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Version du 25 février 2012 à 23:06

Le Japon littéraire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 747-780).



LE JAPON LITTÉRAIRE


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I. — Atsume-gusa ; Ban-sai-zau. Genève, 1817, Turrettini. — II. — Asiatic society of Japan. Transactions. — III. — Tales of old Japan. Mitford. — IV. — Ernest Satow. Litterature of Japan. American Cyclopædia.


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Après avoir parcouru le cercle d’activité dans lequel se meut une nation, interrogé son histoire, sa religion, ses arts, ses lois, sa constitution politique et sociale, c’est encore à la littérature qu’on vient en dernière analyse demander la confirmation ou le redressement des jugemens qu’on a portés sur son compte. De tous les instrumens d’observation qui peuvent servir à mesurer la valeur d’une race disparue ou lointaine, le meilleur, le plus précis et surtout le plus aisé à consulter, c’est l’œuvre intellectuelle qui s’est, au cours des siècles, élaborée dans son sein. Il faut, à la vérité, pour s’en servir utilement, tenir compte des différences de milieu, des degrés divers de culture et de maturité des peuples qu’il s’agit de classer. Il ne suffit pas d’étudier les œuvres en elles-mêmes ; il en faut analyser le sens psychologique, remonter de la pensée exprimée au sentiment qui l’a dictée ; reconstituer avec les chants d’un poète la structure de caractère et d’esprit de toute sa génération ; apercevoir les hommes vivans sous les lignes serrées de l’impression, comme derrière les barreaux d’une cage, les considérer à leur comptoir, dans leur boutique, dans leur manoir, chevauchant dans leurs chemins de plaine ou de montagne, les suivre dans toutes leurs démarches, calculer tous les mouvemens de leur machine et découvrir le ressort de toutes leurs actions. Seule, l’étude judicieuse des littératures permet à l’investigateur le plus consciencieux de contrôler les impressions souvent plus vives qu’exactes de l’observation directe et d’envelopper dans une vue synthétique tous les traits dominans propres à caractériser et classer une famille humaine. Il est rare qu’en suivant cette méthode d’examen on ne découvre pas, sous la littérature, une philosophie qui résume en elle les dispositions innées et rudimentaires qu’un groupe d’hommes apporte avec lui en naissant à la lumière de l’histoire, et qui constituent précisément la race.


I.

Il ne nous est parvenu aucun monument écrit de l’ancienne littérature japonaise antérieure au viiie siècle de notre ère. C’est alors seulement que furent introduits les caractères chinois et avec eux l’étude des livres classiques et des méthodes de composition en vogue à la cour des Tang. Tout porte à croire néanmoins qu’il existait auparavant des compositions, tant en prose qu’en vers, transmises oralement d’une génération à l’autre, et dont on peut retrouver la trace dans les plus anciennes compilations écrites, telles que le Kodiiki et le Nihongi. Qu’était-ce que ces premiers essais purement indigènes et exempts de tout mélange étranger, où il eût été si curieux de chercher les inspirations originales de la race ? Sans doute des chants de guerre, des récits de combats homériques à la façon de certains chants slaves ; des incantations et des fragmens de liturgie à l’usage des prêtres qui desservaient les temples des Kamis, génies protecteurs de chaque localité. Le peu qui en subsiste a été tellement déformé en passant par la filière des signes idéographiques qu’il est souvent difficile aux philologues les plus exercés de saisir le sens de ces antiques rapsodies, et toujours hasardeux d’en rechercher le caractère dans l’état où elles nous sont livrées.

En dehors de cette époque orale, l’histoire littéraire du Japon peut se diviser en quatre périodes distinctes. La première commence avec l’introduction de l’écriture chinoise et se termine à la fin du ixe siècle : c’est l’âge de la poésie et de la littérature purement héroïques. Le barde partage la vie guerrière des chefs dont il célèbre les exploits ; tout noble porte l’armure ; les mieux doués ont appris à tracer les caractères et à cadencer les phrases, et brillent par leur esprit comme nos trouvères, au milieu des délassemens d’une cour militaire. La seconde période va du xe au xiiie siècle ; on voit alors apparaître les travaux historiques, les annales, et se former la prose classique. La culture intellectuelle est encore confinée dans la classe d’élite qui entoure l’empereur et forme sa cour ; un petit nombre d’écrivains composent pour un petit nombre de lecteurs des ouvrages officiels, d’un style froid et châtié. On verse de plus en plus dans l’imitation des Chinois, auxquels on emprunte non-seulement leur écriture, mais leurs mots, parfois leur syntaxe et surtout leurs idées et leur philosophie.

La troisième période, qui s’étend du xiiie au commencement du xviie siècle, est remplie par les guerres intestines, les violences d’une féodalité en délire, et répond aux jours les plus sombres de notre moyen âge. La littérature reste stationnaire ; elle se réfugie dans les bonzeries, d’où elle sort complètement pétrifiée, sous Yéyas (1610), pour imposer désormais ses formes raides, ses procédés, ses allures à l’imagination des âges postérieurs, comme au moyen âge la scolastique emprisonnait les esprits dans ses formules infranchissables.

La quatrième période, qui s’ouvre alors et dure encore, se distingue par une production infiniment plus abondante que les précédentes et par la propagation des lumières dans les centres provinciaux. L’imprimerie, connue dès le xiiie siècle, mais peu employée jusqu’au xviie multiplie les livres et les moyens d’instruction ; une profonde paix favorise les études de longue haleine ; les monarques encouragent un mouvement intellectuel qui éloigne les esprits de toute tentative d’opposition. Une foule d’hommes éminens s’enfonce plus avant dans l’étude des textes chinois, fouille les annales du Japon, reconstitue son histoire, commente ses anciens monumens, restaure même sa vieille religion passée de mode. On voit les Japonais s’essayer aux investigations archéologiques et philologiques. Avec Mabuchi et Mootori Horinaga apparaissent les premiers essais de critique. Le second atteint même un style dégagé des termes chinois, clair et facile, qui n’est malheureusement pas assez imité par ses successeurs. Enfin dans ces dernières années il semble se produire une nouvelle évolution encore mal dessinée ; des tentatives comme la traduction de Stuart Mill et de l’Essai sur la civilisation en Europe brisent la langue sans l’assouplir et montrent clairement ses imperfections, sans y remédier. L’étudiant japonais laisse de côté ses anciens livres classiques pour apprendre nos langues occidentales et s’assimiler les fruits de notre culture ; mais, trahi par l’insuffisance de son idiome, il ne peut plus exprimer ses notions de fraîche date que dans un patois barbare. La littérature contemporaine vit de traductions ou d’imitations informes. Jamais on n’a pu dire avec tant de vérité : Traduttore, traditore.

De toutes les branches de la littérature japonaise celle qui a donné le plus de fruits est sans contredit l’histoire ; longue serait la nomenclature des écrivains[1] qui depuis l’an 711 jusqu’à nos jours ont recueilli les événemens passés ou contemporains pour en fixer le souvenir. La plupart de ces travaux ne sont que des annales sèches, d’insignifiantes compilations de faits, des récits mal reliés entre eux, des enfilades d’aventures qui semblent d’autant plus monotones que les traits caractéristiques qui pourraient les diversifier disparaissent dans une narration rapide et sans relief. Un fait d’une importance capitale, comme l’avènement d’un pouvoir nouveau, la création d’une fonction nouvelle, une révolution en germe dans une institution, ne tient pas plus de place qu’un duel, une conspiration déjouée, une simple observation météorologique. En vain on demanderait à l’annaliste une vue d’ensemble, une conclusion philosophique, un jugement, une appréciation générale sur la période qu’il étudie. Il semble qu’en adepte docile de la doctrine bouddhique il tremble de prêter un enchaînement logique à la série des faits qu’il raconte, et n’y voie qu’une accumulation de phénomènes purement fortuits. La plupart du temps il se borne à suivre de mois en mois l’ordre chronologique sans s’occuper de relier dans un même chapitre et d’exposer avec suite les événemens qui sont la conséquence les uns des autres. On reconnaît ici l’absence de méthode qui frappe de stérilité toutes les créations des Japonais.

Ce n’est que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’on voit se dessiner dans les œuvres d’Arai Hakuseki un essai de système philosophique. Les vingt-deux volumes du Nihon Gaishi publiés par Rai Sanyo (1780-1833) sont également construits sur un plan rationnel. L’auteur, ayant à raconter la période qui s’écoule du XIIe au XVIIe siècle, s’efforce de présenter les débuts, l’apogée et la décadence de chacune des familles princières qui à cette époque s’arrachèrent successivement le pouvoir dont elles avaient dépossédé les mikados; il met dans la bouche de ses personnages des discours à la façon de Tite-Live, qui, à défaut de la vérité historique, nous font du moins connaître les sentimens qu’un Japonais du XVIIIe siècle prêtait à ses compatriotes du XIIe. Kyomori, chef de la maison des Taïra, parvenu au faîte de la puissance et des honneurs, a conçu quelques soupçons contre des rivaux qui s’efforcent de ruiner son crédit auprès de l’empereur. Il forme le projet d’arracher la personne sacrée du mikado aux courtisans qui le circonviennent, et à cet effet appelle auprès de lui tous les chefs militaires. Au moment de la réunion, Sigémori, fils de Kyomori, plus touché par le respect d’un fidèle sujet envers son souverain que par le devoir filial, se présente devant son père : « Quand il entra par la porte du château, les gens de la famille étaient tous occupés à revêtir leur armure ou à harnacher leurs chevaux; les bannières étaient rangées chacune à sa place, et toute la troupe allait s’ébranler. Sigémori entra avec son costume de cour et le yebosi[2] sur la tête. Munémori le prit par la manche et lui dit : «Pourquoi n’avez-vous pas endossé votre cuirasse? » Sigémori, le regardant de travers, répliqua: « Et vous, pourquoi portez-vous la vôtre? Où se trouve donc l’ennemi? Moi, je suis grand ministre et grand général et je dis que, si personne n’attaque le palais de l’empereur, il est inutile de s’armer, »

Kyomori, levant les yeux, aperçut son fils Sigémori; il se couvrit aussitôt d’un habit de couleur foncée; mais en se dirigeant vers lui les cordons se défirent et laissèrent voir la cuirasse. Alors, s’adressant à Sigémori, il lui dit : « Nos ennemis sont unis entre eux comme la branche l’est aux feuilles ; chaque jour voit grossir leur nombre, et ils sont toujours à épier l’occasion d’influer sur la conduite de l’empereur pour lui faire prendre des décisions précipitées. Je veux de nouveau prier l’empereur d’aller s’établir au palais de Toba. Si on peut le décider, j’espère que tout rentrera dans l’ordre. « Il n’avait pas fini de parler que les yeux de son fils se remplirent de larmes, et après un long silence : « Je connais, dit Sigémori, votre situation et je sais que pour ceux de votre famille l’heure de la décadence a sonné. Moi, Sigémori, j’ai entendu dire qu’il y a quatre sortes de bienfaits, et les plus grands sont ceux de l’empereur. »


Le loyal sujet énumère ensuite tous les bienfaits dont lui et les siens ont été l’objet. Le souverain qui leur a si bien rendu justice n’écoutera pas les calomniateurs.


