« Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome V » : différence entre les versions

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XVII.

Robert, Bibandier, Blaise et Lola étaient réunis dans cette salle de l’hôtel des Quatre Parties du Monde, où nous avons vu l’ancien uhlan prendre avec l’honnête Graff, des leçons de patois germanique.

Blaise et Bibandier se tenaient côte à côte, à l’un des coins de la cheminée ; ils avaient l’air fort abattu. Le noble baron ne songeait guère, ce matin, à faire friser sa belle chevelure, et M. le comte de Manteïra laissait de côté ses cartes biseautées.

À l’autre extrémité du foyer, madame la marquise d’Urgel s’enfonçait dans une bergère et tenait ses yeux cloués au plancher. Elle avait à la main un flacon de sels, dont elle se servait fréquemment. Son visage était très-pâle ; toute sa personne gardait des traces visibles de l’émotion qui avait agité sa nuit.

Robert était pâle aussi, plus pâle peut-être que la marquise, mais il portait la tête haute et une sombre résolution était dans son regard.

Il pouvait être neuf heures du matin.

Nos quatre compagnons venaient d’avoir un entretien où les reproches amers et les chagrines récriminations s’étaient croisés en tous sens.

Le plus maltraité avait été le pauvre Bibandier, qui ne savait comment excuser sa faiblesse.

Sans lui les deux filles de l’oncle Jean ne seraient jamais revenues inquiéter l’association !

Il avait essayé d’abord de protester de son innocence ; il avait affirmé sous serment que, la nuit de la Saint-Louis, Diane et Cyprienne étaient descendues toutes deux au fond de l’eau avec une pierre au cou.

Mais l’évidence le terrassait.

Diane et Cyprienne vivaient.

– Écoutez !… dit-il enfin avec l’émotion du coupable qui avoue son crime, j’avais bu tant de cidre ce soir-là !… et puis je sentais bien que mes misères étaient finies ; car, en me mettant de moitié dans un pareil coup, vous me donniez tout bonnement la clef de votre caisse… Et je vous croyais si riches !

« On a le cœur tendre quand on est heureux… Je ne veux pas excuser la chose, mais je l’explique… En entrant dans le bateau, je ne sais pas si j’avais déjà des idées, mais la perche me trembla dans la main.

« Elles étaient là, couchées, toutes deux, si pâles et si jolies !

« Elles me regardaient avec leurs grands yeux doux et tristes.

« Le bateau glissait le long du courant, et j’entendais le bourdonnement de la Femme-Blanche, qui semblait appeler sa proie. Sait-on ce qui traverse l’esprit d’un homme dans ce diable de pays ?… Je suis un peu poëte, moi !… et j’ai peur des revenants…

« Vous avez beau hausser les épaules… Quand j’étais fossoyeur du bourg de Glénac, j’ai vu plus d’une fois, par la fenêtre de ma loge, les Belles-de-Nuit passer sous les grands ifs du cimetière…

« Cette nuit, à travers le sourd fracas de la Femme-Blanche, je jurerais que j’entendis les Belles-de-Nuit chanter…

Elles appelaient leurs sœurs.

« Moi, je faisais des signes de croix comme un sot et je marmottais des patenôtres…

« Ah ! ah ! j’aurais voulu vous y voir…

« Si bien qu’en arrivant au tournant, le cœur me manqua… Je déliai les petites, qui se sauvèrent à la nage ou autrement, je n’en sais rien… »

Le bon Bibandier se tut, omettant à dessein les cinquante pièces de six livres offertes et acceptées.

Au moment où nous introduisons le lecteur à l’hôtel des Quatre Parties du Monde, toutes ces explications étaient échangées. Robert avait avoué sans beaucoup de restrictions ce qui s’était passé entre lui et le nabab.

Pour se disculper, il prétendait bien que Berry Montalt avait introduit quelque drogue enivrante dans son breuvage, mais cela ne faisait rien à l’affaire.

La chose certaine, c’est qu’il avait raconté au nabab les événements de Penhoël, et que le voile transparent dont il avait enveloppé son histoire pouvait bien être déchiré par les deux filles de l’oncle Jean, qu’un hasard diabolique mettait sous la main du nabab.

Par quelle succession de circonstances ce bizarre rapprochement avait-il eu lieu, c’est ce que personne ne savait dire encore.

Et peu importait, en définitive.

On savait enfin, pour comble de malheur, que Blanche avait échappé à la garde de Lola.

Les deux démons de Penhoël, comme on les appelait autrefois, Cyprienne et Diane signalaient déjà leur présence !

Il n’était pas difficile de deviner qu’elles auraient mis Blanche sous la protection du nabab.

Et maintenant, que faire ? La partie semblait tellement compromise que l’idée de fuir était venue à tout le monde.

Il n’était pas encore trop tard. À supposer même que Berry Montalt prît en main les intérêts de Penhoël, il n’avait pas eu le temps de donner l’éveil à la police. Les portes étaient ouvertes, et une bonne chaise de poste, bien attelée, pouvait trancher d’un seul coup la difficulté.

Mais Robert de Blois était une étrange nature de coquin ; il ne connaissait la faiblesse qu’aux heures de prospérité. Quand les cartes se brouillaient, quand les difficultés naissaient et grandissaient à l’improviste pour lui barrer la route, il s’éveillait en quelque sorte, ce n’était plus le même homme. Le courage lui venait et l’escroc vulgaire se haussait à la taille des plus vaillants héros de cours d’assises.

Il ne voulait pas fuir, lui ; il prétendait voir clair à travers tous ces dangers qui obscurcissaient l’horizon ; il se sentait de l’argent en poche, et se faisait fort de ramener la partie.

En somme qu’y avait-il ? La probabilité d’un adversaire de plus. Qui pouvait dire si cet adversaire ne deviendrait pas un allié à l’occasion ?

Fallait-il renoncer à cet espoir ? La lutte restait possible, et l’ennemi qu’on ne pouvait se concilier, il fallait le perdre.

Au premier abord, cette ligue des Penhoël avec le nabab semblait, à la vérité, formidable ; mais cette ligue était-elle bien réelle ?

Que de femmes s’étaient égarées dans ce voluptueux boudoir, où Blaise et Bibandier avaient aperçu les filles de l’oncle Jean !

À cette heure, les filles de l’oncle Jean étaient déjà, peut-être, hors de l’hôtel Montalt.

Ce cas probable une fois admis, les deux jeunes filles perdaient les trois quarts de leur force. Ce n’étaient plus que deux pauvres enfants, isolées dans Paris, et plus faciles à perdre ici qu’au fond de la Bretagne même !

Il y avait bien longtemps que, grâce à madame la marquise d’Urgel, Robert connaissait la demeure des autres membres de la famille de Penhoël.

Lola, comme nous l’avons dit, demeurait à quelques pas de la pauvre maison où René, Madame et l’oncle Jean se mouraient dans la détresse. Robert connaissait parfaitement leur état, et cela lui fournissait un argument péremptoire.

Il était manifeste en effet qu’à tout le moins cette partie de la famille échappait à l’action du nabab. Penhoël, sa femme et le vieil oncle étaient perdus dans ce trou.

Lola et Robert ignoraient que Diane et Cyprienne avaient habité justement la même maison que les anciens maîtres de Penhoël. Depuis leur arrivée à Paris, les deux jeunes filles sortaient dès le matin et ne rentraient que le soir ; elles n’étaient nullement connues dans le quartier.

Blaise et Bibandier avaient dans les talents de Robert une grande confiance, que sa maladresse de la veille ne suffisait point à entamer ; quant à Lola, elle appartenait à Robert, qui l’avait faite et dressée.

Malgré les récriminations et les reproches, l’Américain restait le chef de la bande, et l’on attendait sa parole pour savoir au juste ce qu’il fallait espérer ou craindre.

Il ne s’était point expliqué encore, et continuait silencieusement sa promenade.

Quand il s’arrêta enfin devant le foyer, tout le monde devint attentif.

– Nous étions des fous !… dit-il à voix basse et comme en se parlant d’abord à lui-même ; nous voulions faire de la diplomatie, lorsque le bon sens aurait dû nous apprendre qu’il fallait y aller franchement et tout d’un coup… Ces moyens adroits réussissent parfois, mais il faut le temps… Et nous avons à peine six jours devant nous, sur lesquels il faut prendre trois jours pour le voyage !

– Tu penses donc encore à Penhoël ?… demanda Blaise.

– Comment diable !… s’écria Robert, si j’y pense !… Mais c’est là que nous avons enfoui toutes nos belles années !… C’est le domaine acquis par notre travail… On nous a dépouillés, volés, trahis, et tu demandes si je songe à ravoir notre héritage !

– C’est que, murmura Blaise, depuis hier, notre position…

– Notre position ?… elle est plus belle !… nous allions manquer le coche à force de précautions… Le hasard, ou mon imprudence si vous voulez, a précipité les choses et nous force à jouer le tout pour le tout… C’est comme cela que j’aime à voir les parties s’engager !

Il se planta contre la cheminée, le dos au feu et les mains croisées sur les basques de son habit. Sa tête pâle se redressait ; il y avait du feu dans son regard ; nous eussions reconnu le hardi coquin, partant un beau soir de l’auberge de Redon et marchant à la conquête d’une fortune, sans autres armes que son audace.

Blaise et Bibandier se sentaient reprendre courage.

– Hier, poursuivit l’Américain, vous vous moquiez de mes calculs algébriques, et vous aviez raison, mes fils… Ma martingale a fait fiasco !… le nabab est plus fort que je ne pensais… Tant pis pour lui !… Au lieu de lui piper quelques centaines de mille francs, nous prendrons son magot tout entier… c’est plus logique et plus franc.

Bibandier secoua la tête.

– Quand il s’agit de parler…, commença-t-il.

– Tais-toi, interrompit l’Américain ; on te pardonne l’affaire des petites… mais c’est à condition que tu garderas désormais le respect convenable envers ceux qui valent mieux que toi… Voyons, mes fils !… avons-nous fait notre devoir hier ?… L’Endormeur connaît-il un peu les êtres de l’hôtel ?

– Couci !… répliqua Blaise. On rencontrait à chaque porte ces grands diables de cipayes…

– Et toi, baron, as-tu la piste des millions ?

Bibandier répondit, en retrouvant un peu de sa bonne fatuité de la veille :

– Il y avait cette grande belle femme qui se collait à mon bras, et qui ne m’aurait pas quitté d’une semelle pour un coup de canon !…

– Est-ce de la boîte aux diamants que vous parlez ? demanda Lola.

Tout le monde se tourna vers elle, et chacun l’interrogea du regard.

– Vous sauriez… ? commença vivement Robert.

– Je sais, répliqua la marquise, qu’il la porte sur lui d’ordinaire ; quand il ne la porte pas sur lui, la boîte reste sous clef, dans un petit meuble en palissandre, placé au pied de son lit.

– Et comment arrive-t-on dans sa chambre à coucher ?

Lola prit une feuille de papier blanc et un crayon. En cinq ou six traits elle traça une sorte de plan grossier, figurant le premier étage de l’hôtel Montalt.

Nos trois gentilshommes s’étaient levés, et l’entouraient, suivant son travail d’un regard avide.

Comme elle achevait, un domestique entr’ouvrit la porte du salon.

– Une lettre pressée pour M. le chevalier de las Matas…, dit-il.

L’Américain regarda la suscription ; il ne connaissait point l’écriture et se hâta de rompre le cachet.

Aux premières lignes parcourues, il eut un sourire, puis sa figure exprima tout à coup l’incertitude et l’hésitation.

Le billet était ainsi conçu :

« Berry Montalt, esq., présente ses compliments à M. le chevalier de las Matas, et le prie de vouloir bien lui fixer un rendez-vous dans la matinée. »

Était-ce un piége ?

Robert renvoya le domestique d’un geste, et passa la lettre à Blaise.

– Que vas-tu faire ?… demanda celui-ci.

– Moi, dit Bibandier, je n’irais pas.

L’Américain garda le silence.

Il s’accouda contre la tablette de la cheminée et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, il releva les yeux sur Lola, qui avait repris son apparence d’indifférente froideur.

– Cette chambre est-elle bien gardée ?… demanda-t-il en suivant de l’œil les lignes du plan ébauché.

– L’hôtel est plein de domestiques, répondit Lola, et les deux nègres sont vigilants comme des chiens d’attache.

– Quand le nabab sort, dit encore l’Américain, les nègres le suivent ?

– Toujours.

Robert se gratta le front comme un homme qui réfléchit profondément.

– Ça peut se faire…, murmura-t-il ; j’ai vu le temps où l’Endormeur était un gaillard déterminé.

– Il faudrait au moins savoir…, interrompit celui-ci.

