique et réel développé par les besoins de la lutte avec le climat. Le sol de la Grande-Russie est dépourvu de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’excitation que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Les forêts basses et clair-semées n’ont point de majesté; les nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du nord; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles de glace, ni les golfes et les fiords aux replis sans fin, ni les
Si l’on analyse les principaux traits extérieurs de la nature russe, on voit que toutes les impressions qui en sortent se résument en un contraste : les tableaux qui se présentent à l’homme dans la Grande-Russie lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensible la puissance de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle lui offre ce qui distend et élargit l’imagination, sans lui fournir, comme dans le midi, ce qui la remplit et l’enrichit, ce qui la dispose à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plate et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, et est peu favorable à la poésie et à l’art. Elle laisse l’imagination flasque et lâche au lieu de la rendre forte et féconde ; elle la porte à des rêves vagues, indéfinis et vides comme elle-même, non à des conceptions puissantes ou à de vivantes images. A ce point de vue, par sa maigre fertilité même, le sol de la Grande-Russie est inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité. C’est cette vacuité de l’imagination qui l’empêche de demeurer maîtresse et de prendre le dessus sur le sens pratique et réel développé par les besoins de la lutte avec le climat. Le sol de la Grande-Russie est dépourvu de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit ; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’excitation que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Les forêts basses et clair-semées n’ont point de majesté ; les nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du nord ; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles de glace, ni les golfes et les fiords aux replis sans fin, ni les

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jointe à une tranquillité, à une sorte de placidité qui surprend. Dans les jeux, dans les foules, dans l’ivresse même, le Grand-Russe est généralement paisible et peu bruyant. Parmi les hommes comme parmi les enfans, il y a peu de luttes, peu de tumulte. La foule est silencieuse comme la nature, comme la neige qui dans les rues des villes éteint tout bruit.

La tristesse chez le Russe vient d’une source profonde d’où découle avec elle une secrète humilité. Représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force et de son individualité s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que jusqu’à notre temps il se trouvait incapable de remplir, incapable de faire vivre pour lui. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans horizons, lui rappelaient son infériorité.

Si l’on analyse les principaux traits extérieurs de la nature russe, on voit que toutes les impressions qui en sortent se résument en un contraste : les tableaux qui se présentent à l’homme dans la Grande-Russie lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensible la puissance de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle lui offre ce qui distend et élargit l’imagination, sans lui fournir, comme dans le midi, ce qui la remplit et l’enrichit, ce qui la dispose à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plate et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, et est peu favorable à la poésie et à l’art. Elle laisse l’imagination flasque et lâche au lieu de la rendre forte et féconde ; elle la porte à des rêves vagues, indéfinis et vides comme elle-même, non à des conceptions puissantes ou à de vivantes images. A ce point de vue, par sa maigre fertilité même, le sol de la Grande-Russie est inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité. C’est cette vacuité de l’imagination qui l’empêche de demeurer maîtresse et de prendre le dessus sur le sens pratique et réel développé par les besoins de la lutte avec le climat. Le sol de la Grande-Russie est dépourvu de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit ; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’excitation que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Les forêts basses et clair-semées n’ont point de majesté ; les nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du nord ; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles de glace, ni les golfes et les fiords aux replis sans fin, ni les