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Édimbourg et la société écossaise à la fin du siècle dernier
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 10 (p. 886-915).
EDIMBOURG
ET LA SOCIETE ECOSSAISE
A LA FIN DU SIECLE DERNIER


I. — Memorials of his Times, by lord Cockburn ; London 1856.
II. — Jeffrey’s Life and correspondence, by lord Cockburn.



« En mars 1811, je me mariai et j’établis mes rustiques pénates à Bonaly, sur la paroisse de Colinton, au nord et tout au pied des monts Pentland, et, à moins qu’un ange vengeur ne vienne m’en chasser, je ne quitterai jamais ce paradis. Je commençai par louer à l’année quelques pieds carrés de terre et une maison de ferme à peine habitable ; mais, réalisant les profanations d’Auburn, j’ai détruit un village pour élever une tour, et, j’ai atteint la dignité d’un laird, seigneur de vingt acres. Excepté les deux granges, quelques vieux arbres et les montagnes, tout à Bonaly est mon ouvrage et en grande partie l’œuvre de mes propres mains. Il est impossible à la nature humaine de goûter un bonheur plus grand que celui qui a été mon partage dans cette demeure, où la beauté du site et les charmes d’une agreste retraite ont été encore rehaussés pour moi par le succès de mes améliorations, par les progrès de mes enfans et de moi-même. J’ai été trop heureux, et je tremble souvent à la pensée que le nuage devra venir enfin. »

Ainsi s’exprime lord Cockburn dans un passage de ses mémoires écrits en 1825, c’est-à-dire lorsque l’auteur avait déjà quarante-cinq ans. Combien est-il d’hommes qui, arrivés à cet âge et faisant un retour sur le passé, puissent s’écrier comme lui : « J’ai été trop heureux ! » Et cependant cet aveu, qui semble un démenti donné aux misères de notre nature et à l’expérience de tous les hommes, lord Cockburn aurait pu le répéter en 1852, lorsque, dans ce même paradis de Bonaly, il écrivait la vie de son ami lord Jeffrey, qu’il devait bientôt rejoindre dans la tombe. À ne juger que d’après les idées communes, la seconde partie de sa carrière devait même être plus heureuse encore que la première. Quels étaient en 1825 les élémens de ce bonheur dont il appréhendait la fin ? Le charme de la vie de famille avec une femme aimée et de beaux et vigoureux enfans, les succès de l’avocat arrivé à la réputation et à l’aisance, les jouissances du lettré qui, dans les belles journées d’été, gravissait une cime du Pentland pour aller dans une crevasse de rocher, son siège favori, relire à huit cents pieds au-dessus de la mer, en face d’un des sites les plus pittoresques de l’Ecosse, les Histoires de Tacite ou quelques chants de Virgile. L’homme privé n’avait point de souhaits à former, mais aucun des vœux de l’homme public n’était satisfait. C’était là le complément de bonheur que l’avenir lui réservait. Les opinions politiques auxquelles il avait sacrifié la perspective brillante que lui ouvraient sa naissance et ses relations de famille allaient triompher ; les réformes qu’il n’avait cessé de réclamer dans les institutions et les lois de son pays allaient s’accomplir. Lui-même devait mettre la main à l’œuvre et attacher son nom à ces mémorables changemens : ses plus chers amis, les compagnons de ses luttes, arrivaient tous à la fois au pouvoir, comme un flot poussé par la marée qui monte. Il lui serait donné de figurer avec honneur au parlement, de parvenir ensuite à la plus haute dignité que puisse ambitionner un jurisconsulte écossais, une place à la cour suprême de son pays, et de s’éteindre sur son siège de magistrat au milieu du respect public, laissant un nom honoré et des enfans dignes de le porter. Certes c’est là une carrière digne d’envie, à laquelle rien n’a manqué, et qui semble dépasser la mesure de félicité attribuée à l’homme ici-bas. Quelle étoile propice ou quels dons du ciel assurèrent à lord Cockburn soixante-dix-huit années d’une bonne fortune qui ne se démentit point et d’une sérénité qui ne s’altéra jamais ? Peut-être, à lire ce qu’il raconte de sa vie et de celle de ses amis, ce que d’autres rapportent de lui, trouverait-on que le secret de Cockburn fut de mettre toujours l’accomplissement du devoir au-dessus des succès de l’ambition, les joies du cœur au-dessus des satisfactions de la vanité, la pratique de la vertu au-dessus de tous les plaisirs. C’est pour n’avoir jamais transigé avec sa conscience, pour s’être, toute sa vie, occupé des autres plus que de lui-même, qu’il n’a connu ni les amertumes du désappointement, ni les tortures de l’envie, ni les souffrances de l’ambition déçue, et que tous les biens de ce monde lui ont été donnés par surcroît.

Cockburn, du reste, devait beaucoup à la nature : elle lui avait accordé deux des conditions essentielles du bonheur en ce monde, la santé et la gaieté. D’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais bien prise, alerte et vigoureux, il excellait dans tous les exercices du corps : il était bon nageur et patineur accompli ; il avait le goût du grand air et des longues promenades. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, il conserva l’habitude de sortir à minuit, quelque temps qu’il fît, sans manteau et sans parapluie, pour faire un tour seul ou avec un ami, s’il s’en trouvait à qui le plaisir d’une bonne et spirituelle causerie fît braver le froid ou la pluie. Il avait une belle et intelligente figure, un front large que la calvitie agrandissait encore, des yeux grands et clairs, d’une expression habituellement un peu mélancolique, mais que le feu de la conversation ou l’énergie de l’action rendait vifs et brillans, l’ensemble des traits noble et régulier. Son heureuse physionomie, ses façons aisées et bienveillantes lui gagnaient à première vue tous les cœurs. Par ses manières, ses habitudes d’esprit, son langage, il était le modèle accompli d’un gentleman écossais de la fin du XVIIIe siècle. Comme il unissait au bon sens qui garde de heurter les usages du monde cette indépendance d’esprit, ou, si l’on veut, cette pointe d’excentricité qui empêche d’en être esclave, il était toujours mis avec la précision scrupuleuse et la recherche d’un homme bien élevé, mais sans aucun sacrifice à la mode du jour. Son chapeau attestait une parfaite indifférence pour l’état de l’atmosphère ; ses souliers, d’une forme invariable, étaient d’une taille et d’une force devenues proverbiales à Edimbourg, où tout le monde connaissait, où tout le monde aimait lord Cockburn.

Il n’était point d’homme plus populaire d’un bout de l’Ecosse à l’autre. Il avait parcouru le pays tout entier, à l’occasion des assises, comme avocat, comme solicitor-general et comme juge, accueilli et fêté partout. Nul ne résistait à sa gaieté communicative. Doué d’un cœur généreux et d’un esprit élevé, accessible aux plus nobles préoccupations, activement mêlé aux affaires, il était pourtant par-dessus tout un bon et joyeux compagnon. Ni l’âge, ni les soucis, ni le travail, n’altéraient sa bonne humeur. Partout où il allait, il avait une parole agréable pour chacun : une galanterie pour les jeunes filles, un mot aimable, parfois une gaillardise pour les matrones, une histoire des temps passés pour les jeunes gens, un bon conte pour ses amis. Aussi n’était-il pas de réunion où sa présence ne fût souhaitée, de meeting, de comice ou d’assemblée où sa venue ne fût le signal d’une bruyante et sincère ovation. Les écoliers de l’académie d’Edimbourg, qu’il avait fondée, ne voulaient voir en lui qu’un partisan décidé des congés, un ami des rires et des jeux, un adversaire de la tyrannie scolastique. Et de fait le jurisconsulte éminent, même le grave magistrat, ne pouvait rencontrer sur son chemin une glissade sans la parcourir au galop, à la barbe du policeman interdit, et il encourageait les batailles à boules de neige autant que le peut faire décemment un citoyen paisible. Il faisait bon surtout le voir entouré de ses petits enfans, patinant ou jouant aux boules comme le plus insouciant d’entre eux, et donnant à cette ardente jeunesse, aussitôt les heures du travail finies, le signal des cris, des gambades et d’une liberté tapageuse.

C’est cette bonne et aimable nature qui rendait lord Cockburn cher à toute l’Écosse. Les petites excentricités qu’on pouvait signaler en lui n’étaient qu’un charme de plus aux yeux de ses compatriotes, et n’enlevaient rien au respect que lui assuraient ses belles qualités et ses talens. Il était, au milieu des générations actuelles, le dernier représentant d’un âge écoulé, et il semblait qu’avec lui et deux ou trois de ses amis dût disparaître tout vestige de la vieille Écosse. Ami sincère du progrès, Cockburn n’avait aucun chagrin de vieillir ; les changemens rapides et de toute sorte qui s’opéraient autour de lui ne lui inspiraient point de regrets. Cependant les souvenirs du bon vieux temps n’étaient pas sans charmes pour lui ; il aurait voulu que la plume et le pinceau immortalisassent ce qu’il y avait de caractéristique et surtout de national dans les mœurs, les habitudes, les coutumes d’autrefois. L’originalité de la vieille Écosse s’effaçait tous les jours : il n’en pouvait être autrement, il était même bon qu’il en fût ainsi, puisque les Écossais s’élevaient, par les lumières et le bien-être, au niveau de leurs voisins du sud ; mais ne resterait-il rien, ni un homme, ni un livre, pour dire aux fils ce qu’avaient été leurs pères ? Tout en souhaitant qu’un autre prît la plume et se chargeât de raconter les changemens apportés par le temps dans les mœurs nationales, lord Cockburn se mit, vers le milieu de sa vie, à recueillir ses souvenirs de jeunesse, et à rassembler des notes sur les hommes et les choses de son temps. Ces notes, écrites à la volée il y a trente ans, et dont la meilleure partie lui avait servi pour la biographie de Jeffrey, ont été trouvées dans ses papiers et livrées à la publicité ; Elles forment un ouvrage sans ordre, sans méthode et sang prétention, et qui pourtant a eu plusieurs éditions en quelques mois. C’est que lord Cockburn s’y retrouve tout entier : d’un bout à l’autre de ces pages simples et ingénues, on voit l’homme qui a été heureux toute sa vie, à qui le passé ne rappelle que des souvenirs agréables, qui pare toute chose d’un reflet de son inaltérable gaieté, et décore chacun des qualités qui sont dans son cœur. Tout le livre est écrit ou plutôt conté d’un tour aisé et naturel, avec la rapidité d’un homme du monde, avec une pointe de malice qui n’atteint jamais à la méchanceté. Il semble entendre l’écho d’une fine et délicate causerie, alors que la jeunesse fait silence pour écouter quelque aimable et spirituel vieillard évoquant devant elle le passé. La société écossaise de la fin du XVIIIe siècle est là tout entière, avec ses travers et ses vertus. L’ouvrage que lord Cockburn appelait de ses vœux, il l’a fait sans le savoir, et nul ne pouvait peindre mieux que lui cette période de transition qui vit naître et grandir en Écosse la liberté politique, qui vit disparaître les mœurs et les idées d’autrefois sous l’influence de besoins et de devoirs nouveaux.

