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Chapitre XXXVI La Case de l’oncle Tom Chapitre XXXVIII


Emmeline et Cassy.


Cassy ouvrit, et aperçut Emmeline, pâle d’épouvante, blottie dans le coin le plus reculé de la chambre. À son entrée, la jeune fille eut un tressaillement nerveux ; mais elle la reconnut, s’élança au devant d’elle, lui saisit le bras, et s’écria :

« Ô Cassy, est-ce vous ? Je suis si contente que vous veniez ! J’avais si grand’peur que ce fût… Oh ! vous ne savez pas quel effroyable bruit il y a eu là-bas toute la soirée !

— Je dois le connaître, répondit sèchement Cassy ; je l’ai assez entendu !

— Oh ! dites, Cassy ! ne pourrions-nous fuir ? n’importe où ! — dans les marais, au milieu des serpents, partout ! Ne pourrions-nous nous sauver quelque part, hors d’ici ?

— Nulle part que dans nos tombes, dit Cassy.

— N’avez-vous jamais tenté ?

— J’ai vu assez de tentatives, et ce qui en résulte, répliqua-t-elle.

— Je préférerais vivre dans les marais, ronger l’écorce des arbres. Les serpents ne me font pas peur ! J’aimerais mieux en voir un auprès de moi que cet homme, dit Emmeline avec énergie.

— Bien d’autres ici ont pensé de même ; mais vous ne pourriez rester dans le marais ; — vous y seriez traquée par les chiens et ramenée, et alors, — alors…

— Que ferait-il ? demanda la jeune fille regardant Cassy en face, et perdant haleine d’anxiété.

— Demandez plutôt ce qu’il ne ferait pas ! Il a bien appris son métier parmi les pirates des Indes occidentales. Vous ne dormiriez plus si je vous contais les choses que j’ai vues ; — les choses qu’il cite, parfois, comme de bons tours. J’ai entendu ici des cris tels que je ne pouvais les chasser de ma tête pendant des semaines et des mois. Là-bas, près des cases, il y a un endroit où vous pourriez voir un arbre calciné par le feu, au pied duquel sont amoncelées des cendres noires. Demandez-leur ce qui s’est passé là : vous verrez s’ils osent vous répondre !

Oh ! que voulez-vous dire ?

Rien ; je ne vous le dirai pas. J’en hais même la pensée ; mais je vous affirme que le Seigneur seul sait ce que nous pouvons voir demain, si ce pauvre garçon persiste comme il a commencé.

— Horreur ! » s’écria Emmeline, tout son sang abandonnant ses joues. « Ô Cassy, dites-moi, que ferai-je ?

— Ce que j’ai fait. Faites pour le mieux ; faites ce qu’on vous force à faire, et comblez la mesure en haine et en malédictions.

— Il a voulu me faire boire de son exécrable eau-de-vie, dit Emmeline ; je la déteste !

— Vous ferez mieux d’en boire, dit Cassy ; je la détestais aussi, moi ; maintenant, je ne saurais m’en passer. On a besoin de s’étourdir, et les choses apparaissent sous un jour moins affreux quand on a bu cela.

— Ma mère m’a défendu d’y jamais toucher.

Votre mère vous a défendu, dit Cassy, appuyant avec une emphase triste sur le mot mère. À quoi servent les défenses des mères ? Ne devez-vous pas toutes être vendues, payées ? et vos âmes n’appartiennent-elles pas à quiconque vous achète ? Ainsi va le monde. Je vous le répète : Buvez de l’eau-de-vie ; buvez tant que vous pourrez, cela rendra les choses plus faciles.

— Ô Cassy ! prenez pitié de moi !

— Pitié de vous ! n’ai-je pas pitié de vous ? n’avais-je pas une fille ? — Le Seigneur sait où elle est, et ce qu’elle est aujourd’hui ! Elle suit, je suppose, le chemin que sa mère a suivi avant elle, et que ses enfants suivront à leur tour ! Il n’y a pas de fin à cette malédiction éternelle !

— Je souhaiterais n’être jamais née, dit Emmeline en se tordant les mains.

— C’est un vieux souhait, dit Cassy ; je me suis lassés à le faire. Je me serais tuée, si je l’avais osé. »

Elle s’arrêta ; son regard, perdu dans l’obscurité de la nuit, prit l’expression de désespoir fixe et morne qui lui était habituelle au repos.

