« Les Fleurs du mal (1861)/Le Voyage » : différence entre les versions

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{{titrePoeme|[[Les Fleurs du mal]]|Charles Baudelaire|Le Voyage}}
{{FleursDuMal|'''[[Les Fleurs du mal]]'''|L<small>A</small> M<small>ORT</small>|Le Voyage|[[Le Rêve d’un curieux]]|[[Les Bijoux]]}}
<br><br>
'''CXXVI. - Le voyage'''


<p style="margin:0px 0px 5px 0px;text-indent:0px;">'''CXXVI. - Le Voyage'''</p>
A Maxime du Camp
<p style="text-indent:0px;font-size:90%;line-height:110%;">''À MAXIME DU CAMP''</p>
<poem>


{{Caché|Pour l’enfant, amoureux }}I
<pre>
I


Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers:
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;
Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons,
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom!
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !


II


Nous imitons, horreur! la toupie et la boule
{{Caché|Nous imitons, horreur ! l}}II

Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils
Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où!
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou!
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;
Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont: "Ouvre l’oeil!"
Une voix de la hune, ardente et folle, crie:
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
"Amour... gloire... bonheur!" Enfer! c’est un écueil!
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin;
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

O le pauvre amoureux des pays chimériques!
Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis;
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.
Partout où la chandelle illumine un taudis.


III


Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires
{{Caché|Étonnants voyageurs ! }}III

Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu?


Dites, qu’avez-vous vu ?
IV



"Nous avons vu des astres
Et des flots; nous avons vu des sables aussi;
{{Caché|Et des flots ; nous avon}}IV

{{Caché|Dites, qu’avez-vous vu ?}}« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages,
De ceux que le hasard fait avec les nuages,
Et toujours le désir nous rendait soucieux!
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

- La jouissance ajoute au désir de la force.
— La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près!
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès? - Pourtant nous avons, avec soin,
Que le cyprès ? Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe;
Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;
Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse."
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »


V


Et puis, et puis encore?


{{Caché|Et des jongleurs savant}}V
VI

Et puis, et puis encore ?


{{Caché|Et des jongleurs savant}}VI

{{Caché|Et puis, et puis encore ?}}« Ô cerveaux enfantins !


"O cerveaux enfantins!
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché:
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût;
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût;
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté;
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
"O mon semblable, ô mon maître, je te maudis!"
&lsaquo; Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! &rsaquo;

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense!
Et se réfugiant dans l’opium immense !
- Tel est du globe entier l’éternel bulletin."
Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »


VII


Amer savoir, celui qu’on tire du voyage!
{{Caché|Amer savoir, celui qu’on}}VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui!
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d’autres
Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier: En avant!
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent: "Par ici! vous qui voulez manger
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé! c’est ici qu’on vendange
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim;
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin?"
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? »

A l’accent familier nous devinons le spectre;
À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
"Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre!"
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.


VIII


O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l’ancre!
{{Caché|Ô Mort, vieux capitaine,}}VIII

Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte!
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau!
Au fond de l’Inconnu pour trouver du ''nouveau'' !

</pre>
Fin
</div>


[[Catégorie:Charles Baudelaire|Voyage]]
[[Catégorie:Charles Baudelaire|Voyage]]

Version du 20 août 2007 à 02:29



CXXVI. - Le Voyage

À MAXIME DU CAMP

<poem>

Pour l’enfant, amoureux I

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes, L’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, Le cœur gros de rancune et de désirs amers, Et nous allons, suivant le rythme de la lame, Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ; D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, Astrologues noyés dans les yeux d’une femme, La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent D’espace et de lumière et de cieux embrasés ; La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s’écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon, De vastes voluptés, changeantes, inconnues, Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !


Nous imitons, horreur ! lII

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils La Curiosité nous tourmente et nous roule, Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace, Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où ! Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse, Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ; Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! » Une voix de la hune, ardente et folle, crie : « Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie Est un Eldorado promis par le Destin ; L’Imagination qui dresse son orgie Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques ! Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ; Son œil ensorcelé découvre une Capoue Partout où la chandelle illumine un taudis.


Étonnants voyageurs ! III

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?


Et des flots ; nous avonIV

Dites, qu’avez-vous vu ?« Nous avons vu des astres Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ; Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres, Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette, La gloire des cités dans le soleil couchant, Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages, Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux De ceux que le hasard fait avec les nuages, Et toujours le désir nous rendait soucieux !

— La jouissance ajoute au désir de la force. Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais, Cependant que grossit et durcit ton écorce, Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin, Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ; Des trônes constellés de joyaux lumineux ; Des palais ouvragés dont la féerique pompe Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ; Des femmes dont les dents et les ongles sont teints, Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »


Et des jongleurs savantV

Et puis, et puis encore ?


Et des jongleurs savantVI

Et puis, et puis encore ?« Ô cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale, Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché, Du haut jusques en bas de l’échelle fatale, Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ; L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ; La fête qu’assaisonne et parfume le sang ; Le poison du pouvoir énervant le despote, Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre, Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté, Comme en un lit de plume un délicat se vautre, Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L’Humanité bavarde, ivre de son génie, Et, folle maintenant comme elle était jadis, Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie : ‹ Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! ›

Et les moins sots, hardis amants de la Démence, Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, Et se réfugiant dans l’opium immense ! — Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »


Amer savoir, celui qu’onVII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres, À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, Pour fuir ce rétiaire infâme ; il en est d’autres Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, Nous pourrons espérer et crier : En avant ! De même qu’autrefois nous partions pour la Chine, Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres Avec le cœur joyeux d’un jeune passager. Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ; Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette après-midi qui n’a jamais de fin ? »

À l’accent familier nous devinons le spectre ; Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. « Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! » Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.


Ô Mort, vieux capitaine,VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !