« Thorney-Hall, annales d’une ancienne famille/01 » : différence entre les versions

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Version du 15 mars 2012 à 13:16

THORNEY HALL
ANNALES D’UNE ANCIENNE FAMILLE.

Thorney-Hall : — a story of an old Family, by Holme Lee[1].

Cette belle vallée verte au sein de laquelle serpente l’Ure, petite rivière aux flots d’argent, c’est ce qu’on appelle le Wensleydale. Le village de Thorney est à demi perdu sous les ombrages denses de cette colline, qui s’élève au nord du vallon, et à la cime de laquelle se dresse le vieux château qu’on appelle Thorney-Hall. À droite, l’œil peut aller chercher la petite ville de Middleham, encore dominée par sa forteresse en ruines. À gauche, et bien plus près, est Thorney-Scaur[2], roche abrupte dont le faîte aigu se couronne d’une rangée d’épicéas. Par-delà s’entrevoit, vaguement prolongée au loin, une chaîne de collines dont les derniers contours se fondent avec les nuages de l’horizon : guirlande vaporeuse interrompue çà et la par quelque filet de blanche fumée qui trahit tantôt un village noyé dans les bruines, tantôt une ferme isolée dont les murs s’effacent derrière quelque rideau de feuillage.

Le jardin de Thorney-Hall, exposé au sud, fait face à la vallée, et de ce côté sont les appartemens. La grande porte s’ouvre à l’ouest. En somme, cet édifice, assez majestueux quand on le voit de loin, n’est, examiné avec attention, qu’un entassement de bâtisses irrégulières et, si l’on peut se servir de ce mot, incohérentes. Sa situation, son air antique, les beaux arbres qui le ceignent à demi, voilà tout ce qu’il a de vraiment pittoresque. C’est du reste une habitation bien tenue et paisible. Vous chercheriez en vain une trace de roues sur le sable de l’avenue qui, de la grande porte, surmontée de griffons héraldiques, conduit, traversant l’enclos, jusqu’au porche intérieur. Les gazons qui séparent les massifs d’arbres sont unis comme velours. Les haies de lauriers et de houx épineux qui dessinent les terrasses étagées sont taillées avec une précision mathématique. Dans l’espace inculte s’entrecroisent de petits sentiers soigneusement bordés de buis.

Tel n’était pas Thorney-Hall vers 1775. Ralph Randal, — ou le squire Ralph, comme l’appelaient familièrement ses voisins, — mettait peu de soins à maintenir autour de lui le bon ordre. Sous sa main prodigue, le vieux domaine s’émiettait. Aux portes du château, peuplé d’hôtes avides, de parasites bruyans, tandis que blasphémait l’orgie, tandis que s’échangeaient les toasts tumultueux, la Ruine s’était assise, s’inquiétant peu des griffons de pierre qui lui faisaient la moue. Elle y dévorait en paix, acre par acre, ces magnifiques terres qui depuis six siècles étaient restées dans la même famille, et de temps à autre elle montrait au squire épouvanté, sur le seuil de la salle des festins, sa face menaçante et blême.

Un jour, à bout de ressources et sous le coup d’une catastrophe imminente, le squire mourut, et très soudainement. De quelle façon ? Ceci resta un mystère. Les voisins n’en parlaient qu’à voix basse. La chambre du Levant, où Ralph Randal avait rendu l’âme, demeura fermée. On porta ses restes dans les caveaux de l’église de Thorney, où ils reposèrent sous le même abri que ceux de ses ancêtres ; mais aucun cérémonial, contrairement à l’usage traditionnel, ne signala cette translation presque furtive. Ralph Randal laissait trois enfans : une fille d’âge et de caractère à ne se plus marier, et deux fils issus d’un second hymen. Miss Grisell Randal fut mise en possession de la fortune de sa mère. Les deux garçons n’avaient rien. On vendit en détail l’immense domaine, dont le prix couvrit à peine les dettes longtemps accumulées par son dernier possesseur. Miss Grisell racheta le vieux château, voulant assurer à ses frères, aussi longtemps qu’ils en pourraient avoir besoin, l’asile du toit paternel.

Ceci désappointa fort le principal acquéreur des terres de Thorney, un M. Nevil, cousin éloigné des Randal, qui habitait, non loin de là, les ruines d’un ancien prieuré. Il crut pouvoir hasarder à cette occasion quelques remontrances, fondées tout autant sur son désir d’acquérir le vieux château que sur les inconvéniens, pour miss Grisell, d’une habitation si peu en harmonie avec la modestie de ses goûts et l’état réduit de sa fortune. Ses objections furent très froidement accueillies, comme l’étaient en général toutes celles qu’on opposait aux volontés arrêtées dans l’esprit de miss Grisell. Une fois propriétaire du château, elle y fit en peu de jours une révolution complète : les nombreux domestiques furent congédiés ; les vastes écuries furent jetées bas ; les appartemens d’apparat, avec leurs draperies fanées et leurs meubles démantelés, demeurèrent strictement clos. En revanche, les jardins, abandonnés longtemps à l’essor désordonné d’une végétation sans contrôle, prirent bientôt un autre aspect, et redevinrent par degrés ce qu’ils devaient être.

Rien de plus simple et de plus uni que l’existence de la noble demoiselle dans son vieux castel. Elle ne recevait personne, et les rares passans qui jetaient un coup d’œil dans cet enclos monastique n’y voyaient jamais qu’une femme en deuil, un chapeau de paille sur la tête, les bras protégés par des gantelets de peau, surveillant le travail d’un vieux jardinier. De science certaine, voilà tout ce qu’on en pouvait dire. Aussi en disait-on bien davantage, et mille propos plus ou moins absurdes étaient en circulation parmi les voisins. Ils essayèrent de faire causer au sujet de miss Grisell le vieux pasteur du village, qui donnait les premières leçons de latin aux deux jeunes Randal ; mais ni lui, ni sa fille Mary, la seule personne admise dans l’intimité de la châtelaine, ne voulurent servir à la curiosité médisante la pâture qu’elle attendait d’eux. Peu à peu on en fut réduit à traiter miss Randal de « personne excentrique, » ce qui impliquait au gré de chacun quelque idée ou de pitié, ou de ridicule, ou de blâme et de méfiance. Le château prit aussi un mauvais renom. Les villageois ne se hasardaient pas volontiers, après le crépuscule du soir, dans son avenue solitaire et sombre. Miss Grisell cependant poursuivait sans s’émouvoir l’exécution de ses plans. Elle termina l’éducation de ses frères. Godfrey, l’aîné, obtint une commission dans l’armée. Percival, destiné à la carrière ecclésiastique, terminait ses études universitaires. Les bonnes langues du pays ne se firent pas faute de remarquer, quelques mois après le départ du jeune enseigne, un changement notable survenu dans les façons de miss Randal. Elle était moins sociable que jamais, et aussi semblait plus inquiète. Son air soucieux la vieillissait encore, et, bien qu’elle ne dût pas avoir plus de trente ans, c’était déjà, au dire de ses bienveillans observateurs,« une vieille femme. »

Au bout d’un an, il fut à peu près avéré qu’on avait le secret de cette tristesse, de cette agitation mystérieuse, que la châtelaine, malgré ses dehors calmes et froids, n’avait pu dérober à la sagacité maligne de ses voisins. Il courait d’étranges bruits sur la conduite de Godfrey Randal, « digne fils de son père, » à ce qu’on disait. « Aussi, ajoutait-on, sa sœur l’a tellement gâté ! » Cette injuste et sotte accusation revint aux oreilles de miss Grisell, qu’elle atteignit en plein cœur, mais sans qu’elle y parût prêter la moindre attention. Elle savait se résigner. Sa jeunesse n’avait pas eu de printemps tout à fait épanoui. Victime chaque jour ramenée au sacrifice, elle s’était habituée à n’être comptée pour rien, à donner sa vie, lambeau par lambeau, sans aucun retour, à laisser pour ainsi dire mourir d’inanition ses facultés actives, et à les voir remplacées par une résignation dont personne ne lui savait gré. Cependant cette femme à l’aspect froid et sévère, qu’on eût dite incapable d’affection et de tendresse, cette femme pouvait souffrir encore. Godfrey n’était pas seulement son frère bien-aimé ; il était devenu son fils et son idole. S’entendre accuser de l’avoir mal guidé, de l’avoir perdu peut-être, quelle récompense pour un dévouement si entier, et, si elle en venait à se croire réellement coupable, quel choc pour sa conscience, quels scrupules, quelles angoisses ! La malignité publique avait donc frappé juste, — et rarement, en effet, elle dirige à faux ses atteintes empoisonnées.

M. Nevil, qui songeait volontiers aux moyens d’obtenir Thorney-Hall, fut étrangement surpris, au milieu de ses rêves favoris, par la visite inattendue que miss Grisell lui fit, un soir de février, malgré la bise et la neige. Il le fut bien davantage encore lorsque, avec sa précision ordinaire, interrompant les civilités bavardes de son cousin, elle lui déclara qu’elle voulait vendre le château, et lui demanda s’il voulait l’acheter. Pris ainsi de court, M. Nevil eût bien souhaité connaître les motifs de cette brusque détermination, s’enquérir des circonstances, et tâcher d’en tirer parti pour payer un peu moins cher l’objet de ses longues convoitises ; mais les questions adroites par lesquelles il essayait de sonder le terrain furent assez lestement écartées par miss Randal, qui n’admettait pas volontiers ces sortes d’enquêtes. M. Nevil crut alors pouvoir hasarder quelques mots sur « les mauvais bruits » qui ôtaient, disait-il, de sa valeur à ce château, où il grillait de s’installer. Sa cousine lui répliqua simplement qu’elle espérait avoir à traiter avec un homme instruit et sensé, nullement avec un villageois ignorant et stupide, et cette réponse fut accompagnée d’un regard de mépris qui la commentait éloquemment. M. Nevil parla d’en référer à des gens d’affaires. Miss Grisell lui notifia que les lenteurs inséparables de cette manière de traiter ne lui convenaient nullement, qu’elle entendait vendre, et vendre tout de suite. Elle avait un acheteur sous la main pour le cas où M. Nevil ne se déciderait pas immédiatement, et, en venant le prévenir ainsi, elle obéissait uniquement à un sentiment de convenance, qui lui faisait désirer que le château ne tombât pas en des mains absolument étrangères.

Quand M. Nevil la vit ainsi décidée à n’accepter aucun expédient dilatoire quand il lui fut démontré que, faute d’en finir sur-le-champ, il perdrait sans doute une occasion depuis longtemps attendue et guettée, il n’osa plus hésiter. Une promesse de vente fut dressée en quelques minutes, et miss Grisell, remontant à cheval sans tenir compte ni de la neige qui tombait à gros flocons, ni des instances de son cousin, qui voulut en vain lui faire rompre le pain de l’hospitalité, partit au grand trot. Elle emportait avec elle un fort à-compte sur le prix stipulé.

— Venu par une femme, il s’en va par une femme ! murmura-t-elle en mettant pied à terre devant le vieil édifice. Les Randal ne sont plus les Randal de Thorney. Ah ! Godfrey ! Godfrey !… Mais l’honneur avant tout !…

On fut généralement étonné de voir miss Randal, son château devenu la propriété des Nevil, s’établir dans une chaumière au bas du village. Quant à l’argent qu’elle s’était procuré, on vient de voir comment, il ne fut pas malaisé de savoir ce qu’il était devenu. On n’entendait parler que des folies de Godfrey. Un jour il poussa l’extravagance jusqu’à insulter grossièrement son colonel. Traduit devant une cour martiale, il fut privé de son grade et chassé de l’armée. On annonça tout aussitôt qu’il avait quitté l’Angleterre. Peu après, on vit se fermer le cottage habité par miss Grisell, et nul ne douta qu’elle n’eût suivi, dans l’exil qu’il s’imposait, ce frère qu’elle n’avait pu préserver du déshonneur.

Bien peu de temps auparavant, Percival, le cadet des deux frères, avait obtenu un bénéfice ecclésiastique dans un district assez éloigné, et s’était aussitôt marié. Sa vie était, de tout point, l’opposé de celle qu’avait menée Godfrey. Mary Marchbank, sa femme, lui donna de nombreux enfans qui, dispersés peu à peu de tous côtés, embrassèrent diverses professions, et s’établirent à leur tour, donnant de nombreux rejetons à l’ancienne tige des Randal. Leur père était déjà vieux lorsqu’on vit reparaître miss Grisell. Godfrey était mort, et après de lointains pèlerinages, lasse de traîner sa vie sous des cieux étrangers, pauvre désormais, en proie à cette ineffaçable douleur qui suit la ruine définitive d’une espérance unique, d’une affection à laquelle on s’est voué sans réserve, elle revenait veuve de tout orgueil, résignée, muette. Jamais elle ne parlait des vingt années qui venaient de s’écouler ainsi. On comprenait, on respectait ce silence, expliqué par de pénibles souvenirs, et personne ne s’avisa de l’interpréter autrement qu’il ne convenait. Les enfans de Percival se cotisèrent pour faire à leur tante une modique pension qui lui permît de vivre dans le même cottage où elle avait transporté ses pénates après la vente du vieux château.

Mon père, le troisième fils de Percival Randal, avait adopté l’humble profession d’horloger. Un de mes plus lointains souvenirs me reporte au jour où il me conduisit chez ma grand’tante Grisell, dont le nom n’était jamais prononcé parmi les nôtres qu’avec un profond respect, une vénération toute privilégiée. Aussi n’arrivai-je pas sans une sorte d’émotion religieuse chez cette parente inconnue, qui représentait pour nous l’ancienne grandeur de notre famille déchue, la seule qui pût nous parler de l’ancien domaine, et faire revivre ainsi une tradition qui déjà se perdait pour nous dans les ombres du passé. Je me trouvai en face d’une vieille femme qui ne marchait plus qu’à l’aide d’une canne. Il me sembla n’avoir jamais vu taille si haute, maintien si majestueux. Sa parole était claire et nette, ses souvenirs étaient précis, car elle garda ses facultés intellectuelles jusqu’au dernier jour. Elle nous raconta plusieurs anecdotes relatives à son frère Percival, dont, justement à cette époque, nous portions le deuil. Avant que nous prissions congé d’elle, elle me fît approcher de son fauteuil et me pria de lire à haute voix le douzième chapitre de l’Écclésiaste[3]. Pendant que je lisais, sa main demeura posée sur ma tête. Ensuite elle ôta de son doigt, pour me la donner, une ancienne bague curieusement travaillée, disant que a j’étais ce qui restait de plus Randal, et que j’avais droit dès lors à la possession de ce bijou, transmis de fille aînée en fille aînée, depuis un temps immémorial. » On m’avait nommée Grisell en mémoire d’elle, et mon grand-père disait toujours en effet que mes traits lui rappelaient sa sœur.

Je ne revis jamais ma vieille grand’tante. Elle mourut quelques mois après notre visite, et fut inhumée à Thorney, dans le caveau de famille, qui ne s’est depuis rouvert pour personne. Les funérailles furent solennelles : plusieurs membres de la noblesse des environs y envoyèrent leurs carrosses, rendant ainsi hommage à la dernière descendante d’une antique race. Autour de sa bière, il se réveilla des souvenirs qui, depuis des années, dormaient ensevelis dans le silence. Et ce fut ce jour là-même, le soir, lorsque mon père revint de la triste cérémonie, que ma tante Thomasine, restée fille, et notre chronique vivante, me raconta presque tout ce que je viens d’écrire.


II

Mon père, simple horloger comme je l’ai déjà dit, s’était établi à Burndale. Notre maison, sise à Watergate, était un de ces anciens bâtimens dont le premier étage surplombe les magasins du rez-de-chaussée. Les jardins, situés derrière la maison, descendaient par une insensible pente jusqu’à la rivière. Les pièces donnant sur la rue étaient obscures ; mais de notre salon, ouvert sur un gazon et sur des couches de fleurs, le regard, doucement caressé, allait s’embarquer, pour ainsi dire, sur le cours d’eau rapide et clair qui étincelait un peu plus loin. Ce salon et le jardin étaient sans cesse envahis par nos jeux d’enfans.

Nous étions quatre, et j’étais l’aînée. Venaient ensuite, à quelques années de distance, ma sœur Marian, mon frère Alan, et mon frère Hugh, le dernier de tous. Marian, à moitié adoptée par sa tante Thomasine, habitait rarement avec nous. Mes frères étudiaient à l’école primaire (grammar school). Vers la Saint-Jean seulement, nous nous trouvions réunis pendant à peu près un mois. C’était un temps de vacances dont j’ai gardé bon souvenir. La rigide discipline paternelle se relâchait quelque peu, et un sourire plus fréquent animait la calme figure de notre mère, heureuse d’avoir autour d’elle tout ce qui lui était le plus cher au monde.

Bien des années s’écoulèrent, après la mort de miss Grisell Randal, sans aucun événement notable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, les mois aux mois, sans que rien altérât le calme de notre vie achetée par le travail, contenue dans son étroite ornière, mais en somme douce et heureuse. J’ai gardé mémoire d’une soirée où nous étions tous rassemblés dans le salon, vers la fin des vacances d’été. La tante Thomasine et Marian devaient nous quitter le lendemain. Mon père et ma mère, peut-être un peu plus sérieux que les soirs précédens, étaient assis à leur place ordinaire. Marian, perchée sur les genoux de mon père, un de ses bras blancs jeté autour de son cou, collant ses lèvres roses sur sa joue ridée, essayait d’obtenir pour Alan la permission d’aller passer huit jours avec elle chez la tante Thomasine : Hugh, retiré dans un coin, dévorait un gros in-quarto, où il avait retrouvé l’histoire d’Éverard Randal, tué à Worcester, et dont les biens furent ensuite confisqués par ordre du parlement. La tante Thomasine, questionnée de temps en temps par le jeune lecteur, s’était embarquée dans une série de détails héraldiques et généalogiques dont elle voulait vainement faire apprécier l’importance à mon frère Alan, souvent distrait et railleur en pareille occasion. Assise avec eux près de la fenêtre ouverte, je suivais tour à tour, dans leur capricieux amalgame, ces causeries à bâtons rompus, lorsque l’arrivée du cousin Harley vint y mettre un terme ; elle fut saluée par une acclamation joyeuse. Nous l’aimions tous beaucoup, le cousin Harley. Orphelin de bonne heure, il avait été élevé parmi nous, et mon père lui portait une affection telle que j’en ai rarement vu s’établir de pareille entre deux hommes d’un âge aussi différent. Le cousin revenait d’Edimbourg, où il était allé assister à la noce d’une parente, du côté paternel, qui avait épousé un cousin à elle. La tante Thomasine prit texte de là pour blâmer ces sortes de mariages, étrangers à nos mœurs anglaises. Mon père lui fit écho, déclarant que jamais il ne souffrirait, pour un de ses enfans, pareille union. Harley, qui jusqu’alors avait gaiement bavardé, se trouva tout à coup d’assez maussade humeur. Les questions des enfans semblèrent bientôt l’excéder ; il parla de sa fatigue, et, par l’ordre de mon père, je pris un flambeau pour lui faire traverser sans encombre un couloir obscur, menant à la chambre qui lui était réservée chez nous. Au pied de l’escalier, le cousin me retint une minute ou deux pour me dire qu’il avait l’idée de se fixer à Edimbourg et me demander mon avis là-dessus. Sa figure sérieuse, pendant qu’il me parlait ainsi, me donna bonne envie de rire ; mais comme je le vis plus pâle qu’à son ordinaire, je m’abstins de cette intempestive gaieté : — Nous verrons, lui, dis-je, quand je serai plus complètement informée. — Alors il me serra la main précipitamment, et monta sans ajouter une seule parole. De retour au salon, je répétai ce qu’avait dit le cousin Harley. Ma mère tout aussitôt leva les yeux sur moi.

— En vérité ! s’écria mon père ! Eh bien ! voilà du nouveau. Je parlerai demain au jeune homme. Je ne l’ai pas connu jusqu’à présent capricieux et fantasque. Comment l’a pris cette idée inattendue ?

Ici ma mère et lui échangèrent un regard : ma présence semblait les gêner. J’allai me joindre à la ronde des enfans que menait la tante Thomasine à l’autre bout du salon.

Quelques jours après, Harley quitta Burndale. Une suite de hasards (étaient-ce bien des hasards ?) fit que je ne le revis plus à partir du moment où nous avions échangé les paroles rapportées plus, haut. Je me trouvais à la promenade le jour où il vint prendre congé de nous. On me dit simplement qu’il était commis chez un de ses oncles, et placé la plus avantageusement qu’il aurait pu l’être à Burndale. Je hasardai bien quelques questions pour en savoir un peu plus long ; mais mon père et ma mère n’y répondaient guère, et j’en conclus que la conduite du cher cousin n’avait pas leur entière approbation. Aussi n’insistai-je plus. Pourtant Harley avait laissé des regrets. Mon père l’emmenait volontiers le soir dans le cabinet de travail où il se réfugiait souvent, étourdi de nos jeux ; mes frères le consultaient avec fruit quand un passage de leurs devoirs les arrêtait court, et leur faisait désirer un commentaire secourable ; mais c’est le dimanche surtout que nous remarquions son absence, pendant les longues heures oisives qu’il ne manquait jamais de venir passer avec nous.

Cette lacune fut en partie comblée par l’arrivée à Burndale d’un étranger, un voyageur revenu d’Orient, qui s’y fit en peu de temps, et peut-être à bon marché, une renommée d’érudition. Il n’était point riche, car il s’établit dans une maison encore plus vieille et plus délabrée que la nôtre, à quelques portes plus bas dans Watergate, et il n’avait pour le servir qu’une seule domestique, déjà fort âgée. Ma mère ne prit pas en gré tout d’abord ce nouveau-venu. Il était, à son goût, trop sérieux et trop sceptique. Peu à peu cependant, à mesure que mon père se liait davantage avec M. Langley, elle lui fut plus indulgente.

Ce nouvel hôte, comme son prédécesseur Harley, parut bientôt préférer la causerie de famille dans le grand salon aux dialogues philosophiques qui l’attendaient dans le cabinet de mon père. Au commencement de nos relations, il nous faisait grand’peur, et on restait volontiers bouche close quand il était là ; mais peu à peu, sous cet extérieur grave et composé, nous découvrîmes une vraie bonté, une amicale condescendance qui nous gagnent le cœur. Les garçons, Hugh en particulier, goûtèrent fort ce nouvel ami. Pour moi, il me sembla bientôt que, s’il cessait tout à coup de paraître au salon, je ne m’y reconnaîtrais plus et j’y serais toute dépaysée. N’étant astreint à aucun travail régulier, M. Langley prenait de temps à autre une heure ou deux sur ses occupations matinales pour contrôler et diriger mes études, et bien que je sois d’une intelligence naturellement assez lente, je ne me souviens pas d’avoir trouvé une seule fois sa patience en défaut.

Il m’appelait parfois en riant « la patiente Griselidis, » mais je n’acceptai pas cette assimilation railleuse. — « Pareille obéissance, abnégation si complète, lui disais-je, ne sont pas plus admissibles chez une femme que chez les animaux ou les arbres la faculté de parler, à eux accordée par l’imagination du fabuliste. Et si pour ma part j’avais été la femme du comte… » Je n’achevai pas, et cette réticence parut l’amuser singulièrement.

Un jour, assis tous deux sur les degrés par lesquels on descend au bord de l’eau : — Grisell, me demanda-t-il tout à coup, regardez-vous parfois autre chose que ce morceau de toile blanche où votre aiguille se promène avec tant d’assiduité ? — Oui, lui répondis-je brièvement. — Prenez-vous garde à ces ombres ondulées que dessinent les rides mobiles de l’eau frissonnante,… aux formes changeantes de la nue,… aux jeux de la lumière dans les massifs de fleurs éclairés par le soleil ?…

Or j’avais sur tout cela mes petites idées, mais je les gardais soigneusement à part moi. On était positif chez nous, et je n’avais nulle envie d’être prise pour une jeune personne romanesque ou visionnaire. Je fus cependant un peu mortifiée de penser que M. Langley, si pénétrant à ce qu’on disait, fût réduit à me questionner de la sorte. Aussi ne répondis-je pas à ses questions.

— Allons, allons, reprit-il, il faut bien qu’il y ait quelque chose dans cette petite tête si rêveuse… Convenez-en, Grisell, il vous arrive bien de temps en temps quelques pensées ?…

Je devinais ses yeux fixés sur moi pendant qu’il parlait ainsi, et je me sentais rougir sous son regard curieux. En somme néanmoins j’étais plus mécontente qu’intimidée. Ce sentiment se trahit peut-être, car il changea immédiatement de manières : — Craindriez-vous, me demanda-t-il gaiement, de vous risquer avec moi dans ce bateau ?

Il me montrait notre petite barque amarrée au pied des degrés. Hugh et Alan s’en servaient souvent : je n’avais pas encore voulu m’y hasarder. J’y consentis cette fois, ajoutant que j’allais prévenir ma mère. M. Langley m’assura que ce n’était pas la peine, notre promenade ne devant durer que peu d’instans, et nous partîmes. Au lieu de voguer du côté de la campagne, il remontait à contre-courant vers le vieux pont, entre deux rangées de maisons noires. Je n’étais pas tout à fait à mon aise, et j’aurais voulu, pour beaucoup, me retrouver assise dans notre jardin. En nous croisant de temps à autre, les bateliers examinaient avec un certain étonnement ma figure inconnue et mes cheveux, détachés par la brise, qui flottaient épars sur mon cou. M. Langley, sans paraître tenir compte de mes inquiétudes, me parlait de ses voyages, et je n’osais l’interrompre pour le prier de me ramener. Notre barque, pendant ce moment d’hésitation, pénétra sous l’arche obscure du pont, frappa contre un obstacle invisible, et nous fûmes dans l’eau la seconde d’après. Une pensée rapide comme l’éclair me traversa le cœur : ma mère, mon compagnon de péril, le toit paternel, un triple adieu… Je ne puis peindre qu’avec « ces mots cette éblouissante vision… Puis il fit noir au dedans de moi, et je perdis jusqu’au sentiment de mon être…

Nous devions être secourus, et le fûmes en effet très-promptement par les bateliers qui, de la berge, nous avaient vus chavirer. Ils nous ramenèrent à la maison. En revenant à moi, je me trouvai sur mon lit ; mon père, ma mère et le médecin étaient dans la chambre. On m’imposa silence quand je voulus parler ; mais il fallut, pour mettre un terme à mes questions, me rassurer au sujet de M. Langley, qui devait en être quitte, comme moi, pour un gros rhume.

Après une captivité de quelques jours, très-impatiemment supportée, lorsque j’obtins de descendre au salon, j’y trouvai M. Langley. Il ne fit aucune allusion aux dangers que son imprudence m’avait fait courir, sans doute parce qu’il y avait là quelques personnes étrangères ; mais, lorsqu’elles furent parties, il m’offrit son bras pour faire un tour sur le gazon, et m’exprima ses regrets avec une chaleur, une humilité qui me mettaient mal à l’aise. C’était plus que l’occasion ne méritait, et certainement plus que je ne voulais. Ce pardon qu’il réclamait, il l’avait depuis longtemps, et je ne comprenais pas qu’il s’entêtât à me le faire répéter si souvent, comme s’il doutait de mes paroles. À partir de cette journée, il fut tout autre avec moi. Il y eut bien moins d’amertume sceptique, bien plus de bonté dans tout ce qu’il disait. Il donnait bien plus d’attention à mes études, et, si ses leçons eussent duré, je crois que j’aurais fini par vaincre la paresse naturelle de mon intelligence ; mais cet enseignement devait me manquer bientôt.

