« Orange et Néerlande à l’occasion du couronnement de la Reine Wihelmine » : différence entre les versions

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Version du 19 août 2014 à 22:04

Orange et Néerlande à l’occasion du couronnement de la Reine Wihelmine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 96-111).
ORANGE ET NÉERLANDE

A L’OCCASION DU COURONNEMENT
DE LA REINE WILHELMINE

Le 12 mai 1889, fêlant la quarantième année de son rogne, le feu roi Guillaume III écrivait de son château du Loo où l’implacable mal le tenait en réclusion : « Il y a aujourd’hui quarante ans accomplis depuis le jour où j’ai solennellement assumé le gouvernement de la nation néerlandaise… La bénédiction de Dieu a confirmé l’antique alliance entre Orange et les Pays-Bas. Les souvenirs du passé me sont un gage pour l’avenir de ma maison et de mon peuple : Orange et la Néerlande, sous la bénédiction divine, unies, fortes et libres. » Le 6 septembre dernier, dans l’Église Neuve d’Amsterdam, la jeune reine Wilhelmine, inaugurant son règne, disait en termes à peu près pareils : « Je confirme aujourd’hui le lien étroit qui existe entre Moi et mon Peuple, et l’ancienne alliance entre la Néerlande et la maison d’Orange est de nouveau scellée. » À ces paroles royales comment, de son côté, le peuple répond-il ? « O Reine, notre Reine ! s’écrie l’un des premiers journalistes de la Hollande, vous êtes l’histoire de notre pays rendue visible sous sa forme la plus gracieuse… Vous êtes la gloire de notre passé personnifiée dans une fille de roi, portant ce nom sacré pour un cœur hollandais de Guillaume d’Orange, le Père de la Patrie… Vous faites appel à nos sentimens les plus profonds par le seul fait de votre existence… »

C’est donc bien là le principe et la règle de la politique en Hollande : une idée domine tout, ou plutôt une foi, la foi orangiste, qui, dans les diverses confessions, malgré la vivacité des querelles religieuses, et dans les divers partis, malgré la passion des luttes parlementaires, ne rencontre pas d’infidèles, si ce n’est, — et très peu, — vers l’extrême limite du socialisme internationaliste ; de sorte qu’on peut dire que quiconque, aux Pays-Bas, n’est pas orangiste, n’est pas non plus Hollandais. « Je ne sais ce que je suis le plus, Hollandais ou catholique, » déclare volontiers un des hommes qui sont l’orgueil de la Hollande, poète, orateur, historien, — et prêtre. Ce qui est sûr, c’est qu’en aucune des églises réformées, on ne trouverait un Hollandais plus orangiste que lui. Et il était touchant de le voir se parer, comme un enfant, de cocardes, d’insignes ou de médailles de circonstance, et de l’entendre vanter, tout attendri, le charme, la gaieté, la beauté de la blonde princesse par laquelle « Orange fleurira. »


I

A peine a-t-on mis le pied en Hollande que cette « antique alliance » entre Orange et les Pays-Bas éclate victorieusement à tous les yeux par tout ce qui peut en être un symbole. Dès la station frontière de Roosendaal, tout le royaume et l’on ose ajouter tout le peuple est pavoisé, aux doubles couleurs de la nation et de la maison royale. A droite et à gauche, des mâts se dressent, qui portent d’immenses drapeaux tricolores, — Néerlande, — cravatés de longues banderoles orange, — armes parlantes. A perte de vue, d’autres drapeaux, d’autres oriflammes pendent des fenêtres, formant au-dessus des rues une voûte éclatante, et le regard s’enfonce au loin dans une perspective orange et tricolore. Le train passe : villes et villages défilent, avec leurs maisons enguirlandées de feuillage, ornées de ballons orange et de lanternes rouges, blanches et bleues ; avec leurs hauts clochers parés d’étoffes et comme vêtus de robes nationales et royales, qui mettent jusque dans le ciel un reflet tricolore et orange. La foule elle-même, qui emplit les places de mouvement et de joie, paraît orange et tricolore : jeunes femmes et jeunes hommes ont au chapeau des rubans orange, au corsage ou à la boutonnière des nœuds orange ; les fillettes, en robe de mousseline, ont des ceintures orange, les garçons des écharpes, d’autres des casquettes, quelques-uns des culottes, quelques-uns enfin tout le costume orange.

Qui donc aimait tant les « symphonies » de couleurs ? Il se fût plu ici dans ces jours de fête : c’est une véritable symphonie en orange, à la gloire de la jeune reine et de sa maison. Et l’on sent là-dessous, au fond de l’âme populaire, quelque chose de si sincère, de si naïf et de si spontané, qu’on ne pense pas du tout à un travestissement. Ce qu’il pourrait y avoir, pour un ironiste de sang-froid, d’un peu ridicule dans certaines manifestations de loyalisme, s’efface et ne choque plus. Quand l’amour est bien fort, on lui passe l’expression outrée ou bizarre : or, tout ce peuple est fou d’amour, et c’est un phénomène unique et sans équivalent au monde.

Oui, le dernier de ces humbles qui vont devant eux, scandant d’un pas qu’on devine pourtant lassé le rythme solennel du Wilhelmus van Nassouwe, le plus pauvre entre ces pauvres, en tout respect et d’un total amour, paternellement, fraternellement et filialement, est amoureux de sa reine, amoureux de cette fille d’Orange et de Néerlande. Et il le crie, et il le chante à sa manière, comme il peut. Ainsi que les amoureux de tous les temps et de toutes les conditions, sur les murailles et sur l’écorce des arbres, il trace partout le chiffre de la bien-aimée. Ce chiffre, le W couronné, je l’ai vu, — et je n’en ai souri qu’un instant, — se détachant en pâtes d’Italie d’un écusson de raisins secs, à l’étalage d’un épicier ; et, chez le charcutier voisin, je l’ai retrouvé, — je n’en ai même plus souri, — ornant de la courbe élégante de ses deux branches un superbe jambon emmanché d’une collerette orange, avec cette inscription, en exergue, d’un saindoux neigeux : « Vive la reine Wilhelmine ! » et la date : « 31 août 1898. »Les marchands de tabac, luxe de la Hollande, affichent leur fidélité par des pyramides de boîtes décorées du portrait de la Reine, d’où sortent d’énormes cigares à son nom, et au sommet desquelles se dresse son buste en plâtre, la poitrine barrée d’un grand cordon orange. A Utrecht, ville à demi catholique ou du moins siège de l’archevêché catholique, un marchand de statues et d’ornemens d’église l’avait placé, ce buste, peint « en personne naturelle, » joues roses, yeux bleus, cheveux d’or clair sous l’or bruni du diadème, parmi les saintes et les saints, au centre du cercle bienheureux, et il semblait que ce fût lui qui leur fît les honneurs de ce paradis.

À ce point, l’amour devient de l’adoration, et la fidélité un culte. Dans la banlieue même d’Utrecht, à Driebergen, un charpentier ou un menuisier de village, ayant brossé de son mieux une toile qui représentait la Reine dans ses vêtemens d’apparat, la couronne en tête et le manteau de pourpre tombant des épaules à plis lourds, avait, pour l’exposer, couvert et clos sa cour, qui s’était ainsi transformée en une espèce de chapelle : rien n’y manquait, ni, le jour, les fleurs, ni, le soir, les lumières : dans la nuit, au bout de la grotte, éclairée ingénieusement à travers la transparence du tissu, toute blanche et toute rouge, virginale et royale, Wilhelmine resplendissait.

Nuntio vobis gaudium magnum : joie publique et joie privée, joie de la nation et de la famille, joie de la rue et de la maison ; toute démonstrative et extérieure qu’elle était, l’allégresse de tous gardait cependant pour chacun l’air ému d’un bonheur intime. Une longue quinzaine durant, d’une extrémité du royaume à l’autre, ce n’ont été que réjouissances, cortèges historiques, illuminations, réceptions et dîners, — car on ne concevrait pas que la Hollande n’eût pas célébré même à table l’avènement de sa jeune Reine. — L’un de ces cortèges historiques, à Zeist, figurait une entrée dans une de leurs bonnes villes des grands Orange-Nassau. Les commissaires allaient devant en landau, recueillant les applaudissemens et saluant avec gravité ; puis venait une chevauchée d’habits noirs et de chapeaux hauts de forme : les gros fermiers de la région, montés sur leurs plus belles bêtes ; et derrière, précédant des chars allégoriques, les hauts seigneurs et les vaillans guerriers que furent le Taciturne, Maurice, et Frédéric-Henri. Ils avaient vraiment fière tournure ; de l’histoire vivante passait vraiment en eux ; et c’était cette histoire vivante qu’en eux contemplaient et admiraient de tout leur cœur des hommes comme le docteur Schaepman ou M. Fransen van de Putte, qui savaient pourtant, et n’oubliaient pas, que ce faux Maurice était le boulanger, et ce faux Guillaume le boucher du village.

Non loin de Zeist, à Doorn, autre programme : un déjeuner réunissait la commune entière, enfans et vieillards, riches et indigens, sur la pelouse du château, et les invités s’y rendaient processionnellement, tenant des rameaux ou des bannières, aux larges et mâles accens du Wilhelmus, dans le flamboiement d’un midi italien, — « le soleil d’Orange. » — De même qu’ailleurs, en des temps déjà lointains, on plantait l’arbre de la liberté, eux, ils plantaient, avec des acclamations et des prières, l’arbre de 1& loyauté et de la royauté, l’arbre de Wilhelmine, le Wilhelminaboom ; et c’est de proche en proche, sur cette terre féconde, toute une forêt qui se lève. Mais, dès que l’ombre s’étendait, toutes les allées, toutes les pelouses de cette opulente contrée qui n’est qu’un vaste parc plein de vieux manoirs et de villas somptueuses, les chênes et les gazons s’allumaient, se piquaient, s’étoilaient d’une multitude de feux ; et la Néerlande s’endormait en une douce clarté orange.


