« Le Budget devant les chambres françaises » : différence entre les versions

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S’il est une transformation inquiétante de nos mœurs politiques en matière de finances, c’est bien celle à laquelle nous assistons en ce moment, car elle a pour résultat de modifier profondément la méthode suivie autrefois par les chambres dans l’examen du budget pour y substituer une méthode nouvelle qui tend à détruire le gouvernement parlementaire.


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La chambre des députés a proclamé sa permanence sinon en théorie, du moins en fait, et elle accule le sénat, à la dernière semaine de chaque année dans une impasse, où le budget a fini par rester cette fois-ci, malgré les objurgations ironiques d’une presse qui prétend représenter la majorité républicaine. On a essayé de persuader aux membres du sénat qu’ils auraient pu donner un beau spectacle au pays en votant comme en bloc, et sans avoir eu le temps de lire les documens préparés par sa commission, un budget tout entier, ce même budget que la chambre des députés a mis près de dix mois à établir, après l’avoir retourné dans tous les sens.
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<references/>
Il était d’autant moins permis de tenir cette année un pareil langage au sénat, que le budget de la chambre des députés est une œuvre fort obscure et n’ayant, on peut le dire, de commun avec un budget régulier que le nom et la forme extérieure. On n’y
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retrouve rien de ce qui rendait remarquables ces anciens budgets qui avaient la prétention de représenter une idée, qui étaient établis sur des principes bien définis, et dont la conception a fait la gloire de nos assemblées et de nos hommes d’état depuis la chute du premier empire jusqu’à ces dernières années. Ils ont été d’ailleurs successivement imités par tous les états parlementaires du continent, et nous semblons devoir les abandonner au moment où on en comprend mieux, à l’étranger, la bonne ordonnance et la solide organisation.

Il est à craindre que nous ne marchions à grands pas vers la destruction définitive des budgets de l’ancienne école, et que nous ne soyons peut-être obligés, d’ici à peu d’années, de nous résigner à vivre au jour le jour, à pourvoir tous les mois à nos besoins courans, condamnant les services publics à demander leur pain quotidien à un comité de permanence choisi par le parlement.

Quelle est la raison qui pousse tant d’hommes politiques à seconder, ce changement de méthode et cette transformation ? Est-ce le sénat qu’on veut détruire en l’empêchant de remplir ses fonctions ? ou bien, ne seraient-ce pas les ministères qu’on veut rendre inutiles, en substituant la préparation des budgets par la chambre à la préparation des budgets par l’administration ? A-t-on la prétention, en un mot, de viser plus haut que le budget, et quel est, dans ce cas, le pouvoir qu’on menace ? Qui est-ce qui mène le mouvement ? Sont-ce les partisans d’une chambre unique, ou les adversaires de la responsabilité ministérielle ? S’agit-il, enfin, de préparer l’avènement d’une, sorte de convention parlementaire avec deux chambres, dans une constitution à l’américaine, ou s’agit-il de faire revivre une convention, chambre unique, comme la première, comme celle qui est l’idole d’un certain nombre de vieux républicains, quelquefois pour ce qu’elle a fait de grand, et trop souvent hélas ! pour ce qu’elle a fait de mal ?

Il y a certainement, dans la majorité de la chambre des députés et, surtout dans les partis extrêmes de la gauche, des adversaires résolus de l’institution du sénat ; mais il y a aussi, et ceux-là sont les plus nombreux, — car on les rencontre dans toutes les fractions du parti républicain, — des adversaires bien plus résolus encore du pouvoir ministériel. Le gouvernement parlementaire n’est plus, pour un grand nombre d’hommes politiques, que le gouvernement direct par le parlement, tandis que le gouvernement par des ministres sous le contrôle du parlement, ce qui est l’expression vraie de ce gouvernement, ne représente plus pour beaucoup de gens qu’une idée sans valeur, inconnue, ou arriérée.

Malgré certaines apparences qui ont, il est vrai, impressionné
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vivement l’opinion publique, c’est le parti des adversaires du pouvoir ministériel qui me parait le plus redoutable, et c’est contre lui que je crois le plus urgent de lutter. Je sais bien qu’on entend souvent demander la suppression du sénat. Il est entré, il entrera dans la maison des gens expressément venus pour la brûler. Je sais bien que, ''frein'' ou ''sabot'', la chambre haute est considérée par toute une école de vieux démocrates comme une machine à porter au musée des souverains, ou, pour parler un langage plus républicain, comme un instrument démodé de la souveraineté nationale ; mais on serait injuste envers le sénat si l’on ne reconnaissait pas une certaine vitalité dans sa constitution et sa composition actuelles. On serait non moins injuste envers le pays si on ne reconnaissait pas que l’idée des deux chambres y est considérée comme protectrice des grands intérêts de la nation. La révision de la constitution, qu’on a faite au mois d’août 1884, était dirigée contre le sénat, et on peut dire qu’elle a tout à fait avorté. Le congrès a reculé devant la fermeté avec laquelle la chambre haute a défendu ses attributions financières. S’il est donc vrai que la majorité de la chambre des députés cherche de temps à autre à humilier le sénat, elle cherche bien davantage à humilier le ministère, et elle y réussit beaucoup mieux. Le pouvoir ministériel, voilà l’ennemi pour elle ! Si le sénat est jeté par-dessus bord un jour ou l’autre, en même temps que le pouvoir ministériel, ce ne sera que par surcroît. Ce qui est assez remarquable d’ailleurs, c’est que plus l’institution ministérielle est ébranlée, plus les ministres deviennent inébranlables. Peut-être la raison en est-elle qu’il est inutile de s’acharner pour ôter la vie à ceux qu’on a réussi à rendre impuissans.

Si l’on ne parvient pas à arrêter le mouvement que nous dénonçons à tous les esprits réfléchis, on peut être sûr que le jour où il se formerait dans le sénat une majorité contre le système ministériel, il ne serait pas difficile à cette majorité de trouver un appui dans une majorité correspondante de la chambre des députés. On n’abolirait peut-être pas le sénat, on abolirait les ministres. Le résultat ne serait guère plus heureux, et le pays aurait à en souffrir dans des proportions incalculables. Voilà pourquoi nous combattons en ce moment les adversaires du pouvoir ministériel, non pas que les adversaires du sénat nous paraissent moins dangereux, mais en présence de deux dangers, c’est au plus pressant des deux qu’il faut d’abord faire face.

Le budget général des dépenses et des recettes de l’état, tel qu’il apparaît dans ce grand ordre qui constitue notre système financier, ne peut exister avec tous ses avantages et produire tous ses effets politiques, économiques et moraux que dans l’hypothèse
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d’une autorité administrative et d’une responsabilité ministérielle, et sous la condition d’une séparation des pouvoirs qui mette en présence, d’un côté, une administration agissante et, de l’autre, un parlement contrôlant. Aussi est-il naturel que ce soit au budget lui-même qu’on s’attaque quand on veut détruire le pouvoir ministériel, parce que la préparation et l’exécution du budget constituent l’attribution principale du ministère dans un gouvernement vraiment parlementaire. Je ne sais si tous les adversaires de ce genre de gouvernement le savent, mais il n’est pas douteux qu’ils le sentent, et ils agissent comme s’ils le savaient. L’instinct les guide à défaut de l’intelligence.

Pour détruire le budget, il faut en détruire les principes, et ces principes, on peut les réduire à un petit nombre. C’est ce petit nombre de principes que j’ai besoin de définir, d’expliquer, de produire avec toute leur valeur pour faire toucher du doigt la nature de l’inimitié, consciente ou non, qu’ils excitent chez les théoriciens du gouvernement direct par le parlement, et pour intéresser à leur défense les véritables amis des libertés publiques et de la république parlementaire conservatrice.

Après les avoir définis, je passerai en revue les faits qui se reproduisent chaque année, en s’aggravant, lors de l’examen et de la discussion du budget par les chambres.

Je conclurai enfin par la recherche des remèdes, s’il y en a, à la maladie dont nos assemblées ne sont que trop atteinte ? , et dont il est difficile de les guérir, parce qu’elles ne veulent pas en comprendre tout le danger.


<center>I</center>

Les principes du budget français, conçus pour protéger le gouvernement parlementaire et pour en faciliter le développement, sont au nombre de quatre. Le budget doit avoir de l’unité ; il doit être annuel ; il doit être préalable, il doit avoir une personnalité comptable.

Comme le budget est la proposition la plus importante que le gouvernement puisse faire au pays représenté par les membres des deux chambres, il faut qu’il soit clair, et, pour être clair, il faut qu’il soit présenté sous une forme simple. Il est nécessaire de l’enfermer dans un monument dont on puisse apprécier aisément l’ordonnance et saisir d’un coup d’œil les grandes lignes. De là le principe de l’unité.

Comme, au moment où cette proposition apparaît, il y a deux personnes en présence : — d’un côté, le gouvernement qui parle et,
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de l’autre côté, le parlement qui doit répondre ; d’un côté, le gouvernement qui demande les moyens d’agir et, de l’autre côté, le parlement qui est appelé à donner au gouvernement les instrumens nécessaires à son action, — il faut que le contrat soit limité dans sa durée. S’il ne l’était pas, le parlement aliénerait sa liberté et le gouvernement, qui dort être le serviteur, deviendrait en réalité le maître, son maître, à lui, ayant abdiqué dans ses mains. De là le second principe : le vote du budget doit être annuel.

Mais comme la proposition que fait le gouvernement ne peut être acceptée que si elle a été examinée avec maturité ; comme le parlement se trouverait engagé malgré lui si l’exécution du budget précédait l’assentiment qu’il a le droit de donner, mais aussi de refuser, il en résulte que le budget ne doit pas seulement être annuel : il doit en outre être préalable ; c’est le troisième principe.

Enfin le budget voté est comme l’acte de naissance d’une personne destinée à se mouvoir pendant toute une année. Il consacre une série d’opérations qui ont ce lien commun d’être entreprises dans une période de temps déterminée. Cette série d’opérations constitue un ensemble qui doit être comparable dans le passé et dans l’avenir avec un ensemble de séries semblables Pour que le budget puisse être contrôlé dans son exécution, comme il a dû l’être dans sa préparation, il faut donc qu’il ait une personnalité comptable, afin qu’aucun acte accompli pour son compte ne puisse passer inaperçu. C’est le quatrième principe.

Reprenons avec plus de détail l’examen de chacun de ces principes, en les jugeant dans leur application à la gestion de nos finances et dans leurs rapports avec le gouvernement parlementaire.

Le principe de l’unité est un principe de clarté. Personne ne peut connaître sa situation financière qu’en l’embrassant tout entière. Un commerçant ne peut savoir si les affaires qu’il a faites sont bonnes qu’à la condition de les passer toutes en revue ; car s’il ne tenait compte que des opérations à bénéfice et s’il oubliait celles qui se liquident en perte, il pourrait se croire riche quand il serait ruiné. Il en est de même pour un état. La situation d’un budget d’état ne peut être connue que si elle a été examinée sous toutes ses faces. Ce n’est pourtant que depuis 1815 qu’il y a de l’unité dans le budget français. Pendant la révolution, les affaires de finances se traitaient au fur et à mesure qu’elles se présentaient, et on imaginait des expédiens quand il fallait se tirer ; d’embarras. On n’avait du budget ni la chose ni le nom, et Ramel, qui a été ministre des finances, pendant trois ans de l’an IV à l’an VII, et qui
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a laissé des mémoires très nombreux et très intéressans sur les finances de la convention et du directoire, n'a pas employé une seule fois dans ses écrits le mot de ''budget''. On se contentait d'états qui étaient fort incomplets.
Pendant le premier empire, l'unité n'a pas plus existé que sous la république ; moins peut-être parce qu'on était obligé de pourvoir aux besoins par des expédiens successifs et qu'on perdait ainsi la possibilité d'avoir des vues d'ensemble, que pour se conformer aux désirs de l'empereur. Napoléon voulait rester le maître d'administrer à sa guise les sommes énormes que produisait la guerre. On a dit souvent que Napoléon avait rétabli l'ordre dans les finances, et cependant on ne trouve dans aucun document financier émanant de l'administration française un compte régulier, précis, complet, des capitaux qui ont servi à faire mouvoir les grandes armées de l'empire. Ainsi, fait étrange, il n’a jamais été passé dans les livres du Trésor français aucune écriture qui puisse servir à constater la recette des 80 millions de francs que la France a reçus des États-Unis pour la cession du la Louisiane.

Il n'y avait pas plus de comptabilité nationale pour tout ce qui concernait les dépenses de la guerre que pour tout ce qui concernait les réquisitions, les contributions et les rentrées de tout genre. A côté du budget de la France, et en dehors de ce budget, il y avait un budget de la conquête, qui, pour les dépenses comme pour les recettes, n'avait aucun lien avec le budget plus ou moins régulier qu'on soumettait encore aux tristes assemblées dont l'empereur avait toléré l'existence au-dessous de son trône.

C'est sous la restauration seulement et sur l'initiative du baron Louis que l'unité du budget est devenue un des principes de la politique financière dans le gouvernement parlementaire de notre pays. Il a fallu, pour arriver à constituer cette unité, faire les plus grands efforts. Les impôts étaient encore exploités sous l'influence des souvenirs historiques de la ferme. Le directeur général des droits réunis ou des contributions indirectes, assisté d'un conseil d'administration, n'avait eu qu'à remettre sur ses pieds la table du conseil autour de laquelle siégeaient autrefois les fermiers généraux. La régie administrait comme autrefois la ferme générale. Elle donnait au trésor un produit net ; les dépenses de perception étaient prélevées sur la recette parce qu'elles constituaient les frais d'une exploitation ; et la différence apparaissait seule, comme un produit industriel, dans l’état des ressources du pays. Il a fallu changer ces erremens et faire rentrer dans les dépenses de l'état ce qui était considéré auparavant comme les dépenses particulières d’une compagnie de fermiers, ou d'une administration de régisseurs. Peut-être même a-t-on poussé trop loin cette règle, qu'on a appelée la règle du produit brut ; on a
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souvent confondu, en le faisant, deux intérêts qu’il eût été bon de distinguer. Il était urgent, cela est évident, de rendre aux dépenses d’exploitation des régies leur caractère de dépenses publiques, mais fallait-il les jeter sans ordre dans le gouffre des dépenses de l’état ? L’unité est un principe de clarté, nous l’avons dit tout à l’heure, il ne faut donc pas l’appliquer de manière à produire l’obscurité. On a remplacé depuis, et avec avantage, cette unité intérieure qui pouvait bien n’être qu’une confusion, par une diversité d’opérations spéciales qu’on a rattachées ensuite au budget par un lien très direct. Le bâtiment est toujours resté sous la forme d’un seul corps de logis, mais on en a distribué l’intérieur en appartenions.

Notre budget actuel est plein de ces sortes de distributions intérieures, et l’avenir prépare beaucoup d’autres nécessités d’aménage-mens analogues, s’il doit, par exemple, augmenter encore les attributions de l’état et le charger de diriger pour le compte des individus certaines industries, comme la Banque, les Transports, l’Éclairage public et tant d’autres services. Nous avons des budgets spéciaux qui contiennent les recettes et les dépenses de la Monnaie, de l’Imprimerie nationale, de la Légion d’honneur, des Chemins de fer de l’état, des Lycées, qui ne figurent au budget que pour des soldes, mais dont on peut étudier les détails en pénétrant dans le compartiment qui leur est réservé beaucoup plus facilement que si leurs dépenses étaient confondues avec les dépenses générales et leurs recettes avec les recettes générales de l’état. Il aurait pu en être de même de l’administration des Tabacs, qui est une industrie, et dont les recettes ne constituent un impôt que parce que le bénéfice est excessif et se défend contre la concurrence par une loi de monopole d’une sévérité extrême. Ici le principe de l’unité a été, par une application maladroite, une cause de désordre dont se sont emparés certains esprits étroits. En additionnant les dépenses de l’administration des Tabacs avec celles de l’état, on a formé un gros chiffre sur lequel on a tenté d’opérer des retranchemens pour diminuer les dépenses publiques. Ou a cherché à réduire le budget des Tabacs comme si les dépenses n’en étaient pas industrielles ; on a substitué, dans cette recherche, l’esprit administratif à l’esprit commercial.

Mais si on a, dans quelques cas, mal appliqué le principe, on a tiré de l’unité les plus grands avantages. Ou a pu maintenir en évidence le rapport des dépenses avec les recettes, et réunir dans une même loi de finances deux ordres d’idées qu’il est bon de ne pas confondre, mais dont le rapprochement offre une garantie des plus sérieuses.

La loi de finances est une loi qui donne des ordres, qui prescrit
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aux ministres, pour les dépenses, de se renfermer dans des limites déterminées, et qui leur interdit, pour les recettes, de réaliser des ressources, si ce n’est dans les limites et dans les conditions de la loi. Ce n’est pas à dire que les lois d’impôt soient annuelles, mais le droit de percevoir les impôts qui sont établis par des lois permanentes n’est donné aux ministres que pour un temps, au-delà duquel ils ne peuvent plus l’exercer.

En sus des prescriptions, des ordres impératifs, la loi de finances comprend une autre série de dispositions. Elle rapproche les sommes à dépenser des sommes à recevoir, et elle tire de ce rapprochement une conclusion. Cette conclusion est une sorte de proclamation, un engagement pris envers le pays d’administrer sagement les finances pendant l’année qui va s’ouvrir. Il y a dans cette proclamation, sous la forme d’un article de la loi de finances, une affirmation que le résultat qu’on recherche pour l’année dont on s’occupe est l’équilibre entre les dépenses et les recettes. Cette affirmation est la sanction du principe de l’unité. Un budget qui ne comprend pas cet article est incomplet. Il est incorrect au plus haut degré, car il semble ignorer que les pouvoirs publics ont reconnu quelles étaient les dépenses nécessaires, et qu’ils ont élevé ensuite au niveau de ces dépenses la somme de sacrifices à imposer à la nation. Ce que nos pères demandaient dans les états généraux, c’était, d’abord, de constater l’utilité des dépenses avant de consentir les subsides ; c’était ensuite d’obtenir des évaluations de recettes suffisamment élevées, afin que, sous couleur d’un petit impôt, on ne leur fit pas payer trop d’argent. Nous avons obtenu les résultats qu’ils cherchaient par la forme que nous avons donnée à nos budgets.

L’unité du budget est donc détruite quand les pouvoirs publics séparent le vote des recettes et celui des dépenses, et surtout quand ils procèdent au vote des recettes avant celui des dépenses. Les recettes ont une conséquence de la dépense, comme la nécessité de faire les fonds pour payer une facture est pour un particulier la conséquence des dépenses qu’il a faites chez son fournisseur.

Il ne suffit pas que le principe d’unité soit respecté dans les rapports du ministère avec le parlement, il faut par-dessus tout qu’il soit appliqué dans les rapports du parlement avec la nation. Il ne suffit pas que le gouvernement réunisse dans un document unique, gros volume de 2,000 pages, tout le budget avec les détails les plus complets, exposé des motifs, projet de loi, tableaux législatifs, développemens les plus minutieux et annexes nombreuses ; il ne suffit pas que le gouvernement ait réussi dans ses efforts et qu’il n’ait séparé ni les recettes des dépenses, ni le budget extraordinaire, s’il en existe, du budget général : il faut que toutes les garanties
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que le parlement réclame du gouvernement, à son profit, soient largement données par le parlement lui-même à la nation. C’est malheureusement le contraire qui a souvent lieu. Les obligations que le parlement impose au gouvernement il ne se les impose pas à lui-même, et lorsque le gouvernement a réussi à établir l’unité, le parlement ne se croit pas obligé de la maintenir. La chambre des députés, rapportant tout à elle-même, et se considérant trop souvent et contrairement à la constitution et à la raison, comme si elle était le Parlement à elle toute seule, la chambre croit qu’il suffit qu’elle soit satisfaite pour que le pays n’ait rien à dire ! Il semble qu’elle n’ait nul souci de tenir le pays au courant de ses affaires ; elle méprise les principes qu’on a établis pour assurer la publicité de la situation financière et pour permettre à la nation de la juger en connaissance de cause au moyen de documens administratifs et législatifs bien ordonnés. Il est vrai que les gouvernemens ont quelquefois détruit d’eux-mêmes le principe de l’unité ; mais cette destruction du principe est bien plus grave et peut produire des effets bien plus fâcheux, quand elle émane du pouvoir auquel la garde en est confiée.

Les procédés par lesquels on a rompu l’unité sont variés, et leur histoire serait l’histoire financière du demi-siècle qui vient de s’écouler. Il est arrivé, de temps à autre que le gouvernement a négligé, par préméditation, de faire entrer toutes les dépenses dans le total des dépenses publiques, réservant pour une sorte de budget rectificatif ou supplémentaire les dépenses qu’il lui convenait de soustraire à la discussion publique. Mais il est arrivé aussi que l’unité a été rompue par des nécessités réelles d’ordre politique où économiques, nécessités toujours discutables et naturellement discutées, mais auxquelles on a été très souvent obligé de donner satisfaction. C’est le cas des budgets extraordinaires. Rien n’est plus difficile que de maintenir l’unité de budget quand il existe des budgets extraordinaires. En 1871, on a créé un budget extraordinaire sous le nom de compte de liquidation. Il s’agissait de faire des dépenses dont l’objet était de rétablir nos fortifications, notre matériel militaire, nos approvisionnemens. On a cru que la politique commandait de ne pas donner aux efforts qu’on voulait faire une publicité trop étendue. Il fallait apaiser les esprits au dedans et au dehors, et ne rien faire qui pût rallumer des étincelles mal éteintes. Le compte de liquidation a rompu, absolument l’unité du budget, et il est à craindre qu’il n’en soit résulté ce qui résulte toujours de l’abandon de ce principe, une augmentation dans le montant des dépenses ; un emploi de capitaux disproportionné avec l’effet qu’on cherchait et avec l’effet qu’on a obtenu. Lorsque M. Magne,
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en 1874, a rattaché le compte de liquidation au budget général, il a fait une œuvre excellente, parce qu’il est revenu à l’unité de budget.