Des rares félicités de ma vie, voilà celles que j’ai le mieux goûtées, celles qui m’ont, de beaucoup, laissé le meilleur souvenir. Qu’on me permette de n’en pas finir si vite avec elles. Aussi bien, dans l’ordre des événemens que j’ai à raconter, se présente un incident que je ne saurais passer sous silence.

Alan, l’aîné de nos garçons, était, comme tel, destiné à continuer le métier paternel. Malheureusement ce métier n’avait rien d’attrayant pour lui. De. la des discussions qui allaient s’aigrissant toujours entre mon père, habitué à ne rien rabattre de son autorité un peu despotique, et mon frère, réclamant le droit de disposer de sa vie selon les instincts qui étaient en lui. Alan et Hugh offraient à l’observateur un de ces contrastes qui étonnent toujours dans des enfans venus de même origine, élevés dans le même milieu, soumis à des influences identiques. Hugh était moins beau que son frère, mais sa figure frappait bien davantage. Sa tête un peu massive, sort front fortement bombé, sous lequel semblaient s’abriter des yeux penseurs rarement égayés d’un sourire, son nez mince et droit, ses lèvres nettement découpées, son menton peu saillant et partagé par une fossette, lui constituaient une de ces physionomies auxquelles on ne reste pas indifférent, et avec cette physionomie ses moindres mouvemens, depuis la fixité sereine de son regard jusqu’à la ferme allure de sa démarche, concordaient d’une façon saisissante. Alan était un tout autre type, avec son front bas et blanc, ses lèvres un peu fortes, ses yeux légèrement bridés, et son maintien indolent, indices d’un naturel léger et facilement séduit. Il plaisait généralement bien plus que son frère, et cela sans le moindre effort, par le simple attrait de son humeur égale, de son inaltérable gaieté, tandis que Hugh, avec des facultés bien autrement éminentes et un caractère bien mieux trempé, traversait, silencieux et méconnu, la foule indifférente.

Cédant au charme comme les autres, mon père avait bien plus mollement résisté aux entêtemens de son fils aîné qu’il ne l’eût fait s’il eût eu à dompter un caractère moins sympathique. Peut-être aussi, quand il se vit en face d’une résistance qu’il n’avait pas prévue, aurait-il pu ménager mieux les transitions, et passer moins vite d’une complaisance parfois trop grande à une sévérité qui parut insupportable. Ma mère semblait le penser ; mais sa plaintive intervention n’apaisait que rarement les orages domestiques, et à peine un différend était-il terminé, que de nouveaux chocs entre ces caractères entiers demandaient une médiation nouvelle. M. Langley conseillait tout bas à mon père de laisser Alan à ce qu’il appelait « sa vocation ; » mais comment obtenir qu’on cédât à une volonté qui n’était jamais la même deux jours de suite ?

Sur ces entrefaites, des comédiens nomades vinrent planter leur tente, à Burndale. Mon père avait le théâtre en abomination ; il l’appelait « l’antichambre de l’enfer, » et mes frères reçurent l’ordre le plus formel de n’entrer jamais dans le pandœmonium ambulant qui venait tenter ainsi les paisibles habitans de notre ville natale. Alan sollicita de ma mère la révocation de cet ordre trop rigoureux. Elle ne voulut pas compromettre pour si peu une influence dont elle commençait à douter. Alan, ne pouvant obtenir l’autorisation qu’il souhaitait, prit le parti de s’en passer. Il était tard lorsqu’il revint du spectacle. Ma mère était avec moi dans ma chambre. Mon père attendait en bas le jeune rebelle. Je ne sais pas au juste d’où venaient nos terreurs, mais le fait est qu’au bruit de la porte qui s’ouvrait, nous demeurâmes immobiles, retenant notre haleine. Alan et mon père entrèrent au salon. Leurs voix s’élevèrent presque aussitôt l’une à l’envi de l’autre ; le bruit de plusieurs coups arriva jusqu’à nous. Ma mère se précipita sur l’escalier… je la suivais à quelques pas. Alan sortit du salon pâle de colère, et allait passer à côté de nous sans s’arrêter, lorsque ma mère lui prit le bras :

— Au moins, lui dit-elle, vous n’avez pas frappé votre père ?

— Non, répondit-il, et, se dégageant de son étreinte par un brusque mouvement, il courut s’enfermer dans sa chambre.

Pendant les jours qui suivirent, pas un mot ne fut échangé entre le père et le fils. Je remarquai toutefois que, sous le poids d’une tristesse étrangère à sa nature, Alan ne quittait presque plus sa mère.

Aux fêtes dominicales, quand nous allions le soir à l’église, un des deux garçons restait pour garder la maison. Le dimanche qui suivit la querelle, c’était le tour d’Alan, et nous le laissâmes comme à l’ordinaire. Dans l’après-midi, M. Langley était venu chercher mon père, qu’il avait emmené promener hors la ville. Hugh les avait accompagnés. Alan était resté avec nous dans le jardin. Sachant que ma mère avait à lui parler, je m’étais écartée d’eux. En les rejoignant, je vis qu’ils avaient pleuré l’un et l’autre, malgré tous les efforts d’Alan pour paraître froid et calme.

Quand nous revînmes de l’église, M. Langley se rencontra sur notre route, ce qui lui était assez ordinaire. Arrivés à la maison, nous trouvâmes la porte entr’ouverte et le salon vide. — Indocile enfant ! s’écria mon père. Je gage qu’il est encore sur la rivière malgré ma défense. — Mais, tandis qu’il parlait ainsi, je vis sur la figure de ma mère une expression de terreur qui m’était toute nouvelle. Elle me fit signe de la suivre hors du salon, et, une fois retirée dans ma chambre, me fît part de ses craintes.

— J’ai bien vu, me dit-elle, j’ai bien vu, cette après-midi, que l’enfant était à bout de soumission… Ses paroles venaient d’un cœur froissé, découragé… Son père a passé la limite,… continua-t-elle à mots entrecoupés, les lèvres tremblantes… Le voilà parti… parti pour tout de bon, c’est moi qui vous le dis… Pauvre petit ! mon Alan ! malheureux garçon !

Vivement émue, je ne laissai pas de jeter un coup d’œil du côté de la rivière. Notre barque était amarrée à sa place habituelle. Cette circonstance me parut donner quelques probabilités aux conjectures de ma mère. J’allai, avec sa permission, chercher mon père, qui traita fort légèrement nos suppositions. Il entra dans la chambre d’Alan, d’où il sortit très-rassuré. Rien n’y attestait le moindre préparatif de départ. La redingote de l’enfant était encore sur son lit, telle qu’il l’y avait jetée le matin, au retour de la chapelle ; la bourse, le livre de prières étaient encore dans les poches. Ma mère ne répondait rien, mais ne se calmait pas. Nous primes le thé, longuement et tristement, malgré les efforts de M. Langley, qui essayait de nous distraire par quelques explications sur de récentes découvertes. Mon père semblait attentif. Au fond, de plus en plus troublé, il prêtait l’oreille aux moindres rumeurs de nos rues si tranquilles. Hugh, le repas fini, avait pris son gros in-quarto, vraie lecture du dimanche, autorisée par la tante Thomasine ; mais je remarquai bientôt que le bruit du vélin, à mesure qu’il tournait la page, mettait mon père à la torture, et je le priai tout bas de fermer le volume.

Bientôt mon père n’y tint plus : — Il fait chaud ici, dit-il tout à coup. Voulez-vous, Langley, venir faire un tour du côté du pont ? — Cette proposition inusitée trahissait l’anxiété à laquelle, sans vouloir en convenir, il était en proie. Ma mère de son côté, quand elle lui apporta ses gants, se pencha vers lui et murmura quelques mots à son oreille. Je devinai qu’elle implorait son indulgence pour « l’enfant, » s’il venait à le rencontrer. Trop agité pour lui répondre autrement, il fit un simple mouvement de tête qui disait : — J’ai compris, soyez tranquille !

Ils furent absens plus d’une heure. Mon père, en rentrant, ne voulut pas encore manifester la moindre inquiétude, mais sa voix éteinte, et dont il forçait évidemment le diapason, ne me laissait aucun doute à cet égard. Il congédia familièrement M. Langley et nous enjoignit à tous de regagner nos lits. — Pour une nuit à la belle étoile, ajouta-t-il, cet enfant n’en mourra pas. Il nous reviendra demain, l’appétit plus ouvert, pour le déjeuner.

Une fois dans ma chambre, je ne songeai seulement pas à me déshabiller. J’étais à ma fenêtre, explorant de l’œil la profonde vallée. Il faisait un beau clair de lune ; un brouillard épais, exhalé de la rivière, marquait toutes les sinuosités de son lit. La crête frangée des rochers hérissés de sapins découpait nettement sa silhouette brune sur le ciel lumineux ; les arbres du jardin tachetaient çà et là de noires ombres les pâles gazons durcis par la gelée. Parmi eux, j’entrevis une forme mobile. J’ouvris à petit bruit ma fenêtre, et, me penchant au dehors avec précaution, j’examinai le mystérieux promeneur, que je reconnus dès qu’il se montra sous les rayons de la lune. C’était mon père. Il descendit l’allée jusqu’aux degrés de la berge, et se tint là quelque temps, sondant du regard l’eau profonde… Quelle était donc sa pensée ?… Il revint ensuite, la tête penchée sur sa poitrine, les mains derrière le dos, absorbé dans ses terribles appréhensions. Je devinai ce qu’il souffrait et lui pardonnai ses dures paroles. Une heure après, quand tout semblait endormi dans la maison, j’entendis un pas léger derrière ma porte, et je l’ouvris doucement. C’était Hugh, tout habillé, mais pieds nus et ses bottes à la main.

— Je crois savoir où est Alan, me dit-il… Je vais le chercher chez la tante Thomasine… N’est-ce pas, Grisell, que j’ai raison ?…

Sa conjecture n’avait rien que de probable. Cependant à quoi servirait cette démarche ? Je ne le voyais pas trop, et voulus le dissuader de son projet ; mais Hugh n’était pas facile à convaincre.

— Une fois que l’escapade d’Alan sera connue dans la ville, me dit-il, Alan aura beau revenir, le père n’en sera que plus rigoureux pour lui.

Je sentais qu’en ceci Hugh voyait juste. Alors je m’offris à l’accompagner ; mais l’intrépide enfant ne voulut pas le souffrir. L’idée de franchir six milles à travers champs, au milieu de la nuit, ne l’effarouchait en rien, et il ne redoutait que la colère de notre père, si celui-ci venait à découvrir, avant qu’il fût de retour, sa sortie nocturne. Je le laissai donc partir, non sans une espèce de remords, et quand il fut hors de vue, je priai pour lui, pour le succès de sa généreuse entreprise. Il était petit jour lorsqu’il revint, couvert de poussière et près de succomber à la fatigue. Le fugitif n’avait point paru chez notre tante. — Et que pense-t-elle de sa fuite ? lui demandai-je. — Je l’ignore. Elle ne fait que pleurer, et, ne sachant trop à qui s’en prendre, elle nous accuse tous, répliqua Hugh.

Ma mère, qui n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, se trouva le lendemain matin à bout de forces, et tomba dans un sommeil léthargique. Je préparai le déjeuner de mon père, qui se mit à table, sombre et silencieux. M. Langley arriva. — Eh bien ! a-t-on des nouvelles ? — Mon père ne répondit qu’en hochant la tête.

Le soir, toute la petite ville s’occupait de nous. Notre malheur, exploité par les faiseurs de commérages, reçut mille interprétations plus fausses et plus absurdes les unes que les autres. Il y eut plus de montres dérangées ce soir-là dans Burndale, et l’atelier de mon père s’ouvrit à plus de visiteurs que pendant tout le mois précédent. La tante Thomasine arriva dans la soirée, les lèvres chargées de reproches et de remontrances. Devant elle, non sans un grand effort sur lui-même, mon père avoua ses torts, et ma mère eut à le défendre. Elle le fit avec sa générosité habituelle, et, son émotion gagnant la tante Thomasine, celle-ci en vint à changer complètement de langage. — Eh bien ! disait-elle, ce qui est fait est fait. Alan a quinze ans après tout. Combien de jeunes gens partis à cet âge de la maison paternelle, et complètement livrés à eux-mêmes, ont fait leur chemin dans le monde ! L’avouerai-je ? les consolations de la tante Thomasine nous fatiguaient presque autant que ses censures. On alla se coucher de très bonne heure. Le lendemain, mon père partit pour Londres, et il y passa tout un grand mois, employé à mille démarches dont aucune n’aboutit. Les traces d’Alan étaient complètement perdues. Un jour il nous écrivit qu’il revenait seul et sans espoir, et ma pauvre mère, soutenue jusque-là par ses chimériques espérances, tomba dans une mélancolie profonde.