II

Amsterdam avait épuisé toutes les ressources de la magnificence, et dans la première ville en avait surgi une seconde, de soie, de velours et d’or. La Reine y devait arriver le lundi 5 septembre vers deux heures, et dès dix heures du matin, il n’y avait pas une tribune qui ne fût prise d’assaut. En bas, sur les trottoirs, le flot populaire coulait ininterrompu : tout un peuple bon enfant, sous l’œil de ces militaires bons enfans que sont les gardes civiques. De temps en temps, un cavalier faisait piaffer sa monture, une musique jouait, — le Wilhelmus, toujours ; — une corporation de métier prenait position dans la haie. De temps en temps aussi, bourgeoisement, un garde civique levait sa gourde et buvait un petit coup ; on en voyait qui tenaient deux fusils, à tour de rôle, pendant que le camarade était allé dire bonjour à un ami ou fumer une cigarette… Rien de roide, rien de rigoureux ; c’était tout juste assez militaire et tout juste assez officiel : la foule faisait sa police elle-même, et, placide, heureuse d’être là, ne s’énervait point des longueurs de l’attente.

Soudain, le canon gronde ; il vient de loin comme une rumeur qui ne se tait plus et qui, d’abord sourde, s’enfle et grandit ; infanterie, cavalerie, des troupes passent, patriotiquement applaudies, — surtout l’armée des Indes, la réserve coloniale ; — ensuite s’avance l’escadron blanc et bleu des gardes d’honneur, et ensuite, les officiers et dames du palais. Maintenant la rumeur est un tonnerre de voix et de battemens de mains. Des toits, des balcons, des fenêtres, des estrades, des vitrines de magasins, des réverbères, des mâts, des ponts, des canaux, c’est une envolée d’écharpes et de mouchoirs orange. La voici enfin, Elle, dans sa voiture à huit chevaux, avec la reine mère à sa gauche ; la reine mère en toilette mauve, Elle, toute blanche. Et Elle est presque debout, le corps projeté hors de la voiture, et Elle rit, et Elle agite sa dentelle vers les vitrines, les estrades, les balcons et les toits, saluant au-dessus et au-dessous d’Elle, belle et charmante à la fois de sa majesté et de sa jeunesse, à la fois de son rang et de son âge, reine-enfant…

Le lendemain, dans la Nieuwe Kerk, aux termes de la Constitution, il y a séance publique et plénière des Etats-Généraux. L’énorme vaisseau est bondé ; une épingle qui tomberait n’y toucherait pas le sol. Pareil spectacle ne s’était vu depuis « l’inauguration » du roi Guillaume III, le 12 mai 1849 ; et dans cette ville, on peut presque dire dans ce royaume où tout le monde se connaît, tout le monde a voulu s’y montrer ; la vanité s’en est mêlée, et l’envie, qui ne sont jamais absentes des actions humaines ; plus il était difficile d’être admis à la cérémonie, et plus il était distingué de l’être, et plus on tenait à l’être ; aussi offrait-on d’une carte médiocre un prix fantastique : mille florins, plus de deux mille francs ; la légende veut même qu’il en ait été offert jusqu’à dix mille florins, vingt et un mille francs.

Devant la grande grille de cuivre ouvragé, chef-d’œuvre de patience et d’élégance, deux trônes, deux fauteuils étaient posés, l’un, à droite, un peu plus élevé que l’autre, tous deux surmontés d’une couronne, mais celui de droite, d’une couronne plus grosse que l’autre et soutenue par les lions néerlandais, avec le chiffre W et la couronne elle-même répétés sur l’étoffe. En face, les rangées de chaises où vont prendre place les représentans de la nation, — l’autre haute partie contractante, — « Nosseigneurs les Etats-Généraux de Hollande. » Dans l’intervalle, une table où l’on a apporté la couronne, le globe et un livre, — la Bible ou la Constitution. Une profusion de plantes et de banderoles ; l’éventail des palmiers, se déployant autour de chaque pilier, et animant de leur chaude verdure le poli froid et gris de la pierre. Etincellement d’uniformes, de croix et de bijoux. Les quatre princes indiens, debout sur les marches, chargés de pierreries, cuirassés de lamelles d’or, luisent comme des lingots ou des solitaires. Déjà la famille royale est arrivée : la princesse de Wied, les grands-ducs de Mecklembourg et de Saxe-Weimar-Eisenach, tous trois ensemble ; puis, à part, la reine mère Emma, dont les yeux s’attachent aussitôt, avec une fixité anxieuse, à la porte par où doit entrer la jeune reine, et par où, seule, elle peut passer, avec les membres des deux Chambres.