— Ce serait mal de se tuer, dit Emmeline.

— Je n’en sais rien ; ce ne serait pas plus mal, en tous cas, que de faire ce que nous faisons tous les jours ; mais les religieuses m’ont dit, pendant que j’étais au couvent, des choses qui me font craindre de mourir. Si tout finissait là, oh ! alors… »

Emmeline se détourna, et voila son visage de ses deux mains.

Tandis que cette conversation se passait en haut dans la chambre, au-dessous, Legris, dominé par l’ivresse, succombait au sommeil. Cet état ne lui était pas habituel. Sa grossière et musculeuse nature avait besoin d’excès, et supportait à merveille ce qui eût épuisé une constitution plus faible. Mais un instinct invétéré de prudence soupçonneuse l’empêchait de se livrer à ses appétits brutaux au point de perdre conscience de lui-même.

Cette nuit, cependant, ses efforts fébriles pour chasser de son esprit l’épouvante et le remords qui l’obsédaient, lui avaient fait dépasser les bornes ; et, dès qu’il eut congédié ses noirs serviteurs, il tomba pesamment sur un siège et s’endormit.

Oh ! comment l’âme mauvaise ose-t-elle aborder le monde fantastique du sommeil, empire dont les contours indécis touchent de si près aux mystères de l’autre vie ? Legris eut un rêve. Dans son lourd et fiévreux sommeil, il vit, debout à ses côtés, une forme vague qui posa sur lui une main froide et douce. Il lui sembla la reconnaître, et il frissonna d’horreur, quoique la figure fût voilée ; puis, il sentit la mèche de cheveux s’enrouler à ses doigts, se glisser doucement autour de son cou, et l’étreindre, — l’étreindre, jusqu’à ce qu’il en perdit le souffle. Il crut entendre des voix lui murmurer tout bas des mots pleins d’épouvante. Tout à coup, il se trouva sur le bord d’un abîme sans fond, criant et luttant, en proie à de mortelles terreurs, tandis que des mains noires, sorties du précipice, le saisissaient et l’attiraient à elles ; Cassy survint derrière lui et le poussa en riant. Alors la solennelle figure voilée s’avança et se découvrit. C’était sa mère. Elle se détourna de lui, et il roula au plus profond du gouffre, au bruit de cris, de huées, d’éclats de rire diaboliques, — et… Legris s’éveilla.

La lueur calme et rosée de l’aube se glissait dans la chambre. L’étoile du matin, comme un œil divin, avec sa chaste et solennelle clarté, regardait, du haut du ciel de plus en plus radieux, l’homme de péché. Quelles fraîches et saintes splendeurs accompagnent le lever du jour ! Ne semblent-elles pas dire à l’insensé : « Regarde ! voici une chance de plus ! efforce-toi de conquérir la gloire immortelle ! » Il n’y a ni langue, ni pays où cette voix ne s’entende ; mais l’homme endurci dans le mal ne la comprend pas. Legris s’éveilla, une imprécation à la bouche. Que lui importaient l’or et la pourpre du miracle quotidien de l’aube ? Que lui importait la sainteté de cette étoile que le Fils de Dieu a bénie en la prenant pour emblème ? Abruti comme il l’était, il voyait sans percevoir. Il se leva en chancelant, se versa un verre d’eau-de-vie, et en avala moitié.

« J’ai passé une nuit infernale, dit-il à Cassy qui entrait.

— Vous en aurez beaucoup de pareilles avant peu, dit-elle sèchement.

— Qu’entends-tu par là, coquine ?

— Vous le saurez un de ces jours, répondit Cassy du même ton. Maintenant, Simon, j’ai un mot d’avis à vous donner.

— Ah diable ! un avis à moi ?

— Oui, reprit Cassy avec fermeté, en remettant un peu d’ordre dans la chambre ; je vous conseille de laisser Tom en repos.

— Qu’as-tu à y voir ? ce ne sont pas tes affaires.

— Non, à coup sûr, et je ne sais pourquoi je m’en mêlerais. S’il vous prend fantaisie de payer douze cents dollars un esclave et de l’éreinter au moment le plus pressé de l’année, rien que pour satisfaire votre dépit, ce ne sont, certes, pas mes affaires ! J’ai fait pour lui ce que je pouvais.

— Ce que tu pouvais ? Qu’as-tu besoin de te mêler de ce qui me regarde ?