Le soir où mon père devait rentrer à la maison, je demeurai tard dans le jardin, prêtant l’oreille aux plaintes du vent qui me semblaient les échos de ma tristesse intérieure. M. Langley vint me rejoindre, et, passant mon bras sous le sien, il marcha longtemps à côté de moi. Il m’adressait la parole de temps en temps, et je me reprochai le plaisir secret qui peu à peu effaçait dans mon âme les tristes impressions auxquelles naguère encore je m’abandonnais si complètement. Un bruit que nous entendîmes dans la maison nous fit rentrer ensemble au salon : c’était mon père qui arrivait ; mais il n’était pas seul : le cousin Harley était avec lui. Triste retour en vérité ! froides étreintes, paroles gênées, pensées qu’on n’osait exprimer. Mon père, en un mois, avait vieilli de dix ans. Sa chevelure avait blanchi, sa voix s’était affaiblie. Il nous conta ses anxiétés, ses fatigues, et comment le cousin Harley était accouru pour prendre sa part des unes et des autres. Je ne pus m’empêcher de jeter à Harley un coup d’œil reconnaissant. Lui cependant me sembla plus froid, plus réservé que de coutume. Peut-être, me trompais-je. En effet, le lendemain matin, avant de repartir pour Edimbourg, seul avec moi dans le salon, il me parla tout aussi affectueusement que par le passé.

— En toute occasion, me dit-il, vous savez, j’espère, Grisell, où vous trouveriez conseil et assistance. Je serai toujours prêt à vous venir en aide, ne l’oubliez pas. Près ou loin, cela n’y fait rien. Je n’ai pas au monde un plaisir plus grand que celui de me dévouer à vous. Voilà qui est entendu, n’est-ce pas, cousine ?

— Oui, répondis-je, mes yeux levés vers les siens. Je ne connais personne à qui je voulusse m’adresser plutôt qu’à vous.

— Vrai ? bien vrai, Grisell ? — Et je sentis ma main fortement pressée dans la sienne.

— Cela est tout simple, repris-je ; songez donc !… une si vieille affection !… Vous êtes pour moi comme un frère aîné.

Il laissa retomber ma main, et alla vers la fenêtre. Presque aussitôt, revenant à moi, il reprit cette main abandonnée. — Je ne vous en veux pas, Grisell. — Et il la pressa de nouveau. — Mais vous n’oublierez pas votre promesse ; je puis y compter ?… — Enfin il m’embrassa sérieusement, en vieux cousin, et me quitta sans vouloir dire adieu à mon père.

Il fallait bien se résigner à regarder Alan comme perdu ; son nom ne fut plus prononcé parmi nous. Pendant l’hiver qui suivit, toutes les fois que la neige entourait la maison, lorsque les soirées étaient plus froides ou plus orageuses que de coutume, notre mère, rompant un long silence, laissait échapper des soupirs qui ressemblaient à des gémissémens. Mon père, en ouvrant le journal, cherchait toujours du premier regard ces colonnes où s’entassent les récits tragiques, les aventures extraordinaires, les catastrophes exceptionnelles, qu’on voit se produire, de plus en plus nombreuses, au sein de notre civilisation si vantée ; mais le nom d’Alan n’y figurait jamais.


III

Au mois de mai suivant, par une belle après-midi (je ne l’ai pas oublié), je lisais à M. Langley une traduction de l’italien, lorsque la porte du salon s’entr’ouvrit et livra passage à une jolie tête blonde, vivement colorée par la marche et le plaisir de se retrouver avec les siens. Je m’élançai au-devant de ma sœur Marian, et couvris de baisers ses joues vermeilles.

— J’étais sûre de vous faire plaisir, dit-elle en me rendant mes caresses, j’ai prié la tante Thomasine de ne pas vous prévenir, et nous voici arrivées sans dire gare !

Elle battait des mains, elle bondissait… quand tout à coup, apercevant une personne qu’elle ne connaissait pas, elle se prit à rougir, salua gauchement M. Langley, et s’élança dans le corridor. — Oh ! Grisell… que va penser ce monsieur ?… me demanda la petite folle… Je ne le voyais pas… j’ai failli sauter sur lui… — Je m’empressai de la rassurer, et après avoir souhaité la bienvenue à la tante Thomasine, que nous trouvâmes déjà installée auprès de ma mère, je revins auprès de mon complaisant professeur.

— Savez-vous, Grisell, me dit-il, que votre sœur et vous formez un parfait contraste ?… Je vous baptiserais volontiers, vous Clair de Lune, elle Rayon de Soleil.

La définition, du moins en ce qui regardait Marian, n’avait rien que de très juste. C’était une de ces heureuses natures dont l’insouciance, la gaieté, l’élan communicatif, répandent comme une atmosphère de chaleur et d’amour partout où elles s’épanouissent. Mon père ne l’éloignait de lui, j’en suis convaincue, que par crainte de la trop gâter. Ses petites volontés, parfois capricieuses, avaient un charme qui les faisait accepter partout et par tous. M. Langley ne put pas s’y soustraire. Il l’observait avec une sorte de curiosité caressante ; un sourire lui vint aux lèvres dès qu’il eut à lui répondre, et je fus charmée de voir à quel point cet homme grave était susceptible de se laisser gagner aux gentillesses de notre blonde et belle enfant, à peine devenue jeune fille. Il la vit, sans sourciller, prendre d’étranges libertés avec le gros dictionnaire italien dont il m’avait appris à respecter la splendide reliure, et lorsqu’après la première timidité vaincue, elle vint me demander de laisser la « les vieux » et de descendre avec elle au jardin, M. Langley n’hésita pas un moment, convié par elle, à suivre la petite enchanteresse. Il était évidemment flatté de la voir s’accoutumer si vite à lui. Il écoutait avec une complaisance inépuisable ses jolis bavardages, et semblait ne plus s’apercevoir que je fusse au monde. Très décidément il préférait la clarté du jour à celle des nuits. Je n’en fus ni surprise, ni blessée.

Avant le dîner, Marian voulut monter chez moi pour changer de robe et se mettre en frais de toilette. Je l’en dissuadai en riant, et il m’arriva de lui dire que M. Langley ne méritait pas tant de cérémonie, ajoutant qu’il n’était la que pour moi. Ce mot lâché, je rougis ; Marian s’arrêta court : — Vous allez donc l’épouser ? me dit-elle. — Nous sommes engagés depuis quelques mois, répondis-je. — Et vous l’aimez ?… Vous aimez ce vieux pédant-là ?… Mais il a trente ans, au moins trente ans… songez-y !… Puis vinrent mille questions saugrenues Elle prit mon anneau, elle l’examina, elle se moqua de nous, si bien que nous en oubliâmes de descendre à l’heure du dîner. Il fallut que Hugh vînt nous arracher à ces causeries et à ces bons rires.

Ma place ordinaire à table était entre mon père et M. Langley ; Marian la prit sans façon. J’en éprouvai comme un léger serrement de cœur, dont personne au reste ne parut s’apercevoir. La tante Thomasine, à côté de qui je m’assis, m’expliqua le motif de sa visite. Maintenant que la famille était en voie de séparations (un regard jeté sur M Langley m’expliqua ce que ma tante voulait dire), elle pensait que Marian devait reprendre sa place au foyer paternel, et comme d’un autre côté il lui en coûtait trop de renoncer à cette enfant d’adoption, elle venait de louer un cottage, voisin de Burndale, où elle allait faire transporter tous ses meubles, désirant finir ses jours près de nous. Pendant qu’elle m’expliquait ces arrangemens nouveaux, le regard errant de ma sœur s’était fixé sur la place occupée jadis par Alan. Aussitôt elle cessa de gazouiller, ses joues pâlirent, des larmes vinrent perler au bord de ses longs cils ; mais elle les essuya bien vite, de peur que notre père ne les vît. M. Langley comprit cette émotion soudaine, et en respecta le secret. Cette soirée ne m’a laissé que de tristes souvenirs. Je me sentais comme engourdie par quelque influence cachée. On eût dit que le pressentiment de quelque malheur, fantôme sinistre, agitait près de moi ses ailes de plomb. La nuit je m’éveillai en sursaut, baignée de larmes…

Le changement que j’avais ainsi pressenti plutôt que prévu, ce changement eut lieu, — non tout à coup cependant, mais par degrés, comme lorsqu’une brume se lève sur un radieux paysage, envahit l’une après l’autre toutes les lignes de l’horizon, monte lentement vers le ciel, et finit par isoler la terre des lueurs d’en haut. Je n’entends ici blâmer personne. Tout se passa naturellement, sans dessein prémédité. Je m’étais réjouie du goût que M. Langley à première vue manifesta pour notre Marian. Elle voulut qu’il lui apprît aussi l’italien. Je lui cédai mon maître et les heures qu’il m’avait consacrées jusque-là. Je souriais en la voyant, aux prises avec des difficultés que lui grossissait sa légèreté inappliquée, se désespérer de ne pas mieux répondre aux soins de son professeur ; je souriais en voyant celui-ci ne se lasser jamais, ni de la mémoire en défaut, ni de l’intelligence rebelle, et sourire toujours à ces regards craintifs que son écolière jetait de son côté à la dérobée, quand elle le supposait irrité contre elle. Que de fautes il lui passait, dont il m’eût sévèrement reprise ! Mais il ne voulait pas la décourager. Ainsi se manifesta le changement. S’en doutaient-ils alors ? Pas plus que je ne m’en doutais, à coup sûr. Marian, au bout de six semaines, insista pour avoir ses vacances, et comme en définitive on faisait toujours ce que voulait Marian, on partit pour le manoir rustique de la tante Thomasine. Débarrassée de son professeur, la blonde écolière semblait aux anges. Je comptais bien, moi, sur quelque visite de M. Langley. La première fois qu’on le vit paraître au bas de la prairie qui s’étendait devant la maison : — Ah ! voici le savant !… cachez-moi !… cachez-moi vite !… s’écria Marian avec une consternation affectée, et elle cherchait où se blottir. M. Langley arriva, sérieux et distrait, comme d’ordinaire. Marian lui jeta un coup d’œil effaré, puis, après les premiers complimens, la voilà tranquille et muette. L’instant d’après, la scène change. Marian devient agressive, elle raille, elle agace, elle s’étonne qu’on ait le temps de venir nous voir quand on a tant d’occupations ; elle demande si le jardin de la tante Thomasine offre quelque curieux phénomène de formation géologique digne de l’attention des érudits. Le front de M. Langley se rembrunit par degrés. Il se penche vers la petite moqueuse ; il lui adresse à demi-voix quelques paroles qui lui font redresser la tête et amènent un sourire sur ses lèvres. Elle veut répliquer, elle s’arrête aux premiers mots. Il reprend la parole, mais toujours trop bas pour que je puisse entendre ce qu’il lui dit. Je me lève et je sors tranquillement du salon. Dix minutes après, je vois M. Langley quitter la maison et descendre à grands pas la prairie. Il est agité, il se parle en marchant. À peine est-il hors de vue, que Marian bondit vers moi, — Bon Dieu, Grisell, que je vous envie peu votre amoureux !… Il est fou, ce tourtereau-là. Je l’ai mis dans une colère ! — Mais comment, à quelle occasion, voilà ce que je ne puis savoir. Insisterai-je ? Non, je ne dois pas me constituer l’espion de ma sœur ? Ce rôle serait-il digne de moi, digne de M. Langley ? Il m’a dit qu’il m’aimait, il m’a demandé d’être sa femme. Il a fait dépendre du parti que je prendrais son bonheur et son malheur à venir ! Faut-il donc me méfier de sa sincérité ? À ces questions que je me faisais, la réponse était toujours la même : — Oui, me disait mon cœur, mais il ne connaissait pas alors Rayon de Soleil !

L’inquiétude finit par me gagner. Je ne puis rester en place. Avec ma sœur, je ne suis plus à mon aise. Un embarras mutuel succède à nos épanchemens d’autrefois. Jamais plus entre nous une seule allusion au mariage projeté pour moi. Les leçons d’italien reprennent et deviennent de plus en plus longues. Ils sont heureux d’être ensemble. Ma présence ne les gêne pas plus que si j’étais une pierre, et cet abandon me gagne parfois. Je me surprends à trouver charmant le contraste de ces deux têtes, brune et blonde, penchées sur le même livre, animées par la même souriante expression. Je ne parle à qui que ce soit de mes soupçons. Je mets toute ma volonté à m’aveugler, et je demeure ainsi, torturée, indécise, jusqu’au jour où le voile, si transparent, se déchire tout à fait devant moi.

C’était par une matinée d’août. Ils étaient absorbés dans leur étude. La fièvre battait à coups pressés dans ma tête. Sous les arbres courait une fraîche brise. J’allai m’y asseoir, les laissant seuls. J’y demeurai longtemps, le front dans mes mains. Certes je puis dire et jurer au besoin que lorsque je revins vers la maison, je ne songeais nullement à surprendre leurs secrets. J’allai vers la fenêtre près de laquelle ils étaient assis, comme certains condamnés marchent au supplice, avec une véritable soif de repos, de tranquillité obtenue à tout prix. En m’approchant, j’entendais leurs voix sans pouvoir attacher une idée distincte aux paroles qui frappaient mon oreille. Je vis que les livres étaient fermés et repoussés loin d’eux. Je voulus passer outre : impossible. Mes pieds semblaient rivés au sol. Je restai donc et je regardai. Je le vis la prendre dans ses bras où elle s’abandonnait, je le vis lui donner un baiser, et je la vis cacher son visage contre la poitrine de son amant, tout en murmurant quelques mots, parmi lesquels je distinguai ceux-ci : « La pauvre Grisell ! »

Tout était dit. J’entrai dans le salon, j’ôtai de mon doigt l’anneau que M. Langley m’avait fait accepter et je le plaçai devant lui, sur la table, sans prononcer une seule parole ; puis je les quittai. Une minute de plus, je me serais trahie. L’instinct de la femme et ce sentiment de dignité qui lui manque rarement en pareille occasion m’avaient permis de garder pendant le temps nécessaire mon masque de glace ; mais il me fallait ensuite exhaler mon agonie. Où donc aller ? À quel autre cœur confier les tortures du mien, et ses tressaillemens convulsifs, et le tumulte de ses pensers effrénés ? Je ne voulus me laisser voir ainsi qu’à notre bonne mère Nature, instruite d’avance de tous les secrets qu’on met sous sa garde, et qui les absorbe à jamais dans ses entrailles profondes. J’allai devant moi, parmi les champs où les blés d’or appelaient la moisson, parmi les bois pleins de silence et d’ombre, espérant que l’épuisement physique endormirait les souffrances de mon âme. Il ne me donna pas le repos que j’attendais, mais il me plongea dans une apathie froide et rigide qui peut-être valait tout autant.

