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Version du 7 novembre 2014 à 17:23

Chronique n° 1544
14 août 1896


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 août.


Les affaires de Crète absorbent en ce moment toute l’attention. Elles ont traversé les phases les plus diverses depuis trois mois, et les journaux ont annoncé tantôt que l’horizon s’obscurcissait du côté de l’Orient, tantôt qu’il s’éclaircissait, puis qu’il s’obscurcissait encore, sans qu’il soit possible de dégager la loi à laquelle ces évolutions ont obéi. Jamais l’empirisme politique n’a paru plus complètement maître de la situation. Il ne semble pas que, dès le début, ce qu’on appelle l’Europe, c’est-à-dire les six grandes puissances qui, en dehors de la Turquie trop directement intéressée dans la question, forment la presque totalité de l’action politique dans l’ancien continent ; il ne semble pas, disons-nous, que l’Europe ait eu une conception très nette des difficultés qui se présentaient à elle, ni des moyens de les résoudre. Le fait est qu’elle ne les a pas résolues jusqu’ici, et que la situation est devenue de jour en jour plus difficile : elle présente en ce moment le maximum de confusion.

Vers la fin du mois de mai, la nouvelle s’est répandue que des complications très sérieuses s’étaient produites en Crète. On parlait de rixes entre les musulmans et les chrétiens. Depuis plusieurs mois déjà des comités révolutionnaires s’étaient formés en Crète, et ils étaient entrés en relation avec d’autres comités réunis à l’étranger, soit en Grèce, soit ailleurs. L’affaire était préparée de très longue main. La cause principale de l’insurrection était, il faut bien le dire, le mauvais gouvernement de la Porte ottomane, et ce n’est pas seulement en Crète que ce mal, en quelque sorte endémique, a produit ses conséquences naturelles. On n’a pas oublié les préoccupations que les affaires d’Arménie ont causées à l’Europe l’année dernière. Sans doute l’influence étrangère, s’exerçant par des comités irresponsables, a été pour beaucoup dans les soulèvemens qui ont eu lieu ; mais il est incontestable que la Porte n’avait pas tenu ses promesses, qu’elle avait laissé sans exécution les engagemens pris par elle au Congrès de Berlin, et qu’il en était résulté une situation de plus en plus tendue, toujours à la veille de produire un éclat. On sait ce qui est arrivé. Nous ne reviendrons pas sur une histoire douloureuse, qui est d’hier. Le tort de certaines puissances est d’avoir encouragé les Arméniens dans leur rébellion, alors qu’elles n’avaient ni le moyen, ni même la volonté de les soutenir jusqu’au bout ; mais le tort de la Porte est d’avoir cru que la force suffisait pour rétablir un ordre durable, et que l’insurrection pouvait être complètement étouffée dans le sang. L’histoire montre, au contraire, que le sang est un engrais pour les insurrections futures. L’emploi de la force est sans doute nécessaire, inévitable, en présence de revendications qui s’expriment elles-mêmes par la violence, mais il est insuffisant et ne produit que des résultats provisoires si, parmi les revendications avec lesquelles on s’est trouvé aux prises, une politique avisée ne sait pas distinguer les griefs légitimes et ne s’applique pas à les satisfaire. On a cru à Constantinople que tout était fini après les massacres de l’année dernière ; la question restait tout entière. Elle devait se poser de nouveau en Arménie même, et par une répercussion rapide atteindre d’autres parties de l’empire ottoman. L’insurrection de Crète n’est qu’un incident d’une lutte beaucoup plus générale. Le même mal apparaît avec des caractères semblables, bien qu’avec les degrés d’intensité les plus divers, en Anatolie, en Syrie, en Macédoine, et, si on en croit les dernières nouvelles, la situation en Arabie ne serait pas de nature à inspirer non plus une pleine confiance. Là aussi des intrigues sont nouées, et personne ne serait surpris si on apprenait du jour au lendemain qu’elles ont fait naître un péril nouveau. Le malaise règne partout. Il y a, non seulement une origine commune à toutes les explosions qui se produisent, mais encore une entente, un concert préétablis entre ceux qui les attisent et les provoquent. Une même conspiration s’étend sur tout l’empire. On y prête inconsciemment la main à Constantinople en ne remontant pas des effets à la cause. On écrase une insurrection ici ou là, mais on n’en détruit pas le germe qui se reproduit ailleurs. Il est heureux pour la Porte elle-même qu’elle ne puisse pas appliquer en Crète, en pleine Méditerranée et en quelque sorte dans la banlieue de l’Europe, les procédés d’extermination qu’elle a employés naguère en Arménie : elle révolterait l’humanité sans s’assurer une sécurité durable. Qu’elle fasse preuve d’énergie, de fermeté, d’autorité, soit ! mais à la condition de ne pas s’en tenir là : il y a aussi des concessions à consentir, des réformes à opérer. L’empire ottoman n’en est pas sans doute à subir sa première secousse. La tempête a déjà sévi sur lui avec plus de rage qu’aujourd’hui. Il s’est sauvé en faisant quelques réformes et en en promettant d’autres. Il se sauvera peut-être encore une fois en exécutant les réformes promises. C’est le meilleur conseil que ses amis puissent lui donner.

Ceci dit, il serait injuste de ne pas reconnaître que le sultan Abdul-Hamid a paru, dans plus d’une circonstance, se rendre parfaitement compte des nécessités de la situation. On l’a souvent attaqué, et même maltraité dans des discours publics. La vérité est qu’avec ses défauts et ses qualités, il est en somme un des souverains les plus sérieux, les plus appliqués, les plus consciencieux que la Turquie ait eus depuis longtemps. Sans doute, il n’a pas encore fait tout ce qu’il est permis d’attendre encore de lui ; mais on lui a tenu médiocrement compte de ce qu’il avait déjà fait, et on lui a demandé quelquefois plus qu’il ne pouvait faire. L’Europe, dans les revendications qu’elle lui adresse, a une tendance à faire abstraction des résistances qu’oppose à l’esprit de réformes le vieil élément ottoman. Cette tendance est naturelle de sa part, mais il est naturel aussi que le sultan cède dans une certaine mesure à la tendance contraire. On oublie trop qu’il n’est pas seulement un souverain temporel, mais encore un chef religieux, et beaucoup de choses qui nous paraissent négligeables ont pour lui une importance à laquelle il n’a pas toujours la possibilité de se soustraire. L’évolution, en Orient, obéit à des lois particulières. L’Europe a raison de poursuivre et de presser le sultan jusqu’au bout de ses résistances ; mais elle manquerait de cette intelligence historique et psychologique qui s’est si heureusement développée en cette fin de siècle, si elle ne comprenait pas ces résistances, et on a dit que comprendre c’était excuser. Il y a, il doit y avoir un mouvement alternatif d’action et de réaction de l’Occident sur l’Orient et de l’Orient sur l’Occident, et c’est finalement le premier qui est appelé à vaincre ; mais l’un est aussi légitime que l’autre. La politique atteint rarement du premier coup des résultats complets : si elle les atteint trop vite, le plus souvent ils ne sont pas durables.

Nous avons dit que le sultan était entré dans la voie des concessions, bien qu’il ne l’ait pas encore parcourue tout entière. Dès les premiers jours, en effet, les insurgés crétois ont résumé en quatre points leurs principales revendications. Cela leur a été d’autant plus facile qu’ils se sont constitués tout de suite à l’état de gouvernement, ou, si l’on veut, de contre-gouvernement : c’est ce qu’on appelle l’Épitropie des réformes, car le vocabulaire ici est tout antique, et lorsqu’on suit les phases que les événemens traversent, on se croit toujours dans le jardin des racines grecques. Le comité qui, pendant l’hiver et le printemps derniers, a préparé l’insurrection, en a dès le premier jour pris la tête, et, au milieu d’événemens militaires si confus qu’il faut renoncer à les démêler, il est resté maître d’une partie de l’île, notamment du district de l’Apokorona. C’est de là qu’il dicte ses volontés. Il aurait peut-être trouvé assez difficilement à les faire parvenir à qui de droit, si les consuls des puissances à la Canée ne s’étaient pas chargés de les transmettre. On ne saurait trop reconnaître les services qu’a rendus, dans toute cette affaire, le corps consulaire européen. Il a véritablement servi de tampon entre les insurgés et les représentai, militaires ou civils, du gouvernement ottoman. Il a donné aux uns et aux autres des conseils toujours sages, qui n’ont malheureusement pas été toujours suivis, mais qui l’ont été quelquefois, et c’est à lui qu’on doit d’avoir empêché le conflit, quelque grave qu’il ait été et qu’il soit encore, d’être devenu dès le premier moment irréductible. Les insurgés, mis en demeure de faire connaître leurs revendications, ont demandé la nomination d’un gouverneur chrétien, la réunion de l’Assemblée générale, la remise en vigueur du pacte d’Halepa, enfin une amnistie générale. Ces quatre points constituaient alors tout leur programme : il semblait que, dès le jour où on les leur aurait accordés, tout serait fini. La Grèce qui, dès le premier moment, avait pris en main officieusement la cause des chrétiens crétois, agissait auprès des puissances pour obtenir leur concours à Constantinople, en vue d’amener la Porte à consentir aux quatre points. L’Europe, sans se faire illusion sur les difficultés de sa tâche, n’a pas hésité à l’entreprendre, et ses ambassadeurs ont reçu des instructions en conséquence. En dehors des considérations politiques qui devaient déterminer l’attitude des puissances, l’humanité leur conseillait d’agir avec promptitude et énergie. Le sang coulait à flots sur divers points de la Crète. Le gouverneur de l’île, qui était à la fois le commandant en chef de toutes les forces militaires, Abdullah-Pacha, se montrait inflexible dans la répression ; mais sa vigueur se dépensait en pure perte. On rejetait sur sa tête l’odieux de tout le sang répandu inutilement. Chaque jour apportait la nouvelle de massacres nouveaux. Tantôt, suivant le hasard des rencontres à travers la campagne ou des surprises qui mettaient une ville à la merci d’une bande armée, c’étaient les musulmans qui massacraient les chrétiens, et tantôt les chrétiens qui massacraient les musulmans. En même temps, on apprenait que l’Arménie, si cruellement éprouvée quelques mois auparavant, retrouvait encore des forces pour des insurrections nouvelles. Le mal gagnait le Hauran, où les Druses attaquaient les garnisons turques. Il était temps d’aviser : les puissances l’ont compris et l’ont fait comprendre au sultan.

Celui-ci a cédé sur toute la ligne : il a accordé les quatre points. Le retour à la convention d’Halepa allait en quelque sorte de soi : la Porte avait commis une faute grave en n’exécutant pas cette convention avec fidélité. La convention d’Halepa, — Halepa est un faubourg de la Canée, — porte la date de 1878. Elle a été conclue par Ghazi Mouktar-Pacha, conformément au traité de Berlin dont l’article 23, premier paragraphe, est ainsi conçu : « La Sublime Porte s’engage à appliquer scrupuleusement dans l’île de Crète le règlement organique de 1868, en y apportant les modifications qui seraient jugées équitables. » Les termes de cet article étaient, comme on le voit, assez vagues ; ils ne semblaient pas engager à grand’chose le gouvernement ottoman ; toutefois celui-ci a cru devoir donner une satisfaction au moins apparente à l’opinion crétoise, et il s’est empressé de concéder, sous forme de firman, la convention d’Halepa. On a dit à tort qu’elle obligeait le gouvernement impérial à nommer en Crète un gouverneur chrétien ; cela n’est pas exact. La convention, après avoir simplement confirmé le statut organique de 1868, tant en ce qui concerne la nomination du gouverneur qu’en ce qui concerne l’élection de l’Assemblée générale et la durée de ses sessions, s’exprime comme il suit : « Si, dans la suite, il y avait à faire des modifications de nature à suppléer à l’insuffisance des règlemens en vigueur et réclamés par les besoins d’un intérêt purement local, l’Assemblée générale aura le droit de soumettre à l’approbation de la Sublime Porte les modifications qu’elle aura arrêtées à la majorité des deux tiers des voix. » La convention entre ensuite dans des détails assez compliqués sur l’administration politique, judiciaire, policière même de l’île, et plus particulièrement sur son administration financière ; mais ce qu’il importe surtout de retenir, c’est que l’Assemblée générale avait le droit d’exprimer des vœux et de les soumettre à la Porte. Si l’assemblée avait fonctionné normalement, si elle avait pu émettre des vœux au fur et à mesure que le besoin de réformes se serait fait sentir, si enfin la Porte avait tenu compte des désirs qui lui auraient été notifiés sous une forme légale, peut-être le jeu régulier de cette soupape de sûreté aurait-il empêché de se produire les explosions révolutionnaires. Mais il n’en a rien été. La convention d’Halepa est restée lettre morte. Depuis de nombreuses années déjà, l’assemblée générale ne s’est pas réunie, et on n’a même pas renouvelé par des élections les pouvoirs de ses membres. En un mot, les choses ont continué de marcher à peu près comme auparavant, c’est-à-dire fort mal, sans que le mécontentement de l’opinion ait pu se manifester autrement que par la révolte finale. Il fallait donc revenir au pacte d’Halepa, et en faire une vérité : le sultan s’y est engagé. En même temps il a nommé un gouverneur chrétien, Georgi Berovitch, précédemment gouverneur de Samos ; mais il a laissé Abdullah-Pacha à la tête des troupes, et comme Abdullah-Pacha a un grade supérieur à celui de Gorgi Berovitch, et que, de plus, dans des circonstances où la force continue fatalement de jouer un grand rôle, il est resté maître de l’armée, on a pu contester la valeur, et, dans une certaine mesure, la sincérité de la concession faite par le sultan. La mise en vigueur du pacte d’Halepa devait entraîner, par voie de conséquence, la réunion immédiate de l’Assemblée gênérale ; l’Assemblée a été convoquée en effet. Le point sur lequel il a été le plus difficile, on le comprend sans peine, d’obtenir l’adhésion du sultan, a été l’amnistie générale. Le sultan était résolu à accorder l’amnistie, mais il demandait, au préalable, que l’insurrection mît bas les armes. Tout autre aurait fait de même à sa place. On a pourtant exigé et obtenu de lui qu’il accordât l’amnistie sans désarmement, et il faut convenir qu’il a eu quelque mérite à faire cette concession. Il en a été d’ailleurs mal récompensé. On a cru que tout était fini : tout s’est trouvé à recommencer. La réunion de l’Assemblée générale à la Canée, au lieu de supprimer les difficultés anciennes, en a fait naître de nouvelles. Les députés chrétiens n’avaient qu’une médiocre confiance, non seulement dans les autorités ottomanes, mais en eux-mêmes. Leurs mandats étaient de trop vieille date pour n’être pas périmés ; mais comment faire pour les rajeunir ? Il ne fallait pas songer à procéder à des élections nouvelles : l’état insurrectionnel de l’île ne le permettait pas. Les députés chrétiens ont offert un spectacle qui prêterait à rire, si la situation n’était pas aussi grave. Ils se sont divisés. Les uns sont allés à la Canée ; les autres ont couru se réfugier dans l’Apokorona, au sein même de l’insurrection ; on a même, croyons-nous, signalé la présence de quelques-uns d’entre eux à Athènes. Les uns agissaient par peur, les autres par embarras, ne sachant pas très bien ce qu’ils représentaient, et, à parler franchement, pour s’affilier à quelque chose, ils n’avaient peut-être rien de mieux à faire que de représenter l’insurrection. Ceux qui étaient allés prendre langue dans l’Apokorona n’avaient pas tout à fait tort, bien que leur démarche, au moins dans la forme, ait pu paraître singulière. On a littéralement couru après eux. Leurs collègues qui s’étaient d’abord rendus à la Canée sont allés les rejoindre pour les ramener. Des négociations, qui ont duré plusieurs jours et dont le résultat est resté jusqu’au dernier moment incertain, se sont poursuivies, et on s’est demandé, à voirie cours des choses, si la Crète était vraiment mûre pour le gouvernement parlementaire. La Porte a pu y trouver quelques excuses à n’avoir pas réuni plus tôt l’assemblée. Bref, il y a eu à Fré, ville principale de l’Apokorona, une réunion des chefs insurgés, lesquels ont bien voulu permettre aux députés chrétiens de se rendre à la Canée, et même leur ont conseillé de le faire, non sans les avoir munis au préalable d’un mandat impératif. Les députés ont pris le caractère impératif de leur mandat tellement au sérieux qu’à peine réunis ils ont déclaré inutile de délibérer, et même de voter, En tout cas, ils se sont refusés à voter par têtes, et cela pour deux motifs, d’abord parce qu’ils n’étaient pas sûrs de réunir la majorité des deux tiers prévus dans la convention d’Halepa pour rendre le vote valable, ensuite parce que cette formalité leur paraissait sans objet puisqu’ils formaient un bloc dont toutes les parties étaient cimentées entre elles par les obligations d’un mandat uniforme et absolu. C’était à prendre ou à laisser. On a perdu encore beaucoup de temps à discuter toutes ces questions de forme, sous lesquelles se cachaient, à la vérité, des questions de fond plus importantes. Finalement, les députés chrétiens ont déposé un programme en douze ou treize points, qu’ils ont présenté comme un ultimatum irréductible, et qui, s’il était adopté, donnerait à l’île une sorte d’autonomie sous la haute autorité d’un gouverneur chrétien nommé pour cinq ans. Le tout serait placé sous la protection des puissances.

