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Dernière version du 13 juillet 2014 à 16:09

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 234-245).


CHAPITRE XXIV.


Je la courtiserai comme un lion courtise sa lionne.
J. Home, Douglas.


Pendant que les scènes que nous venons de décrire se passaient dans différentes parties du château, la juive Rébecca attendait, dans une tour éloignée, le sort qu’on lui destinait. Elle y avait été conduite par deux de ses ravisseurs déguisés, qui la firent entrer précipitamment dans une petite chambre, où elle se trouvait en présence d’une vieille sibylle qui grommelait une ballade saxonne, comme pour accompagner le mouvement de son fuseau. Elle leva la tête en voyant Rébecca, et jeta sur la belle juive ce regard de malignité et d’envie que la vieillesse et la laideur, lorsqu’elles se joignent à des dispositions malfaisantes, ont coutume de jeter sur la jeunesse et la beauté.

« Allons, vieux grillon, dit un des conducteurs, lève-toi et va-t’en ; notre noble maître l’ordonne. Il faut que tu cèdes cette chambre à une hôtesse plus aimable que toi.

— Oui, répondit la vieille ; voilà comment on récompense les services : il fut un temps où un seul mot prononcé par moi aurait fait tomber de sa selle et chassé du service le meilleur homme d’armes d’entre vous ; et maintenant il faut que je me lève et que je marche, sur l’ordre d’un palefrenier comme toi.

— Bonne dame Urfried, dit l’autre homme d’armes, ne reste pas là à raisonner, mais lève-toi et décampe. Les ordres des maîtres doivent être entendus à demi-mot et exécutés promptement. Ta saison est passée, ma vieille, et ton soleil est couché depuis longtemps. Tu es maintenant le véritable emblème d’un ancien cheval de bataille, qu’on a réformé et relégué au milieu des bruyères. Tu as galopé dans ton temps, et maintenant c’est tout au plus si tu peux aller l’amble. Allons, hâte-toi, et trotte hors d’ici.

— Vous êtes tous deux de vilains chiens, dit la vieille, et puisse un chenil devenir votre sépulture ! Que Zernebock[1] me déchire les membres l’un après l’autre, si je sors de ma chambre avant d’avoir filé tout le chanvre qui est à ma quenouille !

— Tu en répondras à notre maître, » répliqua-t-il ; et il se retira avec son compagnon, la laissant avec Rébecca, qu’ils avaient ainsi introduite malgré cette vieille dans sa cellule.

« Quelle affaire diabolique les occupe aujonrd’hui ? » se dit Urfried à elle-même en les regardant sortir ; puis jetant sur Rébecca un regard furtif et malin, « Oh ! ajouta-t-elle, cela est facile à deviner. Des yeux brillants, des cheveux noirs, et une peau aussi blanche que le papier avant que le prêtre l’ait barbouillé de sa drogue noire. Oui, il est facile de deviner pourquoi ils l’envoient dans cette tour solitaire, d’où un cri ne serait pas plus entendu que s’il sortait de cinq cents toises sous terre… Tu auras des hiboux pour voisins, ma belle, tu entendras leurs sinistres plaintes, tu y mêleras tes cris, et l’on ne fera pas plus d’attention aux unes qu’aux autres. Et c’est une étrangère encore ! » ajouta-t-elle en remarquant les vêtements et le turban de Rébecca. « De quel pays es-tu ? Sarrasine ? Égyptienne ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Ne sais-tu que pleurer ? Ne sais-tu pas parler ?

— Ne vous fâchez pas, bonne mère, répondit Rébecca.

— Tu n’as pas besoin d’en dire davantage, répliqua Urfried ; on connaît un renard à sa queue, et une Juive à sa langue.

— Par pitié, dites-moi ce que je dois craindre : quel sera le résultat de la violence que l’on m’a faite en me traînant ici ? En veut-on à ma vie à cause de ma religion ? J’en ferai le sacrifice sans me plaindre.