La création du budget sur ressources extraordinaires, en 1878, a été tentée avec l’idée que l’unité du budget n’en serait pas troublée ; les deux budgets n’en devaient faire qu’un seul ; c’était comme une section nouvelle qui prenait place, dans les tableaux, à la suite des autres. Mais le lien qui unissait les deux budgets était trop faible, et il a été brisé par les chambres. Ce lien, est-il possible de le renouer ? Peu de personnes l’espèrent, et comme il faut absolument revenir à l’unité, on demande avec raison l’abolition totale du budget sur ressources extraordinaires.

Si l’unité de budget a de l’intérêt, c’est qu’on y trouve un moyen d’enlever à l’arbitraire du gouvernement tous les petits budgets occultes qu’il pourrait, autrement, soustraire à l’action du contrôle parlementaire. Il est évident que le ministère est beaucoup plus indépendant du parlement quand il mène de front plusieurs budgets à la fois. Nous avons dit que Napoléon tenait à être le maître des ressources de la guerre et à en régler les dépenses à son gré ; il n’avait pu y arriver que parce qu’il avait conservé, en quelque sorte pour son usage personnel, un compartiment du budget. Les ministres pourraient aisément entraîner le parlement dans des dépenses d’une justification plus ou moins difficile, s’ils pouvaient faire discuter les uns après les autres une série de budgets qui n’auraient aucun lien entre eux.

Les partisans de la suppression du pouvoir ministériel disent qu’ils ne veulent pas détruire l’action administrative, mais simplement l’absorber au profit du parlement. Et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’ils permettent au parlement de faire contre le pays tout ce qu’ils reprochent aux ministres de tenter quelquefois contre le parlement. La rupture de l’unité du budget étant considérée comme le moyen le plus sûr qu’un ministère puisse employer pour annuler le contrôle parlementaire, ils sont tout prêts à rompre l’unité pour annuler le contrôle du pays sur les actes du parlement. Ce serait pourtant pousser un peu loin la passion de la représentation nationale que de laisser à cette représentation le moyen de tromper le pays ; mais il y a des gens qui ont l’idolâtrie de la représentation du peuple, et qui pensent que le pays n’a besoin de prendre aucune garantie contre les abus d’autorité d’une assemblée. Herbert Spencer compare cette idolâtrie au fétichisme des sauvages, avec cette différence en faveur des sauvages que leur fétiche ne parle pas, ce qui fait qu’on n’a aucun moyen de le juger.

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On pourrait répondre, nous le savons bien, à ceux qui défendent l’unité du budget comme un principe, que c’est un principe bien contingent, puisqu’il n’a pour lui ni l’ancienneté, ni l’universalité. Il n’a pas l’ancienneté puisqu’il n’a été proclamé qu’en 1815, et encore, pendant tout le temps qu’on a mis à en assurer et à en perfectionner l’application, il a fallu le sacrifier par toutes sortes de raisons administratives ou autres. A partir de 1822, il parait avoir été définitivement reconnu ; il n’en a pas moins été violé très fréquemment par la nécessité de séparer eu deux la loi de finances, par l’obligation de recourir à des douzièmes provisoires et par la création de comptes spéciaux en dehors du budget : budgets d’emprunts, budgets extraordinaires, budgets de travaux publics.

On dira peut-être aussi que le principe de l’unité n’est pas universel. L’Angleterre passe pour avoir les meilleures finances du monde. Si elle a été la première à faire des folies financières et à se charger d’une grosse dette, elle a fait les efforts les plus sérieux pour la réduire. C’est aujourd’hui un article de foi en Angleterre qu’un parti politique qui n’a pas su faire face, avec ses revenus, à toutes les dépenses annuelles, y compris celles des expéditions lointaines que la politique coloniale entraine, doit abandonner le pouvoir au parti politique contraire.

Le budget anglais n’a cependant pas d’unité. Le mot même de budget n’a pas la même signification dans les deux pays. Chez nous, le budget est un gros volume qui contient tout et qui doit comprendre : dépenses ordinaires, extraordinaires, spéciales, ressources obtenues par les impôts, les emprunts, les combinaisons financières. En Angleterre, le budget est un discours. Budget est un vieux mot qui veut dire sac, et le chancelier de l’échiquier ouvre son sac au commencement de l’année financière ; il en tire un exposé qui conclut à la modification ou au ''statu quo'' des lois d’impôts. Voilà le budget anglais. Quant à l’état estimatif des dépenses, il se divise en quatre parties : la première est en dehors de la discussion et forme ce que nous appellerions un budget permanent, la seconde est le budget de la guerre, la troisième celui de la marine, la quatrième celui des services civils. On les discute les unes après les autres au cours de l’année pendant laquelle on les exécute, et il n’y a d’autre lien entre eux que le discours du chancelier de l’échiquier. Les Anglais n’ont pas besoin de documens comptables, ils préfèrent les enquêtes. Si un point est obscur dans l’administration, on ouvre une enquête ; on entend des fonctionnaires, des agens de l’administration, et les personnes qui ont de la compétence dans la matière dont il s’agit ; on cherche à savoir si la dépense est en rapport avec l’utilité ; toutes les dépositions sont reproduites dans de
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volumineuses publications ; le comité spécial des lords ou des communes, ou le comité mixte des uns et des autres font un rapport sur les dépositions, et on prend une résolution qui conduit au maintien ou au changement de la législation en ce qui concerne le service étudié. Le pouvoir ministériel n’est pas ébranlé par ces enquêtes ; il ne s’agit pas de modifier l’équilibre des pouvoirs, et la constitution anglaise n’est pas en question. Cela n’empêche pas les hommes clairvoyans de jeter sur l’avenir des finances de l’Angleterre des regards inquiets. La puissance du parlement préoccupe ceux qui redoutent la tyrannie des majorités. On se demande si cette intervention incessante du parlement dans tous les détails de la vie sociale ne conduira pas l’Angleterre à étendre les attributions de l’état au-delà des bornes naturelles. La démocratie radicale anglaise n’aime pas plus l’administration que la démocratie radicale française. Elle demande que l’état ait plus d’action, qu’il exerce cette action par des agens nouveaux, agens qui sont chargés de faire au profit de tous, et mieux, ce que les particuliers font à leur profit et moins bien ; et en même temps elle se méfie de tous les agens, de sorte qu’elle se contredit elle-même quand elle passe à l’exécution. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a dans cette extension d’attributions une menace pour le budget, car c’est la quantité des attributions qui fait dépenser de l’argent.

Si l’unité du budget n’est pas connue en Angleterre, ce n’est pas une raison de décider contre le principe. Les choses vont bien en Angleterre, quoiqu’il n’y ait pas d’unité dans le budget, mais elles n’en vont pas mieux pour cela. L’étude isolée des questions qui affectent le budget est certainement une cause d’augmentation des attributions de l’état, et c’est cette augmentation d’attributions qui est la plaie de l’avenir en Angleterre.

Le second principe, celui qui consacre le caractère annuel du budget, n’est contesté par personne, et les deux partis dont nous nous occupons sont d’accord. Il est respecté par ceux qui entendent maintenir le gouvernement parlementaire et le pouvoir ministériel, et par ceux qui veulent donner aux chambres l’administration directe des revenus publics. Les uns et les autres considèrent que tu pays ne doit pas être engagé pour un trop long espace de temps. Il y a eu, en Allemagne, des budgets quinquennaux-, ils ont été réduits à deux ans ; les budgets biennaux qui subsistent encore tendent à disparaître devant les progrès du gouvernement parlementaire. Un retour en arrière pour les gouvernemens dont les budgets sont annuels est impossible, et M. de Bismarck, a échoué dans les tentatives qu’il a faites, de 1880 à 1882, pour y arriver.

Chose étrange ! nos constitutions n’ont jamais été précises sur le
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caractère annuel du budget. La charte de 1815 et celle de 1830 ont bien dit que l’impôt foncier devait être voté annuellement, mais elles n’ont rien dit de plus, et la constitution républicaine est muette sur ce sujet. Les Anglais ont des impôts permanens ; seuls l’''income tax'' et le droit sur le thé sont annuels. On suppose que c’est en faisant varier le tarif de ces seuls impôts qu’on peut arriver à maintenir l’équilibre entre les dépenses et les recettes. Chez nous, les impôts sont permanens, mais l’autorisation de percevoir est annuelle.

Si on ne conteste pas la nécessité d’obéir à ce principe, que le budget doit être annuel, bien des gens trouvent qu’une période d’une année est un maximum. Pour eux, les autorisations provisoires données au gouvernement par les chambres de percevoir pendant un mois ou deux les impôts, conformément aux lois, ont l’avantage de mettre le ministère dans les mains du parlement d’une façon beaucoup plus étroite. Nous trouverons d’ailleurs cette doctrine chez ceux qui sont opposés au budget préalable.

Le budget préalable, c’est le troisième principe. Il est bien plus contesté et il est beaucoup plus en péril que tous les autres. Peu de personnes, il est vrai, l’attaquent de front, mais beaucoup le battent en brèche, avec une passion extraordinaire, sous les prétextes les plus divers. Cela doit suffire pour nous ouvrir les yeux et nous mettre sur la défensive.

Le budget préalable, c’est tout bonnement la prévoyance dans l’administration des finances : rien de plus, rien de moins.

Il serait commode de ne pas compter, et le budget de recettes de plus simple a toujours été celui du juif errant. Avoir un fonds, fût-il de cinq sous, qui se renouvelle sans cesse, c’est tout ce qu’il y a de plus commode. Ce n’est malheureusement pas comme cela que les choses se passent. Le budget des recettes ne se renouvelle pas tout seul. Les états comme les particuliers sont bien forcés de se demander à l’avance comment ils pourront pourvoir aux nécessités de leurs dépenses. Si on s’y prend trop tard, ou tombe dans les expédiens et on se ruine. L’idée du budget préalable est donc naturelle, si naturelle.même, qu’on a peine à croire qu’on puisse en ériger la négation en système. Elle est pourtant combattue par un certain nombre d’hommes, possédés de l’esprit de méfiance qui caractérise la démocratie radicale.

Pour eux, il semble que le budget préalable soit un mal, parce qu’il enchaine la volonté du parlement. S’ils consentent à prévoir l’étendue des ressources et s’ils en laissent la disposition à des ministres pour i une période de temps déterminée, ils craignent de donner aide simples mandataires une latitude dont il leur est possible d’abuser. On ne peut pas abdiquer sa souveraineté pour douze
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mois de suite, ni donner des ordres irrévocables à ses agens pour une année tout entière. Voilà le fin mot de la doctrine. On ne rencontre pas beaucoup d’hommes politiques prêts à confesser une théorie aussi extrême, mais on en rencontre un très grand nombre qui la pratiquent, sous les formes les plus variées.

C’est, par exemple, un des axiomes de. la politique de méfiance que, pour rester maître du ministère dans un gouvernement parlementaire, il faut toujours lui faire espérer le budget, mais le lui donner le plus tard possible, car le gouvernement, une fois en possession du droit de percevoir les impôts, pourrait se jouer des injonctions du parlement et se passer de lui. On ne peut avoir confiance en personne, c’est le refrain. Il est vrai qu’en revanche, on a la plus grande confiance en soi-même, ce qui étonne souvent la galerie. Il ne manque pas de députés pour dire que les ministres doivent être tenus en bride et n’être laissés en possession du pouvoir d’administrer que s’ils sont prêts à en référer préalablement aux chambres pour toutes les questions qui sont cependant de leur ressort, on a vu quelquefois des ministres demander des consultations à la commission du budget pour savoir s’il fallait, ou non, modifier le cahier des charges d’une adjudication, ou pour prendre telle autre résolution. On a perdu la notion de la différence qu’il y a entre des lois, des arrêtés et des décrets. C’est une véritable perversion du gouvernement parlementaire.

Le vote préalable du budget suppose certainement que le parlement ne refuse pas sa confiance au ministère, puisqu’il lui donne le droit de percevoir les impôts et d’engager les dépenses. Donner le droit d’exécuter un budget annuel, c’est bien donner le pouvoir d’administrer la fortune publique pendant une année. Il faut bien admettre que les chambres ne peuvent investir de ce droit que des ministres qui ont leur confiance, et qu’elles auraient tout à fait le droit de s’y refuser si elles pouvaient croire que le gouvernement administrât le pays, avec l’argent qu’on met à sa disposition, dans un ordre d’idées contraire aux vues de la majorité.

Mais ce n’est pas alors le budget qu’il faut refuser, c’est un ordre du jour de méfiance qu’il faut voter.

Le gouvernement, parlementaire est fondé sur un mécanisme bien simple. Quand le cabinet perd la confiance du parlement, il quitte la place, et c’est un cabinet nouveau qui est appelé à lui succéder.

On a vu, il est vrai, en Angleterre et en France, le pouvoir exécutif résister à la volonté des parlemens. Il y a eu des révolutions par en haut comme il y en a eu par en bas, et les parlemens ont pu avoir le dessous dans des guerres civiles. On peut soutenir que les
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gouvernemens parlementaires sont exposés à périr quand ils sont attaqués par des factieux ; mais ce qui est vrai de cette forme de gouvernement l’est également de beaucoup d’autres. Il y a des précédens dans tous les sens.

On peut vouloir supprimer le gouvernement parlementaire. Si on veut discuter la question, nous sommes prêts, mais il faut que la discussion soit franche. C’est y arriver par une voie détournée que de supprimer le caractère préalable du budget. Il est évident que le gouvernement parlementaire ne survivrait pas à la suppression du budget préalable. Le pouvoir législatif se confondrait bien vite avec le pouvoir exécutif, et le principe même du gouvernement serait modifié.

On ne peut pas dire qu’il suffirait d’interdire aux ministres l’entrée des chambres, comme aux États-Unis, pour rendre plus facile la solution des questions qui se rattachent au budget préalable, car, si les questions de confiance ne se posent plus dans le système américain, il n’en subsiste pas moins un pouvoir exécutif qui peut entrer en conflit avec la volonté du parlement. Il y a même un grand nombre d’esprits politiques en France qui redouteraient beaucoup plus cette espèce de conflit que les luttes entre des ministres à portefeuille et un parlement, et ceux qui pensent ainsi ne sont pas les moins clairvoyans. Ce n’est pas par la suppression des budgets préalables que les chambres pourront supprimer les conflits avec l’exécutif ; c’est par la suppression de l’exécutif lui-même, c’est-à-dire par le gouvernement direct des chambres. Il est bien évident que, dans le système du gouvernement direct, la chambre s’accordant à elle-même le budget, ce n’est à personne qu’à elle-même qu’elle consent à accorder sa confiance.

Il est donc certain que, si on laisse entamer le principe du caractère préalable qu’on doit donner au budget, on fait les affaires de la convention. Aussi est-ce un terrain sur lequel il faut résister avec persévérance et conviction.

Et pourtant on pourra encore nous répondre, en allant chercher des exemples en Angleterre : Le budget anglais n’est pas préalable, ce qui n’empêche pas le gouvernement anglais d’être un gouvernement parlementaire. Il n’est pas inutile d’aller au-devant de cette objection, car on entend souvent invoquer avec succès l’exemple de l’Angleterre dans nos discussions constitutionnelles, et c’est surtout le parti conservateur républicain qui invoque le plus souvent, pour défendre ses idées, les précédens de l’histoire constitutionnelle de l’Angleterre.

En Angleterre, l’année financière commence le 1er avril. C’est au commencement du mois de février qu’on présente au parlement
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trois états de prévisions, un état pour l’armée, un pour la marine et un pour les services civils et les frais de recouvrement des impôts. Au commencement du mois de mars, les ministres de la guerre et de la marine exposent chacun dans un discours de quelque étendue les progrès et les besoins de leurs départemens, et la chambre vote un ou deux chapitres. Conformément à un vieil usage, les sommes votées pour un chapitre sont applicables ''ad intérim'' à toutes les dépenses du service. Il n’en est pas de même pour le budget des services civils. Il suffit d’obtenir du parlement, avant le 1er avril, un ou deux chapitres des budgets de la guerre et de la marine ; mais cela ne suffit plus quand on passe aux autres budgets, et un crédit provisoire applicable à chacun des chapitres du budget des services civils doit être accordé par un vote spécial avant le commencement de l’année.

Au commencement du mois d’avril, le chancelier de l’échiquier ouvre son budget par un discours très développé dans lequel il expose la situation. Il conclut en proposant les changemens qu’il juge nécessaires à l’''income tax'' annuel et aux impôts permanens. La discussion continue pendant toute la session, et c’est lorsqu’elle est terminée, alors que l’année financière est entamée depuis longtemps, après que les services ont été alimentés au moyen des ressources provisoires accordées par la chambre des communes, qu’intervient la loi d’appropriation sanctionnant dans un acte qui a réuni l’assentiment des communes, des lords et de la couronne, tous les votes, préalablement exécutés, que la chambre des communes a rendus.

Jamais le budget n’est voté avant l’ouverture de l’année, et au lieu d’être déposé, comme eu France, dix mois à l’avance, il n’est communiqué au parlement que deux mois à peine avant le premier jour de l’année. C’est absolument le contraire de ce qui se passe chez nous, et la raison en est bien simple. En Angleterre, il n’y a qu’une chambre pour les subsides, puisque le pays n’est représenté que par la chambre des communes. Quand les communes votent un subside, c’est un don qu’elles font à la couronne. Lord Chatham a dit que le pouvoir d’accorder ou de refuser des subsides ne fait pas partie du pouvoir législatif.

Le gouvernement anglais repose sur l’idée d’un contrat entre le peuple et le souverain. Ce n’est pas un peuple représenté par deux chambres, comme chez nous, qui détermine lui-même les impôts, qu’il paiera lui-même ; c’est un peuple représenté dans sa chambre des communes par ses délégués, qui charge un tiers, le souverain, de gouverner avec l’argent qu’il lui met entre les mains.

Ce qui a été l’objet des luttes continuelles des communes contre
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la couronne, c’est l’amélioration de ce contrat de gouvernement c’est l’élévation du pouvoir des communes et la diminution du pouvoir du souverain, et rien ne pouvait donner plus d’avantages aux communes sur le souverain que de ne lui accorder des subsides qu’au fur et à mesure de ses besoins.

Si cette doctrine était appliquée en France, ce serait dans l’hypothèse où on considérerait le pouvoir exécutif comme une personne indépendante de la nation et vivant en dehors d’elle. Ce serait, en réalité, contre le ministère qu’on entamerait la lutte que les communes anglaises ont soutenue contre la couronne, et les conquêtes qui ont été faites sur le souverain seraient faites sur le pouvoir ministériel. Nous ne faisons pas intervenir le président de la république dans cette discussion, parce qu’il ne peut pas être comparé à la couronne d’Angleterre. Il ne faut pas parler du pouvoir législatif.
Cette comparaison de la constitution anglaise et de la constitution française nous ramène donc toujours à la même conclusion, la négation du budget préalable, c’est la négation du pouvoir ministériel, c’est un acheminement à la convention. Ce n’est pas pour une autre raison que le vote des douzièmes provisoires peut inquiéter la nation. Ce n’est pas le provisoire qui en résulte du côté des dépenses ou du côté des recettes qui alarme le public ; personne, en France ne s’imagine que les recettes ou les dépenses seront arrêtées au bout d’un mois ou deux. Ce qui peut justement alarmer les hommes réfléchis dans un vote de douzièmes provisoires, comme celui de cette année qu’il eût été si facile d’éviter puisqu’aucune nécessité de ralentir le vote du budget ne s’est produite, c’est qu’on menace en agissant de cette façon l’institution ministérielle, dont le budget préalable est la véritable sauvegarde.

Le quatrième principe du budget français, c’est d’avoir une personnalité comptable. La comptabilité française est très compliquée ; elle est moins compliquée que la comptabilité italienne, mais elle ne manque ni d’imagination ni de subtilité.

Elle nous est venue d’Italie par les Flandres, et on peut lire un petit livre assez rare de Simon Stevin de Bruges, daté de 1607,et intitulé : ''Mémoires mathématiques contenant ce en quoi s’est exercé le très illustre, très excellent prince et seigneur Maurice, prince d’Orange''. Ce livre, envoyé à Sully, traite de la comptabilité en partie double appliquée aux comptes des princes suivant la méthode italienne. Il parait avoir frappé l’administration, mais s’il y a eu des essais au commencement du XVIIe siècle, ces essais n’ont pas abouti tout de suite. Le budget doit avoir une vie qui lui soit propre. On lui ouvre un compte dans les balances du trésor ; il a une dotation et,
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par contre, il a des charges ; les dotations sont les impôts, les charges sont les dépenses. Le marchand, dit Simon Stevin, parle de débet, crédit, balance. Il fait « Poivre, Gingembre, Capital, Caisse si bien débiteurs et créditeurs « comme les hommes. » Et il conclut en demandant qu’on traite les opérations des princes comme celles des marchands, et qu’on les considère également comme des hommes.

Essayée, abandonnée, reprise et développée comme elle l’est aujourd’hui, la comptabilité en partie double est devenue une nécessité. Sans elle on ne pourrait pas se rendre compte des opérations immenses et compliquées d’un trésor public dans les états modernes. Les budgets se suivent et se succèdent comme les fils suivent les pères et leur succèdent. On peut faire la liquidation de chacun d’eux, et les liquidations peuvent être comparées entre elles. Comparer, c’est s’instruire ; c’est, en constatant les fautes commises, se mettre en garde contre les fautes à commettre.

Personne aujourd’hui ne conteste la comptabilité en partie double. On peut croire qu’en la poussant jusqu’à personnaliser trop d’êtres fictifs, on s’expose soi-même à prendre des non-sens ou même des négations pour des réalités ; mais régler les comptes des budgets après qu’ils ont été exécutés, c’est une des garanties les plus nécessaires du gouvernement parlementaire. Le parlement doit rendre une loi pour arrêter le compte du budget écoulé, comme il doit en rendre une pour préparer l’exécution du budget à venir. C’est le seul moyen que le pays ail à sa disposition pour apprendre sa propre histoire financière et pour apprécier ce qu’il doit exiger qu’on fasse, pour maintenir ou améliorer la fortune publique. Personne ne le conteste, ce qui n’empêche pas que les lois de comptes ne se votent pas. Ce n’est qu’au bout de quatorze ans qu’on a voté la loi des comptes de 1870 et aucune des années ultérieures n’a encore été l’objet d’un compte arrêté par la loi. Le caractère de personnalité comptable du budget est considéré par tout le monde comme une nécessité, mais on n’en tire pas davantage qu’on devrait en tirer.

Après avoir passé en revue les principes de notre budget français, il nous reste à voir le cas que la chambre des députés en a fait. La législature est sur le point de finir. On pourra porter des jugemens divers sur son œuvre ; mais ce qu’on pourra dire de plus fâcheux pour sa mémoire, c’est que, composée, comme elle l’a été, d’un grand nombre d’hommes de bonne volonté, d’un grand nombre d’hommes qui, môles à la vie de la nation, savent à quel point la vie nationale dépend de la gestion des finances publiques, c’est que celte législature, dominée par quelques hommes politiques
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adversaires résolus du pouvoir ministériel, et partisans de gouvernement direct par les chambres ou par une chambre unique, s’est laissée aller sans avoir de parti-pris, mais par aveuglement ou par insouciance, à saper les bases de nos institutions financières et à préparer la destruction du budget et des finances de la France.


<center>III</center>

La législature actuelle est plus vieille que son âge. Elle parait avoir pris naissance en 1881, mais elle est, en réalité, la chambre des 363 ; elle date de 1877. On l’a nommée à cette époque pour se débarrasser d’une administration dont le pays ne voulait pas, et elle a eu pour mission de venger les républicains de tout ce qu’ils avaient eu à souffrir pendant la période du 16 mai. Notre parlement de 1877 ressemble beaucoup, sauf, bien entendu, la différence des temps, au premier parlement de Guillaume III, après la révolution de 1688, ce parlement de whigs irrités, qui n’a cessé de poursuivre de sa vengeance ceux qui avaient pris une part quelconque à la persécution des whigs pendant le règne de Jacques II. Une assemblée nommée pour un pareil objet n’est pas faite pour avoir un grand souci des principes financiers. On croyait d’ailleurs, en 1878, que les richesses de la France étaient inépuisables, et on ne sentait pas la nécessité de gouverner à bon marché.

C’est parce qu’on était sous une semblable impression qu’on a commis en 1880 l’imprudence fatale de retrancher d’un seul coup du budget 150 millions de recettes, dégrevant en même temps les sucres et les vins, pour contenter à la fois les départemens du Midi et ceux du Nord. On a abandonné 71 millions sur l’impôt des boissons, sans que les consommateurs aient profité de la centième partie de l’abandon qu’on avait consenti.

C’était le dernier mot de cette politique néfaste de dégrèvemens qu’on opposait alors à la politique de l’équilibre. — Le rapporteur général du budget de 1880 avait commencé son rapport par ces mots : « Messieurs, la chambre a inauguré dès 1876 une politique financière qui a reçu l’assentiment du pays : la politique de dégrèvemens. » Quelques mois plus tard, il s’associait à la grande suppression des 150 millions de ressources. Le budget, blessé à mort, ne devait plus se relever.

La chambre des députés n’avait pourtant pas fait cette imprudence de parti-pris ; elle avait cru à l’élasticité indéfinie des ressources budgétaires. Elle s’était trompée, on peut même dire qu’elle avait été trompée, mais elle avait agi de bonne foi. Elle a souvent écouté avec patience, quelquefois avec bienveillance, des conseils
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de modération. On a même pu lui dire, sans qu’elle montrât de colère, — c’était il est vrai, après sa faute, en 1882, — qu’elle se trompait en croyant qu’une politique financière de laisser-aller et d’apparences était une politique démocratique. II y avait de la bonne humeur dans la discussion. On a pu d’ailleurs constater en 1883 que les ministres n’étaient pas toujours impuissans, et on a vu M. Raynal obtenir de la chambre à force de bon sens, d’adresse et d’éloquence, qu’elle en finit avec la question des chemins de fer et qu’elle consentit à sacrifier sur cette question ses préjugés au bien public.

Mais le parti qui poursuit la destruction du pouvoir ministériel, et qui accepte volontiers un cabinet autoritaire à la condition qu’il n’ait pas d’autorité, n’a pas cessé de tenir la campagne, faussant tous les ressorts de l’administration financière et profitant, pour arrivera ses fins, des entraînemens naturels d’une chambre qui croit porter dans ses flancs la république tout entière, et qui, dès lors, est souvent prête à sacrifier les principes à des nécessités électorales. C’est ainsi que de graves changemens ont été apportés peu à peu à notre système financier. Les précédens, les usages, ont fini par modifier de fond en comble les règles qui présidaient autrefois à la préparation du budget.

C’est, il faut en convenir, une victoire signalée pour nos adversaires et peut-être n’est-il pas inutile d’en faire ressortir toute l’importance. Il ne faut pas, en effet, se faire d’illusions. La commission du budget s’est donné à elle-même pour première attribution de préparer le budget. Ou en faisait autrefois le principal devoir de l’administration. La préparation commençait quinze mois environ avant l’ouverture de l’exercice dont on s’occupait et durait de quatre à cinq mois. Le ministre des finances ouvrait la période préparatoire par une circulaire adressée à tous les membres du cabinet ; il rappelait à chacun d’eux les obligations auxquelles il devait obéir en raison de circonstances spéciales. Dans chaque ministère, les bureaux se mettaient à l’œuvre et soumettaient, au bout de quelque temps, à leurs ministres respectifs un travail établi sur les bases et sur les données préalablement approuvées par chacun d’eux. Les ministres spéciaux envoyaient, après les avoir revus, leurs projets aussi complets que possible, au ministre des finances, qui les réunissait tous et constituait par cette réunion ce que je pourrais appeler un budget général brut. Ce budget brut n’était encore qu’un avant-projet ; les demandes des différens ministères avaient besoin d’être coordonnées ; il n’y avait pas de proportion entre elles ; souvent aussi le montant des dépenses atteignait un total trop élevé ; les opérations nouvelles au profit desquelles on voulait ouvrir des crédits n’étaient pas de nature à motiver des
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Sacrifices dont les contribuables, en fin de compte, auraient eu à supporter le poids. Il appartenait, au ministre des finances de ramener les demandes à des chiffres raisonnables et de polir ce que j’ai appelé le budget brut. Pour le mettre en état d’être placé sous les yeux des représentans du pays, le ministre des finances soumettait ses observations à ses collègues du cabinet, et entreprenait avec eux une étude définitive qui aboutissait bientôt au dépôt du projet de loi de finances sur le bureau de la chambre des députés.

Le mode de préparation que je viens d’exposer est encore en usage, mais pour la forme seulement. Il est malheureusement trop vrai que le ministre des finances qui doit centraliser tout ce qui se rapporte au budget n’a pas assez d’autorité. Il n’est pas contrôleur général ; il n’a d’autre influence sur ses collègues que celle que lui assurent sa compétence spéciale et la situation politique qu’il peut avoir dans les chambres. Il est généralement peu écouté, et ses collègues ne lui facilitent guère sa tâche. C’est la situation d’infériorité du ministre des finances dans le cabinet qui a permis aux adversaires du pouvoir ministériel de faire passer la préparation du budget de l’administration à la chambre des députés. On ne peut pas nier, en effet, que la commission du budget de la chambre des députés n’ait de l’autorité sur tous les ministres sans exception. C’est cette autorité de fait, aujourd’hui incontestée, qui a permis de croire qu’on pouvait transformer la commission du budget et son président en une institution qui joue le rôle de contrôleur général. Les circonstances ont d’ailleurs singulièrement favorisé la nouvelle doctrine, et, tout le monde, le voulant ou non, a concouru à créer des précédens qui ont acquis aujourd’hui, une force presque irrésistible.

L’assemblée nationale de 1871 était une convention ; elle avait tous les pouvoirs, et elle en avait profilé pour organiser dans son sein de véritables comités permanens. La commission du budget était une sorte de ''cabinet'' ; on s’y distribuait les ministères ; c’est alors que les rapports ont commencé à devenir des monographies. On en avait fait des conférences écrites, très bien conçues pour l’éducation des hommes politiques nouveaux, que l’empire avait systématiquement éloignés des affaires et qui n’avaient pas eu l’occasion d’acquérir de l’expérience. A la suite de chacun des rapports spéciaux concernant chaque ministère, on insérait dès 1872, un dispositif de loi ; c’était, comme une petite loi spéciale qui formait le budget des dépenses d’un ministère ; elle était rédigée comme la grande loi de finances et se composait d’un seul article. M. de La Bouillerie, en déposant le premier rapport spécial du budget de 1872, faisait suivre son rapport d’une loi ainsi conçue : « Il est accordé au ministre des finances pour l’exercice 1872 un crédit
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s’élevant à 1,390,473,503 francs. Ces crédits sont répartis par chapitres conformément aux états ci-annexés. »

Il est inutile de faire remarquer que si le président de l’assemblée nationale mettait aux voix cet article, c’était simplement pour obtenir un vote d’ensemble après l’adoption de tous les chapitres du budget d’un ministère. Le vote faisait de cet article unique une petite loi qui était considérée comme une résolution et qui était exécutée au même titre que les douzièmes qu’on avait accordés quelques mois auparavant. La loi de finances, la seule qui contînt la vraie formule du budget, était promulguée plus tard, après l’adoption de toutes les résolutions séparées. Entreprenait toutes ces résolutions et les incorporait dans la grande loi, qui devenait la loi définitive portant fixation des dépenses et recettes de l’exercice 1872.

La nomination d’un rapporteur par ministère a été une innovation malheureuse et a formé un précédent que s’est approprié tout naturellement la chambre des députés. Le sénat, au bout d’une année, y a renoncé. Peut-être l’a-t-il fait par principe, peut-être ne l’a-t-il fait que par nécessité, car le temps lui a toujours manqué, et il eût été matériellement impossible de rédiger des monographies sur chaque ministère pendant les quelques jours que le budget restait entre les mains de la commission du sénat. Un seul rapporteur est donc aujourd’hui chargé de présenter au sénat les conclusions de sa commission pour tous les ministères ; il se fait aider par ses collègues, et au moyen d’une division du travail pratiquée dans l’intérieur de la commission, il peut déposer avec beaucoup de rapidité le rapport général sur le bureau du sénat. Ce n’est certainement pas la lenteur qu’on peut reprocher à la commission des finances du sénat ; sa précipitation n’a jamais été contestée.

L’institution des rapporteurs spéciaux a beaucoup prospéré à la chambre des députés. Leur nombre a considérablement augmenté. Ils étaient huit en 1871 à l’assemblée nationale, ils étaient déjà douze en 1877 à la chambre des députés, ils étaient quatorze en 1878, quinze en 1879, dix-neuf en 1883 et ils étaient encore dix-neuf en 1884. Il est vrai que le nombre des ministres à portefeuille s’est accru, moins vite toutefois que celui des rapporteurs.

On aurait pu croire que la division du travail appliqué au budget aurait produit les mêmes effets que dans l’industrie ; il n’en a rien été. Ce n’est pas, en effet, pour hâter le travail qu’on l’a divisé, c’est pour l’étendre et pour l’étendre démesurément. La commission du budget en a profité pour changer ses attributions ; elle a voulu se mettre à la place de l’administration et préparer le budget elle-même au lieu de se contenter de le recevoir tout préparé
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pour le contrôler. Le président de la commission est devenu en quelque sorte le premier lord de la trésorerie et il a institué pour servir sous lui, comme on dit en Angleterre, un certain nombre de secrétaires d’état. Les adversaires du pouvoir ministériel ont vu tout de suite le parti qu’ils pouvaient tirer de la nouvelle institution ; il ne leur manque plus, en effet, que de transformer le rapporteur spécial qui existe aujourd’hui en un rapporteur idéal semblable à celui qui joue son personnage dans une autre assemblée. Ce rapporteur idéal serait un représentant du peuple en mission ; il n’aurait pas de chapeau à plumes ni d’écharpe tricolore, parce que les panaches sont passés de mode ; mais il aurait le sentiment de la sainteté civile de sa mission. On lui a confié un ministère et il doit le prendre sur le fait ; son premier devoir est de poursuivre une enquête et son premier acte est une sorte de descente judiciaire. Le ministre le reçoit avec une courtoisie parfaite et lui fait parcourir tous les bureaux : « Nous avons parcouru tous les bureaux les uns après les autres, recueillant les explications de l’administration, lui soumettant nos observations, » et, quand le rapporteur est content, il peut ajouter : « J’ai vu des bureaux qui avaient l’air bien tenus, très disciplinés ; j’ai vu des tables derrière lesquelles il y avait des employés <ref> Voir le compte-rendu de la séance du conseil municipal de Paris du 28 décembre 1884.</ref>. » Quand il n’est pas content, il a un mot de blâme bien cruel, car il peut ajouter : « Mais je n’ai pas vu les cartons. » Pourquoi n’a-t-il pas demandé les cartons et les dossiers, car il serait bien bon pour son instruction qu’il prît ce qu’on appelle une leçon de choses et qu’il vît fonctionner une administration vivante ? Le directeur ne voudra peut-être pas se défaire de ses dossiers ; il demandera un ordre. Quoi de plus simple ? On retournera dans le cabinet du ministre, le ministre fera venir le directeur et apaisera ses scrupules en lui recommandant de ne pas lui ''faire d’affaires''. Le fond de la langue administrative aujourd’hui, c’est : « Ne me faites pas d’affaires. » ''Ne pas faire d’affaires'', c’est tout ouvrir, c’est ne jamais résister pour tout dire en un mot, c’est tout abandonner. Il faut reconnaître que dans ces conditions le rapporteur idéal est bien préparé pour faire son rapport ! Il a parcouru tous les corridors, il est entré dans tous les bureaux, il a ouvert tous les cartons, il a emporté tous les dossiers, il a même arrêté la vie administrative en gardant les pièces dans son portefeuille pendant un certain temps. Il a vu défiler tout le ministère devant lui, par directions, ministre en tête, garçons de bureau en queue ; tout le monde a travaillé pour lui, on lui a écrit des notes, compose des tableaux ; son rapport sera plein de faits.

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S’il y avait des rapporteurs réels semblables au rapporteur idéal dont nous avons fait le portrait, c’en serait fait du pouvoir ministériel. On n’en est pas encore là, et il y a heureusement quelque chemin à parcourir de l’Hôtel de Ville au palais Bourbon.

Les rapporteurs de la chambre des députés ne font pas la même chose, ou, du moins, s’ils font la même chose, ils la font autrement. Ce qui est malheureusement vrai, c’est qu’ils ralentissent l’action de l’administration en la détournant de ses devoirs naturels pour l’occuper tout entière à donner des explications, à fournir des notes, à dresser des tableaux. Si les rapporteurs amassent tant de documens, ce n’est pas uniquement d’ailleurs pour les mettre en annexes à la fin de leurs rapports et pour écrire un volume. Ils ne font pas comme l’homme excellent que tout le monde aimait à l’assemblée nationale, et dont l’innocente manie était de faire relier tous les ans en un beau volume les rapports qu’il avait écrits avec un soin extrême et dans un style étudié sur les lois d’intérêt local. Non ; les rapporteurs d’aujourd’hui ne font des enquêtes si minutieuses que parce qu’ils se sont donné une tâche nouvelle. Ils ont à préparer le budget. Du contrôle ils sont passés à l’action ; ils fournissent chacun à la commission, qui est le ministère des ministères, les moyens de construire un budget pour être soumis à la chambre.

La commission de 1884 a procédé à la préparation du budget à peu près dans les mêmes conditions que l’administration, et cependant, elle a fait 60 millions de francs d’économie sur les propositions primitives du gouvernement. Il est difficile de savoir pourquoi elle n’a pas été jusqu’à 80 ; rien n’était plus aisé ; il lui eût suffi, pour y arriver, d’appliquer jusqu’au bout la méthode ingénieuse dont elle s’est servie pour les 60 premiers millions.

Pour comprendre cette méthode, il suffit de jeter un coup d’œil sur un rapport quelconque. Prenons, par exemple, celui de M. Sarrien ; c’est sans contredit le meilleur des vingt rapports de cette année. M. Sarrien est un député très sage, très modéré ; fort au courant des questions budgétaires, il a été chargé du rapport du budget des dépenses du ministère des finances. Il a fait partie de toutes les commissions du budget de la législature actuelle. Il n’a jamais eu qu’une aventure financière : c’était à l’époque de la discussion du budget de 1882. Au cours de la discussion, il a imaginé d’introduire le fameux amendement connu sous son nom. Il l’a fait passer malgré les ministres et a eu la triste gloire de désorganiser pour longtemps le budget de l’instruction primaire. Son but avait été de décharger les communes du prélèvement sur leurs ressources, que la loi sur l’instruction primaire gratuite venait de leur
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imposer. On n’a jamais pu se mettre d’accord sur le caractère et la portée de la disposition nouvelle. S’agissait-il d’appliquer un principe nouveau et de revenir sur la loi générale qui venait d’être votée ? S’agissait-il simplement de constituer un fonds commun à distribuer entre les communes qui auraient besoin d’être aidées en excluant de la distribution les communes riches comme Paris, Lyon, Marseille et autres ? M. Sarrien lui-même n’a jamais pu éclairer la chambre ni l’administration à cet égard. Il a bien fallu maintenir l’amendement Sarrien à titre définitif dans les budgets subséquens, parce que le groupe des maires, qui est le plus important des groupes parlementaires, n’aurait pas souffert qu’on n’en continuât pas l’application ; mais on en a fait un simple fonds de secours analogue à celui que l’on distribue en cas de grêle ou de destruction de récolte aux contribuables nécessiteux.

Quoiqu’il ait commis cette grosse erreur financière, ou peut-être parce qu’il l’a commise et qu’il s’est aperçu de l’école qu’il avait faite, M. Sarrien est aujourd’hui un des membres les plus avisés et les plus prudens de la commission du budget. On ne trouvera rien dans son rapport qui soit excessif, et s’il a été obligé de sacrifier aux nouveautés malheureuses de la commission dont il est membre, il ne l’a fait qu’avec une grande modération. Nous pouvons donc être sûrs que les défauts du rapport de M. Sarrien, s’il en a, grossissent au centuple dans tous les autres.

Le budget des dépenses du ministère des finances absorbe à peu près la moitié des dépenses totales du budget général. Il a été arrêté par la chambre des députés à la somme de 1 milliard 550 millions de francs. Cette masse énorme de crédits se divise en deux parties : la première comprend la dotation de la dette perpétuelle, à terme ou viagère, et celles du président de la république, du sénat et de la chambre des députés ; elle comporte l’emploi d’un milliard 325millions de francs. La seconde partie, réduite à 215 millions, s’applique à l’administration centrale du ministère, et aux frais de perception et d’exploitation des impôts.

C’est sur cet ensemble de crédits que la commission a réalisé une prétendue économie de 3,700,000 francs. C’est là une économie qu’on a considérée comme modeste et on a exigé davantage des autres rapporteurs. On trouve pourtant dans cette réduction d’un peu moins de 4 millions de francs l’application des trois principes les plus vicieux de la méthode nouvelle. Certains crédits sont diminués, mais c’est pour revenir dans quelques mois sous la forme de crédits supplémentaires : c’est le premier principe ; quelques autres crédits sont atténués parce qu’on a modifié les évaluations sans apporter d’ailleurs aucun changement au montant des dépenses
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réelles : c’est le second principe ; d’autres crédits enfin sont réduits parce qu’on a pratiqué à leur égard l’escompte des annulations et parce qu’on a tenu un plus grand compte des vacances d’emploi : c’est le troisième principe.

Le premier principe trouve son application dans une économie de 500,000 francs sur le chapitre de la dette flottante.

La dette flottante apparaît, comme on le sait, au budget des dépenses sous forme des crédits ouverts pour payer l’intérêt des effets publics ou des comptes débiteurs dont elle se compose. Le projet primitif contenait une prévision de 28,500,000 francs.

Depuis l’époque à laquelle le budget a été préparé par l’administration, la situation de la dette flottante ne s’est pas améliorée, bien au contraire. On craint plus que jamais de ne pas réaliser l’équilibre si péniblement obtenu sur le papier, par la chambre des députés dans le budget qu’elle a voté. On n’ignore pas d’ailleurs que des crédits supplémentaires montant à plus de 43 millions de francs sont déjà ouverts sur l’exercice en cours. Il est reconnu enfin que c’est la dette flottante qui sera chargée de fournir les espèces d’une ressource spéciale qu’on puisera dans l’ancienne caisse de la dotation de l’armée pour faire face aux dépenses de la garantie d’intérêt des chemins de fer.

Tout fait donc prévoir une augmentation des capitaux de la dette flottante, et cette augmentation sera, de l’aveu des plus optimistes, au minimum, de 60 millions ; elle dépassera sans doute 100 millions de francs. Le crédit du chapitre des intérêts de la dette flottante devra, en conséquence, être augmenté au cours de l’exercice 1885 de 3 à 4 millions de francs. Et c’est quand tous les faits que nous venons d’énumérer ont acquis un caractère de certitude que la commission de la chambre des députés a le courage de consentir à voter sur ce chapitre ce qu’on appelle une économie de 500,000 fr. Il est vrai que M. Sarrien annonce, d’un ton fort mélancolique la résolution à laquelle il s’est rallié et qu’il s’en excuse en en rejetant la responsabilité sur le ministre des finances. « La commission, dit-il, a accepté cette réduction sans se faire d’ailleurs aucune illusion sur la valeur de cette économie nouvelle. « Quand on peut prendre pour ainsi dira en flagrant délit, dans un rapport comme celui de M. Sarrien, une application aussi ingénue de la nouvelle méthode de préparation du budget, on n’a pas besoin d’ouvrir les autres rapports pour être assuré qu’une application non moins abusive en a été faite dans les budgets de dépenses des autres ministères. Il est permis d’affirmer, sans crainte de se tromper, qu’une partie des crédits diminués au budget sera représentée au parlement sous la forme de crédits supplémentaires.

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Mais la commission, quoiqu’un peu honteuse de ce premier succès dans la voie des économies, s’en est assuré un second par la révision des évaluations des dépenses obligatoires. Elle a examiné dans le détail les pensions inscrites ; elle a cru pouvoir serrer la vérité de plus près que l’administration ; elle a fait de nouveaux calculs sur des données plus récentes, car elle a commencé son travail en avril 1884, tandis que l’administration avait commencé le sien en novembre 1883. Le sénat qui aura à discuter les crédits afférens à ces mêmes services, au mois de février 1885, pourra rectifier à son tour les chiffres de la commission, et si on retardait le vote du budget jusqu’à la clôture de l’exercice, nul doute qu’on n’eût à faire de nouveaux changemens dans la fixation du montant des crédits.

On a donc diminué 81,500 francs sur les trois chapitres XXIV, XXIX et XXXII dans la section des dépenses de la dette viagère. La commission, en comparant les paiement effectués l’an dernier aux crédits demandés cette année, et en faisant le relevé des inscriptions, a jugé qu’il y aurait 40,000 francs de moins à payer aux victimes du 2 décembre, 26,500 francs de moins aux magistrats réformés, et 15,000 francs de moins aux dotataires du Mont-de-Milan dont la France paie les pensions. Une autre commission, si elle avait devant elle comme celle-ci deux cent trente jours à consacrer à son travail, pourrait sans doute trouver à faire 2,000 ou 3,000 francs d’économies supplémentaires. Avec de bons actuaires, on pourrait établir avec exactitude les chances de mort ou de vie des pensionnaires dont il s’agit. Les calculs de cette nature ne changent pas le fond des choses ; tout le monde sait que ce ne sont pas les recherches de la commission, mais bien les faits qui établiront la dépense.

Il en est de même des crédits de la quatrième partie de ce même budget, qui est intitulé : « Remboursemens, restitutions, non-valeurs et primes. » La commission a cru réaliser sur les crédits qui y sont contenus une économie de 700,000 francs. Ce sont encore les faits qui prononceront, car il y aura beaucoup de remboursemens s’il y a beaucoup de perceptions irrégulières, et il n’y en aura pas s’il n’y a pas de paiemens indus à rendre au public. Il n’y a pas d’économie quand on n’agit pas sur les causes de la dépense ; dans le cas qui nous occupe, la commission n’a pas agi et n’a pas pu agir sur les causes. Une diminution dans l’état des prévisions n’a pas d’autres conséquences que d’empêcher de retrouver à la fin de l’année des excédens sans emploi. Mais la commission s’est décidée à courir le risque de s’être trompée, parce que son erreur, si elle a fait erreur, n’aura d’autre sanction qu’une demande de crédits
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supplémentaires. Cette demande n’aura, suivant elle, aucun inconvénient pour les affaires, puisqu’on ne pourra pas la refuser les choses étant accomplies.

Après avoir retranché 1,300,000 francs des économies dont le total s’élève à 4 millions, il reste encore à l’actif de M. Sarrien une réduction de 2,700,000 francs, dont on pourrait du moins s’applaudir. Ce n’est malheureusement pas possible pour deux raisons : la première, c’est qu’il y a dans ce total une diminution de 464,000 francs, dont l’effet, loin d’améliorer la situation du budget, sera probablement de l’empirer. On a traité les dépenses des manufactures de l’état comme si elles n’étaient pas productives et on a risqué de compromettre les résultats de l’industrie par une économie malentendue. Tout le monde s’applaudit de l’augmentation constante du produit de la vente des tabacs ; mais, c’est une augmentation qu’il faut étudier de très près. Le goût du public est en train de changer et on ne consomme plus le tabac sous la même forme qu’autrefois. Les cigares à bon marché, les cigarettes sont d’une consommation qui augmente et il faut se préparer à en fournir des quantités de plus en plus considérables, tandis que la consommation s’affaiblit sur d’autres articles. Il est urgent de s’outiller et de chercher à contenter la clientèle. Il ne faudrait pas s’endormir sur l’augmentation des ventes, car, chose singulière, s’il y a une augmentation dans le total, il y a néanmoins une diminution assez sensible dans le département de la Seine. Les habitudes sont évidemment en train de se modifier et il faudra être prêt à leur donner de nouvelles satisfactions. La seconde raison de ne pas s’applaudir des prétendues économies qu’on a faites, c’est qu’elles sont dues à l’application du principe de l’escompte des annulations. Si on retranche des A millions réduits par M. Sarrien, sur les crédits primitifs, tout ce qui constitue une série d’opérations comptables sans influence sur les faits, ainsi que la fausse économie de 500,000 fr. sur les dépenses des manufactures de tabac, il ne reste plus que 2 millions, mais ces 2 millions, on a été obligé, pour les faire disparaître, de les emprunter en grande partie aux annulations de crédit.

La méthode de l’escompte des annulations est une véritable trouvaille ; c’est un champ qui n’est pas encore épuisé, et qui recèle évidemment beaucoup de surprises agréables aux rapporteurs de l’avenir. Tous les ans, à l’époque du règlement des exercices, ou plutôt un peu auparavant, quand il est possible de se rendre compte de la situation des ordonnancemens imputés sur l’exercice, on constate un disponible considérable sur les crédits ouverts par les lois de finances. La clôture de l’exercice étant prononcée, on ne peut utiliser ces disponibilités, car les ordonnancemens qui
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pourraient être faits sur les crédits après la clôture ne seraient plus valables. Les reliquats de crédit en question sont donc perdus pour les services et ils sont annulés. Leur annulation est prononcée par des lois spéciales, ou par la loi générale portant règlement du budget dont il s’agit. L’importance de ces annulations est considérable, elle a souvent dépassé 100 millions de francs et la moyenne peut en être évaluée entre 60 et 80 millions de francs. La persistance de ce résultat à fait naître la pensée qu’il pourrait être réalisé une économie considérable en déduisant à l’avance des dépenses du budget une somme équivalente à ces reliquats. On s’est demandé s’il n’était pas possible d’en faire l’abandon à l’ouverture plutôt qu’à la clôture, au commencement plutôt qu’à la fin, dans le budget, en un mot, plutôt que dans le compte.

Les commissions se sont mises à creuser cette idée. Les rapporteurs ont recherché quels étaient les crédits qui étaient tombés en annulation, en tout ou partie, dans les exercices antérieurs. Ils en ont découvert un certain nombre qui paraissaient rentrer dans cette catégorie et ils en ont réduit le montant pour l’avenir dans une proportion qu’ils ont arbitrée. La somme qu’ils ont retranchée est celle qui, suivant eux, serait tombée à la fin de l’exercice, si on l’avait conservée. Dans le cas où cette méthode se généraliserait, il est, en effet, probable que les annulations de crédit descendraient, en fin d’exercice, à une somme tout à fait insignifiante. On peut croire que ce serait un bien, puisque le budget aurait été un miroir plus fidèle de la réalité.

On a prétendu d’ailleurs qu’en serrant de plus près les ordonnateurs, on les intéresserait davantage aux économies dont leur service est susceptible. On a reproché, en effet, à l’administration d’avoir une tendance marquée à épuiser ses crédits jusqu’au fond. Quand un service a été doté, celui qui le dirige a cette dotation à sa disposition, et il est fort tenté d’en employer la totalité ; il lui parait mutile de faire des économies qui ne lui profiteraient pas. Rien n’est plus naturel. Tantôt c’est un bien, tantôt c’est un mal. Il peut en résulter que le service marche mieux, il peut aussi en résulter qu’il coûte trop cher.

On en a conclu qu’il fallait réduire les chefs de service au strict nécessaire, et leur couper ce qu’ils refusent de se couper à eux-mêmes. Cela n’est pas mauvais en soi ; mais la conséquence est que les ordonnateurs sont bien plus intéressés qu’autrefois à ne pas faire de ces économies accidentelles qui sont parfois possibles et qui doivent être laissées à l’appréciation des services. A l’avenir, toute économie réalisée pendant une année sera imposée d’office pour les années suivantes. La conséquence est qu’on ne la fera pas.
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Ce n’est d’ailleurs qu’un petit côté de la question ; il est facile à saisir et il ne convient pas de s’y arrêter.

Il y a dans les méthodes nouvelles quelque chose de bien plus général et de bien plus intéressant, c’est le principe même de la méthode, qui est en contradiction avec une des règles jugées jusqu’ici comme la plus importante de notre législation financière et parlementaire.

Les annulations de crédit viennent, la plupart du temps, de l’impossibilité où l’on est de payer les dépenses engagées avant la clôture de l’exercice, et avant l’expiration des délais qui sont donnés aux payeurs à partir de la clôture. Les ouvertures de crédit par les chambres n’ont pas pour but d’autoriser les paiemens. Elles ne correspondent pas aux espèces qui sortiront, pendant l’année, de la caisse pour solder la dépense. Si elles donnent une autorisation, c’est celle d’engager les dépenses. La loi de 1817 n’a jamais cessé d’être appliquée avec la dernière rigueur, et elle défend absolument aux ministres d’engager une dépense quelconque avant qu’un crédit préalable leur ait été ouvert. Le retard qui peut se produire dans le paiement, par suite de la difficulté d’une liquidation en temps utile, n’est donc pas une raison de diminuer le montant des crédits ouverts. Il faut que les crédits soient ouverts jusqu’à concurrence de la somme totale de la dépense, parce qu’ils ont pour objet d’engager jusqu’à due concurrence les dépenses que l’on prévoit. Il faut qu’ils soient ouverts jusqu’à concurrence du montant de la commande, parce qu’ils ont pour objet d’autoriser la commande au fournisseur, et il faut qu’il en soit ainsi, alors même que la fourniture pourrait n’être payée que plus tard. Il faut que les crédits soient ouverts jusqu’à concurrence du traitement du personnel, s’ils ont pour objet la création d’un service, alors même que les traitemens pourraient n’être matériellement payés qu’ultérieurement.

Rien n’est plus absurde que la déduction que la commission du budget fait subir aux crédits du personnel pour vacances d’emploi, ce qui est également une manière d’escompter les annulations de crédit. Les exemples ne manquent pas dans le budget du ministère des finances, mais il y en a bien davantage dans les budgets des autres ministères. Il n’est peut-être pas inutile d’expliquer ce qu’on entend par cette déduction pour vacances d’emploi. Toute administration bien réglée a son cadre. Il lui faut tant de chefs, de sous-chefs, d’employés de tous grades. Le budget de prévision n’est pas autre chose que la multiplication des chiffres du traitement par le nombre de ceux qui y ont droit. Mais les agens de l’administration n’ont pas le privilège de l’immortalité. Un bureau peut perdre son chef ; il peut perdre un agent d’un grade inférieur. Si l’employé décédé
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est remplacé tout de suite, le traitement vacant du mort sera appliqué au vivant, et la dépense du bureau restera la même. Mais si le remplacement ne se fait qu’au bout d’un mois ou deux, il y aura eu un traitement de moins à servir, et la dépense du bureau aura été moins forte. La mise à la retraite, qui est la mort administrative, a les mêmes conséquences budgétaires que la mort naturelle. Ceux qui prévoient tout ont prévu le cas de mort naturelle ou administrative. Ils ont considéré qu’il n’y avait pas de bureau qui, bon an mal an, ne profitât de quelque boni apporté par la mort d’un des siens. Ils en ont conclu qu’après avoir établi la dépense engagée, c’est-à-dire la dépense à faire pour payer tous ceux qu’on emploie, il fallait en déduire une fraction qui correspondrait aux vacances d’emploi. On constitue donc un personnel en activité dont les traitemens absorberont plus d’argent qu’il n’en est porté au budget. Les ministres sont autorisés à employer des agens dont ils ne pourraient pas payer les appointemens s’il ne se faisait pas de vide dans les rangs. C’est comme si le ministre achetait en Amérique du tabac pour une somme supérieure au montant des crédits qui lui sont ouverts pour cet objet, sous prétexte qu’un naufrage est toujours possible et qu’il peut arriver que la régie ne reçoive pas la totalité des tabacs qui auront été achetés.

Raisonner ainsi, c’est nier notre constitution financière, c’est violer la loi de 1817, c’est mettre à néant tous les principes. Il ne serait pas d’ailleurs sans inconvénient d’encourager les administrations à laisser vacans les emplois hormis le cas où le personnel est surabondant. Ce serait alors un moyen de réduire le personnel par extinction sans toucher aux cadres. On laisserait temporairement sans titulaire un emploi qu’on ne supprimerait pas. Il serait plus conforme à la règle et plus efficace de modifier les cadres et de ramener le personnel au nombre qui serait considéré comme suffisant, mais en même temps comme nécessaire. La conséquence d’une réduction des cadres serait l’obligation de remplacer immédiatement tous ceux qui cesseraient leurs fonctions pour une raison ou pour une autre. Le cadre étant réduit au minimum nécessaire, tous les emplois devraient être toujours occupés pour que la besogne pût marcher. II est vrai qu’on ferait disparaître par cette méthode le boni des vacances d’emploi et qu’on ruinerait en même temps toute la théorie vicieuse de la déduction à faire aux budgets pour tenir compte des vacances, ce qui ne serait pas un mal.

Le troisième inconvénient du système de réduction des crédits jusqu’à concurrence des annulations antérieures par suite de vacances d’emploi ou pour toute autre cause, est de consommer à l’avance la dotation naturelle des crédits supplémentaires. On se condamne
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pour l’avenir à les ouvrir absolument à découvert. Jusqu’à présent, les crédits supplémentaires constituaient en quelque sorte des viremens réguliers, autorisés par des lois spéciales, qui attribuaient à un ou à plusieurs chapitres nouveaux une certaine quantité de ressources que les chapitres originaires avaient abandonnées. On trouvera bien des crédits supplémentaires à ouvrir, personne n’en doute, mais les crédits supplémentaires ne trouveront plus de ressources dans des chapitres trop pauvres auxquels on aura enlevé d’avance tout ce que, sans cela, ils auraient pu donner. Il est fâcheux que le rapporteur du ministère des finances ait, comme les autres, accepté une semblable doctrine, car c’est le ministère des finances qui devrait être le gardien des principes, puisqu’il est chargé de surveiller la comptabilité publique et qu’il en a la responsabilité devant les chambres et le pays.

Tous les abus dont nous avons parlé, nous les avons relevés dans le rapport de M. Sarrien, et il serait aisé de les relever dans des proportions bien plus considérables dans les autres rapports de la commission. On peut donc considérer qu’il y a trois catégories d’économies sans valeur parmi celles que la commission du budget prétend avoir réalisées jusqu’à concurrence de 60 millions. Ce sont d’abord les réductions de crédit correspondant à la révision des évaluations de dépenses obligatoires ; ce sont ensuite celles qui correspondent aux annulations dans lesquelles on trouvait autrefois la ressource des crédits supplémentaires, et ce sont enfin celles qui soulagent aujourd’hui le budget pour reparaître demain dans un cahier de crédits supplémentaires.

Si nous avions pris pour exemple un autre rapport quelconque, nous aurions constaté exactement les mêmes fautes. Il n’entrerait pas dans le cadre de notre étude de passer en revue tous les rapports et de rechercher la valeur des économies qu’on a faites en les classant sous trois chefs : celles qui proviennent d’une nouvelle évaluation des dépenses obligatoires, celles qu’on a obtenues par les annulations préalables à l’exercice et enfin celles qui seront compensées par une augmentation des crédits supplémentaires. Nous n’avons pas non plus à établir le solde qui ressortirait en économie véritable après que nous aurions retranché du total des économies dont on s’applaudit, tout ce qui n’est qu’une vaine apparence. Il nous suffit d’avoir montré qu’on pratique aujourd’hui une méthode de préparation des budgets qui vise surtout aux apparences et qui néglige les réalités.

Jusqu’à ces dernières années, les règlemens d’exercice ont toujours donné des résultats plus favorables que ceux qu’on espérait. C’est le contraire qui arrivera désormais. Les exercices dont
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l’équilibre sera rompu ne verront plus leur liquidation rétablir leurs affaires. Les liquidations seront toujours mauvaises parce qu’on aura consommé toutes les réserves au cours même de l’année et qu’il ne restera aucun actif au jour de la clôture pour compenser les dépenses supplémentaires dont le budget aura été surchargé. Mais, lors même que les innovations de la commission du budget seraient jugées avec indulgence, il faudrait encore savoir ce qu’elles nous coûtent, et il est incontestable qu’elles nous coûtent fort cher. Leurs conséquences sont graves : c’est d’abord de faire passer dans les attributions de la commission la préparation du budget qui était dans les attributions naturelles des ministères, ce qui porte un coup fatal au gouvernement parlementaire et ce qui constitue un acheminement à la suppression des ministères. De plus, c’est la désorganisation de nos budgets et, par une conséquence nécessaire, c’est la désorganisation de nos finances.

Le principe de l’unité de budget a été détruit parce que la préparation du budget par la commission rend impossible le vote total du budget pendant l’exercice. Le caractère préalable du budget périt en même temps que l’unité par l’obligation de recourir à des lois de finances provisoires comme conséquence du travail auquel se livre la commission. Le caractère annuel du budget est non moins menacé, car c’est sur l’impossibilité de faire voter un budget tous les ans qu’on s’est appuyé, en Allemagne, pour demander que le budget s’étendit à deux années, et un jour ou l’autre on fera valoir chez nous les mêmes motifs. Enfin le caractère comptable du budget est méconnu quand, par l’escompte des annulations, on se borne à autoriser par les lois de finances les mouvemens d’espèces. Le rôle du parlement est de veiller à ce qu’on n’engage pas le pays. Il ne se borne pas à surveiller le service de la trésorerie, il doit tenir à ce que l’administration ne puisse engager aucune dépense sans une autorisation préalable qu’on appelle un crédit.

Le travail de la commission du budget de 1885 est donc un travail qui n’a rien produit de bien, qui au contraire a produit beaucoup de mal, et qui peut en produire encore plus s’il sert de précédent, car il pourra nous mener loin. Personne ne sait aujourd’hui quand le parlement pourra être mis à même de voter un budget régulier, et le budget de 1886 ne peut être entrevu que dans un avenir très lointain. Ceux qui contemplent ces innovations de sang-froid et qui voient sans trembler la ruine de nos vieux budgets sont doués d’une confiance très robuste, mais ils se montrent encore plus ignorans que confians. Ils méconnaissent les liens qui attachent les effets aux causes. Ils pourraient apprendre très vite qu’il y a des fautes chères à payer.


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<center>IV</center>

Nous avons indiqué le mal, il nous reste à parler du remède. Notre conclusion sera très nette et très brève. Le remède ne peut se trouver que dans le retour aux principes, puisque le mal est venu de leur abandon.

La chambre des députés ne peut manquer de s’apercevoir, si elle veut réfléchir, qu’en s’emparant d’une des principales attributions du ministère, elle a désorganisé nos finances. Le ministère, d’ailleurs, doit le lui faire comprendre. Il faut que la commission du budget cesse de préparer le budget et qu’elle se borne à mettre la chambre à même de le juger. Le système des rapports séparés et des monographies n’a plus aucune raison d’être ; il faut les supprimer. Les députés doivent aujourd’hui connaître les affaires, ou ils ne les connaîtront jamais ; il ne faut plus qu’ils fassent leur apprentissage aux frais du pays. Un seul rapporteur doit signaler les points de désaccord qui existent entre le cabinet et la commission, et il est temps de mettre fin à ces pourparlers interminables que les sous-commissions engagent avec les ministères. C’est à la tribune que toutes les opinions, que toutes les solutions, doivent se produire. Le pays est fatigué des discussions à huis-clos qui se prolongent indéfiniment dans le sein de la commission du budget, discussions que la presse rapporte sommairement et le plus souvent avec peu d’exactitude.

Avec cent trente jours de moins en commission et vingt jours de plus en séance publique, le pays serait mis au courant de ses affaires dans des conditions bien meilleures, et il n’aurait plus à redouter cette sorte de gouvernement occulte et sans responsabilité qui pèse sur nos finances et jette tant d’inquiétudes dans les esprits. Le cabinet seul peut amener la chambre à renoncer à ses déplorables précédens, mais il faut d’abord la persuader qu’il est résolu lui-même à faire cesser la confusion des pouvoirs, qu’il a la volonté de défendre ses attributions, qu’il a une foi sincère dans la sagesse de nos institutions financières et qu’il ne considère pas ceux qui en défendent les principes comme les adversaires du gouvernement républicain.

Le cabinet ne doit pas oublier que, dans des circonstances comme celles que nous traversons, il faut tout sacrifier à l’intérêt de nos finances, car si les finances de la France étaient détruites, notre pays serait réduit au rang des dernières puissances.


Léon SAY.

Version du 29 mai 2012 à 14:35

Revue des Deux Mondes tome 67,1885
Léon Say

Le budget devant les chambres françaises


LE BUDGET
DEVANT
LES CHAMBRES FRANCAISES

S’il est une transformation inquiétante de nos mœurs politiques en matière de finances, c’est bien celle à laquelle nous assistons en ce moment, car elle a pour résultat de modifier profondément la méthode suivie autrefois par les chambres dans l’examen du budget pour y substituer une méthode nouvelle qui tend à détruire le gouvernement parlementaire.

La chambre des députés a proclamé sa permanence sinon en théorie, du moins en fait, et elle accule le sénat, à la dernière semaine de chaque année dans une impasse, où le budget a fini par rester cette fois-ci, malgré les objurgations ironiques d’une presse qui prétend représenter la majorité républicaine. On a essayé de persuader aux membres du sénat qu’ils auraient pu donner un beau spectacle au pays en votant comme en bloc, et sans avoir eu le temps de lire les documens préparés par sa commission, un budget tout entier, ce même budget que la chambre des députés a mis près de dix mois à établir, après l’avoir retourné dans tous les sens.

Il était d’autant moins permis de tenir cette année un pareil langage au sénat, que le budget de la chambre des députés est une œuvre fort obscure et n’ayant, on peut le dire, de commun avec un budget régulier que le nom et la forme extérieure. On n’y retrouve rien de ce qui rendait remarquables ces anciens budgets qui avaient la prétention de représenter une idée, qui étaient établis sur des principes bien définis, et dont la conception a fait la gloire de nos assemblées et de nos hommes d’état depuis la chute du premier empire jusqu’à ces dernières années. Ils ont été d’ailleurs successivement imités par tous les états parlementaires du continent, et nous semblons devoir les abandonner au moment où on en comprend mieux, à l’étranger, la bonne ordonnance et la solide organisation.

Il est à craindre que nous ne marchions à grands pas vers la destruction définitive des budgets de l’ancienne école, et que nous ne soyons peut-être obligés, d’ici à peu d’années, de nous résigner à vivre au jour le jour, à pourvoir tous les mois à nos besoins courans, condamnant les services publics à demander leur pain quotidien à un comité de permanence choisi par le parlement.

Quelle est la raison qui pousse tant d’hommes politiques à seconder, ce changement de méthode et cette transformation ? Est-ce le sénat qu’on veut détruire en l’empêchant de remplir ses fonctions ? ou bien, ne seraient-ce pas les ministères qu’on veut rendre inutiles, en substituant la préparation des budgets par la chambre à la préparation des budgets par l’administration ? A-t-on la prétention, en un mot, de viser plus haut que le budget, et quel est, dans ce cas, le pouvoir qu’on menace ? Qui est-ce qui mène le mouvement ? Sont-ce les partisans d’une chambre unique, ou les adversaires de la responsabilité ministérielle ? S’agit-il, enfin, de préparer l’avènement d’une, sorte de convention parlementaire avec deux chambres, dans une constitution à l’américaine, ou s’agit-il de faire revivre une convention, chambre unique, comme la première, comme celle qui est l’idole d’un certain nombre de vieux républicains, quelquefois pour ce qu’elle a fait de grand, et trop souvent hélas ! pour ce qu’elle a fait de mal ?

Il y a certainement, dans la majorité de la chambre des députés et, surtout dans les partis extrêmes de la gauche, des adversaires résolus de l’institution du sénat ; mais il y a aussi, et ceux-là sont les plus nombreux, — car on les rencontre dans toutes les fractions du parti républicain, — des adversaires bien plus résolus encore du pouvoir ministériel. Le gouvernement parlementaire n’est plus, pour un grand nombre d’hommes politiques, que le gouvernement direct par le parlement, tandis que le gouvernement par des ministres sous le contrôle du parlement, ce qui est l’expression vraie de ce gouvernement, ne représente plus pour beaucoup de gens qu’une idée sans valeur, inconnue, ou arriérée.

Malgré certaines apparences qui ont, il est vrai, impressionné vivement l’opinion publique, c’est le parti des adversaires du pouvoir ministériel qui me parait le plus redoutable, et c’est contre lui que je crois le plus urgent de lutter. Je sais bien qu’on entend souvent demander la suppression du sénat. Il est entré, il entrera dans la maison des gens expressément venus pour la brûler. Je sais bien que, frein ou sabot, la chambre haute est considérée par toute une école de vieux démocrates comme une machine à porter au musée des souverains, ou, pour parler un langage plus républicain, comme un instrument démodé de la souveraineté nationale ; mais on serait injuste envers le sénat si l’on ne reconnaissait pas une certaine vitalité dans sa constitution et sa composition actuelles. On serait non moins injuste envers le pays si on ne reconnaissait pas que l’idée des deux chambres y est considérée comme protectrice des grands intérêts de la nation. La révision de la constitution, qu’on a faite au mois d’août 1884, était dirigée contre le sénat, et on peut dire qu’elle a tout à fait avorté. Le congrès a reculé devant la fermeté avec laquelle la chambre haute a défendu ses attributions financières. S’il est donc vrai que la majorité de la chambre des députés cherche de temps à autre à humilier le sénat, elle cherche bien davantage à humilier le ministère, et elle y réussit beaucoup mieux. Le pouvoir ministériel, voilà l’ennemi pour elle ! Si le sénat est jeté par-dessus bord un jour ou l’autre, en même temps que le pouvoir ministériel, ce ne sera que par surcroît. Ce qui est assez remarquable d’ailleurs, c’est que plus l’institution ministérielle est ébranlée, plus les ministres deviennent inébranlables. Peut-être la raison en est-elle qu’il est inutile de s’acharner pour ôter la vie à ceux qu’on a réussi à rendre impuissans.

Si l’on ne parvient pas à arrêter le mouvement que nous dénonçons à tous les esprits réfléchis, on peut être sûr que le jour où il se formerait dans le sénat une majorité contre le système ministériel, il ne serait pas difficile à cette majorité de trouver un appui dans une majorité correspondante de la chambre des députés. On n’abolirait peut-être pas le sénat, on abolirait les ministres. Le résultat ne serait guère plus heureux, et le pays aurait à en souffrir dans des proportions incalculables. Voilà pourquoi nous combattons en ce moment les adversaires du pouvoir ministériel, non pas que les adversaires du sénat nous paraissent moins dangereux, mais en présence de deux dangers, c’est au plus pressant des deux qu’il faut d’abord faire face.

Le budget général des dépenses et des recettes de l’état, tel qu’il apparaît dans ce grand ordre qui constitue notre système financier, ne peut exister avec tous ses avantages et produire tous ses effets politiques, économiques et moraux que dans l’hypothèse d’une autorité administrative et d’une responsabilité ministérielle, et sous la condition d’une séparation des pouvoirs qui mette en présence, d’un côté, une administration agissante et, de l’autre, un parlement contrôlant. Aussi est-il naturel que ce soit au budget lui-même qu’on s’attaque quand on veut détruire le pouvoir ministériel, parce que la préparation et l’exécution du budget constituent l’attribution principale du ministère dans un gouvernement vraiment parlementaire. Je ne sais si tous les adversaires de ce genre de gouvernement le savent, mais il n’est pas douteux qu’ils le sentent, et ils agissent comme s’ils le savaient. L’instinct les guide à défaut de l’intelligence.

Pour détruire le budget, il faut en détruire les principes, et ces principes, on peut les réduire à un petit nombre. C’est ce petit nombre de principes que j’ai besoin de définir, d’expliquer, de produire avec toute leur valeur pour faire toucher du doigt la nature de l’inimitié, consciente ou non, qu’ils excitent chez les théoriciens du gouvernement direct par le parlement, et pour intéresser à leur défense les véritables amis des libertés publiques et de la république parlementaire conservatrice.

Après les avoir définis, je passerai en revue les faits qui se reproduisent chaque année, en s’aggravant, lors de l’examen et de la discussion du budget par les chambres.

Je conclurai enfin par la recherche des remèdes, s’il y en a, à la maladie dont nos assemblées ne sont que trop atteinte ? , et dont il est difficile de les guérir, parce qu’elles ne veulent pas en comprendre tout le danger.


I

Les principes du budget français, conçus pour protéger le gouvernement parlementaire et pour en faciliter le développement, sont au nombre de quatre. Le budget doit avoir de l’unité ; il doit être annuel ; il doit être préalable, il doit avoir une personnalité comptable.

Comme le budget est la proposition la plus importante que le gouvernement puisse faire au pays représenté par les membres des deux chambres, il faut qu’il soit clair, et, pour être clair, il faut qu’il soit présenté sous une forme simple. Il est nécessaire de l’enfermer dans un monument dont on puisse apprécier aisément l’ordonnance et saisir d’un coup d’œil les grandes lignes. De là le principe de l’unité.

Comme, au moment où cette proposition apparaît, il y a deux personnes en présence : — d’un côté, le gouvernement qui parle et, de l’autre côté, le parlement qui doit répondre ; d’un côté, le gouvernement qui demande les moyens d’agir et, de l’autre côté, le parlement qui est appelé à donner au gouvernement les instrumens nécessaires à son action, — il faut que le contrat soit limité dans sa durée. S’il ne l’était pas, le parlement aliénerait sa liberté et le gouvernement, qui dort être le serviteur, deviendrait en réalité le maître, son maître, à lui, ayant abdiqué dans ses mains. De là le second principe : le vote du budget doit être annuel.

Mais comme la proposition que fait le gouvernement ne peut être acceptée que si elle a été examinée avec maturité ; comme le parlement se trouverait engagé malgré lui si l’exécution du budget précédait l’assentiment qu’il a le droit de donner, mais aussi de refuser, il en résulte que le budget ne doit pas seulement être annuel : il doit en outre être préalable ; c’est le troisième principe.

Enfin le budget voté est comme l’acte de naissance d’une personne destinée à se mouvoir pendant toute une année. Il consacre une série d’opérations qui ont ce lien commun d’être entreprises dans une période de temps déterminée. Cette série d’opérations constitue un ensemble qui doit être comparable dans le passé et dans l’avenir avec un ensemble de séries semblables Pour que le budget puisse être contrôlé dans son exécution, comme il a dû l’être dans sa préparation, il faut donc qu’il ait une personnalité comptable, afin qu’aucun acte accompli pour son compte ne puisse passer inaperçu. C’est le quatrième principe.

Reprenons avec plus de détail l’examen de chacun de ces principes, en les jugeant dans leur application à la gestion de nos finances et dans leurs rapports avec le gouvernement parlementaire.

Le principe de l’unité est un principe de clarté. Personne ne peut connaître sa situation financière qu’en l’embrassant tout entière. Un commerçant ne peut savoir si les affaires qu’il a faites sont bonnes qu’à la condition de les passer toutes en revue ; car s’il ne tenait compte que des opérations à bénéfice et s’il oubliait celles qui se liquident en perte, il pourrait se croire riche quand il serait ruiné. Il en est de même pour un état. La situation d’un budget d’état ne peut être connue que si elle a été examinée sous toutes ses faces. Ce n’est pourtant que depuis 1815 qu’il y a de l’unité dans le budget français. Pendant la révolution, les affaires de finances se traitaient au fur et à mesure qu’elles se présentaient, et on imaginait des expédiens quand il fallait se tirer ; d’embarras. On n’avait du budget ni la chose ni le nom, et Ramel, qui a été ministre des finances, pendant trois ans de l’an IV à l’an VII, et qui a laissé des mémoires très nombreux et très intéressans sur les finances de la convention et du directoire, n'a pas employé une seule fois dans ses écrits le mot de budget. On se contentait d'états qui étaient fort incomplets.

Pendant le premier empire, l'unité n'a pas plus existé que sous la république ; moins peut-être parce qu'on était obligé de pourvoir aux besoins par des expédiens successifs et qu'on perdait ainsi la possibilité d'avoir des vues d'ensemble, que pour se conformer aux désirs de l'empereur. Napoléon voulait rester le maître d'administrer à sa guise les sommes énormes que produisait la guerre. On a dit souvent que Napoléon avait rétabli l'ordre dans les finances, et cependant on ne trouve dans aucun document financier émanant de l'administration française un compte régulier, précis, complet, des capitaux qui ont servi à faire mouvoir les grandes armées de l'empire. Ainsi, fait étrange, il n’a jamais été passé dans les livres du Trésor français aucune écriture qui puisse servir à constater la recette des 80 millions de francs que la France a reçus des États-Unis pour la cession de la Louisiane.

Il n'y avait pas plus de comptabilité nationale pour tout ce qui concernait les dépenses de la guerre que pour tout ce qui concernait les réquisitions, les contributions et les rentrées de tout genre. A côté du budget de la France, et en dehors de ce budget, il y avait un budget de la conquête, qui, pour les dépenses comme pour les recettes, n'avait aucun lien avec le budget plus ou moins régulier qu'on soumettait encore aux tristes assemblées dont l'empereur avait toléré l'existence au-dessous de son trône.

C'est sous la restauration seulement et sur l'initiative du baron Louis que l'unité du budget est devenue un des principes de la politique financière dans le gouvernement parlementaire de notre pays. Il a fallu, pour arriver à constituer cette unité, faire les plus grands efforts. Les impôts étaient encore exploités sous l'influence des souvenirs historiques de la ferme. Le directeur général des droits réunis ou des contributions indirectes, assisté d'un conseil d'administration, n'avait eu qu'à remettre sur ses pieds la table du conseil autour de laquelle siégeaient autrefois les fermiers généraux. La régie administrait comme autrefois la ferme générale. Elle donnait au trésor un produit net ; les dépenses de perception étaient prélevées sur la recette parce qu'elles constituaient les frais d'une exploitation ; et la différence apparaissait seule, comme un produit industriel, dans l’état des ressources du pays. Il a fallu changer ces erremens et faire rentrer dans les dépenses de l'état ce qui était considéré auparavant comme les dépenses particulières d’une compagnie de fermiers, ou d'une administration de régisseurs. Peut-être même a-t-on poussé trop loin cette règle, qu'on a appelée la règle du produit brut ; on a souvent confondu, en le faisant, deux intérêts qu’il eût été bon de distinguer. Il était urgent, cela est évident, de rendre aux dépenses d’exploitation des régies leur caractère de dépenses publiques, mais fallait-il les jeter sans ordre dans le gouffre des dépenses de l’état ? L’unité est un principe de clarté, nous l’avons dit tout à l’heure, il ne faut donc pas l’appliquer de manière à produire l’obscurité. On a remplacé depuis, et avec avantage, cette unité intérieure qui pouvait bien n’être qu’une confusion, par une diversité d’opérations spéciales qu’on a rattachées ensuite au budget par un lien très direct. Le bâtiment est toujours resté sous la forme d’un seul corps de logis, mais on en a distribué l’intérieur en appartenions.

Notre budget actuel est plein de ces sortes de distributions intérieures, et l’avenir prépare beaucoup d’autres nécessités d’aménage-mens analogues, s’il doit, par exemple, augmenter encore les attributions de l’état et le charger de diriger pour le compte des individus certaines industries, comme la Banque, les Transports, l’Éclairage public et tant d’autres services. Nous avons des budgets spéciaux qui contiennent les recettes et les dépenses de la Monnaie, de l’Imprimerie nationale, de la Légion d’honneur, des Chemins de fer de l’état, des Lycées, qui ne figurent au budget que pour des soldes, mais dont on peut étudier les détails en pénétrant dans le compartiment qui leur est réservé beaucoup plus facilement que si leurs dépenses étaient confondues avec les dépenses générales et leurs recettes avec les recettes générales de l’état. Il aurait pu en être de même de l’administration des Tabacs, qui est une industrie, et dont les recettes ne constituent un impôt que parce que le bénéfice est excessif et se défend contre la concurrence par une loi de monopole d’une sévérité extrême. Ici le principe de l’unité a été, par une application maladroite, une cause de désordre dont se sont emparés certains esprits étroits. En additionnant les dépenses de l’administration des Tabacs avec celles de l’état, on a formé un gros chiffre sur lequel on a tenté d’opérer des retranchemens pour diminuer les dépenses publiques. Ou a cherché à réduire le budget des Tabacs comme si les dépenses n’en étaient pas industrielles ; on a substitué, dans cette recherche, l’esprit administratif à l’esprit commercial.

Mais si on a, dans quelques cas, mal appliqué le principe, on a tiré de l’unité les plus grands avantages. Ou a pu maintenir en évidence le rapport des dépenses avec les recettes, et réunir dans une même loi de finances deux ordres d’idées qu’il est bon de ne pas confondre, mais dont le rapprochement offre une garantie des plus sérieuses.

La loi de finances est une loi qui donne des ordres, qui prescrit aux ministres, pour les dépenses, de se renfermer dans des limites déterminées, et qui leur interdit, pour les recettes, de réaliser des ressources, si ce n’est dans les limites et dans les conditions de la loi. Ce n’est pas à dire que les lois d’impôt soient annuelles, mais le droit de percevoir les impôts qui sont établis par des lois permanentes n’est donné aux ministres que pour un temps, au-delà duquel ils ne peuvent plus l’exercer.

En sus des prescriptions, des ordres impératifs, la loi de finances comprend une autre série de dispositions. Elle rapproche les sommes à dépenser des sommes à recevoir, et elle tire de ce rapprochement une conclusion. Cette conclusion est une sorte de proclamation, un engagement pris envers le pays d’administrer sagement les finances pendant l’année qui va s’ouvrir. Il y a dans cette proclamation, sous la forme d’un article de la loi de finances, une affirmation que le résultat qu’on recherche pour l’année dont on s’occupe est l’équilibre entre les dépenses et les recettes. Cette affirmation est la sanction du principe de l’unité. Un budget qui ne comprend pas cet article est incomplet. Il est incorrect au plus haut degré, car il semble ignorer que les pouvoirs publics ont reconnu quelles étaient les dépenses nécessaires, et qu’ils ont élevé ensuite au niveau de ces dépenses la somme de sacrifices à imposer à la nation. Ce que nos pères demandaient dans les états généraux, c’était, d’abord, de constater l’utilité des dépenses avant de consentir les subsides ; c’était ensuite d’obtenir des évaluations de recettes suffisamment élevées, afin que, sous couleur d’un petit impôt, on ne leur fit pas payer trop d’argent. Nous avons obtenu les résultats qu’ils cherchaient par la forme que nous avons donnée à nos budgets.

L’unité du budget est donc détruite quand les pouvoirs publics séparent le vote des recettes et celui des dépenses, et surtout quand ils procèdent au vote des recettes avant celui des dépenses. Les recettes ont une conséquence de la dépense, comme la nécessité de faire les fonds pour payer une facture est pour un particulier la conséquence des dépenses qu’il a faites chez son fournisseur.

Il ne suffit pas que le principe d’unité soit respecté dans les rapports du ministère avec le parlement, il faut par-dessus tout qu’il soit appliqué dans les rapports du parlement avec la nation. Il ne suffit pas que le gouvernement réunisse dans un document unique, gros volume de 2,000 pages, tout le budget avec les détails les plus complets, exposé des motifs, projet de loi, tableaux législatifs, développemens les plus minutieux et annexes nombreuses ; il ne suffit pas que le gouvernement ait réussi dans ses efforts et qu’il n’ait séparé ni les recettes des dépenses, ni le budget extraordinaire, s’il en existe, du budget général : il faut que toutes les garanties que le parlement réclame du gouvernement, à son profit, soient largement données par le parlement lui-même à la nation. C’est malheureusement le contraire qui a souvent lieu. Les obligations que le parlement impose au gouvernement il ne se les impose pas à lui-même, et lorsque le gouvernement a réussi à établir l’unité, le parlement ne se croit pas obligé de la maintenir. La chambre des députés, rapportant tout à elle-même, et se considérant trop souvent et contrairement à la constitution et à la raison, comme si elle était le Parlement à elle toute seule, la chambre croit qu’il suffit qu’elle soit satisfaite pour que le pays n’ait rien à dire ! Il semble qu’elle n’ait nul souci de tenir le pays au courant de ses affaires ; elle méprise les principes qu’on a établis pour assurer la publicité de la situation financière et pour permettre à la nation de la juger en connaissance de cause au moyen de documens administratifs et législatifs bien ordonnés. Il est vrai que les gouvernemens ont quelquefois détruit d’eux-mêmes le principe de l’unité ; mais cette destruction du principe est bien plus grave et peut produire des effets bien plus fâcheux, quand elle émane du pouvoir auquel la garde en est confiée.

Les procédés par lesquels on a rompu l’unité sont variés, et leur histoire serait l’histoire financière du demi-siècle qui vient de s’écouler. Il est arrivé, de temps à autre que le gouvernement a négligé, par préméditation, de faire entrer toutes les dépenses dans le total des dépenses publiques, réservant pour une sorte de budget rectificatif ou supplémentaire les dépenses qu’il lui convenait de soustraire à la discussion publique. Mais il est arrivé aussi que l’unité a été rompue par des nécessités réelles d’ordre politique où économiques, nécessités toujours discutables et naturellement discutées, mais auxquelles on a été très souvent obligé de donner satisfaction. C’est le cas des budgets extraordinaires. Rien n’est plus difficile que de maintenir l’unité de budget quand il existe des budgets extraordinaires. En 1871, on a créé un budget extraordinaire sous le nom de compte de liquidation. Il s’agissait de faire des dépenses dont l’objet était de rétablir nos fortifications, notre matériel militaire, nos approvisionnemens. On a cru que la politique commandait de ne pas donner aux efforts qu’on voulait faire une publicité trop étendue. Il fallait apaiser les esprits au dedans et au dehors, et ne rien faire qui pût rallumer des étincelles mal éteintes. Le compte de liquidation a rompu, absolument l’unité du budget, et il est à craindre qu’il n’en soit résulté ce qui résulte toujours de l’abandon de ce principe, une augmentation dans le montant des dépenses ; un emploi de capitaux disproportionné avec l’effet qu’on cherchait et avec l’effet qu’on a obtenu. Lorsque M. Magne, en 1874, a rattaché le compte de liquidation au budget général, il a fait une œuvre excellente, parce qu’il est revenu à l’unité de budget.

