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Chronique n° 1094
14 novembre 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1877.

Au jour fixé, le parlement de la France s’est retrouvé à Versailles. Le sénat, qui a dû à son caractère d’assemblée permanente et inamovible de n’être que prorogé, a repris simplement ses séances interrompues, et il a commencé par se donner un congé, sans doute pour ne point être exposé à des démonstrations ou des interventions prématurées ; c’est aujourd’hui seulement qu’il reprend la parole. La chambre des députés, récemment sortie de la fournaise électorale, est entrée en possession de ses droits ; elle s’est mise aussitôt, non sans préoccupations, mais avec une fixité singulière, à expédier des vérifications de pouvoirs, à régulariser son existence, à se constituer : elle a formé son bureau à la tête duquel elle a justement replacé M. Jules Grévy, qui a inauguré sa présidence nouvelle par quelques paroles d’une fermeté sérieuse et sobre. Le gouvernement, à son tour, après avoir hésité, après avoir paru se demander pendant quelques jours sous quelle figure il devait reparaître, le gouvernement a fini par céder à l’inspiration malheureuse de se présenter aux chambres sous la forme du ministère de la dissolution, des élections, de la défaite du 14 octobre. En apparence, ces premières opérations, ces premières rencontres se sont passées assez paisiblement, au moins sans choc immédiat ; mais on sentait bien que dans cette paix plus affectée que réelle, dans ce qu’on pouvait appeler la trêve provisoire de l’organisation de la chambre, il y avait quelque chose de menaçant, et que, si les défis ne se traduisaient pas encore en actes précis, décisifs, ils étaient dans l’air. L’orage s’annonçait d’heure en heure à des signes infaillibles, à l’irritation mal contenue des esprits, aux dispositions des partis, à la manifestation croissante d’incompatibilités, peut-être irréparables ; il a fini par éclater avec violence dans une proposition ayant pour premier objet la nomination d’une commission d’enquête parlementaire sur les élections, sur la candidature officielle, — constituant en réalité une sorte de mise en accusation du gouvernement, sinon sans phrases, du moins sans ménagemens. La lutte est maintenant engagée, dans les termes les plus extrêmes ; elle devait inévitablement, éclater avec ce caractère dès la première rencontre de la chambre nouvelle et du gouvernement, puisqu’après l’avoir préparée depuis six mois, on semble s’être proposé jusqu’à La dernière heure de l’attendre, de la braver, au lieu de la détourner ou de l’adoucir.

Oui, en vérité, rien n’a été négligé pour aggraver et envenimer un conflit qu’il fallait s’efforcer d’atténuer, et aujourd’hui voilà le résultat : c’est une situation où tout conspire pour les guerres à outrance, pour les solutions extrêmes, où les chances de conciliation s’épuisent, et où jusqu’au dernier moment cependant, même en présence des hostilités ouvertes, il reste la grande et éternelle victime, l’intérêt public, pour réclamer la paix. Évidemment il y a quelque fatal malentendu, quelque méprise désastreuse, et ce qui a tout compliqué, c’est que depuis trois semaines on n’ait pas même réussi à se reconnaître, à remettre un certain équilibre dans nos affaires troublées, c’est que le ministère, qui a la responsabilité de cette malheureuse crise, soit resté jusqu’au bout comme l’expression vivante d’une pensée de résistance et de conflit. Que dans un moment un peu effaré, il y a six mois, on ait pu croire à la nécessité d’une grande mesure telle que la dissolution de la chambre des députés, que même pendant la lutte on ait pu se faire des illusions et se laisser entraîner aux plus étranges abus dans l’espoir d’une victoire électorale qui absoudrait tout, soit, on peut le comprendre encore ; mais après le vote significatif du pays, à qui on avait fait appel, lorsqu’il n’y avait plus d’illusions possibles, la première condition était tout au moins, de montrer que cet appel, dont on avait pris l’initiative, avait un caractère sérieux. C’était un acte de prévoyance de détendre pour ainsi dire la situation, ne fût-ce que par un témoignage mesuré de déférence pour une grande manifestation d’opinion. La présence obstinée au pouvoir d’un ministère qui ne représentait plus que la guerre et la défaite ne pouvait plus avoir d’autre effet que d’entretenir et d’accroître les irritations, de préparer des difficultés nouvelles, d’engager un peu, plus M. le président de la république dans une inévitable collision. Le ministère lui-même l’avait senti, puisqu’il avait donné sa démission ; M. le président de la république, lui, aussi, l’avait senti, puisqu’il avait accepté cette démission, en se réservant seulement le temps de s’arrêter à des combinaisons, nouvelles. Ces combinaisons qu’on a dû chercher, où sont-elles ? qu’a-t-on fait sérieusement pour dénouer une crise, que chaque instant aggravait ? . Ce n’était pas apparemment M. Pouyer-Quertier qui devait avoir la vertu de tout pacifier. En dehors de ce ministère mort-né de M. Pouyer-Quertier, tout ce qui a été plus ou moins, essayé reste inconnu, et c’est ainsi qu’en perdant les heures et les jours on s’est laissé traîner à l’ouverture de la session avec un ministère dont la seule présence ressemblait à un défi, à une préméditation de résistance.