— À ta vie, mignonne ? Quel plaisir trouveraient-ils à te l’ôter ? Crois-moi, ta vie ne court aucun danger. Tu seras traitée comme l’a été autrefois une noble fille saxonne. Serait-il permis à une Juive, comme toi, de s’en plaindre ? Regarde-moi, j’étais aussi jeune et deux fois aussi belle que toi, lorsque Front-de-Bœuf, père de Reginald, prit ce château de vive force, à la tête des Normands. Mon père et ses sept fils défendirent leur château d’étage en étage, de chambre en chambre. Il n’y eut pas une salle, pas un escalier, qui ne fût teint de leur sang. L’enfant au berceau n’échappa même pas au carnage. Tous périrent ; et leurs cadavres n’étaient pas encore refroidis, leur sang n’était pas encore figé, que j’étais devenue la proie du vainqueur et l’objet de son mépris.

— Dois-je n’espérer aucun secours ? N’y a-t-il pas quelque moyen d’échapper ? dit Rébecca : je récompenserais richement l’assistance que tu me donnerais.

— Il ne faut pas y songer, répondit la vieille. Pour sortir d’ici il n’y a d’autre porte que celle de la mort, et ce sera tard, bien tard, » ajouta-t-elle en secouant sa tête grise, « qu’elle s’ouvrira pour nous. Mais c’est une consolation de penser que nous laissons derrière nous, sur la terre, des êtres non moins malheureux que nous. Adieu, Juive… Juive ou chrétienne, ton sort serait toujours le même, car tu as affaire à des gens qui ne connaissent ni scrupule ni pitié. Adieu, te dis-je ; ma quenouille est finie, et ta tâche commence à peine.

— Restez ! restez ! s’écria Rébecca ; pour l’amour du ciel ! restez, dussiez-vous me maudire, m’accabler d’injures. Votre présence sera peut-être une protection pour moi.

— La présence de la mère de Dieu ne pourrait te protéger. Vois, » ajouta-t-elle en lui montrant une image de la Vierge Marie grossièrement sculptée ; « vois si elle pourra détourner le sort qui t’attend. »

En disant ces mots, elle sortit avec un sourire moqueur, qui rendit ses traits ridés encore plus hideux que lorsqu’ils n’exprimaient que sa mauvaise humeur habituelle. Elle ferma la porte à clef, et Rébecca l’entendit descendre lentement et péniblement l’escalier de la tour, maudissant chaque marche, qu’elle trouvait trop élevée.

Rébecca courait des dangers plus grands et plus affreux encore que ceux auxquels était exposée lady Rowena ; car si l’on pouvait conserver quelque ombre de respect et d’égards pour une héritière saxonne, quelle apparence y avait-il qu’on en montrât aucun pour la fille d’une race opprimée ? La Juive avait toutefois un avantage : l’habitude de réfléchir et une certaine force d’esprit qui lui était naturelle, la mettaient en état de lutter contre les dangers auxquels elle était exposée. Douée d’un caractère ferme et observateur, même dès ses plus jeunes années, la pompe et la richesse que son père déployait dans l’intérieur de sa maison, ou dont elle était témoin chez les autres Hébreux opulents, n’avaient pu l’aveugler au point de l’empêcher de comprendre combien leur position était précaire. De même que Damoclès dans son célèbre banquet, Rébecca voyait continuellement, au milieu de ce luxe éblouissant, l’épée suspendue par un cheveu sur la tête de son peuple. Ces réflexions avaient tempéré, adouci et ramené à un jugement plus sain, un caractère qui, dans d’autres circonstances, se serait montré hautain, fier et obstiné.

D’après l’exemple et les préceptes de son père, Rébecca avait appris à se conduire avec douceur et convenance envers tous ceux qui l’approchaient. Elle n’avait pu, à la vérité, imiter l’humilité servile d’Isaac, parce que son âme était au dessus de cette bassesse d’esprit et de cet état constant de timide appréhension qui en était la cause ; mais elle était douée d’une noble fierté, et, tout en se soumettant aux rigueurs du sort qui accablait une race méprisée, elle avait la conviction intime que son mérite personnel lui donnait des droits à un rang plus élevé que celui auquel le despotisme des préjugés religieux lui permettait d’aspirer.

Ainsi préparée contre les malheurs qui d’un instant à l’autre pouvaient l’assaillir, elle avait acquis la fermeté nécessaire pour agir convenablement lorsqu’ils arriveraient. Sa situation actuelle exigeait toute sa présence d’esprit, et elle l’appela à son secours.