Edimbourg est aujourd’hui une ville toute moderne, régulière et bien bâtie, d’un accès facile, avec des rues droites et propres, des maisons bien blanches, des édifices publics corrects, des gares de chemins de fer spacieuses. On n’y trouverait plus un seul des nombreux bouquets d’arbres qui ornaient ses rues et ses places, il y a un demi-siècle, et à l’ombre desquels ont joué Brougham, Cockburn et Jeffrey. La promenade de Bellevue, les champs de lord Moray ont été remplacés par des quartiers tout neufs ; l’église de Tron, avec son clocher élégant, a disparu dans l’incendie de 1824 ; l’église de la Trinité, le seul édifice gothique que possédât Edimbourg, a été sacrifiée à un chemin de fer : la vieille prison, le Cœur de Midlothian, n’existe plus que dans le roman de Walter Scott. Tous ces changemens, dont chacun a arraché un soupir à Cockburn, grand ami des vieux arbres et des vieux édifices, ont transformé complètement la capitale de l’Écosse ; mais lorsque Cockburn y arriva tout enfant, le vieil Edimbourg était encore debout : c’était toujours la cité du moyen âge, avec le couvre-feu traditionnel, avec ses monumens riches en souvenirs, ses rues tortueuses, ses quartiers séparés les uns des autres par la nature, et plus encore par les mœurs. La noblesse habitait dans la Canongate ses demeures patrimoniales ; les hommes d’étude étaient groupés autour du collège, et les gens de loi autour de Parliament-House, devenu le temple de la justice. Chaque corps de métier, chaque genre de commerce étaient parqués dans une rue spéciale, et partout ailleurs aucun propriétaire n’aurait transformé en boutique le rez-de-chaussée de sa maison, sous peine d’incivilité envers ses voisins.

Le temps n’était plus sans doute où une pléiade d’écrivains éminens faisaient d’Edimbourg comme une nouvelle Athènes ; mais la haute école et le collège[1] conservaient une légitime renommée. La guerre contre la république française, en bouleversant le continent, avait fermé aux fils des riches familles anglaises les universités de Hollande et d’Allemagne : Edimbourg avait hérité de cette brillante clientèle, et c’était à qui chercherait pour ses enfans un précepteur ou un conseiller parmi les maîtres illustres qu’elle comptait encore. C’est ainsi que lord Palmerston, lord Lansdowne, lord John Russell, lord Kinnaird, lord Glenelg, lord Abinger se trouvèrent rassemblés à Edimbourg par la communauté des études avant de se rencontrer dans les luttes de la politique active. La capitale de l’Ecosse avait déjà perdu les plus illustres de ses enfans et de ses hôtes, et cependant ni Oxford ni Cambridge ne pouvaient offrir une réunion de talens pareils à ceux qu’elle renfermait. La promenade quotidienne, et comme le rendez-vous de ces savans hommes, étaient la rue Nicolson et les prairies qui avoisinaient le collège. Il était impossible de n’y pas rencontrer à certaines heures les derniers des amis de Hume, les successeurs de Blair, d’Adam Smith et de Beattie, les uns cheminant à petits pas, un livre à la main, les autres philosophant à la façon des sages de l’ancienne Grèce. C’étaient les historiens Robertson, Ferguson et Henry, le philosophe Black, le chimiste Playfair, le naturaliste Robison.


« Robertson et sa famille étaient intimement liés avec la famille de mon père. Le docteur dînait très-souvent à la maison, et dans les deux dernières années de sa vie il était notre très proche voisin. Son petit-fils John Russell et moi avons passé plus d’une bonne journée d’été dans sa maison. Le docteur nous aidait volontiers à combiner des plans pour empêcher nos lapins de s’échapper, et quelquefois, mais bien rarement, et avec de sérieuses recommandations d’observer une modération que mistress Robertson ne pouvait jamais obtenir de lui-même, il nous permettait de donner un assaut à son cerisier favori. C’était un vieillard de bonne mine, avec des yeux pleins de vivacité et d’intelligence, un menton large et proéminent ; il portait un petit cornet acoustique, attaché par un ruban noir à une de ses boutonnières, et une immense perruque poudrée et frisée. Nous autres enfans, même à la distance de la petite table où l’on nous plaçait, nous étions frappés de l’attrait évident qu’avait pour lui un bon dîner : il s’y mettait de tout cœur, le menton presque dans son assiette, et tout entier à la besogne du moment. Peut-être sa surdité contribuait-elle un peu à lui donner cet air, car, quand son œil l’avertissait qu’il se passait quelque chose d’intéressant, c’était plaisir de voir avec quelle vivacité il appliquait le cornet à son oreille ; et une fois sur la piste de la conversation, il la continuait avec ardeur, entraînant tout le monde à sa suite.

« Nous avions pour voisin de l’autre côté le vieil Adam Ferguson, l’historien de Rome et le prédécesseur de Dugald Stewart dans la chaire de philosophie morale, — un singulier personnage. Il avait été dans sa jeunesse un bel homme, plein de courage. Chapelain de la Black Watch, les ordres positifs de l’officier commandant ne purent, dans un combat, le déterminer à demeurer à son vrai poste, à l’arrière ; il s’obstina à rester au premier rang. Le temps et la maladie ne l’avaient point épargné, et quand je le connus, il était curieux à voir. Sa chevelure était devenue blanche et soyeuse ; ses yeux étaient vifs et d’un bleu clair, ses joues semées de places rouges, comme des pommes d’automne, mais fraîches et saines ; ses lèvres minces et l’inférieure recourbée. Une violente attaque de paralysie avait diminué ses forces vitales, sans qu’il en parût rien au dehors, et il avait besoin d’une forte chaleur qu’il entretenait artificiellement. Aussi son habillement consistait en des demi-bottes garnies de fourrures, des culottes de drap, un long gilet de drap retombant sur les cuisses et muni de vastes poches, un habit droit, un pardessus de drap garni de fourrures et un chapeau de feutre habituellement attaché sous le menton par un ruban. Ses bottes étaient noires ; mais, à cette seule exception près, tout ce qu’il portait était de la couleur grise affectionnée par les quakers, ou d’un brun clair. Il gardait presque toujours son pardessus fourré, même à la maison. Quand il sortait, il prenait un énorme bâton, qu’il tenait habituellement à la longueur du bras, mais sur le côté, et ses deux- habits, boutonnés tous les deux à la première boutonnière et flottant au vent, laissaient voir sa vénérable et curieuse personne. Sa démarche et son air étaient nobles, son geste lent, son regard plein de dignité et d’un feu contenu. On eût dit un philosophe venu de Laponie. Sa paralysie aurait dû le tuer à l’âge de cinquante ans ; un régime rigoureux lui permit de vivre cinquante autres années, sans aucune infirmité de corps ni d’esprit. Le vin et les viandes ne le tentaient plus ; mais il faisait disparaître d’énormes quantités de lait et de légumes, toujours sans quitter son pardessus fourré. Dans son intérieur, il était bon, mais inquiet et taquin. La température de la maison était réglée par Fahrenheit, et souvent, étant assis comfortablement dans son fauteuil, il lui arrivait de se lever tout à coup et de mettre sa femme et ses filles en émoi, parce que ses yeux étaient tombés sur le thermomètre et qu’il y avait dans l’appartement un degré de plus ou de moins que la règle ne voulait. Il fermait toujours la porte de son cabinet quand il sortait, et en mettait la clef dans sa poche. Aucun domestique n’y pénétrait à moins que l’accumulation de la poussière et des débris ne permît pas de reculer plus longtemps le jour fatal ; alors malheur à toute la famille ! Il nous dit adieu un jour d’été en 1793 ; il partait dans la plus étrange des berlines et sans autre compagnon que son domestique James, pour visiter l’Italie en vue d’une nouvelle édition de son histoire. Il avait alors à peu près soixante-douze ans, et il lui fallait traverser toute sorte de pays ravagés par la guerre : il revint au bout d’une année plus jeune que jamais. »


Ces savans hommes, dont toutes les heures avaient été données au travail et à la méditation, et dont la vie s’était écoulée pure de toute tache, ne mouraient pas : ils s’éteignaient doucement, et comme des lampes où l’huile vient à manquer.

« Ferguson ne dînait jamais hors de chez lui, il ne faisait d’exception que pour son parent, le docteur Joseph Black, et au dire de sir Adam Ferguson rien n’était plus curieux que de voir les deux philosophes batailler en face d’un navet bouilli. Black était un homme remarquable et vraiment beau : grand, mince et d’une pâleur cadavéreuse, les cheveux poudrés avec soin, quoiqu’il ne lui en restât guère que de quoi former une queue longue et maigre. Il avait des yeux noirs, grands et limpides, semblables à deux étangs de l’eau la plus pure. Il portait des vêtemens noirs où l’œil n’eût pu découvrir la plus petite tache, des bas de soie et des boucles d’argent. Sa physionomie et tout son extérieur respiraient la faiblesse et la maigreur. L’écolier le plus étourdi était plein de respect pour Black ; le dernier garnement n’aurait pu manquer à un homme si pâle, si bien élevé, si bien mis et si illustre. Aussi glissait-il comme un fantôme au milieu de nos bandes turbulentes et peu courtoises sans avoir rien à craindre. Il mourut dans son fauteuil, un bol de lait sur les genoux, et sans qu’une seule goutte se répandît hors du vase. C’était bien là la fin qu’on pouvait prédire à ce philosophe, qui n’avait presque plus rien de l’homme.

« Le docteur Henry, l’historien, s’était retiré dans le comté de Stirling, son pays natal. Il touchait à ses soixante-douze ans, et il était depuis quelque temps très faible. Il écrivit en deux lignes à sir Harry Moncreif, son meilleur ami : « Venez immédiatement me voir. J’ai quelque chose à faire cette semaine, j’ai à mourir. » Sir Harry part, et trouve son ami s’affaiblissant d’heure en heure, mais résigné et plein de courage. Sa femme seule était auprès de lui : elle et sir Harry ne quittèrent point le malade pendant les trois derniers jours de sa vie ; il passa du reste la plus grande partie de ces trois journées dans un grand fauteuil, à causer, à entendre une lecture et à sommeiller. Il était ainsi occupé lorsqu’on entendit retentir dans la cour les pas d’un cheval. Mistress Henry regarda par la fenêtre, et s’écria : « C’est cet insupportable personnage ! » Elle nomma un ministre du voisinage qui passait pour ne plus savoir sortir d’une maison, une fois qu’il y était entré. « Laissez-le à la porte, cria le docteur, ne laissez pas entrer cet être-là. » Il était trop tard, on entendait les pas de cet être dans l’escalier ; il était déjà à la porte. Le docteur ferma aussitôt les yeux en faisant signe qu’il allait demeurer immobile et faire semblant de dormir. Le signe fut compris, et quand l’importun entra, il trouva le malade immobile dans son fauteuil. Moncreif et mistress Henry posèrent un doigt sur leurs lèvres, et, lui montrant le prétendu dormeur, firent signe de la tête qu’il ne le fallait point réveiller. Notre homme s’assit près de la porte, comme s’il voulait attendre la fin de ce somme : une fois ou deux, il fit mine de parler, mais fut arrêté net par les doigts mis sur les lèvres et un nouveau hochement de tête. Un quart d’heure s’écoula ainsi au milieu d’un silence absolu, et Moncreif vit plus d’une fois le malade entr’ouvrir avec précaution les yeux, et guigner à travers ses cils la mine que faisait le visiteur. À la fin la patience manqua à Moncreif et à mistress Henry, ils éconduisirent l’importun, qui n’avait pas plus tôt dépassé la porte qu’Henry rouvrit les yeux et se mit à rire de bon cœur. Il mourut cette nuit même. »

Edimbourg n’avait alors que deux établissemens d’instruction publique : la haute école, où l’on passait six années à apprendre le latin, et le collège, où l’on suivait, à partir de quatorze ou quinze ans, des cours de grec, de philosophie et de sciences. La haute école, qui en quatre années compta sur ses bancs Walter Scott, Jeffrey, Brougham, Horner et Cockburn, devait toute sa réputation au recteur Alexandre Adam, l’auteur des Antiquités romaines. « C’était un homme né pour enseigner le latin, un peu de grec, et toutes les vertus. » Rien ne le rendait heureux comme de découvrir chez un élève un germe de talent ou une bonne qualité ; il savait encourager les timides, stimuler les retardataires, et se faire aimer de tous. Lui-même était un modèle vivant d’assiduité au travail et de dévouement à ses devoirs. Était-il en retard d’une minute sur l’heure de sa classe, on le voyait accourir tout essoufflé, et s’excusant sur ce qu’il s’était oublié « à vérifier une citation. » C’était là son occupation à partir de quatre heures du matin. Il lui arriva de louer une maison de campagne pour y passer ses vacances ; il y envoya sa femme et ses enfans ; il devait les y rejoindre le lendemain, il n’y mit même pas le pied : il était tombé sur la piste de quelques passages curieux, et de lecture en lecture il laissa écouler les six semaines de vacances sans songer que sa famille l’attendait toujours. André Dalzel, professeur de grec au collège, était un esprit de même nature. Affectueux et bon, d’une candeur et d’une simplicité d’enfant, il ne savait point imposer le travail à ses élèves ; mais il avait pour les lettres, et surtout pour le grec, un enthousiasme si ardent, si sincère, si communicatif, qu’il vous donnait par contagion le goût de l’étude. Il aurait fallu avoir l’esprit bien obtus et le cœur bien dur pour ne pas s’émouvoir à entendre Dalzel parler des sages et des poètes de la Grèce. Tout au rebours, le professeur de logique, Finlayson, était un petit homme noir, sec et nerveux, plein de précision et de raideur dans tous ses mouvemens, avec une paire d’yeux noirs, vifs et perçans, qu’il attachait sur vous, comme pour vous faire rentrer sous terre. Bien qu’il lût ses leçons avec froideur et monotonie, il surprenait et captivait les jeunes gens par la merveilleuse lucidité de son exposition, et il savait éveiller en eux l’esprit philosophique. Robison et Playfair se recommandaient également par des qualités éminentes ; mais la gloire du collège d’Edimbourg, c’était Dugald Stewart.


« Dugald Stewart était d’une taille moyenne, il avait les membres grêles, et un air de faiblesse donnait à son corps et à son maintien l’apparence de la délicatesse. Son front était large et chauve, ses sourcils épais ; ses yeux gris et intelligens étaient capables de rendre tous les sentimens, depuis l’indignation jusqu’à la pitié, depuis la sérénité jusqu’à la bonne humeur, en quoi ils étaient merveilleusement secondés par ses lèvres un peu trop fortes peut-être, mais mobiles et pleines d’expression. Sa voix était singulièrement agréable, et, grâce à sa façon de la conduire, une légère aspiration en adoucissait encore les tons. Son oreille était merveilleusement juste, qu’il s’agît de chanter ou de parler, et je n’ai point entendu de lecteur plus accompli. Son geste était simple et élégant, mais avec une nuance de solennité qui tenait à la profession. Ses manières étaient celles d’un universitaire bien élevé.

« Il n’avait point de génie ni même d’originalité ; le caractère de son intelligence était le calme, la réflexion et une grande justesse d’esprit. Les mathématiques, qui avaient fait d’abord l’objet de son enseignement, avaient pu rectifier ses raisonnemens : elles ne glacèrent jamais la chaleur de ses démonstrations morales. Il était profondément versé dans les matières qu’il traitait, il possédait à fond la littérature et l’histoire de la philosophie, et il préparait avec soin ses leçons. La dignité de l’homme et du savant ennoblissait chez lui plutôt qu’elle ne comprimait un vif penchant pour une gaieté douce et discrète. Le savoir, l’intelligence et la réflexion ne suffisent pas pour s’élever à la perfection de l’éloquence didactique. Dugald Stewart devait sa puissance oratoire à d’autres qualités que dédaignent souvent ceux qui visent à l’éloquence sans y atteindre : on trouvait chez lui un caractère irréprochable, le dévouement à la science, un goût exquis, une imagination enrichie des trésors de la poésie et de l’art oratoire, des opinions libérales, et la plus haute moralité.

« Ces qualités ne pouvaient manquer de féconder un esprit naturellement éloquent. Ajoutez qu’il évitait certaines questions en rapport avec son sujet, et qui, traitées avec sécheresse, ont souvent rendu la philosophie répulsive. Stewart touchait aussi peu que possible à la métaphysique, fuyait les détails, et reculait avec une horreur quelquefois plaisante devant toute polémique. Il fuyait les distinctions subtiles, les théories ambitieuses et la controverse pour s’en tenir à des thèmes plus appropriés à son talent : la constitution de notre nature matérielle et morale, les devoirs et la fin de l’homme, les relations de la vertu avec le bonheur. En traitant ces questions, il était dans son élément naturel, et il savait les féconder par un judicieux emploi de l’histoire et un choix de citations singulièrement heureux. Son goût exquis purifiait et élevait tout, grâce non-seulement à l’habileté avec laquelle il faisait valoir tout ce qui est séduisant dans la nature et dans l’art, mais surtout grâce à cette noblesse de cœur qui charmait et pénétrait de respect ses auditeurs, qui était la cause principale de son succès, et faisait dire à Mackintosh que Stewart inspirait à des générations entières l’amour de la vertu.

« Les leçons de Stewart furent pour moi comme l’ouverture du ciel. Je sentis que j’avais une ame. Ses nobles pensées, exprimées dans le plus beau langage, me transportaient dans un autre monde. Stewart a mérité d’être mis au premier rang des orateurs didactiques. Venu à une époque où il faut toute la puissance de la morale pour faire contre-poids aux appétits matériels et aux passions révolutionnaires, il a élevé le caractère de son pays et de sa génération. Nul de ses élèves n’a cessé de respecter la philosophie et n’a trahi ses convictions sans sentir sa faute aggravée par le souvenir des enseignemens qu’il avait reçus de Stewart. »

Laissons maintenant dans leurs paisibles retraites ce petit noyau de professeurs et de savans qui se renfermaient avec leurs livres et s’isolaient autant que possible du reste du monde. Lord Cockburn va nous introduire dans la société aristocratique, à laquelle il appartenait par sa naissance et ses relations de famille. Edimbourg avait encore à cette époque un air de capitale : on n’y trouvait ni commerce ni industrie ; c’était une ville d’études et de plaisirs, mais de plaisirs comme on les comprenait alors, graves, méthodiques et réguliers. Les grandes familles du pays y venaient passer au moins les hivers, attirées par les facilités qu’elles y trouvaient pour l’éducation de leurs enfans et par les agrémens d’une société élégante et polie. Presque toutes d’ailleurs étaient alliées aux membres de la haute magistrature, que les devoirs de leur état et la présence des cours de justice retenaient à Edimbourg. Les jours de cérémonie et les dimanches, on y pouvait donc voir, dans toute la richesse du costume traditionnel et brillant d’un éclat un peu suranné, les dernières grandes dames que l’Ecosse ait comptées, les beautés d’autrefois, qui, après avoir excellé dans le menuet, régentaient souverainement, au nom de la règle et des convenances, leurs jeunes contemporaines.

« Excepté mistress Siddons dans ses rôles de royale majesté, personne ne savait s’asseoir comme la châtelaine d’Inverleith. Elle s’avançait à pleines voiles comme un vaisseau sortant du port de Tarsis, resplendissante de velours ou ruisselante de soie, portant à merveille tous les accessoires : éventail, boucles d’oreille, bagues, manchettes, flacon, tout cela magnifique et pourtant du goût le plus parfait. Manœuvrant ce gréement un peu lourd avec autant d’aisance qu’un cygne peut faire de ses plumes, elle prenait possession du centre d’un large sopha ; au même moment, sans le moindre effort perceptible, elle le couvrait tout entier de ses atours, et les plis gracieux de sa robe semblaient s’étaler d’eux-mêmes sur le meuble comme un flot paisible. Sa façon de descendre de sa voiture, où elle se tenait comme un nautile dans sa coquille, était un tour de force que personne de nos jours ne pourrait accomplir ni même imaginer. Le carrosse d’un noir d’ébène, immense sans paraître trop grand pour ce qu’il contenait, quoiqu’elle y fût seule, le cocher fastueux avec sa housse chargée de broderies, les deux laquais en livrée qui se tenaient respectueusement des deux côtés du marchepied, tout cela disparaissait devant la lente majesté avec laquelle la grande dame descendait et touchait la terre. C’est avec ces airs de reine qu’elle présidait les excellens dîners de son fils, y déployant, jusqu’au dernier jour d’une vie fort longue, infiniment de tact et de dignité.

« Lady Don était plus grande dame encore, comme l’attestaient son exquise amabilité et l’élégante aisance de ses manières. Les restes de sa beauté passée, ses cheveux blancs bien lissés, sa petite main étincelante des feux de ses diamans héréditaires, son bon cœur, ses façons affectueuses, sa voix caressante et son doux regard expliquaient la vive affection dont sa vieillesse était entourée. C’est, autant qu’il m’en souvient, la dernière personne qui ait conservé à Edimbourg une chaise à porteurs à elle. Cette chaise était toujours dans l’antichambre, aussi somptueuse et aussi corn for table que la pouvaient rendre la soie, l’or et le velours ; et quand lady Don sortait, deux respectables porteurs, couverts de manteaux à sa livrée, excitaient l’envie de tous leurs confrères. Mistress Rochead et elle allaient à Tron-Church, et je n’étais pas un des moins empressés du groupe qui se formait toujours pour voir ces deux belles reliques du passé sortir, l’une de son carrosse, et l’autre de sa chaise. »


Lord Cockburn s’est complu à tracer le portrait d’un certain nombre de ces matrones qui faisaient l’ornement de la société écossaise aux jours de sa jeunesse, c’est-à-dire de 1790 à 1810. En quelques coups de crayon, il nous peint lady Hunter Blair, modèle d’élégance et d’urbanité, mistress Murray avec sa froideur de statue, et lady Arniston, digne héritière des nobles dames du moyen âge, qui régnaient dans leurs châteaux et savaient y soutenir un siège, enfin la mère des Dundas, clouée par l’âge dans son fauteuil, et se faisant lire les journaux de Londres par ses petites-filles. La lectrice tombe sur un article où l’on rapporte que la réputation d’une dame est compromise par une parole indiscrète du prince de Galles : mistress Dundas se lève impétueusement malgré ses quatre-vingts ans, et, brandissant avec indignation son bras maigri, s’écrie d’une voix courroucée : « Le malotru ! est-il possible qu’il embrasse une dame et qu’il s’en vante ! » En regard de ces douairières vénérables, élevées dans les traditions d’un puritanisme sévère et frémissant à la moindre violation des lois de l’étiquette, Cockburn esquisse quelques femmes qui, protégées par leur naissance aristocratique, bravaient impunément les préjuges de la mode et du bon ton. C’est miss Menie Trotter, l’héritière de Mortonhall ; c’est surtout Sophie Johnston, à qui son père, par système, n’avait voulu donner aucune espèce d’éducation, qui s’était formée elle-même à la campagne, avait appris les métiers de charpentier et de serrurier, et savait au besoin ferrer un cheval. L’auteur nous la montre paisiblement assise dans les salons de la noblesse et à la table des premières familles, dans son costume emprunté aux deux sexes, avec un chapeau d’homme, une sorte de pardessus boutonné de haut en bas, et de monstrueux souliers fermés par des agrafes de cuivre, disant son fait à chacun avec une vive et rude causticité, aimée et respectée de tous pour son bon sens et ses vertus. Les visiteurs affluent chez elle ; ils frappent en vain à la porte : la servante, par ordre de sa maîtresse, a emporté la clef ; mais Sophie a un judas dans sa porte. Quand les gens lui conviennent, elle entame la conversation par ce judas, et quand elle est lasse de causer, elle le ferme sans cérémonie. Ces figures excentriques, qui tranchent violemment sur tout ce qui les entoure, ne font que mieux ressortir ce qu’il y avait de raideur méthodique, de froideur compassée et d’odieuse monotonie dans cette vieille société écossaise au sein de laquelle les moindres détails de la vie étaient réglés avec une inexorable rigueur. Point de musique, hormis à la salle Sainte-Cécile, où personne n’eût osé changer la place que lui assignaient l’habitude et son rang dans le monde ; point de danse, hormis dans les salons de George-Square, seuls patronnés par le beau monde, et encore à quel esclavage étaient soumis danseurs et danseuses !


« Des douairières à martinet et de vénérables beaux remplissaient les fonctions de maîtres des cérémonies, et se chargeaient de tous les arrangemens préliminaires. Deux personnes ne pouvaient danser ensemble sans être munies d’une carte qui déterminait la place précise qu’elles devaient occuper dans tel ou tel quadrille ; faute de cette carte, le danseur ou la danseuse était traité comme un intrus et exclu de la danse. Si la carte portait les chiffres 3 et 4 cela voulait dire que le porteur devait figurer dans le troisième quadrille, à la quatrième place, et, s’il était trouvé ailleurs, il était renvoyé à son poste ou mis en interdit. La carte de sa danseuse devait correspondre à la sienne : malheur à la pauvre jeune fille qui, avec une carte marquée 3 et 4, était trouvée à côté d’un jeune homme numéroté 9 et 2 ! C’était là de la coquetterie sans autorisation préalable ; ce scandale donnait lieu à de fâcheux commentaires, et le régulateur du quadrille ne manquait pas d’en faire l’objet d’un rapport à la mère de la coupable. Les personnes qui désiraient s’assurer à elles-mêmes ou assurer à leurs enfans la possibilité de danser avaient soin de se munir avant le jour du bal de cartes et de numéros d’ordre : cela rendait nécessaire la nomination d’un directeur des contredanses, et l’élection d’un pape donne lieu à moins d’intrigues. On était le maître de courir les chances du hasard ; mais, pour être obtenue dans la salle même, la permission écrite n’en était pas moins rigoureusement exigée, et un complot de deux jeunes gens pour danser ensemble sans l’autorisation officielle était un attentat dont la pensée seule faisait frémir. On prenait du thé dans les pièces qui faisaient suite à la salle de danse, et un cavalier peu empressé pouvait seul négliger d’offrir une orange à sa danseuse à la fin de chaque contredanse ; mais les oranges, le thé, comme tout le reste, étaient l’objet des règles les plus minutieuses et les plus rigides. »


Les dîners n’étaient pas soumis à des lois moins sévères. Personne ne se serait permis d’offrir le bras à une dame pour la conduire à table : cela eût excité autant d’horreur que la valse, dont le nom n’était jamais prononcé sans que les gentlemen bien élevés, sans que les mères et les tantes se répandissent en déclamations contre les mœurs du continent. Les dames passaient l’une après l’autre dans la salle à manger, en suivant l’ordre des préséances, et elles allaient se placer debout derrière leur chaise, attendant le voisin que le sort leur donnerait. Alors avait lieu, dans le même ordre, le défilé des hommes, et chacun choisissait sa place à mesure qu’il entrait. Il n’était pas permis de boire du vin sans porter la santé de quelqu’un, et ce n’était pas une petite affaire. Le vin n’était presque jamais mis sur la table s il fallait le demander aux domestiques en nommant à voix haute la personne qu’on invitait à boire avec soi. Tout cela demandait un peu de préparation et de courage. Aussi les gens timides se bornaient-ils à boire quand ils y étaient conviés. Il est vrai que le maître de la maison ou le personnage le plus important de la compagnie avait en général l’attention de boire successivement à la santé de toutes les personnes présentes. Quand il ne se sentait pas de force à remplir cette tâche, il procédait par pelotons, désignant à la fois un couple de dames, ou deux dames et deux hommes. Les personnes ainsi nommées étaient obligées de remercier, et non point par un signe de tête ou un geste, mais en regardant en face qui les conviait, et en articulant distinctement les mots : « à votre bonne santé, » avec une respectueuse inclination de tête, la main amicalement posée sur le cœur, et un sourire de reconnaissance. Au dessert, il fallait que chaque convive, à son tour, portât la santé de toutes les personnes présentes, l’une après l’autre. Il se buvait donc quatre-vingt-dix santés à la fin d’un dîner de dix couverts ; mais ce n’était là que le commencement du supplice. Venaient les toasts : les hommes étaient obligés de nommer une dame absente, et les dames un homme ; ou bien un convive nommait une dame, et un autre l’appariait avec un homme, puis la santé du couple était bue avec force allusions à la réunion des deux noms. C’était ensuite le tour des sentimens, cérémonie redoutable pour les femmes et les gens timides. Chaque convive, après avoir fait remplir les verres, devait articuler à haute et intelligible voix une sentence de morale ou de galanterie, ou quelque maxime appropriée à la circonstance. Personne ne pouvait s’exempter de cette tâche, ni les vieillards, ni les femmes, ni même les jeunes filles, et plus d’un convive, quand arrivait le moment fatal et que son nom était prononcé, sentait la sueur inonder tout son corps et la rougeur lui monter au visage : ses tortures n’étaient qu’un plaisir de plus pour ses voisins.

Ces dîners formidables, avec leur accompagnement de santés, de toasts et de sentimens, ne dispensaient pas du souper, qui était long et substantiel. Commencé à neuf heures, il se prolongeait fort avant dans la nuit. Ces repas multipliés n’ont rien qui doive surprendre à une époque où les plus grands seigneurs quittaient volontiers leurs châteaux pour aller rencontrer à la taverne du village le plus proche les gentilshommes du voisinage, et vider avec eux un bataillon de bouteilles et de nombreux bols de punch. La sobriété n’était point en honneur dans cette société, qui tenait en suspicion les plaisirs les plus inoffensifs. Boire était presque la seule distraction qui fût laissée aux gens bien élevés, et ils ne s’en faisaient pas faute, les magistrats surtout, qui se signalaient volontiers par des exploits pantagruéliques. Ils étaient presque tous membres du club de l’Ante-manum, dont faisaient partie les plus forts buveurs d’Edimbourg, et leurs soupers duraient souvent jusqu’au matin. Lord Cockburn rapporte d’eux mille histoires à couvrir de confusion ce siècle de têtes faibles et d’estomacs délabrés. Il nous peint le désespoir comique de lord Hermand, lorsqu’un jeune homme reculait devant un verre de vin. « Où allons-nous ? s’écriait le vénérable magistrat. Vais-je donc demeurer seul sur la terre à boire du bordeaux ? » Parvenu après de quatre-vingts ans sans avoir jamais été malade, lord Hermand prétendait n’avoir jamais été plus matinal et plus calme qu’après boire. Il lui arrivait parfois de ne sortir du club que pour aller à l’audience, et à lui voir l’esprit clair et la parole nette, on n’eût jamais deviné d’où il venait. Il se déclarait sûr de convertir le pape, si le saint père voulait seulement souper avec lui. Boire était à ses yeux une qualité et même une recommandation morale ; il avait une compassion sincère pour ceux qui ne pouvaient pas porter le vin, et un profond mépris pour les gens qui, pouvant boire, s’en abstenaient. Deux jeunes gens, après avoir passé la nuit à boire du punch, s’étaient pris de querelle, et l’un des deux avait tué l’autre par un coup imprudent. Les juges ne condamnèrent le coupable qu’à un emprisonnement. Hermand, qui trouvait que ce crime jetait du discrédit sur les buveurs, opina de toutes ses forces pour une peine plus sévère. « La défense nous dit, criait-il en plein tribunal, — on sait qu’en Angleterre les juges opinent à voix haute, — la défense nous dit qu’il n’y a point eu d’intention criminelle, parce que le prévenu était sous l’influence de la boisson. Eh quoi ! il avait bu, il était ivre, et pourtant il a tué l’homme qui avait bu avec lui ! Ils s’étaient réjouis ensemble toute la nuit, et cependant il a pu le frapper, après avoir vidé avec lui une pleine bouteille de rhum ! Grand Dieu ! milords, s’il peut agir ainsi étant ivre, de quoi n’est-il pas capable à jeun ! »

Mais lord Hermand et tous ses collègues cédaient la palme à lord Newton, qu’on avait surnommé le puissant. Plein de lumière et de sagesse, droit, bienfaisant, généreux, fidèle à ses amis et à ses principes, il voyait toutes ses bonnes qualités effacées par l’admiration que ses libations inspiraient à la foule. C’était un homme digne de trinquer avec les héros Scandinaves. Seulement il buvait sans bruit et presque silencieusement, étant d’avis qu’une conversation trop animée nuit aux plaisirs de la table. Son plus grand chagrin était de voir ses convives ne remplir leurs verres qu’à moitié.


« L’embonpoint de lord Newton et ses exploits bachiques le rendaient très somnolent dans le monde et au tribunal ; il dissimulait cette faiblesse d’une façon curieuse. À l’audience, sa tête reposait généralement sur sa vaste poitrine ou sur ses mains, qu’il croisait, les coudes appuyés sur la table. Dès qu’il avait une idée de l’affaire en litige, ses yeux se fermaient d’un vrai sommeil. Pourtant, par la force de l’habitude et par l’effet d’une oreille et d’une intelligence remarquablement promptes, il était impossible qu’on dît une parole valant la peine d’être entendue sans que Newton ouvrît aussitôt son énorme paupière. Il tenait ses grands yeux perçans dirigés comme des mortiers sur l’orateur, jusqu’à ce qu’il eût saisi tout ce qui était nécessaire. Dès que l’avocat retombait dans les redites, la paupière du juge s’abaissait de nouveau jusqu’au prochain éclair. Le seul moyen de tenir Newton éveillé était de donner de bonnes raisons, et il était infaillible. Jamais juge ne fut plus maître des affaires qu’il avait à décider. Les étrangers s’étonnaient de son sommeil perpétuel ; mais quand, ils le voyaient s’animer et émettre son opinion, ce qu’il était toujours prêt à faire sur-le-champ, l’exactitude avec laquelle il posait les questions et la lumineuse rigueur de ses vues leur faisaient prendre en dédain les juges dont les yeux ne se fermaient jamais. »


Ce n’était pas seulement dans leur intérieur et au club que les magistrats d’autrefois sacrifiaient à Bacchus : ils demandaient habituellement à la dive bouteille des lumières pour leurs arrêts.


« On plaçait devant les juges, sur leur table, sans la moindre dissimulation, de pleines bouteilles de vieux Porto, de grands et de petits verres, des carafes d’eau et des biscuits. Pendant quelque temps, leurs seigneuries ne paraissaient occupées qu’à prendre des notes ; les rafraîchissemens demeuraient intacts et comme dédaignés. Bientôt on mettait un peu d’eau dans le grand verre et on la buvait tout doucement, comme pour soutenir la nature ; puis on se permettait quelques gouttes de vin, mais toujours avec de l’eau ; enfin, la patience venant à manquer, on vidait un plein verre de vin pur. Les choses allaient ensuite d’elles-mêmes, ce n’était plus qu’une suite de collations et de rasades à exciter l’envie des gosiers desséchés qui remplissaient la galerie. Les fortes têtes soutenaient assez bien ce régime, qui agissait, et d’une façon assez manifeste, sur les cerveaux faibles. Ce n’est pas que l’hermine en vînt à une ivresse complète, mais quelquefois elle était certainement hors de son assiette. Pourtant c’était chose si ordinaire pour ces sages personnes que cela ne produisait aucun changement en elles : rien n’était visible à distance, et ils acquéraient tous l’habitude de siéger et de faire bonne contenance, même quand leurs bouteilles étaient mises à sec. Ces repas en plein tribunal n’avaient pas lieu, autant que je sache, dans les tournées d’assises ; le mal revêtait une autre forme. Les tentations de l’auberge amenaient fréquemment une suspension complète de l’audience : juges, avocats, greffiers, jurés, prévôts, allaient ensemble faire un bon dîner après lequel ils retournaient décréter force transportations et force pendaisons. J’en ai été plus d’une fois témoin, et c’était une remarque commune que le soir le cortège marquait bien moins exactement le pas que le matin. »

On est invinciblement tenté de prendre ces détails pour autant de satires : on se tromperait pourtant. Si lord Cockburn met un peu de malice dans les portraits qu’il trace, il n’y met ni malignité ni mauvaise foi. Il était en bons termes avec tous les hommes dont il parle, et quelques-uns, lord Hermand par exemple, étaient étroitement liés avec sa famille. En racontant leurs écarts, il rend justice à leur savoir, à leurs lumières, à leur probité. Il faut se souvenir qu’il s’agit d’un temps où l’on était rigoureux sur bien des points qui nous paraissent aujourd’hui indifférens, mais où le sentiment des convenances de chaque profession était beaucoup moins développé, où les chapelains des vaisseaux, par exemple, s’excusaient de jurer à chaque mot, attendu que c’était le seul moyen de se faire écouter des matelots. L’opinion publique, cette législatrice suprême que personne ne peut braver aujourd’hui, n’existait point alors, et ne pouvait traduire à son tribunal les hommes que leur rang et leurs fonctions élevaient au-dessus de la foule ; la publicité n’exerçait pas sur eux ce contrôle si importun, mais si salutaire à ceux qui en sont l’objet. N’ayant nulle idée qu’on pût leur demander compte de leurs façons d’agir, et affranchis de toute appréhension du blâme public, les gens haut placés donnaient un libre cours à leurs fantaisies, et les magistrats, en particulier, se laissaient facilement aller à ce cynisme de langage et de manières, à ces habitudes impérieuses et à ce dédain de l’opinion que développent trop aisément chez eux l’absolutisme et l’irresponsabilité de leurs fonctions. Quand ils parcouraient l’Ecosse en tournée d’assises, ils ne voulaient se rendre au prétoire qu’entre deux haies de soldats : ils tenaient les jurés debout pendant leurs allocutions, même quand elles duraient plusieurs heures ; ils rappelaient à l’ordre l’avocat qui substituait le ton de la conversation à celui de la harangue, — le tout au nom du respect dû à la justice. Il ne venait à la pensée d’aucun d’eux qu’il fût tenu au moindre respect envers le public. Ils s’abandonnaient à leurs humeurs et à leurs bizarreries, et ne reculaient devant aucune excentricité. Lord Cockburn raconte de quelques-uns d’entre eux les anecdotes les plus étranges. Lord Eskgrove fit pendant de longues années l’amusement de la ville d’Edimbourg par ses caprices, ses manies et ses ridicules. Avant de publier le Lai du dernier Ménestrel, Walter Scott s’était déjà fait une réputation par le talent avec lequel il contrefaisait les singularités du chief justice.

La magistrature, le barreau tiennent une très grande place dans le livre de lord Cockburn, et ce n’est point uniquement l’effet d’une préoccupation bien naturelle chez un ancien avocat. Depuis que l’Ecosse avait perdu son parlement et son administration spéciale, les cours de justice étaient la seule des grandes institutions nationales qui fût demeurée debout. Toute la vie politique et intellectuelle du pays s’était concentrée dans le barreau, dans les universités et dans le clergé. Le clergé presbytérien allait, il est vrai, dégénérant tous les jours. Pendant le XVIIe siècle, et tant qu’on avait pu craindre un retour des Stuarts, il avait été à la tête de la nation par l’influence comme par les lumières ; les plus considérables des laïques se mettaient volontairement à sa suite : c’est lui qui avait fait pencher la balance en faveur de la révolution. Par ses luttes contre la royauté et l’épiscopat, par les persécutions qu’il avait endurées, la constance qu’il avait déployée, les services qu’il avait rendus, il avait acquis l’estime et la reconnaissance de la nation ; mais de longues années de sécurité avaient amené à leur suite la tiédeur et le relâchement chez les pasteurs, l’indifférence chez le peuple. Le ministère religieux, réduit aux paisibles devoirs du sacerdoce, n’avait plus rien qui séduisît les caractères ardens ni les esprits d’élite. À mesure que le niveau s’abaissait, la couronne et les grands propriétaires usaient plus librement de leur droit de patronage ; ils le faisaient servir à leurs vues politiques, et recherchaient la souplesse plutôt que l’élévation du caractère, la modestie des habitudes plutôt que l’instruction et le talent. Le clergé ne se recrutait donc que d’hommes médiocres, faiblement instruits et mal payés, dont l’ambition se réduisait à végéter dans leurs menses, à s’acquitter convenablement de leurs fonctions et à gagner la bienveillance du patron. On avait donc une église contente de peu, honnête et régulière, mais sans influence et presque sans considération, et du sein de laquelle ne sortait plus ni un écrivain, ni un prédicateur de mérite. L’assemblée générale offrait la preuve de cette décadence continue.

On appelait ainsi la réunion des délégués, ecclésiastiques et laïques, de toutes les églises d’Écosse, que l’on convoquait tous les ans, pendant douze jours, dans la vieille cathédrale de Saint-Giles, pour juger les causes ecclésiastiques et régler les affaires religieuses. L’assemblée générale se composait de 200 ministres et de 150 anciens ; deux commissaires de sa majesté venaient, comme au temps des Stuarts, présider à l’ouverture de ses travaux avec la rigoureuse étiquette et dans toute la pompe de la royauté. Ce parlement ecclésiastique avait été, pendant deux siècles, l’institution la plus vivace du pays et l’âme de la nation. Tout ce qu’il y avait d’hommes considérables en Écosse aspirait à y siéger. Ses débats tenaient la population attentive, car il s’y agissait souvent des convictions religieuses de tous, et les deux chambres écossaises, dans leurs démêlés avec la royauté, recevaient le mot d’ordre de l’assemblée, et n’étaient que les échos de ses décisions. Dans l’état d’affaissement où était tombé l’esprit public en Écosse, à la fin du XVIIIe siècle, la convocation de l’assemblée était encore le seul incident qui excitât quelque curiosité, et c’était seulement sous les voûtes de Saint-Giles que pouvait se faire entendre parfois une parole de liberté. Néanmoins l’initiative et l’influence n’appartenaient plus au clergé, parce que les lumières, le talent et la considération étaient du côté des membres laïques. Les ministres semblaient ne plus siéger que pour voter silencieusement, et donner la majorité aux partisans du gouvernement. Le temps était loin où la parole de quelques membres du clergé suffisait à mettre toute l’Écosse en feu, et où un simple ministre, du fond de son obscur presbytère, remplissait d’inquiétude les conseillers de la couronne. Il fallut les calculs intéressés des magistrats municipaux pour ramener quelques hommes de mérite dans les rangs du clergé. Certains conseils communaux s’avisèrent enfin que le plus sûr moyen de ne pas laisser à la charge des villes l’entretien et la réparation des édifices était de faire porter leur choix sur des ministres dont le talent pût réunir un troupeau assez nombreux pour suffire aux dépenses du culte. C’est ainsi que quelques prédicateurs distingués, longtemps tenus à l’écart à cause du libéralisme de leurs opinions, parvinrent tardivement à des bénéfices. Ces exceptions étaient rares cependant, et pour ranimer l’ardeur religieuse et la vie au sein du clergé presbytérien, il fallut que la parole éloquente de Chalmers vînt déterminer un schisme et, en face de l’église établie, constituer l’église libre d’Écosse.

Edimbourg était une ville de magistrats, de lettrés et de rentiers ; à n’observer que les apparences, on eût dit à cette époque une ville de soldats. La terreur de la révolution et la peur de l’invasion française, sincères chez le plus grand nombre, affectées chez les habiles, déterminaient bon gré mal gré chez tout le monde la vocation militaire. On formait sans cesse des régimens de toute sorte : infanterie, cavalerie, artillerie, toute la population était sous les armes. Ne pas s’enrôler dans la milice eût été faire acte de mauvais citoyen et se faire hautement accuser de trahison. Jeffrey, Brougham, Horner, portaient donc le mousquet ; Cockburn commandait une compagnie. Ils avaient le bon sens de rire entre eux de leurs talens militaires et des services qu’ils pouvaient rendre ; mais d’autres prenaient la chose plus au sérieux. Le lord-avocat, Charles Hope, homme d’esprit pourtant, est demeuré célèbre par la fréquence et la longueur de ses ordres du jour et de ses proclamations : il passait sa vie à quitter et à reprendre alternativement la robe et l’uniforme ; mais son zèle n’était rien auprès de celui de Walter Scott, qui cumulait deux commandemens, l’un comme shériff de la forêt d’Ettrick, l’autre comme quartier-maître des chevau-légers d’Edimbourg. Walter Scott avait ainsi à sa disposition de l’infanterie et de la cavalerie, et, comme shériff, il siégeait en outre au comité chargé de diriger l’armement des côtes. Il ne quittait pas l’un ou l’autre de ses uniformes : il commandait soir et matin l’exercice à ses cavaliers et à ses fantassins ; il buvait avec eux pour les tenir plus longtemps sous les armes ; il composait des chants patriotiques pour ranimer leur ardeur. Afin d’habituer les chevau-légers au maniement du sabre, il les faisait charger l’un après l’autre sur un potiron planté au bout d’un piquet, et qui représentait l’infanterie française. Ces cavaliers inexpérimentés pensaient beaucoup moins à atteindre le potiron qu’à ne pas se jeter par terre ; mais Walter Scott lançait son cheval à fond de train, en criant, comme s’il conduisait la charge : « Taillez-les en pièces, ces misérables, taillez-les en pièces ! » Et il appliquait de tout cœur un grand coup, que sa gaucherie naturelle faisait souvent tomber à côté, en maugréant contre un ennemi détesté.

Si les personnages les plus considérables, si un homme de génie tel que Walter Scott en étaient venus là, quels devaient être les sentimens et la conduite de la foule ! Cela tenait du délire, nous dit lord Cockburn. Fils d’un des barons de l’échiquier, neveu de lord Melville, il avait l’occasion de voir et d’entendre tous les jours dans la maison paternelle les chefs du parti tory en Écosse. Leurs prédictions sinistres, leurs déclamations furibondes, les scènes de massacre qu’ils rapportaient et qu’ils exagéraient, le glaçaient d’effroi et troublaient sa jeune imagination. Il semblait que la France vomît incessamment des légions de démons qui mettaient toute l’Europe à feu et à sang : il n’y avait plus de sécurité pour personne dans les trois royaumes, si l’on ne comprimait par tous les moyens possibles l’esprit révolutionnaire. On devine de quel œil étaient vus les hommes qui, en face de la terreur et de l’irritation universelles, avaient le courage de professer des opinions libérales et d’encourir l’accusation de jacobinisme. Toutes les portes leur étaient fermées, toutes les carrières leur étaient interdites. Au sein de la chambre des communes, le parti whig était réduit à une vingtaine de députés, groupés autour de Fox et de Sheridan ; mais il conservait du moins la liberté de la parole : impuissant à rien empêcher, il pouvait au moins protester au nom des principes ; il pouvait faire appel à l’opinion publique par la presse, par les meetings, par les réunions électorales. Rien de semblable n’était possible en Écosse : l’opposition, même la plus timorée, n’y avait aucun moyen de se faire jour. L’Écosse envoyait quarante-cinq députés au parlement. Trente étaient nommés par les comtés, c’est-à-dire par un corps électoral composé de quinze ou dix-huit cents électeurs, la plupart petits propriétaires à la dévotion de quelque grand seigneur, ou trop heureux d’obtenir au prix de leur vote les faveurs du gouvernement. Plusieurs centaines d’électeurs ne remplissaient pas les conditions légales et n’étaient admis à voter que par une coupable connivence. Les députés des bourgs étaient nommés par les conseils municipaux. Edimbourg était l’unique ville qui eût un représentant à elle seule : partout ailleurs on réunissait quatre ou cinq villes pour former un collège. Les conseils municipaux de ces villes nommaient chacun un délégué, et les quatre ou cinq délégués désignaient le député. Il suffisait donc au gouvernement de gagner deux ou trois personnes pour emporter une élection. Il n’était point à craindre d’ailleurs que l’opposition pénétrât dans les conseils municipaux : ces conseils se recrutaient eux-mêmes, en appelant dans leur sein des membres nouveaux à mesure que des vacances se produisaient. Le même esprit s’y perpétuait donc forcément. C’était en réalité le gouvernement qui composait les conseils municipaux et qui nommait tous les députés. Aussi, lorsqu’en 1812 un brave soldat, un grand propriétaire, sir John Dalrymple, osa se mettre sur les rangs dans un comté en avouant ouvertement sa prédilection pour les whigs, ce fut tout un événement. Sir John ne fut pas élu, mais sa candidature seule fit scandale.

Il ne fallait pas songer à s’adresser à l’opinion par la presse ; les douze ou quinze feuilles qui se publiaient alors étaient toutes sous l’influence du parti tory : le premier journal qui se hasarda à professer des opinions libérales fut fondé à Edimbourg en 1817. Personne n’eût songé à provoquer une réunion publique après avoir vu Henry Erskine destitué par ses confrères, en 1796, du poste de doyen de l’ordre des avocats, pour avoir accepté la présidence d’un meeting. Vingt ou trente ans s’écoulèrent avant qu’on entendît parler d’aucune réunion populaire. Le gouvernement, en l’absence de toute publicité, ne reculait pas devant les persécutions pour étouffer tout esprit d’opposition par la force et la terreur, et il était secondé par les passions plus encore que par la servilité des magistrats. Si l’on excepte les quelques mois que dura le ministère formé par Fox en 1806, les tories gardèrent le pouvoir pendant près de quarante années consécutives. Les cours de justice n’étaient donc remplies que de magistrats dévoués à leurs principes, et le plus souvent d’hommes qui avaient mérité leur position par les excès d’un zèle intempérant. Ces juges, enflammés par l’esprit de parti, ne craignaient pas au besoin de faire fléchir la loi ou de lui donner l’interprétation la plus inattendue. Non-seulement ils présidaient les assises, mais ils désignaient eux-mêmes les jurés, sans admettre le droit de récusation, et ils dictaient au jury, sous prétexte de définir le point de droit, le verdict qu’il avait à rendre. Être accusé, c’était être condamné.

En 1794, un nommé Gerald avait provoqué à Glasgow des réunions d’ouvriers et prononcé quelques harangues un peu vives ; il fut traduit aux assises comme coupable de haute trahison, condamné à mort et exécuté. Un peu après, deux Anglais, Muir et Palmer, vinrent en Écosse pour tenir des réunions en faveur de la réforme : ils furent arrêtés et amenés devant le jury. On ne savait quel délit leur imputer ; on les accusa de sédition, et le jury, à la suite d’une violente sortie du juge, les déclara coupables. La loi écossaise cependant n’avait pas prévu le délit de sédition, et ne mentionnait aucune pénalité qui fût applicable aux condamnés. Le juge se tira d’affaire en invoquant la loi romaine, qui, disait-il, était la loi du pays dans le silence de la loi écrite. Comme Paulus mentionne trois pénalités pour les séditieux, — être mis en croix, être livré aux bêtes, ou être déporté dans une île, — lord Swinton choisit miséricordieusement la pénalité la plus douce, et condamna Muir et Palmer à la transportation. Voilà donc deux hommes flétris d’une peine afflictive et infamante, voués à l’exil pour avoir voulu user d’un droit que personne n’aurait osé leur contester en Angleterre, pour avoir fait ce que faisaient tous les jours à Londres les chefs mêmes du gouvernement ! Fox porta la question devant la chambre des communes, et fit de la condamnation de Muir et de Palmer le thème d’un de ses plus éloquens discours ; mais la magistrature écossaise, sans tenir compte de protestations impuissantes, continua à sévir sans pitié contre tous ceux qui osaient émettre publiquement des opinions libérales. L’âme de cette persécution était lord Swinton, plus connu sous son premier nom de Braxfield. Profondément versé dans la science du droit, il a laissé la réputation d’un grand jurisconsulte ; c’était une intelligence puissante, pleine de force et de pénétration, mais un caractère passionné, que l’esprit de parti aveuglait, et qui ne faisait servir sa connaissance des lois qu’à satisfaire ses haines. Il eût voulu faire pendre ou bannir du pays tous les whigs. « Amenez seulement ces drôles à ma barre, disait-il au lord-avocat ; je trouverai toujours bien un texte de loi à leur appliquer. » Gerald, pour se justifier et prouver qu’on pouvait souhaiter des réformes dans la législation de son pays sans être un criminel ni un traître, invoquait l’exemple de Jésus-Christ, qui, dans son temps, avait été un réformateur. « Ça lui a bien réussi ! se prit à murmurer Braxfield ; il a été pendu pour cela. »

L’emprisonnement et la transportation faisaient donc justice des whigs qui se laissaient aller à quelque imprudence de langage et de conduite. Une intimidation perpétuelle pesait sur tous les autres : ils étaient tenus en suspicion, ils étaient l’objet d’une surveillance de tous les instans. Une vingtaine, appartenant aux premières familles d’Edimbourg et aux professions libérales, poussaient la hardiesse jusqu’à se réunir à dîner tous les ans, le jour de la naissance de Fox : ils étaient sûrs de trouver à la porte de la taverne des agens de police qui prenaient par écrit les noms de tous ceux qui entraient. Il arriva une fois qu’un des convives eut besoin de sortir de bonne heure : il trouva dans la pièce voisine le shériff et le professeur de droit civil Hume occupés à écouter ce qui se disait dans la salle du banquet. L’inoffensif recteur de la haute école, Alexandre Adam, était complètement étranger à la politique ; mais, admirateur passionné de l’antiquité, il avait sans cesse à la bouche les grands noms d’Athènes et de Rome : il lui arrivait de parler des républiques de la Grèce et de l’expulsion des Tarquins. Il n’en avait pas fallu davantage pour le rendre suspect, et l’on interrogeait fréquemment ses élèves pour le prendre en flagrant délit de jacobinisme. Lorsque George Cranstoun, qui devait être l’honneur de la magistrature écossaise, demanda à être admis au barreau, le professeur de droit civil Hume se rendit chez lui et lui présenta à signer une adhésion explicite à la politique du gouvernement et aux principes tories. Les jeunes avocats, qui refusaient, comme Cranstoun, de donner ce gage au parti dominant, étaient aussitôt signalés comme des esprits dangereux ; ils étaient l’objet de l’animadversion des juges, qui ne leur épargnaient ni les sarcasmes ni les rebuffades, et les attorneys se gardaient de leur confier une cause. Les médecins étaient sûrs de n’avoir d’autres patiens que ceux que la misère leur amenait : les ministres n’avaient à attendre aucun bénéfice ; les savans se voyaient frappés d’exclusion, et les chaires qui avaient fait l’objet de leur ambition étaient données à des rivaux obscurs, mais bien pensans. Atteints dans leurs espérances d’avenir, ces réprouvés étaient poursuivis jusque dans leur vie privée. Leurs parens rompaient avec eux, les maisons où ils avaient été les plus familiers leur étaient brusquement fermées, et leurs plus anciens amis affectaient de ne les plus reconnaître.

Si telle était l’oppression qui pesait sur les professions libérales, que dire des autres carrières ? Les artisans, au dire de Braxfield, n’avaient pas plus le droit d’avoir une opinion que le bœuf qui traîne la charrue ; ils n’étaient que des brutes avec une âme. Le commerçant qui se serait avisé de se déclarer whig aurait été ruiné du coup ; il aurait vu ses cliens le quitter, et son crédit eût été perdu. Les banquiers, désireux d’être chargés des paiemens du gouvernement, rivalisaient de zèle politique, et réservaient leurs préférences et leur appui pour les partisans des bons principes. Lorsque les whigs commencèrent à relever la tête, ils furent obligés d’établir, en 1810, la Banque commerciale, et de déclarer que cet établissement de crédit n’aurait aucun égard aux opinions politiques des cliens. C’est à ce prix seulement qu’ils purent espérer que ceux des commerçans qui leur étaient secrètement favorables oseraient manifester leurs sympathies pour eux. La nouvelle de la fondation de la Banque commerciale retentit dans toute l’Ecosse comme un coup de tonnerre, et fut envisagée par tous comme le signal de l’émancipation politique pour les classes commerçantes et industrielles.

La séduction complétait l’œuvre de la force et de l’intimidation. On choisissait parmi les ministres celui qui avait le plus de relations avec l’Ecosse, pour le charger de surveiller les élections dans le pays et diriger les affaires écossaises. Ce rôle fut départi pendant de longues années à Henry Dundas, le premier lord Melville, et après lui à son fils et à ses neveux. Henry Dundas appartenait à l’une des premières familles de l’Ecosse : sa naissance, ses talens oratoires, son expérience et ses qualités d’homme d’état lui assuraient une influence considérable dans le gouvernement. Habile et insinuant, les moyens violens et les persécutions n’étaient pas dans ses goûts ; il modérait bien plutôt qu’il n’encourageait le zèle intempérant et les écarts de ses partisans. Dans l’intervalle des sessions, Henry Dundas exerçait, à Edimbourg et dans son château d’Arniston, une hospitalité royale, attirant chez lui tous les hommes influens, tous les lairds campagnards, se montrant prodigue de promesses qu’il savait tenir au besoin, n’épargnant rien pour démontrer à tous que leur intérêt et l’intérêt de l’Ecosse étaient de soutenir énergiquement le ministère tory. Il gagnait les ambitieux par l’espoir de la faveur, en même temps que la crainte mettait les timides aux pieds du gouvernement.

Voilà donc quel était l’état politique de l’Ecosse à la fin du XVIIIe siècle : point de presse indépendante, point de liberté de réunion, des simulacres d’élections, la partialité et la violence jusque dans le sanctuaire de la justice, l’intolérance des opinions franchissant le seuil du foyer domestique ; enfin l’isolement et la perte de tout avenir pour quiconque ne croyait pas à l’infaillibilité de Pitt et de Dundas. Aussi tout esprit public s’était éteint, le silence régnait d’un bout du pays à l’autre, et un mot de lord Melville était obéi comme le plus absolu des ordres. Le parti whig à Edimbourg était réduit à trois personnes : le vieux jurisconsulte Archibald Fletcher, toujours enterré au milieu de ses livres ; un avoué, James Gibson, depuis sir James Gibson Craig, homme d’une persévérance indomptable, d’une infatigable activité et d’une grande fécondité de ressources ; enfin Henry Erskine, le premier des avocats du pays. Beau, élégant, spirituel, Erskine unissait toutes les séductions de la personne à une âme noble et à une belle intelligence. Dans le monde, il était doué d’un charme irrésistible ; à l’audience, sa voix harmonieuse captivait à elle seule l’attention, son éloquence remuait les jurés, son savoir étonnait et ébranlait les juges. On avait pu lui retirer le titre de doyen de la faculté : on n’avait pu lui enlever la première place au barreau, l’admiration du public et la confiance des familles. Tous ses confrères s’inclinaient devant sa supériorité ; sa réputation, depuis longtemps faite, lui assurait la plus brillante clientèle, et sa bonne grâce, son esprit, son heureux caractère, faisaient lever pour lui l’interdit qui pesait sur tous les libéraux.

Erskine allait donc la tête levée dans Edimbourg, ne dissimulant pas ses opinions et accueillant avec le même dédain les avances et les attaques du parti dominant ; mais n’était-il pas condamné à demeurer toujours un général sans armée ? D’où lui viendraient les adhérens, alors que les tories mettaient tout jeune homme qui débutait dans le monde en présence de cette alternative d’une fortune rapide ou d’un complet ostracisme ? Qui donc choisirait volontairement pour son partage la lutte sans espoir, le sacrifice inutile, le renoncement à tout avenir ? Et cependant la moisson de la liberté leva, plus belle et plus abondante que les vœux les plus présomptueux n’eussent osé la souhaiter.

Ce n’était point en vain que ce petit coin de terre avait été pendant près d’un demi-siècle un foyer de lumières et d’activité philosophique. Hume avait soumis à son audacieuse critique les principes les plus incontestés ; Reid et Adam Smith avaient revendiqué les prérogatives de la raison humaine et son droit à ne s’incliner que devant la vérité. La voix éloquente de Dugald Stewart enseignait tous les jours que la loi morale était seule souveraine en ce monde, et que l’accomplissement du devoir était préférable à tous les succès. La génération nouvelle s’habituait à l’idée de penser par elle-même. Au sortir des écoles, les jeunes gens entraient dans des sociétés littéraires où l’on s’exerçait à écrire et à parler : c’était la Société académique, c’était surtout la Société spéculative. On y traitait les questions les plus diverses et souvent les plus élevées : littérature, morale, économie politique, législation, tout était abordé par ces jeunes esprits, pleins de confiance dans leurs forces et stimulés par l’émulation. La contradiction était vive et les débats acharnés.

Mais dès que la discussion est possible, elle profite infailliblement à la vérité et à la liberté. Ces jeunes gens, étrangers jusque-là à toute idée politique et uniquement occupés de se préparer à leur carrière future, étaient tout étonnés de se trouver libéraux. Envisagés en eux-mêmes et dégagés des erreurs et des crimes qui les avaient déshonorés, les principes de la révolution française ne faisaient plus horreur à ces vives intelligences. L’égalité civile et politique, la destruction des monopoles et des privilèges de naissance, la compétition de tous pour les fonctions publiques, le libre examen des actes du pouvoir n’avaient rien qui les effrayât. Une fois convaincus, ils se montrèrent fidèles à leurs principes. Avec cette ardeur et cette facilité de sacrifice qui sont propres à la jeunesse, ils se rangèrent bravement autour d’Erskine, et acceptèrent l’existence pénible à laquelle les vouaient leurs opinions. Quelques-uns, John Luydes, Allen, Richardson, puis Brougham lui-même, allèrent à Londres chercher un champ plus vaste et une atmosphère plus libre : les autres tinrent bon et ne quittèrent pas le champ de bataille où la destinée les avait placés.

Ils étaient quinze ou vingt en tout, quoiqu’il leur fût venu les recrues les plus inattendues ; mais il se trouva qu’à l’exception de Walter Scott, tory de naissance et jacobite par imagination, ce petit noyau de jeunes gens contenait tous les esprits éminens dont l’Ecosse pourrait s’enorgueillir de notre temps.