La création du budget sur ressources extraordinaires, en 1878, a été tentée avec l’idée que l’unité du budget n’en serait pas troublée ; les deux budgets n’en devaient faire qu’un seul ; c’était comme une section nouvelle qui prenait place, dans les tableaux, à la suite des autres. Mais le lien qui unissait les deux budgets était trop faible, et il a été brisé par les chambres. Ce lien, est-il possible de le renouer ? Peu de personnes l’espèrent, et comme il faut absolument revenir à l’unité, on demande avec raison l’abolition totale du budget sur ressources extraordinaires.

Si l’unité de budget a de l’intérêt, c’est qu’on y trouve un moyen d’enlever à l’arbitraire du gouvernement tous les petits budgets occultes qu’il pourrait, autrement, soustraire à l’action du contrôle parlementaire. Il est évident que le ministère est beaucoup plus indépendant du parlement quand il mène de front plusieurs budgets à la fois. Nous avons dit que Napoléon tenait à être le maître des ressources de la guerre et à en régler les dépenses à son gré ; il n’avait pu y arriver que parce qu’il avait conservé, en quelque sorte pour son usage personnel, un compartiment du budget. Les ministres pourraient aisément entraîner le parlement dans des dépenses d’une justification plus ou moins difficile, s’ils pouvaient faire discuter les uns après les autres une série de budgets qui n’auraient aucun lien entre eux.

Les partisans de la suppression du pouvoir ministériel disent qu’ils ne veulent pas détruire l’action administrative, mais simplement l’absorber au profit du parlement. Et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’ils permettent au parlement de faire contre le pays tout ce qu’ils reprochent aux ministres de tenter quelquefois contre le parlement. La rupture de l’unité du budget étant considérée comme le moyen le plus sûr qu’un ministère puisse employer pour annuler le contrôle parlementaire, ils sont tout prêts à rompre l’unité pour annuler le contrôle du pays sur les actes du parlement. Ce serait pourtant pousser un peu loin la passion de la représentation nationale que de laisser à cette représentation le moyen de tromper le pays ; mais il y a des gens qui ont l’idolâtrie de la représentation du peuple, et qui pensent que le pays n’a besoin de prendre aucune garantie contre les abus d’autorité d’une assemblée. Herbert Spencer compare cette idolâtrie au fétichisme des sauvages, avec cette différence en faveur des sauvages que leur fétiche ne parle pas, ce qui fait qu’on n’a aucun moyen de le juger. On pourrait répondre, nous le savons bien, à ceux qui défendent l’unité du budget comme un principe, que c’est un principe bien contingent, puisqu’il n’a pour lui ni l’ancienneté, ni l’universalité. Il n’a pas l’ancienneté puisqu’il n’a été proclamé qu’en 1815, et encore, pendant tout le temps qu’on a mis à en assurer et à en perfectionner l’application, il a fallu le sacrifier par toutes sortes de raisons administratives ou autres. A partir de 1822, il parait avoir été définitivement reconnu ; il n’en a pas moins été violé très fréquemment par la nécessité de séparer eu deux la loi de finances, par l’obligation de recourir à des douzièmes provisoires et par la création de comptes spéciaux en dehors du budget : budgets d’emprunts, budgets extraordinaires, budgets de travaux publics.

On dira peut-être aussi que le principe de l’unité n’est pas universel. L’Angleterre passe pour avoir les meilleures finances du monde. Si elle a été la première à faire des folies financières et à se charger d’une grosse dette, elle a fait les efforts les plus sérieux pour la réduire. C’est aujourd’hui un article de foi en Angleterre qu’un parti politique qui n’a pas su faire face, avec ses revenus, à toutes les dépenses annuelles, y compris celles des expéditions lointaines que la politique coloniale entraine, doit abandonner le pouvoir au parti politique contraire.

Le budget anglais n’a cependant pas d’unité. Le mot même de budget n’a pas la même signification dans les deux pays. Chez nous, le budget est un gros volume qui contient tout et qui doit comprendre : dépenses ordinaires, extraordinaires, spéciales, ressources obtenues par les impôts, les emprunts, les combinaisons financières. En Angleterre, le budget est un discours. Budget est un vieux mot qui veut dire sac, et le chancelier de l’échiquier ouvre son sac au commencement de l’année financière ; il en tire un exposé qui conclut à la modification ou au statu quo des lois d’impôts. Voilà le budget anglais. Quant à l’état estimatif des dépenses, il se divise en quatre parties : la première est en dehors de la discussion et forme ce que nous appellerions un budget permanent, la seconde est le budget de la guerre, la troisième celui de la marine, la quatrième celui des services civils. On les discute les unes après les autres au cours de l’année pendant laquelle on les exécute, et il n’y a d’autre lien entre eux que le discours du chancelier de l’échiquier. Les Anglais n’ont pas besoin de documens comptables, ils préfèrent les enquêtes. Si un point est obscur dans l’administration, on ouvre une enquête ; on entend des fonctionnaires, des agens de l’administration, et les personnes qui ont de la compétence dans la matière dont il s’agit ; on cherche à savoir si la dépense est en rapport avec l’utilité ; toutes les dépositions sont reproduites dans de volumineuses publications ; le comité spécial des lords ou des communes, ou le comité mixte des uns et des autres font un rapport sur les dépositions, et on prend une résolution qui conduit au maintien ou au changement de la législation en ce qui concerne le service étudié. Le pouvoir ministériel n’est pas ébranlé par ces enquêtes ; il ne s’agit pas de modifier l’équilibre des pouvoirs, et la constitution anglaise n’est pas en question. Cela n’empêche pas les hommes clairvoyans de jeter sur l’avenir des finances de l’Angleterre des regards inquiets. La puissance du parlement préoccupe ceux qui redoutent la tyrannie des majorités. On se demande si cette intervention incessante du parlement dans tous les détails de la vie sociale ne conduira pas l’Angleterre à étendre les attributions de l’état au-delà des bornes naturelles. La démocratie radicale anglaise n’aime pas plus l’administration que la démocratie radicale française. Elle demande que l’état ait plus d’action, qu’il exerce cette action par des agens nouveaux, agens qui sont chargés de faire au profit de tous, et mieux, ce que les particuliers font à leur profit et moins bien ; et en même temps elle se méfie de tous les agens, de sorte qu’elle se contredit elle-même quand elle passe à l’exécution. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a dans cette extension d’attributions une menace pour le budget, car c’est la quantité des attributions qui fait dépenser de l’argent.

Si l’unité du budget n’est pas connue en Angleterre, ce n’est pas une raison de décider contre le principe. Les choses vont bien en Angleterre, quoiqu’il n’y ait pas d’unité dans le budget, mais elles n’en vont pas mieux pour cela. L’étude isolée des questions qui affectent le budget est certainement une cause d’augmentation des attributions de l’état, et c’est cette augmentation d’attributions qui est la plaie de l’avenir en Angleterre.

Le second principe, celui qui consacre le caractère annuel du budget, n’est contesté par personne, et les deux partis dont nous nous occupons sont d’accord. Il est respecté par ceux qui entendent maintenir le gouvernement parlementaire et le pouvoir ministériel, et par ceux qui veulent donner aux chambres l’administration directe des revenus publics. Les uns et les autres considèrent que tu pays ne doit pas être engagé pour un trop long espace de temps. Il y a eu, en Allemagne, des budgets quinquennaux-, ils ont été réduits à deux ans ; les budgets biennaux qui subsistent encore tendent à disparaître devant les progrès du gouvernement parlementaire. Un retour en arrière pour les gouvernemens dont les budgets sont annuels est impossible, et M. de Bismarck, a échoué dans les tentatives qu’il a faites, de 1880 à 1882, pour y arriver.

Chose étrange ! nos constitutions n’ont jamais été précises sur le caractère annuel du budget. La charte de 1815 et celle de 1830 ont bien dit que l’impôt foncier devait être voté annuellement, mais elles n’ont rien dit de plus, et la constitution républicaine est muette sur ce sujet. Les Anglais ont des impôts permanens ; seuls l’income tax et le droit sur le thé sont annuels. On suppose que c’est en faisant varier le tarif de ces seuls impôts qu’on peut arriver à maintenir l’équilibre entre les dépenses et les recettes. Chez nous, les impôts sont permanens, mais l’autorisation de percevoir est annuelle.

Si on ne conteste pas la nécessité d’obéir à ce principe, que le budget doit être annuel, bien des gens trouvent qu’une période d’une année est un maximum. Pour eux, les autorisations provisoires données au gouvernement par les chambres de percevoir pendant un mois ou deux les impôts, conformément aux lois, ont l’avantage de mettre le ministère dans les mains du parlement d’une façon beaucoup plus étroite. Nous trouverons d’ailleurs cette doctrine chez ceux qui sont opposés au budget préalable.

Le budget préalable, c’est le troisième principe. Il est bien plus contesté et il est beaucoup plus en péril que tous les autres. Peu de personnes, il est vrai, l’attaquent de front, mais beaucoup le battent en brèche, avec une passion extraordinaire, sous les prétextes les plus divers. Cela doit suffire pour nous ouvrir les yeux et nous mettre sur la défensive.

Le budget préalable, c’est tout bonnement la prévoyance dans l’administration des finances : rien de plus, rien de moins.

Il serait commode de ne pas compter, et le budget de recettes de plus simple a toujours été celui du juif errant. Avoir un fonds, fût-il de cinq sous, qui se renouvelle sans cesse, c’est tout ce qu’il y a de plus commode. Ce n’est malheureusement pas comme cela que les choses se passent. Le budget des recettes ne se renouvelle pas tout seul. Les états comme les particuliers sont bien forcés de se demander à l’avance comment ils pourront pourvoir aux nécessités de leurs dépenses. Si on s’y prend trop tard, ou tombe dans les expédiens et on se ruine. L’idée du budget préalable est donc naturelle, si naturelle.même, qu’on a peine à croire qu’on puisse en ériger la négation en système. Elle est pourtant combattue par un certain nombre d’hommes, possédés de l’esprit de méfiance qui caractérise la démocratie radicale.

Pour eux, il semble que le budget préalable soit un mal, parce qu’il enchaine la volonté du parlement. S’ils consentent à prévoir l’étendue des ressources et s’ils en laissent la disposition à des ministres pour i une période de temps déterminée, ils craignent de donner aide simples mandataires une latitude dont il leur est possible d’abuser. On ne peut pas abdiquer sa souveraineté pour douze mois de suite, ni donner des ordres irrévocables à ses agens pour une année tout entière. Voilà le fin mot de la doctrine. On ne rencontre pas beaucoup d’hommes politiques prêts à confesser une théorie aussi extrême, mais on en rencontre un très grand nombre qui la pratiquent, sous les formes les plus variées.

C’est, par exemple, un des axiomes de. la politique de méfiance que, pour rester maître du ministère dans un gouvernement parlementaire, il faut toujours lui faire espérer le budget, mais le lui donner le plus tard possible, car le gouvernement, une fois en possession du droit de percevoir les impôts, pourrait se jouer des injonctions du parlement et se passer de lui. On ne peut avoir confiance en personne, c’est le refrain. Il est vrai qu’en revanche, on a la plus grande confiance en soi-même, ce qui étonne souvent la galerie. Il ne manque pas de députés pour dire que les ministres doivent être tenus en bride et n’être laissés en possession du pouvoir d’administrer que s’ils sont prêts à en référer préalablement aux chambres pour toutes les questions qui sont cependant de leur ressort, on a vu quelquefois des ministres demander des consultations à la commission du budget pour savoir s’il fallait, ou non, modifier le cahier des charges d’une adjudication, ou pour prendre telle autre résolution. On a perdu la notion de la différence qu’il y a entre des lois, des arrêtés et des décrets. C’est une véritable perversion du gouvernement parlementaire.

Le vote préalable du budget suppose certainement que le parlement ne refuse pas sa confiance au ministère, puisqu’il lui donne le droit de percevoir les impôts et d’engager les dépenses. Donner le droit d’exécuter un budget annuel, c’est bien donner le pouvoir d’administrer la fortune publique pendant une année. Il faut bien admettre que les chambres ne peuvent investir de ce droit que des ministres qui ont leur confiance, et qu’elles auraient tout à fait le droit de s’y refuser si elles pouvaient croire que le gouvernement administrât le pays, avec l’argent qu’on met à sa disposition, dans un ordre d’idées contraire aux vues de la majorité.

Mais ce n’est pas alors le budget qu’il faut refuser, c’est un ordre du jour de méfiance qu’il faut voter.

Le gouvernement, parlementaire est fondé sur un mécanisme bien simple. Quand le cabinet perd la confiance du parlement, il quitte la place, et c’est un cabinet nouveau qui est appelé à lui succéder.

On a vu, il est vrai, en Angleterre et en France, le pouvoir exécutif résister à la volonté des parlemens. Il y a eu des révolutions par en haut comme il y en a eu par en bas, et les parlemens ont pu avoir le dessous dans des guerres civiles. On peut soutenir que les gouvernemens parlementaires sont exposés à périr quand ils sont attaqués par des factieux ; mais ce qui est vrai de cette forme de gouvernement l’est également de beaucoup d’autres. Il y a des précédens dans tous les sens.

On peut vouloir supprimer le gouvernement parlementaire. Si on veut discuter la question, nous sommes prêts, mais il faut que la discussion soit franche. C’est y arriver par une voie détournée que de supprimer le caractère préalable du budget. Il est évident que le gouvernement parlementaire ne survivrait pas à la suppression du budget préalable. Le pouvoir législatif se confondrait bien vite avec le pouvoir exécutif, et le principe même du gouvernement serait modifié.

On ne peut pas dire qu’il suffirait d’interdire aux ministres l’entrée des chambres, comme aux États-Unis, pour rendre plus facile la solution des questions qui se rattachent au budget préalable, car, si les questions de confiance ne se posent plus dans le système américain, il n’en subsiste pas moins un pouvoir exécutif qui peut entrer en conflit avec la volonté du parlement. Il y a même un grand nombre d’esprits politiques en France qui redouteraient beaucoup plus cette espèce de conflit que les luttes entre des ministres à portefeuille et un parlement, et ceux qui pensent ainsi ne sont pas les moins clairvoyans. Ce n’est pas par la suppression des budgets préalables que les chambres pourront supprimer les conflits avec l’exécutif ; c’est par la suppression de l’exécutif lui-même, c’est-à-dire par le gouvernement direct des chambres. Il est bien évident que, dans le système du gouvernement direct, la chambre s’accordant à elle-même le budget, ce n’est à personne qu’à elle-même qu’elle consent à accorder sa confiance.

Il est donc certain que, si on laisse entamer le principe du caractère préalable qu’on doit donner au budget, on fait les affaires de la convention. Aussi est-ce un terrain sur lequel il faut résister avec persévérance et conviction.

Et pourtant on pourra encore nous répondre, en allant chercher des exemples en Angleterre : Le budget anglais n’est pas préalable, ce qui n’empêche pas le gouvernement anglais d’être un gouvernement parlementaire. Il n’est pas inutile d’aller au-devant de cette objection, car on entend souvent invoquer avec succès l’exemple de l’Angleterre dans nos discussions constitutionnelles, et c’est surtout le parti conservateur républicain qui invoque le plus souvent, pour défendre ses idées, les précédens de l’histoire constitutionnelle de l’Angleterre.

En Angleterre, l’année financière commence le 1er avril. C’est au commencement du mois de février qu’on présente au parlement trois états de prévisions, un état pour l’armée, un pour la marine et un pour les services civils et les frais de recouvrement des impôts. Au commencement du mois de mars, les ministres de la guerre et de la marine exposent chacun dans un discours de quelque étendue les progrès et les besoins de leurs départemens, et la chambre vote un ou deux chapitres. Conformément à un vieil usage, les sommes votées pour un chapitre sont applicables ad intérim à toutes les dépenses du service. Il n’en est pas de même pour le budget des services civils. Il suffit d’obtenir du parlement, avant le 1er avril, un ou deux chapitres des budgets de la guerre et de la marine ; mais cela ne suffit plus quand on passe aux autres budgets, et un crédit provisoire applicable à chacun des chapitres du budget des services civils doit être accordé par un vote spécial avant le commencement de l’année.

Au commencement du mois d’avril, le chancelier de l’échiquier ouvre son budget par un discours très développé dans lequel il expose la situation. Il conclut en proposant les changemens qu’il juge nécessaires à l’income tax annuel et aux impôts permanens. La discussion continue pendant toute la session, et c’est lorsqu’elle est terminée, alors que l’année financière est entamée depuis longtemps, après que les services ont été alimentés au moyen des ressources provisoires accordées par la chambre des communes, qu’intervient la loi d’appropriation sanctionnant dans un acte qui a réuni l’assentiment des communes, des lords et de la couronne, tous les votes, préalablement exécutés, que la chambre des communes a rendus.

Jamais le budget n’est voté avant l’ouverture de l’année, et au lieu d’être déposé, comme en France, dix mois à l’avance, il n’est communiqué au parlement que deux mois à peine avant le premier jour de l’année. C’est absolument le contraire de ce qui se passe chez nous, et la raison en est bien simple. En Angleterre, il n’y a qu’une chambre pour les subsides, puisque le pays n’est représenté que par la chambre des communes. Quand les communes votent un subside, c’est un don qu’elles font à la couronne. Lord Chatham a dit que le pouvoir d’accorder ou de refuser des subsides ne fait pas partie du pouvoir législatif.

Le gouvernement anglais repose sur l’idée d’un contrat entre le peuple et le souverain. Ce n’est pas un peuple représenté par deux chambres, comme chez nous, qui détermine lui-même les impôts, qu’il paiera lui-même ; c’est un peuple représenté dans sa chambre des communes par ses délégués, qui charge un tiers, le souverain, de gouverner avec l’argent qu’il lui met entre les mains.

Ce qui a été l’objet des luttes continuelles des communes contre la couronne, c’est l’amélioration de ce contrat de gouvernement c’est l’élévation du pouvoir des communes et la diminution du pouvoir du souverain, et rien ne pouvait donner plus d’avantages aux communes sur le souverain que de ne lui accorder des subsides qu’au fur et à mesure de ses besoins.

Si cette doctrine était appliquée en France, ce serait dans l’hypothèse où on considérerait le pouvoir exécutif comme une personne indépendante de la nation et vivant en dehors d’elle. Ce serait, en réalité, contre le ministère qu’on entamerait la lutte que les communes anglaises ont soutenue contre la couronne, et les conquêtes qui ont été faites sur le souverain seraient faites sur le pouvoir ministériel. Nous ne faisons pas intervenir le président de la république dans cette discussion, parce qu’il ne peut pas être comparé à la couronne d’Angleterre. Il ne faut pas parler du pouvoir législatif.

Cette comparaison de la constitution anglaise et de la constitution française nous ramène donc toujours à la même conclusion, la négation du budget préalable, c’est la négation du pouvoir ministériel, c’est un acheminement à la convention. Ce n’est pas pour une autre raison que le vote des douzièmes provisoires peut inquiéter la nation. Ce n’est pas le provisoire qui en résulte du côté des dépenses ou du côté des recettes qui alarme le public ; personne, en France ne s’imagine que les recettes ou les dépenses seront arrêtées au bout d’un mois ou deux. Ce qui peut justement alarmer les hommes réfléchis dans un vote de douzièmes provisoires, comme celui de cette année qu’il eût été si facile d’éviter puisqu’aucune nécessité de ralentir le vote du budget ne s’est produite, c’est qu’on menace en agissant de cette façon l’institution ministérielle, dont le budget préalable est la véritable sauvegarde.

Le quatrième principe du budget français, c’est d’avoir une personnalité comptable. La comptabilité française est très compliquée ; elle est moins compliquée que la comptabilité italienne, mais elle ne manque ni d’imagination ni de subtilité.

Elle nous est venue d’Italie par les Flandres, et on peut lire un petit livre assez rare de Simon Stevin de Bruges, daté de 1607,et intitulé : Mémoires mathématiques contenant ce en quoi s’est exercé le très illustre, très excellent prince et seigneur Maurice, prince d’Orange. Ce livre, envoyé à Sully, traite de la comptabilité en partie double appliquée aux comptes des princes suivant la méthode italienne. Il parait avoir frappé l’administration, mais s’il y a eu des essais au commencement du XVIIe siècle, ces essais n’ont pas abouti tout de suite. Le budget doit avoir une vie qui lui soit propre. On lui ouvre un compte dans les balances du trésor ; il a une dotation et, par contre, il a des charges ; les dotations sont les impôts, les charges sont les dépenses. Le marchand, dit Simon Stevin, parle de débet, crédit, balance. Il fait « Poivre, Gingembre, Capital, Caisse si bien débiteurs et créditeurs « comme les hommes. » Et il conclut en demandant qu’on traite les opérations des princes comme celles des marchands, et qu’on les considère également comme des hommes.

Essayée, abandonnée, reprise et développée comme elle l’est aujourd’hui, la comptabilité en partie double est devenue une nécessité. Sans elle on ne pourrait pas se rendre compte des opérations immenses et compliquées d’un trésor public dans les états modernes. Les budgets se suivent et se succèdent comme les fils suivent les pères et leur succèdent. On peut faire la liquidation de chacun d’eux, et les liquidations peuvent être comparées entre elles. Comparer, c’est s’instruire ; c’est, en constatant les fautes commises, se mettre en garde contre les fautes à commettre.