« Maintenant, conclut-il, je suis placé dans une triste alternative : si je veux servir mon prince, il faut manquer de piété filiale, forcé que je suis d’être sujet infidèle ou mauvais fils. Dans le cours de ma vie, j’ai souvent rencontré l’affliction et j’en suis venu à penser que rien n’est préférable à la mort. Si donc vous êtes décidé à mettre à exécution vos projets, commencez par immoler votre fils Sigémori, car je ne saurais vous seconder dans vos desseins. « 


Cependant la guerre s’allume; les Minamoto lèvent l’étendard de la rébellion, et les Taïra entrent en campagne contre eux. Leur général a dans ses rangs deux guerriers dont les fils combattent sous la bannière opposée. Il les fait appeler et leur dit :


« Vos fils sont avec les Minamoto dans la province de Musashi. N’irez-vous pas les rejoindre là-bas en Orient? » Ces deux hommes répondirent : « Voilà vingt ans que les Taïra nous comblent de leurs bienfaits et maintenant, parce que nous sommes en présence du danger, nous vous quitterions? Jamais nous ne commettrons un acte aussi déshonorant. — L’amour des pères pour leurs enfans se rencontre chez les nobles comme chez les roturiers, repartit Munemori; si les pères sont en Occident et les fils en Orient, ils se détruiront mutuellement, et je ne saurais le permettre; il faut donc que vous passiez promptement dans le camp de Yoritomo. » Ces deux hommes l’écoutaient en pleurant, et ce ne fut pas sans beaucoup d’hésitation qu’ils partirent pour l’Orient.


On voit par cette citation le tour oratoire et à demi poétique qu’affecte l’histoire chez l’un des écrivains les plus estimés du Japon.

A côté des traités d’histoire se placent les monographies<ref> Comme le Nipon hyaku seuden, souvenirs de cent généraux du Japon, traduit par M. Carlo Valenziani, l’éminent philologue italien, dans le Ban-sai-zau, f. 15-16. </ef>, des mémoires, des relations partielles dont quelques-unes portent les titres de : Midzu Kagami, Ima Kagami, le miroir, ou le miroir du présent, par une métaphore semblable à celle qui a fait appeler Miroir de Souabe, Miroir de Saxe, les recueils de coutumes et traditions relatifs à ces pays. Puis viennent les compilations législatives, parmi lesquelles les livres relatifs au cérémonial tiennent une place prépondérante. Le Reigi Ruiten ou code de l’étiquette, en cinq cent dix volumes, est consacré aux usages de la cour des mikados. Deux cent quatorze volumes s’appliquent aux actions ordinaires de la vie, le reste aux kagura, anciennes pantomimes célébrées en l’honneur des parens célestes du souverain, aux prières en faveur de la pluie ou du beau temps, à l’exaltation et à l’abdication de l’empereur, aux fêtes des moissons, aux voyages de la cour, aux naissances, mariages et décès dans la famille impériale etc. Enfin de nombreuses biographies d’hommes illustres viennent compléter l’énorme amas de documens qu’aucun érudit, ni indigène, ni européen, ne pourra jamais parcourir que superficiellement; les modifications du langage ont rendu très difficile la lecture des plus anciens; les redites, la stérilité monotone de tous, rebutent à la longue les lettrés les plus persévérans.

A part quelques maximes, empruntées pour la plupart aux Chinois, éparses çà et là, il est rare de rencontrer, dans ces œuvres raisonnées, une idée générale, une pensée originale et profonde, comme on en trouve à chaque pas chez les maîtres puissans qui ont donné à notre esprit latin sa forme classique. Rien qui éclate comme une fanfare, rien qui s’allume tout à coup pour éclairer toute une page; l’écrivain s’attelle à son sujet et le traîne péniblement au ras de terre au lieu de le dominer. Aussi bien n’est-ce pas dans cette branche de la littérature qu’il faut s’appliquer à découvrir les conceptions favorites de l’esprit japonais ; les œuvres d’imagination lui offrent un champ plus libre et nous promettent au point de vue esthétique une plus ample moisson de renseignemens.

Ce n’est pas toutefois dans la poésie proprement dite que le génie national se donne le plus volontiers carrière. La prosodie des Japonais n’a jamais dépassé les formes les plus élémentaires. Leurs uta ou chants sont composés de cinq vers de trente et une syllabes. Si ces chants furent aux âges primitifs le produit d’une inspiration spontanée, ils devinrent plus tard un simple exercice mécanique, dont tout le mérite consiste dans des jeux de mots et de véritables calembours. Les amateurs de versification se réunissaient à la cour et formaient de petites académies où les Vadius et les Trissotin du temps s’exerçaient à improviser sur des sujets tirés au sort. C’est ainsi qu’ont été composées la plupart des petites pièces qui nous ont été conservées dans les différens recueils, dont le principal est le Manyoshiu ou recueil des dix mille feuilles, contenant quatre mille cinq cent soixante-cinq morceaux. On trouve aussi dans ce recueil des naga-uta ou longues chansons consistant en vers alternés en forme de distiques, et des sedoka, sorte de sonnets en vers de cinq et sept pieds arrangés dans l’ordre suivant 5. 7.7. 5. 7.7.

L’abus des pointes d’esprit et l’emploi des mêmes caractères chinois, tantôt avec leur valeur idéographique et signifiant un objet, tantôt avec leur seule valeur phonétique et exprimant simplement un son, de manière à former un rébus, rendent très ardue même pour un érudit japonais la lecture de ces compositions, à l’intelligence desquelles on a consacré au Japon dès le XVIIe siècle de volumineux commentaires. M. Léon de Rosny, dans son Anthologie japonaise, a réussi à traduire plusieurs pièces extraites du ''Manyoshiu qui ne semblent pas propres à donner une haute idée du souffle poétique des Japonais.


« C’est en regardant les canards sauvages qui crient sur l’antique étang d’Ivari que je m’éclipserai dans les nuages.»

« Malgré les mille obstacles que le lit du courant leur oppose, les eaux, longtemps divisées par les sables, finissent par se réunir. »


Même en tenant compte des imperfections inévitables de toute traduction, on voit que la pensée ne sort qu’à peine dégrossie de ces essais. Sauf un madrigal ou une sentence morale, que peut-on enfermer dans les quelques syllabes dont se compose une stance japonaise? Pégase prend ici les allures d’un cheval poussif et essoufflé. On constate encore une fois l’infortune séculaire de cette race dont le génie a subi l’éternelle contrainte de formes répugnant à ses instincts, dont les sentimens chevaleresques ont été gênés dans leur essor par la solennité de rites exotiques, dont le tour d’esprit ingénieux et compréhensif a été emprisonné dans les formules algébriques d’une langue rebelle. Sa sève s’est trouvée constamment refoulée par une culture à contre-sens, comme celle de ces cerisiers nains qu’on voit dans les palais des daïmios, bizarrement torturés par un jardinier entêté; ses poètes ont de tout temps traîné péniblement le pas dans les mètres chinois, comme aujourd’hui ses soldats s’écorchent les pieds dans nos brodequins serrés. Parfois cependant un sentiment vrai se dégage de cette logomachie embarrassée; l’esprit donne son coup d’aile, le cœur trouve son accent. Où rencontrer une mélancolie plus douce et plus profonde que dans ces versets extraits du Hyaku-ninshiu :


« Bien que, depuis mon départ, mon palais soit inhabité, n’oubliez pas, fleurs de prunier, de vous épanouir au bord de sa toiture. »

« Dans ce monde il n’y a pas de voie. Je songe à me retirer dans la profondeur des montagnes; mais là encore, le cerf pleure! »


Millevoye ou Lamartine n’eussent-il pas signé cette plainte du malade condamné à mourir jeune :


« Ma vie, semblable aux feuilles desséchées que l’hiver n’a pas encore fait tomber des arbres de la campagne, s’en ira au moindre vent. »

Et moi je suis semblable à la feuille flétrie.
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons,


a dit presque dans les mêmes termes l’auteur des Méditations.

Une histoire sans philosophie, une poésie sans souffle, une théologie obscure et mystique, des traités de morale sans élévation et fondés sur une étude incomplète de la nature humaine ; un pédantisme froid, des vues bornées, des systèmes d’école, des conceptions artificielles, un verbiage scolastique, des niaiseries solennelles et d’incessantes redites, voilà ce qu’offre la haute littérature, celle qui, venue de la Chine, s’est toujours inspirée de ses origines. Ce tableau rappelle par ses traits généraux celui de notre moyen âge européen du Ve au XIVe siècle ; la raison semble frappée de timidité et l’imagination d’une sorte de stérilité prolixe. Les écrivains n’ont à leur service ni la haute inspiration qui permet d’embrasser d’un seul regard tout l’ensemble d’un sujet, ni la langue docile et l’observation méthodique qui permettent d’en fouiller toutes les parties. Faute de ces instrumens puissans que les fondateurs de la raison moderne ont mis entre nos mains, ils tâtonnent, ils hésitent, abordent maladroitement les œuvres qu’ils entreprennent, et s’y noient. C’est en vain qu’on chercherait parmi eux ces grands et vigoureux esprits qui ont chez nous, au temps de Périclès ou de Léon X, embrassé d’un regard et manié d’une main hardie toutes les idées, pressenti toutes les évolutions possibles de l’esprit humain. Le cercle où ils se meuvent est infiniment plus étroit; leurs mouvemens sont plus contraints, leurs perceptions moins fines et moins justes. Le moyen âge japonais, qui dure encore, ressemble comme le nôtre à un polype aveugle étendant ses tentacules vers des objets qu’il ne peut saisir ni mesurer.

A défaut de l’esprit systématique et des œuvres méthodiques trouve-t-on du moins ici l’inspiration chevaleresque qui apparaît dans les races germaniques avant l’heure du raisonnement, pour dicter des épopées nationales comme l’Edda et la Chanson de Roland? C’est ce que l’on peut se demander en parcourant les divers poèmes désignés sous le nom de monogatari.


II.

Le monogatari, si l’on s’en rapporte à la définition d’un critique japonais, désigne un genre de composition qui diffère de l’histoire en ce que l’auteur ne s’applique pas à discerner la vérité de la fiction, et se contente de reproduire la tradition courante au sujet de son héros. Nulle forme n’est donc plus favorable au libre essor de l’imagination, qui peut se restreindre ou se répandre à loisir. Aussi ce genre peut-il être considéré comme le genre national et pris pour étalon de la force et de la nature des conceptions japonaises. Tantôt l’histoire y est suivie pas à pas, et l’auteur se borne à donner un tour oratoire et pompeux aux discours dont il entremêle son récit; tantôt, au contraire, il mêle le merveilleux au réel, la légende à l’histoire et les puissances surnaturelles à la vie terrestre. Le plus ancien monument de ce genre, intitulé Toshi kage no maki, raconte les aventures d’un jeune homme qui fait naufrage sur les côtes d’un pays enchanté, où il rencontre des bêtes qui parlent, des géans et des monstres, et d’où il rapporte une harpe magique qu’il lègue en mourant à sa fille. Les accords de la harpe attirent dans sa maison un jeune seigneur qui passe un beau soir devant sa porte et disparaît après l’avoir rendue mère. Elle met au monde un fils qui accomplit des prodiges de piété filiale et la nourrit avec des racines qu’il arrache dans les montagnes. A l’approche de l’hiver, il l’abrite dans une caverne abandonnée par les ours, et les singes qui habitent les environs leur apportent de l’eau et des provisions. Enfin le père ingrat de ce fils modèle reparaît et se fixe auprès de la jeune mère, avec laquelle il mène une heureuse vie.

Dans le Taketori monogatari, un vieillard trouve dans un nœud de bambou une petite fille haute de trois pouces qu’il adopte et qu’il élève avec le plus grand soin. Elle devient en grandissant une belle jeune fille entourée d’amoureux. Sa main est demandée par cinq prétendans, à qui elle impose divers travaux qu’aucun d’eux ne peut mener à fin; elle refuse jusqu’à l’anneau d’un empereur, et bientôt après déclare à son protecteur qu’elle est une habitante de la lune, bannie sur la terre pour certaine faute, et que, son temps d’épreuve étant révolu, elle va retourner dans son ancien séjour. Vainement le vieillard se répand en protestations pour la retenir, vainement le mikado fait placer une garde de deux mille hommes devant sa maison et sur son toit; elle est emportée dans un char volant par les messagers de son père céleste. Elle laisse en partant des lettres d’adieu émouvantes à son père adoptif et lui remet un élixir d’immortalité, que l’empereur fait enfouir au sommet d’une montagne, qui depuis lors s’appelle le Fusiyama, la montagne immortelle. Nous sommes là dans le domaine des contes de fées tels qu’on les contait il y a neuf siècles au Japon ; passons dans celui du roman.

Le sujet compliqué du Simiyoshi monogatari n’emprunte rien à la féerie. Un daïmio, déjà père de deux filles légitimes, en a une troisième que sa naissance irrégulière expose à la haine et aux embûches de sa marâtre. Grâce à l’intermédiaire de sa sœur de lait, elle entre en correspondance avec un jeune noble qui s’est épris d’elle sur le simple récit de sa beauté. Mais la préférence que son père lui accorde sur ses autres filles est cause que la marâtre a juré sa perte : elle veut persuader au père qu’on a vu un prêtre sortir de la chambre de sa fille, et trouve un misérable pour jouer le rôle d’un amant découvert. La jeune fille est confondue par la calomnie et condamnée par son père irrité à épouser un homme qu’elle n’a jamais vu. Sa ruine n’est pourtant pas assez complète aux yeux de sa marâtre, qui veut la faire enlever par un méchant vieillard, dont elle n’a pas eu de peine à éveiller les passions. Mais, prévenue à temps, l’héroïne s’enfuit avec sa sœur de lait auprès d’une religieuse élevée avec elles, qui réside à Sumiyoshi, au bord de la mer. Le jeune amoureux tombe dans un profond désespoir en apprenant la fuite de celle qu’il aime; mais le lieu de sa retraite lui est révélé en songe; il se met aussitôt en route, et l’amène, déguisée en paysanne, à Kioto, où il l’épouse. Elle lui donne deux enfans. Le père, mieux informé, est resté inconsolable du départ de sa fille préférée. Mais au bout de sept ans, invité à un repas par un jeune noble, il se trouve chez son gendre et reconnaît dans son hôtesse la fille que longtemps il a cru perdue. La méchanceté de la marâtre est découverte, elle subit la peine de ses méfaits en mourant dans la misère ; tous ses complices sont punis par le sort, et le père se confine dans la retraite, tandis que chaque personnage du roman reçoit une récompense proportionnée à ses mérites.

Le plus célèbre sans comparaison de tous ces monogatari est le Gengi monogatari, en cinquante-quatre livres, dû à la poétesse Murasaki Shikibu, qui vivait au XIe siècle de notre ère; on montre encore près du lac Biwa l’éminence où elle s’était fait construire une sorte de petit oratoire et passait de longues heures à contempler le site romantique qu’elle avait sous les yeux. Gengi est le fils d’une des favorites du mikado; la nature l’a doué si brillamment qu’il peuple le Japon de ses conquêtes amoureuses; le nom de chaque nouvelle victime fournit son titre à un nouveau livre. C’est surtout par les qualités du style et le progrès qu’il marque dans la formation du langage que se recommande cet ennuyeux roman de la Scudéry japonaise.

Quelquefois le monogatari se rapproche de la vérité historique au point de n’être qu’une forme particulière de récit. Tel est le cas pour le Heike monogatari, relation à demi poétique des guerres féodales qui divisèrent pendant plusieurs siècles les puissantes familles de Hei et de Gengi, désignées plus souvent par les noms de Taïra et de Minamoto. Voici le début de cette composition, qu’on ose à peine qualifier de poème :

« Si le son de la cloche du temple de Gion est l’écho des vicissitudes humaines, l’éclat passager des fleurs des" arbres montre que toute prospérité a son déclin. Les orgueilleux ne subsistent pas longtemps; leur vie est comme le songe d’une nuit d’été. Les guerriers aussi finissent par tomber; ils ressemblent à une lampe exposée au vent. » Puis vient une biographie très exacte et très prosaïque des divers personnages, entremêlée d’anecdotes puériles, de renseignemens chronologiques et d’épisodes parfois intéressans comme celui de Hotoké Gozen. C’est une danseuse qui se présente devant Kyomori, le chef du clan des Taïra, dans l’espoir de faire agréer ses services par le tout-puissant seigneur. Il la repousse d’abord; mais, sur les instances de sa favorite Giwau, il la rappelle, consent à la regarder et à l’entendre; elle chante : « En voyant pour la première fois le jeune prince, il m’apparut comme un jeune pin de la plus belle espèce, pouvant vivre même au-delà de mille générations. Sur la colline des Tortues qu’entoure l’étang d’Omayé, des grues viennent en foule se divertir. » Le prince, ravi de sa beauté, renvoie Giwau, pour prendre à sa place l’incomparable chanteuse, qui proteste en vain contre tant d’honneur. Giwau s’éloigne tristement en chantant : « Soit qu’elles germent, soit qu’elles se dessèchent, les herbes du même pré, quand arrive l’automne, de toute manière doivent périr. » Puis elle se rase les cheveux, ainsi que sa mère et sa sœur, et toutes trois vont cacher leur désespoir et leur honte dans une retraite ignorée. Cependant un soir, au crépuscule, une femme se présente à la porte en treillis de bambou, qui fermait le modeste jardin des trois ermites : c’est Hotoké Gozen qui, ne pouvant supporter le poids de ses remords, est venue chercher pardon et consolation auprès de celle qu’elle a détrônée dans l’amour de Kyomori. Giwau reçoit en grâce son ancienne rivale et toutes deux s’associent pour vivre ensemble, comme de saintes femmes, couvrir de fleurs l’autel domestique et « devenir un même nénufar dans l’adoration de Bouddha. Le cœur peut-il en effet concevoir quelque chose de meilleur? » C’est sur cette réflexion morale que se termine le premier livre du Heike monogatari.

Composés au milieu des luttes féodales, à l’âge héroïque et militaire du Japon, tous ces poèmes respirent l’esprit chevaleresque, l’amour des actions éclatantes et des sentimens grandioses, exprimés dans un langage solennel et non sans enflure. Si les vieilles chansons de geste, par leur mélange du réel et du merveilleux, semblent dans notre littérature le génie qui s’en rapproche le plus, que de différences pourtant à signaler ! Tandis que le naïf conteur français laisse toujours percer un vague et fin sourire derrière les mots, et raille tout bas ses héros, aimant à nous les montrer au besoin en déshabillé, le rapsode japonais ne quitte jamais le ton épique et l’allure guindée. Les preux de Charlemagne et Charles lui-même ont parfois des gaîtés ou des faiblesses étranges qui nous font toucher du doigt leur humanité ; ceux de Taïra ne cessent jamais d’être conventionnels et froids. Chez nos vieux romanciers, le paradis lui-même se mêle d’une façon toute terrestre des affaires d’ici-bas ; Dieu le père se laisse fléchir avec une bonhomie douce par les prières de ses féaux, embarqués au milieu de quelque difficile aventure, comme dans la chanson du pèlerinage de Charlemagne. Ici au contraire la Divinité n’intervient pas personnellement dans les scènes de ce monde périssable, elle n’a pas ses favoris, elle ne descend pas du ciel, ou plutôt ne sort pas du vide où elle se cache éternellement. L’homme a beau se hausser et se tendre, il n’atteint pas jusqu’à elle. L’espèce de camaraderie entre les grands hommes et les dieux qu’atteste le rôle prêté dans toutes les épopées nationales de l’Occident aux habitans de l’Olympe ou à ceux du Walhalla n’a pas d’analogue dans le cycle des monogatari. Les héros n’échappent pas à l’universel et fatal écrasement qui pèse sur les mortels; et si le miracle éclate parfois, ils en sont les jouets, non les collaborateurs. Où résonne comme une fanfare l’expansion joyeuse du trouvère, on n’entend ici que l’accent mélancolique du bouddhiste désolé : « Les guerriers aussi finissent par tomber, ils ressemblent à une lampe exposée au vent. »


III.

A côté du monogatari, il convient de placer les romans modernes, qui sont de plusieurs sortes : les kesaku-bon, qu’anime encore le souille héroïque des anciens monogatari ; les ninjo-bon, où l’amour joue le plus grand rôle, et les kusa-zoshi ou romans populaires, imprimés en caractères vulgaires, que l’on trouve entre les mains de toutes les femmes. Nos lecteurs ont déjà pu juger le premier genre par l’histoire émouvante des quarante-sept ronines racontée ici même par M. Roussin[3] et connaissent le second par l’analyse que nous avons donnée des amours lamentables de Kosan et Kinguro[4]. Ils nous permettront de placer encore sous leurs yeux comme spécimen du premier genre une histoire de vendetta qui les introduira en pleine féodalité japonaise, « la vengeance de Kadzuma. »

On sait quelle importance le samurai attachait à son sabre. La fabrication des lames était un art qui anoblissait celui qui l’exerçait. Au moment critique où la pointe d’acier va s’incorporer à la lame de fer, sous l’action du marteau, c’était une coutume, chez les armuriers célèbres d’autrefois, de se revêtir de l’habit somptueux porté par les nobles de cour, pour mettre la dernière main à leur œuvre. La possession d’une lame signée d’un nom connu faisait l’orgueil de son heureux propriétaire, et se transmettait de père en fils comme un héritage aussi précieux que l’honneur de la maison. Aussi un beau sabre était-il le plus précieux cadeau qu’on pût faire à un ami.

Deux vassaux du même prince se montraient un jour leurs armes. L’un d’eux reconnaît entre les mains de son compagnon un sabre perdu par son père mort sur un champ de bataille ; le nouveau propriétaire, Matazayémon, ne fait aucune difficulté de faire présent à l’ancien, Yukiyé, de cette relique de famille, ce qui lui vaut de la part de ce dernier une gratitude sans bornes, et de longs regrets à sa mort. Cependant Matagoro, fils et héritier du donateur, trouve que cette reconnaissance platonique ne vaut pas un beau présent fait en retour, et ne se gêne pas pour le dire. Indignation du donataire. Celui-ci se rend immédiatement chez Matagoro, et, après une scène violente, tombe assassiné traîtreusement par le jeune homme, qui prend aussitôt la fuite et va chercher refuge auprès d’une bande de partisans qui tient la campagne dans les environs.

