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Chronique n° 1217
31 décembre 1882


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.

Les années se suivent et s’enchaînent sans se ressembler toujours. Elles ont, du moins depuis assez longtemps, cela de commun qu’elles ne sont pas précisément heureuses, qu’elles ne peuvent être l’objet de commémorations bien triomphantes. Elles se succèdent chargées du poids du passé et aussi du présent, se transmettant l’une à l’autre un héritage de fautes et de mécomptes qui grossit chemin faisant et s’alourdit sans cesse. A chaque tour de roue, c’est-à-dire chaque fois qu’une année recommence, on se sent peut-être repris d’une inépuisable illusion et on se remet pour un instant à espérer. On se dit que, si dans l’année qui disparaît, qui n’est déjà plus que de l’histoire, il y a eu des contre-temps, des épreuves et des déceptions, l’année nouvelle sera peut-être plus favorable, qu’elle aura une fortune plus heureuse ou moins ingrate. On se souhaite mutuellement et on se promet la « bonne année » en face de l’inconnu. Puis, quand l’étape nouvelle est franchie, quand on est au bout, on s’aperçoit encore une fois qu’il n’y a rien de changé, qu’il n’y a que quelques mois de plus médiocrement employés. On se retrouve assez souvent en présence de méprises accumulées, de problèmes aggravés et d’un autre inconnu qui recommence pour l’Europe, pour tous les pays comme pour la France. Ce n’est point sans doute que cette année, dont la dernière heure va sonner, ait été plus malheureuse que bien d’autres, qu’elle ait été troublée par des crises violentes ou marquée par des catastrophes. Elle a été, à tout prendre, une année de paix extérieure, de paix européenne, car on ne peut prendre pour une guerre l’expédition anglaise en Égypte, — et une année de paix intérieure pour tous les pays, puisque nulle part il n’y a eu ni révolutions ni insurrections. Ce n’est point une phase de grands événemens ou de grandes explosions, pas plus pour la France que pour les autres peuples. La France, à part quelques incidens de sédition qui se dénouent devant la justice régulière et qui ne laissent pas d’être toujours assez mystérieux, la France est restée assurément la plus tranquille des nations. On ne peut pas dire qu’elle soit indifférente à tout ce qui se passe; elle n’en est pas du moins troublée, et, au milieu des excitations des partis qui ont vainement cherché à l’émouvoir, elle n’a pas cessé d’être ce qu’elle est naturellement, laborieuse et calme, peu disposée à encourager les agitations ou les aventures. À cette heure même où l’année s’achève, tout semble suivre, au moins momentanément, un cours à peu près régulier et assez pacifique. La discussion de tous les budgets, qui soulevait tant de discussions sérieuses et délicates, a été vive, animée dans les deux chambres, au Luxembourg comme au Palais-Bourbon; elle n’a point été l’occasion ou le prétexte de crises nouvelles. Le ministère, qui semblait fort menacé avant la session, a réussi à se tirer d’affaire ; il demeure à peu près intact, peut-être même un peu raffermi après ces débats, de sorte que, pour le moment du moins, on en est quitte de ces menaces de crises ministérielles, de conflits dont les partis se font un jeu, — qui ne sont sûrement pas dans le goût du pays.

Oui sans doute, cette année qui expire aujourd’hui, elle a été préservée des grands troubles par la sagesse du pays lui-même, et elle finit mieux ou, si l’on veut, moins mal qu’on ne pouvait le présumer; elle garde l’apparence d’une période régulière où le budget est voté, où il y a un ministère en paix avec le parlement, où les affaires suivent leur cours sans interruption. Et cependant, il n’y a point à s’y tromper, elle ne comptera pas parmi les années heureuses et elle ne laissera pas de brillans souvenirs. Elle se résume dans l’histoire de trois ministères, dont deux au moins n’ont pas pu vivre, et dans une succession d’incidens conduisant la France à une sorte de guerre intestine des croyances, aux confusions financières, à une abdication de politique extérieure dans une question d’influence traditionnelle. Elle est destinée peut-être à rester une date décisive pour la république, et cette fois on ne peut pas dire que si on n’a pas réussi, si on a tristement échoué, c’est parce qu’on n’avait pas assez de pouvoir et de liberté d’action, parce qu’on avait à compter sans cesse avec une opposition systématique, avec des adversaires assez puissans pour contrarier tous les desseins, avec ce qu’on appelle des adversaires systématiques; les monarchistes de toutes les nuances ne sont depuis longtemps qu’une minorité dans les chambres, ils ne peuvent rien. Ils ne sont pas même admis, pour représenter la minorité, dans la commission du budget, pas plus que dans les autres grandes commissions. Ils n’ont en réalité aucune participation directe aux affaires. Ce sont les républicains seuls qui ont eu le pouvoir sans partage en 1882, même avant l’année 1882, et c’est bien par leur politique, par leurs idées que s’est accompli ce travail de décomposition qui est maintenant visible, qui n’est certes pas fait pour rendre la vie facile à la république. C’est par eux et par leurs représentans, c’est sous leur influence exclusive, qu’a été créée cette situation indéfinissable où l’on a eu le spectacle de ministères arrivant au pouvoir avec de grandes ambitions et périssant bientôt d’impuissance après avoir tout compromis. Les difficultés qui existent aujourd’hui ou qui se reproduiront demain ne sont que la suite de cette série d’expériences dont le dernier né des ministères républicains a reçu l’embarrassant héritage.

Au moment où s’ouvrait cette année 1882, maintenant rejetée dans le passé, c’était M. Gambetta qui venait d’entrer aux affaires, et certes, il arrivait au gouvernement dans les conditions les plus favorables. Il avait pour lui les circonstances, un certain mouvement instinctif de l’opinion, un ascendant conquis par des années d’habile tactique autant que par la puissance de la parole. Il était l’homme du jour, le président du conseil nécessaire, à peu près inévitable. Il n’avait pas à s’inquiéter de ses adversaires, — il avait tout au plus à craindre ses amis ou ses alliés. Évidemment, si M. Gambetta l’avait voulu, il aurait pu, avec l’autorité de sa position et de son talent, créer un ministère sérieux et peut-être durable. Encore aurait-il fallu cependant associer à ce gouvernement nouveau des hommes faits pour le fortifier, et adopter une politique assez large, assez intelligente, assez ferme pour imprimer à la république le caractère d’un régime de libéralisme et d’équité supérieure. Le président du conseil du 14 novembre 1881 semblait ne pas même soupçonner les conditions du problème qu’il se donnait à résoudre. Chose singulière ! la seule idée sérieuse que M. Gambetta ait eue pendant son ministère, il avait tout fait d’avance pour la compromettre. C’était assurément une pensée généreuse et patriotique de ne pas laisser dépérir l’influence de notre pays, de vouloir saisir une occasion favorable en associant la France à l’Angleterre dans les affaires d’Egypte. M. Gambetta agissait en ministre des affaires étrangères jaloux de nos intérêts dans le monde. Malheureusement il travaillait à la réalisation de cette pensée avec un tel décousu, avec de telles impétuosités qu’il devait un peu inquiéter, il faut l’avouer, un gouvernement aussi sensé que celui de la reine Victoria, — et, de plus, il ne s’apercevait pas que la faiblesse de sa politique extérieure était tout entière dans sa politique intérieure, dans la situation précaire qu’il se créait à lui-même. Il avait fait tout le contraire de ce qu’il aurait dû faire. Au lieu d’appeler au pouvoir avec lui des hommes qui auraient pu être une force pour le gouvernement, il fabriquait un ministère de fantaisie avec ses amis et ses confidens, avec toute sorte de personnages qui devenaient aussitôt l’objet d’une curiosité ironique en Europe comme en France. Au lieu de s’attacher à une politique libérale et habilement mesurée, faite pour gagner l’opinion, pour rallier tous les esprits sincères, il se livrait tout entier à une politique de parti, de caprice personnel ou d’aventure.

Il procédait en omnipotent, distribuant les fonctions comme les faveurs, prétendant imposer le scrutin de liste à une chambre récemment élue, brouillant tout, — et en moins de trois mois il avait trouvé le moyen d’accumuler assez de méprises, assez d’équivoques et d’emportemens pour soulever tous les orages. M. Gambetta avait trop présumé de ses forces et de sa popularité. Il prétendait dompter la chambre eu flattant quelques-unes de ses passions, régenter les radicaux, violenter les modérés ; il avait bientôt mis tout le monde contre lui et au premier choc décisif il disparaissait, perdant d’un seul coup le prestige qu’il avait gardé jusque-là, laissant une situation troublée, son propre parti divisé, l’opinion confondue de voir des dons brillans unis à si peu de jugement. Qu’on répète encore, comme on le disait récemment, que M. Gambetta est un « grand patriote, » soit : c’est un témoignage de sympathie envoyé à un homme aujourd’hui malade. Cela n’empêche pas que le « grand patriote » est tombé parce qu’il a manqué de discernement, et ce qu’il y a de plus grave, c’est que dans une occasion nouvelle, il recommencerait encore, — tant il semble peu soupçonner tout ce qui l'a perdu il y a un an.

Première expérience ou première aventure de 1882 ! Après M. Gambetta, c’était M. de Freycinet, qui se trouvait chargé de la seconde représentation de la politique républicaine, et, à dire vrai, la position de ce nouveau cabinet ne pouvait être ni simple, ni facile en face d’une majorité dont une fraction, attachée au ministère du 14 novembre 1881, gardait l’amer ressentiment de la défaite. M. de Freycinet se flattait sans doute d’apaiser les irritations, de rallier cette majorité qui venait de se scinder si violemment, de jouer le rôle d’un modérateur,— d’un médiateur entre les diverses fractions républicaines. C’était, dans tous les cas, un modérateur singulier qui mettait sa tactique à aller chercher un appui jusque dans les camps les plus extrêmes, atout céder avec douceur, à abandonner les idées les plus simples, les garanties les plus nécessaires de gouvernement, avec des dehors parfaits de modération. Sous le voile de prises en considération réputées sans conséquence, il laissait tout passer ; il se prêtait complaisamment à tout ce qu’on pouvait proposer sur la séparation de l’église et de l’état, sur la réorganisation ou la désorganisation de l’armée, sur la réforme ou la prétendue réforme de la magistrature, sur la mairie centrale de Paris. Il croyait peut-être en ajournant, en prenant le temps pour complice, diminuer ou faire oublier les difficultés ; il ne faisait, au contraire, que les aggraver en les laissant grandir et se préparer à lui-même l’humiliante alternative de céder jusqu’au bout, — toujours avec modération, — ou de ne pouvoir opposer à la dernière extrémité qu’une résistance impuissante, à demi désarmée. Ce n’était pas un gouvernement, c’était l’absence de gouvernement, et ce qu’il y avait de dangereux pour la France, c’est qu’il n’y avait pas plus de direction dans la politique extérieure que dans les affaires intérieures. M. Gambetta avait pu, sans doute, se montrer un peu emporté, un peu aventureux, et porter son inconsistance agitée dans une politique où il aurait fallu plus de suite et de prudence. M. de Freycinet, pour éviter de ressembler à son prédécesseur, pour se dégager de la politique de M. Gambetta, se réfugiait dans un système de perpétuelles irrésolutions. Que se proposait réellement M. de Freycinet dans ces affaires d’Égypte, qui, au moment de son arrivée au pouvoir, prenaient d’heure en heure plus d’importance ? Évidemment, il ne l’a jamais bien su lui-même, et dans tous les cas, il n’a jamais osé se décider. Il négociait avec l’Angleterre pour ne rien faire et avec l’Europe pour se mettre à l’abri d’une délibération collective. Un jour, il se prêtait à quelque démarche d’ostentation à Alexandrie, puis il se retirait comme effaré. Il se payait de demi-mesures, de demi-démonstrations, de demi-coopérations, pour lesquelles il demandait des crédits équivoques et mal définis. Il semblait toujours agité de la crainte méticuleuse d’une responsabilité précise, avouée devant le parlement, et il finissait par exposer la chambre à voter les yeux fermés l’abdication de la France dans ces affaires d’Égypte, où l’Angleterre seule allait avoir désormais toute liberté.

Que signifiait ce vote presque unanime du mois de juillet, qui en décidant la retraite de la France, l’abandon de toute une politique traditionnelle en Égypte, atteignait du même coup le gouvernement qui l’avait provoqué ? On serait bien embarrassé de le dire : il pouvait signifier que le gouvernement s’était déjà trop avancé ou bien qu’il n’avait pas su agir utilement et à propos pour les intérêts de la France. Ce qui est certain, c’est que le ministère Freycinet succombait pour n’avoir pas osé avoir une opinion. Il disparaissait brusquement comme le cabinet qui l’avait précédé, mais d’une manière plus humiliante, laissant à son tour les affaires plus compromises, une situation parlementaire plus troublée, les intérêts extérieurs et intérieurs du pays plus amoindris, et c’est dans ces conditions que naissait un troisième ministère, — celui qui existe encore. Pour celui-là, pour ce nouveau et dernier venu de la politique républicaine, la position était certes moins facile que pour tous les autres, puisqu’il héritait des fautes, des complications accumulées par les deux cabinets auxquels il succédait. C’est là peut-être ce qui a fait sa force depuis six mois et ce qui l’a soutenu jusqu’au bout de cette session qui finit avec l’année. Il a profité depuis sa naissance de l’impossibilité de toutes les autres combinaisons, de la fatigue qui est dans le pays, des incertitudes du parlement lui-même. Son rôle après tout était de vivre sans rien compromettre, de maintenir la paix publique dans le pays, de sauvegarder autant que possible la dignité de la France dans les conditions qui avaient été créées, et plus d’une fois le nouveau président du conseil, ministre des affaires étrangères, M. Duclerc, a expliqué comment il entendait la mission qu’il avait reçue. M. le président du conseil n’a pas caché qu’il y avait des points intéressant l’ordre intérieur aussi bien que la considération extérieure de la France, sur lesquels il se refuserait à des concessions dangereuses, — et par quelques-uns de ses actes, notamment par la menace de sa démission le jour où on avait l’air de vouloir supprimer l’ambassade française auprès du saint-siège, il a bien montré qu’il parlait sérieusement. La bonne volonté n’est pas douteuse. Que malgré les intentions de son chef, le ministère ait encore bien des faiblesses et de compromettantes partialités, qu’il flatte des passions toujours difficiles à satisfaire, qu’il soit parfois, lui aussi, impuissant ou complice, ce n’est que trop évident. Oui, le ministère se montre le plus souvent timide dans ses résistances, empressé à désarmer certaines hostilités, très prompt à subir certaines influences; mais ici on se trouve en face d’une question plus générale, bien autrement grave, qui presse et domine le gouvernement comme le parlement. Le fait est qu’à la suite d’entraînemens qui datent déjà de plusieurs années, qui ont été loin de se ralentir en 1882 et dont le ministère d’aujourd’hui n’est pas seul responsable, la politique dite républicaine a pris un tel caractère, qu’elle a fini par créer cette situation violente et amoindrie où l’on se débat aujourd’hui, d’où l’on ne sait plus comment sortir. Elle est devenue une œuvre réellement originale, facile à reconnaître à ces deux traits essentiels : l’esprit de parti, de secte avec tous ses emportemens et la médiocrité avec ses turbulences aussi vulgaires que stériles.

On aurait beau s’en défendre, ce malfaisant esprit de secte se manifeste partout et à tout propos. Il est l’inspiration de cette politique prétendue républicaine qu’on s’efforce de faire prévaloir par tous les moyens. Sur bien d’autres points on peut se diviser dans le parti, — sur ce seul point on se retrouve toujours d’accord, et il y avait même dernièrement des députés qui, pour reconstituer la majorité républicaine, n’avaient imaginé rien de mieux que de ramener au combat les passions anticléricales, de déchaîner de nouveau la guerre aux croyances religieuses. Toutes les fois qu’il s’agit de supprimer un aumônier, de toucher aux indemnités d’un cardinal ou aux maîtrises des cathédrales, de réduire une modeste subvention destinée à entretenir de braves religieuses qui représentent la France en Orient, on peut être certain qu’il se trouvera une majorité pour accomplir ces œuvres méritoires. Ce n’est plus une politique, c’est une manie qui va jusqu’au ridicule, et dans cette campagne, le conseil municipal de Paris, on le pense bien, a l’ambition d’être toujours à l’avant-garde; il ouvre la voie à la chambre. Tout récemment encore, ce conseil plein de sollicitude, mais fort peu préoccupé de rester dans la limite de ses droits, ne protestait-il pas contre l’enseignement spiritualiste inscrit dans les programmes scolaires? C’était, à son dire, un attentat véritable, qui ne tendait à rien moins qu’à créer deux nations, — la nation du conseil municipal et l’autre, celle qui croit en Dieu ! Sans doute, le gouvernement résiste parfois et se défend des violences par trop ridicules; plus souvent encore il cède à des passions qu’il ne peut toujours contenir, qu’il a lui-même encouragées, et dont l’unique effet est de provoquer la révolte des consciences sincères en instituant sous le nom de république une domination de secte. Et, d’un autre côté, si la politique du jour est livrée à cet esprit de secte, elle n’est pas moins envahie par la médiocrité bruyante et stérile. Qu’on se tende un peu compte de tout ce qui a été proposé ou essayé depuis quelques années sous prétexte d’inaugurer l’ère des réformes républicaines. On a voulu toucher à tout, à l’armée, à l’administration, à la magistrature, aux finances, au concordat. Pour toutes ces questions légèrement et confusément soulevées il y a eu des propositions, des commissions parlementaires, des rapports, des projets, des discussions sans fin. A quoi est-on arrivé? Les commissions ont assez fréquemment travaillé pour rien. Rapports et discussions ont été sans résultat. On n’a rien fait, et la raison en est bien simple : c’est que, pour résoudre de si graves problèmes, les déclamations et les fantaisies de parti ne suffisent pas. Il faut une étude attentive, réfléchie, impartiale des intérêts de toute sorte qui se trouvent engagés dans un changement de législation. A ce prix seulement, on peut se flatter de réaliser des réformes sérieuses. Le reste n’est qu’une œuvre de médiocrité agitatrice, et après beaucoup de bruit inutile tout reste en suspens ou tout finit par des expédiens imaginés pour satisfaire des ressentimens de parti ou des ambitions personnelles.

Ce qu’il y a de plus étrange ou de plus caractéristique peut-être aujourd’hui, c’est que sous l’influence de cet esprit de parti et de secte qui règne, avec cette médiocrité qui nous envahit, on en vient par degrés à ne plus tenir compte des vérités les plus simples, des droits les plus élémentaires, des plus vieilles et des plus invariables garanties de la vie publique. L’esprit d’arbitraire et de confusion fait vraiment de rapides progrès et s’introduit maintenant partout en maître. On dispose capricieusement des finances, et un ancien ministre de l’instruction publique peut se montrer tout glorieux en disant lestement qu’il a dépensé en une année ce qui ne devait être dépensé qu’en six ans. On interprète sans façon les lois et au besoin on les suspend. On mêle dans une œuvre parlementaire les dispositions les plus disparates, et à propos du budget on modifie toute une législation, on met en interdit les garanties communales et départementales jusqu’ici inviolables. On fait tout cela légèrement, étourdiment. Pourvu qu’on puisse dire qu’il y a un intérêt républicain en jeu, cela suffit : c’est la règle souveraine, et c’est vraiment une chose curieuse de voir avec quelle facilité les habitudes discrétionnaires renaissent toutes sous toutes les formes. Un préfet est appelé devant une cour de justice pour rendre témoignage de faits accomplis dans un département qu’il a administré; il raconte ses relations avec une compagnie industrielle, la compagnie de Monceau-les-Mines, et au courant de son récit il ajoute comme la chose la plus simple du monde que, dans une circonstance il a menacé le directeur de suspendre l’expédition de toutes les affaires de la compagnie dans les bureaux de la préfecture s’il ne lui était donné satisfaction sur une question toute spéciale qui ne motivait d’ailleurs en aucune façon une intervention publique : il s’agissait des rapports de la compagnie avec ses ouvriers. Ainsi un administrateur de département qui a certainement tous les moyens réguliers de faire prévaloir son autorité dans la mesure légitime et dans les questions où il a un droit d’intervention, trouve tout simple de dire à un directeur de compagnie : Voici un fait qui à la vérité ne me regarde pas, mais vous ferez ce que je voudrai, ou toutes vos affaires seront arrêtées. — Il paraît que cela est naturel, puisque le préfet déclare hautement qu’il l’a fait sans hésitation, et c’est au moins la preuve que les préfets de la république ne regardent pas trop à leurs droits, qu’ils savent se servir de l’intimidation ou de la coercition discrétionnaire, — bien entendu contre ceux qu’ils sont portés à considérer comme des adversaires. Ils ont gardé les habitudes du gouvernement personnel.

Un des spécimens les plus récens et les plus bizarres des déguisemens que peut prendre aujourd’hui l’esprit d’arbitraire et de confusion, c’est certainement ce qui vient de se passer en pleine chambre à l’occasion d’une loi semi-financière, semi-politique, sur laquelle la commission du budget a eu à faire un rapport. Le ministère de l’instruction publique a demandé un crédit de 120 millions en faveur de cette caisse des écoles qui a été instituée pour subvenir à la construction des lycées et des maisons scolaires de villages. 120 millions, ce n’est là qu’un crédit partiel en attendant les 700 millions ou peut-être les 1,400 millions dont on nous parle. Il n’y a point à examiner pour le moment si ce n’est pas là une dépense un peu exagérée, ni même s’il n’y a pas quelque emphase dans le tableau que M. Jules Ferry s’est plu à tracer de ces écoles nouvelles qui doivent devenir les palais, les monumens ou peut-être les églises de la « démocratie rurale. » Il ne s’agit pas de cela; mais, dans la loi nouvelle, à côté du crédit que personne n’a contesté, il y a une série de dispositions aussi exorbitantes qu’imprévues. Jusqu’ici, en matière de dépenses locales, les conseils-généraux avaient à émettre un avis obligatoire; les communes seules, sauf certains cas déterminés, pouvaient disposer de leurs ressources et surtout décréter des emprunts. Maintenant tout est changé pour les écoles; d’après la loi nouvelle, les conseils-généraux seront à peine consultés pour la forme, et les préfets pourront, de leur propre autorité, imposer extraordinairement les communes ou décréter discrétionnairement des emprunts. En d’autres termes, départemens et communes sont d’un seul coup dépossédés d’un des droits les plus anciens et les plus essentiels, celui de voter leurs dépenses et leurs emprunts. Et sous quelle forme cette nouveauté se produit-elle? Sous la forme d’un article sommaire d’une loi de finances. Vainement M. de Marcère s’est efforcé de montrer combien il était étrange et dangereux de tout confondre, de toucher, à propos du budget, aux lois organiques des départemens et des communes, de substituer aux prérogatives locales l’autorité discrétionnaire des préfets. Vainement aussi, un ancien ministre de l’intérieur, M. René Goblet, a défendu les libertés municipales et a demandé tout au moins que les emprunts imposés aux communes pour la construction de leurs écoles ne pussent être décrétés que par une loi. Tout a été inutile. On s’est moqué des scrupules de M. de Marcère et de la compétence législative invoquée par M. Goblet, aussi bien que des discours par lesquels de simples députés conservateurs ont défendu les droits de leurs départemens et de leurs municipalités. On a voté une diminution de liberté au pas de charge, comme s’il s’agissait de supprimer le crédit d’un traitement d’aumônier !

