« Albertine disparue » : différence entre les versions

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==Texte à mettre en page==
==Texte à mettre en page==
mon corps, l’acte à accomplir était le même : vivre sans elle, rentrer chez moi sans la trouver, passer devant la porte de sa chambre — l’ouvrir, je n’en avais pas encore le courage — en sachant qu’elle n’y était pas, me coucher sans lui avoir dit bonsoir, voilà des choses que mon cœur avait dû accomplir dans leur terrible intégralité et tout de même que si je n’avais pas dû revoir Albertine. Or qu’il l’eût accompli déjà quatre fois, prouvait qu’il était maintenant capable de continuer à l’accomplir. Et bientôt peut-être la raison qui m’aidait à continuer ainsi à vivre — le prochain retour d’Albertine — je cesserais d’en avoir besoin (je pourrais me dire : « Elle ne reviendra jamais », et vivre tout de même comme j’avais déjà fait pendant quatre jours) comme un blessé qui a repris l’habitude de la marche et peut se passer de ses béquilles. Sans doute le soir en rentrant je trouvais encore, m’ôtant la respiration, m’étouffant du vide de la solitude, les souvenirs juxtaposés en une interminable série, de tous les soirs où Albertine m’attendait ; mais déjà je trouvais ainsi le souvenir de la veille, de l’avant-veille et des deux soirs précédents, c’est-à-dire le souvenir des quatre soirs écoulés depuis le départ d’Albertine, pendant lesquels j’étais resté sans elle, seul, où cependant j’avais vécu, quatre soirs déjà, faisant une bande de souvenirs bien mince à côté de l’autre, mais que chaque jour qui s’écoulerait allait peut-être étoffer. Je ne dirai rien de la lettre de déclaration que je reçus à ce moment-là d’une nièce de Mme de Guermantes, qui passait pour la plus jolie jeune fille de Paris, ni de la démarche que fit auprès de moi le duc de Guermantes de la part des parents résignés pour le bonheur de leur fille à l’inégalité du parti, à une semblable mésalliance. De tels incidents qui pourraient être sensibles à l’amour-propre sont trop douloureux quand on aime. On aurait le désir et on n’aurait pas l’indélicatesse de les faire connaître à celle qui porte sur nous un jugement moins favorable qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’un tout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût pu qu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais resté avant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu’au soir, ce ne pouvait jamais être qu’à une pensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toute sensation, qu’elle me vînt du dehors ou du dedans. On sonnait : c’est une lettre d’elle, c’est elle-même peut-être ! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je n’étais plus jaloux, je n’avais plus de griefs contre elle, j’aurais voulu vite la revoir, l’embrasser, passer gaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier : « Venez vite » me semblait devenu une chose toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentais l’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf que l’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte que si le bonheur ou du moins l’absence de souffrances peut être trouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. On cherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : ce livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chère qu’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtat ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine, m’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse ce qu’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n’aurait pas voulu redevenir stagnant. Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire — l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage de Saint-Loup — masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente du télégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quel qu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu’il avait vu M<sup>me</sup> Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce que j’aurais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ce que j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis je me dis que si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisque l’homme peut agir sur le monde extérieur, comment en faisant jouer la ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l’absence d’Albertine. On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle nous était insupportable, nous devient indifférente. Nous n’avons pas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis à l’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C’était :
moins favorable qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’un tout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût pu qu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais resté avant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu’au soir, ce ne pouvait jamais être qu’à une pensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toute sensation, qu’elle me vînt du dehors ou du dedans. On sonnait : c’est une lettre d’elle, c’est elle-même peut-être ! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je n’étais plus jaloux, je n’avais plus de griefs contre elle, j’aurais voulu vite la revoir, l’embrasser, passer gaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier : « Venez vite » me semblait devenu une chose toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentais l’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf que l’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte que si le bonheur ou du moins l’absence de souffrances peut être trouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. On cherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : ce livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chère qu’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtat ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine, m’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse ce qu’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n’aurait pas voulu redevenir stagnant. Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire — l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage de Saint-Loup — masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente du télégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quel qu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu’il avait vu M<sup>me</sup> Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce que j’aurais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ce que j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis je me dis que si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisque l’homme peut agir sur le monde extérieur, comment en faisant jouer la ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l’absence d’Albertine. On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle nous était insupportable, nous devient indifférente. Nous n’avons pas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis à l’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C’était :


:''Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,''
:''Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,''

Version du 20 décembre 2007 à 22:10




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Texte à mettre en page

moins favorable qui ne serait du reste pas modifié si elle apprenait qu’on peut être l’objet d’un tout différent. Ce que m’écrivait la nièce du duc n’eût pu qu’impatienter Albertine. Comme depuis le moment où j’étais éveillé et où je reprenais mon chagrin à l’endroit où j’en étais resté avant de m’endormir, comme un livre un instant fermé et qui ne me quitterait plus jusqu’au soir, ce ne pouvait jamais être qu’à une pensée concernant Albertine que venait se raccorder pour moi toute sensation, qu’elle me vînt du dehors ou du dedans. On sonnait : c’est une lettre d’elle, c’est elle-même peut-être ! Si je me sentais bien portant, pas trop malheureux, je n’étais plus jaloux, je n’avais plus de griefs contre elle, j’aurais voulu vite la revoir, l’embrasser, passer gaiement toute ma vie avec elle. Lui télégraphier : « Venez vite » me semblait devenu une chose toute simple comme si mon humeur nouvelle avait changé non pas seulement mes dispositions, mais les choses hors de moi, les avait rendues plus faciles. Si j’étais d’humeur sombre, toutes mes colères contre elle renaissaient, je n’avais plus envie de l’embrasser, je sentais l’impossibilité d’être jamais heureux par elle, je ne voulais plus que lui faire du mal et l’empêcher d’appartenir aux autres. Mais de ces deux humeurs opposées le résultat était identique, il fallait qu’elle revînt au plus tôt. Et pourtant, quelque joie que pût me donner au moment même ce retour, je sentais que bientôt les mêmes difficultés se présenteraient et que la recherche du bonheur dans la satisfaction du désir moral était quelque chose d’aussi naïf que l’entreprise d’atteindre l’horizon en marchant devant soi. Plus le désir avance, plus la possession véritable s’éloigne. De sorte que si le bonheur ou du moins l’absence de souffrances peut être trouvé, ce n’est pas la satisfaction, mais la réduction progressive, l’extinction finale du désir qu’il faut chercher. On cherche à voir ce qu’on aime, on devrait chercher à ne pas le voir, l’oubli seul finit par amener l’extinction du désir. Et j’imagine que si un écrivain émettait des vérités de ce genre, il dédierait le livre qui les contiendrait à une femme dont il se plairait ainsi à se rapprocher, lui disant : ce livre est le tien. Et ainsi, disant des vérités dans son livre, il mentirait dans sa dédicace, car il ne tiendra à ce que le livre soit à cette femme que comme à cette pierre qui vient d’elle et qui ne lui sera chère qu’autant qu’il aimera la femme. Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtat ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine, m’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse ce qu’elle pouvait faire, penser, vouloir, à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n’aurait pas voulu redevenir stagnant. Bientôt, le silence de Saint-Loup se prolongeant, une anxiété secondaire — l’attente d’un nouveau télégramme, d’un téléphonage de Saint-Loup — masqua la première, l’inquiétude du résultat, savoir si Albertine reviendrait. Épier chaque bruit dans l’attente du télégramme me devenait si intolérable qu’il me semblait que, quel qu’il fût, l’arrivée de ce télégramme, qui était la seule chose à laquelle je pensais maintenant, mettrait fin à mes souffrances. Mais quand j’eus reçu enfin un télégramme de Robert où il me disait qu’il avait vu Mme Bontemps, mais, malgré toutes ses précautions, avait été vu par Albertine, que cela avait fait tout manquer, j’éclatai de fureur et de désespoir, car c’était là ce que j’aurais voulu avant tout éviter. Connu d’Albertine, le voyage de Saint-Loup me donnait un air de tenir à elle qui ne pouvait que l’empêcher de revenir et dont l’horreur d’ailleurs était tout ce que j’avais gardé de la fierté que mon amour avait au temps de Gilberte et qu’il avait perdue. Je maudissais Robert. Puis je me dis que si ce moyen avait échoué, j’en prendrais un autre. Puisque l’homme peut agir sur le monde extérieur, comment en faisant jouer la ruse, l’intelligence, l’intérêt, l’affection, n’arriverais-je pas à supprimer cette chose atroce : l’absence d’Albertine. On croit que selon son désir on changera autour de soi les choses, on le croit parce que, hors de là, on ne voit aucune solution favorable. On ne pense pas à celle qui se produit le plus souvent et qui est favorable aussi : nous n’arrivons pas à changer les choses selon notre désir, mais peu à peu notre désir change. La situation que nous espérions changer parce qu’elle nous était insupportable, nous devient indifférente. Nous n’avons pas pu surmonter l’obstacle, comme nous le voulions absolument, mais la vie nous l’a fait tourner, dépasser, et c’est à peine alors si en nous retournant vers le lointain du passé nous pouvons l’apercevoir, tant il est devenu imperceptible. J’entendis à l’étage au-dessus du nôtre des airs joués par une voisine. J’appliquais leurs paroles que je connaissais à Albertine et à moi et je fus rempli d’un sentiment si profond que je me mis à pleurer. C’était :

Hélas, l’oiseau qui fuit ce qu’il croit l’esclavage,
D’un vol désespéré revient battre au vitrage

et la mort de Manon :

Manon, réponds-moi donc ! — Seul amour de mon âme,
Je n’ai su qu’aujourd’hui la bonté de ton cœur.

Puisque Manon revenait à Des Grieux, il me semblait que j’étais pour Albertine le seul amour de sa vie. Hélas, il est probable que si elle avait entendu en ce moment le même air, ce n’eût pas été moi qu’elle eût chéri sous le nom de des Grieux, et si elle en avait eu seulement l’idée, mon souvenir l’eût empêchée de s’attendrir en écoutant cette musique qui rentrait pourtant bien, quoique mieux écrite et plus fine, dans le genre de celle qu’elle aimait. Pour moi je n’eus pas le courage de m’abandonner à tant de douceur, de penser qu’Albertine m’appelait « seul amour de mon âme » et avait reconnu qu’elle s’était méprise sur ce qu’elle « avait cru l’esclavage ». Je savais qu’on ne peut lire un roman sans donner à l’héroïne les traits de celle qu’on aime. Mais le dénouement a beau en être heureux, notre amour n’a pas fait un pas de plus et quand nous avons fermé le livre, celle que nous aimons et qui est enfin venue à nous dans le roman, ne nous aime pas davantage dans la vie. Furieux, je télégraphiai à Saint-Loup de revenir au plus vite à Paris, pour éviter au moins l’apparence de mettre une insistance aggravante dans une démarche que j’aurais tant voulu cacher. Mais avant même qu’il fût revenu selon mes instructions, c’est d’Albertine elle-même que je reçus cette lettre :

« Mon ami, vous avez envoyé votre ami Saint-Loup à ma tante, ce qui était insensé. Mon cher ami, si vous aviez besoin de moi pourquoi ne pas m’avoir écrit directement, j’aurais été trop heureuse de revenir, ne recommencez plus ces démarches absurdes. » « J’aurais été trop heureuse de revenir !  » Si elle disait cela, c’est donc qu’elle regrettait d’être partie, qu’elle ne cherchait qu’un prétexte pour revenir. Donc je n’avais qu’à faire ce qu’elle me disait, à lui écrire que j’avais besoin d’elle et elle reviendrait. J’allais donc la revoir, elle, l’Albertine de Balbec (car depuis son départ, elle l’était redevenue pour moi ; comme un coquillage auquel on ne fait plus attention quand on l’a toujours sur sa commode, une fois qu’on s’en est séparé, pour le donner, ou l’ayant perdu, et qu’on pense à lui, ce qu’on ne faisait plus, elle me rappelait toute la beauté joyeuse des montagnes bleues de la mer). Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un être d’imagination, c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutes difficultés, de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux !  » Mais du moment que j’avais l’assurance de ce retour, il ne fallait pas avoir l’air de le hâter, mais au contraire effacer le mauvais effet de la démarche de Saint-Loup que je pourrais toujours plus tard désavouer en disant qu’il avait agi de lui-même, parce qu’il avait toujours été partisan de ce mariage. Cependant, je relisais sa lettre et j’étais tout de même déçu du peu qu’il y a d’une personne dans une lettre. Sans doute les caractères tracés expriment notre pensée, ce que font aussi nos traits : c’est toujours en présence d’une pensée que nous nous trouvons. Mais tout de même, dans la personne, la pensée ne nous apparaît qu’après s’être diffusée dans cette corolle du visage épanouie comme un nymphéa. Cela la modifie tout de même beaucoup. Et c’est peut-être une des causes de nos perpétuelles déceptions en amour que ces perpétuelles déviations qui font qu’à l’attente de l’être idéal que nous aimons, chaque rendez-vous nous apporte, en réponse, une personne de chair qui tient déjà si peu de notre rêve. Et puis quand nous réclamons quelque chose de cette personne, nous recevons d’elle une lettre où même de la personne il reste très peu, comme, dans les lettres de l’algèbre, il ne reste plus la détermination des chiffres de l’arithmétique, lesquels déjà ne contiennent plus les qualités des fruits ou des fleurs additionnés. Et pourtant, l’amour, l’être aimé, ses lettres, sont peut-être tout de même des traductions (si insatisfaisant qu’il soit de passer de l’un à l’autre) de la même réalité, puisque la lettre ne nous semble insuffisante qu’en la lisant, mais que nous suons mort et passion tant qu’elle n’arrive pas, et qu’elle suffit à calmer notre angoisse, sinon à remplir, avec ses petits signes noirs, notre désir qui sait qu’il n’y a là tout de même que l’équivalence d’une parole, d’un sourire, d’un baiser, non ces choses mêmes.

J’écrivis à Albertine :

« Mon amie, j’allais justement vous écrire, et je vous remercie de me dire que si j’avais eu besoin de vous, vous seriez accourue ; c’est bien de votre part de comprendre d’une façon aussi élevée le dévouement à un ancien ami, et mon estime pour vous ne peut qu’en être accrue. Mais non, je ne vous l’avais pas demandé et ne vous le demanderai pas ; nous revoir, au moins d’ici bien longtemps, ne vous serait peut-être pas pénible, jeune fille insensible. À moi que vous avez cru parfois si indifférent, cela le serait beaucoup. La vie nous a séparés. Vous avez pris une décision que je crois très sage et que vous avez prise au moment voulu, avec un pressentiment merveilleux, car vous êtes partie le jour où je venais de recevoir l’assentiment de ma mère à demander votre main. Je vous l’aurais dit à mon réveil, quand j’ai eu sa lettre (en même temps que la vôtre). Peut-être auriez-vous eu peur de me faire de la peine en partant là-dessus. Et nous aurions peut-être lié nos vies par ce qui aurait été pour nous, qui sait ? le malheur. Si cela avait dû être, soyez bénie pour votre sagesse. Nous en perdrions tout le fruit en nous revoyant. Ce n’est pas que ce ne serait pas pour moi une tentation. Mais je n’ai pas grand mérite à y résister. Vous savez l’être inconstant que je suis et comme j’oublie vite. Vous me l’avez dit souvent, je suis surtout un homme d’habitudes. Celles que je commence à prendre sans vous ne sont pas encore bien fortes. Évidemment en ce moment celles que j’avais avec vous et que votre départ a troublées sont encore les plus fortes. Elles ne le seront plus bien longtemps. Même à cause de cela, j’avais pensé à profiter de ces quelques derniers jours où nous voir ne serait pas encore pour moi ce qu’il sera dans une quinzaine, plus tôt peut-être (pardonnez-moi ma franchise) : un dérangement, — j’avais pensé à en profiter, avant l’oubli final, pour régler avec vous de petites questions matérielles où vous auriez pu, bonne et charmante amie, rendre service à celui qui s’est cru cinq minutes votre fiancé. Comme je ne doutais pas de l’approbation de ma mère, comme d’autre part je désirais que nous ayons chacun toute cette liberté dont vous m’aviez trop gentiment et abondamment fait un sacrifice qui se pouvait admettre pour une vie en commun de quelques semaines, mais qui serait devenu aussi odieux à vous qu’à moi maintenant que nous devions passer toute notre vie ensemble (cela me fait presque de la peine en vous écrivant de penser que cela a failli être, qu’il s’en est fallu de quelques secondes), j’avais pensé à organiser notre existence de la façon la plus indépendante possible, et pour commencer j’avais voulu que vous eussiez ce yacht où vous auriez pu voyager pendant que, trop souffrant, je vous eusse attendue au port (j’avais écrit à Elstir pour lui demander conseil, comme vous aimez son goût) et pour la terre j’avais voulu que vous eussiez votre automobile à vous, rien qu’à vous, dans laquelle vous sortiriez, vous voyageriez, à votre fantaisie. Le yacht était déjà presque prêt, il s’appelle, selon votre désir exprimé à Balbec, le Cygne. Et me rappelant que vous préfériez à toutes les autres les voitures Rolls, j’en avais commandé une. Or maintenant que nous ne nous verrons plus jamais, comme je n’espère pas vous faire accepter le bateau ni la voiture (pour moi ils ne pourraient servir à rien), j’avais pensé — comme je les avais commandés à un intermédiaire, mais en donnant votre nom — que vous pourriez peut-être en les décommandant, vous, m’éviter le yacht et cette voiture devenus inutiles. Mais pour cela et pour bien d’autres chose, il aurait fallu causer. Or je trouve que tant que je suis susceptible de vous réaimer, ce qui ne durera plus longtemps, il serait fou, pour un bateau à voiles et une Rolls Royce de nous voir et de jouer le bonheur de votre vie puisque vous estimez qu’il est de vivre loin de moi. Non, je préfère garder la Rolls et même le yacht. Et comme je ne me servirai pas d’eux et qu’ils ont chance de rester toujours l’un au port désarmé, l’autre à l’écurie, je ferai graver sur le yacht (Mon Dieu, je n’ose pas mettre un nom de pièce inexact et commettre une hérésie qui vous choquerait) ces vers de Mallarmé que vous aimiez :

Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.

Vous vous rappelez — c’est le poème qui commence par : Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui... Hélas, aujourd’hui n’est plus ni vierge, ni beau. Mais ceux qui comme moi savent qu’ils en feront bien vite un « demain » supportable ne sont guère supportables. Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt ces autres vers du même poète que vous disiez ne pas pouvoir comprendre :

Dis si je ne suis pas joyeux
Tonnerre et rubis aux moyeux
De voir en l’air que ce feu troue
Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.

Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J’en garde un bien bon souvenir. »

P.-S. — Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ?  »

Sans doute de même que j’avais dit autrefois à Albertine : « Je ne vous aime pas », pour qu’elle m’aimât ; « J’oublie quand je ne vois pas les gens », pour qu’elle me vît très souvent ; « J’ai décidé de vous quitter », pour prévenir toute idée de séparation, maintenant c’était parce que je voulais absolument qu’elle revînt dans les huit jours, que je lui disais : « Adieu pour toujours » ; c’est parce que je voulais la revoir que je lui disais : « Je trouverais dangereux de vous voir », c’est parce que vivre séparé d’elle me semblait pire que la mort que je lui écrivais : « Vous avez eu raison, nous serions malheureux ensemble. » Hélas cette lettre feinte, en l’écrivant pour avoir l’air de ne pas tenir à elle et aussi pour la douceur de dire certaines choses qui ne pouvaient émouvoir que moi et non elle, j’aurais dû d’abord prévoir qu’il était possible qu’elle eût pour effet une réponse négative, c’est-à-dire consacrant ce que je disais ; qu’il était même probable que ce serait, car Albertine eût-elle été moins intelligente qu’elle n’était, elle n’eût pas douté un instant que ce que je disais était faux. Sans s’arrêter en effet aux intentions que j’énonçais dans cette lettre, le seul fait que je l’écrivisse, n’eût-il même pas succédé à la démarche de Saint-Loup, suffisait pour lui prouver que je désirais qu’elle revînt et pour lui conseiller de me laisser m’enferrer dans l’hameçon de plus en plus. Puis après avoir prévu la possibilité d’une réponse négative, j’aurais dû toujours prévoir que brusquement cette réponse me rendrait dans sa plus extrême vivacité mon amour pour Albertine. Et j’aurais dû, toujours avant d’envoyer ma lettre, me demander si, au cas où Albertine répondrait sur le même ton et ne voudrait pas revenir, je serais assez maître de ma douleur pour me forcer à rester silencieux, à ne pas lui télégraphier : « Revenez » ou à ne pas lui envoyer quelque autre émissaire, ce qui, après lui avoir écrit que nous ne nous reverrions pas, était lui montrer avec la dernière évidence que je ne pouvais me passer d’elle, et aboutirait à ce qu’elle refusât plus énergiquement encore, à ce que, ne pouvant plus supporter mon angoisse, je partisse chez elle, qui sait, peut-être à ce que je n’y fusse pas reçu. Et sans doute, c’eût été, après trois énormes maladresses la pire de toutes, après laquelle il n’y avait plus qu’à me tuer devant sa maison. Mais la manière désastreuse dont est construit l’univers psycho-pathologique veut que l’acte maladroit, l’acte qu’il faudrait avant tout éviter, soit justement l’acte calmant, l’acte qui, ouvrant pour nous, jusqu’à ce que nous en sachions le résultat, de nouvelles perspectives d’espérance, nous débarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus a fait naître en nous. De sorte que quand la douleur est trop forte, nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, à faire prier par quelqu’un, à aller voir, à prouver qu’on ne peut se passer de celle qu’on aime. Mais je ne prévis rien de tout cela. Le résultat de cette lettre me paraissait être au contraire de faire revenir Albertine au plus vite. Aussi en pensant à ce résultat, avais-je eu une grande douceur à écrire. Mais en même temps je n’avais cessé en écrivant de pleurer ; d’abord un peu de la même manière que le jour où j’avais joué la fausse séparation, parce que ces mots me représentant l’idée qu’ils m’exprimaient quoiqu’ils tendissent à un but contraire (prononcés mensongèrement pour ne pas, par fierté, avouer que j’aimais), ils portaient en eux leur tristesse. Mais aussi parce que je sentais que cette idée avait de la vérité.

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l’avoir envoyée. Car en me représentant le retour en somme si aisé d’Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J’espérais qu’elle refuserait de revenir. J’étais en train de calculer que ma liberté, tout l’avenir de ma vie étaient suspendus à son refus, que j’avais fait une folie d’écrire, que j’aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu’elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l’affranchir. Mais aussitôt je changeai d’avis ; je souhaitais qu’Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d’elle pour mettre fin à mon anxiété et je résolus de rendre la lettre à Françoise. J’ouvris le journal, il annonçait une représentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d’une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récité à moi-même et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien si nous vivons sans elles, c’est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d’échouer, ou de souffrir, d’entrer en leur possession. C’est ce qui m’était arrivé pour Gilberte quand j’avais cru renoncer à elle. Qu’avant le moment où nous sommes tout à fait détachés de ces choses, — moment bien postérieur à celui où nous nous en croyons détachés, — la jeune fille que nous aimons, par exemple, se fiance, nous sommes fous, nous ne pouvons plus supporter la vie qui nous paraissait si mélancoliquement calme. Ou bien si la chose est en notre possession, nous croyons qu’elle nous est à charge, que nous nous en déferions volontiers. C’est ce qui m’était arrivé pour Albertine. Mais que par un départ l’être indifférent nous soit retiré et nous ne pouvons plus vivre. Or l’« argument » de Phèdre ne réunissait-il pas les deux cas ? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là a pris soin de s’offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ou plutôt lui fait dire le poète, parce qu’elle ne voit pas à quoi elle arriverait et qu’elle ne se sent pas aimée, Phèdre n’y tient plus. Elle vient lui avouer son amour, et c’est la scène que je m’étais si souvent récitée : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous. » Sans doute cette raison du départ d’Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de celle de la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin, Phèdre fait un instant semblant d’avoir été mal comprise : « Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire », on peut croire que c’est parce que Hippolyte a repoussé sa déclaration. « Madame, oubliez-vous que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux. » Mais il n’aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint, Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu’il valait peu de chose. Mais dès qu’elle voit qu’il n’est pas atteint, qu’Hippolyte croit avoir mal compris et s’excuse, alors, comme moi voulant rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu’au bout sa chance : « Ah ! cruel, tu m’as trop entendue. » Et il n’y a pas jusqu’aux duretés qu’on m’avait racontées de Swann envers Odette, ou de moi à l’égard d’Albertine, duretés qui substituèrent à l’amour antérieur un nouvel amour, fait de pitié, d’attendrissement, de besoin d’effusion et qui ne fait que varier le premier, qui ne se trouvent aussi dans cette scène : « tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. » La preuve que le « soin de sa gloire » n’est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c’est qu’elle pardonnerait à Hippolyte et s’arracherait aux conseils d’Œnone si elle n’apprenait à ce moment qu’Hippolyte aime Aricie. Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur, est plus sensible que la perte de la réputation. C’est alors qu’elle laisse Œnone (qui n’est que le nom de la pire partie d’elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger « du soin de le défendre » et envoie ainsi celui qui ne veut pas d’elle à un destin dont les calamités ne la consolent d’ailleurs nullement elle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mort d’Hippolyte. C’est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules « jansénistes », comme eût dit Bergotte, que Racine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m’apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence. Ces réflexions n’avaient d’ailleurs rien changé à ma détermination, et je tendis ma lettre à Françoise pour qu’elle la mît enfin à la poste, afin de réaliser auprès d’Albertine cette tentative qui me paraissait indispensable depuis que j’avais appris qu’elle ne s’était pas effectuée. Et sans doute, nous avons tort de croire que l’accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu’il peut ne pas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le manquer pas. Et pourtant on a raison aussi. Car si cet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par la certitude, cependant ils sont quelque chose d’instable d’où ne peuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d’autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli, plus impossibles à supporter que le bonheur aura été, contre la loi de nature, quelque temps prolongé, qu’il aura reçu la consécration de l’habitude. Dans un autre sens aussi, les deux tendances, dans l’espèce celle qui me faisait tenir à ce que ma lettre partît, et, quand je la croyais partie, à la regretter, ont l’une et l’autre en elles leur vérité. Pour la première, il est trop compréhensible que nous courrions après notre bonheur — ou notre malheur — et qu’en même temps nous souhaitions de placer devant nous, par cette action nouvelle qui va commencer à dérouler ses conséquences, une attente qui ne nous laisse pas dans le désespoir absolu, en un mot que nous cherchions à faire passer par d’autres formes que nous nous imaginons devoir nous être moins cruelles, le mal dont nous souffrons. Mais l’autre tendance n’est pas moins importante, car, née de la croyance au succès de notre entreprise, elle est tout simplement le commencement anticipé de la désillusion que nous éprouverions bientôt en présence de la satisfaction du désir, le regret d’avoir fixé pour nous, aux dépens des autres qui se trouvent exclues, cette forme du bonheur. J’avais donné la lettre à Françoise en lui demandant d’aller vite la mettre à la poste. Dès que ma lettre fut partie, je conçus de nouveau le retour d’Albertine comme imminent. Il ne laissait pas de mettre dans ma pensée de gracieuses images qui neutralisaient bien un peu par leur douceur, les dangers que je voyais à ce retour. La douceur, perdue depuis si longtemps, de l’avoir auprès de moi m’enivrait.

Le temps passe, et peu à peu tout ce qu’on disait par mensonge devient vrai, je l’avais trop expérimenté avec Gilberte ; l’indifférence que j’avais feinte quand je ne cessais de sangloter, avait fini par se réaliser ; peu à peu la vie, comme je le disais à Gilberte en une formule mensongère et qui rétrospectivement était devenue vraie, la vie nous avait séparés. Je me le rappelais, je me disais : « Si Albertine laisse passer quelque temps mes mensonges deviendront une vérité. Et maintenant que le plus dur est passé, ne serait-il pas à souhaiter qu’elle laissât passer ce mois ? Si elle revient, je renoncerai à la vie véritable que certes je ne suis pas en état de goûter encore, mais qui progressivement pourra commencer à présenter pour moi des charmes tandis que le souvenir d’Albertine ira en s’affaiblissant. »

J’ai dit que l’oubli commençait à faire son œuvre. Mais un des effets de l’oubli était précisément — en faisant que beaucoup des aspects déplaisants d’Albertine, des heures ennuyeuses que je passais avec elle, ne se représentaient plus à ma mémoire, cessaient donc d’être des motifs à désirer qu’elle ne fût plus là comme je le souhaitais quand elle y était encore, — de me donner d’elle une image sommaire, embellie de tout ce que j’avais éprouvé d’amour pour d’autres. Sous cette forme particulière, l’oubli qui pourtant travaillait à m’habituer à la séparation, me faisait, en me montrant Albertine plus douce, souhaiter davantage son retour.

Depuis qu’elle était partie, bien souvent, quand il me semblait qu’on ne pouvait pas voir que j’avais pleuré, je sonnais Françoise et je lui disais : « Il faudra voir si Mademoiselle Albertine n’a rien oublié. Pensez à faire sa chambre, pour qu’elle soit bien en état quand elle viendra. » Ou simplement : « Justement l’autre jour Mademoiselle Albertine me disait, tenez justement la veille de son départ... » Je voulais diminuer chez Françoise le détestable plaisir que lui causait le départ d’Albertine en lui faisant entrevoir qu’il serait court. Je voulais aussi montrer à Françoise que je ne craignais pas de parler de ce départ, le montrer — comme font certains généraux qui appellent des reculs forcés une retraite stratégique et conforme à un plan préparé — comme voulu, comme constituant un épisode dont je cachais momentanément la vraie signification, nullement comme la fin de mon amitié avec Albertine. En la nommant sans cesse, je voulais enfin faire rentrer, comme un peu d’air, quelque chose d’elle dans cette chambre, où son départ avait fait le vide et où je ne respirais plus. Puis on cherche à diminuer les proportions de sa douleur en la faisant entrer dans le langage parlé entre la commande d’un costume et des ordres pour le dîner.

En faisant la chambre d’Albertine, Françoise, curieuse, ouvrit le tiroir d’une petite table en bois de rose où mon amie mettait les objets intimes qu’elle ne gardait pas pour dormir. « Oh ! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir. » Mon premier mouvement fut de dire : « Il faut les lui renvoyer. » Mais cela avait l’air de ne pas être certain qu’elle reviendrait. « Bien, répondis-je après un instant de silence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour le peu de temps qu’elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai. » Françoise me les remit avec une certaine méfiance. Elle détestait Albertine, mais me jugeant d’après elle-même, elle se figurait qu’on ne pouvait me remettre une lettre écrite par mon amie sans crainte que je l’ouvrisse. Je pris les bagues. « Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, dit Françoise, on peut dire qu’elles sont belles ! Je ne sais pas qui les lui a données, si c’est Monsieur ou un autre, mais je vois bien que c’est quelqu’un de riche et qui a du goût !  » « Ce n’est pas moi, répondis-je à Françoise, et d’ailleurs ce n’est pas de la même personne que viennent les deux, l’une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l’autre. » « Pas de la même personne ! s’écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu’on a ajouté sur l’une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l’intérieur... » Je ne sais pas si Françoise sentait le mal qu’elle me faisait mais elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. « Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n’a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l’autre c’est une espèce de tête d’homme qui est ciselée. » « Une tête d’homme, où Monsieur a vu ça ? Rien qu’avec mes lorgnons, j’ai tout de suite vu que c’était une des ailes de l’aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l’autre aile sur l’autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c’est un beau travail. » L’anxieux besoin de savoir si Albertine m’avait menti me fit oublier que j’aurais dû garder quelque dignité envers Françoise et lui refuser le plaisir méchant qu’elle avait sinon à me torturer, du moins à nuire à mon amie. Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l’aigle sur la bague au rubis, elle n’eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l’autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d’autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l’intérieur des deux le chiffre d’Albertine. « Mais cela m’étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c’était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l’or, la même forme. Rien qu’à les apercevoir j’aurais juré qu’elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d’une bonne cuisinière. » Et en effet, à sa curiosité de domestique attisée par la haine et habituée à noter des détails avec une effrayante précision, s’était joint, pour l’aider dans cette expertise, ce goût qu’elle avait, ce même goût en effet qu’elle montrait dans la cuisine et qu’avivait peut-être, comme je m’en étais aperçu en partant pour Balbec dans sa manière de s’habiller, sa coquetterie de femme qui a été jolie, qui a regardé les bijoux et les toilettes des autres. Je me serais trompé de boîte de médicament et, au lieu de prendre quelques cachets de véronal un jour où je sentais que j’avais bu trop de tasses de thé, j’aurais pris autant de cachets de caféine, que mon cœur n’eût pas pu battre plus violemment. Je demandai à Françoise de sortir de la chambre. J’aurais voulu voir Albertine immédiatement. À l’horreur de son mensonge, à la jalousie pour l’inconnu, s’ajoutait la douleur qu’elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu’elle l’est par d’autres. Et pourtant puisque je n’avais cessé de dépenser pour elle tant d’argent, je l’avais prise malgré cette bassesse morale ; cette bassesse je l’avais maintenue en elle, je l’avais peut-être accrue, peut-être créée. Puis, comme nous avons le don d’inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu’un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j’imaginai Albertine dans mes bras, m’expliquant d’un mot que c’était à cause de la ressemblance de la fabrication qu’elle avait acheté l’autre bague, que c’était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eu le temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée. Et je songeais que tant d’hommes qui disent aux autres que leur maîtresse est bien gentille, souffrent de pareilles tortures. C’est ainsi qu’ils mentent aux autres et à eux-mêmes. Ils ne mentent pas tout à fait ; ils ont avec cette femme des heures vraiment douces ; mais songez à tout ce que cette gentillesse qu’elles ont pour eux devant leurs amis et qui leur permet de se glorifier, et à tout ce que cette gentillesse qu’elles ont seules avec leurs amants, et qui leur permet de les bénir, recouvrent d’heures inconnues où l’amant a souffert, douté, fait partout d’inutiles recherches pour savoir la vérité ! C’est à de telles souffrances qu’est liée la douceur d’aimer, de s’enchanter des propos les plus insignifiants d’une femme, qu’on sait insignifiants, mais qu’on parfume de son odeur. En ce moment, je ne pouvais plus me délecter à respirer par le souvenir celle d’Albertine. Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute le nom, sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans doute autrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait pas longtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial de la promenade ensemble au Bois que j’avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.


Du reste si, du matin au soir, je ne cessais de souffrir du départ d’Albertine, cela ne signifiait pas que je ne pensais qu’à elle. D’une part, son charme ayant depuis longtemps gagné de proche en proche des objets qui finissaient par en être très éloignés, mais n’étaient pas moins électrisés par la même émotion qu’elle me donnait, si quelque chose me faisait penser à Incarville, ou aux Verdurin, ou à un nouveau rôle de Léa, un flux de souffrance venait me frapper. D’autre part, moi-même, ce que j’appelais penser à Albertine, c’était penser aux moyens de la faire revenir, de la rejoindre, de savoir ce qu’elle faisait. De sorte que, si, pendant ces heures de martyre incessant, un graphique avait pu représenter les images qui accompagnaient mes souffrances, on eût aperçu celles de la gare d’Orsay, des billets de banque offerts à Mme Bontemps, de Saint-Loup penché sur le pupitre incliné d’un bureau de télégraphe où il remplissait une formule de dépêche pour moi, jamais l’image d’Albertine. De même que dans tout le cours de notre vie notre égoïsme voit tout le temps devant lui les buts précieux pour notre moi, mais ne regarde jamais ce Je lui-même qui ne cesse de les considérer, de même le désir qui dirige nos actes descend vers eux, mais ne remonte pas à soi, soit que, trop utilitaire, il se précipite dans l’action et dédaigne la connaissance, soit que nous recherchions l’avenir pour corriger les déceptions du présent, soit que la paresse de l’esprit le pousse à glisser sur la pente aisée de l’imagination plutôt qu’à remonter la pente abrupte de l’introspection. En réalité, dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure que l’être dont elle dépend révèle mieux l’immensité de la place qu’il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l’image de cet être décroît jusqu’à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons l’effet de sa présence par l’émotion que nous ressentons ; lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendant ces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j’aurais presque pu croire que je ne l’aimais pas, comme ma mère, dans les moments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamais ma grand’mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d’un rêve dont elle sentait tellement le prix, quoique endormie, qu’elle s’efforçait, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, de le faire durer), aurait pu s’accuser et s’accusait en effet de ne pas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont les traits se dérobaient à son souvenir.

Pourquoi eussé-je cru qu’Albertine n’aimait pas les femmes ? Parce qu’elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer : mais notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge ? Jamais elle ne m’avait dit une fois : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir librement ? pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais ?  » Mais c’était, en effet, une vie trop singulière pour qu’elle ne me l’eût pas demandé si elle n’avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration, n’était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et espérances ? Françoise avait l’air de savoir que je mentais quand je faisais allusion au prochain retour d’Albertine. Et sa croyance semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d’habitude notre domestique, que les maîtres n’aiment pas à être humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne s’écarte pas trop d’une action flatteuse, propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise avait l’air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même déjà entretenu la méfiance dans l’esprit d’Albertine, surexcité sa colère, bref l’eût poussée au point où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c’était vrai, ma version d’un départ momentané, connu et approuvé par moi, n’avait pu rencontrer qu’incrédulité chez Françoise. Mais l’idée qu’elle se faisait de la nature intéressée d’Albertine, l’exaspération avec laquelle, dans sa haine, elle grossissait le « profit » qu’Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retour prochain d’Albertine, Françoise regardait-elle ma figure pour voir si je n’inventais pas, de la même façon que, quand le maître d’hôtel pour l’ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une nouvelle politique qu’elle hésitait à croire, par exemple la fermeture des églises et la déportation des curés, même du bout de la cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement et avidement le journal, comme si elle eût pu voir si c’était vraiment écrit.

Quand Françoise vit qu’après avoir écrit une longue lettre j’y mettais l’adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu’Albertine revînt grandit chez elle. Il se doubla d’une véritable consternation quand, un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une lettre sur l’enveloppe de laquelle elle avait reconnu l’écriture d’Albertine. Elle se demandait si le départ d’Albertine n’avait pas été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement, comme assurant définitivement pour l’avenir la vie d’Albertine à la maison et comme constituant pour moi, c’est-à-dire, en tant que j’étais le maître de Françoise, pour elle-même l’humiliation d’avoir été joué par Albertine. Quelque impatience que j’eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus m’empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d’où tous les espoirs s’étaient enfuis, en induisant de ce présage l’imminence du retour d’Albertine, comme un amateur de sports d’hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fus assuré qu’elle avait refermé la porte, j’ouvris sans bruit, pour n’avoir pas l’air anxieux, la lettre que voici :

« Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j’y puisse quelque chose, et je le crois. Vous n’avez qu’à m’écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le cou par ces gens qui ne cherchent qu’une chose, c’est à vendre ; et que feriez-vous d’une auto, vous qui ne sortez jamais ? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté je n’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle ne s’effacera de mon esprit qu’avec la nuit complète. »

Je sentis que cette dernière phrase n’était qu’une phrase et qu’Albertine n’aurait pas pu garder, pour jusqu’à sa mort, un si doux souvenir de cette promenade où elle n’avait certainement eu aucun plaisir puisqu’elle était impatiente de me quitter. Mais j’admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n’avait rien lu qu’Esther avant de me connaître, était douée et combien j’avais eu raison de trouver qu’elle s’était chez moi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avais dite à Balbec : « Je crois que mon amitié vous serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce qui vous manque »--je lui avais mis comme dédicace sur une photographie : « avec la certitude d’être providentiel »,--cette phrase, que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer sur l’ennui qu’elle y pouvait avoir, cette phrase se trouvait, elle aussi, avoir été vraie. De même, en somme, quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de l’aimer, j’avais dit cela parce qu’au contraire je savais, que dans la fréquentation constante mon amour s’amortissait et que la séparation l’exaltait, mais en réalité la fréquentation constante avait fait naître un besoin d’elle infiniment plus fort que l’amour des premiers temps de Balbec.

La lettre d’Albertine n’avançait en rien les choses. Elle ne me parlait que d’écrire à l’intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation, brusquer les choses, et j’eus l’idée suivante. Je fis immédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disais qu’Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul, qu’elle me ferait un immense plaisir en venant s’installer chez moi pour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d’en avertir Albertine. Et en même temps j’écrivis à Albertine comme si je n’avais pas encore reçu sa lettre : « Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j’ai voulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J’ai, à vous avoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendrez pas, j’ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c’est celle qui me changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c’était Andrée, et je lui ai demandé de venir. Pour que tout cela n’eût pas l’air trop brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette fois-ci c’est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j’aie raison ? Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand prestige, auquel j’ai été le plus heureux d’être un jour agrégé. Sans doute c’est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j’aurai tout de même une femme--moins charmante qu’elle, mais à qui des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d’être plus heureuse avec moi--dans Andrée. » Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine m’avait écrit : « J’aurais été trop heureuse de revenir si vous me l’aviez écrit directement », elle ne me l’avait dit que parce que je ne lui avais pas écrit directement et que, si je l’avais fait, elle ne serait pas revenue tout de même, qu’elle serait contente de voir Andrée chez moi, puis ma femme, pourvu qu’elle, Albertine, fût libre, parce qu’elle pouvait maintenant, depuis déjà huit jours, détruisant les précautions de chaque heure que j’avais prises pendant plus de six mois à Paris, se livrer à ses vices et faire ce que minute par minute j’avais empêché. Je me disais que probablement elle usait mal, là-bas, de sa liberté, et sans doute cette idée que je formais me semblait triste mais restait générale, ne me montrant rien de particulier, et, par le nombre indéfini des amantes possibles qu’elle me faisait supposer, ne me laissait m’arrêter à aucune, entraînait mon esprit dans une sorte de mouvement perpétuel non exempt de douleur, mais d’une douleur qui, par le défaut d’une image concrète, était supportable, pourtant cette douleur cessa de le demeurer et devint atroce quand Saint-Loup arriva. Avant de dire pourquoi les paroles qu’il me dit me rendirent si malheureux, je dois relater un incident que je place immédiatement avant sa visite et dont le souvenir me troubla ensuite tellement qu’il affaiblit, sinon l’impression pénible que me produisit ma conversation avec Saint-Loup, du moins la portée pratique de cette conversation. Cet incident consiste en ceci. Brûlant d’impatience de voir Saint-Loup, je l’attendais sur l’escalier (ce que je n’aurais pu faire si ma mère avait été là, car c’est ce qu’elle détestait le plus au monde après « parler par la fenêtre ») quand j’entendis les paroles suivantes : « Comment ! vous ne savez pas faire renvoyer quelqu’un qui vous déplaît ? Ce n’est pas difficile. Vous n’avez, par exemple, qu’à cacher les choses qu’il faut qu’il apporte. Alors, au moment où ses patrons sont pressés, l’appellent, il ne trouve rien, il perd la tête. Ma tante vous dira, furieuse après lui : « Mais qu’est-ce qu’il fait ?  » Quand il arrivera, en retard, tout le monde sera en fureur et il n’aura pas ce qu’il faut. Au bout de quatre ou cinq fois vous pouvez être sûr qu’il sera renvoyé, surtout si vous avez soin de salir en cachette ce qu’il doit apporter de propre, et mille autres trucs comme cela. » Je restais muet de stupéfaction car ces paroles machiavéliques et cruelles étaient prononcées par la voix de Saint-Loup. Or je l’avais toujours considéré comme un être si bon, si pitoyable aux malheureux, que cela me faisait le même effet que s’il avait récité un rôle de Satan : ce ne pouvait être en son nom qu’il parlait. « Mais il faut bien que chacun gagne sa vie », dit son interlocuteur que j’aperçus alors et qui était un des valets de pied de la duchesse de Guermantes. « Qu’est-ce que ça vous fiche du moment que vous serez bien ? répondit méchamment Saint-Loup. Vous aurez en plus le plaisir d’avoir un souffre-douleur. Vous pouvez très bien renverser des encriers sur sa livrée au moment où il viendra servir un grand dîner, enfin ne pas lui laisser une minute de repos jusqu’à ce qu’il finisse par préférer s’en aller. Du reste, moi je pousserai à la roue, je dirai à ma tante que j’admire votre patience de servir avec un lourdaud pareil et aussi mal tenu. » Je me montrai, Saint-Loup vint à moi, mais ma confiance en lui était ébranlée depuis que je venais de l’entendre tellement différent de ce que je connaissais. Et je me demandai si quelqu’un qui était capable d’agir aussi cruellement envers un malheureux n’avait pas joué le rôle d’un traître vis-à-vis de moi, dans sa mission auprès de Mme Bontemps. Cette réflexion servit surtout à ne pas me faire considérer son insuccès comme une preuve que je ne pouvais pas réussir, une fois qu’il m’eut quitté. Mais pendant qu’il fut auprès de moi, c’était pourtant au Saint-Loup d’autrefois, et surtout à l’ami qui venait de quitter Mme Bontemps, que je pensais. Il me dit d’abord : « Tu trouves que j’aurais dû te téléphoner davantage, mais on disait toujours que tu n’étais pas libre. » Mais où ma souffrance devint insupportable, ce fut quand il me dit : « Pour commencer par où ma dernière dépêche t’a laissé, après avoir passé par une espèce de hangar, j’entrai dans la maison, et au bout d’un long couloir on me fit entrer dans un salon. » À ces mots de hangar, de couloir, de salon, et avant même qu’ils eussent fini, d’être prononcés, mon cœur fut bouleversé avec plus de rapidité que par un courant électrique, car la force qui fait le plus de fois le tour de la terre en une seconde, ce n’est pas l’électricité, c’est la douleur. Comme je les répétai, renouvelant le choc à plaisir, ces mots de hangar, de couloir, de salon, quand Saint-Loup fut parti ! Dans un hangar on peut se coucher avec une amie. Et dans ce salon, qui sait ce qu’Albertine faisait quand sa tante n’était pas là ? Et quoi ? Je m’étais donc représenté la maison où elle habitait comme ne pouvant posséder ni hangar, ni salon ? Non, je ne me l’étais pas représentée du tout, sinon comme un lieu vague. J’avais souffert une première fois quand s’était individualisé géographiquement le lieu où était Albertine. Quand j’avais appris qu’au lieu d’être dans deux ou trois endroits possibles, elle était en Touraine, ces mots de sa concierge avaient marqué dans mon cœur comme sur une carte la place où il fallait enfin souffrir. Mais une fois habitué à cette idée qu’elle était dans une maison de Touraine, je n’avais pas vu là maison. Jamais ne m’était venue à l’imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir, qui me semblaient face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de pièces possibles qui s’étaient détruites l’une l’autre. Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m’apparut d’avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit dont l’existence (et non la simple possibilité) venait de m’être révélée. Hélas ! quand Saint-Loup me dit aussi que dans ce salon il avait entendu chanter à tue-tête d’une chambre voisine et que c’était Albertine qui chantait, je compris avec désespoir que, débarrassée enfin de moi, elle était heureuse ! Elle avait reconquis sa liberté. Et moi qui pensais qu’elle allait venir prendre la place d’Andrée. Ma douleur se changea en colère contre Saint-Loup. « C’est tout ce que je t’avais demandé d’éviter, qu’elle sût que tu venais.--Si tu crois que c’était facile ! On m’avait assuré qu’elle n’était pas là. Oh ! je sais bien que tu n’es pas content de moi, je l’ai bien senti dans tes dépêches. Mais tu n’es pas juste, j’ai fait ce que j’ai pu. » Lâchée de nouveau, ayant quitté la cage d’où chez moi je restais des jours entiers sans la faire venir dans ma chambre, Albertine avait repris pour moi toute sa valeur, elle était redevenue celle que tout le monde suivait, l’oiseau merveilleux des premiers jours. « Enfin résumons-nous. Pour la question d’argent, je ne sais que te dire, j’ai parlé à une femme qui m’a paru si délicate que je craignais de la froisser. Or elle n’a pas fait ouf quand j’ai parlé de l’argent. Même, un peu plus tard, elle m’a dit qu’elle était touchée de voir que nous nous comprenions si bien. Pourtant tout ce qu’elle a dit ensuite était si délicat, si élevé, qu’il me semblait impossible qu’elle eût dit pour l’argent que je lui offrais : « Nous nous comprenons si bien », car au fond j’agissais en mufle.--Mais peut-être n’a-t-elle pas compris, elle n’a peut-être pas entendu, tu aurais dû le lui répéter, car c’est cela sûrement qui aurait fait tout réussir.--Mais comment veux-tu qu’elle n’ait pas entendu ? Je le lui ai dit comme je te parle là, elle n’est ni sourde, ni folle.--Et elle n’a fait aucune réflexion ? --Aucune.--Tu aurais dû lui redire une fois.--Comment voulais-tu que je le lui redise ? Dès qu’en entrant j’ai vu l’air qu’elle avait, je me suis dit que tu t’étais trompé, que tu me faisais faire une immense gaffe, et c’était terriblement difficile de lui offrir cet argent ainsi. Je l’ai fait pourtant pour t’obéir, persuadé qu’elle allait me faire mettre dehors.--Mais elle ne l’a pas fait. Donc ou elle n’avait pas entendu, et il fallait recommencer, ou vous pouviez continuer sur ce sujet.--Tu dis : « Elle n’avait pas entendu » parce que tu es ici, mais je te répète, si tu avais assisté à notre conversation, il n’y avait aucun bruit, je l’ai dit brutalement, il n’est pas possible qu’elle n’ait pas compris.--Mais enfin elle est bien persuadée que j’ai toujours voulu épouser sa nièce ? --Non, ça, si tu veux mon avis, elle ne croyait pas que tu eusses du tout l’intention d’épouser. Elle m’a dit que tu avais dit toi-même à sa nièce que tu voulais la quitter. Je ne sais même pas si maintenant elle est bien persuadée que tu veuilles épouser. » Ceci me rassurait un peu en me montrant que j’étais moins humilié, donc plus capable d’être encore aimé, plus libre de faire une démarche décisive. Pourtant j’étais tourmenté. « Je suis ennuyé parce que je vois que tu n’es pas content.--Si, je suis touché, reconnaissant de ta gentillesse, mais il me semble que tu aurais pu...--J’ai fait de mon mieux. Un autre n’eût pu faire davantage ni même autant. Essaye d’un autre.--Mais non, justement, si j’avais su, je ne t’aurais pas envoyé, mais ta démarche avortée m’empêche d’en faire une autre. » Je lui faisais des reproches : il avait cherché à me rendre service et n’avait pas réussi. Saint-Loup en s’en allant avait croisé des jeunes filles qui entraient. J’avais déjà fait souvent la supposition qu’Albertine connaissait des jeunes filles dans le pays ; mais c’était la première fois que j’en ressentais la torture. Il faut vraiment croire que la nature a donné à notre esprit de sécréter un contre-poison naturel qui annihile les suppositions que nous faisons à la fois sans trêve et sans danger. Mais rien ne m’immunisait contre ces jeunes filles que Saint-Loup avait rencontrées. Tous ces détails, n’était-ce pas justement ce que j’avais cherché à obtenir de chacun sur Albertine ? n’était-ce pas moi qui, pour les connaître plus précisément, avais demandé à Saint-Loup, rappelé par son colonel, de passer coûte que coûte chez moi ? n’était-ce donc pas moi qui les avais souhaités, moi, ou plutôt ma douleur affamée, avide de croître et de se nourrir d’eux ? Enfin Saint-Loup m’avait dit avoir eu la bonne surprise de rencontrer tout près de là, seule figure de connaissance et qui lui avait rappelé le passé, une ancienne amie de Rachel, une jolie actrice qui villégiaturait dans le voisinage. Et le nom de cette actrice suffit pour que je me dise : « C’est peut-être avec celle-là » ; cela suffisait pour que je visse, dans les bras mêmes d’une femme que je ne connaissais pas, Albertine souriante et rouge de plaisir. Et, au fond, pourquoi cela n’eût-il pas été ? M’étais-je fait faute de penser à des femmes depuis que je connaissais Albertine ? Le soir où j’avais été pour la première fois chez la princesse de Guermantes, quand j’étais rentré, n’était-ce pas beaucoup moins en pensant à cette dernière qu’à la jeune fille dont Saint-Loup m’avait parlé et qui allait dans les maisons de passe, et à la femme de chambre de Mme Putbus ? N’est-ce pas pour cette dernière que j’étais retourné à Balbec et, plus récemment, avais bien eu envie d’aller à Venise ? pourquoi Albertine n’eût-elle pas eu envie d’aller en Touraine ? Seulement, au fond, je m’en apercevais maintenant, je ne l’aurais pas quittée, je ne serais pas allé à Venise. Même au fond de moi-même, tout en me disant : « Je la quitterai bientôt », je savais que je ne la quitterais plus, tout aussi bien que je savais que je ne me mettrais plus à travailler, ni à vivre d’une façon hygiénique, ni à rien faire de ce que chaque jour je me promettais pour le lendemain. Seulement, quoi que je crusse au fond, j’avais trouvé plus habile de la laisser vivre sous la menace d’une perpétuelle séparation. Et sans doute, grâce à ma détestable habileté, je l’avais trop bien convaincue. En tout cas maintenant cela ne pouvait plus durer ainsi, je ne pouvais pas la laisser en Touraine avec ces jeunes filles, avec cette actrice ; je ne pouvais supporter la pensée de cette vie qui m’échappait. J’écrirais et j’attendrais sa réponse à ma lettre : si elle faisait le mal, hélas ! un jour de plus ou de moins ne faisait rien (et peut-être je me disais cela parce que, n’ayant plus l’habitude de me faire rendre compte de chacune de ses minutes, dont une seule où elle eût été libre m’eût jadis affolé, ma jalousie n’avait plus la même division du temps). Mais aussitôt sa réponse reçue, si elle ne revenait pas j’irais la chercher ; de gré ou de force je l’arracherais à ses amies. D’ailleurs ne valait-il pas mieux que j’y allasse moi-même, maintenant que j’avais découvert la méchanceté, jusqu’ici insoupçonnée de moi, de Saint-Loup ? qui sait s’il n’avait pas organisé tout un complot pour me séparer d’Albertine ?