On a tergiversé, on s’est perdu en toute sorte de consultations et de colloques plus ou moins compromettans, lorsqu’il fallait se décider simplement et franchement sans avoir l’air de marchander avec les nécessités de la situation. M. le président de la république, dira-t-on, ne peut cependant se livrer sans réserve à la mobilité des influences parlementaires ; il ne peut choisir ou accepter qu’un ministère conservateur. C’est son honneur et son devoir de résister, de rester la personnification vivante de toutes les garanties conservatrices ! — Que signifie cette résistance dont on parle sans cesse, dont on semble faire le mot d’ordre d’une politique ? La situation, telle qu’elle a été faite, est en vérité assez claire. Le gouvernement, à ses risques et périls, a cru, il y a six mois de cela, que la chambre des députés ne représentait pas l’opinion de la France, que dans les élections de 1876 il y avait eu des confusions et des équivoques. Il a demandé au sénat son concours, au moins son aveu, pour la dissolution, il a obtenu ce qu’il demandait. Il exerçait un droit qu’il tient de la constitution, et ce droit, on peut le dire, il l’a exercé sans scrupules, sans mesure, à la faveur de cet interrègne parlementaire pendant lequel il a déployé toutes les ressources d’un pouvoir presque sans contrôle. Le pays, malgré l’excès des pressions administratives, s’est prononcé librement, comme il l’a voulu, en renvoyant à la chambre la plus grande partie de la majorité républicaine qui avait été frappée. Voilà le fait ! Si on avait le droit d’interroger le suffrage universel, le suffrage universel a eu certainement à plus forte raison le droit de répondre, et lorsqu’aujourd’hui on parle sans cesse de protester, on ne voit pas qu’en réalité c’est contre une décision du pays qu’on proteste, en se plaçant aventureusement, dangereusement, dans l’arbitraire des interprétations personnelles. De quelle autorité s’armerait-on pour une résistance aussi extraordinaire ? D’où tire-t-on ce droit de résister que des esprits échauffés de réaction ne cessent d’invoquer ? On n’a pas réfléchi sans doute que ce serait là engager sans mandat, sans raison sérieuse, une terrible partie contre la souveraineté nationale elle-même manifestée par un vote tout récent.