Son premier soin fut d’examiner sa chambre : cette visite lui fit voir qu’il n’y avait nul moyen de fuir ou de se défendre. Il ne s’y trouvait ni passage secret, ni trappe, et, excepté la porte par laquelle elle était entrée, aucune communication n’était établie entre le bâtiment principal et cet appartement, qui paraissait circonscrit par le mur extérieur de la tour. La porte n’avait eu dedans ni barres, ni verroux. L’unique fenêtre qui éclairait cette chambre s’ouvrait sur une petite terrasse extérieure, ce qui fit d’abord concevoir à Rébecca l’espoir de s’échapper ; mais elle reconnut bientôt que cette terrasse ne communiquait avec aucune autre partie des bâtiments, et que ce n’était qu’un balcon ou une plate-forme isolée, fortifiée comme à l’ordinaire par un parapet et des embrasures, sur laquelle on pouvait poster quelques archers pour défendre la tour et protéger contre toute attaque la muraille du château de ce côté.

Il ne restait donc à Rébecca d’autre ressource qu’un courage passif et cette confiance dans le ciel, naturelle aux âmes nobles et généreuses. Quoique habituée, par suite de son éducation religieuse, à donner une fausse interprétation aux promesses que l’Écriture fait au peuple choisi de Dieu, elle n’était point dans l’erreur en croyant que l’état actuel de ce peuple était un état d’épreuve, et en espérant qu’un jour viendrait que les enfants de Sion seraient admis à participer avec les Gentils à la même plénitude de gloire et de prospérité. En attendant l’effet de cette promesse, tout, autour d’elle, lui démontrait que l’état actuel de sa nation était un état de châtiment et d’épreuve, et que c’était un devoir pour tout Israélite de s’y soumettre sans murmurer. Se considérant donc comme une victime dévouée au malheur, Rébecca avait réfléchi de bonne heure sur sa situation et avait fortifié son âme contre les dangers qu’elle aurait probablement à courir.

Cependant elle trembla et changea de couleur quand elle entendit des pas retentir sur l’escalier, et que, la porte de sa chambre s’ouvrant lentement, elle vit entrer un homme d’une grande taille et vêtu comme un de ces brigands auxquels elle attribuait sa captivité : son bonnet couvrait ses sourcils et cachait la partie supérieure de son visage, et il tenait son manteau croisé de manière à en couvrir la partie inférieure. Dans ce costume, et comme s’il se fût préparé à quelque action dont la seule pensée le faisait rougir, il ferma la porte, et se présenta devant sa prisonnière effrayée. Cependant, quoique son costume lui donnât l’aspect d’un brigand, il paraissait embarrassé pour expliquer le motif de sa visite, en sorte que Rébecca, faisant un effort sur elle-même, eut le temps d’anticiper sur cette explication. Elle détacha deux riches bracelets et un collier qu’elle s’empressa de lui offrir, pensant naturellement que satisfaire sa cupidité serait un moyen de se le rendre favorable.

« Prends ceci, mon ami, lui dit-elle ; et, pour l’amour de Dieu ; aie pitié de mon vieux père et de moi ! Cette parure est précieuse, mais ce n’est qu’une bagatelle auprès de ce que nous te donnerions pour obtenir de sortir en liberté de ce château et sans qu’il nous fût fait aucun mal.

— Belle fleur de la Palestine, répondit le prétendu outlaw, ces perles orientales le cèdent en blancheur à vos dents ; ces diamants sont brillants, mais ils n’ont pas l’éclat de vos yeux ; et depuis que j’ai embrassé ma profession, j’ai fait vœu de préférer la beauté aux richesses.

— Ne te fais pas tort à toi-même, répliqua Rébecca ; accepte une rançon et aie pitié de nous : l’or te procurera ce qui te manque ; nous maltraiter ne te donnera que des remords. Mon père satisfera volontiers à tous tes désirs ; et si tu es sage, tu pourras, avec de l’or que tu recevras de lui, te procurer les moyens de rentrer dans la société, obtenir le pardon de tes erreurs passées, et te mettre à l’abri de la nécessité d’en commettre de nouvelles.