Et cependant, comme j’aurais menti maintenant si je lui avais écrit, comme je le lui disais à Paris, que je souhaitais qu’il ne lui arrivât aucun accident ! Ah ! s’il lui en était arrivé un, ma vie, au lieu d’être à jamais empoisonnée par cette jalousie incessante, eût aussitôt retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance.

La suppression de la souffrance ? Ai-je pu vraiment le croire ? croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe et laisser le reste en état ; qu’elle enlève la douleur dans le cœur de celui pour qui l’existence de l’autre n’est plus qu’une cause de douleurs ; qu’elle enlève la douleur et n’y met rien à la place ? La suppression de la douleur ! Parcourant les faits divers des journaux, je regrettais de ne pas avoir le courage de former le même souhait que Swann. Si Albertine avait pu être victime d’un accident, vivante, j’aurais eu un prétexte pour courir auprès d’elle, morte j’aurais retrouvé, comme disait Swann, la liberté de vivre. Je le croyais ? Il l’avait cru, cet homme si fin et qui croyait se bien connaître. Comme on sait peu ce qu’on a dans le cœur. Comme, un peu plus tard, s’il avait été encore vivant, j’aurais pu lui apprendre que son souhait, autant que criminel, était absurde, que la mort de celle qu’il aimait ne l’eût délivré de rien. Je laissai toute fierté vis-à-vis d’Albertine, je lui envoyai un télégramme désespéré lui demandant de revenir à n’importe quelles conditions, qu’elle ferait tout ce qu’elle voudrait, que je demandais seulement à l’embrasser une minute trois fois par semaine avant qu’elle se couche. Et elle eût dit une fois seulement, que j’eusse accepté une fois. Elle ne revint jamais. Mon télégramme venait de partir que j’en reçus un. Il était de Mme Bontemps. Le monde n’est pas créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s’y ajoute au cours de la vie des choses que nous ne soupçonnions pas. Ah ! ce ne fut pas la suppression de la souffrance que produisirent en moi les deux premières lignes du télégramme : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n’est plus, pardonnez-moi de vous dire cette chose affreuse, vous qui l’aimiez tant. Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. Tous nos efforts n’ont pu la ranimer. Que ne suis-je morte à sa place ?  » Non, pas la suppression de la souffrance, mais une souffrance inconnue, celle d’apprendre qu’elle ne reviendrait pas. Mais ne m’étais-je pas dit plusieurs fois qu’elle ne reviendrait peut-être pas ? Je me l’étais dit, en effet, mais je m’apercevais maintenant que pas un instant je ne l’avais cru. Comme j’avais besoin de sa présence, de ses baisers pour supporter le mal que me faisaient mes soupçons, j’avais pris depuis Balbec l’habitude d’être toujours avec elle. Même quand elle était sortie, quand j’étais seul, je l’embrassais encore. J’avais continué depuis qu’elle était en Touraine. J’avais moins besoin de sa fidélité que de son retour. Et si ma raison pouvait impunément le mettre quelquefois en doute, mon imagination ne cessait pas un instant de me le représenter. Instinctivement je passai ma main sur mon cou, sur mes lèvres qui se voyaient embrassés par elle depuis qu’elle était partie, et qui ne le seraient jamais plus ; je passai ma main sur eux, comme maman m’avait caressé à la mort de ma grand’mère en me disant : « Mon pauvre petit, ta grand’mère qui t’aimait tant ne t’embrassera plus. » Toute ma vie à venir se trouvait arrachée de mon cœur. Ma vie à venir ? Je n’avais donc pas pensé quelquefois à la vivre sans Albertine ? Mais non ! Depuis longtemps je lui avais donc voué toutes les minutes de ma vie jusqu’à ma mort ? Mais bien sûr ! Cet avenir indissoluble d’elle je n’avais pas su l’apercevoir, mais maintenant qu’il venait d’être descellé, je sentais la place qu’il tenait dans mon cœur béant. Françoise qui ne savait encore rien entra dans ma chambre ; d’un air furieux, je lui criai : « Qu’est-ce qu’il y a ?  » Alors (il y a quelquefois des mots qui mettent une réalité différente à la même place que celle qui est près de nous, ils nous étourdissent tout autant qu’un vertige) elle me dit : « Monsieur n’a pas besoin d’avoir l’air fâché. Il va être au contraire bien content. Ce sont deux lettres de mademoiselle Albertine. » Je sentis, après, que j’avais dû avoir les yeux de quelqu’un dont l’esprit perd l’équilibre. Je ne fus même pas heureux, ni incrédule. J’étais comme quelqu’un qui voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et par une grotte : rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre. Les deux lettres d’Albertine avaient dû être écrites à quelques heures de distance, peut-être en même temps, et peu de temps avant la promenade où elle était morte. La première disait : « Mon ami, je vous remercie de la preuve de confiance que vous me donnez en me disant votre intention de faire venir Andrée chez vous. Je sais qu’elle acceptera avec joie et je crois que ce sera très heureux pour elle. Douée comme elle est, elle saura profiter de la compagnie d’un homme tel que vous et de l’admirable influence que vous savez prendre sur un être. Je crois que vous avez eu là une idée d’où peut naître autant de bien pour elle que pour vous. Aussi, si elle faisait l’ombre d’une difficulté (ce que je ne crois pas), télégraphiez-moi, je me charge d’agir sur elle. » La seconde était datée d’un jour plus tard. En réalité, elle avait dû les écrire à peu d’instants l’une de l’autre, peut-être ensemble, et antidater la première. Car tout le temps j’avais imaginé dans l’absurde ses intentions qui n’avaient été que de revenir auprès de moi et que quelqu’un de désintéressé dans la chose, un homme sans imagination, le négociateur d’un traité de paix, le marchand qui examine une transaction, eussent mieux jugées que moi. Elle ne contenait que ces mots : « Serait-il trop tard pour que je revienne chez vous ? Si vous n’avez pas encore écrit à Andrée, consentiriez-vous à me reprendre ? Je m’inclinerai devant votre décision, je vous supplie de ne pas tarder à me la faire connaître, vous pensez avec quelle impatience je l’attends. Si c’était que je revienne, je prendrais le train immédiatement. De tout cœur à vous, Albertine. »

Pour que la mort d’Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l’eût tuée non seulement en Touraine, mais en moi. Jamais elle n’y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être a été obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n’a jamais pu nous livrer de lui qu’un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu’une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de consister en une simple collection de moments ; grande force aussi ; il relève de la mémoire, et la mémoire d’un moment n’est pas instruite de tout ce qui s’est passé depuis ; ce moment qu’elle a enregistré dure encore, vit encore, et avec lui l’être qui s’y profilait. Et puis cet émiettement ne fait pas seulement vivre la morte, il la multiplie. Pour me consoler ce n’est pas une, ce sont d’innombrables Albertine que j’aurais dû oublier. Quand j’étais arrivé à supporter le chagrin d’avoir perdu celle-ci, c’était à recommencer avec une autre, avec cent autres.

Alors ma vie fut entièrement changée. Ce qui en avait fait, et non à cause d’Albertine, parallèlement à elle, quand j’étais seul, la douceur, c’était justement, à l’appel de moments identiques, la perpétuelle renaissance de moments anciens. Par le bruit de la pluie m’était rendue l’odeur des lilas de Combray ; par la mobilité du soleil sur le balcon, les pigeons des Champs-Elysées ; par l’assourdissement des bruits dans la chaleur de la matinée, la fraîcheur des cerises ; le désir de la Bretagne ou de Venise par le bruit du vent et le retour de Pâques. L’été venait, les jours étaient longs, il faisait chaud. C’était le temps où de grand matin élèves et professeurs vont dans les jardins publics préparer les derniers concours sous les arbres, pour recueillir la seule goutte de fraîcheur que laisse tomber un ciel moins enflammé que dans l’ardeur du jour, mais déjà aussi stérilement pur. De ma chambre obscure, avec un pouvoir d’évocation égal à celui d’autrefois, mais qui ne me donnait plus que de la souffrance, je sentais que dehors, dans la pesanteur de l’air, le soleil déclinant mettait sur la verticalité des maisons, des églises, un fauve badigeon. Et si Françoise en revenant dérangeait sans le vouloir les plis des grands rideaux, j’étouffais un cri à la déchirure que venait de faire en moi ce rayon de soleil ancien qui m’avait fait paraître belle la façade neuve de Bricqueville l’Orgueilleuse, quand Albertine m’avait dit : « Elle est restaurée. » Ne sachant comment expliquer mon soupir à Françoise, je lui disais : « Ah ! j’ai soif. » Elle sortait, rentrait, mais je me détournais violemment, sous la décharge douloureuse d’un des mille souvenirs invisibles qui à tout moment éclataient autour de moi dans l’ombre : je venais de voir qu’elle avait apporté du cidre et des cerises qu’un garçon de ferme nous avait apportés dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j’aurais communié le plus parfaitement, jadis, avec l’arc-en-ciel des salles à manger obscures par les jours brûlants. Alors je pensai pour la première fois à la ferme des Ecorres, et je me dis que certains jours où Albertine me disait à Balbec ne pas être libre, être obligée de sortir avec sa tante, elle était peut-être avec telle de ses amies dans une ferme où elle savait que je n’avais pas mes habitudes, et que pendant qu’à tout hasard je l’attendais à Marie-Antoinette où on m’avait dit : « Nous ne l’avons pas vue aujourd’hui », elle usait avec son amie des mêmes mots qu’avec moi quand nous sortions tous les deux : « Il n’aura pas l’idée de nous chercher ici et comme cela nous ne serons plus dérangées. » Je disais à Françoise de refermer les rideaux pour ne plus voir ce rayon de soleil. Mais il continuait à filtrer, aussi corrosif, dans ma mémoire. « Elle ne me plaît pas, elle est restaurée, mais nous irons demain à Saint-Martin le Vêtu, après-demain à... » Demain, après-demain, c’était un avenir de vie commune, peut-être pour toujours, qui commençait, mon cœur s’élança vers lui, mais il n’était plus là, Albertine était morte.

Je demandai l’heure à Françoise. Six heures. Enfin, Dieu merci, allait disparaître cette lourde chaleur dont autrefois je me plaignais avec Albertine, et que nous aimions tant. La journée prenait fin. Mais qu’est-ce que j’y gagnais ? La fraîcheur du soir se levait, c’était le coucher du soleil ; dans ma mémoire, au bout d’une route que nous prenions ensemble pour rentrer, j’apercevais, plus loin que le dernier village, comme une station distante, inaccessible pour le soir même où nous nous arrêterions à Balbec, toujours ensemble. Ensemble alors, maintenant il fallait s’arrêter court devant ce même abîme, elle était morte. Ce n’était plus assez de fermer les rideaux, je tâchais de boucher les yeux et les oreilles de ma mémoire, pour ne pas voir cette bande orangée du couchant, pour ne pas entendre ces invisibles oiseaux qui se répondaient d’un arbre à l’autre de chaque côté de moi, qu’embrassait alors si tendrement celle qui maintenant était morte. Je tâchais d’éviter ces sensations que donnent l’humidité des feuilles dans le soir, la montée et la descente des routes à dos d’âne. Mais déjà ces sensations m’avaient ressaisi, ramené assez loin du moment actuel, afin qu’eût tout le recul, tout l’élan nécessaire pour me frapper de nouveau, l’idée qu’Albertine était morte. Ah ! jamais je n’entrerais plus dans une forêt, je ne me promènerais plus entre des arbres. Mais les grandes plaines me seraient-elles moins cruelles ? Que de fois j’avais traversé pour aller chercher Albertine, que de fois j’avais repris au retour avec elle la grande plaine de Bricqueville, tantôt par des temps brumeux où l’inondation du brouillard nous donnait l’illusion d’être entourés d’un lac immense, tantôt par des soirs limpides où le clair de lune, dématérialisant la terre, la faisant paraître à deux pas céleste, comme elle n’est, pendant le jour, que dans les lointains, enfermait les champs, les bois avec le firmament auquel il les avait assimilés, dans l’agate arborisée d’un seul azur.

Françoise devait être heureuse de la mort d’Albertine, et il faut lui rendre la justice que par une sorte de convenance et de tact elle ne simulait pas la tristesse. Mais les lois non écrites de son antique code et sa tradition de paysanne médiévale qui pleure comme aux chansons de gestes étaient plus anciennes que sa haine d’Albertine et même d’Eulalie. Aussi une de ces fins d’après-midi-là, comme je ne cachais pas assez rapidement ma souffrance, elle aperçut mes larmes, servie par son instinct d’ancienne petite paysanne qui autrefois lui faisait capturer et faire souffrir les animaux, n’éprouver que de la gaîté à étrangler les poulets et à faire cuire vivants les homards et, quand j’étais malade, à observer, comme les blessures qu’elle eût infligées à une chouette, ma mauvaise mine, qu’elle annonçait ensuite sur un ton funèbre et comme un présage de malheur. Mais son « coutumier » de Combray ne lui permettait pas de prendre légèrement les larmes, le chagrin, choses qu’elle jugeait aussi funestes que d’ôter sa flanelle ou de manger à contre-cœur. « Oh ! non, Monsieur, il ne faut pas pleurer comme cela, cela ferait mal. » Et en voulant arrêter mes larmes elle avait l’air aussi inquiet que si c’eût été des flots de sang. Malheureusement je pris un air froid qui coupa court aux effusions qu’elle espérait et qui, du reste, eussent peut-être été sincères. Peut-être en était-il pour elle d’Albertine comme d’Eulalie, et maintenant que mon amie ne pouvait plus tirer de moi aucun profit, Françoise avait-elle cessé de la haïr. Elle tint à me montrer pourtant qu’elle se rendait bien compte que je pleurais et que, suivant seulement le funeste exemple des miens, je ne voulais pas « faire voir ». « Il ne faut pas pleurer, Monsieur », me dit-elle d’un ton cette fois plus calme, et plutôt pour me montrer sa clairvoyance que pour me témoigner sa pitié. Et elle ajouta : « Ça devait arriver, elle était trop heureuse, la pauvre, elle n’a pas su connaître son bonheur. »

Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l’été ! Un pâle fantôme de la maison d’en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l’appartement, je me cognais aux meubles de l’antichambre, mais dans la porte de l’escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d’un bleu de fleur, d’un bleu d’aile d’insecte, d’un bleu qui m’eût semblé beau si je n’avais senti qu’il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L’obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d’une étoile vue à côté de l’arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m’arrivait d’isoler sur le dos d’un banc, de recueillir la pureté naturelle d’un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris--de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant, pour mon imagination, la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués le souvenir douloureux des promenades que j’y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l’aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où, de Balbec à Incarville, d’Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l’un l’autre jusqu’au petit jour.

Je n’avais plus qu’un espoir pour l’avenir--espoir bien plus déchirant qu’une crainte,--c’était d’oublier Albertine. Je savais que je l’oublierais un jour, j’avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j’avais bien oublié ma grand’mère. Et c’est notre plus juste et plus cruel châtiment de l’oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n’aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l’égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu’il est un état non douloureux, un état d’indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j’étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L’élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l’idée qu’Albertine était morte, m’oppressait par l’entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d’un coup je m’arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais, au moment où je venais de quitter Albertine, encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre, dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.

Bientôt les bruits de la rue allaient commencer, permettant de lire à l’échelle qualitative de leurs sonorités le degré de la chaleur sans cesse accrue où ils retentiraient. Mais dans cette chaleur qui quelques heures plus tard s’imbiberait de l’odeur des cerises, ce que je trouvais (comme dans un remède que le remplacement d’une des parties composantes par une autre suffit pour rendre, d’un euphorique et d’un excitatif qu’il était, un déprimant), ce n’était plus le désir des femmes mais l’angoisse du départ d’Albertine. D’ailleurs le souvenir de tous mes désirs était aussi imprégné d’elle, et de souffrance, que le souvenir des plaisirs. Cette Venise où j’avais cru que sa présence me serait importune (sans doute parce que je sentais confusément qu’elle m’y serait nécessaire), maintenant qu’Albertine n’était plus, j’aimais mieux n’y pas aller. Albertine m’avait semblé un obstacle interposé entre moi et toutes choses, parce qu’elle était pour moi leur contenant et que c’est d’elle, comme d’un vase, que je pouvais les recevoir. Maintenant que ce vase était détruit, je ne me sentais plus le courage de les saisir ; il n’y en avait plus une seule dont je ne me détournasse, abattu, préférant n’y pas goûter. De sorte que ma séparation d’avec elle n’ouvrait nullement pour moi le champ des plaisirs possibles que j’avais cru m’être fermé par sa présence. D’ailleurs l’obstacle que sa présence avait peut-être été, en effet, pour moi à voyager, à jouir de la vie, m’avait seulement, comme il arrive toujours, masqué les autres obstacles, qui reparaissaient intacts maintenant que celui-là avait disparu. C’est de cette façon qu’autrefois, quand quelque visite aimable m’empêchait de travailler, si le lendemain je restais seul je ne travaillais pas davantage. Qu’une maladie, un duel, un cheval emporté, nous fassent voir la mort de près, nous aurions joui richement de la vie, de la volupté, des pays inconnus dont nous allons être privés. Et une fois le danger passé, ce que nous retrouverons, c’est la même vie morne où rien de tout cela n’existait pour nous.

Sans doute ces nuits si courtes durent peu. L’hiver finirait par revenir, où je n’aurais plus à craindre le souvenir des promenades avec elle jusqu’à l’aube trop tôt levée. Mais les premières gelées ne me rapporteraient-elles pas, conservé dans leur glace, le germe de mes premiers désirs, quand à minuit je la faisais chercher, que le temps me semblait si long jusqu’à son coup de sonnette que je pourrais maintenant attendre éternellement en vain ? Ne me rapporteraient-elles pas le germe de mes premières inquiétudes, quand deux fois je crus qu’elle ne viendrait pas ? Dans ce temps-là je ne la voyais que rarement ; mais même ces intervalles qu’il y avait alors entre ses visites qui la faisaient surgir, au bout de plusieurs semaines, du sein d’une vie inconnue que je n’essayais pas de posséder, assuraient mon calme en empêchant les velléités sans cesse interrompues de ma jalousie de se conglomérer, de faire bloc dans mon cœur. Autant ils eussent pu être apaisants dans ce temps-là, autant, rétrospectivement, ils étaient empreints de souffrance depuis que ce qu’elle avait pu faire d’inconnu pendant leur durée avait cessé de m’être indifférent, et surtout maintenant qu’aucune visite d’elle ne viendrait plus jamais ; de sorte que ces soirs de janvier où elle venait, et qui par là m’avaient été si doux, me souffleraient maintenant dans leur bise aigre une inquiétude que je ne connaissais pas alors, et me rapporteraient, mais devenu pernicieux, le premier germe de mon amour. Et en pensant que je verrais recommencer ce temps froid qui, depuis Gilberte et mes jeux aux Champs-Elysées, m’avait toujours paru si triste ; quand je pensais que reviendraient des soirs pareils à ce soir de neige où j’avais vainement, toute une partie de la nuit, attendu Albertine, alors, comme un malade se plaçant bien au point de vue du corps pour sa poitrine, moi, moralement, à ces moments-là, ce que je redoutais encore le plus pour mon chagrin, pour mon cœur, c’était le retour des grands froids, et je me disais que ce qu’il y aurait de plus dur à passer ce serait peut-être l’hiver. Lié qu’il était à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d’Albertine il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à recommencer à les connaître, comme un vieillard frappé d’hémiplégie et qui rapprend à lire ; il aurait fallu que je renonçasse à tout l’univers. Seule, me disais-je, une véritable mort de moi-même serait capable (mais elle est impossible) de me consoler de la sienne. Je ne songeais pas que la mort de soi-même n’est ni impossible, ni extraordinaire ; elle se consomme à notre insu, au besoin contre notre gré, chaque jour, et je souffrirais de la répétition de toutes sortes de journées que non seulement la nature, mais des circonstances factices, un ordre plus conventionnel introduisent dans une saison. Bientôt reviendrait la date où j’étais allé à Balbec l’autre été et où mon amour, qui n’était pas encore inséparable de la jalousie et qui ne s’inquiétait pas de ce qu’Albertine faisait toute la journée, devait subir tant d’évolutions avant de devenir cet amour des derniers temps, si particulier, que cette année finale, où avait commencé de changer et où s’était terminée la destinée d’Albertine, m’apparaissait remplie, diverse, vaste comme un siècle. Puis ce serait le souvenir de jours plus tardifs, mais dans des années antérieures, les dimanches de mauvais temps, où pourtant tout le monde était sorti, dans le vide de l’après-midi, où le bruit du vent et de la pluie m’eût invité jadis à rester à faire le « philosophe sous les toits » ; avec quelle anxiété je verrais approcher l’heure où Albertine, si peu attendue, était venue me voir, m’avait caressé pour la première fois, s’interrompant pour Françoise qui avait apporté la lampe, en ce temps deux fois mort où c’était Albertine qui était curieuse de moi, où ma tendresse pour elle pouvait légitimement avoir tant d’espérance. Même, à une saison plus avancée, ces soirs glorieux où les offices, les pensionnats, entr’ouverts comme des chapelles, baignés d’une poussière dorée, laissent la rue se couronner de ces demi-déesses qui, causant non loin de nous avec leurs pareilles, nous donnent la fièvre de pénétrer dans leur existence mythologique, ne me rappelaient plus que la tendresse d’Albertine qui, à côté de moi, m’était un empêchement à m’approcher d’elles.