Personne aujourd’hui ne conteste la comptabilité en partie double. On peut croire qu’en la poussant jusqu’à personnaliser trop d’êtres fictifs, on s’expose soi-même à prendre des non-sens ou même des négations pour des réalités ; mais régler les comptes des budgets après qu’ils ont été exécutés, c’est une des garanties les plus nécessaires du gouvernement parlementaire. Le parlement doit rendre une loi pour arrêter le compte du budget écoulé, comme il doit en rendre une pour préparer l’exécution du budget à venir. C’est le seul moyen que le pays ail à sa disposition pour apprendre sa propre histoire financière et pour apprécier ce qu’il doit exiger qu’on fasse, pour maintenir ou améliorer la fortune publique. Personne ne le conteste, ce qui n’empêche pas que les lois de comptes ne se votent pas. Ce n’est qu’au bout de quatorze ans qu’on a voté la loi des comptes de 1870 et aucune des années ultérieures n’a encore été l’objet d’un compte arrêté par la loi. Le caractère de personnalité comptable du budget est considéré par tout le monde comme une nécessité, mais on n’en tire pas davantage qu’on devrait en tirer.

Après avoir passé en revue les principes de notre budget français, il nous reste à voir le cas que la chambre des députés en a fait. La législature est sur le point de finir. On pourra porter des jugemens divers sur son œuvre ; mais ce qu’on pourra dire de plus fâcheux pour sa mémoire, c’est que, composée, comme elle l’a été, d’un grand nombre d’hommes de bonne volonté, d’un grand nombre d’hommes qui, môles à la vie de la nation, savent à quel point la vie nationale dépend de la gestion des finances publiques, c’est que cette législature, dominée par quelques hommes politiques adversaires résolus du pouvoir ministériel, et partisans de gouvernement direct par les chambres ou par une chambre unique, s’est laissée aller sans avoir de parti-pris, mais par aveuglement ou par insouciance, à saper les bases de nos institutions financières et à préparer la destruction du budget et des finances de la France.


III

La législature actuelle est plus vieille que son âge. Elle parait avoir pris naissance en 1881, mais elle est, en réalité, la chambre des 363 ; elle date de 1877. On l’a nommée à cette époque pour se débarrasser d’une administration dont le pays ne voulait pas, et elle a eu pour mission de venger les républicains de tout ce qu’ils avaient eu à souffrir pendant la période du 16 mai. Notre parlement de 1877 ressemble beaucoup, sauf, bien entendu, la différence des temps, au premier parlement de Guillaume III, après la révolution de 1688, ce parlement de whigs irrités, qui n’a cessé de poursuivre de sa vengeance ceux qui avaient pris une part quelconque à la persécution des whigs pendant le règne de Jacques II. Une assemblée nommée pour un pareil objet n’est pas faite pour avoir un grand souci des principes financiers. On croyait d’ailleurs, en 1878, que les richesses de la France étaient inépuisables, et on ne sentait pas la nécessité de gouverner à bon marché.

C’est parce qu’on était sous une semblable impression qu’on a commis en 1880 l’imprudence fatale de retrancher d’un seul coup du budget 150 millions de recettes, dégrevant en même temps les sucres et les vins, pour contenter à la fois les départemens du Midi et ceux du Nord. On a abandonné 71 millions sur l’impôt des boissons, sans que les consommateurs aient profité de la centième partie de l’abandon qu’on avait consenti.

C’était le dernier mot de cette politique néfaste de dégrèvemens qu’on opposait alors à la politique de l’équilibre. — Le rapporteur général du budget de 1880 avait commencé son rapport par ces mots : « Messieurs, la chambre a inauguré dès 1876 une politique financière qui a reçu l’assentiment du pays : la politique de dégrèvemens. » Quelques mois plus tard, il s’associait à la grande suppression des 150 millions de ressources. Le budget, blessé à mort, ne devait plus se relever.

La chambre des députés n’avait pourtant pas fait cette imprudence de parti-pris ; elle avait cru à l’élasticité indéfinie des ressources budgétaires. Elle s’était trompée, on peut même dire qu’elle avait été trompée, mais elle avait agi de bonne foi. Elle a souvent écouté avec patience, quelquefois avec bienveillance, des conseils de modération. On a même pu lui dire, sans qu’elle montrât de colère, — c’était il est vrai, après sa faute, en 1882, — qu’elle se trompait en croyant qu’une politique financière de laisser-aller et d’apparences était une politique démocratique. Il y avait de la bonne humeur dans la discussion. On a pu d’ailleurs constater en 1883 que les ministres n’étaient pas toujours impuissans, et on a vu M. Raynal obtenir de la chambre à force de bon sens, d’adresse et d’éloquence, qu’elle en finit avec la question des chemins de fer et qu’elle consentit à sacrifier sur cette question ses préjugés au bien public.

Mais le parti qui poursuit la destruction du pouvoir ministériel, et qui accepte volontiers un cabinet autoritaire à la condition qu’il n’ait pas d’autorité, n’a pas cessé de tenir la campagne, faussant tous les ressorts de l’administration financière et profitant, pour arrivera ses fins, des entraînemens naturels d’une chambre qui croit porter dans ses flancs la république tout entière, et qui, dès lors, est souvent prête à sacrifier les principes à des nécessités électorales. C’est ainsi que de graves changemens ont été apportés peu à peu à notre système financier. Les précédens, les usages, ont fini par modifier de fond en comble les règles qui présidaient autrefois à la préparation du budget.

C’est, il faut en convenir, une victoire signalée pour nos adversaires et peut-être n’est-il pas inutile d’en faire ressortir toute l’importance. Il ne faut pas, en effet, se faire d’illusions. La commission du budget s’est donné à elle-même pour première attribution de préparer le budget. Ou en faisait autrefois le principal devoir de l’administration. La préparation commençait quinze mois environ avant l’ouverture de l’exercice dont on s’occupait et durait de quatre à cinq mois. Le ministre des finances ouvrait la période préparatoire par une circulaire adressée à tous les membres du cabinet ; il rappelait à chacun d’eux les obligations auxquelles il devait obéir en raison de circonstances spéciales. Dans chaque ministère, les bureaux se mettaient à l’œuvre et soumettaient, au bout de quelque temps, à leurs ministres respectifs un travail établi sur les bases et sur les données préalablement approuvées par chacun d’eux. Les ministres spéciaux envoyaient, après les avoir revus, leurs projets aussi complets que possible, au ministre des finances, qui les réunissait tous et constituait par cette réunion ce que je pourrais appeler un budget général brut. Ce budget brut n’était encore qu’un avant-projet ; les demandes des différens ministères avaient besoin d’être coordonnées ; il n’y avait pas de proportion entre elles ; souvent aussi le montant des dépenses atteignait un total trop élevé ; les opérations nouvelles au profit desquelles on voulait ouvrir des crédits n’étaient pas de nature à motiver des Sacrifices dont les contribuables, en fin de compte, auraient eu à supporter le poids. Il appartenait, au ministre des finances de ramener les demandes à des chiffres raisonnables et de polir ce que j’ai appelé le budget brut. Pour le mettre en état d’être placé sous les yeux des représentans du pays, le ministre des finances soumettait ses observations à ses collègues du cabinet, et entreprenait avec eux une étude définitive qui aboutissait bientôt au dépôt du projet de loi de finances sur le bureau de la chambre des députés.

Le mode de préparation que je viens d’exposer est encore en usage, mais pour la forme seulement. Il est malheureusement trop vrai que le ministre des finances qui doit centraliser tout ce qui se rapporte au budget n’a pas assez d’autorité. Il n’est pas contrôleur général ; il n’a d’autre influence sur ses collègues que celle que lui assurent sa compétence spéciale et la situation politique qu’il peut avoir dans les chambres. Il est généralement peu écouté, et ses collègues ne lui facilitent guère sa tâche. C’est la situation d’infériorité du ministre des finances dans le cabinet qui a permis aux adversaires du pouvoir ministériel de faire passer la préparation du budget de l’administration à la chambre des députés. On ne peut pas nier, en effet, que la commission du budget de la chambre des députés n’ait de l’autorité sur tous les ministres sans exception. C’est cette autorité de fait, aujourd’hui incontestée, qui a permis de croire qu’on pouvait transformer la commission du budget et son président en une institution qui joue le rôle de contrôleur général. Les circonstances ont d’ailleurs singulièrement favorisé la nouvelle doctrine, et, tout le monde, le voulant ou non, a concouru à créer des précédens qui ont acquis aujourd’hui, une force presque irrésistible.

L’assemblée nationale de 1871 était une convention ; elle avait tous les pouvoirs, et elle en avait profité pour organiser dans son sein de véritables comités permanens. La commission du budget était une sorte de cabinet ; on s’y distribuait les ministères ; c’est alors que les rapports ont commencé à devenir des monographies. On en avait fait des conférences écrites, très bien conçues pour l’éducation des hommes politiques nouveaux, que l’empire avait systématiquement éloignés des affaires et qui n’avaient pas eu l’occasion d’acquérir de l’expérience. A la suite de chacun des rapports spéciaux concernant chaque ministère, on insérait dès 1872, un dispositif de loi ; c’était, comme une petite loi spéciale qui formait le budget des dépenses d’un ministère ; elle était rédigée comme la grande loi de finances et se composait d’un seul article. M. de La Bouillerie, en déposant le premier rapport spécial du budget de 1872, faisait suivre son rapport d’une loi ainsi conçue : « Il est accordé au ministre des finances pour l’exercice 1872 un crédit s’élevant à 1,390,473,503 francs. Ces crédits sont répartis par chapitres conformément aux états ci-annexés. »

Il est inutile de faire remarquer que si le président de l’assemblée nationale mettait aux voix cet article, c’était simplement pour obtenir un vote d’ensemble après l’adoption de tous les chapitres du budget d’un ministère. Le vote faisait de cet article unique une petite loi qui était considérée comme une résolution et qui était exécutée au même titre que les douzièmes qu’on avait accordés quelques mois auparavant. La loi de finances, la seule qui contînt la vraie formule du budget, était promulguée plus tard, après l’adoption de toutes les résolutions séparées. Entreprenait toutes ces résolutions et les incorporait dans la grande loi, qui devenait la loi définitive portant fixation des dépenses et recettes de l’exercice 1872.

La nomination d’un rapporteur par ministère a été une innovation malheureuse et a formé un précédent que s’est approprié tout naturellement la chambre des députés. Le sénat, au bout d’une année, y a renoncé. Peut-être l’a-t-il fait par principe, peut-être ne l’a-t-il fait que par nécessité, car le temps lui a toujours manqué, et il eût été matériellement impossible de rédiger des monographies sur chaque ministère pendant les quelques jours que le budget restait entre les mains de la commission du sénat. Un seul rapporteur est donc aujourd’hui chargé de présenter au sénat les conclusions de sa commission pour tous les ministères ; il se fait aider par ses collègues, et au moyen d’une division du travail pratiquée dans l’intérieur de la commission, il peut déposer avec beaucoup de rapidité le rapport général sur le bureau du sénat. Ce n’est certainement pas la lenteur qu’on peut reprocher à la commission des finances du sénat ; sa précipitation n’a jamais été contestée.

L’institution des rapporteurs spéciaux a beaucoup prospéré à la chambre des députés. Leur nombre a considérablement augmenté. Ils étaient huit en 1871 à l’assemblée nationale, ils étaient déjà douze en 1877 à la chambre des députés, ils étaient quatorze en 1878, quinze en 1879, dix-neuf en 1883 et ils étaient encore dix-neuf en 1884. Il est vrai que le nombre des ministres à portefeuille s’est accru, moins vite toutefois que celui des rapporteurs.

On aurait pu croire que la division du travail appliqué au budget aurait produit les mêmes effets que dans l’industrie ; il n’en a rien été. Ce n’est pas, en effet, pour hâter le travail qu’on l’a divisé, c’est pour l’étendre et pour l’étendre démesurément. La commission du budget en a profité pour changer ses attributions ; elle a voulu se mettre à la place de l’administration et préparer le budget elle-même au lieu de se contenter de le recevoir tout préparé pour le contrôler. Le président de la commission est devenu en quelque sorte le premier lord de la trésorerie et il a institué pour servir sous lui, comme on dit en Angleterre, un certain nombre de secrétaires d’état. Les adversaires du pouvoir ministériel ont vu tout de suite le parti qu’ils pouvaient tirer de la nouvelle institution ; il ne leur manque plus, en effet, que de transformer le rapporteur spécial qui existe aujourd’hui en un rapporteur idéal semblable à celui qui joue son personnage dans une autre assemblée. Ce rapporteur idéal serait un représentant du peuple en mission ; il n’aurait pas de chapeau à plumes ni d’écharpe tricolore, parce que les panaches sont passés de mode ; mais il aurait le sentiment de la sainteté civile de sa mission. On lui a confié un ministère et il doit le prendre sur le fait ; son premier devoir est de poursuivre une enquête et son premier acte est une sorte de descente judiciaire. Le ministre le reçoit avec une courtoisie parfaite et lui fait parcourir tous les bureaux : « Nous avons parcouru tous les bureaux les uns après les autres, recueillant les explications de l’administration, lui soumettant nos observations, » et, quand le rapporteur est content, il peut ajouter : « J’ai vu des bureaux qui avaient l’air bien tenus, très disciplinés ; j’ai vu des tables derrière lesquelles il y avait des employés[1]. » Quand il n’est pas content, il a un mot de blâme bien cruel, car il peut ajouter : « Mais je n’ai pas vu les cartons. » Pourquoi n’a-t-il pas demandé les cartons et les dossiers, car il serait bien bon pour son instruction qu’il prît ce qu’on appelle une leçon de choses et qu’il vît fonctionner une administration vivante ? Le directeur ne voudra peut-être pas se défaire de ses dossiers ; il demandera un ordre. Quoi de plus simple ? On retournera dans le cabinet du ministre, le ministre fera venir le directeur et apaisera ses scrupules en lui recommandant de ne pas lui faire d’affaires. Le fond de la langue administrative aujourd’hui, c’est : « Ne me faites pas d’affaires. » Ne pas faire d’affaires, c’est tout ouvrir, c’est ne jamais résister pour tout dire en un mot, c’est tout abandonner. Il faut reconnaître que dans ces conditions le rapporteur idéal est bien préparé pour faire son rapport ! Il a parcouru tous les corridors, il est entré dans tous les bureaux, il a ouvert tous les cartons, il a emporté tous les dossiers, il a même arrêté la vie administrative en gardant les pièces dans son portefeuille pendant un certain temps. Il a vu défiler tout le ministère devant lui, par directions, ministre en tête, garçons de bureau en queue ; tout le monde a travaillé pour lui, on lui a écrit des notes, compose des tableaux ; son rapport sera plein de faits. S’il y avait des rapporteurs réels semblables au rapporteur idéal dont nous avons fait le portrait, c’en serait fait du pouvoir ministériel. On n’en est pas encore là, et il y a heureusement quelque chemin à parcourir de l’Hôtel de Ville au palais Bourbon.

Les rapporteurs de la chambre des députés ne font pas la même chose, ou, du moins, s’ils font la même chose, ils la font autrement. Ce qui est malheureusement vrai, c’est qu’ils ralentissent l’action de l’administration en la détournant de ses devoirs naturels pour l’occuper tout entière à donner des explications, à fournir des notes, à dresser des tableaux. Si les rapporteurs amassent tant de documens, ce n’est pas uniquement d’ailleurs pour les mettre en annexes à la fin de leurs rapports et pour écrire un volume. Ils ne font pas comme l’homme excellent que tout le monde aimait à l’assemblée nationale, et dont l’innocente manie était de faire relier tous les ans en un beau volume les rapports qu’il avait écrits avec un soin extrême et dans un style étudié sur les lois d’intérêt local. Non ; les rapporteurs d’aujourd’hui ne font des enquêtes si minutieuses que parce qu’ils se sont donné une tâche nouvelle. Ils ont à préparer le budget. Du contrôle ils sont passés à l’action ; ils fournissent chacun à la commission, qui est le ministère des ministères, les moyens de construire un budget pour être soumis à la chambre.

La commission de 1884 a procédé à la préparation du budget à peu près dans les mêmes conditions que l’administration, et cependant, elle a fait 60 millions de francs d’économie sur les propositions primitives du gouvernement. Il est difficile de savoir pourquoi elle n’a pas été jusqu’à 80 ; rien n’était plus aisé ; il lui eût suffi, pour y arriver, d’appliquer jusqu’au bout la méthode ingénieuse dont elle s’est servie pour les 60 premiers millions.

Pour comprendre cette méthode, il suffit de jeter un coup d’œil sur un rapport quelconque. Prenons, par exemple, celui de M. Sarrien ; c’est sans contredit le meilleur des vingt rapports de cette année. M. Sarrien est un député très sage, très modéré ; fort au courant des questions budgétaires, il a été chargé du rapport du budget des dépenses du ministère des finances. Il a fait partie de toutes les commissions du budget de la législature actuelle. Il n’a jamais eu qu’une aventure financière : c’était à l’époque de la discussion du budget de 1882. Au cours de la discussion, il a imaginé d’introduire le fameux amendement connu sous son nom. Il l’a fait passer malgré les ministres et a eu la triste gloire de désorganiser pour longtemps le budget de l’instruction primaire. Son but avait été de décharger les communes du prélèvement sur leurs ressources, que la loi sur l’instruction primaire gratuite venait de leur imposer. On n’a jamais pu se mettre d’accord sur le caractère et la portée de la disposition nouvelle. S’agissait-il d’appliquer un principe nouveau et de revenir sur la loi générale qui venait d’être votée ? S’agissait-il simplement de constituer un fonds commun à distribuer entre les communes qui auraient besoin d’être aidées en excluant de la distribution les communes riches comme Paris, Lyon, Marseille et autres ? M. Sarrien lui-même n’a jamais pu éclairer la chambre ni l’administration à cet égard. Il a bien fallu maintenir l’amendement Sarrien à titre définitif dans les budgets subséquens, parce que le groupe des maires, qui est le plus important des groupes parlementaires, n’aurait pas souffert qu’on n’en continuât pas l’application ; mais on en a fait un simple fonds de secours analogue à celui que l’on distribue en cas de grêle ou de destruction de récolte aux contribuables nécessiteux.

Quoiqu’il ait commis cette grosse erreur financière, ou peut-être parce qu’il l’a commise et qu’il s’est aperçu de l’école qu’il avait faite, M. Sarrien est aujourd’hui un des membres les plus avisés et les plus prudens de la commission du budget. On ne trouvera rien dans son rapport qui soit excessif, et s’il a été obligé de sacrifier aux nouveautés malheureuses de la commission dont il est membre, il ne l’a fait qu’avec une grande modération. Nous pouvons donc être sûrs que les défauts du rapport de M. Sarrien, s’il en a, grossissent au centuple dans tous les autres.

Le budget des dépenses du ministère des finances absorbe à peu près la moitié des dépenses totales du budget général. Il a été arrêté par la chambre des députés à la somme de 1 milliard 550 millions de francs. Cette masse énorme de crédits se divise en deux parties : la première comprend la dotation de la dette perpétuelle, à terme ou viagère, et celles du président de la république, du sénat et de la chambre des députés ; elle comporte l’emploi d’un milliard 325millions de francs. La seconde partie, réduite à 215 millions, s’applique à l’administration centrale du ministère, et aux frais de perception et d’exploitation des impôts.

C’est sur cet ensemble de crédits que la commission a réalisé une prétendue économie de 3,700,000 francs. C’est là une économie qu’on a considérée comme modeste et on a exigé davantage des autres rapporteurs. On trouve pourtant dans cette réduction d’un peu moins de 4 millions de francs l’application des trois principes les plus vicieux de la méthode nouvelle. Certains crédits sont diminués, mais c’est pour revenir dans quelques mois sous la forme de crédits supplémentaires : c’est le premier principe ; quelques autres crédits sont atténués parce qu’on a modifié les évaluations sans apporter d’ailleurs aucun changement au montant des dépenses réelles : c’est le second principe ; d’autres crédits enfin sont réduits parce qu’on a pratiqué à leur égard l’escompte des annulations et parce qu’on a tenu un plus grand compte des vacances d’emploi : c’est le troisième principe.

Le premier principe trouve son application dans une économie de 500,000 francs sur le chapitre de la dette flottante.

La dette flottante apparaît, comme on le sait, au budget des dépenses sous forme des crédits ouverts pour payer l’intérêt des effets publics ou des comptes débiteurs dont elle se compose. Le projet primitif contenait une prévision de 28,500,000 francs.

Depuis l’époque à laquelle le budget a été préparé par l’administration, la situation de la dette flottante ne s’est pas améliorée, bien au contraire. On craint plus que jamais de ne pas réaliser l’équilibre si péniblement obtenu sur le papier, par la chambre des députés dans le budget qu’elle a voté. On n’ignore pas d’ailleurs que des crédits supplémentaires montant à plus de 43 millions de francs sont déjà ouverts sur l’exercice en cours. Il est reconnu enfin que c’est la dette flottante qui sera chargée de fournir les espèces d’une ressource spéciale qu’on puisera dans l’ancienne caisse de la dotation de l’armée pour faire face aux dépenses de la garantie d’intérêt des chemins de fer.