Elle entre tout à coup, dans un rayon de soleil, précédée du glaive et de l’étendard. Un jour plus intense, violet et rose, embrase la nef : par une délicate pensée, à la minute même où elle entrait, on vient d’écarter le voile dont était recouverte la grande verrière que le conseil de l’Eglise a voulu vouer au souvenir du couronnement. — Elle est entrée et elle parle ; elle dit :


Messieurs les membres des États-Généraux,

Encore jeune, Dieu m’a déjà appelée, par la mort de mon inoubliable père, au trône où je suis montée sous la régence si sage et si riche en bienfaits de ma mère profondément aimée.

Ayant accompli ma dix-huitième année, j’ai pris en main les rênes du gouvernement ; ma proclamation l’a appris à mon cher peuple.

A présent, le moment est venu où, au milieu de mes fidèles Etats-Généraux, et sous l’invocation du nom sacré de Dieu, je m’engagerai envers le peuple néerlandais à maintenir ses droits et ses libertés les plus chères.

Ainsi je confirme aujourd’hui le lien étroit qui existe entre moi et mon peuple, et l’ancienne alliance entre la Néerlande et la maison d’Orange est de nouveau scellée.

Haute est ma mission, belle la tâche que Dieu a mise sur mes épaules. Je suis heureuse et reconnaissante de pouvoir régner sur le peuple de Néerlande, un peuple petit par le nombre, mais grand par ses vertus, fort par sa nature et par son caractère.

J’estime que c’est un grand privilège pour moi d’avoir pour tâche de ma vie et pour devoir de consacrer toutes mes forces au bien-être et à la prospérité de ma chère patrie. Je rends miennes les paroles de mon père bien-aimé : « La maison d’Orange ne peut jamais, non jamais, faire assez pour la Néerlande. »

J’ai besoin de votre assistance et de votre concours pour l’accomplissement de ma tâche, Messieurs les représentans du peuple. Je suis convaincue que vous me l’accorderez largement.

Travaillons ensemble pour le bonheur et la prospérité du peuple néerlandais. Que tel soit le but commun de notre vie !

Que Dieu bénisse votre travail et le mien, et qu’il serve au salut de notre Patrie !


Alors, lentement, la Heine étend le bras et prononce, presque syllabe à syllabe, la formule constitutionnelle :


Je jure au Peuple néerlandais d’observer et de maintenir toujours la Loi fondamentale.

Je jure de défendre et de conserver de tout mon pouvoir l’indépendance et le territoire du royaume ; de protéger la liberté publique et individuelle et les droits de tous mes sujets ; d’employer à la conservation et à l’accroissement de la prospérité générale et particulière tous les moyens que les lois mettent à ma disposition, comme doit le faire un bon roi.

Ainsi Dieu me soit en aide !

Après quoi, c’est au tour du peuple de prêter serment à la Reine. Il le fait par l’intermédiaire des Etats-Généraux. Quand la Reine a fini, le Président de la Première Chambre, M. van Naamen van Eemnes, un peu troublé et embarrassé pour ses trois révérences, répond :

Nous vous recevons et vous inaugurons comme Reine, au nom du Peuple néerlandais, et en vertu de la Loi fondamentale. Nous jurons que nous maintiendrons votre inviolabilité et les droits de votre couronne. Nous jurons de faire tout ce que de bons et fidèles États-Généraux sont tenus de faire.

Ainsi Dieu nous soit en aide !

Un huissier procède à l’appel nominal ; et chacun des cinquante membres de la Première Chambre et des cent membres de la Seconde Chambre reprend et affirme : « Je le jure ! Ainsi Dieu me soit en aide ! » Les libres penseurs se contentent de dire, comme la Constitution l’autorise : « Je le promets ! » Le 6 septembre, il ne manquait guère au rendez-vous que les trois socialistes de la Seconde Chambre, — dont M. Domela Nieuwenhuis n’est plus ; — ils n’avaient voulu ni s’engager du bout des lèvres, ni se taire, ni mentir à leur conscience, ni faillir aux convenances : ils n’étaient pas venus.

Lorsque le dernier député eut juré, la Reine partit. « L’antique alliance était renouvelée entre Orange et la Néerlande. » Il n’y avait pas eu, à proprement parler, de couronnement : la couronne et le globe étaient restés sur la table, près du Livre : personne n’y avait touché. Sérieusement et sans pompe vaine, s’était accomplie une chose sérieuse, dans la simplicité de formes de laquelle on sentait de la durée et presque de l’éternité. Comme en un jour de mariage, les Etats-Généraux de Hollande et la princesse d’Orange n’avaient fait qu’échanger des sermens ou des promesses ; et cela suffisait pour les lier, à tout jamais, indissolublement ; et cela suffisait à faire de cette vie nationale séculaire et de cette vie royale en sa fleur une seule et même vie ; et par elle, en Orange, la Néerlande était assurée de refleurir.