Une invincible répugnance m’empêcha de rentrer à la maison. Après une longue marche, aux vagues clartés du crépuscule, j’arrivai chez la tante Thomasine, qui tricotait paisiblement, assise au coin de son feu. À ma vue, ses aiguilles lui tombèrent des mains. — Bon Dieu ! qu’a cette enfant ? s’écria-t-elle aussitôt, elle est pâle comme la mort !… Je me laissai tomber sur un siège, et là, les yeux fixés sur le feu, — ce même feu où j’avais vu autrefois tant de merveilleuses féeries, — je laissai couler mes premières larmes. La bonne tante ne me pressa de questions que lorsque je fus un peu calmée. Alors je lui dis tout, moins ce qui les accusait trop. Elle ne s’en indigna pas moins de ce qu’elle appelait déception, trahison, — que sais-je, moi ? — et voulait aller demander justice à mon père. J’eus peine à l’en empêcher. Elle me laissa ensuite pleurer une heure entière tout à mon aise. Je me suis toujours dit, en songeant à cette sympathie muette et pleine de tact, que la tante Thomasine avait dû, elle aussi, passer par quelque épreuve du cœur. Quand la nuit fut venue, je me remis en route. En rentrant à Burndale, en longeant ces vieilles et bizarres maisons où tant de générations s’étaient succédé, je me représentais avec une sombre joie combien d’émotions pareilles à la mienne avaient agité tous ces êtres, passagers au même lieu, voyageurs sur la même route, et maintenant froides cendres, — ce que je serais au bout de peu d’années…

En entrant dans Watergate, je vis un homme qui passait et repassait lentement devant notre demeure. C’était M. Langley. Je devinai pourquoi il m’attendait et j’aurais voulu l’éviter, mais à peine m’eut-il aperçue, qu’il s’élança vers moi : — M’écouterez-vous, Grisell ? me demanda-t-il en me barrant le passage. — Aucune réponse ne me fut possible. Lui-même demeura muet en face de moi pendant une ou deux minutes. — Je ne puis me justifier, reprit-il, je ne puis que vous demander pardon… Me permettez-vous de vous écrire ? — A quoi bon ? répondis-je enfin avec effort. Et pour le tirer de ce cruel embarras : — Je vous pardonne, ajoutai-je. Oubliez-moi, c’est tout ce que je vous demande… Et maintenant, adieu !

— Un instant, Grisell… Votre père…

— Vous lui avez dit ?…

— Absolument tout… Il me condamne, et il a raison… Mais Marian…

Ici, je voulus passer outre. M. Langley me retint, sa main posée sur la mienne. Quel droit avait-il de me torturer ainsi ?

— Votre père m’a chassé de chez lui, reprit-il, et pourtant il faut que je voie Marian… Je la verrai bien certainement… Grisell, voulez-vous intercéder pour nous ?

Tandis qu’il m’adressait cette requête étrange, ses gestes étaient ceux d’un homme qui a perdu tout empire sur lui-même. Le savant calme et posé, tel que je l’avais toujours vu, avait fait place à une espèce de fou.

— Voyons, Grisell,… recommença-t-il, mais cette fois en me laissant le passage libre. Voulez-vous,… dites ?

Hélas ! je l’aimais encore plus que moi-même, car je me retournai pour lui dire : — Je ferai, monsieur, ce que vous attendez de moi. Si je ne réussis pas, ne m’en gardez pas rancune.

Ses remercîmens empressés, la hâte qu’il mit ensuite à s’éloigner, tout cela me fit mal. Cet homme, je le vis bien, ne m’avait jamais aimée. Je me le répétai plus de vingt fois de suite avec une sorte de satisfaction farouche. Mieux vaut, je l’ai toujours pensé, une vérité cruelle qu’un mensonge flatteur.

Mon père m’attendait dans son cabinet. Il me parla de M. Langley avec un mépris austère qu’il ne pouvait être question de combattre en ce moment. Je regagnai ensuite la chambre que je partageais avec Marian, et je l’y trouvai dans les ténèbres. À peine assise sur mon lit, je la vis venir à moi toute en larmes et s’agenouiller à mes pieds. Elle me prit les mains, me les baisa,… je sentis ses tièdes pleurs mouiller mes doigts crispés,… tout cela sans être émue. Seulement à ses profonds sanglots il y avait dans mon cœur comme un écho douloureux. Tout ce que je pus faire fut de répondre par quelques bonnes paroles à ses adjurations passionnées, et de passer une main caressante sur ses cheveux épars. Néanmoins l’accent de ma voix avait malgré moi quelque chose de contraint et de rude qui contrastait étrangement avec mes assurances d’affection et de dévouement fraternel. Aussi n’en pleurait-elle que plus fort. Que faire à cela ? Je ne pouvais, à elle, dévoiler mon cœur tout entier, et lui demander les consolations dont ce cœur avait besoin. Force m’était de me réfugier derrière les apparences d’une froideur inerte, apparences qu’elle savait menteuses, et qui devaient lui sembler l’hypocrisie de la colère. J’espère cependant qu’elle ne me méconnut pas à ce point ; mais je l’ignore, ces explications ayant été entre nous les premières et les dernières.

Le lendemain et les jours suivans, je me plongeai avec une ardeur obstinée dans la routine de mes travaux domestiques. Je ne m’arrêtais pas, afin de n’avoir pas à réfléchir. Je vis Marian mettre de côté furtivement les livres de M. Langley et dérober à tous les yeux ce trésor sur lequel elle avait des droits. Je m’expliquais parfaitement le calme avec lequel elle supportait le froid mécontentement de mon père et le silence désapprobateur que ma mère gardait vis-à-vis d’elle. Restait ma promesse à tenir. Je plaidai leur cause avec le ferme désir de la gagner. Peu à peu la pitié m’avait prise à voir les joues de Marian se décolorer, et ses beaux yeux bleus s’ouvrir le matin voilés encore des larmes répandues pendant la nuit. Elle me croyait maîtresse de sa destinée. J’eus grand’peine à la convaincre que j’avais tout fait, sans succès, pour fléchir nos parens. Elle les voyait toujours froids, toujours durs pour elle, et cette enfant, jadis si gâtée, m’en voulait de ne pas avoir vaincu leurs ressentimens. — Je ne peux vivre ainsi, me disait-elle… Personne ici ne m’aime… personne que M. Langley !… Et à tout ce que je lui disais pour la calmer, en la flattant d’un avenir meilleur, elle ne répondait que par des reproches ; mais ces reproches ne m’irritaient pas : j’avais pitié d’elle. Songez donc, une enfant… seize ans à peine… se heurtant à un premier obstacle ! Aussi revenais-je souvent à la charge auprès de nos parens. Malheureusement ils n’avaient confiance ni dans la solidité de ce juvénile attachement, ni surtout dans le caractère de M. Langley. Mes instances étaient donc inutiles.

J’ai là, sous les yeux, un petit cahier vert, présent, de la tante Thomasine, où j’écrivais chaque soir mes pensées du jour. C’est ce qu’on peut imaginer de mieux pour combattre ses faiblesses que de les faire ainsi comparaître devant soi et de les juger, dans le calme de la solitude. Là, je retrouverais encore aujourd’hui, si je le voulais, mes mouvemens de jalousie sévèrement condamnés, mes aspirations vers la tombe repoussées comme d’horribles tentations. Il m’est arrivé de revenir sur ces traces du passé avec un singulier étonnement. — Est-il possible, me suis-je demandé quelquefois, est-il possible que j’aie pensé tout cela ? — Or rien de plus certain, rien de plus vrai, tout étrange que cela me paraisse.

Il y a là une journée, entre autres, dont le souvenir m’est encore bien présent : une tiède après-midi où j’étais assise au bord de l’eau, sur ces degrés dont j’ai parlé. La rivière venait presque baigner mes pieds. Un singulier enchaînement de pensées me suggérait, avec des incitations toujours croissantes, que j’avais un sûr moyen de me venger d’eux, en mourant là, dans cette eau limpide. Pourraient-ils, causes et complices de ce suicide, songer à s’unir ? Oseraient-ils défier ainsi mon spectre vengeur ?… Ce fut là le moment critique de ma douleur, le plus haut période de ces fièvres qui parfois me brûlaient le cerveau. À partir de cette page, — que je n’arrache pas du livre de ma vie, mais que je voudrais n’avoir jamais écrite, — un apaisement graduel se manifeste. Le silence se fait en moi ; la résignation me plie à son joug… Parfois je faiblis ; je me sens près de faillir encore… Quelle maladie mortelle n’a ses rechutes ?

Cependant mon père ne se laissait pas ébranler par mes instances réitérées. J’avais fini au contraire par réconcilier la tante Thomasine avec ce mariage qu’elle avait tout d’abord déclaré impossibles Marian avait toujours été sa favorite, et l’idée de la voir dépérir lui était insupportable. Sur ces entrefaites, une maladie contagieuse s’étant déclarée à Burndale, ma tante voulut immédiatement emmener Marian, que son état d’abattement exposait à plus de dangers. Ma sœur ne fit aucune objection à ce projet ; il parut au contraire la ranimer et lui sourire. Toutes deux partirent donc pour le bord de la mer, où elles passèrent environ six semaines.

Quand elles revinrent, il fut évident que les bains de mer avaient eu la meilleure influence sur la santé de Marian. Nos parens, cédant à mes remontrances, s’étaient décidés à l’accueillir comme autrefois, et ils l’accablèrent de caresses ; mais, à ma grande surprise, elle parut plus embarrassée que jamais. Après les avoir embrassés à la hâte, elle monta dans notre chambre, où elle me pria de l’accompagner. Là, je voulais l’aider à se déshabiller, mais elle repoussa mes mains empressées, et son agitation, son embarras m’étonnèrent.

— Eh bien ! ces fièvres, comment vont-elles ? me demanda ma sœur sans me regarder.

Je lui répondis, ce qui était vrai, qu’elles allaient diminuant, et que personne de notre connaissance n’en avait été atteint. Cette assurance parut la calmer, et, une fois couchée, elle me pria elle-même de la laisser s’endormir ; elle était trop lasse pour causer plus longtemps.

En rentrant dans le salon, je trouvai la conversation engagée sur les fièvres de Burndale. La tante Thomasine en vint à demander si quelqu’un de nos amis les avait prises. — Aucun, répondit négligemment mon père… Et, se reprenant aussitôt… Aucun ; répéta-t-il, car je ne compte plus M. Langley parmi ceux qui méritent ce nom.

J’appris ainsi que M. Langley était malade. L’idée me vint d’en prévenir Marian lorsque je remonterais auprès d’elle ; mais elle était endormie, et je remis la mauvaise nouvelle au lendemain. Pendant la nuit, elle rêva tout haut, et prononça plusieurs fois le nom de celui qu’elle aimait. Lasse de l’entendre gémir ainsi et craignant qu’elle ne fût malade, je l’éveillai à la petite pointe du jour. Les yeux ouverts, à mon grand étonnement, elle continua ses plaintes : — Grisell, me disait-elle, je suis sûre, je sens qu’il est arrivé quelque malheur à M. Langley… Comment pourrait-on s’informer de lui ? — Je lui dis alors avec ménagement ce que je savais. Aussitôt elle bondit vers moi, me jeta un regard effrayé où quelque incrédulité se peignait cependant encore, et, comme je l’étreignais dans mes bras, surprise au plus haut point : — Ah ! Grisell, s’écria-t-elle, laissez !… laissez-moi !… Comment suis-je encore ici ?… C’est auprès de lui qu’est ma place… J’ai le droit de l’aller trouver maintenant.

Un instant je la crus folle, mais elle m’eut bientôt détrompée. — Lâchez-moi, vous dis-je, ajouta-t-elle. Comprenez-moi donc… je suis sa femme ! Il y a un mois que nous sommes mariés. Voyez plutôt ! — Et elle me montrait un anneau de mariage suspendu à son col par un petit ruban noir.

De ce moment je n’eus rien à répondre, et je la laissai aller. Je l’aidai même, sur sa demande, afin que sa toilette lui prît moins de temps. Elle m’expliquait cependant comment elle s’était laissé persuader par M. Langley, qui l’avait secrètement suivie, de rendre leur union à jamais irrévocable, en attendant que l’on trouvât un moyen d’apaiser nos parens. Je la voyais tremblante, déchirée de remords, dévorée d’inquiétude. Pauvre Rayon de Soleil ! ce n’était pas le moment de lui en vouloir. Je l’encourageai donc à remplir ce qu’elle regardait avec raison comme son devoir. Je l’aidai à sortir sans réveiller personne ; je la suivis de l’œil jusqu’à la porte de M. Langley, chez qui elle fut admise sans difficulté par la vieille servante, un des témoins de leur mariage, comme je le sus depuis.