— Aucun, assurément. Je vous ai économisé quelques milliers de dollars, à différentes reprises, en prenant soin de vos manœuvres, c’est le remerciement que j’en reçois. Si vous avez au marché plus petite récolte que les autres, ne perdrez-vous pas votre gageure ? Tompkins ne chantera-t-il pas victoire ? et vous payerez à beaux deniers comptants, n’est-ce pas ? il me semble déjà vous y voir ! »

Legris, comme beaucoup d’autres planteurs, n’avait qu’une ambition : — faire la plus belle récolte de la contrée. Et il avait engagé, à ce sujet, plusieurs paris à la ville voisine. Cassy avait donc, avec le tact féminin, touché la seule corde qui pût vibrer en lui.

« Eh bien ! je l’en tiendrai quitte pour ce qu’il a reçu, dit Legris ; mais il me demandera pardon et promettra de s’amender.

— Il ne le fera pas, répondit Cassy.

— Il ne le fera pas ! hein ?

— Non, il n’en fera rien, répéta Cassy.

— Je voudrais bien savoir pourquoi, maîtresse ? dit Legris avec un suprême dédain.

— Parce qu’il a bien agi, qu’il le sait, et qu’il ne dira pas qu’il a eu tort.

— Qui diable s’inquiète de ce qu’il sait ? Le maudit nègre dira ce qu’il me plaît de lui faire dire, ou bien…

— Ou bien, vous perdrez vos paris sur la récolte, en l’éloignant du champ au moment de la presse.

— Mais il cédera, il cédera ! Ne connais-je pas les nègres ? Il rampera comme un chien, ce matin.

— Non, Simon ; vous ne connaissez rien à cette espèce-là. Vous pouvez le tuer pouce à pouce, mais vous n’en tirerez pas un mot de repentir.

— Nous verrons ! Où est-il ? dit Legris en sortant.

— Dans le hangar du magasin, » répondit Cassy.

Legris, quoiqu’il eût si résolument parlé à Cassy, s’éloigna de la maison avec un doute qui ne lui était pas ordinaire. Ses rêves de la nuit passée, venant se mêler aux prudentes suggestions de Cassy, lui obsédaient l’esprit. Il décida que personne ne serait témoin de son entrevue avec Tom, et se promit, s’il ne pouvait le soumettre par la menace, d’ajourner sa vengeance à une époque plus favorable.

À travers le grossier vitrail de la grange où gisait Tom, la douce lumière de l’aube, la gloire angélique de l’étoile du matin avaient pénétré, semblant apporter avec elles ces paroles solennelles : « Je suis la tige et le rejeton de David ; je suis l’étoile brillante du matin ! » Les réticences, les avis mystérieux de Cassy, loin d’abattre son âme, l’avaient fortifiée, comme un appel d’en haut. Il ne savait si c’était le jour de sa mort qui se levait au ciel, et son cœur palpitait de joie et de désir en songeant à toutes les merveilles, sujet constant de ses méditations. Le grand trône blanc, entouré de son arc-en-ciel toujours radieux, la multitude en robe blanches, murmurante comme le bruit des grandes eaux, les couronnes, les palmes et les harpes d’or, pouvaient tous éclater à sa vue avant le coucher du soleil ! Il entendit donc, sans effroi et sans frisson, la voix de son persécuteur au moment où il approcha.

« Eh bien ! mon garçon, dit Legris en le frappant avec mépris du pied, comment te va ? Ne t’avais-je pas prédit que je t’apprendrais une chose ou deux ? T’en trouves-tu bien ? La leçon te plaît-elle ? tes geignements t’ont-ils profité ? Es-tu tout à fait aussi crâne que tu l’étais hier ? Ne saurais-tu régaler un pauvre pécheur d’un petit brin de sermon ? Tâche ! »

Tom ne répondit rien.

« Lève-toi, brute ! » s’écria Legris en lui donnant un second coup de pied. C’était chose difficile, brisé, affaibli comme l’était le pauvre Tom ; et pendant qu’il essayait d’obéir, Legris se mit à rire brutalement. « Qui te rend si peu alerte ce matin, Tom ? Tu as peut-être reçu un coup d’air cette nuit ? »

Tom était parvenu à se lever, et regardait son maître en face, avec un front impassible et serein.

« Ah ! diable, tu peux bouger ! dit Legris le considérant : je crois que tu n’en as pas encore assez. Maintenant, à genoux, Tom, et demande-moi pardon de tes grimaces d’hier soir. »

Tom ne bougea pas.