D’ailleurs, au souvenir des heures même purement naturelles s’ajouterait forcément le paysage moral qui en fait quelque chose d’unique. Quand j’entendrais plus tard le cornet à bouquin du chevrier, par un premier beau temps, presque italien, le même jour mélangerait tour à tour à sa lumière l’anxiété de savoir Albertine au Trocadéro, peut-être avec Léa et les deux jeunes filles, puis la douceur familiale et domestique, presque commune, d’une épouse qui me semblait alors embarrassante et que Françoise allait me ramener. Ce message téléphonique de Françoise qui m’avait transmis l’hommage obéissant d’Albertine revenant avec elle, j’avais cru qu’il m’enorgueillissait. Je m’étais trompé. S’il m’avait enivré, c’est parce qu’il m’avait fait sentir que celle que j’aimais était bien à moi, ne vivait bien que pour moi, et même à distance, sans que j’eusse besoin de m’occuper d’elle, me considérait comme son époux et son maître, revenant sur un signe de moi. Et ainsi ce message téléphonique avait été une parcelle de douceur, venant de loin, émise de ce quartier du Trocadéro où il se trouvait y avoir pour moi des sources de bonheur dirigeant vers moi d’apaisantes molécules, des baumes calmants me rendant enfin une si douce liberté d’esprit que je n’avais plus eu--me livrant sans la restriction d’un seul souci à la musique de Wagner--qu’à attendre l’arrivée certaine d’Albertine, sans fièvre, avec un manque entier d’impatience où je n’avais pas su reconnaître le bonheur. Et ce bonheur qu’elle revînt, qu’elle m’obéît et m’appartînt, la cause en était dans l’amour, non dans l’orgueil. Il m’eût été bien égal maintenant d’avoir à mes ordres cinquante femmes revenant, sur un signe de moi, non pas du Trocadéro, mais des Indes. Mais ce jour-là, en sentant Albertine qui, tandis que j’étais seul dans ma chambre à faire de la musique, venait docilement vers moi, j’avais respiré, disséminée comme un poudroiement dans le soleil, une de ces substances qui, comme d’autres sont salutaires au corps, font du bien à l’âme. Puis ç’avait été, une demi-heure après, l’arrivée d’Albertine, puis la promenade avec Albertine arrivée, promenade que j’avais crue ennuyeuse parce qu’elle était pour moi accompagnée de certitude, mais, à cause de cette certitude même, qui avait, à partir du moment où Françoise m’avait téléphoné qu’elle la ramenait, coulé un calme d’or dans les heures qui avaient suivi, en avait fait comme une deuxième journée bien différente de la première, parce qu’elle avait un tout autre dessous moral, un dessous moral qui en faisait une journée originale, qui venait s’ajouter à la variété de celles que j’avais connues jusque-là, journée que je n’eusse jamais pu imaginer--comme nous ne pourrions imaginer le repos d’un jour d’été si de tels jours n’existaient pas dans la série de ceux que nous avons vécus,--journée dont je ne pouvais pas dire absolument que je me la rappelais, car à ce calme s’ajoutait maintenant une souffrance que je n’avais pas ressentie alors. Mais bien plus tard, quand je traversai peu à peu, en sens inverse, les temps par lesquels j’avais passé avant d’aimer tant Albertine, quand mon cœur cicatrisé put se séparer sans souffrance d’Albertine morte, alors je pus me rappeler enfin sans souffrance ce jour où Albertine avait été faire des courses avec Françoise au lieu de rester au Trocadéro ; je me rappelai avec plaisir ce jour comme appartenant à une saison morale que je n’avais pas connue jusqu’alors ; je me le rappelai enfin exactement sans plus y ajouter de souffrance et au contraire comme on se rappelle certains jours d’été qu’on a trouvés trop chauds quand on les a vécus, et dont, après coup surtout, on extrait le titre sans alliage d’or fin et d’indestructible azur.

De sorte que ces quelques années n’imposaient pas seulement au souvenir d’Albertine, qui les rendait si douloureuses, la couleur successive, les modalités différentes de leurs saisons ou de leurs heures, des fins d’après-midi de juin aux soirs d’hiver, des clairs de lune sur la mer à l’aube en rentrant à la maison, de la neige de Paris aux feuilles mortes de Saint-Cloud, mais encore l’idée particulière que je me faisais successivement d’Albertine, de l’aspect physique sous lequel je me la représentais à chacun de ces moments, de la fréquence plus ou moins grande avec laquelle je la voyais cette saison-là, laquelle s’en trouvait comme plus dispersée ou plus compacte, des anxiétés qu’elle avait pu m’y causer par l’attente, du désir que j’avais à tel moment pour elle, d’espoirs formés, puis perdus ; tout cela modifiait le caractère de ma tristesse rétrospective tout autant que les impressions de lumière ou de parfums qui lui étaient associées, et complétait chacune des années solaires que j’avais vécues--et qui, rien qu’avec leurs printemps, leurs arbres, leurs brises, étaient déjà si tristes à cause du souvenir inséparable d’elle--en la doublant d’une sorte d’année sentimentale où les heures n’étaient pas définies par la position du soleil, mais par l’attente d’un rendez-vous ; où la longueur des jours, où les progrès de la température, étaient mesurés par l’essor de mes espérances, le progrès de notre intimité, la transformation progressive de son visage, les voyages qu’elle avait faits, la fréquence et le style des lettres qu’elle m’avait adressées pendant une absence, sa précipitation plus ou moins grande à me voir au retour. Et enfin, ces changements de temps, ces jours différents, s’ils me rendaient chacun une autre Albertine, ce n’était pas seulement par l’évocation des moments semblables. Mais l’on se rappelle que toujours, avant même que j’aimasse, chacune avait fait de moi un homme différent, ayant d’autres désirs parce qu’il avait d’autres perceptions et qui, de n’avoir rêvé que tempêtes et falaises la veille, si le jour indiscret du printemps avait glissé une odeur de roses dans la clôture mal jointe de son sommeil entrebâillé, s’éveillait en partance pour l’Italie. Même dans mon amour l’état changeant de mon atmosphère morale, la pression modifiée de mes croyances n’avaient-ils pas, tel jour, diminué la visibilité de mon propre amour, ne l’avaient-ils pas, tel jour, indéfiniment étendue, tel jour embellie jusqu’au sourire, tel jour contractée jusqu’à l’orage ? On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être. Mais ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs m’étant endormi sans presque plus regretter Albertine--on ne peut regretter que ce qu’on se rappelle--au réveil je trouvais toute une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma plus claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je pleurais ce que je voyais si bien et qui, la veille, n’était pour moi que néant. Puis, brusquement, le nom d’Albertine, sa mort avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute leur importance.

Comment m’avait-elle paru morte, quand maintenant pour penser à elle je n’avais à ma disposition que les mêmes images dont quand elle était vivante je revoyais l’une ou l’autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du Champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l’obscurité de la voiture, j’approchais du clair de lune pour la mieux voir et que j’essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite statuette dans la promenade vers l’île, calme figure grosse à gros grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date duquel je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l’avenir, vers un avenir devenu lui-même le passé,--nous y entraînant nous-même. Jamais je n’avais caressé l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d’ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l’amour des camps, la fraternité du voyage. Mais ce n’était plus possible, elle était morte. Jamais non plus, par peur de la dépraver, je n’avais fait semblant de comprendre, les soirs où elle semblait m’offrir des plaisirs que sans cela elle n’eût peut-être pas demandés à d’autres et qui excitaient maintenant en moi un désir furieux. Je ne les aurais pas éprouvés semblables auprès d’une autre, mais celle qui me les aurait donnés, je pouvais courir le monde sans la rencontrer puisque Albertine était morte. Il semblait que je dusse choisir entre deux faits, décider quel était le vrai, tant celui de la mort d’Albertine--venu pour moi d’une réalité que je n’avais pas connue : sa vie en Touraine--était en contradiction avec toutes mes pensées relatives à Albertine, mes désirs, mes regrets, mon attendrissement, ma fureur, ma jalousie. Une telle richesse de souvenirs empruntés au répertoire de sa vie, une telle profusion de sentiments évoquant, impliquant sa vie, semblaient rendre incroyable qu’Albertine fût morte. Une telle profusion de sentiments, car ma mémoire, en conservant ma tendresse, lui laissait toute sa variété. Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de moments, c’était aussi moi-même. Mon amour pour elle n’avait pas été simple : à la curiosité de l’inconnu s’était ajouté un désir sensuel, et à un sentiment d’une douceur presque familiale, tantôt l’indifférence, tantôt une fureur jalouse. Je n’étais pas un seul homme, mais le défilé heure par heure d’une armée compacte où il y avait, selon le moment, des passionnés, des indifférents, des jaloux--des jaloux dont pas un n’était jaloux de la même femme. Et sans doute ce serait de là qu’un jour viendrait la guérison que je ne souhaiterais pas. Dans une foule, ces éléments peuvent, un par un, sans qu’on s’en aperçoive, être remplacés par d’autres, que d’autres encore éliminent ou renforcent, si bien qu’à la fin un changement s’est accompli qui ne se pourrait concevoir si l’on était un. La complexité de mon amour, de ma personne, multipliait, diversifiait mes souffrances. Pourtant elles pouvaient se ranger toujours sous les deux groupes dont l’alternative avait fait toute la vie de mon amour pour Albertine, tour à tour livré à la confiance et au soupçon jaloux.

Si j’avais peine à penser qu’Albertine, si vivante en moi (portant comme je faisais le double harnais du présent et du passé), était morte, peut-être était-il aussi contradictoire que ce soupçon de fautes, dont Albertine, aujourd’hui dépouillée de la chair qui en avait joui, de l’âme qui avait pu les désirer, n’était plus capable, ni responsable, excitât en moi une telle souffrance, que j’aurais seulement bénie si j’avais pu y voir le gage de la réalité morale d’une personne matériellement inexistante, au lieu du reflet, destiné à s’éteindre lui-même, d’impressions qu’elle m’avait autrefois causées. Une femme qui ne pouvait plus éprouver de plaisirs avec d’autres n’aurait plus dû exciter ma jalousie, si seulement ma tendresse avait pu se mettre à jour. Mais c’est ce qui était impossible puisqu’elle ne pouvait trouver son objet, Albertine, que dans des souvenirs où celle-ci était vivante. Puisque, rien qu’en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d’une morte ; l’instant où elle les avait commises devenant l’instant actuel, non pas seulement pour Albertine, mais pour celui de mes « moi » subitement évoqué qui la contemplait. De sorte qu’aucun anachronisme ne pouvait jamais séparer le couple indissoluble où, à chaque coupable nouvelle, s’appariait aussitôt un jaloux lamentable et toujours contemporain. Je l’avais, les derniers mois, tenue enfermée dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine était libre, elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres. Jadis je songeais sans cesse à l’avenir incertain qui était déployé devant nous, j’essayais d’y lire. Et maintenant ce qui était en avant de moi, comme un double de l’avenir--aussi préoccupant qu’un avenir puisqu’il était aussi incertain, aussi difficile à déchiffrer, aussi mystérieux ; plus cruel encore parce que je n’avais pas comme pour l’avenir la possibilité ou l’illusion d’agir sur lui, et aussi parce qu’il se déroulait aussi loin que ma vie elle-même, sans que ma compagne fût là pour calmer les souffrances qu’il me causait,--ce n’était plus l’Avenir d’Albertine, c’était son Passé. Son Passé ? C’est mal dire puisque pour la jalousie il n’est ni passé ni avenir et que ce qu’elle imagine est toujours le présent.

Les changements de l’atmosphère en provoquent d’autres dans l’homme intérieur, réveillent des « moi » oubliés, contrarient l’assoupissement de l’habitude, redonnent de la force à tels souvenirs, à telles souffrances. Combien plus encore pour moi si ce temps nouveau qu’il faisait me rappelait celui par lequel Albertine, à Balbec, sous la pluie menaçante, par exemple, était allée faire, Dieu sait pourquoi, de grandes promenades, dans le maillot collant de son caoutchouc. Si elle avait vécu, sans doute aujourd’hui, par ce temps si semblable, partirait-elle faire en Touraine une excursion analogue. Puisqu’elle ne le pouvait plus, je n’aurais pas dû souffrir de cette idée ; mais, comme aux amputés, le moindre changement de temps renouvelait mes douleurs dans le membre qui n’existait plus.

Tout d’un coup c’était un souvenir que je n’avais, pas revu depuis bien longtemps--car il était resté dissous dans la fluide et invisible étendue de ma mémoire--qui se cristallisait. Ainsi il y avait plusieurs années, comme on parlait de son peignoir de douche, Albertine avait rougi. À cette époque-là je n’étais pas jaloux d’elle. Mais depuis, j’avais voulu lui demander si elle pouvait se rappeler cette conversation et me dire pourquoi elle avait rougi. Cela m’avait d’autant plus préoccupé qu’on m’avait dit que les deux jeunes filles amies de Léa allaient dans cet établissement balnéaire de l’hôtel et, disait-on, pas seulement pour prendre des douches. Mais, par peur de fâcher Albertine ou attendant une époque meilleure, j’avais toujours remis de lui en parler, puis je n’y avais plus pensé. Et tout d’un coup, quelque temps après la mort d’Albertine, j’aperçus ce souvenir, empreint de ce caractère à la fois irritant et solennel qu’ont les énigmes laissées à jamais insolubles par la mort du seul être qui eût pu les éclaircir. Ne pourrais-je pas du moins tâcher de savoir si Albertine n’avait jamais rien fait de mal dans cet établissement de douches ? En envoyant quelqu’un à Balbec j’y arriverais peut-être. Elle vivante, je n’eusse sans doute pu rien apprendre. Mais les langues se délient étrangement et racontent facilement une faute quand on n’a plus à craindre la rancune de la coupable. Comme la constitution de l’imagination, restée rudimentaire, simpliste (n’ayant pas passé par les innombrables transformations qui remédient aux modèles primitifs des inventions humaines, à peine reconnaissables, qu’il s’agisse de baromètre, de ballon, de téléphone, etc., dans leurs perfectionnements ultérieurs), ne nous permet de voir que fort peu de choses à la fois, le souvenir de l’établissement de douches occupait tout le champ de ma vision intérieure.

Parfois je me heurtais dans les rues obscures du sommeil à un de ces mauvais rêves, qui ne sont pas bien graves pour une première raison, c’est que la tristesse qu’ils engendrent ne se prolonge guère qu’une heure après le réveil, pareille à ces malaises que cause une manière d’endormir artificielle. Pour une autre raison aussi, c’est qu’on ne les rencontre que très rarement, à peine tous les deux ou trois ans. Encore reste-t-il incertain qu’on les ait déjà rencontrés et qu’ils n’aient pas plutôt cet aspect de ne pas être vus pour la première fois que projette sur eux une illusion, une subdivision (car dédoublement ne serait pas assez dire).

Sans doute, puisque j’avais des doutes sur la vie, sur la mort d’Albertine, j’aurais dû depuis bien longtemps me livrer à des enquêtes, mais la même fatigue, la même lâcheté qui m’avaient fait me soumettre à Albertine quand elle était là, m’empêchaient de rien entreprendre depuis que je ne la voyais plus. Et pourtant de la faiblesse traînée pendant des années un éclair d’énergie surgit parfois. Je me décidai à cette enquête, au moins toute naturelle. On eût dit qu’il n’y eût rien eu d’autre dans toute la vie d’Albertine. Je me demandais qui je pourrais bien envoyer tenter une enquête sur place, à Balbec. Aimé me parut bien choisi. Outre qu’il connaissait admirablement les lieux, il appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu’ils servent, indifférents à toute espèce de morale et dont--parce que, si nous les payons bien, dans leur obéissance à notre volonté ils suppriment tout ce qui l’entraverait d’une manière ou de l’autre, se montrant aussi incapables d’indiscrétion, de mollesse ou d’improbité que dépourvus de scrupules--nous disons : « Ce sont de braves gens. » En ceux-là nous pouvons avoir une confiance absolue. Quand Aimé fut parti, je pensai combien il eût mieux valu que ce qu’il allait essayer d’apprendre là-bas, je pusse le demander maintenant à Albertine elle-même. Et aussitôt l’idée de cette question que j’aurais voulu, qu’il me semblait que j’allais lui poser, ayant amené Albertine à mon côté--non grâce à un effort de résurrection mais comme par le hasard d’une de ces rencontres qui, comme cela se passe dans les photographies qui ne sont pas « posées », dans les instantanés, laissent toujours la personne plus vivante--en même temps que j’imaginais notre conversation j’en sentais l’impossibilité ; je venais d’aborder par une nouvelle face cette idée qu’Albertine était morte, Albertine qui m’inspirait cette tendresse qu’on a pour les absentes dont la vue ne vient pas rectifier l’image embellie, inspirant aussi la tristesse que cette absence fût éternelle et que la pauvre petite fût privée à jamais de la douceur de la vie. Et aussitôt, par un brusque déplacement, de la torture de la jalousie je passais au désespoir de la séparation.

Ce qui remplissait mon cœur maintenant était, au lieu de haineux soupçons, le souvenir attendri des heures de tendresse confiante passées avec la sœur que la mort m’avait réellement fait perdre, puisque mon chagrin se rapportait, non à ce qu’Albertine avait été pour moi, mais à ce que mon cœur désireux de participer aux émotions les plus générales de l’amour m’avait peu à peu persuadé qu’elle était ; alors je me rendais compte que cette vie qui m’avait tant ennuyé--du moins je le croyais--avait été au contraire délicieuse ; aux moindres moments passés à parler avec elle de choses même insignifiantes, je sentais maintenant qu’était ajoutée, amalgamée une volupté qui alors n’avait, il est vrai, pas été perçue par moi, mais qui était déjà cause que ces moments--là je les avais toujours si persévéramment recherchés à l’exclusion de tout le reste ; les moindres incidents que je me rappelais, un mouvement qu’elle avait fait en voiture auprès de moi, ou pour s’asseoir en face de moi dans sa chambre, propageaient dans mon âme un remous de douceur et de tristesse qui de proche en proche la gagnait tout entière.

Cette chambre où nous dînions ne m’avait jamais paru jolie, je disais seulement qu’elle l’était à Albertine pour que mon amie fût contente d’y vivre. Maintenant les rideaux, les sièges, les livres avaient cessé de m’être indifférents. L’art n’est pas seul à mettre du alarme et du mystère dans les choses les plus insignifiantes ; ce même pouvoir de les mettre en rapport intime avec nous est dévolu aussi à la douleur. Au moment même je n’avais prêté aucune attention à ce dîner que nous avions fait ensemble au retour du Bois, avant que j’allasse chez les Verdurin, et vers la beauté, la grave douceur duquel je tournais maintenant des yeux pleins de larmes. Une impression de l’amour est hors de proportion avec les autres impressions de la vie, mais ce n’est pas perdue au milieu d’elles qu’on peut s’en rendre compte. Ce n’est pas d’en bas, dans le tumulte de la rue et la cohue des maisons avoisinantes, c’est quand on s’est éloigné que des pentes d’un coteau voisin, à une distance où toute la ville a disparu, ou ne forme plus au ras de terre qu’un amas confus, qu’on peut, dans le recueillement de la solitude et du soir, évaluer, unique, persistante et pure, la hauteur d’une cathédrale. Je tâchais d’embrasser l’image d’Albertine à travers mes larmes en pensant à toutes les choses sérieuses et justes qu’elle avait dites ce soir-là.

Un matin je crus voir la forme oblongue d’une colline dans le brouillard, sentir la chaleur d’une tasse de chocolat, pendant que m’étreignait horriblement le cœur ce souvenir de l’après-midi où Albertine était venue me voir et où je l’avais embrassée pour la première fois : c’est que je venais d’entendre le hoquet du calorifère à eau qu’on venait de rallumer. Et je jetai avec colère une invitation que Françoise apporta de Mme Verdurin ; combien l’impression que j’avais eue, en allant dîner pour la première fois à la Raspelière, que la mort ne frappe pas tous les êtres au même âge s’imposait à moi avec plus de force maintenant qu’Albertine était morte, si jeune, et que Brichot continuait à dîner chez Mme Verdurin qui recevait toujours et recevrait peut-être pendant beaucoup d’années encore. Aussitôt ce nom de Brichot me rappela la fin de cette même soirée où il m’avait reconduit, où j’avais vu d’en bas la lumière de la lampe d’Albertine. J’y avais déjà repensé d’autres fois, mais je n’avais pas abordé le souvenir par le même côté. Alors, en pensant au vide que je trouverais maintenant en rentrant chez moi, que je ne verrais plus d’en bas la chambre d’Albertine d’où la lumière s’était éteinte à jamais, je compris combien ce soir où, en quittant Brichot, j’avais cru éprouver de l’ennui, du regret de ne pas pouvoir aller me promener et faire l’amour ailleurs, je compris combien je m’étais trompé, et que c’était seulement parce que le trésor dont les reflets venaient d’en haut jusqu’à moi, je m’en croyais la possession entièrement assurée, que j’avais négligé d’en calculer la valeur, ce qui faisait qu’il me paraissait forcément inférieur à des plaisirs, si petits qu’ils fussent, mais que, cherchant à les imaginer, j’évaluais. Je compris combien cette lumière qui me semblait venir d’une prison contenait pour moi de plénitude, de vie et de douceur, et qui n’était que la réalisation de ce qui m’avait un instant enivré, puis paru à jamais impossible : je comprenais que cette vie que j’avais menée à Paris dans un chez moi qui était son chez elle, c’était justement la réalisation de cette paix profonde que j’avais rêvée le soir où Albertine avait couché sous le même toit que moi, à Balbec. La conversation que j’avais eue avec Albertine en rentrant du Bois avant cette dernière soirée Verdurin, je ne me fusse pas consolé qu’elle n’eût pas eu lieu, cette conversation qui avait un peu mêlé Albertine à la vie de mon intelligence et en certaines parcelles nous avait faits identiques l’un à l’autre. Car sans doute son intelligence, sa gentillesse pour moi, si j’y revenais avec attendrissement, ce n’est pas qu’elles eussent été plus grandes que celles d’autres personnes que j’avais connues. Mme de Cambremer ne m’avait-elle pas dit à Balbec : « Comment ! vous pourriez passer vos journées avec Elstir qui est un homme de génie et vous les passez avec votre cousine !  » L’intelligence d’Albertine me plaisait parce que, par association, elle éveillait en moi ce que j’appelais sa douceur, comme nous appelons douceur d’un fruit une certaine sensation qui n’est que dans notre palais. Et de fait, quand je pensais à l’intelligence d’Albertine, mes lèvres s’avançaient instinctivement et goûtaient un souvenir dont j’aimais mieux que la réalité me fût extérieure et consistât dans la supériorité objective d’un être. Il reste certain que j’avais connu des personnes d’intelligence plus grande. Mais l’infini de l’amour, ou son égoïsme, fait que les êtres que nous aimons sont ceux dont la physionomie intellectuelle et morale est pour nous le moins objectivement définie, nous les retouchons sans cesse au gré de nos désirs et de nos craintes, nous ne les séparons pas de nous, ils ne sont qu’un lieu immense et vague où s’extériorisent nos tendresses. Nous n’avons pas de notre propre corps, où affluent perpétuellement tant de malaises et de plaisirs, une silhouette aussi nette que celle d’un arbre, ou d’une maison, ou d’un passant. Et ç’avait peut-être été mon tort de ne pas chercher davantage à connaître Albertine en elle-même. De même qu’au point de vue de son charme, je n’avais longtemps considéré que les positions différentes qu’elle occupait dans mon souvenir dans le plan des années, et que j’avais été surpris de voir qu’elle s’était spontanément enrichie de modifications qui ne tenaient pas qu’à la différence des perspectives, de même j’aurais dû chercher à comprendre son caractère comme celui d’une personne quelconque et peut-être, m’expliquant alors pourquoi elle s’obstinait à me cacher son secret, j’aurais évité de prolonger entre nous, avec cet acharnement étrange, ce conflit qui avait amené la mort d’Albertine. Et j’avais alors, avec une grande pitié d’elle, la honte de lui survivre. Il me semblait, en effet, dans les heures où je souffrais le moins, que je bénéficiais en quelque sorte de sa mort, car une femme est d’une plus grande utilité pour notre vie si elle y est, au lieu d’un élément de bonheur, un instrument de chagrin, et il n’y en a pas une seule dont la possession soit aussi précieuse que celle des vérités qu’elle nous découvre en nous faisant souffrir. Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner. J’avais rêvé d’être compris d’Albertine, de ne pas être méconnu par elle, croyant que c’était pour le grand bonheur d’être compris, de ne pas être méconnu, alors que tant d’autres eussent mieux pu le faire. On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. La compréhension des autres est indifférente et leur amour importun. Ma joie d’avoir possédé un peu de l’intelligence d’Albertine et de son cœur ne venait pas de leur valeur intrinsèque, mais de ce que cette possession était un degré de plus dans la possession totale d’Albertine, possession qui avait été mon but et ma chimère depuis le premier jour où je l’avais vue. Quand nous parlons de la « gentillesse » d’une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants quand ils disent : « Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines. » Ce qui expliqué, par ailleurs, que les hommes ne disent jamais d’une femme qui ne les trompe pas : « Elle est si gentille » et le disent si souvent d’une femme par qui ils sont trompés. Mme de Cambremer trouvait avec raison que le charme spirituel d’Elstir était plus grand. Mais nous ne pouvons pas juger de la même façon celui d’une personne qui est, comme toutes les autres, extérieure à nous, peinte à l’horizon de notre pensée, et celui d’une personne qui, par suite d’une erreur de localisation consécutive à certains accidents mais tenace, s’est logée dans notre propre corps au point que de nous demander rétrospectivement si elle n’a pas regardé une femme un certain jour dans le couloir d’un petit chemin de fer maritime nous fait éprouver les mêmes souffrances qu’un chirurgien qui chercherait une balle dans notre cœur. Un simple croissant, mais que nous mangeons, nous fait éprouver plus de plaisir que tous les ortolans, lapereaux et bartavelles qui furent servis à Louis XV, et la pointe de l’herbe qui à quelques centimètres frémit devant notre oeil, tandis que nous sommes couchés sur la montagne, peut nous cacher la vertigineuse aiguille d’un sommet si celui-ci est distant de plusieurs lieues.

D’ailleurs notre tort n’est pas de priser l’intelligence, la gentillesse d’une femme que nous aimons, si petites que soient celles-ci. Notre tort est de rester indifférent à la gentillesse, à l’intelligence des autres. Le mensonge ne recommence à nous causer l’indignation, et la bonté la reconnaissance qu’ils devraient toujours exciter en nous, que s’ils viennent d’une femme que nous aimons, et le désir physique a ce merveilleux pouvoir de rendre son prix à l’intelligence et dès bases solides à la vie morale. Jamais je ne retrouverais cette chose divine : un être avec qui je pusse causer de tout, à qui je pusse me confier. Me confier ? Mais d’autres êtres ne me montraient-ils pas plus de confiance qu’Albertine ? Avec d’autres n’avais-je pas des causeries plus étendues ? C’est que la confiance, la conversation, choses médiocres, qu’importe qu’elles soient plus ou moins imparfaites, si s’y mêle seulement l’amour, qui seul est divin. Je revoyais Albertine s’asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration.

Tous ces instants si doux que rien ne me rendrait jamais, je ne peux même pas dire que ce que me faisait éprouver leur perte fût du désespoir. Pour être désespéré, cette vie qui ne pourra plus être que malheureuse, il faut encore y tenir. J’étais désespéré à Balbec quand j’avais vu se lever le jour et que j’avais compris que plus un seul ne pourrait être heureux pour moi. J’étais resté aussi égoïste depuis lors, mais le « moi » auquel j’étais attaché maintenant, le « moi » qui constituait ces vives réserves que mettait en jeu l’instinct de conservation, ce « moi » n’était plus dans la vie ; quand je pensais à mes forces, à ma puissance vitale, à ce que j’avais de meilleur, je pensais à certain trésor que j’avais possédé (que j’avais été seul à posséder puisque les autres ne pouvaient connaître exactement le sentiment, caché en moi, qu’il m’avait inspiré) et que personne ne pouvait plus m’enlever puisque je ne le possédais plus.