Le jeune Kadzuma, fils de la victime, intéresse son prince à sa vengeance ; les rebelles osent braver le daïmio ; la guerre, une guerre sans merci, est sur le point d’éclater, quand le gouvernement inquiet imagine un moyen de faire cesser le combat en supprimant les combattans. Un des conseillers dépêche auprès du daïmio courroucé un vieux médecin comblé jadis de bienfaits par le shogun et à sa dévotion. Tsusen se rend en effet auprès du prince malade, lui présente un remède, et, suivant la coutume imposée aux médecins des princes japonais, en boit d’abord la moitié. Le prince, rassuré par cette épreuve que n’affronteraient pas partout les princes de la science, absorbe le poison sans défiance et meurt bientôt, tandis que Tsusen, agonisant, se fait emporter en hâte dans sa litière. Kadzuma, privé de son appui, ne se fie plus qu’à lui-même du soin de venger son père. Son beau-frère et deux aventuriers de bonne volonté se joignent à lui, et tous quatre se mettent à la recherche du coupable, que protège une escorte de trente-six fidèles. Ils réussissent à l’atteindre après mille péripéties et n’ont d’autre souci que d’empêcher les trente-six adversaires de leur échapper. Au moment où la lutte va s’engager, un ancien ami de la famille de Kadzuma, ayant appris qu’il était en train de vider une affaire, vient, par pur amour des grands coups d’épée, mettre son bras au service de la bonne cause, et les cinq preux, après une lutte homérique où ils laissent sur le carreau deux des leurs, étendent morts leur ennemi et ses séides. Ils coupent la tête de Matagoro, et Kadzuma va la déposer pieusement sur la tombe de son père.

A défaut d’un intérêt très vif et d’une ordonnance très heureuse dans le récit, ce roman de chevalerie offre un tableau sincère des mœurs violentes et des sentimens effrénés du temps. On y voit en pleine lumière les passions ardentes, le point d’honneur exalté, le mépris de la mort et l’amour des aventures qui animaient les hommes de la classe guerrière, la fidélité à leur seigneur, à leur maître, à leur patron, qui les guidait à travers mille dangers.

L’histoire des amours de Gompachi et Komurasaki, empruntée au genre des ninjo-bon ou romans d’amour, nous ramènera vers des scènes plus touchantes. Il y a environ deux cent quarante ans vivait, au service du daïmio d’Inaban, un nommé Gompachi, qui dès l’âge de seize ans était d’une beauté et d’une force extraordinaires. A la suite d’une querelle futile, il tua un de ses compagnons et dut s’enfuir à Yédo. Il entra au cours de son voyage dans une maison qu’il prit pour une auberge et qui n’était qu’un repaire de voleurs qu’alléchèrent aussitôt ses armes richement ornées. Pendant son sommeil une jeune fille vint le trouver pour l’avertir du danger suspendu sur sa tête et lui demander de la délivrer elle-même des mains de ces malfaiteurs, qui l’avaient enlevée l’année d’avant avec les trésors de son père. En effet, Gompachi tua tous les voleurs et ramena la jeune fille à son père, un vieux marchand de Mikawa. Celui-ci voulait l’adopter comme gendre, mais Gompachi rêvait de plus hautes destinées, il voulait s’engager chez un prince. Il partit, résistant aux prières de la jeune fille et promettant de revenir.

En arrivant à Yédo, il tomba dans une embuscade de brigands; secouru par un passant, il put mettre les voleurs en fuite. Il voulut connaître le nom de son libérateur : c’était Chobeï, chef d’une association de gardiens volontaires d’Yédo, qui l’attacha sans hésiter à sa troupe. Pendant plusieurs mois notre héros mena la vie d’un homme d’armes bien soldé, payant de sa personne, faisant chère lie et fréquentant le yoshivara, où sa réputation de générosité et sa tournure élégante lui assuraient force conquêtes. Une danseuse, célèbre sous le nom de Komurasaki, faisait alors fureur, éclipsant toutes ses rivales par une beauté et des grâces accomplies. O surprise! c’était la jeune fille qu’il avait sauvée, c’était la fiancée qu’il avait promis de retrouver un jour; il l’avait laissée heureuse, digne et riche; il la retrouvait dans une maison mal famée. Hélas! les parens de la jeune fille s’étaient ruinés, et elle, pour leur venir en aide, s’était vendue ; mais son généreux sacrifice avait été inutile; son père et sa mère étaient morts de misère, la laissant seule au monde, sans autre espoir que l’assistance providentielle de Gompachi, que le ciel lui envoyait une seconde fois. A partir de ce jour, Gompachi ne cessa de venir régulièrement visiter sa belle à l’auberge des Trois Rivages; mais à chaque visite le maître de la maison percevait son impôt, et la bourse du pauvre diable s’allégea si bien que, pour la remplir, il osa commettre un vol à main armée. Gompachi prit bientôt des habitudes de larron ; repoussé de la troupe de Chobeï, dénoncé à la police, pris sur le fait, il fut condamné et décapité. Mais Chobeï, qui l’avait livré à la justice, ne voulait pas laisser son ancien associé sans sépulture. Il vint réclamer son corps, le brûla et l’enterra à Meguro. A la nouvelle de cette mort, Komurasaki, folle de douleur, s’enfuit de chez son maître, vint se prosterner sur la tombe de son ami et s’y tua d’un coup de poignard. Les prêtres du temple, en apprenant la cause de son suicide, furent pris de pitié et l’enterrèrent à côté de Gompachi. Sur la pierre unique qui les recouvrit, ils placèrent une inscription qui se lit encore et qui porte : Tombeau des Shiyoku (ces oiseaux fabuleux qui, vivant deux en un seul corps, symbolisent la fidélité conjugale). « Ces deux oiseaux, beaux comme les cerisiers en fleurs, ont péri avant leur temps, comme les fleurs brisées par le vent avant d’avoir donné leur graine. » Le peuple d’Yédo vient encore brûler de l’encens et déposer des fleurs sur cette tombe; la piété filiale et la passion sincère ont sanctifié dans la légende populaire les désordres des deux amans.

Au Japon comme en Europe, les romanciers aiment les dénoûmens tragiques, qui ne se rencontrent pas plus dans la vie ordinaire chez eux que chez nous. Dans les deux récits qui précèdent, les événemens dramatiques s’accumulent sans vaincre l’impression de monotonie qui ressort de cette lecture; les sentimens s’enflent jusqu’au sublime, les aptitudes et les exploits des héros dépassent la mesure commune ; nulle étude des ressorts secrets du cœur humain, nulle analyse; nous sommes en pleine fiction, en pleine légende héroïque.

Le kusa-zoshi offre un spectacle plus trivial, mais plus instructif sous le rapport des mœurs; il nous introduit dans l’intimité de la vie réelle, au milieu de personnages que nous croisons tous les jours dans la rue. M. Turettini a donné, à Genève, la traduction d’un roman de ce genre dû à la plume féconde de Riuteï Tanefico. Comme le fait remarquer l’auteur dans sa préface, nous ne sommes point ici jetés au milieu d’aventures étranges où interviennent des puissances surnaturelles, des machines poétiques; nous sommes initiés aux sentimens, aux pensées, aux actes de dévoûment ou aux défaillances morales de deux jeunes gens qui s’aiment. Le récit serre la réalité de près et puise son charme dans la vérité des détails, la vraisemblance des faits et le naturel des discours.

Le seigneur Tamontaru est à la chasse; il arrive avec toute sa suite au bord d’un étang où l’on voit écrit sur une planche verticale, comme on en rencontre souvent aux carrefours, ces vers du prêtre Saizan : « Je conçois d’où me vient cette tristesse qui malgré moi me saisit; c’est qu’en automne, aux approches de la nuit, je me trouve dans cette solitude de Sigi-tadzu-sawa. » Là-dessus une discussion s’engage sur le sens du mot Sigi; elle dégénère, et le jeune Simanosuki, ayant manqué de respect à son maître, est banni de sa présence; nul ne sait vers quel point de l’horizon il dirige sa fuite.

Huit ans s’écoulent. Nous sommes transportés à Atsinosima, dans la province de Setziu, où nous trouvons, à son comptoir, un beau jeune homme qu’on appelle Sakitsi, si zélé, si exact, si absorbé par son commerce, qu’il est sur le point d’en faire une maladie noire contre laquelle on n’imagine d’autre remède que le voyage. En passant à Nara, ses regards sont attirés et ses sens charmés par une jeune fille, accompagnée d’une enfant de quatre ans, qui se rend chaque jour au temple. On la nomme Miosan : sa petite compagne s’appelle Koyosi. Sakitsi n’a pas encore pu lui exprimer son amour lorsqu’un beau jour elle disparait.

Pour mieux nous renseigner sur le compte de Miosan, il faut pénétrer dans le modeste intérieur d’un porteur de kango nommé Tofei. Il a jadis servi le prince Teidafu, dont il a eu le malheur de séduire la belle-sœur Kanayo. Il l’a enlevée, emmenée dans sa chaumière auprès de sa vieille mère aveugle, Kutsiwa, et de leurs amours est née une fille, la petite Koyosi. La femme de Teidafu, abandonnée par son mari et gênée pour élever sa fille Miosan, avait eu l’idée de l’envoyer chez sa jeune sœur, dont la retraite ne lui était pas inconnue. La tante reçoit sa nièce avec tendresse, mais malheureusement elle n’a d’autres richesses à lui prodiguer que celles du cœur. La pauvreté s’est assise au foyer de Tofei; il a beau travailler jusqu’à briser son corps de fatigue, il n’arrive pas à gagner ce qu’il faut de riz pour nourrir sa famille. Aussi Miosan ne veut pas rester plus longtemps à sa charge. C’est pour mendier quelques menues pièces de monnaie qu’elle se rend chaque jour au temple; mais ces aumônes ne suffisent pas à faire vivre les siens, il faut plus, il faut qu’elle fasse le sacrifice de sa personne. Un pourvoyeur de la ville de Kamakura lui a fait des propositions qu’elle accepte. Un jour elle quitte la maison, en disant à la vieille Kutsiwa et à la petite Koyosi qu’elle est appelée à l’honneur de servir un puissant seigneur ; elle laisse enfermés dans un jouet les 100 rios, pris du funeste marché qu’elle a conclu, et une lettre où elle explique sa conduite. « Qu’est-ce qu’un pinceau peut dire et laisser sur le papier? Vous avouerai-je, cher époux, que je vous trompais en vous disant que j’allais chaque jour adorer Kwanon-sam a, accompagnée de Koyosi. La vérité est que là je demandais l’aumône, et au retour je prétendais que l’argent ainsi récolté m’était envoyé par mes parens. Faible secours sans doute, mais qui a soulagé quelque temps votre infortune. A la fin, désespérant de voir jamais l’aisance s’établir chez vous et pressentant que vos peines et vos misères iraient toujours en augmentant, je me suis vendue pour 100 rios. Avec cet argent, vous pourrez entreprendre un petit commerce et soigner en même temps Kutsiwa. S’il vous arrivait dans la suite de faire quelque profit, veuillez, je vous prie, envoyer à Kamakura votre superflu, afin que, s’il est possible, mon père renonce à l’existence peu enviable de chevalier errant. »

Ce n’est pas sans peine qu’on persuade à Tofei d’accepter cet argent et de respecter ce marché, que rien ne peut plus rompre. Il se décide enfin à transporter ses pénates à Naniwa en Setziu ; là nous le retrouvons batelier, sa femme tient maison de thé, la vieille mère est guérie, et la famille prospère grâce au capital laissé par Miosan. Nous retrouvons aussi Sakitsi, qui, à force de distraire son chagrin, est devenu un libertin effréné, dont les déportemens affligent vivement sa mère. Un jour, dans la cabane de Tofei, il rencontre, sous le nom de guerre de Komatsu, la belle Miosan, dont le souvenir n’a cessé de le poursuivre depuis leurs rencontres au temple de Nara. Elle ne se rend pas du premier coup à son amour, qu’elle croit banal, comme celui de ses adorateurs habituels; mais, quand elle en a reconnu la sincérité, elle se donne tout entière et exclusivement à son bien-aimé. Le malheur est que cette liaison effraie la mère de Sakitsi, laquelle enferme son fils avec défense de sortir. Mais Hanayo, tante de Komatsu, réussit, sous le déguisement d’une sorcière, à pénétrer jusqu’au jeune homme et lui apprend que le père de Komatsu la réclame, et que, la croyant toujours au service d’un seigneur, il l’a fiancée à un jeune samurai de ses amis. Il faut donc à tout prix racheter Komatsu des mains de son maître actuel et la disputer à son futur époux. Sakitsi est plongé dans une profonde perplexité que vient encore augmenter une réprimande maternelle.