III

Mais, tandis que la Reine lisait son discours, nous étions quelques-uns qui essayions de surprendre sur ses traits les ressorts secrets de son caractère et le mystère toujours redoutable qu’enferme une âme, même d’enfant. Le haut du visage, avec le front étroit, l’arc bien dessiné des sourcils, la fine arête et la ligne correcte du nez, sous l’abondante chevelure qui bouffe, est pour ainsi dire léger et éminemment féminin ; le bas est plus lourd, et en quelque sorte viril : mélange singulier de grâce et d’énergie. La voix, elle aussi, très fraîche et néanmoins très ferme, est en même temps féminine et virile. — Vox Réginæ, disaient le soir les journaux d’Amsterdam. — Cette voix de la Reine, ceux qui l’ont entendue dans l’Église Neuve, l’entendent encore. J’entends encore le ton de suprême autorité dont elle a posé son : « Messieurs les membres des États-Généraux, » appuyant fortement sur toutes les toniques, et détachant les mots, comme un orateur rompu au métier ; la note grave, voilée et attristée qu’elle a trouvée pour dire : « Mon père inoubliable ; » la note vibrante, sonore et pleine, pour dire : « La maison d’Orange ne peut jamais, non jamais ! faire assez pour la Néerlande… » Un Non jamais ! isolé de tout le reste, dont le retentissement allait se prolongeant, et qui n’en finissait plus, et qui, en effet, donnait l’impression de jamais.

Et puis, pour le serment, comme elle a dit : Je jure ! On en était émerveillé : « Je ne croyais pas, m’a confié, à la sortie, un des anciens ministres de la Régence, que l’on pût mettre tant de choses dans : Je jure. » Et il ajoutait, avec cette liberté de langage qui, là-bas, n’exclut point le respect, et sans intention critique : « Son : Je jure ! et son : Non jamais ! une grande artiste ne les eût pas mieux dits. » — Une grande artiste ne les eût pas si bien dits : tout, ici, était d’une reine née reine ; rien d’une reine de théâtre. Mais il est évident qu’il y a dans cette jeune fille plus qu’une jeune fille, que, dans cette reine, il y a une personne, et que, ne fût-elle pas née tout, elle se serait faite quelqu’un.

On a conté sur elle, sur ses caprices et ses colères d’enfant, beaucoup d’histoires, la plupart assez sottes : — Dieu préserve les rois des intempérances du reportage ! — On les a contées, ces histoires, non pas pour lui être désagréable, mais, au contraire, pour prouver que ce n’est point une physionomie banale. Est-il donc besoin de tant d’affaires ; fallait-il provoquer tant de confidences de domestiques, tant de ces grosses indiscrétions qui sont de petites trahisons ; fallait-il tant épier par les serrures et tant écouter aux portes ? Que la reine Wilhelmine soit autre chose qu’une effigie effacée et sans relief à mettre sur les monnaies et sur les timbres-poste, ne s’en aperçoit-on pas tout de suite ? Et si, par impossible, on ne s’en était pas aperçu, le premier acte de son règne ne la révèle-t-il pas ? Car son discours aux Etats-Généraux est son œuvre personnelle ; il est tout entier d’elle, et d’elle seulement. Elle n’en a donné connaissance au Conseil qu’une heure avant de partir pour l’église, en avertissant ses ministres qu’il lui serait pénible qu’ils y voulussent changer quoi que ce fût : « C’est la première fois que je fais quelque chose comme reine, leur a-t-elle dit, et c’est aussi la dernière fois que, comme reine, je fais quelque chose sans vous : mais, devant parler aujourd’hui aux représentans de mon peuple, je désire leur parler moi-même ; vous ne voudrez pas me causer un chagrin en m’en empêchant. » Tout cela gentiment, mais résolument. Et si résolument, qu’il est des « libéraux » qui en ont pu prendre ombrage, et que l’un d’eux ne craignait pas, deux ou trois jours après, de s’exprimer ainsi : « Elle ne tardera pas à apprendre qu’il n’y a pas de place, dans ce pays, pour le pouvoir personnel. »

Voilà une belle déclaration, mais un peu forcée ; et où découvre-t-on là-dedans une menace sérieuse de « pouvoir personnel ? » Autant dénoncer la restauration de la monarchie absolue et le retour aux pratiques féodales, parce que, fatiguée, la jeune Reine a fait prier ses féaux sujets, en liesse pour son avènement, d’aller s’ébattre ailleurs que devant le Palais et de la laisser goûter quelque sommeil. Mais quoi ? Quand elle serait Orange en ceci et en cela, Orange par le bas du visage comme par le haut, par la volonté comme par la bonté, son « père inoubliable », le roi Guillaume III, n’a-t-il pas été, pendant plus de quarante années, le modèle des rois constitutionnels ; et pourtant, à la mort de Guillaume II, n’avait-on pas dû lui faire violence pour qu’il revînt de Londres, où il s’était réfugié en haine du régime constitutionnel ? « Puisque mon père, répliquait-il à toute objurgation, a cru devoir accepter l’absurde constitution de 1848, gouverne qui voudra ; quant à moi, je ne m’en mêle pas ! » Il finit tout de même par s’en mêler, et, de mémoire de peuple, jamais roi n’observa plus scrupuleusement une constitution qu’il jugeait « absurde. » Même en Hollande, il y a eu du chemin parcouru dans le dernier demi-siècle. La proclamation de Guillaume III était sèche et de mauvaise humeur, telle qu’on la pouvait attendre dans ses dispositions d’esprit : « Guillaume Ier a reçu le souverain pouvoir pour l’exercer d’après une constitution. Guillaume II, de concert avec la représentation nationale, a modifié la Constitution selon les exigences du moment. Ma tâche est de garantir à la Constitution son application intégrale. En m’acquittant de cette tâche, je compte sur le constant appui de tous les pouvoirs constitutionnels. » — La reine Wilhelmine n’écrit pas de ce style.