Et, à vrai dire, je ne l’avais jamais possédé que parce que j’avais voulu me figurer que je le possédais. Je n’avais pas commis seulement l’imprudence, en regardant Albertine et en la logeant dans mon cœur, de la faire vivre au dedans de moi, ni cette autre imprudence de mêler un amour familial au plaisir des sens. J’avais voulu aussi me persuader que nos rapports étaient l’amour, que nous pratiquions mutuellement les rapports appelés amour, parce qu’elle me rendait docilement les baisers que je lui donnais, et, pour avoir pris l’habitude de le croire, je n’avais pas perdu seulement une femme que j’aimais mais une femme qui m’aimait, ma sœur, mon enfant, ma tendre maîtresse. Et, en somme, j’avais eu un bonheur et un malheur que Swann n’avait pas connus, car justement, tout le temps qu’il avait aimé Odette et en avait été si jaloux, il l’avait à peine vue, pouvant si difficilement, à certains jours où elle le décommandait au dernier moment, aller chez elle. Mais après il l’avait eue à lui, devenue sa femme, et jusqu’à ce qu’il mourût. Moi, au contraire, tandis que j’étais si jaloux d’Albertine, plus heureux que Swann je l’avais eue chez moi. J’avais réalisé en vérité ce que Swann avait rêvé si souvent et qu’il n’avait réalisé matériellement que quand cela lui était indifférent. Mais enfin Albertine, je ne l’avais pas gardée comme il avait gardé Odette. Elle s’était enfuie, elle était morte. Car jamais rien ne se répète exactement et les existences les plus analogues et que, grâce à la parenté des caractères et à la similitude des circonstances, on peut choisir pour les représenter comme symétriques l’une à l’autre restent en bien des points opposées.

En perdant la vie je n’aurais pas perdu grand’chose ; je n’aurais plus perdu qu’une forme vide, le cadre vide d’un chef-d’œuvre. Indifférent à ce que je pouvais désormais y faire entrer, mais heureux et fier de penser à ce qu’il avait contenu, je m’appuyais au souvenir de ces heures si douces, et ce soutien moral me communiquait un bien-être que l’approche même de la mort n’aurait pas rompu.

Comme elle accourait vite me voir, à Balbec, quand je la faisais chercher, se retardant seulement à verser de l’odeur dans ses cheveux pour me plaire ! Ces images de Balbec et de Paris, que j’aimais ainsi à revoir, c’étaient les pages encore si récentes, et si vite tournées, de sa courte vie. Tout cela, qui n’était pour moi que souvenir, avait été pour elle action, action précipitée, comme celle d’une tragédie, vers une mort rapide. Les êtres ont un développement en nous, mais un autre hors de nous (je l’avais bien senti dans ces soirs où je remarquais en Albertine un enrichissement de qualités qui ne tenait pas qu’à ma mémoire) et qui ne laissent pas d’avoir des réactions l’un sur l’autre. J’avais eu beau, en cherchant à connaître Albertine, puis à la posséder tout entière, n’obéir qu’au besoin de réduire par l’expérience à des éléments mesquinement semblables à ceux de notre « moi » le mystère de tout être, je ne l’avais pu sans influer à mon tour sur la vie d’Albertine. Peut-être ma fortune, les perspectives d’un brillant mariage l’avaient attirée ; ma jalousie l’avait retenue ; sa bonté, ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m’avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n’en avait pas moins eu sur la vie d’Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s’était évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n’eût pas possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte, à Balbec, qu’Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m’apaiser. Si bien que cette longue plainte de l’âme qui croit vivre enfermée en elle-même n’est un monologue qu’en apparence, puisque les échos de la réalité la font dévier et que telle vie est comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à quelque distance son « action » au roman purement réaliste d’une autre réalité, d’une autre existence, dont à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et changer la direction de l’essai psychologique. Comme l’engrenage avait été serré, comme l’évolution de notre amour avait été rapide et, malgré quelques retardements, interruptions et hésitations du début, comme dans certaines nouvelles de Balzac ou quelques ballades de Schumann, le dénouement précipité ! C’est dans le cours de cette dernière année, longue pour moi comme un siècle--tant Albertine avait changé de positions par rapport à ma pensée depuis Balbec jusqu’à son départ de Paris, et aussi, indépendamment de moi et souvent à mon insu, changé en elle-même--qu’il fallait placer toute cette bonne vie de tendresse qui avait si peu duré et qui pourtant m’apparaissait avec une plénitude, presque une immensité, à jamais impossible et pourtant qui m’était indispensable. Indispensable sans avoir peut-être été en soi et tout d’abord quelque chose de nécessaire, puisque je n’aurais pas connu Albertine si je n’avais pas lu dans un traité d’archéologie la description de l’église de Balbec ; si Swann, en me disant que cette église était presque persane, n’avait pas orienté mes désirs vers le normand byzantin ; si une société de palaces, en construisant à Balbec un hôtel hygiénique et confortable, n’avait pas décidé mes parents à exaucer mon souhait et à m’envoyer à Balbec. Certes, en ce Balbec depuis si longtemps désiré, je n’avais pas trouvé l’église persane que je rêvais ni les brouillards éternels. Le beau train d’une heure trente-cinq lui-même n’avait pas répondu à ce que je m’en figurais. Mais, en échange de ce que l’imagination laisse attendre et que nous nous donnons inutilement tant de peine pour essayer de découvrir, la vie nous donne quelque chose que nous étions bien loin d’imaginer. Qui m’eût dit à Combray, quand j’attendais le bonsoir de ma mère avec tant de tristesse, que ces anxiétés guériraient, puis renaîtraient un jour, non pour ma mère, mais pour une jeune fille qui ne serait d’abord, sur l’horizon de la mer, qu’une fleur que mes yeux seraient chaque jour sollicités de venir regarder, mais une fleur pensante et dans l’esprit de qui je souhaiterais si puérilement de tenir une grande place, que je souffrirais qu’elle ignorât que je connaissais Mme de Villeparisis. Oui, c’est le bonsoir, le baiser d’une telle étrangère pour lequel, au bout de quelques années, je devais souffrir autant qu’enfant quand ma mère ne devait pas venir me voir. Or cette Albertine si nécessaire, de l’amour de qui mon âme était maintenant presque uniquement composée, si Swann ne m’avait pas parlé de Balbec je ne l’aurais jamais connue. Sa vie eût peut-être été plus longue, la mienne aurait été dépourvue de ce qui en faisait maintenant le martyre. Et aussi il me semblait que, par ma tendresse uniquement égoïste, j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand’mère. Même plus tard, même l’ayant déjà connue à Balbec, j’aurais pu ne pas l’aimer comme je fis ensuite. Quand je renonçai à Gilberte et savais que je pourrais aimer un jour une autre femme, j’osais à peine avoir un doute si en tout cas pour le passé je n’eusse pu aimer que Gilberte. Or pour Albertine je n’avais même plus de doute, j’étais sûr que ç’aurait pu ne pas être elle que j’eusse aimée, que c’eût pu être une autre. Il eût suffi pour cela que Mlle de Stermaria, le soir où je devais dîner avec elle dans l’île du Bois, ne se fût pas décommandée. Il était encore temps alors, et c’eût été pour Mlle de Stermaria que se fût exercée cette activité de l’imagination qui nous fait extraire d’une femme une telle notion de l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée et nécessaire. Tout au plus, en me plaçant à un point de vue presque physiologique, pouvais-je dire que j’aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme, mais non pour toute autre femme. Car Albertine, grosse et brune, ne ressemblait pas à Gilberte, élancée et rousse, mais pourtant elles avaient la même étoffe de santé, et dans les mêmes joues sensuelles toutes les deux un regard dont on saisissait difficilement la signification. C’étaient de ces femmes que n’auraient pas regardées des hommes qui de leur côté auraient fait des folies pour d’autres qui « ne me disaient rien ». Je pouvais presque croire que la personnalité sensuelle et volontaire de Gilberte avait émigré dans le corps d’Albertine, un peu différent, il est vrai, mais présentant, maintenant que j’y réfléchissais après coup, des analogies profondes. Un homme a presque toujours la même manière de s’enrhumer, de tomber malade, c’est-à-dire qu’il lui faut pour cela un certain concours de circonstances ; il est naturel que quand il devient amoureux ce soit à propos d’un certain genre de femmes, genre d’ailleurs très étendu. Les deux premiers regards d’Albertine qui m’avaient fait rêver n’étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais presque croire que l’obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me tenter, incarnées cette fois dans le corps d’Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies. Pour Albertine, grâce à une vie toute différente ensemble et où n’avait pu se glisser, dans un bloc de pensées où une douloureuse préoccupation maintenait une cohésion permanente, aucune fissure de distraction et d’oubli, son corps vivant n’avait point, comme celui de Gilberte, cessé un jour d’être celui où je trouvais ce que je reconnaissais après coup être pour moi (et qui n’eût pas été pour d’autres) les attraits féminins. Mais elle était morte. Je l’oublierais. Qui sait si alors les mêmes qualités de sang riche, de rêverie inquiète ne reviendraient pas un jour jeter le trouble en moi, mais incarnées cette fois en quelle forme féminine, je ne pouvais le prévoir. À l’aide de Gilberte j’aurais pu aussi peu me figurer Albertine, et que je l’aimerais, que le souvenir de la sonate de Vinteuil ne m’eût permis de me figurer son septuor. Bien plus, même les premières fois où j’avais vu Albertine, j’avais pu croire que c’était d’autres que j’aimerais. D’ailleurs, elle eût même pu me paraître, si je l’avais connue une année plus tôt, aussi terne qu’un ciel gris où l’aurore n’est pas levée. Si j’avais changé à son égard, elle-même avait changé aussi, et la jeune fille qui était venue sur mon lit le jour où j’avais écrit à Mlle de Stermaria n’était plus la même que j’avais connue à Balbec, soit simple explosion de la femme qui apparaît au moment de la puberté, soit par suite de circonstances que je n’ai jamais pu connaître. En tout cas, même si celle que j’aimerais un jour devait dans une certaine mesure lui ressembler, c’est-à-dire si mon choix d’une femme n’était pas entièrement libre, cela faisait tout de même que, dirigé d’une façon peut-être nécessaire, il l’était sur quelque chose de plus vaste qu’un individu, sur un genre de femmes, et cela ôtait toute nécessité à mon amour pour Albertine. La femme dont nous avons le visage devant nous plus constamment que la lumière elle-même, puisque, même les yeux fermés, nous ne cessons pas un instant de chérir ses beaux yeux, son beau nez, d’arranger tous les moyens pour les revoir, cette femme unique, nous savons bien que c’eût été une autre qui l’eût été pour nous si nous avions été dans une autre ville que celle où nous l’avons rencontrée, si nous nous étions promenés dans d’autres quartiers, si nous avions fréquenté un autre salon. Unique, croyons-nous ? elle est innombrable. Et pourtant elle est compacte, indestructible devant nos yeux qui l’aiment, irremplaçable pendant très longtemps par une autre. C’est que cette femme n’a fait que susciter par des sortes d’appels magiques mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblés ; unis, effaçant toute cassure entre eux, c’est nous-même qui en lui donnant ses traits avons fourni toute la matière solide de la personne aimée. De là vient que, même si nous ne sommes qu’un entre mille pour elle et peut-être le dernier de tous, pour nous elle est la seule et celle vers qui tend toute notre vie. Certes même, j’avais bien senti que cet amour n’était pas nécessaire, non seulement parce qu’il eût pu se former avec Mlle de Stermaria, mais même sans cela, en le connaissant lui-même, en le retrouvant trop pareil à ce qu’il avait été pour d’autres, et aussi en le sentant plus vaste qu’Albertine, l’enveloppant, ne la connaissant pas, comme une marée autour d’un mince brisant. Mais peu à peu, à force de vivre avec Albertine, les chaînes que j’avais forgées moi-même, je ne pouvais plus m’en dégager ; l’habitude d’associer la personne d’Albertine au sentiment qu’elle n’avait pas inspiré me faisait pourtant croire qu’il était spécial à elle, comme l’habitude donne à la simple association d’idées entre deux phénomènes, à ce que prétend une certaine école philosophique, la force, la nécessité illusoires d’une loi de causalité. J’avais cru que mes relations, ma fortune, me dispenseraient de souffrir, et peut-être trop efficacement puisque cela me semblait me dispenser de sentir, d’aimer, d’imaginer ; j’enviais une pauvre fille de campagne à qui l’absence de relations, même de télégraphe, donne de longs mois de rêve après un chagrin qu’elle ne peut artificiellement endormir. Or je me rendais compte maintenant que si, pour Mme de Guermantes comblée de tout ce qui pouvait rendre infinie la distance entre elle et moi, j’avais vu cette distance brusquement supprimée par l’opinion que les avantages sociaux ne sont que matière inerte et transformable, d’une façon semblable, quoique inverse, mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n’avaient fait que reculer l’échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d’Albertine, sur laquelle aucune pression n’avait agi. Sans doute j’avais pu échanger des dépêches, des communications téléphoniques avec Saint-Loup, être en rapports constants avec le bureau de Tours, mais leur attente n’avait-elle pas été inutile, leur résultat nul ? Et les filles de la campagne, sans avantages sociaux, sans relations, ou les humains avant les perfectionnements de la civilisation ne souffrent-ils pas moins, parce qu’on désire moins, parce qu’on regrette moins ce qu’on a toujours su inaccessible et qui est resté à cause de cela comme irréel ? On désire plus la personne qui va se donner ; l’espérance anticipe la possession ; mais le regret aussi est un amplificateur du désir. Le refus de Mlle de Stermaria de venir dîner à l’île du Bois est ce qui avait empêché que ce fût elle que j’aimasse. Cela eût pu suffire aussi à me la faire aimer, si ensuite je l’avais revue à temps. Aussitôt que j’avais su qu’elle ne viendrait pas, envisageant l’hypothèse invraisemblable--et qui s’était réalisée--que peut-être quelqu’un était jaloux d’elle et l’éloignait des autres, que je ne la reverrais jamais, j’avais tant souffert que j’aurais tout donné pour la voir, et c’est une des plus grandes angoisses que j’eusse connues, que l’arrivée de Saint-Loup avait apaisée. Or à partir d’un certain âge nos amours, nos maîtresses sont filles de notre angoisse ; notre passé, et les lésions physiques où il s’est inscrit, déterminent notre avenir. Pour Albertine en particulier, qu’il ne fût pas nécessaire que ce fût elle que j’aimasse était, même sans ces amours voisines, inscrit dans l’histoire de mon amour pour elle, c’est-à-dire pour elle et ses amies. Car ce n’était même pas un amour comme celui pour Gilberte, mais créé par division entre plusieurs jeunes filles. Que ce fût à cause d’elle et parce qu’elles me paraissaient quelque chose d’analogue à elle que je me fusse plu avec ses amies, il était possible. Toujours est-il que pendant bien longtemps l’hésitation entre toutes fut possible, mon choix se promenant de l’une à l’autre, et quand je croyais préférer celle-ci, il suffisait que celle-là me laissât attendre, refusât de me voir pour que j’eusse pour elle un commencement d’amour. Bien des fois à cette époque lorsque Andrée devait venir me voir à Balbec, si, un peu avant la visite d’Andrée, Albertine me manquait de parole, mon cœur ne cessait plus de battre, je croyais ne jamais la revoir et c’était elle que j’aimais. Et quand Andrée venait, c’était sérieusement que je lui disais (comme je le lui dis à Paris après que j’eus appris qu’Albertine avait connu Mlle Vinteuil), ce qu’elle pouvait croire dit exprès, sans sincérité, ce qui aurait été dit en effet, et dans les mêmes termes, si j’avais été heureux la veille avec Albertine : « Hélas, si vous étiez venue plus tôt, maintenant j’en aime une autre. » Encore dans ce cas d’Andrée, remplacée par Albertine quand j’avais su que celle-ci avait connu Mlle Vinteuil, l’amour avait été alternatif et par conséquent, en somme, il n’y en avait eu qu’un à la fois. Mais il s’était produit tel cas auparavant où je m’étais à demi brouillé avec deux des jeunes filles. Celle qui ferait les premiers pas me rendrait le calme, c’est l’autre que j’aimerais si elle restait brouillée, ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas avec la première que je me lierais définitivement, car elle me consolerait--bien qu’inefficacement--de la dureté de la seconde, de la seconde que je finirais par oublier si elle ne revenait plus. Or il arrivait que, persuadé que l’une ou l’autre au moins allait revenir à moi, aucune des deux pendant quelque temps ne le faisait. Mon angoisse était donc double, et double mon amour, me réservant de cesser d’aimer celle qui reviendrait, mais souffrant jusque-là par toutes les deux. C’est le lot d’un certain âge, qui peut venir très tôt, qu’on soit rendu moins amoureux par un être que par un abandon où de cet être on finit par ne plus savoir qu’une chose, sa figure étant obscurcie, son âme inexistante, votre préférence toute récente et inexpliquée : c’est qu’on aurait besoin pour ne plus souffrir qu’il vous fît dire : « Me recevriez-vous ?  » Ma séparation d’avec Albertine, le jour où Françoise m’avait dit : « Mademoiselle Albertine est partie », était comme une allégorie de tant d’autres séparations. Car bien souvent pour que nous découvrions que nous sommes amoureux, peut-être même pour que nous le devenions, il faut qu’arrive le jour de la séparation. Dans ce cas, où c’est une attente vaine, un mot de refus qui fixe un choix, l’imagination fouettée par la souffrance va si vite dans son travail, fabrique avec une rapidité si folle un amour à peine commencé et qui restait informe, destiné à rester à l’état d’ébauche depuis des mois, que par instants l’intelligence, qui n’a pu rattraper le cœur, s’étonne, s’écrie : « Mais tu es fou, dans quelles pensées nouvelles vis-tu si douloureusement ? Tout cela n’est pas la vie réelle. » Et, en effet, à ce moment-là, si on n’était pas relancé par l’infidèle, de bonnes distractions qui nous calmeraient physiquement le cœur suffiraient pour faire avorter l’amour. En tout cas, si cette vie avec Albertine n’était pas, dans son essence, nécessaire, elle m’était devenue indispensable. J’avais tremblé quand j’avais aimé Mme de Guermantes parce que je me disais qu’avec ses trop grands moyens de séduction, non seulement de beauté mais de situation, de richesse, elle serait trop libre d’être à trop de gens, que j’aurais trop peu de prise sur elle. Albertine étant pauvre, obscure, devait être désireuse de m’épouser. Et pourtant je n’avais pu la posséder pour moi seul. Que ce soient les conditions sociales, les prévisions de la sagesse, en vérité, on n’a pas de prises sur la vie d’un autre être. Pourquoi ne m’avait-elle pas dit : « J’ai ces goûts » ? J’aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire. Dans un roman que j’avais lu il y avait une femme qu’aucune objurgation de l’homme qui l’aimait ne pouvait décider à parler. En le lisant j’avais trouvé cette situation absurde ; j’aurais, moi, me disais-je, forcé la femme à parler d’abord, ensuite nous nous serions entendus ; à quoi bon ces malheurs inutiles ? Mais je voyais maintenant que nous ne sommes pas libres de ne pas nous les forger et que nous avons beau connaître notre volonté, les autres êtres ne lui obéissent pas.

Et pourtant ces douloureuses, ces inéluctables vérités qui nous dominaient et pour lesquelles nous étions aveugles, vérité de nos sentiments, vérité de notre destin, combien de fois sans le savoir, sans le vouloir, nous les avions dites en des paroles, crues sans doute mensongères par nous mais auxquelles l’événement avait donné après coup leur valeur prophétique. Je me rappelais bien des mots que l’un et l’autre nous avions prononcés sans savoir alors la vérité qu’ils contenaient, même que nous avions dits en croyant nous jouer la comédie et dont la fausseté était bien mince, bien peu intéressante, toute confinée dans notre pitoyable insincérité, auprès de ce qu’ils contenaient à notre insu. Mensonges, erreurs en deçà de la réalité profonde que nous n’apercevions pas, vérité au delà, vérité de nos caractères dont les lois essentielles nous échappent et demandent le temps pour se révéler, vérité de nos destins aussi. J’avais cru mentir quand je lui avais dit, à Balbec : « Plus je vous verrai, plus je vous aimerai » (et pourtant c’était cette intimité de tous les instants qui, par le moyen de la jalousie, m’avait tant attaché à elle), « Je sais que je pourrais être utile à votre esprit » ; à Paris : « Tâchez d’être prudente. Pensez, s’il vous arrivait un accident je ne m’en consolerais pas », et elle : « Mais il peut m’arriver un accident » ; à Paris, le soir où j’avais fait semblant de vouloir la quitter : « Laissez-moi vous regarder encore puisque bientôt je ne vous verrai plus, et que ce sera pour jamais. » Et elle, quand ce même soir elle avait regardé autour d’elle : « Dire que je ne verrai plus cette chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison, je ne peux pas le croire, et pourtant c’est vrai. » Dans ses dernières lettres enfin, quand elle avait écrit--probablement en se disant « Je fais du chiqué » : --« Je vous laisse le meilleur de moi-même » (et n’était-ce pas en effet maintenant à la fidélité, aux forces, fragiles hélas aussi, de ma mémoire qu’étaient confiées son intelligence, sa bonté, sa beauté ? ) et « cet instant, deux fois crépusculaire puisque le jour tombait et que nous allions nous quitter, ne s’effacera de mon esprit que quand il sera envahi par la nuit complète », cette phrase écrite la veille du jour où, en effet, son esprit avait été envahi par la nuit complète et où peut-être bien, dans ces dernières lueurs si rapides mais que l’anxiété du moment divise jusqu’à l’infini, elle avait peut-être bien revu notre dernière promenade, et dans cet instant où tout nous abandonne et où on se crée une foi, comme les athées deviennent chrétiens sur le champ de bataille, elle avait peut-être appelé au secours l’ami si souvent maudit mais si respecté par elle, qui lui-même--car toutes les religions se ressemblent--avait la cruauté de souhaiter qu’elle eût eu aussi le temps de se reconnaître, de lui donner sa dernière pensée, de se confesser enfin à lui, de mourir en lui. Mais à quoi bon, puisque si même, alors, elle avait eu le temps de se reconnaître, nous n’avions compris l’un et l’autre où était notre bonheur, ce que nous aurions dû faire, que quand ce bonheur, que parce que ce bonheur n’était plus possible, que nous ne pouvions plus le réaliser. Tant que les choses sont possibles on les diffère, et elles ne peuvent prendre cette puissance d’attraits et cette apparente aisance de réalisation que quand, projetées dans le vide idéal de l’imagination, elles sont soustraites à la submersion alourdissante, enlaidissante du milieu vital. L’idée qu’on mourra est plus cruelle que mourir, mais moins que l’idée qu’un autre est mort ; que, redevenue plane après avoir englouti un être, s’étend, sans même un remous à cette place-là, une réalité d’où cet être est exclu, où n’existe plus aucun vouloir, aucune connaissance, et de laquelle il est aussi difficile de remonter à l’idée que cet être a vécu, qu’il est difficile, du souvenir encore tout récent de sa vie, de penser qu’il est assimilable aux images sans consistance, aux souvenirs laissés par les personnages d’un roman qu’on a lu.