Tout fait donc prévoir une augmentation des capitaux de la dette flottante, et cette augmentation sera, de l’aveu des plus optimistes, au minimum, de 60 millions ; elle dépassera sans doute 100 millions de francs. Le crédit du chapitre des intérêts de la dette flottante devra, en conséquence, être augmenté au cours de l’exercice 1885 de 3 à 4 millions de francs. Et c’est quand tous les faits que nous venons d’énumérer ont acquis un caractère de certitude que la commission de la chambre des députés a le courage de consentir à voter sur ce chapitre ce qu’on appelle une économie de 500,000 fr. Il est vrai que M. Sarrien annonce, d’un ton fort mélancolique la résolution à laquelle il s’est rallié et qu’il s’en excuse en en rejetant la responsabilité sur le ministre des finances. « La commission, dit-il, a accepté cette réduction sans se faire d’ailleurs aucune illusion sur la valeur de cette économie nouvelle. « Quand on peut prendre pour ainsi dira en flagrant délit, dans un rapport comme celui de M. Sarrien, une application aussi ingénue de la nouvelle méthode de préparation du budget, on n’a pas besoin d’ouvrir les autres rapports pour être assuré qu’une application non moins abusive en a été faite dans les budgets de dépenses des autres ministères. Il est permis d’affirmer, sans crainte de se tromper, qu’une partie des crédits diminués au budget sera représentée au parlement sous la forme de crédits supplémentaires. Mais la commission, quoiqu’un peu honteuse de ce premier succès dans la voie des économies, s’en est assuré un second par la révision des évaluations des dépenses obligatoires. Elle a examiné dans le détail les pensions inscrites ; elle a cru pouvoir serrer la vérité de plus près que l’administration ; elle a fait de nouveaux calculs sur des données plus récentes, car elle a commencé son travail en avril 1884, tandis que l’administration avait commencé le sien en novembre 1883. Le sénat qui aura à discuter les crédits afférens à ces mêmes services, au mois de février 1885, pourra rectifier à son tour les chiffres de la commission, et si on retardait le vote du budget jusqu’à la clôture de l’exercice, nul doute qu’on n’eût à faire de nouveaux changemens dans la fixation du montant des crédits.

On a donc diminué 81,500 francs sur les trois chapitres XXIV, XXIX et XXXII dans la section des dépenses de la dette viagère. La commission, en comparant les paiement effectués l’an dernier aux crédits demandés cette année, et en faisant le relevé des inscriptions, a jugé qu’il y aurait 40,000 francs de moins à payer aux victimes du 2 décembre, 26,500 francs de moins aux magistrats réformés, et 15,000 francs de moins aux dotataires du Mont-de-Milan dont la France paie les pensions. Une autre commission, si elle avait devant elle comme celle-ci deux cent trente jours à consacrer à son travail, pourrait sans doute trouver à faire 2,000 ou 3,000 francs d’économies supplémentaires. Avec de bons actuaires, on pourrait établir avec exactitude les chances de mort ou de vie des pensionnaires dont il s’agit. Les calculs de cette nature ne changent pas le fond des choses ; tout le monde sait que ce ne sont pas les recherches de la commission, mais bien les faits qui établiront la dépense.

Il en est de même des crédits de la quatrième partie de ce même budget, qui est intitulé : « Remboursemens, restitutions, non-valeurs et primes. » La commission a cru réaliser sur les crédits qui y sont contenus une économie de 700,000 francs. Ce sont encore les faits qui prononceront, car il y aura beaucoup de remboursemens s’il y a beaucoup de perceptions irrégulières, et il n’y en aura pas s’il n’y a pas de paiemens indus à rendre au public. Il n’y a pas d’économie quand on n’agit pas sur les causes de la dépense ; dans le cas qui nous occupe, la commission n’a pas agi et n’a pas pu agir sur les causes. Une diminution dans l’état des prévisions n’a pas d’autres conséquences que d’empêcher de retrouver à la fin de l’année des excédens sans emploi. Mais la commission s’est décidée à courir le risque de s’être trompée, parce que son erreur, si elle a fait erreur, n’aura d’autre sanction qu’une demande de crédits supplémentaires. Cette demande n’aura, suivant elle, aucun inconvénient pour les affaires, puisqu’on ne pourra pas la refuser les choses étant accomplies.

Après avoir retranché 1,300,000 francs des économies dont le total s’élève à 4 millions, il reste encore à l’actif de M. Sarrien une réduction de 2,700,000 francs, dont on pourrait du moins s’applaudir. Ce n’est malheureusement pas possible pour deux raisons : la première, c’est qu’il y a dans ce total une diminution de 464,000 francs, dont l’effet, loin d’améliorer la situation du budget, sera probablement de l’empirer. On a traité les dépenses des manufactures de l’état comme si elles n’étaient pas productives et on a risqué de compromettre les résultats de l’industrie par une économie malentendue. Tout le monde s’applaudit de l’augmentation constante du produit de la vente des tabacs ; mais, c’est une augmentation qu’il faut étudier de très près. Le goût du public est en train de changer et on ne consomme plus le tabac sous la même forme qu’autrefois. Les cigares à bon marché, les cigarettes sont d’une consommation qui augmente et il faut se préparer à en fournir des quantités de plus en plus considérables, tandis que la consommation s’affaiblit sur d’autres articles. Il est urgent de s’outiller et de chercher à contenter la clientèle. Il ne faudrait pas s’endormir sur l’augmentation des ventes, car, chose singulière, s’il y a une augmentation dans le total, il y a néanmoins une diminution assez sensible dans le département de la Seine. Les habitudes sont évidemment en train de se modifier et il faudra être prêt à leur donner de nouvelles satisfactions. La seconde raison de ne pas s’applaudir des prétendues économies qu’on a faites, c’est qu’elles sont dues à l’application du principe de l’escompte des annulations. Si on retranche des A millions réduits par M. Sarrien, sur les crédits primitifs, tout ce qui constitue une série d’opérations comptables sans influence sur les faits, ainsi que la fausse économie de 500,000 fr. sur les dépenses des manufactures de tabac, il ne reste plus que 2 millions, mais ces 2 millions, on a été obligé, pour les faire disparaître, de les emprunter en grande partie aux annulations de crédit.

La méthode de l’escompte des annulations est une véritable trouvaille ; c’est un champ qui n’est pas encore épuisé, et qui recèle évidemment beaucoup de surprises agréables aux rapporteurs de l’avenir. Tous les ans, à l’époque du règlement des exercices, ou plutôt un peu auparavant, quand il est possible de se rendre compte de la situation des ordonnancemens imputés sur l’exercice, on constate un disponible considérable sur les crédits ouverts par les lois de finances. La clôture de l’exercice étant prononcée, on ne peut utiliser ces disponibilités, car les ordonnancemens qui pourraient être faits sur les crédits après la clôture ne seraient plus valables. Les reliquats de crédit en question sont donc perdus pour les services et ils sont annulés. Leur annulation est prononcée par des lois spéciales, ou par la loi générale portant règlement du budget dont il s’agit. L’importance de ces annulations est considérable, elle a souvent dépassé 100 millions de francs et la moyenne peut en être évaluée entre 60 et 80 millions de francs. La persistance de ce résultat à fait naître la pensée qu’il pourrait être réalisé une économie considérable en déduisant à l’avance des dépenses du budget une somme équivalente à ces reliquats. On s’est demandé s’il n’était pas possible d’en faire l’abandon à l’ouverture plutôt qu’à la clôture, au commencement plutôt qu’à la fin, dans le budget, en un mot, plutôt que dans le compte.

Les commissions se sont mises à creuser cette idée. Les rapporteurs ont recherché quels étaient les crédits qui étaient tombés en annulation, en tout ou partie, dans les exercices antérieurs. Ils en ont découvert un certain nombre qui paraissaient rentrer dans cette catégorie et ils en ont réduit le montant pour l’avenir dans une proportion qu’ils ont arbitrée. La somme qu’ils ont retranchée est celle qui, suivant eux, serait tombée à la fin de l’exercice, si on l’avait conservée. Dans le cas où cette méthode se généraliserait, il est, en effet, probable que les annulations de crédit descendraient, en fin d’exercice, à une somme tout à fait insignifiante. On peut croire que ce serait un bien, puisque le budget aurait été un miroir plus fidèle de la réalité.

On a prétendu d’ailleurs qu’en serrant de plus près les ordonnateurs, on les intéresserait davantage aux économies dont leur service est susceptible. On a reproché, en effet, à l’administration d’avoir une tendance marquée à épuiser ses crédits jusqu’au fond. Quand un service a été doté, celui qui le dirige a cette dotation à sa disposition, et il est fort tenté d’en employer la totalité ; il lui parait mutile de faire des économies qui ne lui profiteraient pas. Rien n’est plus naturel. Tantôt c’est un bien, tantôt c’est un mal. Il peut en résulter que le service marche mieux, il peut aussi en résulter qu’il coûte trop cher.

On en a conclu qu’il fallait réduire les chefs de service au strict nécessaire, et leur couper ce qu’ils refusent de se couper à eux-mêmes. Cela n’est pas mauvais en soi ; mais la conséquence est que les ordonnateurs sont bien plus intéressés qu’autrefois à ne pas faire de ces économies accidentelles qui sont parfois possibles et qui doivent être laissées à l’appréciation des services. A l’avenir, toute économie réalisée pendant une année sera imposée d’office pour les années suivantes. La conséquence est qu’on ne la fera pas. Ce n’est d’ailleurs qu’un petit côté de la question ; il est facile à saisir et il ne convient pas de s’y arrêter.

Il y a dans les méthodes nouvelles quelque chose de bien plus général et de bien plus intéressant, c’est le principe même de la méthode, qui est en contradiction avec une des règles jugées jusqu’ici comme la plus importante de notre législation financière et parlementaire.

Les annulations de crédit viennent, la plupart du temps, de l’impossibilité où l’on est de payer les dépenses engagées avant la clôture de l’exercice, et avant l’expiration des délais qui sont donnés aux payeurs à partir de la clôture. Les ouvertures de crédit par les chambres n’ont pas pour but d’autoriser les paiemens. Elles ne correspondent pas aux espèces qui sortiront, pendant l’année, de la caisse pour solder la dépense. Si elles donnent une autorisation, c’est celle d’engager les dépenses. La loi de 1817 n’a jamais cessé d’être appliquée avec la dernière rigueur, et elle défend absolument aux ministres d’engager une dépense quelconque avant qu’un crédit préalable leur ait été ouvert. Le retard qui peut se produire dans le paiement, par suite de la difficulté d’une liquidation en temps utile, n’est donc pas une raison de diminuer le montant des crédits ouverts. Il faut que les crédits soient ouverts jusqu’à concurrence de la somme totale de la dépense, parce qu’ils ont pour objet d’engager jusqu’à due concurrence les dépenses que l’on prévoit. Il faut qu’ils soient ouverts jusqu’à concurrence du montant de la commande, parce qu’ils ont pour objet d’autoriser la commande au fournisseur, et il faut qu’il en soit ainsi, alors même que la fourniture pourrait n’être payée que plus tard. Il faut que les crédits soient ouverts jusqu’à concurrence du traitement du personnel, s’ils ont pour objet la création d’un service, alors même que les traitemens pourraient n’être matériellement payés qu’ultérieurement.

Rien n’est plus absurde que la déduction que la commission du budget fait subir aux crédits du personnel pour vacances d’emploi, ce qui est également une manière d’escompter les annulations de crédit. Les exemples ne manquent pas dans le budget du ministère des finances, mais il y en a bien davantage dans les budgets des autres ministères. Il n’est peut-être pas inutile d’expliquer ce qu’on entend par cette déduction pour vacances d’emploi. Toute administration bien réglée a son cadre. Il lui faut tant de chefs, de sous-chefs, d’employés de tous grades. Le budget de prévision n’est pas autre chose que la multiplication des chiffres du traitement par le nombre de ceux qui y ont droit. Mais les agens de l’administration n’ont pas le privilège de l’immortalité. Un bureau peut perdre son chef ; il peut perdre un agent d’un grade inférieur. Si l’employé décédé est remplacé tout de suite, le traitement vacant du mort sera appliqué au vivant, et la dépense du bureau restera la même. Mais si le remplacement ne se fait qu’au bout d’un mois ou deux, il y aura eu un traitement de moins à servir, et la dépense du bureau aura été moins forte. La mise à la retraite, qui est la mort administrative, a les mêmes conséquences budgétaires que la mort naturelle. Ceux qui prévoient tout ont prévu le cas de mort naturelle ou administrative. Ils ont considéré qu’il n’y avait pas de bureau qui, bon an mal an, ne profitât de quelque boni apporté par la mort d’un des siens. Ils en ont conclu qu’après avoir établi la dépense engagée, c’est-à-dire la dépense à faire pour payer tous ceux qu’on emploie, il fallait en déduire une fraction qui correspondrait aux vacances d’emploi. On constitue donc un personnel en activité dont les traitemens absorberont plus d’argent qu’il n’en est porté au budget. Les ministres sont autorisés à employer des agens dont ils ne pourraient pas payer les appointemens s’il ne se faisait pas de vide dans les rangs. C’est comme si le ministre achetait en Amérique du tabac pour une somme supérieure au montant des crédits qui lui sont ouverts pour cet objet, sous prétexte qu’un naufrage est toujours possible et qu’il peut arriver que la régie ne reçoive pas la totalité des tabacs qui auront été achetés.

Raisonner ainsi, c’est nier notre constitution financière, c’est violer la loi de 1817, c’est mettre à néant tous les principes. Il ne serait pas d’ailleurs sans inconvénient d’encourager les administrations à laisser vacans les emplois hormis le cas où le personnel est surabondant. Ce serait alors un moyen de réduire le personnel par extinction sans toucher aux cadres. On laisserait temporairement sans titulaire un emploi qu’on ne supprimerait pas. Il serait plus conforme à la règle et plus efficace de modifier les cadres et de ramener le personnel au nombre qui serait considéré comme suffisant, mais en même temps comme nécessaire. La conséquence d’une réduction des cadres serait l’obligation de remplacer immédiatement tous ceux qui cesseraient leurs fonctions pour une raison ou pour une autre. Le cadre étant réduit au minimum nécessaire, tous les emplois devraient être toujours occupés pour que la besogne pût marcher. Il est vrai qu’on ferait disparaître par cette méthode le boni des vacances d’emploi et qu’on ruinerait en même temps toute la théorie vicieuse de la déduction à faire aux budgets pour tenir compte des vacances, ce qui ne serait pas un mal.

Le troisième inconvénient du système de réduction des crédits jusqu’à concurrence des annulations antérieures par suite de vacances d’emploi ou pour toute autre cause, est de consommer à l’avance la dotation naturelle des crédits supplémentaires. On se condamne pour l’avenir à les ouvrir absolument à découvert. Jusqu’à présent, les crédits supplémentaires constituaient en quelque sorte des viremens réguliers, autorisés par des lois spéciales, qui attribuaient à un ou à plusieurs chapitres nouveaux une certaine quantité de ressources que les chapitres originaires avaient abandonnées. On trouvera bien des crédits supplémentaires à ouvrir, personne n’en doute, mais les crédits supplémentaires ne trouveront plus de ressources dans des chapitres trop pauvres auxquels on aura enlevé d’avance tout ce que, sans cela, ils auraient pu donner. Il est fâcheux que le rapporteur du ministère des finances ait, comme les autres, accepté une semblable doctrine, car c’est le ministère des finances qui devrait être le gardien des principes, puisqu’il est chargé de surveiller la comptabilité publique et qu’il en a la responsabilité devant les chambres et le pays.

Tous les abus dont nous avons parlé, nous les avons relevés dans le rapport de M. Sarrien, et il serait aisé de les relever dans des proportions bien plus considérables dans les autres rapports de la commission. On peut donc considérer qu’il y a trois catégories d’économies sans valeur parmi celles que la commission du budget prétend avoir réalisées jusqu’à concurrence de 60 millions. Ce sont d’abord les réductions de crédit correspondant à la révision des évaluations de dépenses obligatoires ; ce sont ensuite celles qui correspondent aux annulations dans lesquelles on trouvait autrefois la ressource des crédits supplémentaires, et ce sont enfin celles qui soulagent aujourd’hui le budget pour reparaître demain dans un cahier de crédits supplémentaires.

Si nous avions pris pour exemple un autre rapport quelconque, nous aurions constaté exactement les mêmes fautes. Il n’entrerait pas dans le cadre de notre étude de passer en revue tous les rapports et de rechercher la valeur des économies qu’on a faites en les classant sous trois chefs : celles qui proviennent d’une nouvelle évaluation des dépenses obligatoires, celles qu’on a obtenues par les annulations préalables à l’exercice et enfin celles qui seront compensées par une augmentation des crédits supplémentaires. Nous n’avons pas non plus à établir le solde qui ressortirait en économie véritable après que nous aurions retranché du total des économies dont on s’applaudit, tout ce qui n’est qu’une vaine apparence. Il nous suffit d’avoir montré qu’on pratique aujourd’hui une méthode de préparation des budgets qui vise surtout aux apparences et qui néglige les réalités.

Jusqu’à ces dernières années, les règlemens d’exercice ont toujours donné des résultats plus favorables que ceux qu’on espérait. C’est le contraire qui arrivera désormais. Les exercices dont l’équilibre sera rompu ne verront plus leur liquidation rétablir leurs affaires. Les liquidations seront toujours mauvaises parce qu’on aura consommé toutes les réserves au cours même de l’année et qu’il ne restera aucun actif au jour de la clôture pour compenser les dépenses supplémentaires dont le budget aura été surchargé. Mais, lors même que les innovations de la commission du budget seraient jugées avec indulgence, il faudrait encore savoir ce qu’elles nous coûtent, et il est incontestable qu’elles nous coûtent fort cher. Leurs conséquences sont graves : c’est d’abord de faire passer dans les attributions de la commission la préparation du budget qui était dans les attributions naturelles des ministères, ce qui porte un coup fatal au gouvernement parlementaire et ce qui constitue un acheminement à la suppression des ministères. De plus, c’est la désorganisation de nos budgets et, par une conséquence nécessaire, c’est la désorganisation de nos finances.

Le principe de l’unité de budget a été détruit parce que la préparation du budget par la commission rend impossible le vote total du budget pendant l’exercice. Le caractère préalable du budget périt en même temps que l’unité par l’obligation de recourir à des lois de finances provisoires comme conséquence du travail auquel se livre la commission. Le caractère annuel du budget est non moins menacé, car c’est sur l’impossibilité de faire voter un budget tous les ans qu’on s’est appuyé, en Allemagne, pour demander que le budget s’étendit à deux années, et un jour ou l’autre on fera valoir chez nous les mêmes motifs. Enfin le caractère comptable du budget est méconnu quand, par l’escompte des annulations, on se borne à autoriser par les lois de finances les mouvemens d’espèces. Le rôle du parlement est de veiller à ce qu’on n’engage pas le pays. Il ne se borne pas à surveiller le service de la trésorerie, il doit tenir à ce que l’administration ne puisse engager aucune dépense sans une autorisation préalable qu’on appelle un crédit.

Le travail de la commission du budget de 1885 est donc un travail qui n’a rien produit de bien, qui au contraire a produit beaucoup de mal, et qui peut en produire encore plus s’il sert de précédent, car il pourra nous mener loin. Personne ne sait aujourd’hui quand le parlement pourra être mis à même de voter un budget régulier, et le budget de 1886 ne peut être entrevu que dans un avenir très lointain. Ceux qui contemplent ces innovations de sang-froid et qui voient sans trembler la ruine de nos vieux budgets sont doués d’une confiance très robuste, mais ils se montrent encore plus ignorans que confians. Ils méconnaissent les liens qui attachent les effets aux causes. Ils pourraient apprendre très vite qu’il y a des fautes chères à payer.

IV

Nous avons indiqué le mal, il nous reste à parler du remède. Notre conclusion sera très nette et très brève. Le remède ne peut se trouver que dans le retour aux principes, puisque le mal est venu de leur abandon.

La chambre des députés ne peut manquer de s’apercevoir, si elle veut réfléchir, qu’en s’emparant d’une des principales attributions du ministère, elle a désorganisé nos finances. Le ministère, d’ailleurs, doit le lui faire comprendre. Il faut que la commission du budget cesse de préparer le budget et qu’elle se borne à mettre la chambre à même de le juger. Le système des rapports séparés et des monographies n’a plus aucune raison d’être ; il faut les supprimer. Les députés doivent aujourd’hui connaître les affaires, ou ils ne les connaîtront jamais ; il ne faut plus qu’ils fassent leur apprentissage aux frais du pays. Un seul rapporteur doit signaler les points de désaccord qui existent entre le cabinet et la commission, et il est temps de mettre fin à ces pourparlers interminables que les sous-commissions engagent avec les ministères. C’est à la tribune que toutes les opinions, que toutes les solutions, doivent se produire. Le pays est fatigué des discussions à huis-clos qui se prolongent indéfiniment dans le sein de la commission du budget, discussions que la presse rapporte sommairement et le plus souvent avec peu d’exactitude.

Avec cent trente jours de moins en commission et vingt jours de plus en séance publique, le pays serait mis au courant de ses affaires dans des conditions bien meilleures, et il n’aurait plus à redouter cette sorte de gouvernement occulte et sans responsabilité qui pèse sur nos finances et jette tant d’inquiétudes dans les esprits. Le cabinet seul peut amener la chambre à renoncer à ses déplorables précédens, mais il faut d’abord la persuader qu’il est résolu lui-même à faire cesser la confusion des pouvoirs, qu’il a la volonté de défendre ses attributions, qu’il a une foi sincère dans la sagesse de nos institutions financières et qu’il ne considère pas ceux qui en défendent les principes comme les adversaires du gouvernement républicain.

Le cabinet ne doit pas oublier que, dans des circonstances comme celles que nous traversons, il faut tout sacrifier à l’intérêt de nos finances, car si les finances de la France étaient détruites, notre pays serait réduit au rang des dernières puissances.


Léon SAY.


  1. Voir le compte-rendu de la séance du conseil municipal de Paris du 28 décembre 1884.