« Ce qui vous rend malade, dit la respectable matrone, c’est ce fléau de Komatsu, avec qui vous vivez dans la mollesse. Appuyés sur le même coussin, vous vous dites l’un à l’autre de tendres propos, sur le vin et l’amour. Vous avez fini par perdre votre attitude martiale ; maintenant vous avez un air efféminé. Ne comprenant pas l’importance de l’argent, vous le dissipez en miroirs ou autres objets futiles. Les conseils qu’on vous a donnés n’ont eu aucune influence sur vous ; ils étaient comme le couvercle carré qui ne peut s’adapter sur une boîte ronde. Hier encore cet enfant couchait avec ses parens; aujourd’hui ils sont comme une épine dans ses yeux et il ne peut voir sans se fâcher le bonnet de vieillesse qu’ils portent sur leur tête. » À ce sage discours, elle ajoute une conclusion peu logique, le don d’un paquet de 100 rios.

Nanti de cette somme, Sakitsi s’élance tout joyeux vers la demeure de sa bien-aimée, qu’il espère grâce à cet argent racheter de sa servitude. Mais, au moment d’escalader la palissade de la maison où elle l’attend, il est interrompu par les aboiemens de chiens menaçans ; il leur jette des pierres, et, faisant un projectile de tout ce qui se trouve sous sa main, il lance à toute volée, sans faire attention, le précieux paquet de rios. Tout à coup une lanterne qui brillait à quelque distance s’éteint, et l’on entend une voix s’écrier : « Quel est le drôle qui me lance ainsi des pierres? » Cependant Sakitsi se glisse auprès de Komatsu, qu’il trouve plongée dans la douleur, à l’idée de le quitter pour rejoindre son père. Il se croit sûr de la consoler en lui montrant le prix de sa rançon, mais, ô douleur! son argent a disparu, et il fait tout haut cette réflexion éminemment sage que, s’il l’eût noué dans un mouchoir, cet accident ne lui serait pas arrivé. A quoi il ajoute qu’il fera bien de mettre fin à ses jours, car il y a vraiment avantage à se débarrasser de la vie quand on peut se tromper au point de prendre 100 rios pour une pierre ou un tesson. Cet accès de désespoir amène les deux amans à former sérieusement le projet de se tuer.

Ils sont interrompus par l’arrivée de Rioské, serviteur envoyé de Kamakura par le père de Komatsu, pour la ramener; il lui apprend qu’il vient de payer sa rançon, qu’elle n’a plus qu’à le suivre, et s’indigne de la voir hésitante et désolée au moment de rentrer dans son pays natal. Que dira son père, qui a donné parole à un samurai? De quel front lui proposerait-on pour sa fille l’alliance d’un marchand comme Sakitsi? Que dira sa tendre mère, qui compte sur ses doigts le jour du retour, en disant : Sera-ce aujourd’hui? sera-ce demain? Komatsu proteste de sa piété filiale; elle obéira, mais elle demande encore une heure pour faire ses adieux à son amant. A peine seule avec lui, elle tombe dans ses bras et se laisse emmener furtivement par la fenêtre. En s’éloignant de la maison et passant près du pont des Pruniers, ils entendent la mélopée plaintive d’un drame qu’on représente non loin d’eux :

Que reste-t-il de l’existence?
La vie est le chemin qui mène à la mort,
Route solitaire à travers les landes désolées,
Qui ne garde pas même la trace du pied qui la foule.
Faible écho qui ne peut répéter les sept coups que sonne
la cloche à l’aurore.


Des lanternes qui courent à quelque distance les avertissent qu’on est à leur recherche ; profitant de l’absence de leurs amis, ils se glissent dans la maison de Tofei pour s’y préparer tranquillement à la mort. Cependant le drame continue à portée de leur oreille.


Autrefois l’une des étoiles de la Grande-Ourse s’était éprise de la brillante Véga.

Mais devant elle les sombres nues tendaient leur rideau de vapeurs.

Des corbeaux vinrent à passer et firent un pont sur la voie lactée.

Ces deux astres purent ainsi à travers l’espace confondre leur amour.


Les deux amans ne manquent pas de s’appliquer ces paroles qui semblent faites pour eux. Quiconque a entendu déclamer d’un ton plaintif les acteurs japonais conclura avec Sakitsi que ces accens font désirer la mort :


« On a discouru sur tel ou tel sujet; on a parlé d’autre chose encore jusqu’à hier, jusqu’à aujourd’hui.

« Mon existence est aussi éphémère que les vains propos des hommes. »


Cependant, avant d’en finir, Komatsu veut lire la lettre de sa mère apportée par Rioské, qu’elle avait gardée d’abord dans la pensée de la lire dans l’autre monde; mais elle remarque judicieusement que, si elle est à cause de ses crimes plongée dans les ténèbres, elle ne pourra distinguer les caractères. Or Komatsu, aveuglée par les larmes, ne peut poursuivre sa lecture. Sakitsi prend la lettre et continue : « Sachez qu’à l’âge de trois ans vous avez été promise à Simanosuki, fils de Midzuma Ugenda. Ce jeune homme a encouru la disgrâce de son prince, mais celui-ci lui a rendu sa faveur, et l’on se livre à d’activés recherches pour savoir où il se trouve. Sitôt que Simanosuki sera de retour, nous célébrerons votre noce. »

Sakitsi ne laisse pas voir tout d’abord les sentimens que lui inspire cette lecture. « N’êtes-vous pas, dit-il à Komatsu, la fille du seigneur Teidafu, attaché à la maison du seigneur Abosi, et, quand vous aviez cinq ou six ans, ne vous appelait-on pas Osen ? » Tofei survient au moment où la jeune fille répond affirmativement. Il veut empêcher les jeunes gens de se tuer. Mais Sakitsi lui répond qu’un contrat passé entre deux samurai est inviolable; que Komatsu se soumette donc à la volonté paternelle. « Il lui en coûtera moins sans doute quand elle saura que le Simanosuki qu’elle doit épouser c’est moi-même. Tombé en disgrâce pour avoir soutenu contre mon maitre une discussion trop vive, j’ai caché ma condition de soldat, j’ai vécu comme un fils de marchand, et je serais peut-être, sans vous, Komatsu, resté dans cet état, car j’ignorais, jusqu’au moment où j’ai ouvert cette lettre, que la faveur de mon prince m’était rendue. » On devine la joie de la jeune fille, la joie de Tofei, qui, pour comble d’allégresse, rapporte le paquet de 100 rios jeté par Sakitsi et tombé dans son bateau. Les heureux fiancés se décident à partir immédiatement pour Kamakura, où leurs familles les attendent toutes prêtes à les unir. Les derniers vers du drame qui finit dans le théâtre voisin semblent leur apporter en ce moment un souhait de bonheur.


« Que le lierre grimpe le long de votre demeure et qu’il la couvre de son feuillage toujours vert pendant des milliers d’années sans jamais périr! »


Ce récit moderne emprunte un grand charme à la simplicité des ressorts mis en jeu et à la bonne ordonnance. L’art d’écrire, c’est-à-dire de grouper les événemens, de les éclairer les uns par les autres, de préparer l’émotion, de faire un tout avec des élémens épars habilement combinés, cet art sans lequel un livre n’est qu’un babil d’enfant, semble moins inconnu à l’auteur qu’à la plupart de ses confrères. Il compose avec réflexion ; il a des intentions, sinon toujours justes, du moins toujours précises ; bien supérieur en cela aux autres romanciers japonais qui laissent courir leur plume et leur imagination au hasard, menant pas à pas leurs héros à travers des aventures bizarres, sans lien logique, sans conclusion nécessaire, sans autre enchaînement que le caprice de l’auteur, qui les rassemble ou plutôt les enfile à la suite les unes des autres comme les grains d’un chapelet.

La science de la composition littéraire suppose la réflexion ; elle n’apparaît qu’après l’éveil de la logique, lorsque les peuples sont assez avancés dans les sciences, dans la chronologie, dans l’étude des phénomènes de la vie, en un mot, ont réuni et groupé un assez grand nombre de faits, positifs pour faire une comparaison et un choix, découvrir et mettre en lumière les traits essentiels et caractéristiques des choses, échapper an bavardage sans tomber dans la sécheresse. Ce sont là des qualités de peuple mûr qui sont peu développées au Japon. La méthode n’existe en effet dans le discours qu’à la condition de présider aux opérations mêmes de l’intelligence ; or l’intelligence pourtant très développée des Japonais ne semble pas opérer comme la nôtre, suivre une série progressive d’idées contiguës pour gagner, sans secousse de la première à la dernière, des prémisses à la conclusions, mais plutôt marcher par saccades et par bonds irréguliers, enjambant des échelons du raisonnement qui semblent indispensables à nos cerveaux organisés différemment.

À défaut de cette précision et de cette netteté qui sont les qualités dominantes de l’esprit français, par exemple, rencontre-t-on du moins ici la manifestation de ce génie intuitif si puissamment développé chez les races germaniques ? Trouve-t-on, à la place de nos procédés sages et mesurés, la vision inspirée, l’évocation soudaine du monde supérieur, familières à nos voisins du nord ? En aucune façon. Il faut pour cela l’élan spontané vers les choses, la grande sympathie pour la nature et la vie, qui animent les peuples épiques et manquent aux peuples vieillots et sceptiques ; cette émotion fait défaut dans toutes les productions du Japon, Les peintures sont froides comme les conceptions, faute de ces divinations qui viennent du fond du cœur. Indistinctement d’abord et plus clairement par la réflexion, on devine une lacune. Pourquoi se sent-on glacé à la lecture de ces actions héroïques ou de ces aventures romanesques? C’est qu’on sent dans l’auteur un bon élève qui compose une narration d’après les préceptes reçus, un lettré qui fait de l’esprit, non un inspiré qui formule les sensations intimes de son âme ou les visions de son cerveau. Sous la culture d’emprunt, on cherche vainement les penchans nobles, les accens élevés, les cris sublimes. Tout est compassé, médiocre, sec et en somme de petit aloi.

Une pensée enfantine, peuplée de songes frivoles, de notions superficielles et confuses, des vues imparfaites et mesquines, voilà en résumé ce qui au premier abord paraît sortir de l’œuvre que nous venons d’examiner. Mais à ces défauts correspondent naturellement des qualités que nous devrons observer au même degré; seulement ces qualités, la vivacité et le piquant des détails, la bonne humeur, le réalisme amusant, se déploient moins à l’aise dans les poèmes et romans d’allures solennelles ou sentimentales que dans les productions d’un genre plus modeste, comme le conte populaire, dont nous allons nous occuper.

Le conte populaire est, dans sa naïveté mêlée de malice, l’expression la plus exacte des visions qui hantent un cerveau japonais. Moins apprêté que le roman, sous la forme orale ou écrite où nous le recueillons, il nous initie aux habitudes d’esprit du vulgaire, comme un choix de légendes de chaumières, au XIIe siècle, nous familiariserait avec le bon peuple du moyen âge. Autant la haute littérature est pauvre en œuvres dignes d’être citées, autant est féconde cette mine où le lecteur nous saura gré de ne puiser qu’avec modération. Volontiers on se croirait, en entendant ces récits, transporté au chevet d’une nourrice douée d’imagination, inventant à mesure qu’elle parle, pour un auditoire peu exigeant; et volontiers on insisterait, comme fait d’habitude l’auditoire en pareil cas, pour entendre encore une histoire. Rappelons d’abord l’anecdote de l’enfant ingénieux, représentée sur nombre de peintures et de broderies. Cet enfant jouait avec ses camarades autour d’une grande jarre de grès plus haute qu’eux tous et pleine d’eau. L’un d’eux, grimpé sur le bord, se laissa choir dans le vase, où il disparut submergé. Comment le tirer de là? Notre bambin saisit une pierre, fait un grand trou dans le ventre fragile de la jarre; l’eau s’échappe avec violence entraînant par ce nouvel orifice le petit maladroit qui allait se noyer. C’est le même enfant prodige qui se signala plus tard par un trait d’esprit non moins remarquable. Il s’agissait de peser un éléphant, et l’on ne savait où prendre des engins assez puissans. Il fit monter l’animal sur un radeau, et marqua de combien le plancher s’enfonçait dans l’eau; puis, ayant fait descendre l’éléphant, il entassa à sa place des pierres d’un poids connu, jusqu’à ce qu’il eût obtenu le même niveau.

Voulons-nous maintenant des contes de l’enfance remonter à ceux dont on amuse les adultes ? Arrêtons-nous devant un de ces déclamateurs en plein vent, installés par un jour de beau temps dans quelque carrefour, un vaste parasol ouvert sur la tête, une sorte d’estrade sous les pieds en guise de tribune et le claquoir de bois à la main. Écoutons l’anecdote du kerai ignorant. Ce pauvre diable ne savait pas lire. Son maître, un daïmio d’un méchant naturel, appréciant médiocrement ses services, l’envoie un jour chez un armurier avec qui il était en marché pour un sabre précieux, et, afin d’éprouver la lame, écrit au vendeur de l’essayer sur la tête du porteur de sa lettre. Notre homme se met en route sans se douter de rien, tout flatté de la mission de confiance qu’on lui donne et des marques de bienveillance que lui accorde en le congédiant son maître ému sans doute de quelque remords. Voici qu’au passage d’une rivière la lettre tombe dans l’eau. Pour la faire sécher, il l’étend au soleil. Tandis qu’il attend, un samurai vient à passer, regarde la lettre et lui dit : « Pauvre bête, c’est ta mort qu’elle contient. C’est l’ordre d’essayer un sabre sur ta nuque. » Notre homme confus jette la lettre, et, abandonnant un maître inhumain, entre au service d’un noble en qualité de momban (portier). Là, stimulé par la honte de son ignorance, il apprend à lire ; il devient même un érudit, avance en grade, attire les regards du souverain, finit par être élevé au même rang que son ancien maître. Alors il va lui faire visite et lui apporte de riches cadeaux, en lui disant: « Je vous rends grâces ; c’est vous qui avez fait ma fortune en m’apprenant qu’il était dangereux d’être un ignorant. »

Laissons là ce narrateur édifiant et allons entendre au prochain carrefour son confrère en a gaie science, » qui raconte la vie, les aventures et la fin tragique du célèbre Ishikawa Goyémon, un brigand aussi fameux, au temps de Taïkosama (1586-1598) que Cartouche ou Fra Diavolo l’étaient dans le leur. Toute la matinée a été consacrée à raconter comment, jeune encore, surpris dans les montagnes par une bande de voleurs, il les étonne tous par sa merveilleuse adresse à l’escrime, s’affilie à leur bande, en devient bientôt le chef et se rend redoutable par des exploits où l’audace a souvent plus de part que la délicatesse. Le brigand prend parfois des allures de justicier, comme dans l’aventure que la foule écoute en ce moment bouche béante. Un délégué de la cour impériale se rend à travers les montagnes dans un fief éloigné pour y donner l’investiture à un prétendu héritier du seigneur défunt qui n’est qu’un usurpateur et un faussaire. Ishikawa Goyémon, déguisé en cabaretier, l’arrête lui et sa troupe au milieu d’un défilé, les grise avec une liqueur empoisonnée et, lorsque le mal les terrasse, survient avec sa bande, les dépouille de leurs vêtemens et se présente au palais où le délégué était attendu, sous son nom et en sa qualité. Là, comblé d’honneurs et de prévenances, il se laisse traiter en grand seigneur, découvre la supercherie du faux héritier, le fait mettre en croix et rend la succession au fils légitime du défunt. C’est seulement bien des années après que la cour apprend par quel étrange personnage elle a été représentée. Mais n’imitons pas les badauds réunis autour du conteur, et ne nous laissons pas comme eux retenir jusqu’à l’heure tardive où arrive enfin le récit du supplice du célèbre bandit; d’autres tableaux nous réclament.


IV.

La littérature d’un peuple n’est pas tout entière dans ses livres. Aux heures où le génie national est encore dans sa gangue, et n’a ni trouvé sa forme, ni forgé son instrument, il se révèle presque aussi clairement, parfois plus sincèrement, dans les légendes orales, les contes du foyer, les récits de chaumière, que dans les œuvres apprêtées et réfléchies. Il ne sera donc pas sans intérêt de fouiller dans cet inépuisable répertoire de fables et de traditions que recèle la mémoire d’une famille japonaise, et d’écouter derrière le léger paravent de papier, tandis qu’on se chuchote à l’oreille les anecdotes merveilleuses ou terribles. La plupart se placent sous les premiers mikados, dans cette période préhistorique dont il ne reste, à défaut d’annales, que des vestiges épars et plus qu’à demi fabuleux.

Voici d’abord la légende d’Urashima, dont les doubles liens de parenté avec notre mythe européen de Pandore et avec la fable de l’Ondine ne peuvent manquer de frapper tous les yeux. C’était un pêcheur célèbre par son habileté. Un jour il prit dans son filet une tortue de mer qu’il s’empressa de rapporter dans sa cabane. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant sortir de la carapace une femme resplendissante de beauté ! Elle l’enivre de ses caresses, l’enlace et l’emmène avec elle dans son pays, appelé Horai (nom poétique d’une des îles Liu-Kiu). Après avoir goûté avec sa compagne, pendant une longue période de temps, un bonheur sans nuage, il fut pris du mal du pays, et souhaita de revoir le toit paternel. Elle lui donna, comme présent d’adieu, une cassette précieuse, qui devait lui assurer une vigueur et une jeunesse éternelles tant qu’il s’abstiendrait de l’ouvrir. Quand il regagna sa vallée, tout avait changé d’aspect; ses anciens amis avaient disparu; les lieux témoins de sa jeunesse n’étaient plus qu’une solitude : il trouva la vie à charge et, se flattant que la cassette contenait quelque talisman pour faire revivre toutes les scènes d’autrefois, il l’ouvrit. Aussitôt l’imprudent se sentit défaillir; ses cheveux blanchirent, ses jambes flageolèrent, et la mort vint bientôt le saisir.

La mer, aussi pleine de mystères que féconde en bienfaits, a de tous temps sollicité l’imagination des Japonais : elle est le théâtre d’une grande partie de leurs légendes. Un mikado, ayant marié sa fille à un empereur de Chine, mit dans la corbeille de noces un globe de cristal, où l’on voyait l’image de Bouddha, de quelque côté qu’on le tournât. Le navire qui portait cette merveille fit naufrage; le mikado, désireux de recouvrer son joyau, vint en personne à l’île de Sikok, pour diriger les recherches. Les hommes n’étaient pas seuls alors à s’employer comme plongeurs; les femmes exerçaient la même profession. Le souverain vint à en aimer une, à qui il confia l’objet de ses recherches et qui résolut d’arracher ce trésor à l’abîme, au péril de sa vie, si son royal amant consentait à laisser le trône au fils qu’elle portait dans ses flancs. Une corde attachée à la ceinture, elle s’enfonça sous les vagues, bien loin, bien loin, jusqu’aux demeures mystérieuses, où dans des temples de jaspe et de porphyre était enfermée la précieuse boule de cristal, sous la garde de deux redoutables dragons. Comment, après avoir soustrait le trésor à leur surveillance, l’emporter à leur insu vers la surface ? Elle se rappela que dans ces régions les cadavres inspirent une profonde horreur; alors, s’ouvrant le flanc gauche d’un coup de poignard et y cachant le globe de cristal, elle simula la morte et, tirant sur la corde par laquelle on devait la remonter, elle regagna le séjour des mortels, sans être troublée. Avant de mourir de cette terrible expédition, elle donna le jour à un enfant mâle qui fut plus tard nommé Fusa-saki et devint premier ministre. Un jour qu’il se promenait sur le bord de la mer, il rencontra une vieille femme qui lui apprit qu’elle était l’âme de sa mère. Elle lui expliqua ses droits au trône et s’évanouit. Il fit dire des prières en son honneur dans les temples et fut comblé de prospérités jusqu’à son dernier jour.

Soit qu’elles dénotent une parenté avec les produits de l’imagination européenne, soit qu’elles s’en éloignent absolument, ces traditions offrent de curieux sujets de comparaison. Celle qu’on vient de lire n’a pas, à notre connaissance, d’analogue dans nos mythes. Quelquefois, au contraire, l’analogie est frappante. Un jeune guerrier rencontre sur son chemin un groupe de fées dont la reine (un vampire déguisé) le grise de vin et d’amour. Il se réveille sur le point d’être dévoré par ce démon femelle (ogni); mais il saute sur sa bonne lame et du même bond atteint le vampire et le tue. On trouve dans un récit indien de la collection du Sumadewa une histoire analogue. Un jeune marchand fait route avec quatre pèlerins ; en arrivant dans une forêt enchantée, ils sont attirés par une yasschini, qui a coutume de changer les hommes en bêtes pour les rôtir et les manger. C’est en jouant de la flûte qu’elle opère ses incantations ; déjà les quatre pèlerins ont pris des formes d’animaux immondes quand le jeune homme s’empare de la flûte, la brise et récite la phrase magique qui réduit à merci l’enchanteresse désarmée. Il est aisé de reconnaître ici la fable de Circé. Mais comme chaque race, en répétant cette même fable, l’a appropriée à son tempérament! Dans l’Odyssée, la magicienne ne fait pas rôtir et ne dévore pas les pourceaux victimes de ses enchantemens. Le génie grec la peint comme une belle créature qui fait le mal sans intérêt positif, pour accomplir une destinée, jusqu’au jour où paraît l’homme qui doit la dompter et relâcher ses prisonniers. Il y a plus de réalisme dans le mythe japonais. Les images qui se présentent à l’esprit de ce peuple séduisent moins par leur charme qu’elles n’étonnent par leur bizarrerie. Tandis que le paganisme antique peuple le sol et l’histoire de légendes gracieuses ou terribles, mais toujours poétiques, de tragédies toujours humaines traversées par des passions vraies et par un souffle généreux, la mythologie du Japon nous introduit dans un monde trop baroque pour être divin, qui n’a de la fable que l’invraisemblance, sans en avoir le sens profond et la forme enchanteresse.