Que cette manifestation régulièrement provoquée, régulièrement accomplie, doive être maintenue jusqu’au bout dans les limites constitutionnelles et ne point usurper sur les autres droits également consacrés par la constitution, rien de mieux : c’est la loi et c’est aussi le conseil d’une politique prévoyante. Que M. le président de la république, en tenant compte des votes du pays, garde ses préoccupations conservatrices, que dans ses combinaisons il veuille faire la part du sénat comme de la chambre des députés, rien de mieux encore ; mais pour une œuvre de ce genre, œuvre d’équité, de modération, destinée à concilier le respect des traditions parlementaires et les garanties conservatrices dont il a le juste souci, il trouvera, s’il le veut, bien des complices qui sont aussi conservateurs que lui : il en trouvera dans la chambre des députés comme dans le sénat. Il ne s’agit pas pour M. le maréchal de Mac-Mahon de trahir les intérêts de la société dont il se considère comme le gardien, de se laisser traîner aux aventures par des influences radicales ; tout ce qu’on lui demande, c’est de rester sur le terrain constitutionnel où son irresponsabilité comme chef de l’état le fait inattaquable, de ne croire ni sa dignité, ni sa susceptibilité, ni même ses opinions engagées dans une lutte sans issue, sans honneur pour lui, sans profit pour le pays.

Certes, lorsque M. Thiers disait que la république serait conservatrice ou qu’elle ne serait pas, il ne prétendait pas apparemment la livrer au radicalisme. Il lui désirait, lui aussi et avec plus de prévoyance que tout autre, un gouvernement conservateur. Toute la question est de savoir si c’est là le vrai caractère du ministère qui dispute aujourd’hui les dernières heures de son existence, ou des ministères sans couleur et sans nom qui n’en seraient que les équivalens effacés, qui ne feraient que perpétuer cette équivoque d’une république gouvernée avec l’appui et dans l’intérêt de deux ou trois partis ennemis. L’expérience est faite, on peut l’affirmer. Ce qu’on a plus d’une fois reproché, ce qu’on a toujours le droit de reprocher au ministère qui dirige les affaires de la France depuis six mois, c’est d’avoir été non-seulement le moins parlementaire, le moins constitutionnel des gouvernemens, mais encore le moins conservateur des pouvoirs. Il n’est arrivé, par ses procédés étranges, qu’à créer cette situation extrême où ce sont les intérêts conservateurs qui sont le plus immédiatement en péril, où, selon le mot récent de M. Léon Renault, celui qu’on a nommé le « soldat légal, » M. le président de la république voit le terrain de la légalité se dérober sous ses pieds. Voilà où on en est arrivé, de sorte que cette prétendue politique de conservation et de résistance est en réalité la plus perturbatrice des politiques. Qu’elle disparaisse aujourd’hui, c’est véritablement une nécessité de paix publique ; mais en même temps qu’on a le droit de demander à M. le maréchal de Mac-Mahon le retour à une pratique plus régulière du régime dont il a accepté d’être le président, c’est pour la majorité de la chambre des députés une obligation pressante de rester de son côté sur le terrain strictement légal et constitutionnel. Nous ne voulons pas dire absolument que la commission d’enquête parlementaire qui a été proposée et sur laquelle on discute encore aujourd’hui excède cette limite ; elle risque tout au moins d’avoir dépassé la mesure par les considérans et la phraséologie dont elle a été accompagnée. M. Léon Renault a eu besoin hier de toute son habileté éloquente pour la dépouiller de son caractère d’acte exceptionnel et presque révolutionnaire. Ramenée à des proportions toutes légales, l’enquête n’aurait rien d’imprévu ; elle n’aurait été qu’un incident de plus qui n’empêcherait pas le sénat de reprendre un rôle de médiateur pour lequel il est fait. C’est là toute la question qui s’agite aujourd’hui.