A partir de ce moment, les députés chrétiens auraient voulu cesser de se réunir et se disperser. Nous ne savons pas trop s’ils siègent encore quelquefois à l’heure qu’il est ; s’ils le font, c’est seulement pour la forme. On leur a demandé de rester à la Canée ; ils y restent, en attendant la réponse de la Porte. Les quelques séances que l’Assemblée a tenues ont été d’ailleurs des plus agitées. La tempête a éclaté dès le premier jour, le nouveau gouverneur, Georgi Berovitch, ayant, sans mauvaise intention, à coup sûr, lu en turc le discours d’ouverture, qui aussitôt avait été traduit et reproduit en grec. N’importe ! les députés chrétiens ont vu dans ce simple fait une provocation intolérable et une violation de la convention d’Halepa. L’article 9 de la convention se borne à dire : « La correspondance générale du vilayet, ainsi que les procès-verbaux et mazbatas des tribunaux et conseils se feront en deux langues. Mais, comme les habitans musulmans et chrétiens de l’île parlent le grec, les délibérations de l’Assemblée générale et des tribunaux auront lieu dans cette langue. » Un discours d’ouverture ne fait point positivement partie des délibérations d’une assemblée, et Georgi Berovitch a pu prononcer le sien en turc sans commettre un coup d’État. Nous ne citons ce fait, qui a déchaîné l’orage, que pour montrer à quel point les députés chrétiens se montrent ombrageux et susceptibles. Le mal ne serait pas très grand s’il n’avait eu que des conséquences parlementaires ; par malheur ses conséquences se sont étendues beaucoup plus loin. La Porte était en droit de croire que l’acceptation par elle des quatre points qui lui avaient été soumis entraînerait la suspension des hostilités. Les quatre points étaient présentés, en effet, comme la condition d’un armistice auquel les deux parties paraissaient tenir également. L’armistice a été fort mal respecté, et les insurgés ont donné pour excuse à leur propre conduite les prétendues violations de la foi jurée qui auraient été commises par les autorités ottomanes. Les troupes régulières sont restées le plus souvent dans une réserve relative, mais le champ n’en a été que plus libre pour les bandes musulmanes et chrétiennes qui sillonnent le pays. Il y a sans doute beaucoup d’exagération dans les nouvelles à sensation qui sont, chaque matin, envoyées à l’Europe afin de maintenir son inquiétude en haleine ; il n’en est pas moins certain, et cela est triste à dire, que les concessions déjà faites par la Porte n’ont pas atteint leur but, qui était, en premier lieu, d’arrêter l’effusion du sang.

À qui la faute ? Les musulmans ne manquent pas de l’imputer aux chrétiens et les chrétiens aux musulmans. Les torts sont à peu près égaux des deux côtés. Les musulmans sont exaspérés comme les chrétiens, et eux aussi ont d’assez bonnes raisons de l’être. Si l’île venait à leur échapper brusquement et sans transition, il faudrait s’attendre de leur part à des excès que le sultan, quelle que fût sa bonne volonté, ne pourrait pas empêcher. Mais ce qui excite le plus en ce moment la colère des musulmans en Crète, l’irritation de la Porte à Constantinople, et, par opposition, la confiance des chrétiens, c’est le fait que l’insurrection reçoit quotidiennement des secours du dehors, sans qu’aucun effort bien sérieux ait été tenté encore pour l’empêcher. Ces secours, on le devine, viennent de la Grèce, non pas du gouvernement dont l’attitude a toujours été correcte, mais de la population elle-même, qui emploie tous les moyens connus d’aider ses frères, de les soutenir, de les encourager dans la lutte. La grande idée du panhellénisme est dans l’esprit de tous les Hellènes, et aussi de tous les chrétiens de la Crète ; elle remplit leur cœur, elle fait fermenter leur imagination qui n’est pas médiocre. La Porte a déjà adressé, dit-on, plusieurs notes énergiques au cabinet d’Athènes, et l’Europe a certainement fait entendre au roi George et à ses ministres un langage inspiré par les plus purs principes du droit des gens. Nous ne jurerions pas toutefois que, même lorsque ce langage est de leur part identique, les diverses puissances le tiennent exactement sur le même ton ; peut-être y a-t-il là des nuances que l’oreille orientale est admirablement fine à saisir ; mais à coup sûr tout le monde est d’accord pour recommander à la Grèce une abstention absolue. Seulement, il y aurait quelque naïveté à croire que la Grèce s’y maintiendra. Quand bien même elle le voudrait, elle ne le pourrait pas. Il y a des circonstances où l’opinion populaire, lorsqu’elle