— C’est fort bien parler, » dit Bois-Guilbert en français, trouvant probablement difficile de soutenir en saxon la conversation que Rébecca avait commencée dans cette langue ; « mais apprends, lis éblouissant de la vallée de Bacca, que ton père est déjà entre les mains d’un savant alchimiste qui a le pouvoir de convertir en or et en argent, même les barreaux rouillés d’une prison. Le vénérable Isaac est soumis à l’action d’un alambic qui extraira de lui tout ce qu’il a de plus cher, sans le secours de mes demandes ni de tes supplications. Ta rançon doit être payée par l’amour et la beauté, et je ne l’accepterai qu’en cette monnaie.

— Tu n’es pas un outlaw, « répondit Rébecca dans la langue qu’il venait d’employer. « Jamais outlaw ne refusa de pareilles offres ; aucun d’eux ne parle le dialecte dans lequel tu t’exprimes. Tu n’es pas un Saxon proscrit, mais un Normand ; peut-être un noble normand. Que la noblesse préside donc à tes actions, et jette loin de toi ce masque affreux d’outrage et de violence.

— Et toi, qui sais si bien deviner, » dit Brian de Bois-Guilbert en baissant le manteau qui lui couvrait le visage, « tu n’es pas une fille d’Israël, mais, à cette différence que tu es jeune et belle, tu es une véritable magicienne d’Endor. Oui, tu dis vrai, belle rose de Sharon, je ne suis pas un outlaw ; je suis un noble chevalier qui aura plus de plaisir à te parer de perles et de diamants, qu’à te priver de ces bijoux qui te siéent tant.

— Que peux-tu attendre de moi, dit Rébecca, si ce ne sont mes richesses ? Il ne peut y avoir rien de commun entre nous. Tu es chrétien, moi je suis juive. Notre union serait contraire aux lois de l’Église comme à celles de la Synagogue.

— Oui, sans doute, » répliqua le templier en riant : « épouser une juive ! Non, de par Dieu ! fût-elle la reine de Saba elle-même. Sache donc, charmante fille de Sion, que si le roi très chrétien m’offrait sa fille très chrétienne en mariage, avec le Languedoc pour dot, je ne pourrais l’épouser. Je suis templier ; vois la croix de mon ordre.

— Oses-tu bien en appeler à ce signe dans un pareil moment ?

— Eh ! que t’importe ? tu ne crois pas à ce signe bienheureux de notre salut.

— Je crois ce que mes pères m’ont appris à croire, et je prie Dieu de me pardonner si ma croyance est erronée. Mais vous, sire chevalier, quelle est la vôtre, quand vous en appelez sans scrupule à ce qu’il y a de plus sacré à vos yeux, à l’instant même où vous vous proposez de violer le plus solennel des vœux que vous avez fait comme chevalier et comme religieux ?

— Très bien et très gravement prêché, ô fille de Sirah ! Mais, ma douce Ecclésiastica, les préjugés étroits de la nation juive s’opposent à ce que tu connaisses l’étendue et le nombre de nos privilèges. Le mariage serait un crime horrible chez un templier ; mais pour toute autre folie à laquelle je puis me laisser aller, je recevrai bientôt l’absolution à la préceptorerie la plus voisine. Le plus sage des monarques de votre peuple et son père, dont vous conviendrez que les exemples doivent être de quelque poids, ne jouissaient pas de privilèges plus étendus que ceux que nous, pauvres soldats du temple de Sion, nous avons gagnés par notre zèle à le défendre. Les protecteurs du temple de Salomon peuvent se permettre un peu de licence, d’après l’exemple de ce grand roi.

— Si tu ne lis les saintes Écritures qu’afin de pouvoir justifier une conduite licencieuse, tu es aussi criminel que celui qui extrait des poisons des plantes les plus salutaires. »

Les yeux du templier étincelèrent de colère à ce reproche.

« Écoute, Rébecca, dit-il, jusqu’ici je t’ai parlé avec douceur ; mais à présent je parlerai en maître. Tu es ma captive ; je t’ai conquise à l’aide de mon bouclier et de ma lance : tu es donc soumise à ma volonté par les lois de toutes les nations. J’userai de mes droits, et je saurai obtenir par la violence ce que tu refuses à mes prières.