La France a le privilège d’occuper le monde de ses dissensions au moment où cette autre lutte singulière et terrible engagée en Orient se déroule, elle aussi, sur son double théâtre, avec des péripéties toujours nouvelles, et reste plus que jamais la grande affaire européenne. L’empereur Alexandre II, qui tient à partager les bons et les mauvais jours de son armée, et qui vient de voir tomber frappé à mort un des princes de sa famille, le jeune prince Serge de Leuchtenberg, l’empereur Alexandre aurait dit récemment, assure-t-on, que, si les Turcs avaient été servis par l’été, les Russes allaient trouver dans l’hiver un allié ! A voir la marche nouvelle des affaires militaires en Orient, ce n’est point impossible. L’hiver pourrait bien sans doute n’être pas un allié toujours sûr, et ne point laisser jusqu’au bout aux Russes une liberté complète d’opérations, surtout d’approvisionnement. Jusqu’ici il n’a suspendu les hostilités ni en Europe ni en Asie, et après les surprises de l’été viennent les surprises de l’hiver. La guerre en effet a ses retours ; la fortune des armes est changeante, et le fait est que, si les Russes ont commencé cette dangereuse campagne par des mécomptes auxquels ils ne s’attendaient pas, ils reprennent depuis quelques semaines un ascendant sensible partout où ils sont engagés. Ils le doivent, cela n’est point douteux, aux forces considérables qu’ils ont appelées de toutes parts, qu’ils auraient dû avoir dès le premier moment, et plus encore peut-être à la prudente résolution qu’ils ont prise de revenir à un système de guerre plus méthodique.

Là est surtout le secret des derniers événemens qui depuis un mois ont changé si complètement la face de la campagne en Arménie. Les Russes, à vrai dire, avaient commencé leurs opérations d’Asie, de même que leurs opérations d’Europe, avec une témérité qui dénotait chez eux un étrange excès d’illusion et de confiance. Ils avaient divisé ce qu’ils avaient de forces, employant une partie de leur armée à mettre le siège devant Kars, le poste avancé, la citadelle de l’Arménie turque, se portant en même temps sur Batoum, sur Ardahan au nord, sur Erzeroum par le sud, par la route de Bayazid. Le résultat de cette stratégie aventureuse a été pour eux une série de sanglans revers, à la suite desquels ils ont été obligés de se rejeter sur leur territoire, vaincus, décimés, suivis par les Turcs eux-mêmes. Ils ont payé cher les erreurs d’une campagne mal engagée, et, chose curieuse, singulière vicissitude de la guerre, ce sont maintenant les Turcs qui semblent avoir commis les mêmes fautes, qui viennent à leur tour de les expier cruellement. Le malheureux Moukhtar-Pacha n’a pas joui longtemps de son titre de ghazi, de « victorieux ! » Il s’est perdu par trop de confiance, pour n’avoir pas assez mesuré ce que lui permettaient ses forces et ce que pouvait lui créer de dangers un retour offensif des Russes.

Moukhtar-Pacha, après ses succès de l’été, s’est figuré trop aisément en avoir fini et s’est cru tout permis. Il a commencé par s’affaiblir en laissant un de ses lieutenans, Ismaïl-Pacha s’engager à grande distance par Le sud sur le territoire russe dans la direction d’Igdir, et il est allé lui-même, avec ce qui lui restait de son armée, camper au-delà de Kars, menaçant Alexandropol. Les positions où il s’est établi sont formées sur une assez vaste étendue, par un massif montueux, entrecoupé et volcanique, dont les points principaux s’appellent les monts Yagny, le Kizil-Tépé, l’Awliar, l’Aladjadagh, — plus en arrière, Vizinkoï. Au-delà du massif coule l’Arpatschaï, servant à peu près de frontière. Ces positions sont assurément puissantes, elles sont autant de retranchemens naturels merveilleusement appropriés à l’opiniâtreté défensive des Turcs. Seulement le chef Turc risquait d’être trop avancé, de s’être trop éloigné de Kars et d’avoir laissé derrière lui un intervalle dangereux. De plus, entre la route d’Alexandropol, où il avait son aile gauche, et l’Aladjadagh, où il avait son aile droite, ses lignes étaient démesurées pour des forces déjà diminuées par le détachement d’Ismaïl-Pacha, appauvries par la rude campagne de l’été. Enfin il restait à découvert sur sa droite au-delà de l’Aladjadagh, dans la partie inférieure du cours de l’Arpatschaï, dont les Russes étaient maîtres et par où ils pouvaient tourner toutes ces positions. Il avait l’apparence d’une situation inexpugnable, il était en réalité très vulnérable, et on allait le lui montrer d’une manière foudroyante.