est générale et qu’elle atteint un certain degré de véhémence, emporte toutes les résistances. Certes, le gouvernement grec s’arrangera jusqu’au bout pour ne pas être pris en faute. On ne relèvera à sa charge aucun grief précis. Mais lui demander d’empêcher ses nationaux d’envoyer aux frères crétois des secours en hommes, en armes, en munitions, c’est lui demander l’impossible. Sans parler de l’état de l’opinion dont il est bien forcé de tenir compte, la configuration même de ses côtes qui offre tant de refuges à la contrebande, et la facilité aussi bien que la rapidité d’accès que présente la Crète sur presque tous les points, rendent la surveillance extrêmement difficile. Les difficultés matérielles se joignent ici aux impossibilités politiques et morales. On a raison d’adresser à la Grèce des paroles empreintes de fermeté et même de sévérité, mais on peut être assuré d’avance qu’elle en tiendra le moins de compte possible, et cela est de sa part si naturel qu’on aurait tort de s’en fâcher ou de s’en étonner. La force des choses l’emporte sur les conceptions de la diplomatie. Tous les pays qui, sous une forme ou sous une autre, nourrissent des pensées irrédentistes, sont à cet égard dans la même situation. Si une insurrection éclatait parmi les Italiens de Trieste, — nous prenons cet exemple parce qu’il n’a aucune chance actuelle de se réaliser, — les liens mêmes de la triple alliance ne seraient pas assez solides pour empêcher l’Italie non officielle de favoriser de toutes ses forces le mouvement révolutionnaire. Il en sera toujours et partout ainsi. En vouloir à la Grèce serait puéril. Elle fait ce que tout autre ferait à sa place. On lui adresse des observations parce que des volontaires s’embarquent tous les jours pour la Crète ; elle y répond par des bandes qui franchissent la frontière de la Macédoine. Cela est fâcheux et condamnable ; mais ce n’est pas sur la Grèce qu’il faut compter pour l’empêcher.

Sur qui, alors ? Là est la difficulté que l’Europe et la Porte n’ont pas encore réussi à surmonter. On l’a essayé, avec de très bonnes intentions sans doute, mais sans le moindre succès. Le comte Goluchowski a proposé ou suggéré aux puissances l’idée d’un blocus de la Crète. Cette proposition du ministre des affaires étrangères d’Autriche-Hongrie n’a certainement pas été inspirée par un sentiment de partialité ou de complaisance envers la Porte ; il y a quelques semaines à peine, le comte Goluchowski tenait devant les délégations un langage presque menaçant contre le sultan auquel il annonçait la chute prochaine de son empire, condamné, disait-il, par son mauvais gouvernement et par sa mauvaise administration. On aurait cru entendre lord Salisbury comme il parlait l’année dernière. Le comte Goluchowski n’est pas suspect non plus de mauvais sentimens à l’égard de la Grèce : dans les circonstances actuelles, il a même intérêt évident à la ménager. Mais c’est un homme résolu, et qui va droit au fait. Au moment des affaires d’Arménie, ne proposait-il pas de forcer les Dardanelles, ce qui aurait très probablement réduit les résistances de la Porte, mais aurait eu des inconvéniens d’un autre ordre ? Aujourd’hui, un blocus sérieux et effectif de la Crète arrêterait non moins sûrement la contrebande de guerre envoyée au secours de l’insurrection, mais quel serait, pour l’Europe elle-même, le lendemain d’un si grand effort ? Le sultan a été le premier à prendre ombrage de l’idée du comte Goluchowski. Il y a vu une atteinte à sa souveraineté. C’est à lui qu’il appartient de faire la police dans les eaux crétoises. A la vérité, il y réussit mal ; mais le jour où il avouerait publiquement son impuissance et où il ferait appel à l’Europe pour y suppléer, son autorité sur la Crète deviendrait terriblement précaire. L’opposition du sultan a porté le dernier coup à la proposition du comte Goluchowski ; mais alors la difficulté reste entière, et on voit de moins en moins comment et par qui la police des eaux crétoises pourrait être faite avec efficacité. Le sultan a bien essayé de la faire. Au moment même où se réunissait l’Assemblée générale crétoise, un incident maritime s’est produit qui n’a pas peu contribué à jeter le trouble et l’alarme dans les esprits. On a dit que les hostilités reprenaient, que les Turcs eux-mêmes les avaient recommencées, qu’ils avaient violé l’armistice, qu’ils avaient remis le feu aux poudres. De quoi s’agissait-il en réalité ? Un vaisseau turc qui surveillait les côtes crétoises avait aperçu un autre navire sur le point d’aborder, qui