« La Famille Elliot/9 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
mAucun résumé des modifications
 
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|100%}}
{{TextQuality|Textes validés}}


<pages index="Austen - La Famille Elliot T1.djvu" from=171 to=188 header=1 current="" />
<pages index="Austen - La Famille Elliot T1.djvu" from=171 to=188 header=1 current="" />

Dernière version du 9 novembre 2015 à 16:34


Traduction par Isabelle de Montolieu.
Arthus Bertrand (1p. 150-167).

CHAPITRE IX.


Le capitaine Wentworth était à Kellinch-Hall comme chez lui, et cette belle demeure aurait dû seule lui rappeler le temps de son amour pour Alice. Son intention n’avait d’abord été que d’y passer quelques jours, et d’aller ensuite en Stropshire, où son frère Edward était marié ; mais bientôt l’amitié que lui témoignaient l’amiral et Sophie, et plus encore l’attirait de la société d’Uppercross, le firent renoncer à son projet de départ ; il trouvait là tant de bienveillance, tant de flatterie, une réception si séduisante, si cordiale, qu’il en était enchanté : les deux vieillards étaient si bons, si hospitaliers, les jeunes gens si agréables, qu’il résolut de rester, et de croire encore, sur parole, à tous les charmes de sa belle-sœur miss Edward Wentworth.

Insensiblement, il vint tous les jours à Uppercross dès le matin ; alléguant, pour prétexte, que sa sœur et son beau-frère étaient continuellement en course, tant ils étaient passionnés de Kellinch-Hall et de ses dépendances, de leurs prés, de leurs troupeaux, de leur basse-cour, allant des uns aux autres, ou se promenant tête à tête dans un joli phaéton qu’ils avaient acheté depuis peu, et que M. Croft conduisait. Mais le capitaine n’avait nul besoin de prétexte pour être bien reçu dans la famille Musgrove ; c’était à qui mieux mieux pour chanter ses louanges : le père, la mère, les enfans, les cousines, tout était d’accord sur l’admiration qu’il excitait, Alice seule se taisait, mais n’en pensait pas moins, lorsqu’un cousin, George Hayter, jeune révérend qu’on n’avait pas vu depuis quelque temps, revint, et fut moins enchanté que les autres en trouvant le beau capitaine établi dans la famille.

George Hayter était un très-aimable et très-agréable jeune homme ; dès son enfance il s’était attaché à sa cousine Henriette, qui le payait de retour. Il était ecclésiastique, et desservait une cure à quelque distance, qui ne l’obligeait pas à une résidence habituelle. George vivait chez son père, à deux milles au plus d’Uppercross, et voyait tous les jours sa belle cousine, avec l’espoir de la posséder un jour. Peu de temps avant l’arrivée du capitaine Wentworth, il fut obligé d’aller passer quelques jours dans sa cure, et laissa, sans s’en douter, son Henriette exposée au charme de la nouveauté, aux galantes attentions de l’aimable étranger, à la légèreté naturelle aux femmes ; et quand il revint, il eut la douleur de la trouver beaucoup plus occupée du capitaine que de lui.

Madame Musgrove et mad. Hayter étaient sœurs ; elles avaient eu chacune de la fortune ; leurs mariages avaient mis entr’elles quelque différence. M. Hayter possédait aussi une propriété, mais c’était peu de chose en comparaison de la belle terre de M. Musgrove, qui tenait le premier rang dans la société du comté, tandis que les jeunes miss Hayter, regardées seulement comme des filles de fermier propriétaire, vivaient retirées dans leur petit domaine, sans luxe, sans autre éducation que celle que leur donnait leur intime liaison avec les cousines Musgrove ; mais George, le fils aîné de la sœur de M. Musgrove, s’étant voué aux études, avait des talens, un esprit cultivé, une tournure élégante : on le distinguait de ses parens, et il méritait de l’être sous plus d’un rapport.

Les deux familles avaient toujours été ensemble dans la plus douce intimité, sans orgueil d’un côté, et sans envie de l’autre ; les deux miss Musgrove, flattées de leur belle éducation, de leurs jolies parures, des plaisirs dont la situation et la tendresse de leurs parens les faisaient jouir, aimaient, protégeaient leurs cousines, moins favorisées qu’elles de la fortune : ces dernières joignaient à leur amitié la reconnaissance, l’admiration, la déférence, et tout allait à merveille, lorsque l’amour vint se mêler à cette relation de famille et en augmenter l’intérêt. Les attentions de George pour Henriette furent observées par les vieux Musgrove, mais sans désapprobation : Notre fille, jolie, aimable et bien élevée comme elle est, pouvait, se dirent-ils, espérer un meilleur parti ; mais si elle aime George, il la rendra heureuse. Henriette aimait George, et pensait de même avant l’arrivée du capitaine Wentworth : il faut avouer que depuis lors l’ami, le cousin George, était un peu oublié.