— Arrête, dit Rébecca, arrête ; écoute-moi avant de te souiller d’un crime aussi abominable ! Ta force, il est vrai, l’emporte sur la mienne ; car Dieu a fait la femme faible, et a confié sa défense à la générosité de l’homme. Mais, templier, je proclamerai ta scélératesse d’un bout de l’Europe à l’autre ; et je devrai à la superstition de tes frères ce que leur compassion me refuserait peut-être. Chaque préceptorerie, chaque chapitre de ton ordre apprendra que tu as violé tes vœux pour une juive. Ceux que ton crime ne fera point frémir te maudiront pour avoir déshonoré la croix que tu portes, pour l’amour d’une fille de ma nation.

— Tu as de l’esprit, belle juive, » répliqua le templier, qui voyait très clairement la vérité de ce qu’elle disait, et qui n’oubliait pas que les statuts de son ordre condamnaient de la manière la plus positive, sous les peines les plus rigoureuses, toute intrigue criminelle avec une juive ; car il avait vu de ses propres yeux dégrader plusieurs chevaliers convaincus de ce crime ; » belle juive, tu as un esprit vif et subtil ; mais il faudra que ta voix soit bien forte pour se faire entendre au delà des murs de ce château, que ne peuvent percer les gémissements, les lamentations, les appels à la justice, ni les cris de détresse. Il n’y a qu’un seul moyen de te sauver, Rébecca : soumets-toi à ton sort ; embrasse notre religion ; alors tu sortiras d’ici environnée d’une telle magnificence que plus d’une dame normande le cédera en éclat et en beauté à la favorite de la meilleure lance des défenseurs du Temple.

— Me soumettre à mon sort ! et quel sort, juste ciel ! Embrasser ta religion ! et quelle peut être cette religion qui reçoit un pareil monstre parmi ses enfants ? Toi ! la meilleure lance des templiers !… lâche chevalier !… prêtre parjure !… je te méprise et je te brave ! le Dieu d’Abraham a réservé une voie à sa fille pour la tirer de cet abîme d’infamie. »

À ces mots, elle ouvrit la fenêtre treillissée qui donnait sur la plate-forme, et en un instant elle se trouva debout sur le parapet, ayant sous ses pieds un précipice épouvantable. Ne s’attendant pas à cet acte de désespoir, car jusqu’alors Rébecca était restée entièrement immobile, Bois-Guilbert n’eut le temps ni de la retenir ni de lui couper le chemin.

« Reste où tu es, fier templier, s’écria-t-elle, ou approche, je t’en laisse le choix ; mais si tu fais un pas de plus, je me plonge dans ce précipice. Mon corps sera brisé, sera étendu méconnaissable sur les pierres qui pavent la cour, avant que je devienne la victime de ta brutalité. »

En parlant ainsi, elle joignit les mains et les leva vers le ciel, comme pour implorer sa miséricorde avant de s’élancer dans l’abîme. Le templier hésita, et son audace, qui n’avait jamais cédé à la pitié ni aux larmes, céda à l’admiration que lui inspirait un tel courage.

« Descends, dit-il, fille imprudente ! Je jure par la terre, par la mer et par le ciel, que je ne chercherai pas à t’outrager.

— Je ne me fierai pas à toi, templier : tu m’as appris à connaître les vertus de ton ordre. Dans la préceptorerie voisine tu trouverais aisément l’absolution pour avoir violé un serment qui n’intéresse que l’honneur ou le déshonneur d’une misérable juive.

— Tu me calomnies, dit le templier. Je jure par le nom que je porte, par cette croix tracée sur ma poitrine, par l’épée suspendue à mon côté ; je jure pur les armoiries de mes ancêtres, que tu n’as rien à craindre. Mais, si ce n’est pour toi-même, du moins pour l’amour de ton père, écoute-moi. Il est en danger dans ce château, il a besoin d’un ami, d’un puissant protecteur : je serai pour lui l’un et l’autre.

— Hélas ! je ne sais trop quels malheurs le menacent ; mais puis-je me fier à toi ?

— Que mes armoiries soient effacées, que mon nom soit déshonoré si je te donne le moindre sujet de plainte. J’ai enfreint plus d’une loi, violé plus d’un commandement ; mais ma parole, jamais !