Mais, si rien ne justifie en l’espèce la proposition rapportée tout à l’heure, il demeure vrai, d’une vérité générale, « qu’il n’y a pas de place en Hollande pour le pouvoir personnel. » Et c’est pourquoi il est sans doute intéressant de déterminer avec quelque exactitude la nature de l’affection à nouveau renouée et les conditions de l’alliance à nouveau jurée entre les Pays-Bas et la maison d’Orange.


IV

Dans la série des princes de sa race, le cas de la jeune reine est particulier. D’abord, elle est la première fille d’Orange qui ait occupé le trône de Néerlande ; et l’on ne saurait oublier non plus les circonstances où elle est née et où elle a grandi. A son endroit, l’affection nationale est un peu mouillée de larmes. Successivement, la Hollande avait vu disparaître les trois fils sortis du mariage de Guillaume III avec la reine Sophie : l’aîné, Maurice, en bas âge ; le deuxième, Guillaume, en pleine maturité ; le dernier, Alexandre, à trente-trois ans. Il ne restait plus à la couronne d’héritier direct ; et, par surcroît, il n’était que trop permis de concevoir d’autres inquiétudes. La reine Sophie était morte, ayant appris en sa vie bien des choses et compris bien des hommes, mais sans avoir appris à comprendre son mari. Abandonné aux instincts de sa nature, aux forces déchaînées qui le poussaient, vieux déjà et tout d’un mouvement, on pouvait craindre qu’il ne se compromît en des aventures où il ne s’engagerait pas seul. D’un commun accord entre les partis, on eut alors l’idée d’introduire dans l’adresse une phrase par laquelle les États-Généraux pressaient le Roi de se remarier et d’assurer la perpétuité de la dynastie. Le ministre Kappeyne se mit en quête d’une reine parmi ces princesses allemandes qui sont la réserve royale de l’Europe : il proposa et fit agréer à Guillaume III la princesse Emma de Waldeck et Pyrmont, lui donnant ainsi — otium cum dignitate — la paix relative et la dignité de sa fin, et la consolation de survivre en une fille, postérité de Booz et de Ruth, par qui miraculeusement revivaient ses trois fils perdus. L’enfant de sa vieillesse n’avait pas dix ans, quand vinrent pour le Roi les mois de l’interminable agonie, les longs mois du Loo, tout emplis de la mort, et tout glacés par elle, et tout enfiévrés de déraison…

Invinciblement, cette « séance publique et plénière des Etats-Généraux », dans la Nieuwe Kerk d’Amsterdam, évoquait, chez nous tous qui y avions assisté, le souvenir d’une autre séance, lugubre celle-là, tenue à La Haye, par un après-midi brumeux d’automne déjà avancé, la séance du 28 octobre 1890, où le baron Mackay, ministre des Colonies, faisant fonction de président du Conseil et M. de Savornin-Lohman, ministre de l’Intérieur, eurent le douloureux devoir d’annoncer aux Chambres que, d’après l’avis des médecins, la santé du roi Guillaume III était très profondément altérée et que, le Conseil d’Etat consulté, il y avait lieu de procéder conformément à l’article 38 de la Loi fondamentale et de donner un régent au royaume. Une première fois, il est vrai, Guillaume III était revenu des portes du tombeau ; il en était revenu plus jaloux que jamais de sa prérogative souveraine, fort excité et irrité contre ceux des siens qui, en lui tenant de plus près, du même coup touchaient de plus près à la couronne. Mais, à cette seconde attaque, le mal paraissait incurable ou fort long du moins à guérir. La régence provisoire du Conseil d’Etat n’y pouvait pourvoir ni parer. La reine Emma fut proclamée régente. Peu de mois après, le roi mourait. Du grand arbre d’Orange, il ne restait plus qu’un bourgeon. En cette détresse de la maison royale, la Hollande, compatissante et inquiète sur elle-même, adopta sa jeune reine. Et, de par cette adoption tacite, la fille des Nassau devint, sous la tutelle de sa mère et du peuple, la fille de la nation[1].