Laquelle des deux sœurs était préférée par le capitaine ? c’était encore douteux, même pour Alice, à qui rien n’échappait ; Henriette était plus jolie et plus douce ; mais Louisa était plus gentille, plus animée : Alice, qui possédait autrefois ces deux avantages, ne savait pas lequel avait plus d’attrait pour Frederich.

M. et M.e Musgrove avaient une telle confiance en leurs filles, et si peu de pénétration, que rien ne les inquiétait ; tout allait bien quand elles étaient contentes et qu’elles s’amusaient, et comme le capitaine produisait cet effet, tout allait bien quand il était là, et les bons parens ne s’embarrassaient pas du motif qui l’amenait : mais il n’en était pas de même au cottage ; Charles et Maria en étaient fort occupés ; et le capitaine n’avait pas été quatre fois à Uppercross, qu’Alice fut obligée d’entendre leurs opinions sur son choix ; Charles était pour Louisa, Maria pour Henriette : mais ils étaient d’accord pour dire et répéter qu’il épouserait sûrement l’une des deux, et toujours on en appelait à Alice pour confirmer cet espoir.

Charles n’avait vu de sa vie un homme aussi aimable que le capitaine : N’est-ce pas, Alice, qu’il est charmant, et qu’il faut absolument qu’il devienne mon beau-frère ? Louisa lui convient à merveille : si gais, si animés tous les deux ! Il faut l’entendre rire avec elle ! cela fera le plus joli ménage : n’est-ce pas, Alice, ils sont faits l’un pour l’autre ? et je suis sûr que le capitaine est très riche : il a gagné plus de vingt mille livres sterling dans la dernière guerre, et si les hostilités recommencent, il sera sûrement fait amiral ; ne pensez-vous pas comme nous, Alice ? Oh ! décidément il faut qu’il épouse une de mes sœurs.

— Et ce sera la plus jolie, disait Maria ; il a le goût assez bon pour préférer Henriette ; avec quels yeux il la regarde ! ne l’avez-vous pas observé, Alice ? Je parierais volontiers que le capitaine épousera Henriette, et sera fait baronnet à la première campagne : Lady Wentworth ! cela sonne très-bien ; elle aurait le pas sur moi, et cela ne déplairait pas du tout à miss Henriette : Sir Frederich ! Lady Wentworth ! Ce serait, il est vrai, d’une nouvelle création, et je ne fais pas beaucoup de cas de ces sortes de titres ; mais enfin cela vaut mieux, je crois, que d’être mistriss George Hayter. »

C’était précisément pour cela que Maria penchait pour Henriette : la liaison avec l’obscur cousin lui avait toujours souverainement déplu ; elle traitait tous les Hayter avec beaucoup de hauteur, et pensait que ce serait un vrai malheur que de contracter un lien de plus avec eux. « Vous savez, disait-elle, que j’ai toujours pensé qu’il serait honteux de donner Henriette à ce George, qu’on est déjà assez malheureux d’avoir pour parent, sans se rapprocher plus encore de cette branche de la famille ; et considérant, ajouta-t-elle en relevant la tête, les belles alliances que les Musgrove ont faites, Henriette ne peut déroger, et donnera sa belle-sœur, fille de sir Walter Elliot, un beau-frère qu’elle n’oserait nommer. Qu’est-ce que c’est que ce George Hayter ? un curé de campagne, fils d’un……

— Fils de ma tante, interrompit Charles, mon cousin-germain, mon ami, un excellent garçon qui sera le meilleur des maris, qui d’ailleurs a de bonnes chances pour s’avancer dans l’église, obtenir un bénéfice, et peut-être parvenir aux dignités ecclésiastiques : d’ailleurs, n’est-il pas le fils aîné d’un homme qui a possédé une bonne propriété ? La ferme de Winthrop, qui lui appartiendra à la mort de son père, a 250 arpens ; c’est le meilleur terrain du comté ; et lorsqu’elle tombera dans les mains de George, elle aura une toute autre apparence, et que le genre de vie de la famille changera. George a du goût, de l’esprit, un bon caractère, des mœurs, un état honorable, et beaucoup d’amour pour Henriette, qui l’aime aussi, quoiqu’elle fasse un peu la coquette avec le capitaine. Si elle épouse son cousin, et Louisa le capitaine Wentworth, je serai très-content de mes deux beaux-frères. » En achevant ce discours il sortit.