Ce que Moukhtar-Pacha ne soupçonnait pas en effet, c’est que, pendant qu’il s’établissait ainsi, les Russes, se remettant rapidement de leurs défaites, recevant chaque jour des renforts considérables, se disposaient à rentrer en action, et cette fois avec plus de méthode, avec des combinaisons mieux entendues, avec de nouveaux chefs, quoique toujours sous le grand-duc Michel. En réalité, la nouvelle armée, russe que Moukhtar-Pacha avait devant lui, sans connaître ni son importance ni ses puissans moyens d’artillerie comme il en a fait naïvement l’aveu, cette armée recommençait à se mettre en mouvement dès les premiers jours d’octobre. Elle enlevait quelques-unes des positions les plus avancées au Kizil-Tépé, elle menaçait les Turcs aux monta Yagny. Moukhtar, qui aurait dû être éclairé, ne faisait rien pour se mettre en garde, : il attendait en bataillant sans résultat, sans modifier ses dispositions ; mais ce n’était qu’un prélude. Ce n’est que quelques jours après, le 15 octobre, que se dévoilait le plan russe et que la véritable action s’engageait sur toute la ligne par un ouragan de fer et de feu. L’opération avait été habilement conçue, et elle était vigoureusement exécutée. Tandis qu’une colonne russe, sous le général Heyman, allait droit à l’assaut de l’Awliar, clé des positions de Moukhtar, et réussissait à percer le centre des lignes, une autre colonne, sous le général Lazaref, passait par le sud au-delà de l’Aladjadagh, remontait à un point désigné sous le nom d’Orlok et tournait le massif, si bien qu’à un moment de la bataille les soldats de Lazaref et d’Heyman arrivaient à la fois à Vizinkoï sur les derrières des Turcs. L’armée ottomane se trouvait complètement bouleversée, menacée dans ses dernières communications avec Kars ; elle avait son centre rompu, décomposé, et sa droite, laissée à l’Aladjadagh, cernée de toutes parts, n’avait plus bientôt qu’à mettre bas les armes. Quelques bataillons seulement ou quelques noyaux d’hommes déterminés ont pu échapper au désastre en se frayant un chemin. Le généralissime Turc ne connaissait pas même le sort de cette partie de son armée au moment où, obligé de quitter en vaincu, en fugitif, le champ de bataille, il n’avait plus que le temps de se sauver lui-même, de chercher sa sûreté à l’abri des murs de Kars.

La déroute était complète avant le soir. Moukhtar-Pacha, s’arrêtant à peine quelques heures à Kars pour rassembler les débris de son armée, s’est rejeté aussitôt sur la route d’Erzeroum ; il n’avait qu’une pensée, celle de devancer aux défilés de Soghanly les Russes courant à sa poursuite. Que devenait pendant ce temps Ismaïl-Pacha, assez témérairement engagé du côté du gouvernement d’Érivan ? Promptement averti du désastre, il s’est hâté de rétrograder, harcelé à son tour par le général Tergoukasof, qu’il avait suivi jusque sur le territoire russe. Ismaïl a réussi non sans peine à échapper aux étreintes de son adversaire, et à rejoindre Moukhtar-Pacha dans la direction d’Erzeroum, vers Zewin, sur ces champs de bataille où naguère les Turcs infligeaient de si cruels revers aux Russes. Même avec les contingens, d’ailleurs irréguliers et fort équivoques, d’Ismaïl-Pacha, l’armée turque ne pouvait plus espérer tenir sérieusement ; elle ne comptait plus 20,000 hommes, elle avait perdu la plus grande partie de son artillerie, et elle avait à tenir tête aux poursuites combinées d’Heyman et de Tergoukasof. Elle a voulu néanmoins faire front, ou plutôt elle a été obligée de se battre pour couvrir sa retraite, et encore une fois elle a eu la mauvaise chance de voir son arrière-garde coupée à Hassan-Kalé. Après cela, Moukhtar et Ismaïl n’avaient plus qu’à se jeter sous Erzeroum, où ils ont été suivis par les Russes, et où une défense paraît avoir été organisée. Les dernières affaires engagées autour d’Erzeroum, sur les hauteurs de Deveboyoum, auraient été favorables aux Turcs, et elles sembleraient prouver dans tous les cas que les Russes n’ont peut-être pas les moyens de vaincre une certaine résistance, si elle leur est opposée. En réalité, la situation militaire, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est celle-ci : la place de Kars, qui est le poste avancé et la clé de l’Arménie turque, est de nouveau et plus que jamais sous le coup d’un blocus rigoureux. Erzeroum, qui est la capitale arménienne et le réduit suprême de la défense, voit les Russes autour de ses murs. La question est de savoir si Kars a assez de forces, assez d’approvisionnemens pour soutenir un long siège, et si Erzeroum peut se défendre. De toute façon, l’Arménie est en péril ; les Turcs ont perdu d’un seul coup tous les fruits d’une campagne qu’ils avaient commencée avec avantage. Leur dernière ressource est dans le temps, si le temps leur est accordé pour se réorganiser, et dans l’hiver, si l’hiver vient à propos pour créer aux Russes des difficultés nouvelles.