Ceci fait, j’avais encore une pénible épreuve à subir. Je dus tout raconter à mon père, et, le connaissant mieux que personne, je le fis en très peu de mots, sans la moindre, circonlocution, aussi simplement que possible. Il m’écouta sans prononcer une parole. Plus tard, dans la journée, il me dit qu’il n’empêcherait pas ma mère d’aller voir « l’enfant, » — ce fut le mot qu’il employa, — mais que, quant à lui, jamais il n’aurait aucun rapport avec elle. Ma mère pleura, supplia, sans rien obtenir. Combien l’orgueil paternel dut souffrir ce jour-là ! Se voir enlever ainsi un second enfant… et sa préférée !

Le soir même, ma mère se rendit auprès de Marian, et voulut en vain lui persuader de confier aux soins d’une garde son mari malade. Ma sœur ne répondit qu’en me faisant demander de lui venir en aide. Je sollicitai de mon père cette permission, et je n’hésitai pas un instant, — malgré tout ce qu’on disait de l’épidémie, — à me rendre où on m’appelait. Un grand étonnement pour moi fut de voir ma sœur, tout à coup transformée par les nécessités du moment, rester parfaitement calme et maîtresse d’elle-même en des circonstances si critiques. À peine ses lèvres tremblaient-elles un peu quand elle me dit que son mari, qui l’appelait sans cesse dans son délire ne l’avait pas encore reconnue. Je restai auprès de Marian jusqu’aux premiers symptômes de convalescence qui se manifestèrent chez le malade. Mon père me vit rentrer à la maison comme il m’en avait vue sortir, sans un mot qui concernât l’un ou l’autre des nouveaux mariés. Nous apprîmes bientôt après que le médecin ordonnait à M. Langley, incomplètement guéri, le séjour des pays chauds. Ceci n’arriva même pas jusqu’à mon père, qui, le dimanche, tenait soigneusement ses yeux écartés du banc où Marian et son mari étaient agenouillés côte à côte.

Un soir je rentrai au salon dans une disposition d’esprit qui m’était nouvelle. La vie m’était moins amère ; l’abnégation m’était plus facile. Je me reprochais l’égoïsme persévérant de mes chagrins. Ma mère, qui m’avait fait place auprès d’elle, me voyant assise sur une chaise basse à ses pieds, passa doucement sa main sur ma tête. Je la regardai. Ses yeux étaient rougis par des larmes récentes. Tout absorbée dans ma douleur, je ne songeais donc pas aux siennes !… Cette pensée m’alla au cœur. Il y avait la quelque chose à expier, et cela sans plus de retard. Ma pauvre mère, dont la vue était très affaiblie, n’avait pas de plus grand plaisir que d’écouter lire à haute voix. Depuis plusieurs mois, toute lecture m’était devenue insupportable à partir du jour où j’avais appris à déchiffrer le triste livre de la vie. Il me fallut un petit effort sur moi-même ce soir-là pour proposer à ma mère de lui lire quelque chose ; mais quel reproche me fut l’air joyeux avec lequel elle accepta cette offre si simple ! J’avais oublié, — jamais je ne le compris mieux qu’en ce moment, — combien sont coupables ces manquemens à la bonté, dont il est si rare qu’on se repente. Je choisis, dans notre modeste collection, l’ouvrage qu’elle aimait le mieux, un vieux volume dont elle avait usé les feuillets à force de le relire : elle ne lui préférait que la Bible. C’était la Vie du colonel Hutchison, écrite par sa femme, véritable Cornélie anglaise, digne des plus beaux temps de la république romaine. Mon père, qui lisait de son côté, ferma son livre pour écouter. Il s’exhalait de ces pages un parfum de vertu stoïque dont nous étions tous comme enivrés. Hugh, lui aussi, quittant son Euclide et ses figures de géométrie, était venu prendre place dans le groupe de famille.

La lecture achevée, mon père m’attira vers lui et posa ses lèvres sur mon front. Cette caresse, rarement accordée, trahissait une motion favorable. Je saisis l’instant propice, et je prononçai le nom de ma sœur. Mon père essaya de m’imposer silence, mais sa voix n’était pas aussi ferme que de coutume. Il en vint à expliquer sa sévérité. — Pouvait-il se réconcilier avec l’homme qui lui avait volé sa fille ? Et celle-ci, — pauvre chère petite, disait mon père, — comment la séparer du mari qu’elle s’était donné ? — Elle s’en repentira, disait-il encore… Son mari a du caractère, une intelligence remarquable, mais point de principes… Elle s’en repentira… Maintenant peut-être me trompé-je, et veuille Dieu que je me trompe !…

Nous en étions là ; nous venions de lui annoncer le voyage projeté par le jeune ménage, et nous avions vu ses yeux s’humecter en songeant au départ de Marian, lorsque la porte s’ouvrit, et Marian parut elle-même. Dieu nous l’amenait sans doute, Elle vint tout droit à mon père, et joignant les mains : — Bénissez-moi, lui dit-elle, avant que je vous quitte tous.

À cet appel soudain, mon père ne put résister. Il l’embrassa, fort ému, et garda longtemps sa joue contre sa poitrine, cette joue autrefois si fraîche, maintenant amaigrie et blême. Marian se dressa sur la pointe des pieds pour lui glisser quelques mots à l’oreille avec ces engageantes façons dont elle avait jadis expérimenté le pouvoir. Mon père fronça le sourcil, mais pendant une seconde à peine : — Grisell, dit-il ensuite, me regardant… Il paraît que M. Langley est là dehors.

— Permettez-lui d’entrer, répondis-je. Et Marian, courant à la porte, ramena son mari parmi nous.

Une fois encore nous prîmes ensemble le repas du soir, une fois, et ce fut la dernière, car le lendemain, au point du jour, Rayon de Soleil et M. Langley quittèrent Burndale. Combien nous nous sommes félicités de cette tardive réconciliation, en songeant que tout ajournement eût rendu le pardon impossible, inutiles les remords et les regrets !


IV

Avec Alan et Marian, la gaieté du logis était partie. Une précoce expérience m’avait laissée triste, et Hugh était naturellement sérieux. La tante Thomasine s’évertuait, fort inutilement je crois, à lui répéter sans cesse qu’il était l’espérance de sa famille, et qu’on attendait de grandes choses de lui. Il n’avait pas besoin de ces appels à son ambition, et ses plans d’avenir, qu’à certains momens de confiance il déroulait devant moi, n’étaient que trop vastes à mon avis. Il rêvait la gloire du savant, les honneurs universitaires, la renommée de l’écrivain, que sais-je encore ? mille chimères dont il a fallu rabattre.

Ma mère, en général maladive, avait toujours décliné depuis la disparition d’Alan. Son affaiblissement devint bientôt plus rapide, et quelques jours avant Noël nous la perdîmes. Mon père ne lui survécut que trois mois. Je passe rapidement sur cette triste période de mes souvenirs.

Tous les projets formés pour l’éducation de Hugh se trouvaient renversés par cette double perte. Mon père n’avait pu rien mettre de côté sur les bénéfices restreints de sa profession. Mon frère était assez grand pour qu’on pût lui expliquer sa position nouvelle. Il la comprit à merveille, et un jour où la tante Thomasine venait d’en causer avec moi : — Tante, lui demanda-t-il tout à coup, a-t-on décidé ce que je ferais ? La tante répondit en soupirant qu’il fallait attendre les conseils de M. Flinte, qui ne se pressait guère de nous faire connaître sa manière de voir. Ce M. Flinte était le frère unique de notre mère ; c’était sous sa direction que mon père avait placé nos affaires, et, s’il fallait en juger d’après les apparences, M. Flinte ne s’en occupait qu’à contre-cœur. — Il faudra pourtant décider quelque chose, ajouta la tante ; vous allez avoir quatorze ans au mois de mai.

— Quinze, s’il vous plaît, répliqua Hugh.

— C’est pourtant vrai… Quinze,… vous avez raison. Comme le temps passe ! Mais, mon garçon, continua ma tante, modérant sa voix comme pour atténuer le désappointement qu’elle allait infliger à son neveu… sans l’aide et l’aide très généreuse de M. Flinte, vous devez savoir que vous ne pouvez entreprendre aucune de ces carrières qu’on appelle libérales.

— J’y ai renoncé, chère tante, répliqua Hugh sans sourciller. Je ne demande à M. Flinte que de me faire entrer dans les bureaux d’un négociant, ou de me prendre dans les siens, ce qui m’irait encore mieux.

Je trouvai l’idée lumineuse, et j’osai le dire. Ma tante ne fut pas de mon avis.— Vous aviez de plus nobles ambitions, dit-elle à Hugh ; songez qu’un commis-marchand reste fort bien commis-marchand toute sa vie.

Hugh ne fit que sourire à cette menaçante insinuation. — Qu’on m’ouvre une route, et fiez-vous à moi pour y marcher, répondit-il. Je n’ai pas besoin d’un début plus brillant que celui-là.

— Songez, reprit ma tante, que M. Flinte n’est pas le plus aimable des hommes. Il a l’écorce rude, et…

— Moi, j’ai la peau dure, interrompit Hugh. Et je l’aurais embrassé volontiers, pour cette fermeté de bon présage.

Puis, sans insister autrement, il alla s’asseoir à l’autre bout de la chambre, nous laissant débattre ce nouveau projet, que je finis par faire agréer à ma tante. On écrivit en conséquence à M. Flinte, qui ne répondit pas. En revanche, le dimanche suivant, fort avant dans la soirée, un déluge de coups frappés à notre porte nous annonça l’arrivée de ce formidable parent.

— Je voyage toujours le dimanche, dit-il solennellement à ma tante, pour lui expliquer son apparition à cette heure indue… On gagne à cela du temps, et le temps est notre meilleur domaine.

Grand, gros, chauve teint fleuri, sourcils épais, sous lesquels brillaient deux yeux gris toujours pleins de vagues soupçons, tel était notre oncle maternel. Dès les premiers mots par lesquels il interpella son neveu, il fut évident pour nous qu’il restreignait à leurs plus strictes limites les obligations de la parenté. La tante Thomasine voyant traiter son favori avec cette familiarité dédaigneuse, s’indignait peu à peu, et son parler devenu sec et pincé, ses façons de plus en plus cérémonieuses, accusaient son mécontentement ; mais M. Flinte n’y prenait pas garde, et, fort de sa supériorité, traitait d’assez haut, en homme d’affaires, en homme qui a vu le monde, les idées de la bonne vieille provinciale. Il ne paraissait pas se douter que, dans le cercle de famille, tante Thomasine passait pour un oracle. — Je ne puis supporter cet homme, nous dit-elle lorsqu’il nous eut quittés, pour regagner son auberge, avec une vague promesse de songer à Hugh ; l’envie me prend de l’envoyer promener, lui et sa protection. C’est un vrai tyran, et pas autre chose.

— Tyran ou non, répondit mon frère, s’il veut de moi, je me risque. Il ne faut pas s’attendre à marcher sur des pavés de velours, et il est bon de se frotter de bonne heure contre les ronces du chemin.

— Comme il ressemble peu à son frère Alan ! me dit la tante.

— Alan était un excellent garçon, s’écria Hugh avec effusion.

— Sans doute,… sans doute,… à sa manière ; mais un peu de bon travail vaut mieux que beaucoup de bon vouloir, repartit la tante, qui, sans trop s’en rendre compte, se laissait aller à l’ascendant énergique du jeune homme.

La sollicitude paternelle dont M. Flinte se targuait volontiers à l’égard de Hugh, réduite à se traduire en actes, se manifesta par des propositions assez médiocres. Il prendrait Hugh dans ses bureaux au pair, c’est-à-dire sans lui demander de prime, et, après un surnumérariat gratuit de trois ans, le jeune commis aurait droit à un salaire annuel de 30 ou 40 livres sterling. De savoir comment il pourvoirait, pendant ce long noviciat, à son logement, à sa nourriture, à son entretien, M. Flinte ne s’en inquiétait guère, et lorsqu’il vit que la tante Thomasine et moi nous nous apprêtions à débattre ces délicates questions, il s’éloigna prudemment, pour rester étranger au débat. La chère tante avait été tentée de refuser net les offres de « ce vieux je ne sais quoi, » comme elle l’appelait ; mais Hugh lui avait jeté à la dérobée des regards et des gestes supplians qui l’avaient retenue. Quand M. Flinte fut parti, je renvoyai mon frère sous le premier prétexte venu. Lui non plus ne devait pas prendre part à la délibération.

— Eh bien ! s’écria la tante, quand nous fûmes seules, vous acceptez ?… L’enfant est donc un caméléon ? Il vivra sans doute de l’air du temps ?

— Il vivra de ce que je pourrai lui donner, répondis-je. Je partirai avec lui pour Londres. Nous avons le petit legs de ma marraine Lee…

— Une belle affaire !… L’intérêt de ces cent livres ne vous donnera pas seulement du pain et du sel.

— Nous vivrons sur le capital.

— Et, le capital mangé,… que vous restera-t-il ?

— L’avenir y pourvoira. En attendant, voilà mon devoir et ma tâche. Il faut remplir l’un et vaquer à l’autre, sans vaines craintes de ce qui peut advenir. Seulement il faut que ces arrangemens restent ignorés de mon frère. Vous me promettez de ne lui en jamais parler. L’excellente femme prit l’engagement que je lui demandais, et quelques jours après, par une belle journée d’été, mon frère et moi, nous quittions Burndale. La voiture passa devant Thorney-Hall, dont toutes les fenêtres étaient closes, les propriétaires se trouvant à Londres. Hugh me montra le vieux château, et me dit tout bas :

— Grisell ! que diriez-vous, si jamais on revoyait un Randal de Thorney ?

— Des rêves, petit frère,… des rêves, pas autre chose, lui répondis-je avec un sourire triste. Il n’ajouta pas un mot, mais ses lèvres serrées l’une contre l’autre, son teint animé, ses yeux brillans m’annoncèrent qu’il se plongeait avec délices dans ces rêves d’avenir.