– Nous en causerons, mon bon homme… et il y aura de l’ouvrage pour tout le monde… même pour notre Lola qui, j’en suis bien sûr, garde une dent à MM. Édouard et Léon de Saint-Remy…

La marquise, dont les joues s’étaient peu à peu ranimées, redevint pâle à entendre prononcer ces deux noms.

Elle retroussa les manchettes de dentelle qui couvraient ses belles mains, et montra deux traces bleuâtres entourant la naissance de ses bras.

Les liens l’avaient cruellement blessée, et son orgueil de femme était blessé plus cruellement encore.

Ses yeux brillèrent d’un éclat farouche, et sa bouche muette sourit amèrement.

– Voilà une petite main, dit Robert, qui vaut mieux désormais que la grosse patte de Bibandier !… Si, une fois, notre Lola tenait en son pouvoir Diane et Cyprienne de Penhoël…

– Je crois que je les tuerais !… interrompit la marquise d’une voix sourde.

Robert se frotta les mains.

– Le fait est qu’elles vous ont indignement traitée…, reprit-il ; mais patience !… nous vous les livrerons pieds et poings liés… Ah ! elles s’attaquent à nous de nouveau !… Pour en finir avec certains embarras, on est encore mieux à Paris qu’en Bretagne.

Il alla prendre sur le divan son chapeau qu’il lissa du revers de sa manche.

– Je ne sais, poursuivit-il d’un ton de gaieté forcée ou véritable, mais je crois que j’ai là une idée qui va brusquer le dénoûment de la comédie… Il est maintenant dix heures, et le Cercle des étrangers n’ouvre qu’à onze ; nous avons le temps.

Il tendit la main à Lola.

– Ma fille, continua-t-il, vous allez monter en voiture et vous rendre chez le petit Pontalès… Il faut qu’il soit au Cercle à onze heures… Il trouvera là le nabab… Il le provoquera en duel…

– Mais…, dit Lola.

– Pontalès vous aime comme un fou… et vous arrangerez la chose… Est-ce convenu ?

– C’est convenu…, répliqua la marquise.

– Nous avons, d’un autre côté, poursuivit Robert, ces deux étourneaux d’Étienne et de Roger.

– Pour ceux-là, s’écria Blaise, après ce que je leur ai fait voir hier, je réponds d’eux !

– Tu es un bon garçon… et tu as fait là un coup de maître !… Moi, je vais lui déterrer un adversaire auquel personne n’aurait songé, j’en suis sûr, et qui tire l’épée comme feu Saint-George… Après ça, je m’occuperai de notre ami Penhoël, que je me charge de rendre doux comme un agneau… Peut-être irai-je à l’hôtel Montalt… Que je m’y rende ou non, bon courage, mes enfants, la partie n’est pas perdue ! D’ici à demain, mous avons le temps de travailler… et je vous promets qu’après-demain, à l’heure où nous sommes, nous roulerons en bonne chaise de poste sur la route de Bretagne !

Il franchit la porte et disparut.

Lola sortit à son tour pour exécuter sa promesse.

Sa tâche n’était pas fort malaisée. Le jeune Pontalès se laissait dominer par elle complétement et l’aimait en esclave. Depuis qu’il avait quitté la Bretagne pour la suivre, sa passion avait grandi, et bien qu’il connût le passé de Lola mieux que personne, il s’aveuglait à plaisir, et n’était point éloigné de croire sincèrement qu’il possédait les bonnes grâces d’une grande dame.

L’Endormeur et Bibandier, restés seuls, sonnèrent le déjeuner. Ils se sentaient tout ragaillardis, et sans savoir encore quel était le plan de Robert, ils avaient confiance.

Cette confiance, ils l’auraient perdue peut-être s’ils avaient pu voir, en ce moment, la mine soucieuse de leur compagnon.

Robert, qui avait cessé de se contraindre, aussitôt sorti de leur présence, allait, en effet, maintenant, le long de la rue Saint-Honoré, la tête basse et l’air découragé.

Il avait fait comme ces généraux intrépides, qui raniment à tout hasard la vaillance de leurs soldats pour une dernière bataille mais qui n’espèrent point la victoire.