paraissait porter de la contrebande de guerre. Aussitôt il avait détaché un canot monté par un officier et neuf hommes, et chargé d’inspecter le navire suspect. On était près du rivage. Les insurgés qui y attendaient ledit navire n’hésitèrent pas à tirer sur le canot turc, et ils tuèrent jusqu’au dernier l’officier et les hommes qui le montaient. Le vaisseau turc répondit par quelques coups de canon inoffensifs et inutiles. On n’imaginerait pas tout le bruit que les Crétois ont fait autour de cet incident ! Il a été convenu pour eux que c’étaient les Turcs qui avaient commencé. Ils se sont plaints amèrement d’un aussi odieux manquement à la parole donnée. Voilà ce qui arrive aux Turcs lorsqu’ils font ou qu’ils essaient de faire la police dans les eaux crétoises, et il y a de quoi les en décourager. En réalité leur police est nulle ou insuffisante, et chaque jour l’insurrection reçoit des renforts nouveaux.

On s’explique donc l’initiative prise par le comte Goluchowski ; mais il faut avouer qu’elle était à la fois dangereuse dans la forme et prématurée. Le mot même de blocus sonne durement à l’oreille. On ne voit pas bien l’Europe employer contre la Crète, et aussi contre la Grèce, les derniers moyens de coercition, et se faire le gendarme de la Porte dans un conflit où tous les torts ne sont pas d’un seul côté. Il y aurait lieu, en tout cas, avant d’en venir à des mesures d’exécution, de savoir quelle sera l’attitude de la Porte à l’égard des dernières revendications qui lui ont été soumises par les députés chrétiens à l’Assemblée générale. Dans les conditions où elle s’est produite, la proposition du comte Goluchowski a eu, de plus, un inconvénient qui n’est pas sans quelque gravité. L’attitude prise à ce sujet par les diverses puissances de l’Europe a révélé entre elles certaines divergences, sinon sur le fond des choses, au moins sur la conduite à tenir dans une circonstance donnée. Il n’y a pas à se dissimuler que l’autorité morale de l’Europe sur la Crète, sur la Grèce, et plus encore sur la Porte, vient tout entière de sa parfaite unanimité. Unie, l’Europe est toute-puissante ; mais le jour où le moindre désaccord, fût-il de simple forme, se manifeste parmi ses membres, elle perd de son prestige et de sa force. Ceux qui encouragent le sultan dans ses résistances, ou la Crète et la Grèce dans leurs prétentions, ne manquent pas de dire que, si les puissances sont unies pour conseiller, elles ne le seraient pas pour agir, et tout ce qui donne à cette allégation une apparence de réalité diminue l’ascendant de l’Europe. Tout le monde sait que l’Angleterre a montré une grande froideur à l’égard de la proposition du comte Goluchowski. On l’a accusée de poursuivre des vues personnelles dans les affaires d’Orient et de ne tenir que par un lien léger et flottant au concert des autres puissances. Les polémiques de la presse ont certainement exagéré ce qu’il peut y avoir de fondé dans ces reproches. Les journaux allemands en particulier ont jeté feu et flammes contre l’Angleterre, avec une ardeur à laquelle ils nous avaient déjà habitués au moment des affaires du Transvaal. Peut-être, en effet, y a-t-il entre l’allure de l’Angleterre et celle de l’Europe continentale une différence qui n’échappe pas aux yeux des intéressés, mais dont ils auraient tort de s’exagérer l’importance. Lord Salisbury a exposé à diverses reprises, au sujet de la situation de l’Orient et des meilleurs moyens d’y pourvoir, des vues qui n’ont pas rencontré l’adhésion générale ; il n’y aurait rien d’extraordinaire à ce que, à son tour, il ne se prêtât pas sans quelques réserves aux diverses conceptions qui peuvent naître sur le continent ; mais le fait qu’il ait mis un médiocre empressement à accueillir la proposition du comte Goluchowski ne prouve pas nécessairement chez lui l’intention de suivre une marche à part. Cette proposition a produit ailleurs qu’à Londres un certain étonnement. Elle n’a même été intégralement adoptée qu’en Allemagne, où l’on surveille les affaires d’Orient avec un désintéressement quelquefois voisin de l’indifférence, et où l’approbation de principe donnée à un projet n’équivaut pas toujours à l’engagement de coopérer par la suite à son exécution. Au fond, les colères de la presse germanique témoignent moins d’une véritable admiration pour l’idée du comte Goluchowski que d’une vieille et persistante mauvaise humeur contre l’Angleterre, sentiment qui profite de toutes les occasions de s’exprimer, — et cela ne diminue pas la valeur de ces manifestations, ni leur intérêt.