En attendant qu’ils se réalisassent, en attendant que les Randal fussent relevés de leur déchéance et remis en possession du domaine de leurs ancêtres, il fallut aviser à notre installation à Londres, et, restreints comme nous l’étions aux combinaisons les plus économiques, ce fut une assez rude affaire. Pour une provinciale, je ne m’en tirai pas trop mal, et l’âpreté des petits propriétaires avec lesquels j’eus à me débattre rencontra une résistance qui dut leur inspirer une certaine estime de ma personne. J’obtins ainsi ajuste prix, ou peu s’en fallait, trois petites pièces, dont deux simples cabinets, transformés tant bien que mal en chambres à coucher, et un petit salon auquel un rigoureux nettoyage donna presque bon air. L’inconvénient de ce logement était son éloignement des bureaux où mon frère devait passer la journée. Il fallut se résoudre à le laisser dîner dans un café voisin de la résidence de M. Flinte, située dans cette large, magnifique et sotte rue qu’on appelle Portland-Place. J’y allai deux fois porter ma carte à M. Flinte, toujours absent ; politesse perdue qu’il ne me rendit pas, non pas même en s’informant de moi quand il voyait mon frère, ce qui lui arrivait au moins une fois par jour.

J’eus fort à faire, dans les premiers temps, pour organiser notre petit ménage. Je voulais que mon pauvre Hugh se trouvât bien chez lui, et j’y réussis à peu près. Il ne regrettait de Burndale, — et je les regrettais tout comme lui, si ce n’est plus, — que le jardin vert et la fraîche rivière, l’aspect des champs, des bois et des rougeâtres marécages. Je m’occupai ensuite d’établir notre petit budget sur des bases régulières, et je me convainquis, en quelques heures d’étude, que le petit capital sur lequel reposait tout notre avenir, ne pouvait durer trois ans, si réduites que fussent nos dépenses. Il y avait là un déficit à combler, et par quel travail y suffirais-je ? car je n’en étais pas, Dieu merci, à me croire trop bien née pour travailler. Je n’avais pas assez de talens pour me vouer à l’enseignement, pas assez de goût pour faire des modes ou de la broderie. Restait donc la couture, la couture élémentaire et primitive. J’en parlai à ma propriétaire, et bientôt après elle m’apporta de beau linge à coudre pour une grande famille où elle avait été jadis bonne d’enfans ; Plus tard, M. Flinte, qui daigna se renseigner auprès de moi de nos moyens d’existence, apprit à quel travail je m’étais vouée, et donna ordre à sa femme de charge de m’employer exclusivement. De ce moment l’ouvrage ne me manqua jamais. Il est vrai que, malgré cette absence de chômages, les profits n’étaient pas considérables, attendu qu’à titre de parente, M. Flinte me payait un tiers de moins que le tarif ordinaire ; mais j’acceptai ses conditions, et n’imaginai pas d’ennuyer Hugh de toutes ces misères auxquelles, en définitive, il n’eût su quel remède apporter. Nous vécûmes ainsi fort heureux, ce qui m’a laissée bien convaincue que, pour une femme, le grand point est d’avoir une tâche à remplir, n’importe laquelle, et un être’ auquel se dévouer. La tante Thomasine, à qui nous rendions compte, par écrit, de tous nos arrangemens, s’étonnait de la gaieté de nos lettres, mais bien plus encore du prix auquel on avait le « front » de nous vendre les œufs et le beurre. Ceci la mettait hors d’elle.

Un soir que j’avais attendu mon frère beaucoup plus tard que de coutume, il rentra suivi de quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était le cousin Harley, qui, arrivé d’Edimbourg, était allé prendre Hugh chez M. Flinte, et venait passer la semaine avec nous. Il avait l’air très bien portant et très gai. Le motif de son voyage à Londres était, nous dit-il, « une affaire qui pouvait, suivant ses résultats, l’y retenir plus ou moins longtemps. » Hugh, qui, d’après l’avis de son patron, étudiait le français, nous quitta bientôt pour aller prendre sa leçon chez un professeur voisin, et je sus alors ce qu’était la grande affaire du cousin. Il venait me demander en mariage. C’était une idée, me dit-il, qu’il avait depuis fort longtemps, et dont il avait été détourné par cette aversion que mon père témoignait pour les mariages entre parens. Mon indifférence l’avait un peu rebuté, mais il ne pouvait prendre sur lui de renoncer à la plus chère de ses espérances. Si je consentais, j’aurais immédiatement une existence indépendante, et il se chargeait de faire entrer Hugh dans la maison de commerce dont il était un des associés.

Je remerciai Harley du fond du cœur ; mais je n’avais pas alors à lui donner cette affection qui seule sanctifie le mariage, et aucune considération de vulgaire égoïsme ne devait me faire accepter son offre. Il me demanda, comme pis-aller, une espérance quelconque, une promesse, si vague, si indéfinie qu’elle dût être. Je ne répondis que par un signe de tête négatif, bien qu’à ce moment-là même je sentisse les larmes me venir aux yeux en songeant au chagrin que je lui faisais… en bien ! malgré tout, il ne voulut pas se laisser absolument décourager. Pourquoi ? Je l’ignore. Il est bien certain que rien de ma part ne légitimait cette singulière obstination.

Harley passa une quinzaine à Londres, et grâce à, lui Hugh put voir, au moins par échappées, un coin de ce monde splendide au milieu duquel nous vivions en véritables cénobites. Quand il partit, je m’aperçus que la certitude d’inspirer à quelqu’un, par moi-même et pour mon propre compte, un intérêt si vif et si persistant n’était pas une médiocre satisfaction, et je regrettai sincèrement de n’avoir pu répondre mieux à une tendresse si dévouée. Il nous écrivait du reste assez régulièrement, et ses lettres finirent par être attendues, désirées, comme une agréable diversion à la monotonie de nos habitudes.

La Noël vint. M. Flinte nous surprit beaucoup en nous engageant à dîner. J’appris alors, pour la première fois, qu’il était marié et qu’il avait une fille unique. La grande question de la toilette aurait pu faire difficulté ; mais j’étais en grand deuil, ce qui simplifiait les choses. Les convives étaient nombreux à ce dîner annuel, où le grand homme de la famille avait réuni tous ses parens, et parmi eux j’en remarquai plus d’un dont les timides allures, les airs empruntés, les flatteries serviles trahissaient l’humble fortune. Je me rappelle surtout, comme m’ayant péniblement affectée, un petit homme blême, à physionomie inquiète, qui absorbait en silence une énorme quantité de vin. En revanche, j’avais en face de moi un jeune homme frais et dispos, que tout le monde s’obstinait à baptiser « le pauvre Dick. » J’osai demander pourquoi cette désastreuse épithète était appliquée à ce joyeux compagnon : il me fut répondu que c’était à cause du malheur constant, du guignon implacable qui avait toujours poursuivi, dans tout ce qu’il avait entrepris, ce prédestiné. Jamais, à coup sûr, guignon et malheur ne visitèrent un hôte plus serein et d’une humeur plus souriante. En somme, le dîner fut long, la conversation glacée, et je n’entendis pas sans un vif plaisir la petite toux prémonitoire par laquelle mistress Flinte donna le signal de la rentrée au salon.

Mistress Flinte se pouvait définir tout uniment une personne bien élevée et bien mise ; sa fille Blanche était grande, fière et silencieuse. Elle se montra cependant très prévenante pour Hugh, qu’elle avait pris auprès d’elle, et ceci, me parut-il, au grand désespoir d’un jeune homme qui guettait cette place, fort digne d’envie. Après le dîner, Blanche vint se placer à côté de moi sur un des divans ; mais elle ne paraissait pas disposée à causer. Sa physionomie exprimait la tristesse, tristesse concentrée cependant, qui n’appelait pas la sympathie et décourageait les consolations. Le jeune homme qui m’avait paru la courtiser entra bientôt dans le salon. Au lieu de venir droit à nous, il rôdait autour du piano et du coure à musique. Je crus surprendre un regard suppliant qu’il adressait à la hautaine jeune fille, et auquel Blanche ne répondit que par un mouvement d’impatience. Presque aussitôt, sous je ne sais quel futile prétexte, elle m’emmena dans sa chambre, où, tandis que j’admirais quelques jolies aquarelles dont les murs étaient tapissés, elle se mit à griffonner quelques mots sur un carré de vélin. Quand elle eut fini : — Ces aquarelles, me dit- elle, sont de ce jeune homme que nous avons laissé au salon. J’aurais dû vous le présenter. Par le fait, il est votre cousin comme le mien. — En revenant au salon, nous le rencontrâmes sur notre chemin. Il s’approcha de Blanche et lui adressa quelques mots fort à la hâte. Pour toute réponse, elle lui remit le papier plié qu’elle tenait à la main, et il partit aussitôt. Il me déplut assez qu’on m’eût rendue témoin de cette correspondance clandestine ; mais comme Blanche ne me donnait aucune explication, je n’avais qu’à me taire. Lorsque je pris congé d’elle, cette jeune fille, qui au fond ne manquait pas de bonté, me donna un baiser cordial. — Mon père, me dit-elle, prétend que vous n’êtes pas une femme comme une autre. N’importe, je voudrais bien que vous fussiez ma sœur. Me permettez-vous d’aller vous voir quelquefois ? — Je ne pus naturellement que lui promettre le meilleur accueil.

Elle vint en effet et assez souvent, mais ses visites étaient fort écourtées, et j’eus bientôt à soupçonner qu’elle y trouvait le prétexte nécessaire à des entrevues mystérieuses avec son jeune parent, le peintre Herbert. Je m’étais promis de ne pas tolérer cet abus, s’il existait, et de m’en expliquer franchement avec elle, lorsque Hugh un beau jour vint changer mes soupçons en certitude. Son patron était au désespoir. Miss Blanche, secrètement mariée à M. Herbert depuis quelques semaines, venait de partir avec lui. M. Flinte avait pour gendre un artiste, et un artiste sans réputation par-dessus le marché !… Il arriva furieux dès le lendemain, et voulut m’imputer une espèce de complicité dans l’intrigue dont il était victime ; mais je lui fermai la bouche en lui rappelant que sa fille était déjà mariée lorsque je l’avais vue pour la première fois. J’appris ensuite que le jeune couple vivait misérablement à Rome, où M. Herbert travaillait pour se perfectionner dans son art. M. Flinte cependant ne se laissait pas fléchir, et, riche à ne savoir que faire de son argent, leur refusait obstinément tout secours.

Cet événement eut une grande influence sur la destinée de Hugh. M. Flinte, qui s’était montré envers lui si économe de bienfaits, le prit en faveur et le combla de cadeaux. Il le traitait en père prodigue, et il ne tint pas à lui que Hugh n’allât vivre dans sa maison. Je crus devoir m’y opposer, d’abord parce que je ne faisais pas grand fond sur le bienveillant caprice du cher oncle, ensuite parce qu’il me répugnait de voir Hugh occuper une place qui ne lui appartenait pas, tandis que la personne à qui cette place était due souffrait au loin toutes les angoisses de la pauvreté. Ce qui me charma, c’est que Hugh était tout à fait de mon avis. — Pas de mauvais jeu, pas de menées secrètes, disait-il ; si nous devons jamais être riches, que ce soit par le travail.


V

Les années passaient. M. Flinte, que ses bonnes grâces, consciencieusement déclinées, avaient d’abord refroidi à notre égard, ne pouvait cependant ni manquer à ses engagemens envers Hugh, ni lui refuser la confiance que ce cher garçon méritait de plus en plus. Ce fut ainsi, degré par degré, qu’un jour mon frère se trouva commis principal, et ce jour-là nos positions respectives furent changées. Ce fut lui qui me fit vivre. Les faibles objections que me suggérait ce nouvel état de choses ne furent pas écoutées. — Pensez-vous donc, Grisell, me dit mon frère, que depuis six ans j’aie une taie sur les yeux ? pensez-vous que j’ignore combien vous avez travaillé, combien Vous vous êtes privée pour moi ?… — Il n’y avait rien à répondre, et je ne répondis rien.

Nous venions de quitter notre « garni » et de monter, bien modestement, notre maison, lorsque la tante Thomasine profita, pour nous venir voir, d’un voyage que faisait à Londres un de nos amis de Burndale, le docteur Larke, le directeur de la grammar school, l’ancien professeur de Hugh. Sa fille Mary l’accompagnait. Nous l’avions laissée à neuf ans, petite fée blonde que tout le monde adorait. Elle nous apparut six ans après, jolie autant qu’on peut l’être, et bien que son esprit n’eût rien de très supérieur ni de très subtil, gaie, vive, animée, attrayante. — N’est-ce pas, me disait un jour la tante Thomasine, n’est-ce pas qu’elle rappelle notre petit Rayon de Soleil ? — Pauvre Rayon de Soleil, c’était là un nom qui vivait encore parmi nous. Le temps et l’absence avaient effacé tout ce qui eût pu faire ombre à ce brillant et radieux souvenir. Elle n’avait qu’à reparaître. Nos bras et nos cœurs lui étaient ouverts.