« À genoux, chien ! répéta Legris, en le frappant de sa cravache.

— Maître Legris, dit Tom, je ne le peux pas. Je n’ai fait que ce que je croyais être bien. Je recommencerais, juste de même, si l’occasion venait. Je ne ferai jamais une cruauté. Arrive ce qui pourra !

— Oui, mais tu ne sais pas ce qui peut arriver, maître Tom. Tu crois que ce que tu as reçu hier est quelque chose ? Eh bien, moi, je te dis que ce n’est rien, rien du tout. — Aimerais-tu à être lié à un arbre et brûlé à petit feu ? Ne serait-ce pas un agréable passe-temps ? — hein, Tom !

— Maître, répondit Tom, je sais que vous pouvez faire d’effroyables choses ! mais, — il se redressa et joignit les deux mains, — mais quand vous aurez tué le corps, vous ne pourrez plus rien, — rien ! Et après ! oh ! après ! viendra l’éternité, toute l’ÉTERNITÉ ! »

L’ÉTERNITÉ ! — À ce mot, l’âme du pauvre noir tressaillit, inondée de lumière et de puissance ; — celle du pêcheur aussi tressaillit comme sous la morsure du scorpion. Muet de rage, Legris broya le mot sous ses dents. Tom, semblable à un captif délivré de ses chaînes, parlait d’une voix claire et joyeuse.

« Maître Legris, vous m’avez acheté, et je vous serai un loyal et fidèle serviteur. Je vous donnerai tout l’ouvrage de mes mains, tout mon temps, toute ma force, mais je n’abandonnerai jamais mon âme à une créature mortelle. Que je doive vivre ou mourir, je persévérerai dans le Seigneur, et mettrai ses commandements avant toutes choses ; vous pouvez en être sûr. Je n’ai pas peur de la mort : j’aime autant mourir que vivre. Il ne tient qu’à vous de me battre, de m’affamer, de me brûler, je n’en irai que plus tôt là où j’ai soif d’aller.

— Je te ferai bien céder avant d’en finir avec toi, dit Legris furieux.

— Jamais vous ne pourrez, dit Tom ; j’aurai de l’aide.

— Qui diable t’aidera ? reprit Legris avec mépris.

— Le Seigneur tout-puissant !

— Sois damné ! » dit Legris, et d’un coup de son poing il terrassa Tom.

Une main glacée toucha la sienne. Il se retourna : c’était Cassy. Mais ce toucher froid et doux évoqua son rêve de la nuit, et toutes les horribles images du cauchemar, qui l’avait torturé, se dressèrent dans son cerveau et le remplirent d’épouvante. « Agirez-vous donc toujours comme un fou ? dit Cassy en français. Laissez-le tranquille ! Je veillerai à ce qu’il soit bientôt en état de retourner aux champs. N’est-ce pas tout juste comme je vous l’avais dit ? »

On assure que le rhinocéros et le crocodile, quoique revêtus d’une cuirasse à l’épreuve de la balle, ont cependant un point vulnérable. Chez les réprouvés les plus endurcis et les plus impies, ce point est d’ordinaire une terreur superstitieuse.

Legris se détourna, décidé à en rester là pour l’instant.

« Eh bien ! fais-en à ta fantaisie, dit-il à Cassy d’un ton bourru.

— Écoute, ajouta-t-il en s’adressant à Tom, je ne veux pas en finir avec toi aujourd’hui, parce que la besogne presse, et que j’ai besoin de toutes mes mains. Mais je n’oublie jamais ; j’en tiens note, et quelque jour ta vieille carcasse noire me payera au centuple ce que tu me dois. Comptes-y ! »

Après cette menace il sortit.

« Va ! dit Cassy, le regardant d’un air sombre comme il s’éloignait, tu auras aussi un compte à régler un jour ! — Eh bien, mon pauvre garçon, comment vous sentez-vous ?

— Le Seigneur Dieu a envoyé son ange, et il a fermé la gueule du lion pour cette fois, dit Tom.

— Oui, pour cette fois, répéta-t-elle. Mais désormais sa haine est attachée à vous ; elle vous suivra de jour en jour, accrochée comme un chien à votre gorge ; elle sucera votre sang, et pompera votre vie goutte à goutte ! Je connais l’homme ! »


Chapitre XXXVI La Case de l’oncle Tom Chapitre XXXVIII