« Charles dira ce qui lui plaira, s’écria Maria, il serait très-désagréable pour moi que ma belle-sœur fît un tel mariage : tâchez, Alice, vous qu’elle considère, de lui faire oublier George, et de lui parler du capitaine, qui certainement a trop de goût pour ne pas préférer Henriette à Louisa ; mais Charles est si obstiné ! Je ne sais ce que j’aurais donné pour que vous fussiez hier du dîner ; vous auriez pu décider lequel de nous deux a raison ; et je suis bien sûre que mon avis eût été le vôtre, à moins que, comme cela vous arrive quelquefois, vous ne fussiez décidée d’avance à me donner tort. Vous ne me nierez pas cependant que le capitaine Wentworth ne soit un excellent parti pour Henriette, un parti que vous, et moi-même si j’avais le bonheur d’être libre, nous n’aurions garde de refuser, quoique filles de baronnet ? Ah ! pauvre Alice, pauvre Alice ! ce dîner, auquel elle avait refusé d’assister, avait eu lieu chez M. Musgrove : un mal de tête et quelque douleur à l’épaule du petit Charles, lui avaient servi de prétexte ; elle n’avait pensé qu’à éviter Wentworth, mais elle était bien aise à présent de n’avoir pu être arbitre entre sa sœur et son beau-frère, sur l’amour de Frederich. Cependant, toujours sage, raisonnable, Alice aurait désiré de bonne foi qu’il se décidât pour l’une ou l’autre des deux sœurs, plutôt que de leur faire courir le danger, en partageant ses attentions, de s’attacher à lui ; elle sentait trop elle-même combien une femme est malheureuse lorsqu’elle se livre à un penchant qui n’est plus partagé, pour ne pas désirer qu’elles en fussent préservées. L’espèce d’hommage qu’il leur rendait n’empêchait pas Alice de leur rendre justice ; elle croyait que toutes deux, quand l’âge de la frivolité serait passé, pouvaient devenir d’excellentes femmes, et faire le bonheur de son cher Frederich. Henriette plus douce, plus sensible, lui plaisait davantage ; mais Louisa méritait aussi qu’on l’aimât ; sa gaîté, sa vivacité convenaient assez bien à Wentworth ; et d’ailleurs si Henriette avait donné des espérances à son cousin, Alice avait trop de délicatesse pour ne pas la blâmer d’un aussi prompt changement, et trop de sensibilité pour ne pas compatir aux souffrances de George. Mais si Henriette s’était trompée elle-même sur la nature de ses sentimens, si elle aimait le capitaine, le plus tôt qu’elle romprait avec son cousin serait le mieux.

En effet, ce bon George était à-la-fois mortifié et désespéré de la froideur de sa cousine avec lui, et de ses prévenances pour le capitaine ; il était si exaspéré contre ce dernier, que sans son état qui lui interdisait le duel, il n’est pas douteux qu’il l’eût provoqué ; mais privé de cette ressource, et ne pouvant supporter d’être le témoin de la légèreté de son Henriette, il résolut de rester à Winthrop et de ne plus aller à Uppercross, où les grâces et l’amabilité de son heureux rival redoublaient encore sa peine. La petite absence de quinze jours qui lui avait été si fatale, avait pour objet de se rapprocher tout-à-fait d’Henriette en obtenant de changer sa cure contre celle d’Uppercross. Le recteur Schirley, qui desservait cette dernière depuis quarante ans avec un zèle infatigable, ne se déchargeant sur personne d’aucun de ses devoirs, devenait vieux, infirme ; on cherchait à l’engager à prendre près de lui George Hayter, qu’on estimait généralement. L’avantage de se rapprocher d’Henriette, d’avoir une meilleure cure, d’obtenir la main de sa cousine, lui fit mettre tout en usage pour obtenir cette faveur, et Henriette partageait alors les sentimens de George. Tout cela se faisait sous le judicieux prétexte de soulager le recteur. Ce cher vieillard se tue, disait Henriette à sa mère : « Il faut que mon père obtienne de lui qu’il prenne un vicaire.

— Et il faut que ce soit George Hayter, » ajoutait Louisa. La bonne mère, toujours de l’avis de ses filles, trouva qu’elles avaient raison ; que son neveu George Hayter était l’homme qu’il fallait au docteur Schirley.