Il faut pourtant sortir de la situation actuelle, et si le comte Goluchowski n’a pas trouvé du premier coup le meilleur moyen pour cela, il a obéi en le cherchant à un instinct très juste, à une conception très honorable des responsabilités qui incombent à l’Europe. La situation actuelle ne saurait se prolonger impunément. Chaque jour voit croître le danger. Il menace déjà la Macédoine, sans parler des autres points de l’Empire ottoman où des matières essentiellement inflammables ont été accumulées depuis de longues années. Personne ne veut, nous le croyons du moins, laisser la question d’Orient se poser aujourd’hui dans son ensemble et sa complexité : l’Europe n’est pas prête à traverser l’épreuve qui en résulterait pour elle. Quant à nous, l’intégrité de l’Empire ottoman est un des principes fixes de notre politique. Ce serait une erreur de croire qu’une pierre de ce vieil édifice puisse s’en détacher, surtout une pierre aussi considérable que la Crète, sans que toutes les autres soient ébranlées. En laissant à l’avenir le soin de résoudre les problèmes qui lui appartiennent, nous constatons que la solution n’en est pas encore mûre : dès lors, la sagesse politique consiste à maintenir dans ses Lignes générales la situation actuelle. Mais cette situation ne peut être maintenue qu’à la condition d’être sensiblement améliorée. La nécessité de certaines réformes s’impose avec évidence. Le sultan est un souverain trop éclairé pour ne pas le reconnaître ; nous n’en voulons d’autre preuve que les concessions qu’il a déjà faites. Toutefois, en même temps qu’il est éclairé, il est hésitant et timide, et ce qui rend inutiles ou toujours insuffisantes les concessions auxquelles il se résout, c’est qu’il les fait trop tard. Au lieu d’agir dans la plénitude de sa souveraineté et de son indépendance, il a l’air de céder à une nécessité devenue inéluctable, ce qui donne la tentation de lui en imposer encore d’autres. Si le sultan avait concédé quinze jours plus tôt les quatre points réclamés à l’origine par les insurgés crétois, l’insurrection se serait apaisée tout de suite. Si, aujourd’hui même, il faisait hardiment et loyalement la part des concessions possibles parmi celles qui lui sont demandées, s’il accordait à la Crète des réformes sérieuses et s’il consentait de bonne grâce à ce que l’Europe donnât sa garantie à leur exécution, il y aurait encore de grandes chances à un apaisement immédiat. Mais qui sait où nous en serons dans quinze jours, ou dans un mois ?

Quant à l’Europe, elle aussi a ses torts. Son intervention entre le sultan et ses sujets révoltés n’est légitime qu’à la condition d’apporter avec elle une garantie efficace, et si les insurgés réclament cette garantie pour eux, le sultan a le droit de l’invoquer à son tour pour lui. Lorsqu’on lui demande et lorsqu’il fait des concessions, il a le droit de savoir quel en sera le terme. On lui a demandé de consentir aux quatre points ; il l’a fait ; dès le lendemain d’autres exigences se sont produites, et rien ne prouve que, s’il y cède une fois de plus, on ne cherchera pas bientôt à lui en imposer de nouvelles. Où s’arrêtera-t-on, où lui permettra-t-on de s’arrêter dans cette voie ? L’Europe aurait certainement beaucoup plus de force à son égard si elle ne montrait pas tant de faiblesse à l’égard des insurgés. Son rôle est, du moins il devrait être un rôle d’arbitre entre les deux parties, mais d’un arbitre qui, après avoir arrêté sa sentence, a les moyens de la faire respecter. Les réclamations des chrétiens crétois sont aujourd’hui sous ses yeux.

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