La lutte n’a point été signalée par de tels désastres pour les Turcs en Bulgarie. Là aussi cependant la situation militaire prend de jour en jour un certain caractère de gravité. Du sort de Plevna dépend peut-être l’issue de la guerre, et la position de Plevna n’est rien moins qu’assurée. Le nouveau système de guerre adopté sous la direction du général Totleben et appuyé par les puissans renforts arrivés successivement du centre de l’empire, ce système est plus menaçant et peut-être plus efficace que les assauts de vive force vainement tentés jusqu’ici. Tous les efforts des Russes tendent maintenant à enfermer Plevna dans un cercle de fer, et ils ont été poursuivis depuis quelques semaines avec assez de vigueur pour que l’investissement semble à peu près complet. Les dernières opérations que le général Gourko a été chargé de conduire à Dubnik, à Telish, et auxquelles Chevket-Pacha n’a pas pu s’opposer, coupent la ligne directe d’Orkhanie, par où Osman-Pacha recevait jusqu’ici ses ravitaillemens. D’un autre côté, la pointe que le général Skobelef vient de faire sur Wratza, au sud-ouest de Plevna, indique le dessein de fermer les communications de toutes parts et même de se ménager un moyen de tourner les Balkans. Les Russes manœuvrent et agissent maintenant avec une prudence habile qui n’exclut pas sans doute, à un moment donné, quelque résolution plus hardie. Osman-Pacha, de plus en plus serré dans les positions où il a su se rendre inexpugnable, tentera-t-il de se dégager par son propre effort ? A-t-il assez de vivres, de munitions pour prolonger sa défense et attendre qu’on le dégage ? Osman-Pacha est jusqu’ici l’homme le plus silencieux, le plus mystérieux de cette guerre. Il ne dit rien, on ne sait à peu près rien de lui, si ce n’est qu’il est toujours debout. Après les preuves d’aptitude militaire et d’énergie qu’il a données jusqu’ici, il semble assez douteux qu’il se résigne à attendre dans l’inaction, dans sa muette impassibilité l’heure d’une capitulation inévitable. Le gouvernement de Constantinople, malgré les intrigues où il se perd, ne peut, lui non plus, se dispenser de songer à cette situation. Méhémet-Ali, l’ancien généralissime de Choumla, vient d’être envoyé à Sofia pour rassembler une armée nouvelle. Si Chevket-Pactia, avec les forces qu’il a autour d’Orkhanie, est hors d’état d’agir efficacement par lui-même, il peut concourir à un effort commun. Suleyman-Pacha a son armée intacte vers Rasgrad. Les forces sont en présence, et rien n’est compromis, rien n’est décidé, si tout semble incertain.