Pourquoi donc mettre cette impatience fébrile à voter une œuvre de confusion et d’arbitraire? Pourquoi ne pas même attendre cette loi nouvelle d’organisation municipale sur laquelle M. de Marcère vient justement de présenter un rapport avant la fin de la session ? Ah ! sans doute, il y a un motif, le grand motif qui absout tous les emportemens; il y a ce qu’on croit être l’intérêt républicain, — il y a la raison d’état dont M. Clemenceau a plaidé l’autre jour la cause avec une passion véhémente et acérée. Avec la raison d’état, on peut tout se permettre; on a le droit, puisqu’on a le pouvoir, de poursuivre l’instruction religieuse jusque dans son dernier asile, de contraindre les communes, même celles qui ont déjà des maisons scolaires, à emprunter pour construire ces écoles nouvelles rêvées par M. Jules Ferry et par les partisans de l’enseignement laïque, de réduire ses adversaires au silence sous prétexte qu’ils défendent la « liberté de l’ignorance. » La raison d’état, voilà qui est bien ; mais alors ce n’était pas la peine de renverser l’empire pour reprendre aussitôt ses traditions et ses procédés. Il y a mieux; il ne faut pas même s’arrêter au dernier règne napoléonien, il faut remonter au premier empire, à cette époque où Napoléon imposait, lui aussi, son enseignement d’état et avait, lui aussi, son catéchisme officiel, qui ressemblait au manuel d’instruction civique du temps présent. C’était l’empire autrefois, c’est aujourd’hui la république; au fond, la doctrine est la mène, et M. Goblet avait certes raison de dire l’autre jour : « Si la république devait être cela, si les droits des citoyens devaient être remis entre les mains des agens de l’administration, en vérité, elle serait peu défendable... » C’est là cependant que conduit cette prétendue politique républicaine, mélange d’esprit de secte et de médiocrité confuse, qu’on veut imposer comme la loi souveraine, qui n’a jusqu’ici d’autre résultat que de laisser la France fatiguée, excédée dans sa vie intérieure, affaiblie dans son rôle extérieur. C’est là qu’on en est venu, à cette fin assez morose, assez vulgaire de l’année 1882, et il faut évidemment revenir à d’autres idées, à d’autres traditions, à un plus pur sentiment de la liberté et du droit, si l’on veut que, dans l’année nouvelle qui s’ouvre, la république soit « défendable, » selon le mot de l’ancien ministre, que la France retrouve sa sève vivace et généreuse.

Cette année qui s’achève plus ou moins heureusement pour tout le monde, elle n’a pas vu, dans tous les cas, s’accomplir sur notre vieux continent civilisé de ces événemens qui sont une date de l’histoire, qui bouleversent ou renouvellent la société européenne. Elle a commencé dans la paix, elle finit dans la paix, sans avoir connu les grands conflits, les complications qui ont troublé d’autres époques. Ce n’est pas, sans doute, que tout soit pour le mieux en ce monde, que les relations des gouvernemens et des peuples soient tellement simples et faciles que toutes les crises soient impossibles. Elles renaîtront peut-être un jour ou l’autre, ces crises, elles pourront renaître des situations contraintes et forcées, des antagonismes mal déguisés, du mouvement fatal des choses, de toutes ces questions que l’année 1882 n’a point créées, qu’elle lègue à une année nouvelle. Pour le moment du moins on n’en est pas là, et s’il faut tout écouter, il ne faut rien grossir dans tous ces bruits de polémiques, de guerres de plume qui se reproduisent périodiquement en Europe au sujet des alliances qui se nouent ou se dénouent, des combinaisons qui se préparent.

C’est une tradition presque invariable : de temps à autre, les Allemands ont besoin de s’émouvoir et de réveiller l’attention, de montrer quelque événement « en perspective. » Tantôt ils se tournent du côté de l’ouest, vers nous, et ils supposent à la France toute sorte de projets. Ils évaluent nos forces, ils surveillent l’état de notre armée et nos mouvemens, ils s’inquiètent même de quelques modestes fonds secrets qui ne peuvent manifestement être mis sans dessein à la disposition du ministre des affaires étrangères. — Tantôt ils se tournent, le sourcil froncé et le regard menaçant, du côté de la Russie. Ils supputent le nombre de kilomètres de chemins de fer que les Russes construisent à leur frontière; ils découvrent des fortifications qui s’élèvent; des camps retranchés déjà formés; ils ont aperçu des rassemblemens inquiétans, des régimens de cavalerie en marche. Ils se défient du panslavisme et des projets de la Russie. — C’est une campagne de plume qui vient de se renouveler pendant quelques jours en Allemagne et qui n’a précisément rien d’imprévu. Cette fois, du moins, ces polémiques semi-guerrières, semi-diplomatiques, ont été rajeunies par quelques incidens particuliers faits pour piquer la curiosité. Il y a eu le voyage du ministre des affaires étrangères du tsar, de M. de Giers, qui a été l’inépuisable thème de tous les commentaires, et, chose curieuse, avec ce voyage tant commenté a coïncidé presque aussitôt la révélation du traité qui lie intimement l’Allemagne à l’Autriche-Hongrie. Cette alliance des deux empires, elle était sans doute connue et avouée depuis longtemps. On n’ignorait ni ses origines, ni son caractère général, ni son but. On ne savait pas absolument en quoi elle consistait, sous quelle forme et dans quelles limites elle avait été conclue. On sait maintenant qu’il y a un traité qui date de l’automne de 1879, qui a été signé pour cinq ans, et par une particularité au moins piquante, c’est au moment où M. de Giers faisait sa tournée de Berlin, de Rome, de Vienne, que le traité a été révélé.