— Et à ma sœur Henriette, » ajouta tout bas Louisa, qui s’intéressait vivement au bonheur de ces deux jeunes gens. George partit donc sous les meilleurs auspices, obtint la promesse du recteur, et revint plein d’espérance, mais il ne trouva plus personne qui voulût partager sa joie. Le papa et la maman, la sœur et l’ami Charles, son Henriette même, n’étaient plus occupés que du capitaine ; à peine avait-on l’air de se rappeler le motif de son absence. Les deux sœurs étaient à la fenêtre, où elles attendaient le capitaine : en vain il voulut ramener leur attention sur le recteur Schirley, et raconter l’entretien qu’il avait eu avec lui, Louisa n’eut pas l’air de l’entendre. Henriette distraite, regardant la route de Kellinch-Hall, semblait avoir oublié ses sollicitudes, le sujet de la négociation de son cousin. Pendant qu’il la lui racontait, elle disait au hasard : Oui, non ; c’est très-bien ; j’ai toujours pensé que vous réussiriez… Mais le recteur Schirley vient-il, Louisa ? peut-être n’aura-t-il pas besoin… N’avait-il pas dit qu’il serait là avant midi ?… Vous auriez peut-être mieux fait de rester encore à votre cure… Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose. »

George Hayter ne savait que penser ; il fut auprès de sa tante, qui ne lui parla que de Croft, du capitaine, de ses bontés pour le pauvre Richard, de leur reconnaissance, de ses visites continuelles à Uppercross, et plongea mille poignards dans le cœur du pauvre George.

Peu de jours après le dîner des Musgrove, dont Alice n’avait pas été, le capitaine Wentworth entra le matin sans se faire annoncer au cottage, dans le salon, et n’y trouva qu’Alice et le petit invalide Charles couché sur le sopha.

Il parut visiblement surpris d’être presque seul avec Alice Elliot, il recula ; et dit en balbutiant : « Je… je croyais trouver ici mesdemoiselles Musgrove ; madame leur mère m’a dit qu’elles devaient y être. » Il s’approcha de la fenêtre comme pour voir s’il les apercevrait sur le boulingrin, mais dans le fait c’était pour cacher son embarras. Alice n’était pas moins confuse, mais elle chercha à se remettre : « Elles sont dans la chambre de ma sœur, répondit-elle, et vont descendre dans l’instant ; voulez-vous que je les appelle ? » Mais l’enfant à côté duquel elle était assise la retint par sa robe, en la priant de ne pas le quitter. Comme il était essentiel qu’il ne fît aucun mouvement ? elle fut obligée de rester près de lui, et s’en occupa uniquement. Le capitaine après avoir demandé comment il se trouvait, resta silencieux près de la fenêtre. Alice aurait voulu être bien loin de là, quand, à sa grande satisfaction, elle entendit les pas d’un homme dans le vestibule ; elle pensa que ce ne pouvait être que son beau-frère : il entra ; c’était George Hayter, aussi consterné de la vue du capitaine Wentworth, que celui-ci l’avait été de celle d’Alice.

« Charles n’est-il pas ici ? » demanda le jeune révérend, qui s’était décidé à avoir une explication avec son cousin au sujet d’Henriette et du capitaine.

— Non, M. George, dit Alice ; voulez-vous vous asseoir, il va venir ? » Celui-ci était visiblement déconcerté, en voyant le capitaine qui s’avançait pour le saluer, et converser avec lui. Il lui demanda des nouvelles de ses sœurs ; mais George Hayter, sans lui répondre, s’assit près de la table, prit un journal qu’il y trouva, et parut très-occupé de sa lecture. Le capitaine retourna à la fenêtre.

Le fils cadet de Maria, trouvant la porte du salon ouverte, vint en courant auprès de son frère. Cet enfant de trois ans au plus, extrêmement avancé et fort pour son âge, était gâté par sa mère, qui lui souffrait tout ; il s’avança d’un air déterminé, et voulut grimper sur le sopha où Charles était couché pour prendre les joujoux avec lesquels Alice amusait le malade ; craignant que le petit garçon ne lui fît du mal, elle le mit à terre, en lui disant de ne pas tourmenter son frère. « Eh bien ! moi je veux grimper, » dit le petit mutin, et saisissant le moment où sa tante était baissée pour ramasser un joujou qu’il avait jeté, il sauta sur son dos, se cramponna autour d’elle avec ses petites jambes, de manière qu’elle ne put se relever ni s’en débarrasser. Elle gronda inutilement, le petit drôle la serrait toujours plus fort ; il l’étouffait au point qu’elle avait peine à lui dire : « Allez, Walter, ôtez-vous de là, vous me faites mal ; je suis très en colère contre vous : Ôtez-vous donc, Walter, cria de sa place George Hayter ; pourquoi ne faites-vous pas ce qu’on vous ordonne ? Allons, laissez en repos votre tante ; venez vers moi, venez auprès du cousin George.