Jusqu’à quel point cependant laissera-t-on se prolonger cette guerre en Europe et en Asie ? Combien de torrens de sang devront encore couler ? C’est peut-être le secret de prochains événemens militaires qui pourront donner la signal de quelque tentative pacificatrice en réveillant les pensées de médiation. La diplomatie, dans tous les cas, reste jusqu’ici pleine de mystère et de réserve ; elle ne se compromet pas, et ce n’est pas l’Angleterre qui semble décidée à se risquer la première, si on en juge par le langage que lord Beaconsfield a tenu ces jours derniers au banquet du lord-maire. Lord Beaconsfield a eu des paroles aimables pour tout le monde, il a mis son art le plus raffiné à dorer la neutralité absolue de l’Angleterre. Cette neutralité a certainement rendu service à la Turquie en lui offrant l’occasion de montrer qu’elle n’est point « un mythe, » que son gouvernement n’est point un « fantôme, » que « son peuple n’est point épuisé, » qu’elle a en un mot toutes les ressources de vigueur et d’habileté nécessaires pour figurer parmi les grandes puissances ! Assurément la Russie a pu montrer, elle aussi, qu’elle a du courage, et on a rendu à son armée le service de lui laisser cette occasion de prodiguer son sang ! Comment maintenant réconcilier les deux puissances ? Lord Beaconsfield ne peut oublier que « le tsar, avec la magnanimité qui caractérise son esprit élevé, a déclaré à la veille de la guerre que son seul but était d’assurer le bonheur des sujets chrétiens de la Porte… » Il se souvient en même temps que le sultan s’est déclaré : prêt à accorder toutes les réformes désirables. Lord Beaconsfield, invoquant Walpole, recommande aussi « d’essayer un peu de patience. Si ce n’est pas un commencement de médiation, c’est au moins le trait d’un homme d’esprit qui se tire d’embarras pour le moment, au risque de se réveiller en face de quelque plan de pacification orientale que l’Angleterre pourrait bien ne pas trouver aussi ingénieux ni même satisfaisant.

Bienheureux sont les peuples dont l’histoire n’est troublée ni par des guerres extérieures ni par de graves conflits intérieurs, et qui, pour toute émotion publique, n’ont qu’une modeste crise ministérielle née paisiblement, dénouée correctement. La Hollande est un de ces heureux pays. Elle a son rôle, ses agitations d’opinion, ses intérêts diplomatiques dans le mouvement qui emporte l’Europe et dont elle peut ressentir les contre-coups ; mais c’est une nation prudente et calme qui sait conduire ses affaires sans trouble, qui aime son indépendance, ses lois, ses libertés, et qui trouve sans effort la paix dans le jeu naturel de ses institutions. Un cabinet a cessé de vivre récemment à La Haye, un cabinet nouveau s’est constitué, la crise a pu être laborieuse, elle a pu même, en se prolongeant pendant quelques jours, impatienter un peu l’opinion, elle n’a pas été au fond une complication bien grave, quoiqu’elle ait peut-être sa signification.

Lorsque les états-généraux de Hollande se réunissaient au mois de septembre à La Haye, il y avait déjà quelques nuages lentement formés entre le ministère et le parlement. Le ministère présidé par M. Heemskerk existait depuis 1874. Il avait été porté au pouvoir par un mouvement conservateur, comme le représentant modéré d’un parti qui a eu une influence considérable par ses opinions comme par le talent et l’expérience de ses chefs. M. Heemskerk est lui-même un homme d’une supériorité reconnue, et le ministère qu’il a dirigé depuis trois ans n’a point eu une existence inutile. Il a montré le plus sérieux dévoûment à la cause nationale en dévoilant avec une loyale française les défectuosités du système de défense du pays et en proposant d’y remédier. Le ministre de la justice, M. van Lynden, a entrepris des réformes d’une certaine importance. Le ministre de la marine, M. Taalman Kip, a déployé de l’activité. Malgré tout cependant, le ministère ne pouvait avoir raison d’un malaise assez sensible dans le parlement. La plupart des propositions qu’il faisait restaient en suspens ou elles étaient tellement transformées qu’il ne pouvait plus les reconnaître comme son œuvre. En un mot, il n’avait pas une action politique suffisante sur la chambre, il n’avait plus de majorité. Il s’était affaibli par des raisons diverses, d’abord parce que le parti conservateur a perdu quelques-uns des hommes distingués qui étaient sa force, et ensuite parce que depuis quelque temps les opinions sont devenues plus vives, plus exigeantes autour de lui. La lutte s’est animée sur certaines questions, et en Hollande aussi, comme dans bien d’autres pays, ce conflit a éclaté au sujet de l’enseignement primaire, à propos de la direction de cet enseignement, il s’agissait de la réforme d’une loi, vieille de plus de vingt-cinq ans, qui régie les conditions des écoles publiques et des écoles privées. Les protestans orthodoxes ou « antirévolutionnaires, » ayant pour alliés les catholiques, n’aspirent qu’à étendre les libertés de l’enseignement privé ; les libéraux veulent étendre et fortifier l’enseignement public. M. Heemskerk, arrivant au dernier moment avec un projet de conciliation entre les partis, a eu le sort qu’ont trop souvent les médiateurs les mieux intentionnés. Il n’a satisfait ni les uns ni les autres : pour ceux-ci il accordait trop peu, pour ceux-là il accordait trop.