« A la tête de la jeunesse whig se trouvaient, entr’autres gens de mérite, George Cranstoun, ferme dans ses principes, mais trop indolent quand il fallait agir ; John Archibald Murray, élevé dans la serre chaude du torysme, mais transplanté, grâce à son énergie propre et à l’influence de son grand ami Francis Horner, dans le sol plus généreux où il s’est développé ; Thomas Thomson, un noble cœur et un érudit d’une science redoutable ; George Joseph Bell, le plus grand de nos jurisconsultes ; John Macfarlane, un apôtre digne des plus beaux âges apostoliques ; James Moncreif ; égal même à son père en dévouement au bien ; James Grahame, qui joignait aux talens du poète la simplicité et l’aimable piété d’un enfant, à qui sa sensibilité nerveuse faisait appréhender la moindre souffrance, et qui était prêt à se jeter dans les flammes, si ses principes l’exigeaient. Macfarlane et Moncreif en eussent fait autant. Ces trois derniers auraient fait les trois meilleurs martyrs que je puisse imaginer. Moncreif serait allé à l’échafaud en réfutant les erreurs de ses persécuteurs ; Macfarlane aurait souri intérieurement de l’absurdité d’un supplice comme moyen de conviction ; Grahame, pénétré d’indignation, aurait flétri à voix haute l’infamie du tyran. Par-dessus tous et avant tous était Jeffrey, la plus brillante étoile du parti. »


Dans cette énumération, Cockburn s’oublie lui-même. Il occupait pourtant, au milieu de ses amis, une place considérable et bien méritée. Neveu de l’homme qui gouvernait en réalité l’Ecosse, attaché par les liens du sang à toutes les familles influentes du parti tory, il avait renoncé volontairement à la brillante perspective qui s’ouvrait devant lui pour se ranger du côté des whigs. Ses parens, ne voyant là qu’une effervescence de jeunesse, l’avaient fait nommer, à son insu, à un poste important, dans l’espoir que l’âge et la possession du pouvoir auraient sur lui leur influence ordinaire. Cockburn n’avait été que plus ardent à soutenir ses principes, et s’était attaché à mériter une destitution ; mais ce n’était pas seulement ce sacrifice qui le recommandait à l’estime et à la considération de ses amis. Au barreau, il n’avait de supérieur qu’Erskine, et d’égaux que Jeffrey et James Moncreif. Il avait une voix vibrante, un geste parfait, une merveilleuse facilité d’élocution, une parole claire, nette, rapide, et le don de remuer les âmes. Il savait toucher toutes les cordes, depuis la plus irrésistible gaîté jusqu’au pathétique le plus touchant, jusqu’à l’indignation la plus véhémente. Les émotions qu’il produisait étaient d’autant plus vives qu’il semblait les partager lui-même, et que le jeu de sa physionomie, sa voix, son geste, étaient en harmonie avec ses paroles. Ses plaidoyers pour Stuart de Duncarn et pour Hélène Mac Dougal lui valurent deux triomphes judiciaires demeurés mémorables dans les annales du barreau écossais.

Cette brillante pléiade, à laquelle il faudrait ajouter Dugald Stewart, John Playfair, sir Harry Moncreif, le plus éloquent et le plus considéré des ministres presbytériens, était plus redoutable par le talent que par le nombre : elle n’avait aucun moyen d’action en face d’un parti qui disposait de toutes les ressources que peuvent donner la richesse, l’influence et la longue possession du pouvoir. Et pourtant l’avantage devait lui rester. L’histoire de cette lutte n’est pas le côté le moins intéressant du livre de lord Cockburn ; on y voit combien est irrésistible la contagion de la liberté. La persécution dont tous ces jeunes gens furent l’objet eut pour premier effet de les attacher plus étroitement les uns aux autres et de leur inspirer un dévouement mutuel qui centupla leur force. Elle les contraignit à se replier sur eux-mêmes, à se surveiller avec soin, et leur donna une maturité précoce. Avocats sans cliens, médecins sans malades, ministres sans paroisses, professeurs sans chaires, ils n’eurent d’autre ressource que le travail et l’étude, et ils se trouvèrent bien vite les plus savans, les plus habiles, les plus éloquens de leur génération. Par leur fidélité à leurs principes, ils conquirent l’estime même de leurs adversaires ; par leur conduite irréprochable, leurs vertus privées, leur désintéressement et leurs talens, ils inspirèrent une sérieuse et croissante sympathie. S’encourageant mutuellement à persévérer, s’entr’aidant les uns les autres dans leur honorable et fière pauvreté, se soutenant avec une chaude et généreuse camaraderie, ils arrivèrent à se faire peu à peu leur place, chacun dans la sphère de ses aptitudes, et avant d’atteindre à la fortune, ils étaient en possession de la considération universelle.

Le lien qui les unit tous fut la Revue d’Edimbourg, créée et rédigée par eux, et qui devint entre leurs mains un instrument formidable. Cette revue s’éleva bientôt au premier rang parmi les publications périodiques. Ce qui la rendait redoutable, c’était moins encore le talent des rédacteurs que leur modération. S’ils conquirent la victoire par la bonté de leur cause, ils la méritèrent aussi par leur conduite. Ils étaient libéraux, ils ne se firent pas révolutionnaires : ils furent les critiques, mais non pas les ennemis du gouvernement de leur pays. Ils voulaient, ils demandaient la réforme, non le renversement des institutions nationales, l’application sincère et loyale plus encore que le changement des lois. L’arme qu’ils employèrent ne fut pas la prédication violente, mais la discussion grave, digne, sérieuse, appuyée sur le savoir et sur le raisonnement. Provoqués et insultés souvent, ils ne répondaient à des injures que par des argumens. Ils ne se bornaient pas à critiquer ce qui existait, ils indiquaient comment on pouvait l’améliorer, invoquant tour à tour les enseignemens de la science et de l’histoire, l’expérience du passé, la comparaison avec les autres nations. Ils cherchaient à déterminer la conviction plutôt qu’à enflammer, à irriter les esprits, se reposant du succès sur la bonté de leur cause et la force naturelle de la vérité.

Leur conduite personnelle était aussi digne et aussi mesurée que leurs écrits. Ils ne s’agitaient point, ils ne songeaient pas à exciter les passions ni à remuer la foule ; mais chaque fois qu’une question était soulevée, ils se prononçaient sans ostentation et sans équivoque dans le sens de la liberté. Y avait-il un progrès à accomplir, une amélioration à réaliser, ils en étaient aussitôt les partisans et les appuis. Ils étaient à la tête de toutes les entreprises utiles, de toutes les œuvres élevées. Ils eurent l’idée de la Banque commerciale, qu’ils établirent sur les bases les plus larges et les plus équitables. C’est à Playfair que sont dues la pensée première et la fondation de l’Institut astronomique. La Société pour l’extinction de la mendicité n’eut pas de propagateurs plus zélés que les whigs. Ce furent eux qui fondèrent l’école lancastrienne, pour procurer aux enfans pauvres le moyen de s’instruire. Le dispensaire de la Ville-Neuve, établi pour soigner les indigens et leur distribuer des médicamens, fut également leur œuvre. L’académie d’Edimbourg, sorte de grand collège sur de plus vastes proportions et sur un plan meilleur que la haute école, a toujours regardé Cockburn comme son principal fondateur.


Ces services si grands et si nombreux ne pouvaient manquer de conquérir aux whigs la sympathie publique. La population ne pouvait s’empêcher d’être fière de l’éclat qu’ils jetaient sur leur pays par leurs talens et par leurs ouvrages : elle ne pouvait être ingrate pour le bien qu’ils faisaient, ou qu’ils aidaient à faire. Bien des yeux s’ouvraient à la lumière, bien des préjugés se dissipaient. Les tories avaient dû leur long ascendant à des alarmes dont le temps montrait tous les jours la vanité. À l’effroi causé par la révolution française et à l’horreur du jacobinisme avait succédé pendant quelques années la crainte de l’invasion ; mais, quand ces deux sujets d’appréhension eurent disparu, quel fantôme les tories pouvaient-ils évoquer pour effrayer les populations ? Il ne leur restait que les moyens dont ils avaient si longtemps abusé, ces moyens indignes que la peur avait pu subir, mais dont aucun argument ne pouvait justifier l’emploi. Trafiquer des fonctions publiques, corrompre les consciences, fausser les élections, pervertir la jurisprudence et les lois, devenait chaque jour une tâche plus difficile. Les tories modérés et clairvoyans étaient les premiers à reconnaître la nécessité d’opérer certaines réformes et de renoncer à des pratiques qui jetaient du discrédit sur leur parti. Les agens de Castlereagh continuaient à gouverner despotiquement l’Ecosse ; les sièges au parlement, les places dans la magistrature, tous les postes d’honneur, toutes les fonctions publiques, étaient encore au pouvoir des tories : tout l’édifice du passé restait debout, mais les fondemens avaient disparu. La population tout entière, insensiblement, par le progrès des lumières, par l’entraînement de la vérité, par la force de cet instinct qui pousse les masses, livrées à elles-mêmes, vers ce qui est grand, noble et utile, s’était rangée derrière cette poignée d’hommes dont la conduite avait forcé son estime, dont les principes avaient subjugué sa raison.

Les whigs avaient triomphé longtemps avant de se douter de leur victoire, Chaque jour leur amenait un nouveau succès. Ils fondaient un journal, et le Scostman arrivait en quelques mois à une publicité considérable, Ils se hasardaient à convoquer un meeting, et des milliers d’auditeurs accouraient pour les entendre. Les étudians de Glasgow appelaient inopinément Jeffrey aux honneurs du rectorat, enviés par les plus grands seigneurs. Walter Scott, pour soulager sa mauvaise humeur, pouvait tourner en ridicule le dîner en l’honneur de Fox et les cinq cents polissons qui y assistaient : ces polissons étaient cinq cents, et non plus vingt, et on remarquait dans leurs rangs tout ce qu’Edimbourg comptait d’hommes influens et considérés. Enfin Jeffrey rédigeait une pétition pour demander au roi le renvoi du ministère, et dix-sept mille citoyens, à Edimbourg seulement, venaient la signer. Deux ou trois ans encore, et Robert Peel, vaincu par la voix publique, allait appeler sur les sièges de la magistrature George Cranstoun, James Moncreif, Abercrombie, et Canning n’accepterait de former un ministère qu’en y faisant entrer plusieurs de ses anciens adversaires. Deux ans encore, et Jeffrey et Cockburn devaient être chargés, l’un comme lord-avocat, l’autre comme solicitor-general, de rédiger et de défendre devant le parlement le bill de reforme, destiné à changer de fond en comble le système électoral de l’Ecosse et à consacrer le triomphe de leurs idées. À cette heure d’une victoire bien gagnée, ces hommes, grands par le talent, mais plus grands encore par l’honnêteté et la droiture de leur caractère, pouvaient être fiers de la carrière qu’ils avaient parcourue et de l’œuvre qu’ils avaient accomplie. Ils avaient trouvé l’Ecosse vouée à l’ignorance, à la torpeur, et soumise au despotisme le plus corrompu : en trente ans, par la force de leur parole et de leurs exemples, ils l’avaient faite libre, éclairée, pleine d’énergie et de vitalité. À leur pays ils avaient donné l’indépendance morale, et eux-mêmes, pour avoir accepté la pauvreté, pour avoir préféré le devoir à la fortune, Ils avaient récolté le pouvoir, la richesse et la gloire. C’est qu’ils avaient servi la liberté comme elle veut être servie : par la fermeté des convictions, l’honnêteté de la vie privée, la sagesse de la conduite, la promptitude à faire le bien, par la contagion du talent et de la vérité. Ne contînt-il que cet enseignement, le livre de lord Cockburn mériterait d’avoir des lecteurs.


CUCHEVAL-CLARIGNY.


  1. En anglais, les mots école et académie désignent un établissement d’enseignement secondaire analogue à nos lycées : le mot de collège s’applique aux établissemens d’enseignement supérieur tels que nos anciennes universités ou que les facultés actuelles.