— Je veux bien me fier à toi ; tu vas voir jusqu’où peut aller ma confiance, » dit Rébecca en descendant du parapet ; et se placent près d’une des embrasures ou mâchicoulis, comme on les appelait alors, elle ajouta : « Je resterai ici ; toi, reste où tu es ; et si tu cherches à te rapprocher de moi d’un seul pas, tu verras qu’une fille juive aime mieux confier son âme à Dieu que son honneur à un templier. «

Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa noble et ferme résolution, qui relevait encore l’expressive beauté de ses traits, donnait à ses regards, à son air et à son maintien, une dignité qui l’élevait au dessus d’une mortelle. Ses yeux n’avaient rien perdu de leur vivacité, ses joues ne s’étaient point décolorées par la crainte d’un péril aussi grand ; au contraire, l’idée qu’elle était maîtresse de son sort, et qu’elle pouvait à son gré échapper par la mort à l’infamie, avait rehaussé la couleur de son teint et donné à ses yeux un nouvel éclat. Bois-Guilbert, dont le cœur était noble et fier, ne put s’empêcher d’admirer tant de courage uni à tant de beauté.

« Que la paix soit conclue entre nous, Rébecca, dit-il.

— La paix, si tu veux, répondit-elle ; la paix, mais à cette distance.

— Tu n’as plus lieu de me craindre.

— Je ne te crains pas, grâce à celui qui a construit cette tour tellement élevée qu’il est impossible qu’on en tombe sans perdre la vie. Grâce à lui et au Dieu d’Israël, je ne te crains pas.

— Tu me fais injure, s’écria le templier ; par la terre, la mer et le ciel, tu es injuste envers moi. Je ne suis pas naturellement ce que je t’ai paru, dur, égoïste et inflexible. Une femme m’a appris ce que c’est que la cruauté, et j’ai été cruel envers les femmes, mais je ne saurais l’être avec une créature telle que toi. Écoute-moi, Rébecca : jamais chevalier n’a pris la lance avec un cœur plus dévoué à l’objet de son amour que Brian de Bois-Guilbert. Fille d’un petit baron qui n’avait pour tout domaine qu’une tour tombant en ruine, un mauvais vignoble et quelques lieues de terrain dans les landes de Bordeaux, son nom était connu partout où il se passait de hauts faits d’armes, plus célèbre que celui de mainte dame qui avait un comté pour dol. Oui, » continua-t-il en parcourant à grands pas la petite chambre, et paraissant ne plus se rappeler de la présence de Rébecca ; « oui, mes exploits, mes périls, mon sang, ont fait connaître le nom d’Adélaïde de Montemart, depuis la cour de Castille jusqu’à celle de Byzance. Et comment fus-je récompensé ? Lorsque je revins, chargé de lauriers chèrement achetés au prix de mille fatigues, au prix de mon sang, je la trouvai mariée à un simple écuyer gascon, dont le nom n’avait jamais été prononcé hors des limites de son misérable domaine. Je l’aimais d’un véritable amour, et je me vengeai d’une manière terrible de son manque de foi ; mais ma vengeance retomba sur ma tête… Je brisai tous les liens qui attachent à la vie ; elle m’était devenue odieuse… Mon âge mûr ne connaîtra pas le bonheur domestique, ne recevra pas les consolations d’une épouse affectueuse. Ma vieillesse ne sera point réchauffée par un foyer autour duquel se seraient réunis quelques amis… Mon tombeau sera solitaire… Je ne laisserai pas un fils pour soutenir l’ancien nom de Bois-Guilbert… J’ai déposé aux pieds de mon supérieur mes droits à la liberté, le privilège de mon indépendance. Le templier, véritable serf, quoiqu’il n’en ait pas le nom, ne peut posséder ni biens, ni terres ; il ne vit, n’agit, ne respire que par la volonté et sous le bon plaisir d’un autre.

— Hélas ! dit Rébecca, quels avantages peuvent indemniser de si grands sacrifices ?

— Le pouvoir de se venger, Rébecca, et l’espoir de satisfaire son ambition.

— Triste récompense pour l’abandon de ce qui est le plus cher à l’homme !