Nulle recherche ne serait plus attachante que celle de la filiation de certaines légendes européennes, à travers les siècles et les espaces, jusqu’aux confins de l’Asie. Rien de plus curieux que d’appliquer à de nouveaux documens les procédés de critique et d’investigation inaugurés il y a quarante ans par les frères Grimm. Les découvertes de ce genre sont d’autant plus surprenantes en ce qui touche le Japon, qu’il n’a jamais cessé, depuis des temps très reculés, d’être isolé ou en communication avec la Chine seulement, et que, pour trouver un réservoir commun avec l’Europe, il faudrait plonger dans les ténèbres des époques préhistoriques. Sans vouloir embrasser dans les limites de ce travail un sujet aussi complexe, nous ne pouvons nous empêcher de signaler des rapprochemens curieux indiqués par le docteur Goodwin dans une communication à la Société asiatique du Japon.

Dans le conte irlandais dont il a retrouvé la parenté asiatique, un bon petit bossu, Lusmore, unissant sa voix à un concert de péris, les séduit si bien par le charme de son organe qu’elles lui font fête et le débarrassent de sa bosse. Son voisin envieux et méchant, bossu comme lui, va aussi mêler sa voix au concert des fées dans l’espoir d’une semblable guérison, mais, indignées de son vilain cri rauque, elles le chassent en lui appliquant par devant la bosse de Lusmore restée dans un coin. Tout cela se passe dans le palais sous-marin des fées, dans la région mystérieuse des rêves.

Le récit japonais n’est pas moins ingénieux, il est même plus spirituel, mais il y manque le demi-jour poétique dont a su l’entourer l’imagination des hommes du nord. Il était une fois un vieil homme qui avait une grosse loupe à la joue droite. Comme il coupait du bois dans les montagnes, il fut surpris par un orage si épouvantable qu’il ne put regagner sa maison et dut se réfugier dans le tronc creux d’un arbre mort. De là il entendit un bruit semblable à celui d’une grande foule qui se serait approchée, et vit paraître une centaine d’êtres difformes, les uns avec une face rouge et des vêtemens bleus, les autres avec un visage bleu et vêtus de rouge ; ceux-ci borgnes, comme des cyclopes, ceux-là sans bouche ou sans nez. Ils s’installèrent autour d’un grand feu, devant l’arbre habité par le pauvre bûcheron, qui demeurait là plus mort que vif, et se mirent à danser et cabrioler tout en buvant à la ronde du saki, comme des êtres naturels. Au bout d’un certain temps, cette vue excita tellement le brave homme que, triomphant de sa peur, il se mit à danser à son tour au milieu des esprits qui firent cercle pour le regarder; il exécuta, en s’accompagnant d’une voix éraillée d’ivrogne, un pas de caractère, qui obtint le plus grand succès, car le chef de la bande lui fit promettre de revenir se joindre dorénavant à leurs ébats. Cependant un des assistans fit observer que pour garantie de sa parole il serait plus sûr de lui retenir, à titre de gage, un membre ou un organe, par exemple cette loupe qu’il avait sur la joue droite. A quoi notre homme se récria fort, offrant de laisser sonnez ou son œil, mais point un appendice que l’habitude lui avait rendu presque cher. Cette résistance fut pour les diablotins une raison d’insister et voilà la loupe enlevée d’une chiquenaude, si nettement qu’on ne voyait même plus sa place.

Or à côté du bûcheron vivait un autre vieillard affligé d’une loupe sur la joue gauche. Ayant appris de son voisin par quel moyen miraculeux il avait été débarrassé de son infirmité, il alla s’embusquer dans le tronc d’arbre qu’il s’était fait indiquer. Les esprits ne tardèrent pas à paraître et à se demander à la ronde si leur homme était fidèle au rendez-vous : «En effet, le voici, dit l’un. Allons, bonhomme, vite en danse. » Notre lourdaud n’y entendait rien; il essaya de faire quelques sauts, mais tellement grotesques que le chef indigné s’écria : « Vous n’êtes aujourd’hui qu’un maladroit. Assez comme cela! qu’on lui rende son gage et qu’il ne reparaisse plus devant nous. » Aussitôt un diablotin va chercher la loupe de son compère et la lui applique sur la joue droite, en le congédiant. Les deux contes que l’on vient de lire sont indubitablement identiques. Peut-on croire que l’idée originale de prendre la bosse ou la loupe d’un homme pour l’appliquer à un autre en punition de son envie soit venue à deux conteurs différens, séparément? N’est-il pas plus probable que l’une de ces histoires a été empruntée à l’autre? Mais dans ce cas à quel âge du monde faut-il faire remonter cet emprunt? Car à aucune époque historique on n’aperçoit une communication probable entre les deux pays.

Le rapport n’est guère moins remarquable entre le récit japonais qui va suivre et celui qu’on trouve dans les contes des frères Grimm, sous ce titre : « le Pêcheur et sa femme, » et dont la morale est qu’il faut savoir se contenter de son sort. Il y avait une fois un couple de souris qui eut une fille. Jamais on n’avait vu de parens si fiers de leur enfant, et quand vint l’âge de lui choisir un mari, nul ne leur paraissait digne de devenir leur gendre. Une souris, leur voisine, leur dit : Mariez-la au soleil; il n’y a rien au monde de si puissant, et vous serez sans égaux. Le soleil se montra obligé des ouvertures qu’on lui fit, mais fut forcé de convenir que ses rayons rencontraient parfois un obstacle plus puissant que lui, les nuages du ciel, et qu’il fallait donner la jeune personne à un nuage. Le nuage déclina l’honneur qu’on voulait lui faire en confessant que le vent le chassait et le dispersait à son gré. « Oui, dit à son tour le vent, je disperse le nuage; mais je ne puis vaincre la résistance du mur quand je le rencontre sur mon chemin. » On alla donc proposer au mur de devenir gendre de ces fiers époux. Le mur dut cependant reconnaître que, s’il contenait les efforts du vent, il ne pouvait lutter contre ceux de la souris qui, de ses ongles menus, le perçait de part en part. Il fut donc décidé que les souris étant plus puissantes que le mur, le vent, le nuage et le soleil, on choisirait un gendre parmi les souris. — Dans le conte des frères Grimm, il s’agit d’un pêcheur dont la femme réussit à lasser, par ses exigences, la générosité d’une divinité déguisée en poisson, qui la comble, ainsi que son mari, d’honneurs et de bienfaits sans parvenir à contenter son insatiable ambition.

Enfin c’est dans un de nos écrivains que nous prendrons, sous sa forme la plus moderne et la plus amusante, un conte d’origine aryenne, évidemment identique cette fois à celui du narrateur japonais. Ecoutons d’abord la version asiatique : « Kisaburo était un homme d’esprit économe, qui abandonna son ancienne habitation pour prendre logement à côté d’un marchand d’anguilles. L’odeur appétissante des anguilles, frites dans le soyu, se répandait dans la salle à manger de Kisaburo, qui mangeait son bol de riz assaisonné de cette délicieuse odeur, sans se mettre en peine d’y ajouter les condimens ordinaires. L’homme aux anguilles ne tarda pas à s’apercevoir de la manœuvre, et présenta sa note en paiement de l’odeur de ses poissons. Kisaburo, le regardant avec malice, tira de son portefeuille la somme demandée, la déposa sur la note et se mit à causer avec son interlocuteur. Quand celui-ci fit mine de prendre congé, Kisaburo replaça tranquillement l’argent dans sa poche. «Quoi ! dit l’autre, vous reprenez mon argent. — Non pas, répliqua Kisaburo, vous me réclamez un paiement pour l’odeur de vos poissons, je vous solde avec la vue de mon argent. »

Chacun se rappelle le récit humoristique et mouvementé qu’on trouve dans Rabelais, et la façon dont Seigni Joan, pris pour arbitre entre le rôtisseur et le « facquin » qui a savouré sa fumée, exigea de celui-ci un tournoi philippus, le fit sonner pour en vérifier l’alliage, « puis en majesté présidentale, tenant sa marotte au poing, comme si fût un sceptre, et affublant en tête son chaperon de martres singesses à aureilles de papier fraisé à points d’orgues, toussant préalablement deux ou troys bonnes foys, dit à haulte voix : La cour vous dict que le facquin, qui a son pain mangé à la fumée du roust, civilement ha payé le roustisseur au son de son argent, ordonne la dicte cour que chascun se retire en sa chascunière, sans despens et pour cause. » Il est superflu d’insister et sur l’identité des deux anecdotes et sur la supériorité du récit gaulois, qui fait prononcer la sentence par un tiers avec une pompe grotesque.

En descendant encore d’un échelon dans la série des productions instinctives parmi lesquelles nous avons résolu de démêler la tournure d’esprit des Japonais, nous rencontrerons le cycle des contes de nourrice. Ici la fiction la plus invraisemblable se mêle à la plus triviale réalité ; le surnaturel s’introduit dans les détails du ménage. Ces contes sont transmis de bouche en bouche à travers les générations; il en existe autant de versions différentes qu’il y a de narrateurs. La mère en supprime peut-être pour sa fille quelques détails que, devenue plus grande, celle-ci s’empresse de rétablir en les redisant à ses jeunes compagnes ; mais les traits généraux subsistent. Ce bavardage enfantin ne saurait être mis sous les yeux de lecteurs adultes sans les lasser. Il faut un auditoire très jeune pour suivre attentivement les péripéties de la lutte entre le singe et le crabe, et le triomphe de ce dernier aidé par l’œuf, le mortier à riz, la guêpe et l’algue marine. On trouverait encore dans les incidens de ce fabliau une analogie manifeste avec ceux du conte allemand où une épingle, une aiguille et un œuf se coalisent avec le coq et la poule pour mettre à la raison un aubergiste inhospitalier.

Où s’arrêterait-on si on se laissait aller à écouter les propos des bêtes qui parlent? Nous venons de citer les exploits du crabe. On a déjà vu le raisonnement des deux souris, les miracles opérés par une enchanteresse déguisée en tortue de mer; les animaux ont aussi dans le fabliau japonais leur caractère propre et leurs traits de race. Le renard en particulier jouit d’une réputation de finesse aussi générale et non moins usurpée que chez nos fabulistes ; mais il a pour rival et pour compère le tanuki (blaireau), encore aujourd’hui la terreur des femmes et des vieilles gens. Tous deux sont remarquables par la facilité avec laquelle ils revêtent à volonté la forme humaine. Tantôt ils sont associés, tantôt aux prises ensemble, luttant à qui tirera de sa gibecière les tours les plus fins, comme dans l’anecdote où, s’étant provoqués à qui prendrait le plus magnifique déguisement, le renard va attendre son adversaire au bout d’un pont, se promettant de le reconnaître sous tous les travestissemens. Vient à passer un daïmio en grand cortège. « Je te reconnais! » s’écrie le renard en s’élançant vers la litière; mais qui fut attrapé? ce fut maître renard, car le daïmio était un vrai prince japonais, qui fit étrangler le pauvre hère. Quelquefois le tanuki est représenté comme un modèle de dévoûment et de fidélité; mais le plus souvent c’est un fourbe dont les tours sont découverts et punis par les hommes qui en sont victimes.


V.

Ce n’est pas assez, pour vivre intellectuellement au foyer d’une famille japonaise, de savoir quels souvenirs classiques, quelles légendes, quels romans, quelles fables hantent ces esprits; il faut connaître encore la morale courante qui y est admise, comme pour voyager dans un pays il ne suffit pas d’en connaître la langue, si l’on ne sait en outre compter sa monnaie. Cette morale vulgaire et pratique donne, mieux encore que les œuvres d’imagination, la mesure des esprits et des cœurs. Nous devons à M. Turrettini la traduction de contes moraux à l’usage de tous, réunis au commencement de ce siècle sous le titre : Tami-no-nigiwai, l’activité humaine. On y trouve consignés les conseils de la sagesse médiocre et mondaine, tels que les écoute le plus volontiers un auditoire japonais. Nous nous bornerons à analyser rapidement les plus saillans.