Quel rapport y a-t-il entre ces déplacemens, ces entrevues, ces révélations et toutes ces polémiques allemandes des dernières semaines? M. de Bismarck, en laissant publier un traité qui est son œuvre, a-t-il voulu répondre indirectement à des propositions russes ou avertir l’Autriche et préparer d’avance le renouvellement d’une alliance à laquelle il tient visiblement? Tous ces incidens enfin sont-ils le signe de difficultés intimes au centre du continent, de prochains remaniemens dans les rapports des cabinets, de complications imminentes? Il est assez vraisemblable qu’on a fait beaucoup de bruit pour rien, que pour célébrer la fin de l’année on s’est un peu trop échauffé sur toutes ces combinaisons éventuelles, problématiques de guerre ou de diplomatie, et, à défaut d’autre lumière, on a du moins les déclarations récentes du président du conseil de Hongrie, M. Tisza, qui a été interpellé dans le parlement de Pesth. M. Tisza n’a point hésité à déclarer, pour la satisfaction de son parlement, que tout ce qu’on disait des armemens de la Russie était une exagération, que la situation diplomatique n’était nullement en péril, qu’il n’y avait absolument rien à craindre pour la paix de l’Europe. M. Tisza n’est point sans doute le ministre des affaires étrangères de l’empire austro-hongrois, et le ministre des affaires étrangères de l’empereur François-Joseph, le comte Kalnoki lui-même n’est pas M. de Bismarck, dont la parole serait bien autrement décisive pour éclaircir tous les doutes ; mais enfin, ce qui se dit en Hongrie, dans un pays de liberté universelle, a sa valeur, et M. Tisza n’aurait pas parlé comme il l’a fait s’il n’avait pas connu la vérité des choses, s’il n’avait pas su ce qu’il y a d’assez factice dans ces polémiques, dans ces agitations d’un jour.

Au fond, que resterait-il donc de tous ces bruits qui, de temps à autre, se répandent à la surface de l’Europe pour s’éteindre bientôt ? Ce qu’il y a de bien clair, c’est que, s’il existe des difficultés ou des défiances entre de grands gouvernemens, il n’y a pas pour le moment d’irréparables incompatibilités, c’est que, s’il y a des déplacemens d’intérêts et de relations, il ne s’ensuit pas que ces évolutions doivent conduire par le plus court chemin à de meurtrières scissions. Autrefois la Russie était l’amie, l’alliée invariable pour l’Allemagne ou plutôt pour la Prusse, et la dernière expression de cette vieille cordialité a été ce qu’on a appelé un instant l’alliance des trois empereurs. Aujourd’hui, tout a changé, il n’y a plus d’alliance des trois empereurs ; il n’y a que l’alliance des deux empires du centre, et ce qui reste aussi parfaitement évident, c’est que cette alliance ne semble nullement menacée. L’Allemagne et l’Autriche paraissent assez disposées à se suffire à elles-mêmes ; elles n’excluent précisément personne, elles ne recherchent personne, pas plus l’Italie que la Russie, qui pourtant, l’une et l’autre, auraient parfois bonne envie d’être admises à l’intimité et qui ne semblent guère réussir dans leurs tentatives. Après tout, cette alliance austro-allemande, quelle qu’en ait été l’inspiration première, elle n’a rien de menaçant pour la paix, et la paix est certainement le premier besoin comme le premier vœu des peuples dans cette année qui va s’ouvrir aussi bien que dans l’année qui s’achève aujourd’hui.


CH. DE MAZADE.

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