De là, ce qu’il y a de particulier, de plus chaud et de plus familial, dans l’affection de la Hollande pour la reine Wilhelmine : elle l’aime, comme elle a aimé tous les Orange ; et elle l’aime, en outre, comme elle n’a jamais aimé aucun Orange ; elle l’aime comme une fille de Nassau, et elle l’aime comme une fille à elle ; mais le fond de cet amour, c’est toujours l’amour d’une maison en qui elle s’aime. Cette nouvelle alliance, on a raison de le répéter, c’est toujours l’antique alliance, celle qui fut contractée il y a plus de trois siècles, dès que le Taciturne et la Hollande se rencontrèrent. Dès qu’il l’eut vue, il ne par la plus d’elle que comme d’une fiancée que se disputaient les prétendans. Des six filles qu’il eut de Charlotte de Bourbon, sa troisième femme, il en appela une Catherine Belgique, une autre Flandrine, une autre Charlotte Brabantique. Les provinces, en revanche, ne l’appelèrent plus que leur père Guillaume, Vader Willem. De ce prince à cette nation, il se fonda une famille. Le Taciturne, et en lui tous ses descendans, tous ceux de son nom, tous les Orange, épousèrent la Néerlande.

Il serait excessif de prétendre qu’entre eux il n’y eut point, dans la suite des temps, la moindre querelle, que tous les Orange furent pour la Hollande des maris parfaits, et qu’elle n’eut, en nulle occasion, rien à leur pardonner. Elle le sait bien, certes, et elle l’a éprouvé souvent, que c’est une race au sang bouillant, qui, depuis Philippe, comte de Buren, le fils aîné du Taciturne, jusqu’au dernier des Nassau-Dielz, Guillaume III, a des emportemens terribles, mais avec de généreux retours ; race guerrière, cavalière et seigneuriale, en vérité, où des formes de la continence, tel et tel n’en voulurent connaître et n’en pratiquer que quelques-unes : grands chasseurs, grands écuyers, grands mangeurs, grands buveurs, point détachés des choses charnelles.

Elle sait cela, et elle sait aussi tous les élémens étrangers que tant d’unions, saxonnes, prussiennes et russes, ont mêlés à ce sang effervescent des Nassau. Mais elle sait par-dessus tout que, de la ligne othonique ou d’une autre ligne, issus, par les comtes de Dillenbourg, de Jean, frère du Taciturne, ou, par Frédéric-Henri et Maurice, du Taciturne lui-même, ce sont toujours des Orange-Nassau, et que jamais, dans les nécessités de l’histoire, les Orange-Nassau ne lui ont manqué. Parfaits, ou plus près de l’être, si elle eût eu moins à leur pardonner, peut-être les eût-elle moins aimés.

Ils sont pour elle tout ensemble plus et moins que des rois. République, elle les eut d’abord pour stathouders, pour magistrats électifs ; plus tard, de 1747 à 1795, pour princes héréditaires ; depuis le 16 mars 1815, elle les a pour rois constitutionnels. La Hollande n’est donc pas monarchiste, elle est dynastique ; la monarchie n’y a que des racines trop courtes, beaucoup plus courtes que la dynastie ; et le titre ici importe peu, pourvu que ce soit à la personne d’un Orange qu’il soit attaché. La Hollande républicaine s’est facilement changée en monarchie sous un Orange : la Hollande monarchiste redeviendrait aisément république sous un Orange : l’étiquette à donner au gouvernement ferait à peine question ; et, au surplus, il n’est guère de république aussi républicaine que cette monarchie. Tous les liens apparens ne sont que des fils, sauf celui-là ; mais celui-là ne peut être rompu : et c’est celui qui unit les Pays-Bas à la maison d’Orange. D’autres noms ont occupé, d’autres familles ont traversé la vie de la nation néerlandaise : elle a eu pour grands pensionnaires des Oldenbarnevelt, des De Witt, des Heinsius, des Schimmelpenninck ; mais ils n’ont fait que la traverser, dans les intervalles des Orange : les Orange seuls l’ont remplie. Aussi est-ce sans exagération que les cantates et les allégories faisaient saluer la jeune reine par toutes les gloires de la Hollande en tous les temps, et par toutes les grandeurs de tous les arts : que la poésie la saluait par Vondel, la peinture par Rembrandt, la musique par Sweelinck ; et que, comme de toutes les époques, la nation, fidèle et reconnaissante, saluait de toutes les provinces, « des pays du Nord et du Sud, et de partout où est la patrie, » celle qui est désormais « la Dame de Néerlande, » la Princesse de Nassau. — Oranje in ziel en zin, — l’âme et le cœur des Orange.


V

Le nouveau règne s’ouvre sous d’heureux auspices. Dans un pays où les hommes de valeur abondent, la jeune reine est, en ce moment, entourée d’hommes d’une valeur exceptionnelle, parmi lesquels il faut au moins citer M. Pierson, ministre des Finances et ministre dirigeant, M. de Beaufort, ministre des Affaires étrangères, le ministre de la Justice, M. Cort van der Linden, et le ministre des Colonies, M. Cremer. Les partis n’ont pas désarmé ; leurs querelles, qui sommeillaient ces jours-ci, se réveilleront. Mais les questions irritantes sur lesquelles ils se livraient bataille au cours des dernières années, la question scolaire, la question militaire, la question électorale, sont réglées, arrangées, écartées ou différées. La jeune reine ne rencontrera pas en elles de difficultés immédiates, mais ce n’est point à dire qu’elle n’en rencontrera nulle part : le métier de roi, même pour les reines de dix-huit ans, est un dur métier, et plus dur qu’il ne le fut jamais, en ce siècle qui finit dans l’angoisse de vagues et obscurs commencemens.