C’est là justement la situation qui s’est dessinée dès l’ouverture de la session des états-généraux de La Haye. Le projet du gouvernement était tout prêt à être livré à la discussion. Vainement le ministère a insisté pour en maintenir au moins les principes essentiels, pour pousser jusqu’au bout sa tentative de conciliation ; la majorité libérale, fortifiée par les élections du mois de juillet dernier, grossie de quelques autres fractions hostiles au projet ministériel, a répondu en refusant le débat dans ces termes, en constatant dans l’adresse au roi le désaccord entre la chambre et le cabinet. Et le chef de l’opposition hollandaise, M. Kappeyne van de Coppello, lui aussi, s’est donné la satisfaction de placer M. Heemskerk dans l’alternative de se conformer aux vœux de la chambre ou de laisser la tâche à d’autres, — enfin « de se soumettre ou de se démettre ! » Heureusement pour la Hollande, le dilemme est moins grave à La Haye qu’ailleurs. S’il y a eu au premier instant dans le gouvernement quelque velléité d’aller jusqu’à une dissolution de la chambre, cette pensée, qui n’était d’ailleurs nullement celle de tous les ministres, n’a pas tenu devant la majorité assez forte qui s’est prononcée, — 44 contre 28, — et le ministère s’est démis de bonne grâce. L’enfantement d’un nouveau cabinet n’a pas été aussi facile qu’on le croyait ; il a duré près de trois semaines. Ce n’est qu’aux premiers jours de ce mois qu’est apparu un ministère dont le chef naturel est le leader reconnu des libéraux dans la dernière campagne. M. Kappeyne van de Coppello est du reste, lui aussi, un homme supérieur dans son parti, jurisconsulte éminent, orateur d’une vigoureuse intelligence et d’une merveilleuse lucidité de parole. Le nouveau ministre des affaires étrangères est M. de Heekeren von Kell, depuis longtemps directeur du cabinet du roi. Les finances passent à M. Gleichman, qui a été secrétaire de la banque et qui a la réputation d’un habile praticien. Le portefeuille de la guerre est confié à M. de Roo, officier d’infanterie et député, qui s’est signalé par ses travaux militaires, par ses idées sur l’organisation de la défense nationale. Le ministre des colonies, M. Van Bosse, est un homme déjà éprouvé au pouvoir, vieillard plein de verdeur et d’activité. C’est M. van Bosse qui, comme ministre des finances, a inauguré il y a bien des années le libre échange en Hollande.

Évidemment le nouveau cabinet de La Haye a en lui-même assez de ressources d’expérience et de talent pour faire le bien dans un pays si calme, si fermement attaché au régime constitutionnel. Il a cependant encore à se présenter devant les chambres, dont les travaux ont été suspendus pendant la crise ministérielle ; alors seulement on aura la mesure de la politique qu’il se propose de suivre, de l’autorité qu’il peut prendre et du concours que le parlement pourra lui prêter. CH. DE MAZADE.

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