Le docteur Larke, dont la vue déclinait de manière à l’alarmer, était venu consulter les plus célèbres oculistes de la capitale. Ils ne lui dissimulèrent pas que le traitement auquel ils allaient l’astreindre offrait peu de chances favorables. Or le pauvre docteur, déjà forcé de renoncer à son école, et qui n’avait jamais fait grandes économies, allait se trouver aux prises avec dès difficultés pécuniaires que l’infirmité dont il était menacé devaient aggraver encore. Sa fille ignorait tout. — Je ne sais ce qu’a mon père, me disait-elle ; il ne lit plus, il n’écrit plus, il ne décachete même plus ses lettres. Il reste des heures entières sur son fauteuil, immobile et sans ouvrir la bouche… Je voudrais le ramener à Burndale. L’air de Londres lui est mauvais. — Il fallut bien l’éclairer sur sa position. Je le fis après en avoir obtenu l’autorisation, que le docteur ne me donna pas du premier mot. Le premier mouvement de cette enfant fut admirable. À peine m’avait-elle comprise, qu’elle me quitta en courant pour aller se mettre à la disposition de celui qui désormais allait devenir son protégé de toutes les heures. Ils renoncèrent, après mûre délibération, à retourner à Burndale. Le docteur fut adjoint, comme collaborateur régulier, à un recueil de travaux métaphysiques. Sa fille lisait pour lui et écrivait sous sa dictée. Avec le travail et ses distractions salutaires, la résignation vint peu à peu à notre pauvre aveugle. C’était pitié cependant que cette jeune fille, en qui débordait la vie, en qui le printemps rayonnait, s’étiolant derrière un noir bureau, la tête en feu, les yeux fatigués, épuisée par une application au-dessus de ses forces, telle enfin que nous la trouvâmes, Hugh et moi, par une belle journée de juillet. Ce spectacle nous navra tous les deux, et, sans nous être donné le mot, Hugh s’offrit à remplacer la gentille Mary comme secrétaire, pendant que je la promènerais un peu hors de Londres. Il fallait voir le ravissement de cette enfant lorsqu’elle respira l’odeur des champs, et comme elle cueillait les marguerites bordées de rose, les bassinets jaunes, les reines des prés. Les bois de Thorney lui revenaient à la mémoire, et aussi ce bon air qu’elle y savourait comme une boisson délicieuse : « Tenez, me disait-elle, à l’heure qu’il est, les roses de haie sont en fleurs, les foins sont coupés, mais non rentrés ; les coquelicots rougissent dans les blés onduleux… » Quand il fallut ramener cette jolie enfant dans le cabinet sombre et enfumé où se consumait sa vie, il me prit une sorte de remords. Elle était là hors de son élément. On eût dit une marguerite appelée à éclore dans les profondeurs d’une mine ; mais elle ne semblait bas se douter de ce qui m’attristait ainsi. C’était un brave cœur sous des apparences gaies et légères, et qui sait ? elle aimait peut-être ce noir cabinet, théâtre de ce long sacrifice. La jeunesse a de ces privilèges. Il n’est pas de recoin si obscur, si désolé, où elle ne puisse tisser ses rêves, légers et flottans comme les fils de la Vierge.

La tante Thomasine me fit remarquer, peu de temps après cette promenade, que Hugh ne passait plus beaucoup de soirées auprès de nous. Elle se félicitait de le voir si assidu chez le docteur, dont le commerce philosophique devait, selon elle, lui être fort utile. Je n’avais pas attendu les remarques de la chère tante pour constater les fréquentes absences de mon frère ; mais, un peu plus sur mes gardes qu’elle ne l’était, je les attribuais à Mary plutôt qu’au vieux professeur. Hugh ne m’avait encore rien dit, et j’attendais de pied ferme les confidences qu’il avait à me faire. Je m’amusais à voir l’embarras de Mary, quand il était auprès d’elle, et l’attention toute spéciale qu’elle accordait à la plus banale anecdote de son enfance, racontée, — si longuement qu’elle le fût, — par la bonne tante Thomasine. Que si, durant ces sortes de causeries, on entendait bruire sur l’escalier le pas ferme et hardi du jeune homme, la jeune fille se taisait, et ses joues s’empourpraient, pareilles aux nuages du couchant. Maintenant pourquoi Hugh ne me disait-il rien ? J’en étais étonnée et peu satisfaite, Il devenait de moins en, moins expansif, il semblait en proie à de tristes préoccupations. Ce ne pouvait être relativement à ses affaires, puisque M. Flinte, venait justement de lui assurer une petite part d’intérêt dans les opérations de sa maison. Je m’étais dit en apprenant cette bonne nouvelle : S’il a été retenu jusqu’ici par la pensée d’associer Mary à une destinée encore incertaine, voici, qui le met bien à son aise, pour lui demander. — Et non-seulement il ne faisait pas cette démarche décisive, mais il aillait de plus en plus rarement chez le docteur ; sa tristesse semblait augmenter, et quand on lui parlait de son état, il ne voulait pas admettre que rien y fût changé. C’était à ne le plus comprendre.

J’avais promis à la tante Thomasine de la ramener à Burndale et d’y passer quelques semaines auprès d’elle. La veille de mon départ, la tante s’étant couchée de bonne heure pour se préparer aux fatigues du voyage, je demeurai seule avec mon frère. Penché sur la table, où il avait étendu une grande feuille de papier collée sur toile, il étudiait ce document avec, une attention soutenue. Ses yeux plus brillans qu’à l’ordinaire, ses lèvres moins étroitement unies l’une à l’autre, indiquaient chez lui une disposition favorable. Je pensai que je pouvais, avec ménagement, aborder la question qui me tenait au cœur.

— Il paraît, dis-je à mon frère, que le docteur Larke va s’établir hors de Londres.

— Ah ! vraiment ? murmura-t-il sans lever les yeux.

— Oui… Ses travaux peuvent se continuer à la campagne, et la campagne convient mieux à sa fille…

Hugh tressaillit à ce dernier mot, mais n’ajouta pas une syllabe. Il était évident que, gardant son air distrait, il ne perdait pas une de mes paroles.

— La pauvre enfant finirait par tomber malade, continuai-je, s’il lui fallait mener longtemps cette vie recluse. À propos, le docteur m’a demandé pourquoi il ne vous voyait plus que si rarement…

— Et vous avez répondu…

— Que je n’en savais rien.

— Vous disiez, je crois, que Mary avait l’air… souffrant ?

— Oui. — Suivit une longue pause, pendant laquelle mon frère ne quittait pas des yeux son papier. Je gagerais bien, par exemple, que ses pensées étaient loin de là. Enfin il regarda de mon côté, et me surprit l’observant.

— Qu’est-ce donc, Grisell ? Vous avez l’air bien sérieux, ce soir.

— Je pensais à la petite Mary.

— Eh bien ! quoi ? reprit-il, repoussant le papier de la main et se rapprochant de la cheminée.

— Nous leur manquerons, à elle et au docteur, quand ils seront loin de nous. N’est-ce pas aussi votre pensée ?

— Oh ! elle se fera partout des amis.

— Je ne vois pas ceux qu’elle s’est faits depuis son arrivée ici.

— Le docteur se popularisera par ses talens… On s’empressera autour de lui…

— C’est singulier, je vous supposais pour eux plus d’attachement que vous n’en témoignez.

Il tressaillit de nouveau. J’en fus charmée, et me décidai à ne le point épargner. Il était temps de sonder ce cœur endurci et plein de ténèbres. J’insistai donc sur le malheur de Mary, son présent si laborieux, son avenir si incertain, l’état de langueur qui pouvait peu à peu la conduire, sinon à la mort, du moins à une vieillesse précoce.

— Grisell, interrompit mon frère, comme pour me forcer à changer d’entretien, quelle est selon vous l’ambition la plus méritoire ?

— Celle d’être bon et de faire le bien.

— Vraie réponse de femme, et je m’y attendais. Un autre aurait pu dire : celle d’être grand et puissant.

— On n’est grand qu’à la condition d’être bon.

— Lieu commun, Grisell,… lieu commun des plus rebattus.

— Rebattu comme presque tout ce qui est vrai.

— Soit ; mais changeons de question. Est-il permis de sacrifier un bonheur facile, qui se rencontre sous votre main, à un avenir incertain, mais éclatant, qui réclame impérieusement ce sacrifice ?

— Non ; très-certainement, non.

— Voilà qui est trancher vite et net une grosse question, chère sœur. Maintenant supposons que ce bonheur, pour être ajourné, ne soit pas perdu à tout jamais… que diriez-vous ?… Et, tenez, nous nous comprenons à merveille : pourquoi dès-lors tant d’énigmes ?

— Il y a tel bonheur, répondis-je, qui perd, s’il n’est pas cueilli à temps, tout son subtil arôme. Vous vous êtes assuré, cher frère, la pleine possession d’un cœur pur et jeune. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion, peut-être unique, et ne pas cimenter à jamais cette affection qui survivra, soyez-en sûr, à toutes vos vues d’ambition ?

Mon frère était ébranlé. Il allait rapidement d’un bout de la chambre à l’autre, et finit, après quelques minutes, par s’arrêter auprès de la table. Il attira vers lui le papier objet de ses patientes études, et que je reconnus pour un tableau généalogique de la famille Randal.

— Écoutez, — me dit-il avec un accent qui commandait toute mon attention, — depuis l’école, j’ai toujours eu en vue la même espérance, toujours marché vers le même but. Je suis peut-être encore bien loin de ce but ; mais je sais, je sens que mon espérance sera un jour réalisée, du moins si je vis, car ma vie entière sera employée à vaincre tous les obstacles qui se trouveront sur ma route. Je ne me laisserai distraire par rien, séduire par rien, affaiblir par rien…

Il fallait voir comme ses lèvres se serrèrent quand il articula ces derniers mots. J’avoue que, dans ce moment, il m’inspirait peu de sympathie. Ce cri de l’impassible ambition n’éveillait aucun écho dans mon cœur.

— Maintenant, sœur, reprit-il, ne me condamnez pas. Je n’ai jamais abusé Mary par une parole d’amour. Aussitôt que notre intimité, dont le charme était grand pour moi, m’a paru compromettante pour sa tranquillité, pour mon avenir, je me suis retiré. J’ai foi dans l’action du temps, sinon pour moi, du moins pour elle.

— Mais, si elle vous aimait, il était trop tard.

— Je ne sais pas si elle m’aime.

— Vous ne dites pas l’entière vérité. Vous me cachez précisément ce ; doute qui vous torture le cœur. D’ailleurs vous l’aimez, je vous dis que vous l’aimez.

— Eh bien ! après ?… Si je l’aime, ne puis-je le taire ? Ne puis-je me passer de la voir ? D’ici à quelques semaines, cette enfant ne songera plus à moi. L’attacher à mon sort en ce moment serait un acte de cruauté. Je suis un ambitieux, c’est-à-dire un être sans repos. Je ne pourrais me supporter dans le cercle étroit où cette union enfermerait notre destinée. Son amour ne remplacerait pas pour moi ce qu’il m’aurait fait abandonner. Elle n’aurait qu’une part de mon cœur, et, à moins de le posséder tout entier, elle ne serait pas heureuse. Double espoir trompé ! double malheur ! voilà quel serait notre lot. Ah ! si vous saviez, Grisell, ce qu’est une espérance unique longtemps caressée, qui a grandi avec vous, se fortifiant des forces qui vous viennent, et devenue tellement séduisante, que, pour la voir un seul jour se transformer en réalité, l’homme qu’elle a subjugué donnerait sa vie !

— Eh ! mon frère, vivez pour vous, non pour vos ancêtres, m’écriai-je impatientée. Votre ambition n’a certainement rien que d’avouable, si elle ne vous conduit à rien qui vous déshonore ; mais si vous devez laisser ternir par elle, le moins du monde, ce sentiment de droiture qui brillait en vous avant qu’elle n’eût pris possession de votre cœur, il vaudrait cent fois mieux, je vous le jure, rester obscur et voué pendant toute votre vie à d’humbles travaux que de faire un pas de plus dans cette voie.

— Ah ! que vous me connaissez mal, chère Grisell ! A notre nom, que je m’efforce de relever, jamais une tache ne viendra de moi. Si Mary avait ma promesse, si je me croyais seulement aimé d’elle comme je l’aime, je me sentirais lié, je lui sacrifierais toutes mes espérances, toutes mes ambitions ; mais je sais ce qu’elle est. C’est parce que je connais sa douce et légère nature que je ne veux pas l’attirer dans mon chemin. Je m’impose une cruelle souffrance pour lui épargner, dans l’avenir, des souffrances plus cruelles encore. Croyez-moi, Grisell, ayez foi dans votre frère. Il me faut aller à mon but, libre de tout fardeau et privé de toute sympathie, si ce n’est la vôtre, sur laquelle j’ai toujours compté. Vous avez été jusqu’ici mon meilleur pionnier, chère et loyale sœur ; ne me découragez pas aujourd’hui.

J’étais étonnée, émue, presque convaincue. Je sentais qu’il disait moins que la vérité en parlant de ses secrètes angoisses, je comprenais qu’à certains égards il pouvait avoir raison ; mais mon cœur protestait encore, et le cœur d’une femme voit quelquefois plus juste que la raison d’un homme. Oui, même aujourd’hui, je doute fort que Hugh ait bien choisi entre les deux routes ouvertes devant lui. Celle qui l’eût mené droit à l’heureuse médiocrité, celle qu’il eût parcourue, la petite Mary à ses côtés, me paraît encore celle qu’il eût dû préférer.


E.-D. FORGUES.


  1. Ce roman, fort remarqué lorsqu’il parut à Londres il y a peu de mois, nous a paru mériter qu’on lui appliquât le système de réduction dont le récit d’Eleanor Raymond, publié dans la Revue (livraison du 1er mars 1852), d’après un roman de mistress Norton, a pu donner une idée.
  2. Scaur ou scar du saxon carre, rocher escarpé. On remarquera la racine subsistant encore dans ce dernier mot.
  3. « Jeune homme, réjouis-toi en ton jeune âge, et que l’on cœur te rende gai aux jours de ta jeunesse, et marche comme ton cœur te mène, et selon le regard de tes yeux ; mais sache que pour toutes ces choses, Dieu t’amènera en jugement… » — « Vanité des vanités, tout est vanité, etc. »