Un homme se réveilla au son de l’horloge qui annonçait huit heures du matin ; mais en apercevant la lune et voyant qu’il n’était pas encore jour, il s’emporta contre l’horloge qui l’avait trompé. Celle-ci lui répondit : « Tu te plains sans raison ; si ton horloge va mal, c’est à toi qu’il faut t’en prendre, à toi qui l’as placée de travers. » Le mal dont se plaignent les hommes, c’est eux qui en sont les auteurs.

Un lettré, aussi plein de convoitise que bourré de science, rencontra un génie bienfaisant, qui mit à sa disposition, pour secourir sa faim, 4,000 sacs de riz. C’était trop pour un autre, ce n’était pas assez pour cet homme cupide, qui demanda en outre un magasin pour les enfermer. Tout en blâmant l’excès de ses désirs, le génie consent. Mais après le magasin, il faut un palais; après le palais, des caisses d’or et de vêtemens, et quand enfin l’insatiable solliciteur possède toutes ces choses, il réclame encore une dernière complaisance : « Ce qui surpasserait toutes vos faveurs c’est si, coupant votre auguste doigt, vous me le donniez ! » Alors ce génie, ne pouvant plus supporter tant d’insolence, fut sur le point de le faire périr aussitôt. La vie de l’homme a des limites ; si on la met au service des désirs, qui n’en ont pas, viendra-t-il, dans toute la durée de l’existence, un jour où l’on pourra goûter la tranquillité?

Entre les mains d’un bon médecin, les poisons deviennent des remèdes. Un jeune homme jusque-là rangé avait été attiré par quelques débauchés dans une partie de plaisir. Au moment de payer l’écot, ceux-ci songèrent qu’en voyant sa part monter si haut, il se dégoûterait dès le début d’un tel genre de vie ; ils payèrent donc à sa place et lui firent présenter une note du dixième de la dépense réelle. En voyant cette somme minime, l’honnête jeune homme fit venir tous ses serviteurs et leur dit : Hier je me suis laissé entraîner dans une orgie, voyez le peu qu’elle coûte. Si la foule des bouffons et des danseurs, en se mettant tout en nage, n’a pu gagner que cette faible somme, c’est une preuve que rien n’est plus difficile à acquérir que l’argent. Appliquons-nous donc à en gagner par le travail et à éviter les dépenses superflues. « Lorsqu’on marche dans la voie du bien, le mal ne peut venir jusqu’à vous. »

Comme contre-partie, l’apologue suivant nous montre qu’entre les mains d’un charlatan les meilleurs remèdes deviennent des poisons. C’est l’histoire d’un jeune prodigue à qui l’on donne le conseil de placer dans une tirelire tout ce qu’il pourra rogner sur chaque dépense. Il adopte ce procédé avec tant d’enthousiasme et prend tant de plaisir à voir grossir sa tirelire qu’il se ruine pour avoir plus d’occasions d’économies. Moralité : « S’il n’est pas dans une terre convenable, l’arbre le mieux cultivé ne croîtra pas. Les paroles les plus sages seront perdues, si on les adresse à un homme mal disposé à les entendre. » Citons enfin, non sans repousser toute solidarité avec notre auteur, l’aphorisme caractéristique qui clôt le recueil et résume le principal chapitre de la morale japonaise : « Le trouble ne descend pas du ciel; il est produit par la femme. »

C’est cette même morale rampante et sans élan, cette sagesse pratique et toute séculière que l’on retrouve dans les sermons, sous l’invocation du ciel, il est vrai, mais invariablement corroborée, dans chaque parabole, par des encouragemens très positifs. Nous offre-t-on l’exemple du bon fils et du fidèle serviteur comme ponctuels observateurs de la « voie » ? On n’oublie pas de nous faire remarquer que leur conduite leur a profité. Ainsi se marie à une doctrine religieuse transcendante, mais fort négligée et fort mal connue, un catéchisme moral utilitaire et mesquin. S’il faut respecter ses parens et ses maîtres, nous sommes avertis que c’est pour éviter le danger de glisser de l’irrévérence au crime, lequel est bientôt suivi da supplice. Un vers écrit en l’honneur de l’empereur Kanshin dit :


Les eaux de la vallée qui vont tout à l’heure former l’Océan — ont pendu goutte à goutte aux feuilles des arbres.


Les plus grandes choses, notamment les plus grands maux, peuvent avoir de petits commencemens. Voyez ce fumeur qui jette la cendre enflammée de sa pipe : son compagnon lui dit de prendre garde : « Bah ! répondit-il, ce n’est pas un incendie ! — Mais la natte brûle! — Ce n’est pas un incendie ! — Mais la poutre prend feu! mais le toit est en flammes ! » C’est seulement quand tout le quartier crie « Au feu! » qu’il y veut croire. Eh bien, de même quand votre père ou votre maître vous dit : « Faites cela, » et que vous répondez brusquement : « J’ai autre chose à faire » ou « Que me veut-on? » ce ne sont en apparence que des peccadilles; en réalité ce sont les premiers méfaits du serviteur félon ou du fils parricide, qu’on verra un jour exposé pendant trois fois vingt-quatre heures au bout du pont de Nihonbashi sur une croix en forme de dai.

Voyez au contraire la récompense de la vertu. Soyémon donna jadis l’exemple de la plus admirable piété filiale. Placé un jour entre la volonté de son père qui lui ordonnait de mettre ses chaussons de paille et celle de sa mère qui lui enjoignait de chausser ses sabots de bois, après avoir opéré plusieurs fois ce changement de chaussures au gré du dernier qui parlait, il prit le parti de chausser un pied de chaque sorte. Cette conduite, étant venue aux oreilles de son prince, lui valut de grands éloges et par la suite fut la source de sa fortune.

Empruntons enfin quelques sentences à la collection des proverbes, qui contiennent le résumé de la philosophie populaire. Presque toutes celles que nous avons pu recueillir se distinguent par une certaine finesse satirique, une sorte de badinage recherché et je ne sais quel dégoût précoce de la vie et du monde. C’est la sagesse qui parle, mais une sagesse sceptique et désolée.


« Les fleurs tombées ne retournent pas à leurs branches.
« Être ignorant, c’est être Bouddha, » c’est-à-dire posséder le bonheur suprême.
« Une preuve vaut mieux qu’un argument.
« Le temps est comme une flèche.
« Qui rit aujourd’hui pleurera demain.
« Apprenez, en vous blessant, la peine qu’endurent les autres.
« On regarde souvent le ciel par le trou d’une clé.
« Le devin ne peut pas prédire son propre sort.
« Buvons, chantons, à un pied devant nous est la nuit noire.
« La bouchée est à peine avalée qu’on a oublié la brûlure.
« Marchandise au rabais, argent perdu.
« La Providence est une étrange chose.
« Une spécialité nous consume.
« La vérité surnage au-dessus du mensonge.
« Les enfans haïs n’ont plus peur de rien dans le monde.
« Une figure en larmes attire les piqûres de guêpes » revient à dire qu’un malheur n’arrive jamais seul.
« Lépreux envieux des gens affligés d’ulcères » désigne les gens qui préfèrent toujours la condition d’autrui à la leur.
« A travailler sans récompense on se fatigue vite.
« Les enfans sont une cangue au cou dans les trois mondes (c’est-à-dire durant les trois existences, celle qui précède la naissance, celle qui la suit et celle qui suit la mort). »


Nous pourrions prolonger indéfiniment ces citations curieuses; celles qui précèdent suffisent pour servir de base à une appréciation des caractères moraux du peuple japonais. Il est inutile d’insister sur l’analogie que les diverses périodes littéraires présentent avec le moyen âge européen ; même absence d’idées générales, même finesse ironique, même philosophie railleuse et désolante, même infirmité. Seulement cette infirmité se rencontre au sein d’une civilisation beaucoup plus raffinée, plus développée dans le sens des recherches matérielles que celle de l’Europe aux époques intellectuellement parallèles, et semble s’associer non avec les rudes bégaiemens d’une nation qui prend naissance, mais avec la décrépitude d’une nation à son déclin. De même que dans notre moyen âge, on discerne ici sous le rire ou les larmes une philosophie morne et désolée, issue au Japon du bouddhisme comme elle est née chez nous de l’ascétisme chrétien.

Le génie d’un peuple peut presque toujours se rattacher à une pensée maîtresse qui s’est à une certaine heure et dans certaines conjonctures emparée de la conscience populaire. Interrogez toutes les œuvres de son intelligence, vous trouverez au centre une conception particulière du monde et de son principe. C’est là le moule solide dans lequel se sont formées et se formeront à jamais ses idées ; la base inébranlable sur laquelle se sont échelonnés tous ses caractères primordiaux ; la raison obscure et lointaine de toutes les évolutions qui constituent son histoire et attestent sa grandeur ou son infériorité. Essayez de pénétrer ainsi jusqu’à l’âme de l’auteur et du lecteur japonais, qu’y trouverez-vous ? Au milieu de catastrophes tragiques ou burlesques, le monde va, en se heurtant et se blessant comme un homme ivre. Les événemens se suivent au hasard, sans direction ni lien entre eux ; les hommes, jouets d’une destinée capricieuse et bizarre, sont ballottés, sans boussole ni gouvernail, sur l’océan ténébreux de la vie. Ils se laissent pousser par le vent d’un bord à l’autre de cet océan, mais sans pouvoir, sous cette impulsion aveugle, donner à leur course un but déterminé et supérieur.

Dépourvu de toute haute aspiration, renfermé dans les limites étroites du monde positif, le génie national ne dépasse pas une certaine région moyenne, où il rampe paisiblement, au milieu des pointes d’esprit, des observations fines et des heureuses rencontres de détail. On ne saurait demander davantage à des dilettantes délicats et sceptiques, dont les œuvres sont empreintes des mêmes caractères que leur tempérament : frivolité sans entrain, sécheresse sans énergie, libertinage sans ardeur. Le moyen âge, époque de transition partout ailleurs, a donné ici leur forme définitive aux concepts d’une race stationnaire, dont la médiocrité devient chaque jour plus frappante par le contraste avec les instrumens perfectionnés de civilisation matérielle qu’elle emprunte aux nations de l’Occident. L’irréparable malheur de la race japonaise c’est qu’au sortir même de la barbarie, avant d’avoir pu prendre son essor, elle a subi la discipline chinoise et s’est modelée servilement, elle jeune et vivace, sur une nation vieillie et voisine de la décadence. Sa sève s’est rapidement figée dans ce moule qu’elle n’a pas eu la force de briser. L’évolution, longtemps interrompue, reprendra-t-elle son cours ? L’avenir dira si l’influence européenne, qui règne aujourd’hui sans partage, doit être plus salutaire que celle de la Chine. Peut-être, après avoir imité tous ses voisins, le Japon parviendra-t-il à manifester enfin sa véritable originalité.


GEORGE BOUSQUET.


  1. Voir la liste de ces historiens dans un intéressant article de M. E. Satow, inséré dans l’American Cyclopædia, auquel nous renvoyons pour la nomenclature des principaux auteurs japonais dans les différens genres.
  2. Sorte de coiffure de carton laque usitée à la cour impériale, en temps de paix.
  3. Voir la Revue du 1er avril 1873.
  4. Voir la Revue du 15 août 1874.


Attention : la clé de tri par défaut « Japon littéraire » écrase la précédente clé « japon litteraire ».