Laissons de côté la première de ces questions, celle que tout le monde prévoit : Qui la Reine choisira-t-elle pour mari ? Sujet de curiosité, plutôt que de sérieuse préoccupation. — Que ce soit en effet, comme le bruit en court avec persistance, le prince Guillaume de Wied, fils de la princesse Marie, petit-fils du prince Frédéric, ou, comme plusieurs le préféreraient, l’un des fils du prince Albert de Prusse, petits-fils de la princesse Marianne, d’abord le mari de la Reine ne sera que prince-consort, et puis lui-même aura du sang des Nassau, et par lui, quel qu’il soit, c’est « Orange qui fleurira. » Là ne saurait donc être l’épreuve redoutable. Non ; cette épreuve dépassera peut-être de beaucoup par ses conséquences des combinaisons matrimoniales et même des combinaisons politiques : en Hollande comme ailleurs, elle sera probablement, non pas dynastique, non pas politique, mais sociale. A cet égard, l’abstention des trois députés socialistes à l’inauguration, le 6 septembre, est un symptôme et un avertissement. Là est le point noir, et de là se lèvera le gros nuage ; mais le ciel changeant de ce pays, de cette terre qui est presque la mer, en a vu passer bien d’autres. La Hollande n’abordera pas l’universel problème dans des conditions plus défavorables que le reste de l’Europe ; au contraire, le sens droit et pratique, l’esprit moyen de conservation et de liberté, l’art de tenir le juste milieu entre l’extrême sagesse et l’extrême hardiesse, qui distinguent à un si haut point le peuple néerlandais, sont autant de gages qu’il en saura trouver, pour ce qui est de lui, une solution acceptable.

Quoi qu’il en soit de l’avenir, et en se renfermant dans le présent, quand on mesure cette force faite de tant de fragilité, comment, du spectacle que nous a offert la Hollande au couronnement de la reine Wilhelmine, ne pas tirer un enseignement que nous emporterons par-delà la frontière ? Ce que nous y aurons appris, ce n’est point, à coup sûr, la supériorité de telle ou telle forme de gouvernement sur telle ou telle autre : toutes les formes de gouvernement se valent, et les unes comme les autres valent exactement ce que valent les institutions et les hommes qui les font mouvoir, lesquels, à ne pas prendre les mots pour les choses, sont en réalité le gouvernement. Ce que nous aurons appris en Hollande, ce n’est donc pas la supériorité de la monarchie constitutionnelle sur la république représentative ; de l’une à l’autre, la Hollande irait sans secousse et sans regrets ; elle n’est ni monarchiste, ni républicaine, elle est à la fois une monarchie et une république. Mais quelle sécurité, quelle stabilité, quelle continuité tranquille ne donne pas à une nation l’attachement à une dynastie, lorsque cette dynastie est nationale comme la nation même, et que la nation se concentre et mûrit en elle, et qu’elle s’alimente et se revivifie dans la nation ! — Seulement, il faut que cette dynastie soit véritablement et pleinement nationale ; nationale d’une autre manière que par une communauté d’origine : qu’elle soit, pour ainsi dire, concitoyenne de la nation autrement que par l’état civil. Il faut qu’elle n’ait avec la nation qu’une seule vie faite d’une seule histoire ; que ni ses intérêts ni ses vues ne s’opposent au développement national ; qu’elle veuille servir uniquement et se montre capable de mener à bien la cause nationale ; que ses princes épousent et fécondent la nation comme les Orange la Néerlande ; et que par l’une, enfin, s’accomplissent les destinées de l’autre. — Voilà bien des vertus ou bien des qualités ; il n’est pas aisé de les réunir :

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.


Et, parce que ces vertus sont très rares, on ne saurait trop féliciter, et envier, la Néerlande d’avoir fait naître dans la maison d’Orange toute une lignée royale qui les réunissait.


CHARLES BENOIST.


  1. C’est ce que la Reine elle-même a tenu à constater dans sa proclamation « à Mon Peuple », du 31 août 1898, le jour même de sa majorité :
    « En ce jour si important pour vous et pour moi, j’éprouve le besoin de vous adresser quelques paroles. D’abord un mot de chaleureuse gratitude. Dès ma plus tendre jeunesse, vous m’avez entourée de votre amour. De toutes les parties du royaume, de toutes les classes de la société, des vieux et des jeunes, j’ai reçu toujours les preuves les plus frappantes de votre attachement. Après la mort de mon père bien-aimé, vous reportez sur moi votre amour pour ma maison.
    « Maintenant que je suis prête à commencer la belle et trop lourde tâche à laquelle je suis appelée, je me sens comme portée par votre fidélité… »