Du moins j’étais heureux qu’avant de mourir elle m’eût écrit cette lettre, et surtout envoyé la dernière dépêche qui me prouvait qu’elle fût revenue si elle eût vécu. Il me semblait que c’était non seulement plus doux, mais plus beau ainsi, que l’événement eût été incomplet sans ce télégramme, eût eu moins figure d’art et de destin. En réalité il l’eût eu tout autant s’il eût été autre ; car tout événement est comme un moule d’une forme particulière, et, quel qu’il soit, il impose, à la série des faits qu’il est venu interrompre et semble en conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué. Je me répétais :

Pourquoi ne m’avait-elle pas dit : « J’ai ces goûts » ? J’aurais cédé, je lui aurais permis de les satisfaire, en ce moment je l’embrasserais encore. » Quelle tristesse d’avoir à me rappeler qu’elle m’avait ainsi menti en me jurant, trois jours avant de me quitter, qu’elle n’avait jamais eu avec l’amie de Mlle Vinteuil ces relations qu’au moment où Albertine me le jurait sa rougeur avait confessées. Pauvre petite, elle avait eu du moins l’honnêteté de ne pas vouloir jurer que le plaisir de revoir Mlle Vinteuil n’entrait pour rien dans son désir d’aller ce jour-là chez les Verdurin. Pourquoi n’était-elle pas allée jusqu’au bout de son aveu, et avait-elle inventé alors ce roman inimaginable ? Peut-être, du reste, était-ce un peu ma faute si elle n’avait jamais, malgré toutes mes prières qui venaient se briser à sa dénégation, voulu me dire : « J’ai ces goûts. » C’était peut-être un peu ma faute parce que à Balbec, le jour où après la visite de Mme de Cambremer j’avais eu ma première explication avec Albertine et où j’étais si loin de croire qu’elle pût avoir en tout cas autre chose qu’une amitié trop passionnée avec Andrée, j’avais exprimé avec trop de violence mon dégoût pour ce genre de mœurs, je les avais condamnées d’une façon trop catégorique. Je ne pouvais me rappeler si Albertine avait rougi quand j’avais naïvement proclamé mon horreur de cela, je ne pouvais me le rappeler, car ce n’est souvent que longtemps après que nous voudrions bien savoir quelle attitude eut une personne à un moment où nous n’y fîmes nullement attention et qui, plus tard, quand nous repensons à notre conversation, éclaircirait une difficulté poignante. Mais dans notre mémoire il y a une lacune, il n’y a pas trace de cela. Et bien souvent nous n’avons pas fait assez attention, au moment même, aux choses qui pouvaient déjà nous paraître importantes, nous n’avons pas bien entendu une phrase, nous n’avons pas noté un geste, ou bien nous les avons oubliés. Et quand plus tard, avides de découvrir une vérité, nous remontons de déduction en déduction, feuilletant notre mémoire comme un recueil de témoignages, quand nous arrivons à cette phrase, à ce geste, impossible de nous rappeler, nous recommençons vingt fois le même trajet, mais inutilement : le chemin ne va pas plus loin. Avait-elle rougi ? Je ne savais si elle avait rougi, mais elle n’avait pas pu ne pas entendre, et le souvenir de ces paroles l’avait plus tard arrêtée quand peut-être elle avait été sur le point de se confesser à moi. Et maintenant elle n’était plus nulle part, j’aurais pu parcourir la terre d’un pôle à l’autre sans rencontrer Albertine. La réalité, qui s’était refermée sur elle, était redevenue unie, avait effacé jusqu’à la trace de l’être qui avait coulé à fond. Elle n’était plus qu’un nom, comme cette Mme de Charlus dont disaient avec indifférence : « Elle était délicieuse » ceux qui l’avaient connue. Mais je ne pouvais pas concevoir plus d’un instant l’existence de cette réalité dont Albertine n’avait pas conscience, car en moi mon amie existait trop, en moi où tous les sentiments, toutes les pensées se rapportaient à sa vie. Peut-être, si elle l’avait su, eût-elle été touchée de voir que son ami ne l’oubliait pas, maintenant que sa vie à elle était finie, et elle eût été sensible à des choses qui auparavant l’eussent laissée indifférente. Mais comme on voudrait s’abstenir d’infidélités, si secrètes fussent-elles, tant on craint que celle qu’on aime ne s’en abstienne pas, j’étais effrayé de penser que, si les morts vivent quelque part, ma grand’mère connaissait aussi bien mon oubli qu’Albertine mon souvenir. Et tout compte fait, même pour une même morte, est-on sûr que la joie qu’on aurait d’apprendre qu’elle sait certaines choses balancerait l’effroi de penser qu’elle les sait toutes ? et, si sanglant que soit le sacrifice, ne renoncerions-nous pas quelquefois à garder après leur mort comme amis ceux que nous avons aimés de peur de les avoir aussi pour juges ?

Mes curiosités jalouses de ce qu’avait pu faire Albertine étaient infinies. J’achetai combien de femmes qui ne m’apprirent rien. Si ces curiosités étaient si vivaces, c’est que l’être ne meurt pas tout de suite pour nous, il reste baigné d’une espèce d’aura de vie qui n’a rien d’une immortalité véritable mais qui fait qu’il continue à occuper nos pensées de la même manière que quand il vivait. Il est comme en voyage. C’est une survie très païenne. Inversement, quand on a cessé d’aimer, les curiosités que l’être excite meurent avant que lui-même soit mort. Ainsi je n’eusse plus fait un pas pour savoir avec qui Gilberte se promenait un certain soir dans les Champs-Elysées. Or je sentais, bien que ces curiosités étaient absolument pareilles, sans valeur en elles-mêmes, sans possibilité de durer, mais je continuais à tout sacrifier à la cruelle satisfaction de ces curiosités passagères, bien que je susse d’avance que ma séparation forcée d’avec Albertine, du fait de sa mort, me conduirait à la même indifférence qu’avait fait ma séparation volontaire d’avec Gilberte.

Si elle avait pu savoir ce qui allait arriver, elle serait restée auprès de moi. Mais cela revenait à dire qu’une fois qu’elle se fût vue morte elle eût mieux aimé, auprès de moi, rester en vie. Par la contradiction même qu’elle impliquait, une telle supposition était absurde. Mais cela n’était pas inoffensif, car en imaginant combien Albertine, si elle pouvait savoir, si elle pouvait rétrospectivement comprendre, serait heureuse de revenir auprès de moi, je l’y voyais, je voulais l’embrasser ; et hélas c’était impossible, elle ne reviendrait jamais, elle était morte. Mon imagination la cherchait dans le ciel, par les soirs où nous l’avions regardé encore ensemble ; au delà de ce clair de lune qu’elle aimait, je tâchais de hisser jusqu’à elle ma tendresse pour qu’elle lui fût une consolation de ne plus vivre, et cet amour pour un être si lointain était comme une religion, mes pensées montaient vers elle comme des prières. Le désir est bien fort, il engendre la croyance, j’avais cru qu’Albertine ne partirait pas parce que je le désirais. Parce que je le désirais je crus qu’elle n’était pas morte ; je me mis à lire des livres sur les tables tournantes, je commençai à croire possible l’immortalité de l’âme. Mais elle ne me suffisait pas. Il fallait qu’après ma mort je la retrouvasse avec son corps, comme si l’éternité ressemblait à la vie. Que dis-je à la vie ! J’étais plus exigeant encore. J’aurais voulu ne pas être à tout jamais privé par la mort des plaisirs que pourtant elle n’est pas seule à nous ôter. Car sans elle ils auraient fini par s’émousser, ils avaient déjà commencé de l’être par l’action de l’habitude ancienne, des nouvelles curiosités. Puis, dans la vie, Albertine, même physiquement, eût peu à peu changé, jour par jour je me serais adapté à ce changement. Mais mon souvenir, n’évoquant d’elle que des moments, demandait de la revoir telle qu’elle n’aurait déjà plus été si elle avait vécu ; ce qu’il voulait c’était un miracle qui satisfît aux limites naturelles et arbitraires de la mémoire, qui ne peut sortir du passé. Avec la naïveté des théologiens antiques, je l’imaginais m’accordant les explications, non pas même qu’elle eût pu me donner mais, par une contradiction dernière, celles qu’elle m’avait toujours refusées pendant sa vie. Et ainsi, sa mort étant une espèce de rêve, mon amour lui semblerait un bonheur inespéré ; je ne retenais de la mort que la commodité et l’optimisme d’un dénouement qui simplifie, qui arrange tout. Quelquefois ce n’était pas si loin, ce n’était pas dans un autre monde que j’imaginais notre réunion. De même qu’autrefois, quand je ne connaissais Gilberte que pour jouer avec elle aux Champs-Elysées, le soir à la maison je me figurais que j’allais recevoir une lettre d’elle où elle m’avouerait son amour, qu’elle allait entrer, une même force de désir, ne s’embarrassant pas plus des lois physiques qui le contrariaient que, la première fois, au sujet de Gilberte--où, en somme, il n’avait pas eu tort puisqu’il avait eu le dernier mot--me faisait penser maintenant que j’allais recevoir un mot d’Albertine, m’apprenant qu’elle avait bien eu un accident de cheval, mais que pour des raisons romanesques (et comme, en somme, il est quelquefois arrivé pour des personnages qu’on a crus longtemps morts) elle n’avait pas voulu que j’apprisse qu’elle avait guéri et, maintenant repentante, demandait à venir vivre pour toujours avec moi. Et, me faisant très bien comprendre ce que peuvent être certaines folies douces de personnes qui par ailleurs semblent raisonnables, je sentais coexister en moi la certitude qu’elle était morte et l’espoir incessant de la voir entrer.

Je n’avais pas encore reçu de nouvelles d’Aimé qui pourtant devait être arrivé à Balbec. Sans doute mon enquête portait sur un point secondaire et bien arbitrairement choisi. Si la vie d’Albertine avait été vraiment coupable, elle avait dû contenir bien des choses autrement importantes, auxquelles le hasard ne m’avait pas permis de toucher, comme il l’avait fait pour cette conversation sur le peignoir grâce à la rougeur d’Albertine. C’était tout à fait arbitrairement que j’avais fait un sort à cette journée-là, que plusieurs années après je tâchais de reconstituer. Si Albertine avait aimé les femmes, il y avait des milliers d’autres journées de sa vie dont je ne connaissais pas l’emploi et qui pouvaient être aussi intéressantes pour moi à connaître ; j’aurais pu envoyer Aimé dans bien d’autres endroits de Balbec, dans bien d’autres villes que Balbec. Mais précisément ces journées-là, parce que je n’en savais pas l’emploi, elles ne se représentaient pas à mon imagination. Elles n’avaient pas d’existence. Les choses, les êtres ne commençaient à exister pour moi que quand ils prenaient dans mon imagination une existence individuelle. S’il y en avait des milliers d’autres pareils, ils devenaient pour moi représentatifs du reste. Si j’avais le désir depuis longtemps de savoir, en fait de soupçons à l’égard d’Albertine, ce qu’il en était pour la douche, c’est de la même manière que, en fait de désirs de femmes, et quoique je susse qu’il y avait un grand nombre de jeunes filles et de femmes de chambre qui pouvaient les valoir et dont le hasard aurait tout aussi bien pu me faire entendre parler, je voulais connaître--puisque c’étaient celles-là dont Saint-Loup m’avait parlé, celles-là qui existaient individuellement pour moi--la jeune fille qui allait dans les maisons de passe et la femme de chambre de Mme Putbus. Les difficultés que ma santé, mon indécision, ma « procrastination », comme disait Saint-Loup, mettaient à réaliser n’importe quoi, m’avaient fait remettre de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, l’éclaircissement de certains soupçons comme l’accomplissement de certains désirs. Mais je les gardais dans ma mémoire en me promettant de ne pas oublier d’en connaître la réalité, parce que seuls ils m’obsédaient (puisque les autres n’avaient pas de forme à mes yeux, n’existaient pas), et aussi parce que le hasard même qui les avait choisis au milieu de la réalité m’était un garant que c’était bien en eux, avec un peu de réalité, de la vie véritable, et convoitée, que j’entrerais en contact.

Et puis, sur un seul fait, s’il est certain, ne peut-on, comme le savant qui expérimente, dégager la vérité pour tous les ordres de faits semblables ? Un seul petit fait, s’il est bien choisi, ne suffit-il pas à l’expérimentateur pour décider d’une loi générale qui fera connaître la vérité sur des milliers de faits analogues ?

Albertine avait beau n’exister dans ma mémoire qu’à l’état où elle m’était successivement apparue au cours de la vie, c’est-à-dire subdivisée suivant une série de fractions de temps, ma pensée, rétablissant en elle l’unité, en refaisait un être, et c’est sur cet être que je voulais porter un jugement général, savoir si elle m’avait menti, si elle aimait les femmes, si c’était pour en fréquenter librement qu’elle m’avait quitté. Ce que dirait la doucheuse pourrait peut-être trancher à jamais mes doutes sur les mœurs d’Albertine.

Mes doutes ! Hélas, j’avais cru qu’il me serait indifférent, même agréable de ne plus voir Albertine, jusqu’à ce que son départ m’eût révélé mon erreur. De même sa mort m’avait appris combien je me trompais en croyant souhaiter quelquefois sa mort et supposer qu’elle serait ma délivrance. Ce fut de même que, quand je reçus la lettre d’Aimé, je compris que, si je n’avais pas jusque-là souffert trop cruellement de mes doutes sur la vertu d’Albertine, c’est qu’en réalité ce n’était nullement des doutes. Mon bonheur, ma vie avaient besoin qu’Albertine fût vertueuse, ils avaient posé une fois pour toutes qu’elle l’était. Muni de cette croyance préservatrice, je pouvais sans danger laisser mon esprit jouer tristement avec des suppositions auxquelles il donnait une forme mais n’ajoutait pas foi. Je me disais : « Elle aime peut-être les femmes », comme on dit : « Je peux mourir ce soir » ; on se le dit, mais on ne le croit pas, on fait des projets pour le lendemain. C’est ce qui explique que, me croyant, à tort, incertain si Albertine aimait ou non les femmes, et croyant par conséquent qu’un fait coupable à l’actif d’Albertine ne m’apporterait rien que je n’eusse souvent envisagé, j’aie pu éprouver devant les images, insignifiantes pour d’autres, que m’évoquait la lettre d’Aimé, une souffrance inattendue, la plus cruelle que j’eusse ressentie encore, et qui formait avec ces images, avec l’image hélas ! d’Albertine elle-même, une sorte de précipité comme on dit en chimie, où tout était indivisible et dont le texte de la lettre d’Aimé, que je sépare d’une façon toute conventionnelle, ne peut donner aucunement l’idée, puisque chacun des mots qui la composent était aussitôt transformé, coloré à jamais par la souffrance qu’il venait d’exciter.

« MONSIEUR,

Monsieur voudra bien me pardonner si je n’ai pas plus tôt écrit à Monsieur. La personne que Monsieur m’avait chargé de voir s’était absentée pour deux jours et, désireux de répondre à la confiance que Monsieur avait mise en moi, je ne voulais pas revenir les mains vides. Je viens de causer avec cette personne qui se rappelle très bien (Mlle A.). » Aimé, qui avait un certain commencement de culture, voulait mettre « Mlle A. » en italique et entre guillemets. Mais quand il voulait mettre des guillemets il traçait une parenthèse, et quand il voulait mettre quelque chose entre parenthèses il le mettait entre guillemets. C’est ainsi que Françoise disait que quelqu’un restait dans ma rue pour dire qu’il y demeurait, et qu’on pouvait demeurer deux minutes pour rester, les fautes des gens du peuple consistant seulement très souvent à interchanger--comme a fait d’ailleurs la langue française--des termes qui au cours des siècles ont pris réciproquement la place l’un de l’autre. « D’après elle la chose que supposait Monsieur est absolument certaine. D’abord c’était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu’elle, toujours habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait pour l’avoir vue souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu’elle connaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.) s’enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins 10 francs de pourboire à la personne avec qui j’ai causé. Comme m’a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n’avaient fait qu’enfiler des perles, elles ne m’auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu’elle, surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que (Mlle A.) avait l’habitude d’amener n’étaient pas de Balbec et devaient même souvent venir d’assez loin. Elles n’entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, en disant de laisser la porte de la cabine ouverte--qu’elle attendait une amie, et la personne avec qui j’ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n’a pu me donner d’autres détails ne se rappelant pas très bien, « ce qui est facile à comprendre après si longtemps ». Du reste, cette personne ne cherchait pas à savoir, parce qu’elle est très discrète et que c’était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a été très sincèrement touchée d’apprendre qu’elle était morte. Il est vrai que si jeune c’est un grand malheur pour elle et pour les siens. J’attends les ordres de Monsieur pour savoir si je peux quitter Balbec où je ne crois pas que j’apprendrai rien davantage. Je remercie encore Monsieur du petit voyage que Monsieur m’a ainsi procuré et qui m’a été très agréable d’autant plus que le temps est on ne peut plus favorable. La saison s’annonce bien pour cette année. On espère que Monsieur viendra faire cet été une petite apparition.

Je ne vois plus rien d’intéressant à dire à Monsieur », etc...

      *       *       *       *       *

Pour comprendre à quelle profondeur ces mots entraient en moi, il faut se rappeler que les questions que je me posais à l’égard d’Albertine n’étaient pas des questions accessoires, indifférentes, des questions de détail, les seules en réalité que nous nous posions à l’égard de tous les êtres qui ne sont pas nous, ce qui nous permet de cheminer, revêtus d’une pensée imperméable, au milieu de la souffrance, du mensonge, du vice ou de la mort. Non, pour Albertine, c’étaient des questions d’essence : En son fond qu’était-elle ? À quoi pensait-elle ? Qu’aimait-elle ? Me mentait-elle ? Ma vie avec elle avait-elle été aussi lamentable que celle de Swann avec Odette ? Aussi ce qu’atteignait la réponse d’Aimé, bien qu’elle ne fût pas une réponse générale, mais particulière--et justement à cause de cela--c’était bien Albertine, en moi, les profondeurs.

Enfin je voyais devant moi, dans cette arrivée d’Albertine à la douche par la petite rue avec la dame en gris, un fragment de ce passé qui ne me semblait pas moins mystérieux, moins effroyable que je ne le redoutais quand je l’imaginais enfermé dans le souvenir, dans le regard d’Albertine. Sans doute, tout autre que moi eût pu trouver insignifiants ces détails auxquels l’impossibilité où j’étais, maintenant qu’Albertine était morte, de les faire réfuter par elle conférait l’équivalent d’une sorte de probabilité. Il est même probable que pour Albertine, même s’ils avaient été vrais, ses propres fautes, si elle les avait avouées, que sa conscience les eût trouvées innocentes ou blâmables, que sa sensualité les eût trouvées délicieuses ou assez fades, eussent été dépourvues de cette inexprimable impression d’horreur dont je ne les séparais pas. Moi-même, à l’aide de mon amour des femmes et quoiqu’elles ne dussent pas avoir été pour Albertine la même chose, je pouvais un peu imaginer ce qu’elle éprouvait. Et certes c’était déjà un commencement de souffrance que de me la représenter désirant comme j’avais si souvent désiré, me mentant comme je lui avais si souvent menti, préoccupée par telle ou telle jeune fille, faisant des frais pour elle, comme moi pour Mlle le de Stermaria, pour tant d’autres ou pour les paysannes que je rencontrais dans la campagne. Oui, tous mes désirs m’aidaient à comprendre dans une certaine mesure les siens ; c’était déjà une grande souffrance où tous les désirs, plus ils avaient été vifs, étaient changés en tourments d’autant plus cruels ; comme si dans cette algèbre de la sensibilité ils reparaissaient avec le même coefficient mais avec le signe moins au lieu du signe plus. Pour Albertine, autant que je pouvais en juger par moi-même, ses fautes, quelque volonté qu’elle eût de me les cacher--ce qui me faisait supposer qu’elle se jugeait coupable ou avait peur de me chagriner--ses fautes, parce qu’elle les avait préparées à sa guise dans la claire lumière de l’imagination où se joue le désir, lui paraissaient tout de même des choses de même nature que le reste de la vie, des plaisirs pour elle qu’elle n’avait pas eu le courage de se refuser, des peines pour moi qu’elle avait cherché à éviter de me faire en me les cachant, mais des plaisirs et des peines qui pouvaient figurer au milieu des autres plaisirs et peines de la vie. Mais moi, c’est du dehors, sans que je fusse prévenu, sans que je pusse moi-même les élaborer, c’est de la lettre d’Aimé que m’étaient venues les images d’Albertine arrivant à la douche et préparant son pourboire.

Sans doute c’est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d’Albertine avec la femme en gris je lisais le rendez-vous qu’elles avaient pris, cette convention de venir faire l’amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l’organisation bien dissimulée de toute une double existence, c’est parce que ces images m’apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d’Albertine qu’elles m’avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. Mais aussitôt la douleur avait réagi sur elles : un fait objectif, tel qu’une image, est différent selon l’état intérieur avec lequel on l’aborde. Et la douleur est un aussi puissant modificateur de la réalité qu’est l’ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d’absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l’arrivée délibérée d’Albertine avec la dame en gris. Toutes ces images--échappées sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l’avais jamais conçue--ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c’était le fragment d’un autre monde, d’une planète inconnue et maudite, une vue de l’Enfer. L’Enfer c’était tout ce Balbec, tous ces pays avoisinants d’où, d’après la lettre d’Aimé, elle faisait venir souvent les filles plus jeunes qu’elle amenait à la douche. Ce mystère que j’avais jadis imaginé dans le pays de Balbec et qui s’y était dissipé quand j’y avais vécu, que j’avais ensuite espéré ressaisir en connaissant Albertine parce que, quand je la voyais passer sur la plage, quand j’étais assez fou pour désirer qu’elle ne fût pas vertueuse, je pensais qu’elle devait l’incarner, comme maintenant tout ce qui touchait à Balbec s’en imprégnait affreusement ! Les noms de ces stations, Toutainville, Evreville, Incarville, devenus si familiers, si tranquillisants, quand je les entendais le soir en revenant de chez les Verdurin, maintenant que je pensais qu’Albertine avait habité l’une, s’était promenée jusqu’à l’autre, avait pu souvent aller à bicyclette à la troisième, excitaient en moi une anxiété plus cruelle que la première fois, où je les voyais avec tant de trouble avant d’arriver à Balbec que je ne connaissais pas encore. C’est un de ces pouvoirs de la jalousie de nous découvrir combien la réalité des faits extérieurs et les sentiments de l’âme sont quelque chose d’inconnu qui prête à mille suppositions. Nous croyons savoir exactement ce que sont les choses et ce que pensent les gens, pour la simple raison que nous ne nous en soucions pas. Mais dès que nous avons le désir de savoir, comme a le jaloux, alors c’est un vertigineux kaléidoscope où nous ne distinguons plus rien. Albertine m’avait-elle trompé ? avec qui ? dans quelle maison ? quel jour ? celui où elle m’avait dit telle chose ? où je me rappelais que j’avais dans la journée dit ceci ou cela ? je n’en savais rien. Je ne savais pas davantage quels étaient ses sentiments pour moi, s’ils étaient inspirés par l’intérêt, par la tendresse. Et tout d’un coup je me rappelais tel incident insignifiant, par exemple qu’Albertine avait voulu aller à Saint-Martin le Vêtu, disant que ce nom l’intéressait, et peut-être simplement parce qu’elle avait fait la connaissance de quelque paysanne qui était là-bas. Mais ce n’était rien qu’Aimé m’eût appris tout cela par la doucheuse, puisque Albertine devait éternellement ignorer qu’il me l’avait appris, le besoin de savoir ayant toujours été surpassé, dans mon amour pour Albertine, par le besoin de lui montrer que je savais ; car cela faisait tomber entre nous la séparation d’illusions différentes, tout en n’ayant jamais eu pour résultat de me faire aimer d’elle davantage, au contraire. Or voici que, depuis qu’elle était morte, le second de ces besoins était amalgamé à l’effet du premier : je tâchais de me représenter l’entretien où je lui aurais fait part de ce que j’avais appris, aussi vivement que l’entretien où je lui aurais demandé ce que je ne savais pas ; c’est-à-dire la voir près de moi, l’entendre me répondant avec bonté, voir ses joues redevenir grosses, ses yeux perdre leur malice et prendre de la tristesse, c’est-à-dire l’aimer encore et oublier la fureur de ma jalousie dans le désespoir de mon isolement. Le douloureux mystère de cette impossibilité de jamais lui faire savoir ce que j’avais appris et d’établir nos rapports sur la vérité de ce que je venais seulement de découvrir (et que je n’avais peut-être pu découvrir que parce qu’elle était morte) substituait sa tristesse au mystère plus douloureux de sa conduite. Quoi ? Avoir tant désiré qu’Albertine sût que j’avais appris l’histoire de la salle de douches, Albertine qui n’était plus rien ! C’était là encore une des conséquences de cette impossibilité où nous sommes, quand nous avons à raisonner sur la mort, de nous représenter autre chose que la vie. Albertine n’était plus rien. Mais pour moi c’était la personne qui m’avait caché qu’elle eût des rendez-vous avec des femmes à Balbec, qui s’imaginait avoir réussi à me le faire ignorer. Quand nous raisonnons sur ce qui se passe après notre propre mort, n’est-ce pas encore nous vivant que par erreur nous projetons à ce moment-là ? Et est-il beaucoup plus ridicule, en somme, de regretter qu’une femme qui n’est plus rien ignore que nous ayons appris ce qu’elle faisait il y a six ans que de désirer que de nous-même, qui serons mort, le public parle encore avec ferveur dans un siècle ? S’il y a plus de fondement réel dans le second cas que dans le premier, les regrets de ma jalousie rétrospective n’en procédaient pas moins de la même erreur d’optique que chez les autres hommes le désir de la gloire posthume. Pourtant cette impression de ce qu’il y avait de solennellement définitif dans ma séparation d’avec Albertine, si elle s’était substituée un moment à l’idée de ses fautes, ne faisait qu’aggraver celles-ci en leur conférant un caractère irrémédiable.

Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais. Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire--comme il y a toujours toutes espèces de choses, les unes dangereuses, les autres salutaires dans ce fouillis où les souvenirs ne s’éclairent qu’un à un--je découvris, comme un ouvrier l’objet qui pourra servir à ce qu’il veut faire, une parole de ma grand’mère. Elle m’avait dit à propos d’une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C’est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d’un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu’avait dit la doucheuse à Aimé ? D’autant plus qu’en somme elle n’avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle le pourboire. J’avais bien entendu Françoise soutenir une fois que ma tante Léonie avait dit devant elle qu’elle avait « un million à manger par mois », ce qui était de la folie ; une autre fois qu’elle avait vu ma tante Léonie donner à Eulalie quatre billets de mille francs, alors qu’un billet de cinquante francs plié en quatre me paraissait déjà peu vraisemblable. Et ainsi je cherchais--et je réussis peu à peu--à me défaire de la douloureuse certitude que je m’étais donné tant de mal à acquérir, ballotté que j’étais toujours entre le désir de savoir, et la peur de souffrir. Alors ma tendresse put renaître, mais, aussitôt avec cette tendresse, une tristesse d’être séparé d’Albertine, durant laquelle j’étais peut-être encore plus malheureux qu’aux heures récentes où c’était par la jalousie que j’étais torturé. Mais cette dernière renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l’image soudain revue (et qui jusque-là ne m’avait jamais fait souffrir et me paraissait même une des plus inoffensives de ma mémoire) de la salle à manger de Balbec le soir, avec, de l’autre côté du vitrage, toute cette population entassée dans l’ombre comme devant le vitrage lumineux d’un aquarium, en faisant se frôler (je n’y avais jamais pensé) dans sa conglomération les pêcheurs et les filles du peuple contre les petites bourgeoises jalouses de ce luxe, nouveau à Balbec, ce luxe que sinon la fortune, du moins l’avarice et la tradition interdisaient à leurs parents, petites bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans doute levait là quelque fillette qu’elle rejoignait quelques minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine abandonnée, au pied de la falaise. Puis c’était ma tristesse qui renaissait, je venais d’entendre, comme une condamnation à l’exil, le bruit de l’ascenseur qui, au lieu de s’arrêter à mon étage, montait au-dessus. Pourtant la seule personne dont j’eusse pu souhaiter la visite ne viendrait plus jamais, elle était morte. Et malgré cela, quand l’ascenseur s’arrêtait à mon étage mon cœur battait, un instant je me disais : « Si tout de même cela n’était qu’un rêve ! C’est peut-être elle, elle va sonner, elle revient, Françoise va entrer me dire avec plus d’effroi que de colère--car elle est plus superstitieuse encore que vindicative et craindrait moins la vivante que ce qu’elle croira peut-être un revenant : --« Monsieur ne devinera jamais qui est là. » J’essayais de ne penser à rien, de prendre un journal. Mais la lecture m’était insupportable de ces articles écrits par des gens qui n’éprouvent pas de réelle douleur. D’une chanson insignifiante l’un disait : « C’est à pleurer » tandis que moi je l’aurais écoutée avec tant d’allégresse si Albertine avait vécu. Un autre, grand écrivain cependant ; parce qu’il avait été acclamé à sa descente d’un train disait qu’il avait reçu là des témoignages inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n’y aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que sans la fâcheuse politique la vie de Paris serait « tout à fait délicieuse », alors que je savais bien que, même sans politique, cette vie ne pouvait m’être qu’atroce et m’eût semblé délicieuse, même avec la politique, si j’eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur cynégétique disait (on était au mois de mai) : « Cette époque est vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car il n’y a rien, absolument rien à tirer », et le chroniqueur du « Salon » : « Devant cette manière d’organiser une exposition on se sent pris d’un immense découragement, d’une tristesse infinie... » Si la force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles les expressions de ceux qui n’avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs, en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la princesse de Guermantes, ou à l’amour, ou à l’absence, ou à l’infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j’eusse eu le temps de me détourner, l’image d’Albertine, et je me remettais à pleurer. D’ailleurs, d’habitude, ces journaux je ne pouvais même pas les lire, car le simple geste d’en ouvrir un me rappelait à la fois que j’en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu’elle ne vivait plus ; je les laissais retomber sans avoir la force de les déplier jusqu’au bout. Chaque impression évoquait une impression identique mais blessée parce qu’en avait été retranchée l’existence d’Albertine, de sorte que je n’avais jamais le courage de vivre jusqu’au bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa d’être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je souffrais tout d’un coup s’il me fallait, comme au temps où elle était là, entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m’asseoir près du pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d’une chaise ; et d’autres domaines plus immatériels, comme une nuit d’insomnie ou l’émoi que me donnait la première visite d’une femme qui m’avait plu. Malgré cela, le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma pensée se rappelait avoir lues excitaient souvent en moi une jalousie cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument valable en faveur de l’immoralité des femmes que de me rendre une impression ancienne liée à l’existence d’Albertine. Transporté alors dans un moment oublié dont l’habitude d’y penser n’avait pas pour moi émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors je me demandais s’il était certain que les révélations de la doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité serait d’envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs qu’une femme prend avec les femmes, si c’est pour n’être pas plus longtemps privée d’eux qu’elle m’avait quitté, elle avait dû, aussitôt libre, essayer de s’y livrer et y réussir, dans un pays qu’elle connaissait et où elle n’aurait pas choisi de se retirer si elle n’avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que la mort d’Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n’est pas à côté de nous. Ainsi l’on prend l’habitude d’avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s’il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n’est qu’un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand’chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l’émoi que me donnait un nom relié, de si loin que ce fût, à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l’emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d’Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l’objet était une morte. On dit quelquefois qu’il peut subsister quelque chose d’un être après sa mort si cet être était un artiste et mettait un peu de soin dans son œuvre. C’est peut-être de la même manière qu’une sorte de bouture prélevée sur un être, et greffée au cœur d’un autre, continue à y poursuivre sa vie, même quand l’être d’où elle avait été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d’une femme de chambre, d’un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Les gens n’avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d’une petite blanchisseuse de la ville qu’Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J’envoyai à Aimé l’argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu’il venait de me faire par sa lettre, et cependant je m’efforçais de le guérir en me disant que c’était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir vicieux quand je reçus un télégramme d’Aimé : « Ai appris les choses les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver. Lettre suit. » Le lendemain vint une lettre dont l’enveloppe suffit à me faire frémir ; j’avais reconnu qu’elle était d’Aimé, car chaque personne même la plus humble, a sous sa dépendance ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d’engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. « D’abord la petite blanchisseuse n’a rien voulu me dire, elle assurait que Mlle Albertine n’avait jamais fait que lui pincer le bras. Mais pour la faire parler je l’ai emmenée dîner, je l’ai fait boire. Alors elle m’a raconté que Mlle Albertine la rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner ; que Mlle Albertine, qui avait l’habitude de se lever de grand matin pour aller se baigner, avait l’habitude de la retrouver au bord de l’eau, à un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir, et d’ailleurs il n’y a personne qui peut vous voir à cette heure-là. Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait dur même sous les arbres, elles restaient dans l’herbe à se sécher, à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m’a avoué qu’elle aimait beaucoup à s’amuser avec ses petites amies, et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles jouaient à se pousser dans l’eau ; là elle ne m’a rien dit de plus, mais, tout dévoué à vos ordres et voulant faire n’importe quoi pour vous faire plaisir, j’ai emmené coucher avec moi la petite blanchisseuse. Elle m’a demandé si je voulais qu’elle me fît ce qu’elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de bain. Et elle m’a dit : « Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : (ah ! tu me mets aux anges) et elle était si énervée qu’elle ne pouvait s’empêcher de me mordre. » J’ai vu encore la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très habile. » J’avais bien souffert à Balbec quand Albertine m’avait dit son amitié pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d’Albertine, j’avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m’avait annoncé qu’elle n’était plus là, et que je m’étais trouvé seul, j’avais souffert davantage. Mais du moins l’Albertine que j’avais aimée restait dans mon cœur. Maintenant, à sa place--pour me punir d’avoir poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que j’avais supposé, la mort n’avait pas mis fin--ce que je trouvais c’était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les tromperies là où l’autre m’avait si doucement rassuré en me jurant n’avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l’ivresse de sa liberté reconquise, elle était partie goûter jusqu’à la pâmoison, jusqu’à mordre cette petite blanchisseuse qu’elle retrouvait au soleil levant, sur le bord de la Loire, et à qui elle disait : « Tu me mets aux anges. » Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous entendons le mot différent quand il s’agit des autres. Si les autres sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous atteignant pas profondément, et le pendule de l’intuition ne pouvant projeter hors de lui qu’une oscillation égale à celle qu’il a exécutée dans le sens intérieur, ce n’est que dans les régions superficielles d’eux-mêmes que nous situons ces différences. Autrefois, quand j’apprenais qu’une femme aimait les femmes, elle ne me paraissait pas pour cela une femme autre, d’une essence particulière. Mais s’il s’agit d’une femme qu’on aime, pour se débarrasser de la douleur qu’on éprouve à l’idée que cela peut être on cherche à savoir non seulement ce qu’elle a fait, mais ce qu’elle ressentait en le faisant, quelle idée elle avait de ce qu’elle faisait ; alors descendant de plus en plus, avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au mystère, à l’essence. Je souffrais jusqu’au fond de moi-même, jusque dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m’eût fait souffrir la peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient ; et ainsi c’est dans les profondeurs mêmes d’Albertine que je projetais maintenant tout ce que j’apprenais d’elle. Et la douleur qu’avait ainsi fait pénétrer en moi, à une telle profondeur, la réalité du vice d’Albertine me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal que j’avais fait à ma grand’mère, le mal que m’avait fait Albertine fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au souvenir, car, avec la conservation d’énergie que possède tout ce qui est physique, la souffrance n’a même pas besoin des leçons de la mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au clair de lune dans les bois souffre encore des rhumatismes qu’il y a pris. Ces goûts niés par elle et qu’elle avait, ces goûts dont la découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots : « Tu me mets aux anges », souffrance qui leur donnait une particularité qualitative, ces goûts ne s’ajoutaient pas seulement à l’image d’Albertine comme s’ajoute au bernard-l’ermite la coquille nouvelle qu’il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature. Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies : « Imaginez-vous, je ne l’aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c’en est une aussi », pour moi ce n’était pas seulement un vice d’abord insoupçonné d’elles qu’elles ajoutaient à la personne d’Albertine, mais la découverte qu’elle était une autre personne, une personne comme elles, parlant la même langue, ce qui, en la faisant compatriote d’autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce que j’avais eu d’elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n’était qu’un tout petit peu d’elle, et que le reste qui prenait tant d’extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec d’autres, elle me l’avait toujours caché, elle m’en avait tenu à l’écart, comme une femme qui m’eût caché qu’elle était d’un pays ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore qu’une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu’Albertine c’était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu’elle n’appartenait pas à l’humanité commune, mais à une race étrange qui s’y mêle, s’y cache et ne s’y fond jamais. J’avais justement vu deux peintures d’Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues. Dans l’une d’elles, l’une des jeunes filles lève le pied comme Albertine devait faire quand elle l’offrait à la blanchisseuse. De l’autre pied elle pousse à l’eau l’autre jeune fille qui gaiement résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l’eau bleue. Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même méandre de cou de cygne avec l’angle du genou, que faisait la chute de la cuisse d’Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit, et j’avais voulu souvent lui dire qu’elle me rappelait ces peintures. Mais je ne l’avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l’image de corps nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et de ses amies, recomposer le groupe que j’avais tant aimé quand j’étais assis au milieu des amies d’Albertine à Balbec. Et si j’avais été un amateur sensible à la seule beauté j’aurais reconnu qu’Albertine le recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de l’eau, dans leur double nudité de marbres féminins, au milieu d’une touffe de végétations et trempant dans l’eau comme des bas-reliefs nautiques. Me souvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’y a qu’un cygne et qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvre au téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tant qu’elle n’est pas dissociée d’un visage où l’on objective son expression. Dans cette étude, le plaisir, au lieu d’aller vers la face qui l’inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu’Albertine avait fait avec la blanchisseuse ne m’était plus signifié que par des abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien ; mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon cœur était brûlé sans pitié par un feu d’enfer, tandis que je voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait « Tu me mets aux anges. » Comme elle était vivante au moment où elle commettait ses fautes, c’est-à-dire au moment où moi-même je me trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j’aurais voulu qu’elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la marque de ma jalousie et, tout différent du regret déchirant des moments où je l’aimais, n’était que le regret de ne pas pouvoir lui dire : « Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après m’avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la Loire, tu lui disais : « Tu me mets aux anges », j’ai vu la morsure ». Sans doute je me disais : « Pourquoi me tourmenter ? Celle qui a eu du plaisir avec la blanchisseuse n’est plus rien, donc n’était pas une personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu’elle ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de son plaisir qui me ramenait au moment où elle l’avait éprouvé. Ce que nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé, dans l’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. Si mon regret qu’elle fût morte subissait dans ces moments-là l’influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière, cette influence s’étendait à mes rêves d’occultisme, d’immortalité qui n’étaient qu’un effort pour tâcher de réaliser ce que je désirais. Aussi, à ces moments-là, si j’avais pu réussir à l’évoquer en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que c’était possible, ou à la rencontrer dans l’autre vie comme le pensait l’abbé X., je ne l’aurais souhaité que pour lui répéter : « Je sais pour la blanchisseuse. Tu lui disais : tu me mets aux anges ; j’ai vu la morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l’habitude n’a pas encore substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce fractionnement d’Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses Albertines, qui devint son seul mode d’existence en moi. Des moments revinrent où elle n’avait été que bonne, ou intelligente, ou sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce fractionnement, n’était-il pas, au fond, juste qu’il me calmât ? Car s’il n’était pas en lui-même quelque chose de réel, s’il tenait à la forme successive des heures où elle m’était apparue, forme qui restait celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que chacun de nous n’est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui n’ont pas toutes la même valeur morale, et que, si Albertine vicieuse avait existé, cela n’empêchait pas qu’il y en eût eu d’autres, celle qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre ; celle qui, le soir où je lui avais dit qu’il fallait nous séparer, avait dit si tristement : « Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai jamais tout cela » et, quand elle avait vu l’émotion que mon mensonge avait fini par me communiquer, s’était écriée avec une pitié sincère : « Oh ! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c’est entendu, je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus seul ; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment que cette Albertine bonne était revenue, j’avais retrouvé la seule personne à qui je pusse demander l’antidote des souffrances qu’Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de l’histoire de la blanchisseuse, mais ce n’était plus en manière de cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme je l’aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai tendrement si l’histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura que non, qu’Aimé n’était pas très véridique et que, voulant paraître avoir bien gagné l’argent que je lui avais donné, il n’avait pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu’il avait voulu à la blanchisseuse. Sans doute Albertine n’avait cessé de me mentir. Pourtant, dans le flux et le reflux de ses contradictions je sentais qu’il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu’elle ne m’eût même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai, involontaires dans une phrase qui échappe) je n’en eusse pas juré. Je ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons d’appeler certaines choses que cela pouvait signifier cela ou non, mais le sentiment qu’elle avait eu de ma jalousie l’avait ensuite portée à rétracter avec horreur ce qu’elle avait d’abord complaisamment avoué. D’ailleurs, Albertine n’avait même pas besoin de me dire cela. Pour être persuadé de son innocence il me suffisait de l’embrasser, et je le pouvais maintenant qu’était tombée la cloison qui nous séparait, pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille s’élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les baisers. Non, elle n’avait besoin de rien me dire. Quoi qu’elle eût fait, quoi qu’elle eût voulu, la pauvre petite, il y avait des sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions nous unir. Si l’histoire était vraie, et si Albertine m’avait caché ses goûts, c’était pour ne pas me faire du chagrin. J’eus la douceur de l’entendre dire à cette Albertine-là. D’ailleurs en avais-je jamais connu une autre ? Les deux plus grandes causes d’erreur dans nos rapports avec un autre être sont : avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre être, l’aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit ; alors, dans les longues heures d’espérance ou de tristesse on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque cruelle réalité qu’on soit placé, ôter ce caractère bon, cette nature de femme nous aimant, à l’être qui a tel regard, telle épaule que nous ne pouvons, quand elle vieillit, ôter son premier visage à une personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J’évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C’était l’image d’une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j’eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi, de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai.

Les instants que j’avais vécus auprès de cette Albertine-là m’étaient si précieux que j’eusse voulu n’en avoir laissé échapper aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d’une fortune dissipée, j’en retrouvais qui avaient semblé perdus : en nouant un foulard derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à laquelle je n’avais jamais repensé et où, pour que l’air froid ne pût venir sur ma gorge, Albertine me l’avait arrangé de cette manière après m’avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes ayant appartenu à une morte chérie, que nous rapporte la vieille femme de chambre et qui ont tant de prix pour nous ; mon chagrin s’en trouvait enrichi, et d’autant plus que, ce foulard, je n’y avais jamais repensé.

Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu’il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle, d’autre part, si j’en avais mis trop, je ne l’aurais plus aimée ; elle me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l’était maintenant ma grand’mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité, qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N’en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle dans lequel j’étais resté sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d’Albertine le sentiment que j’avais eu pour elle, il était comme l’ombre de mon amour.

D’autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le reconnaissais plus ; je souhaitais d’avoir un grand amour, je voulais chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le signe que je n’aimais plus Albertine quand c’était celui que je l’aimais toujours ; car le besoin d’éprouver un grand amour n’était, tout autant que le désir d’embrasser les grosses joues d’Albertine, qu’une partie de mon regret. C’est quand je l’aurais oubliée que je pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le regret d’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en moi le besoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’une sœur, lequel n’était qu’une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des heures où j’étais décidé à me marier, tant le premier subissait une profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et, en revanche, plus tard mes souvenirs jaloux s’étant éteints, tout d’un coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et alors, pensant à mes amours pour d’autres femmes, je me disais qu’elle les aurait comprises, partagées--et son vice devenait comme une cause d’amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me souvenais plus d’Albertine, bien que ce fût d’elle alors que j’étais jaloux. Je croyais l’être d’Andrée à propos de qui on m’apprit à ce moment-là une aventure qu’elle avait. Mais Andrée n’était pour moi qu’un prête-nom, qu’un chemin de raccord, qu’une prise de courant qui me reliait indirectement à Albertine. C’est ainsi qu’en rêve on donne un autre visage, un autre nom, à une personne sur l’identité profonde de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi générale, les sentiments que m’avait laissés Albertine eurent plus de peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui, lorsqu’il avait commencé à ne plus aimer Odette, n’avait même plus pu recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant un passé qui n’était plus que l’histoire d’un autre ; mon « moi » en quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu’une étincelle y refaisait passer l’ancien courant, même quand depuis longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune image d’elle n’accompagnant les palpitations cruelles, les larmes qu’apportait à mes yeux un vent froid soufflant, comme à Balbec, sur les pommiers déjà roses, j’en arrivais à me demander si la renaissance de ma douleur n’était pas due à des causes toutes pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d’un souvenir et la dernière période d’un amour n’était pas plutôt le début d’une maladie de cœur.

Il y a, dans certaines affections, des accidents secondaires que le malade est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison qu’il n’avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la complication amenée--par les lettres d’Aimé relativement à l’établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un médecin de l’âme qui m’eût visité eût trouvé que, pour le reste, mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j’étais un homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une contradiction entre le souvenir vivant d’Albertine et la connaissance que j’avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte l’inverse de ce qu’elle était autrefois. L’idée qu’Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps, venait battre si furieusement en moi l’idée qu’elle était vivante, que j’étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l’arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu’y occupait récemment encore l’idée de sa vie. Sans que je m’en rendisse compte, c’était maintenant cette idée de la mort d’Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l’étonnement, ce n’était pas, comme les premiers jours, qu’Albertine si vivante en moi pût n’exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu’Albertine, qui n’existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se suivent l’un l’autre, le noir tunnel sous lequel ma pensée rêvassait depuis trop longtemps pour qu’elle prît même plus garde à lui s’interrompait brusquement d’un intervalle de soleil, laissant voir au loin un univers souriant et bleu où Albertine n’était plus qu’un souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me disais-je, qui est la vraie, ou bien l’être qui, dans l’obscurité où je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité ? Le personnage que j’avais été il y a si peu de temps encore et qui ne vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine viendrait lui dire bonsoir et l’embrasser, une sorte de multiplication de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n’étant plus qu’une faible partie, à demi dépouillée, de moi, et comme une fleur qui s’entr’ouvre j’éprouvais la fraîcheur rajeunissante d’une exfoliation. Au reste, ces brèves illuminations ne me faisaient peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine, comme il arrive pour toutes les idées trop constantes, qui ont besoin d’une opposition pour s’affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre de 1870, par exemple, disent que l’idée de la guerre avait fini par leur sembler naturelle, non parce qu’ils ne pensaient pas assez à la guerre mais parce qu’ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c’est un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque chose les arrachant à leur obsession permanente, qu’ils oubliassent un instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu’ils étaient quand on était en paix, jusqu’à ce que tout à coup sur le blanc momentané se détachât, enfin distincte, la réalité monstrueuse que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre chose qu’elle.

Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d’Albertine s’était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément, également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs de ses trahisons s’éloignant en même temps que ceux de sa douceur, l’oubli m’eût apporté de l’apaisement. Il n’en était pas ainsi. Comme sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j’étais assailli par la morsure de tel de mes soupçons quand déjà l’image de sa douce présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m’apporter son remède. Pour les trahisons j’en avais souffert, parce que, en quelque année lointaine qu’elles eussent eu lieu, pour moi elles n’étaient pas anciennes ; mais j’en souffris moins quand elles le devinrent, c’est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car l’éloignement d’une chose est proportionné plutôt à la puissance visuelle de la mémoire qui regarde, qu’à la distance réelle des jours écoulés, comme le souvenir d’un rêve de la dernière nuit, qui peut nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement qu’un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l’idée de la mort d’Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la sensation qu’elle était vivante, s’il ne les arrêtait pas, les contrecarrait cependant et empêchait qu’ils fussent réguliers. Et je me rends compte maintenant que, pendant cette période-là (sans doute à cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi et qui, à force d’effacer chez moi la souffrance de fautes qui me semblaient presque indifférentes parce que je savais qu’elle ne les commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d’innocence), j’eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi nouvelle que celle qu’Albertine était morte (jusque-là je partais toujours de l’idée qu’elle était vivante), avec une idée que j’aurais cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m’en aperçusse, formant peu à peu le fond de ma conscience, s’y substituait à l’idée qu’Albertine était innocente : c’était l’idée qu’elle était coupable. Quand je croyais douter d’elle, je croyais au contraire en elle ; de même je pris pour point de départ de mes autres idées la certitude--souvent démentie comme l’avait été l’idée contraire--la certitude de sa culpabilité tout en m’imaginant que je doutais encore. Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends compte qu’il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d’une souffrance qu’à condition de l’éprouver pleinement. En protégeant Albertine de tout contact, en me forgeant l’illusion qu’elle était innocente, aussi bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée qu’elle vivait, je ne faisais que retarder l’heure de la guérison, parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées de la culpabilité d’Albertine, l’habitude, quand elle s’exercerait, le ferait suivant les mêmes lois que j’avais déjà éprouvées au cours de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la signification et le charme d’une route bordée de fleurs aux grappes violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la présence d’Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d’autres, tout ce qu’ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette signification laissant en moi un simple mot qu’ils trouvaient assez grand pour vivre tout seul, comme quelqu’un qui vient mettre en train un serviteur le mettra au courant et après quelques semaines se retire, de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d’Albertine serait renvoyée hors de moi par l’habitude. D’ailleurs d’ici là, comme au cours d’une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette action de l’habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main forte. C’est parce que cette idée de culpabilité d’Albertine deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu’elle deviendrait moins douloureuse. Mais, d’autre part, parce qu’elle serait moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette culpabilité et qui n’étaient inspirées à mon intelligence que par mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et, chaque action précipitant l’autre, je passerais assez rapidement de la certitude de l’innocence d’Albertine à la certitude de sa culpabilité. Il fallait que je vécusse avec l’idée de la mort d’Albertine, avec l’idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles, c’est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier Albertine elle-même.

Je n’en étais pas encore là. Tantôt c’était ma mémoire rendue plus claire par une excitation intellectuelle--telle une lecture--qui renouvelait mon chagrin, d’autres fois c’était au contraire mon chagrin qui était soulevé, par exemple par l’angoisse d’un temps orageux qui portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre amour.

D’ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se produire après un intervalle d’indifférence semé d’autres curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m’étais bien plus soucié de Mme de Guermantes, d’Andrée, de Mlle de Stermaria ; il avait repris quand j’avais recommencé à la voir souvent. Or, même maintenant, des préoccupations différentes pouvaient réaliser une séparation--d’avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus indifférente. Et même plus tard, quand je l’aimai moins, cela resta pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent c’était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne pouvais plus me former aucune idée nette d’Albertine, qu’un nom venait par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se trouvaient m’arriver si rarement que j’en venais à rechercher moi-même les occasions d’un chagrin, d’une crise de jalousie, pour tâcher de me rattacher au passé, de mieux me souvenir d’elle. Comme le regret d’une femme n’est qu’un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui du vivant d’Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la douleur. Mais le plus souvent ces occasions--car une maladie, une guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus prévoyante avait supputé--naissaient à mon insu et me causaient des chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la souffrance qu’à leur demander un souvenir.

D’ailleurs un mot n’avait même pas besoin, comme Chaumont, de se rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms différents suffisait à ma mémoire--comme à un électricien qui se contente du moindre corps bon conducteur--pour rétablir le contact entre Albertine et mon cœur) pour qu’il réveillât ce soupçon, pour être le mot de passe, le magique sésame entr’ouvrant la porte d’un passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir, à la lettre on ne le possédait plus ; on avait été diminué de lui, on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté ; certaines phrases, par exemple, où il y avait le nom d’une rue, d’une route où Albertine avait pu se trouver suffisaient pour incarner une jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d’un corps, d’une demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation particulière. Souvent c’était tout simplement pendant mon sommeil que, par ces « reprises », ces « da capo » du rêve qui tournent d’un seul coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d’autres et qui redevenait présente. D’habitude, elle s’accompagnait de toute une mise en scène maladroite mais saisissante, qui, me faisant illusion, mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui désormais datait de cette nuit-là. D’ailleurs, dans l’histoire d’un amour et de ses luttes contre l’oubli, le rêve ne tient-il pas une place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition toutefois de ne pas la revoir ? Car, quoi qu’on dise, nous pouvons avoir parfaitement en rêve l’impression que ce qui se passe est réel. Cela ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d’éclairage intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs bien mis en scène me donnant l’illusion de la vie ; je croyais vraiment avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver ; mais alors je me sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s’était éteint--impossibilités qui étaient simplement, dans mon rêve, l’immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur--comme brusquement on voit dans la projection manquée d’une lanterne magique une grande ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages, et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l’opérateur. D’autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de nouveau me quitter sans que sa résolution parvînt à m’émouvoir. C’est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l’obscurité de mon sommeil un rayon avertisseur, et ce qui, logé en Albertine, ôtait à ses actes futurs, au départ qu’elle annonçait, toute importance, c’était l’idée qu’elle était morte. Souvent ce souvenir qu’Albertine était morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu’elle était vivante. Je causais avec elle ; pendant que je parlais ma grand’mère allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton était tombée en miettes, comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à cela rien d’extraordinaire. Je disais à Albertine que j’aurais des questions à lui poser relativement à l’établissement de douches de Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne pressait plus. Elle me promettait qu’elle ne faisait rien de mal et qu’elle avait seulement, la veille, embrassé sur les lèvres Mlle Vinteuil. « Comment ? elle est ici ? --Oui, il est même temps que je vous quitte, car je dois aller la voir tout à l’heure. » Et comme, depuis qu’Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil m’inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait qu’elle n’avait fait que l’embrasser, mais elle devait recommencer à mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l’heure elle ne se contenterait probablement pas d’embrasser Mlle Vinteuil. Sans doute, à un certain point de vue j’avais tort de m’en inquiéter ainsi, puisque, à ce qu’on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le dit, mais cela n’empêchait pas que ma grand’mère qui était morte continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j’étais réveillé, cette idée d’une morte qui continue à vivre aurait dû me devenir aussi impossible à comprendre qu’elle me l’est à expliquer. Mais je l’avais déjà formée tant de fois, au cours de ces périodes passagères de folie que sont nos rêves que j’avais fini par me familiariser avec elle ; la mémoire des rêves peut devenir durable s’ils se répètent assez souvent. Et longtemps après, mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu’Albertine m’avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et, en effet, elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c’était moi-même qui les avais prononcées.

Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je l’interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l’oubli des choses que j’avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d’un coup j’étais effrayé de penser qu’à l’être évoqué par la mémoire, à qui s’adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondît plus, que fussent détruites les différentes parties du visage auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd’hui anéantie, avait seule donné l’unité d’une personne. D’autres fois, sans que j’eusse rêvé, dès mon réveil je sentais que le vent avait tourné en moi ; il soufflait froid et continu d’une autre direction venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d’heures lointaines, des sifflements de départ que je n’entendais pas d’habitude. Un jour j’essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte que j’avais particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m’y plaisaient beaucoup, et bien vite repris par le charme du livre, je me mis à souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie ; mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré. « Mais alors, m’écriai-je avec désespoir, de ce que j’attache tant d’importance à ce qu’a pu faire Albertine je ne peux pas conclure que sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que je la retrouverai un jour pareille au ciel, si j’appelle de tant de vœux, attends avec tant d’impatience, accueille avec tant de larmes le succès d’une personne qui n’a jamais existé que dans l’imagination de Bergotte, que je n’ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à mon gré le visage !  » D’ailleurs, dans ce roman il y avait des jeunes filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées désertes où l’on se rencontre, cela me rappelait qu’on peut aimer clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi question d’un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu’il a aimée jeune, ne la reconnaît pas, s’ennuie auprès d’elle. Et cela me rappelait que l’amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si j’étais destiné à être séparé d’Albertine et à la retrouver avec indifférence dans mes vieux jours. Si j’apercevais une carte de France mes yeux effrayés s’arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de fois ensemble. Au milieu d’autres noms de villes ou de villages de France, noms qui n’étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours, par exemple, semblait composé différemment, non plus d’images immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient douloureux les battements. Et si cette force s’étendait jusqu’à certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même, pouvais-je m’étonner, qu’émanant d’une fille probablement pareille à toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de laquelle n’importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le résultat d’un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de désirs, d’habitudes, de tendresses, avec l’interférence requise de souffrances et de plaisirs alternés ? Et cela continuait après sa mort, la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu’elle avait envie d’aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avec son polo abaissé sur ses joues ; je retrouvais des possibilités de bonheur vers lesquelles je m’élançais me disant : « Nous aurions pu aller ensemble jusqu’à Incarville, jusqu’à Doncières. » Il n’y avait pas une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah ! quelle souffrance s’il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec, autour du cadre de cuivre duquel, comme autour d’un pivot immuable, d’une barre fixe, s’était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant successivement à lui de gaies conversations avec ma grand’mère, l’horreur de sa mort, les douces caresses d’Albertine, la découverte de son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu’Albertine n’entrerait jamais plus ! N’était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme cet unique décor de maison des théâtres de province, où l’on joue depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin dans mon passé ? Le fait que cette seule partie restât toujours la même, ses murs, ses bibliothèques, sa glace, au cours de nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que, dans le total, c’était le reste, c’était moi-même qui avais changé, et me donnait ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l’amour, de la mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu’on s’aperçoit avec une douloureuse fierté qu’ils ont fait corps au cours des années avec notre propre vie.

J’essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m’en était odieuse, et de plus elle n’était pas inoffensive. En effet, en nous de chaque idée, comme d’un carrefour dans une forêt, partent tant de routes différentes, qu’au moment où je m’y attendais le moins je me trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré, le Secret, m’avait mené au « secret du Roi » du duc de Broglie, le nom de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot de Vendredi-Saint m’avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l’étymologie de ce mot qui paraît l’équivalent de Calvus mons, Chaumont. Mais, par quelque chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j’étais frappé d’un choc si cruel que dès lors je ne pensais plus qu’à me garer contre la douleur. Quelques instants après le choc, l’intelligence qui, comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite m’en apportait la raison--Chaumont m’avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme Bontemps m’avait dit qu’Andrée allait souvent avec Albertine, tandis qu’Albertine m’avait dit n’avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À partir d’un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les uns avec les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu’on lit n’a presque plus d’importance. On a mis de soi-même partout, tout est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d’aussi précieuses découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un savon.

Sans doute, un fait comme celui des Buttes-Chaumont, qui à l’époque m’avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins grave, moins décisif que l’histoire de la doucheuse ou de la blanchisseuse. Mais d’abord un souvenir qui vient fortuitement à nous trouve en nous une puissance intacte d’imaginer, c’est-à-dire, dans ce cas, de souffrir, que nous avons usée en partie, quand c’est nous au contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la blanchisseuse), toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire, comme ces meubles placés dans la pénombre d’une galerie et auxquels, sans les distinguer, on évite pourtant de se cogner, je m’étais habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n’avais pensé aux Buttes-Chaumont, ou, par exemple, au regard d’Albertine dans la glace du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d’Albertine le soir où je l’avais tant attendue après la soirée Guermantes, à toutes ces parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j’aurais voulu connaître pour qu’elles pussent s’assimiler, s’annexer à lui, y rejoindre les souvenirs plus doux qu’y formait une Albertine intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de l’habitude (l’habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre vie nous cache à peu près tout l’univers, et, dans une nuit profonde, sous leur étiquette inchangée ; substitue aux poisons les plus dangereux ou les plus enivrants de la vie quelque chose d’anodin qui ne procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier jour, avec cette fraîche et perçante nouveauté d’une saison reparaissante, d’un changement dans la routine de nos heures, qui, dans le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs. Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous comme, dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un exemplaire que sans doute personne n’ira jamais demander. Pourtant que ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes, remonte à la surface et s’étende en nous qu’il couvre tout entier, alors, pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d’alors, et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et qui nous angoissaient tant alors. Notre « moi » est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n’est pas immuable comme la stratification d’une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant l’arrivée d’Albertine. Qu’avait-elle fait cette nuit-là ? M’avait-elle trompé ? Avec qui ? Les révélations d’Aimé, même si je les acceptais, ne diminuaient en rien pour moi l’intérêt anxieux, désolé, de cette question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier auquel les solutions des autres ne pouvaient pas s’appliquer. Mais je n’aurais pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette nuit-là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois, à Balbec, Françoise était allée la chercher, m’avait dit l’avoir trouvée penchée à sa fenêtre, l’air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu’un. Mettons que j’apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel était l’état d’esprit dans lequel Albertine l’attendait, cet état d’esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur ? Ce goût, quelle importance avait-il pour Albertine ? quelle place tenait-il dans ses préoccupations ? Hélas, en me rappelant mes propres agitations chaque fois que j’avais remarqué une jeune fille qui me plaisait, quelquefois seulement quand j’avais entendu parler d’elle sans l’avoir vue, mon souci de me faire beau, d’être avantagé, mes sueurs froides, je n’avais pour me torturer qu’à imaginer ce même voluptueux émoi chez Albertine. Et déjà c’était assez pour me torturer, pour me dire qu’à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son cœur attiré vers d’autres êtres, se détacher du mien, s’incarner ailleurs. Mais l’importance même que ce désir devait avoir pour elle et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le qualifiait quand elle s’en parlait à elle-même. Dans la souffrance physique au moins nous n’avons pas à choisir nous-même notre douleur. La maladie la détermine et nous l’impose. Mais dans la jalousie il nous faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir convenir. Et quelle difficulté plus grande quand il s’agit d’une souffrance comme de sentir celle qu’on aimait éprouvant du plaisir avec des êtres différents de nous, qui lui donnent des sensations que nous ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins, par leur configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre chose que nous. Ah ! qu’Albertine n’avait-elle aimé Saint-Loup ! comme il me semble que j’eusse moins souffert ! Certes nous ignorons la sensibilité particulière de chaque être, mais d’habitude nous ne savons même pas que nous l’ignorons, car cette sensibilité des autres nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou mon bonheur eût dépendu de ce qu’était cette sensibilité ; je savais bien qu’elle m’était inconnue, et qu’elle me fût inconnue m’était déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait Albertine, une fois j’eus l’illusion de les voir quand, quelque temps après la mort d’Albertine, Andrée vint chez moi.

Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c’était sans doute ce qu’Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi de ce qu’elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu’elle voyait par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si précipitamment revenir de Balbec.

Comme une sombre fleur inconnue qui m’était par delà le tombeau rapportée des profondeurs d’un être où je n’avais pas su la découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d’une relique inestimable, voir devant moi le désir incarné d’Albertine qu’Andrée était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu’elle ne lui manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait avoir pris aisément son parti d’une séparation définitive, que je n’eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant j’aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d’Andrée. Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement, mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée m’abandonnait Albertine, mais morte et ayant perdu pour moi non seulement sa vie mais, rétrospectivement, un peu de sa réalité, puisque je voyais qu’elle n’était pas indispensable, unique pour Andrée qui avait pu la remplacer par d’autres.

Du vivant d’Albertine, je n’eusse pas osé demander à Andrée des confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l’amie de Mlle Vinteuil, n’étant pas certain, sur la fin, qu’Andrée ne répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel interrogatoire, même s’il devait être sans résultat, serait au moins sans danger. Je parlai à Andrée, non sur un ton interrogatif mais comme si je l’avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût qu’elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en souriant. De cet aveu je pouvais tirer de cruelles conséquences ; d’abord parce qu’Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des jeunes gens à Balbec, n’aurait donné lieu pour personne à la supposition d’habitudes qu’elle ne niait nullement, de sorte que, par voie d’analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle je pouvais penser qu’Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout autre qu’à moi, qu’elle sentait jaloux. Mais, d’autre part, Andrée ayant été la meilleure amie d’Albertine, et celle pour laquelle celle-ci était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu’Andrée avait ces goûts, la conclusion qui devait s’imposer à mon esprit était qu’Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations ensemble. Certes, comme en présence d’une personne étrangère on n’ose pas toujours prendre connaissance du présent qu’elle vous remet et dont on ne défera l’enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant qu’Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la douleur qu’elle m’apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par bonne éducation je feignais de ne pas m’apercevoir, parlant au contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j’avais pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs. Il me fut particulièrement pénible d’entendre Andrée me dire en parlant d’Albertine : « Ah ! oui, elle aimait bien qu’on allât se promener dans la vallée de Chevreuse. » À l’univers vague et inexistant où se passaient les promenades d’Albertine et d’Andrée, il me semblait que celle-ci venait, par une création postérieure et diabolique, d’ajouter une vallée maudite. Je sentais qu’Andrée allait me dire tout ce qu’elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me montrer de plus en plus affectueux, tandis que l’espace que j’avais pu concéder encore à l’innocence d’Albertine se rétrécissait de plus en plus, il me semblait m’apercevoir que, malgré mes efforts, je gardais l’aspect figé d’un animal autour duquel un cercle progressivement resserré est lentement décrit par l’oiseau fascinateur, qui ne se presse pas parce qu’il est sûr d’atteindre quand il le voudra la victime qui ne lui échappera, plus. Je la regardais pourtant, et avec ce qui reste d’enjouement, de naturel et d’assurance aux personnes qui veulent faire semblant de ne pas craindre qu’on les hypnotise en les fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente : « Je ne vous en avais jamais parlé de peur de vous fâcher, mais, maintenant qu’il nous est doux de parler d’elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine. D’ailleurs, cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà : Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c’eût été une grande curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop devant moi, faire cela avec celles des amies d’Albertine qui avaient ces goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d’Albertine, pour savoir. « Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu’aucune de celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du monstre qui m’attirait, je répondis : « Comment ! vous n’allez pas me faire croire que de toute votre bande il n’y avait qu’Albertine avec qui vous fissiez cela ! --Mais je ne l’ai jamais fait avec Albertine.--Voyons, ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins trois ans ; je n’y trouve rien de mal, au contraire. Justement, à propos du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme Verdurin, vous vous souvenez peut-être... » Avant que j’eusse terminé ma phrase, je vis dans les yeux d’Andrée, qu’il faisait pointus comme ces pierres qu’à cause de cela les joailliers ont de la peine à employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu’une pièce soit commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce regard inquiet disparut, tout était rentré dans l’ordre, mais je sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu’arrangé facticement pour moi. À ce moment je m’aperçus dans la glace ; je fus frappé d’une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n’avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n’eusse eu, qu’une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète. C’était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine qu’Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux, de revenir à Paris. « Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n’est pas vrai pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je vous jure que je n’ai jamais rien fait avec Albertine, et j’ai la conviction qu’elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé », dit-elle d’un air interrogateur et méfiant. « Enfin soit, puisque vous ne voulez pas me le dire », répondis-je. Je préférais avoir l’air de ne pas vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont. « J’ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un endroit qui a quelque chose de particulièrement mal ?  » Je lui demandai si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui, à une certaine époque, avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara, qu’après une infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un service était la seule chose qu’elle refuserait toujours de faire pour moi. « Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous ai dit d’elle, inutile de m’en faire une ennemie. Elle sait ce que je pense d’elle, mais j’ai toujours mieux aimé éviter avec elle les brouilles violentes qui n’amènent que des raccommodements. Et puis elle est dangereuse. Mais vous comprenez que, quand on a lu la lettre que j’ai eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peut effacer le souvenir de cela. » En somme, si Andrée ayant ces goûts au point de ne s’en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée n’avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait toujours ignoré qu’Albertine eût de tels goûts, c’est qu’Albertine ne les avait pas, et n’avait eu avec personne les relations que plus qu’avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée fut partie, je m’aperçus que son affirmation si nette m’avait apporté du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu’Albertine lui avait sans doute, pendant sa vie, demandé de nier.

Les romanciers prétendent souvent, dans une introduction, qu’en voyageant dans un pays ils ont rencontré quelqu’un qui leur a raconté la vie d’une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et le récit qu’il leur fait, c’est précisément leur roman. Ainsi la vie de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de Padoue. Combien nous voudrions, quand nous aimons, c’est-à-dire quand l’existence d’une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un tel narrateur informé ! Et certes il existe. Nous-même, ne racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou telle femme à un de nos amis, ou à un étranger, qui ne connaissaient rien de ses amours et nous écoutent avec curiosité ? L’homme que j’étais quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann, cet être-là existait qui eût pu me parler d’Albertine, cet être-là existe toujours... mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait que, si j’avais pu trouver des femmes qui l’eussent connue, j’eusse appris tout ce que j’ignorais. Pourtant, à des étrangers il eût dû sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée ? C’est ainsi que l’on croit que l’ami d’un ministre doit savoir la vérité sur certaines affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul, à l’user, l’ami a appris que, chaque fois qu’il parlait politique au ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au plus ce qu’il y avait dans les journaux, ou que, s’il a eu quelque ennui, ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois à un « ce n’est pas en mon pouvoir » sur lequel l’ami est lui même sans pouvoir. Je me disais : « Si j’avais pu connaître tels témoins !  » desquels, si je les avais connus, je n’aurais probablement pas pu obtenir plus que d’Andrée, dépositaire elle-même d’un secret qu’elle ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il ne fut plus jaloux, cessa d’être curieux de ce qu’Odette avait pu faire avec Forcheville, même, après ma jalousie passée, connaître la blanchisseuse d’Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le désir vient toujours d’un prestige préalable, comme il était advenu pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent, dans ces quartiers où avait autrefois vécu Albertine, les femmes de son milieu que je recherchai et dont seules j’eusse pu désirer la présence. Même sans rien pouvoir en apprendre, c’étaient les seules femmes vers lesquelles je me sentais attiré, étant celles qu’Albertine avait connues ou qu’elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le prestige de lui ressembler ou d’être de celles qui lui eussent plu. Me rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un sentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard, quand mon chagrin s’apaisa, se mua en une curiosité non exempte de charme. Et parmi ces dernières, surtout les filles du peuple, à cause de cette vie si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur. Sans doute, c’est seulement par la pensée qu’on possède des choses, et on ne possède pas un tableau parce qu’on l’a dans sa salle à manger si on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu’on y réside sans même le regarder. Mais enfin j’avais autrefois l’illusion de ressaisir Balbec quand, à Paris, Albertine venait me voir et que je la tenais dans mes bras. De même je prenais un contact, bien étroit et furtif d’ailleurs, avec la vie d’Albertine, l’atmosphère des ateliers, une conversation de comptoir, l’âme des taudis, quand j’embrassais une ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à Albertine--comme Albertine avait été elle-même par rapport à Balbec--étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l’un l’autre en dégradations successives, qui nous permettent de nous passer de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec ou amour d’Albertine (comme le fait d’aller au Louvre voir un Titien qui y fut jadis console de ne pouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui, séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës, harmoniques et dégradées, autour d’un désir premier qui a donné le ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui et répandu la teinte maîtresse (comme cela m’était arrivé aussi, par exemple, pour la duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient pour le désir, que je savais ne plus pouvoir exaucer, d’avoir auprès de moi Albertine ce qu’un soir, avant que je connusse Albertine autrement que de vue, avait été l’ensoleillement tortueux et frais d’une grappe de raisin.

Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités physiques et sociales d’Albertine, malgré lesquelles je l’avais aimée, orientaient au contraire mon désir vers ce qu’il eût autrefois le moins naturellement choisi : des brunes de la petite bourgeoisie. Certes, ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c’était cet immense désir que mon amour pour Albertine n’avait pu assouvir, cet immense désir de connaître la vie que j’éprouvais autrefois sur les routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m’avait fait tant souffrir quand, supposant qu’il existait aussi au cœur d’Albertine, j’avais voulu la priver des moyens de le contenter avec d’autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l’idée de son désir, comme cette idée était aussi éveillée par le mien ces deux immenses appétits coïncidaient, j’aurais voulu que nous pussions nous y livrer ensemble, je me disais : « cette fille lui aurait plu », et par ce brusque détour pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises de mon goût pour la campagne et m’eussent empêché de trouver un charme profond dans un pays où il n’y aurait pas eu de vieille église, de bleuets, de boutons d’or, c’est de même en les rattachant en moi à un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait exclusivement rechercher un certain genre de femmes ; je recommençais, comme avant de l’aimer, à avoir besoin d’harmoniques d’elle qui fussent interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je n’aurais pu me plaire maintenant auprès d’une blonde et fière duchesse, parce qu’elle n’eût éveillé en moi aucune des émotions qui partaient d’Albertine, de mon désir d’elle, de la jalousie que j’avais eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de différent d’elles, un sentiment qui ne pourra pas trouver dans le plaisir de satisfaction mais qui s’ajoute au désir, l’enfle, le fait s’accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l’amour qu’avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque chose de plus réel, comme aux boutons d’or, aux aubépines le souvenir de Combray donnait plus de réalité qu’aux fleurs nouvelles. Même d’Andrée, je ne me disais plus avec rage : « Albertine l’aimait », mais au contraire, pour m’expliquer à moi-même mon désir, d’un air attendri : « Albertine l’aimait bien ». Je comprenais maintenant les veufs qu’on croit consolés et qui prouvent au contraire qu’ils sont inconsolables, parce qu’ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour elles-mêmes qui plus tard, sentant le goût de leur amant s’affaiblir, conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d’entremetteuses, parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents donnés par l’une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une tendresse presque pure, jusqu’à ce que le besoin de caresses plus savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances avaient pris fin, ou du moins l’une des périodes se prolongeait indéfiniment. Ce que j’aurais voulu, c’est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi et me donnât le soir avant de me quitter un baiser familial de sœur. De sorte que j’aurais pu croire--si je n’avais fait l’expérience de la présence insupportable d’une autre--que je regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu’un amour, une habitude qu’une personne. J’aurais voulu aussi que les nouvelles venues pussent me jouer du Vinteuil comme Albertine, parler comme elle avec moi d’Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait pas le sien, pensais-je, soit qu’un amour auquel s’annexaient tous ces épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave après, possédât plus de ressources qu’un amour pour une femme qui ne sait que se donner, comme un orchestre plus qu’un piano ; soit que, plus profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait Albertine, la tendresse d’une fille assez cultivée et qui fût en même temps une sœur, ne fût--comme le besoin de femmes du même milieu qu’Albertine--qu’une reviviscence du souvenir d’Albertine, du souvenir de mon amour pour elle. Et une fois de plus j’éprouvais d’abord que le souvenir n’est pas inventif, qu’il est impuissant à désirer rien d’autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé ; ensuite qu’il est spirituel, de sorte que la réalité ne peut lui fournir l’état qu’il cherche ; enfin que, s’appliquant à une personne morte, la renaissance qu’il incarne est moins celle du besoin d’aimer, auquel il fait croire, que celle du besoin de l’absente. De sorte que la ressemblance avec Albertine, de la femme que j’avais choisie, la ressemblance même, si j’arrivais à l’obtenir, de sa tendresse avec celle d’Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l’absence de ce que j’avais, sans le savoir, cherché, de ce qui était indispensable pour que renaquît mon bonheur, c’est-à-dire Albertine elle-même, le temps que nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j’étais sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Paris m’apparaissait innombrablement fleuri de toutes les fillettes, non que je désirais, mais qui plongeaient leurs racines dans l’obscurité du désir et des soirées inconnues d’Albertine. C’était telle de celles dont elle m’avait dit tout au début, quand elle ne se méfiait pas de moi : « Elle est ravissante, cette petite, comme elle a de jolis cheveux !  » Toutes les curiosités que j’avais eues autrefois de sa vie, quand je ne la connaissais encore que de vue, et, d’autre part, tous mes désirs de la vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertine avec d’autres femmes, peut-être parce que ainsi, elles parties, je serais resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses hésitations, son incertitude en se demandant s’il valait la peine de passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l’autre était partie, peut-être sa déception, j’eusse éclairé, j’eusse ramené à de justes proportions la jalousie que m’inspirait Albertine, parce que, la voyant ainsi les éprouver, j’aurais pris la mesure et découvert la limite de ses plaisirs. De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son goût ! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la raison de cette obstination, tout d’un coup le souvenir me revint d’une phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m’avait donné un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m’avoir laissé l’embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je trouvais ignoble qu’une femme eût des relations avec une autre femme. Hélas, peut-être Albertine s’était-elle toujours rappelé cette phrase imprudente.

Je ramenais avec moi les filles qui m’eussent le moins plu, je lissais des bandeaux à la vierge, j’admirais un petit nez bien modelé, une pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne faisais qu’apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris, j’avais senti ce que mon désir avait d’individuel, et que c’était le fausser que de chercher à l’assouvir avec un autre objet. Mais la vie, en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m’avait appris que faute d’un être il faut se contenter d’un autre,--et je sentais que ce que j’avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç’avait été Albertine ; et entre la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de son corps un entrelacement de souvenirs s’était fait tellement inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse toute cette broderie des souvenirs du corps d’Albertine. Elle seule pouvait me donner ce bonheur. L’idée de son unicité n’était plus un a priori métaphysique puisé dans ce qu’Albertine avait d’individuel, comme jadis pour les passantes, mais un a posteriori constitué par l’imbrication contingente et indissoluble de mes souvenirs. Je ne pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d’elle, sans souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme choisie, de la tendresse demandée, avec le bonheur que j’avais connu, ne me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu’il pût renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis qu’Albertine était partie, et que j’avais cru combler en serrant des femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m’avaient jamais parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des Mémoires de Saint-Simon, elles n’avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles n’avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses importantes parce qu’elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de l’acte sexuel lui-même et de se donner l’illusion de l’amour, mais en réalité parce qu’elles faisaient partie du souvenir d’Albertine et que c’était elle que j’aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient d’Albertine me faisait mieux ressentir ce que d’elle il leur manquait, et qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était morte. Et ainsi mon amour pour Albertine, qui m’avait attiré vers ces femmes, me les rendait indifférentes, et peut-être mon regret d’Albertine et la persistance de ma jalousie, qui avaient déjà dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes, n’auraient sans doute jamais changé beaucoup, si leur existence, isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes souvenirs, aux actions et réactions d’une psychologie applicable à des états immobiles, et n’avait pas été entraînée vers un système plus vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans l’espace. Comme il y a une géométrie dans l’espace, il y a une psychologie dans le temps, où les calculs d’une psychologie plane ne seraient plus exacts parce qu’on n’y tiendrait pas compte du temps et d’une des formes qu’il revêt, l’oubli ; l’oubli dont je commençais à sentir la force et qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Et j’aurais vraiment bien pu deviner plus tôt qu’un jour je n’aimerais plus Albertine. Quand j’avais compris, par la différence qu’il y avait entre ce que l’importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour les autres, que mon amour était moins un amour pour elle qu’un amour en moi, j’aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère subjectif de mon amour, et, qu’étant un état mental, il pouvait notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que n’ayant avec cette personne aucun lien véritable, n’ayant aucun soutien en dehors de soi, il devrait, comme tout état mental, même les plus durables, se trouver un jour hors d’usage, être « remplacé », et que ce jour-là tout ce qui semblait m’attacher si doucement, indissolublement, au souvenir d’Albertine n’existerait plus pour moi. C’est le malheur des êtres de n’être pour nous que des planches de collections fort usables dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des projets qui ont l’ardeur de la pensée ; mais la pensée se fatigue, le souvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d’Albertine, comme j’avais sans aucun chagrin donné à Albertine la bille d’agate ou d’autres présents de Gilberte.