— Ne parle pas ainsi, jeune fille ; la vengeance est le plaisir des dieux, et s’ils se la sont réservée, comme les prêtres nous le disent, c’est qu’ils la regardent comme une jouissance trop précieuse pour l’accorder aux simples mortels. Et l’ambition ! C’est une passion capable de troubler le bonheur du ciel même… Rébecca, » ajouta-t-il après quelques instants de silence, « celle qui a pu préférer la mort au déshonneur doit avoir une âme forte et fière. Il faut que tu sois à moi… Ne t’effraie pas, » reprit-il en la voyant s’apprêter à remonter sur les créneaux ; « il faut que ce soit de ton plein gré, et aux conditions que tu dicteras toi-même ; il faut que tu consentes à partager avec moi des espérances plus étendues que celles qu’on peut concevoir sur le trône d’un monarque. Écoute-moi avant de répondre, et réfléchis avant de refuser. Le templier, comme tu l’as dit, perd ses droits sociaux et l’exercice de son libre arbitre ; mais il devient membre d’un corps puissant, devant lequel les trônes tremblent déjà. La goutte de pluie qui tombe dans la mer devient une portion de cet océan irrésistible qui mine les rochers et engloutit des flottes entières : notre ordre aussi est un océan. Je ne suis pas un de ses membres les plus faibles ; mes exploits m’ont déjà fait désigner pour la première commanderie vacante ; et peut-être un jour tiendrai-je le bâton de grand-maître. Que je l’obtienne ! et les pauvres soldats du Temple ne se borneront plus à placer le pied sur le cou des rois, un moine à sandales de cordes peut en faire autant : notre cotte de mailles s’assiéra sur le trône ; notre gantelet arrachera le sceptre de la main des rois. Le règne de votre Messie, vainement attendu, ne procurerait pas à vos tribus dispersées un pouvoir égal à celui auquel mon ambition aspire. Je ne cherchais qu’une âme aussi ardente que la mienne pour le partager avec moi, et je l’ai trouvée en vous ; c’est la vôtre !

— Est-ce à une fille d’Israël que tu parles ainsi ? Songe donc…

— Ne me réponds pas en alléguant la différence de nos croyances. Dans nos assemblées secrètes, nous ne faisons que rire de ces contes de nourrice. Ne crois pas que nous soyons restés aveugles sur la niaise folie de nos fondateurs, qui abjurèrent toutes les délices de la vie pour gagner ce qu’ils appelaient la couronne du martyre, mourant de faim et de soif, victimes de la peste ou du glaive des barbares, contre lesquels ils s’efforçaient en vain de défendre un stérile désert qui n’a de prix qu’aux yeux de la superstition. Notre ordre conçut bientôt des vues plus hardies et plus larges, et trouva une plus solide indemnité de ses sacrifices. Nos immenses possessions dans tous les royaumes de l’Europe, notre haute renommée militaire, qui amène dans nos rangs la fleur de la chevalerie de tous les pays de la chrétienté ; voilà le but auquel ne songeaient guère nos pieux fondateurs, but que nous tenons caché aux esprits faibles qui embrassent notre ordre d’après les vieux préjugés, et dont la crédulité fait pour nous d’aveugles instruments. Mais je ne soulèverai pas davantage le voile qui couvre encore nos desseins. Le son du cor que vous venez d’entendre annonce que ma présence peut être nécessaire ailleurs. Réfléchis sur ce que je viens de te dire. Adieu. Je n’implore pas de toi le pardon de la violence dont j’ai usé à ton égard, puisqu’elle t’a donné lieu de déployer la noblesse de ton caractère. L’or ne se fait connaître que par l’application de la pierre de touche. Adieu ; je reviendrai bientôt, et nous aurons un nouvel entretien. »

Il sortit de la chambre et descendit l’escalier, laissant Rébecca peut-être moins épouvantée de l’idée de la mort à laquelle elle venait de s’exposer, que de l’ambition effrénée de l’homme audacieux aux mains duquel elle se voyait si malheureusement livrée. Quittant la fenêtre où elle s’était réfugiée, et rentrant dans la chambre, elle rendit grâces à Dieu de la protection qu’il lui avait accordée, et dont elle implora la continuation pour son père. Un autre nom se glissa dans sa prière, ce fut celui du jeune chrétien malade que son destin avait poussé entre les mains de ces hommes altérés de sang, ses ennemis déclarés. Le cœur de la jeune fille lui reprocha pourtant ce souvenir donné à un homme dont le sort ne pouvait en aucune manière se lier au sien, au sort d’un Nazaréen, d’un ennemi de sa foi. Mais déjà sa prière avait franchi les nues, et tous les préjugés de sa secte ne purent déterminer l’intéressante Israélite à la faire redescendre au fond de son cœur.



  1. Un des mauvais génies de la mythologie saxonne. a. m.