— Ze ne veux pas aller vers cousin Zorze, dit le petit garçon, je suis bien. » La pauvre tante avait été forcée de se mettre à genoux, et tâchait en vain de séparer ses petites mains jointes qui l’étranglaient, quand tout-à-coup elle s’en trouva débarrassée ; quelqu’un l’avait enlevé de force, et l’enfant était à terre avant qu’elle eût vu le capitaine Wentworth qui était venu la secourir.

Ses sensations en le trouvant près d’elle, l’empêchèrent de le remercier ; elle se pencha sur le petit Charles pour cacher son émotion : la bonté avec laquelle il était venu la dégager du petit importun, le silence qu’il avait gardé dans cette scène, lui donna la conviction qu’il ne voulait pas même entendre ses remerciemens. Wentworth courait avec l’enfant, qui, le petit poing fermé, voulait le battre ; ils faisaient tous les deux un tel bruit, que lors même qu’elle aurait pu articuler quelques mots, il ne les aurait pas entendus. Ces diverses circonstances produisirent en elle une telle confusion de pensées, une agitation si pénible, qu’elle sortit aussitôt que Maria et ses belles-sœurs entrèrent. Elles avaient entendu le capitaine, et s’étaient hâtées de venir le joindre. Alice avait une belle occasion de connaître les amours, la jalousie des divers personnages qui se trouvaient réunis ; mais elle ne pouvait rester ; elle s’aperçut seulement que George Hayter était fort mal disposé pour le capitaine ; elle l’avait entendu dire avec dépit, lorsque Wentworth enleva l’enfant : « Pourquoi ne m’avez-vous pas obéi, Walter, quand je vous ai dit de ne pas tourmenter votre tante ? » Le son de sa voix exprimait son regret de ce que le capitaine avait fait ce qu’il aurait dû faire ; mais ni les sentimens de George Hayter, ni ceux d’une autre personne, ne pouvaient l’intéresser avant qu’elle eût calmé les siens. Elle était honteuse de la faiblesse de son cœur : comment pouvait-elle être émue à ce point pour une bagatelle ? mais enfin elle l’était, et il lui fallut presque une heure de solitude et de réflexions pour se remettre.

D’autres occasions de faire des remarques ne pouvaient lui manquer : elle n’avait pas été assez souvent avec ceux qui devaient en être l’objet pour avoir une opinion bien formée, et celle qu’elle avait n’aurait satisfait ni Charles ni Maria ; c’était que le capitaine n’était épris ni d’Henriette ni de sa sœur : Alice se souvenait trop bien encore de l’amour de Frederich, pour croire qu’il en eût pour Henriette ou pour Louisa ; il éprouvait seulement cette petite fièvre d’admiration pour deux très-jolies filles qui lui faisaient mille avances ; mais cependant il était probable qu’il finirait par être amoureux, et elle croyait voir qu’il penchait pour Louisa, qui semblait n’exister que pour lui, tandis qu’Henriette regardait encore quelquefois son cousin, et devenait pensive lorsqu’il n’avait pas l’air de la voir ; alors, dans son dépit ou dans l’espoir de ramener George, elle faisait la coquette avec le capitaine, et George s’éloignait d’elle tous les jours de plus en plus.

Au milieu de son chagrin, Alice eut la satisfaction d’être convaincue que Wentworth n’avait aucun projet de séduction, et pas le moindre soupçon de la peine qu’il occasionait à ce jeune homme, ni des droits qu’il avait eus précédemment sur le cœur d’Henriette ; il n’y avait nul air de triomphe dans ses manières : son unique tort était d’accepter (c’était le mot) les prévenances de deux jeunes personnes : « Que ne suis-je au moins son amie ! pensait Alice, je l’instruirais des maux qu’il peut causer sans le vouloir ; je dirigerais son choix, encore incertain, sur celle qui peut lui donner son cœur sans navrer de tristesse celui du pauvre George. » Hélas ! le cœur d’Alice souffrait aussi, et peut-être n’aurait-elle pas eu la force d’exécuter ce dessein, qui devait lui ôter toute espérance de bonheur.

Après quelques efforts, George Hayter parut laisser le champ libre à son rival ; il fut trois jours sans paraître à Uppercross ; il eut même la force de refuser à son oncle une invitation positive pour y dîner ; il prétexta des affaires. M. Musgrove et sa femme le crurent, et dirent qu’il se tuerait à force d’étudier ; Maria espérait qu’Henriette l’avait positivement refusé ; Charles disait en riant : Querelles d’amants ! il en reviendra. Alice admirait son courage ; elle aurait voulu l’imiter.