Ce n’est pas qu’il crût être sans ressource ; seulement sa partie, qui semblait sûre la veille, s’était gâtée en une nuit. Au lieu de jouer un jeu tranquille et sûr, il fallait recourir aux moyens violents et chanceux ; il fallait, en un mot, payer de sa personne, et Robert n’aimait point le danger.

Il avait fait semblant, devant ses acolytes, d’avoir un plan tout prêt et une ligne de conduite tracée. Maintenant, qu’il n’avait plus à répondre qu’aux interrogations de sa propre conscience, il s’avouait son embarras et sa faiblesse.

Des idées vagues se croisaient dans le cerveau de Robert ; il entrevoyait bien le moyen d’engager la lutte, mais il y avait désormais tant de chances contre lui !

Et la défaite, ici, devait être la ruine de tous ses espoirs.

Après des années de travail et de peines, le hasard le ramenait en équilibre au bord d’un précipice. Nul moyen de reculer. Au delà de l’abîme, il y avait la fortune.

Mais il fallait franchir l’abîme.

Et si le pied manquait, on roulait tout au fond, où menaçait la cour d’assises…

Sans le savoir peut-être, l’Américain se dirigeait vers l’hôtel du nabab. Tout en marchant, il travaillait à coordonner ses idées et à voir clair parmi les difficultés de sa situation.

Une fois ou deux, il se demanda si le plus sage ne serait pas de faire ses malles et de quitter la France. Mais depuis des années il poursuivait un dessein devenu cher ; il regardait les biens de Penhoël comme étant son domaine. Selon lui, Pontalès l’en avait injustement dépouillé. C’était une nature obstinée en ses projets. La pensée de rompre une trame presque entièrement tissée et de commencer une tâche nouvelle le navrait. Il tenait à son œuvre plus que nous ne saurions dire, et puisait un courage inébranlable au fond de ses regrets.

Penhoël, le patrimoine conquis, la douce et tranquille aisance, gagnée par tant de soins et par tant de combats !

Il n’avait point changé, depuis sa première arrivée en Bretagne. Son rêve était toujours la vie paisible du propriétaire, les honneurs politiques et la gloire de clocher.

C’est une chose bizarre, certainement, mais une chose avérée. Les neuf dixièmes des voleurs de tous grades sont séduits par la pensée de cette transformation. Ils sourient à l’idée de se retirer des affaires, ni plus ni moins que les avoués ou les marchands de gilets de flanelle.

Après le travail, honnête ou non, le repos. Il y a bien des manières de se faire un sort, comme on dit, et chacun caresse l’idée de prendre sa retraite.

Une fois riche, on devient honnête homme ; on couronne sa vie de rapines par toutes sortes d’actions méritantes. Ne sait-on pas que le monde, toujours complice, prodigue à ces diables, qui se sont faits ermites sur leurs vieux jours, son estime banale et ses respects de hasard ?

Penhoël ! Penhoël ! le bon pays ! les champs fertiles, parmi les vastes landes ! le joli manoir, les eaux poissonneuses et les forêts peuplées de gibier !…

Et encore la vengeance si douce ! Quelle joie de prendre sa revanche sur le vieux Pontalès !

Il y avait dans tout ceci, peut-être, un côté puéril ; mais c’était une passion réelle, et la passion, pour ne se point pouvoir discuter, en est-elle moins irrésistible ?

Aussi, entre les déboires récemment éprouvés, celui qui frappait Robert à l’endroit le plus sensible était l’enlèvement de Blanche. Blanche était pour lui une légitimation de son droit à l’héritage de Penhoël. Le caractère faible de la jeune fille lui était assez connu pour qu’il n’eût point fait entrer dans ses calculs la possibilité d’une résistance efficace.

Maintenant qu’il l’avait perdue, il ne se souvenait point que ce projet d’alliance était subordonné aux chances du retour de l’oncle d’Amérique. Il regrettait Blanche, en supposant même qu’elle fût restée pauvre, parce que Blanche, pauvre ou non, entr’ouvrait toujours pour lui la porte du manoir.

Et, dans le travail mental qu’il faisait en ce moment, c’était Blanche surtout qu’il cherchait à remplacer.

Pour cela, il n’y avait que René de Penhoël lui-même.

Mais, pour se servir de René d’une manière utile, la première chose était de posséder la somme qui devait racheter le manoir, ou du moins une grande partie de cette somme.

Et Robert s’ingéniait. Puis, tout à coup, la pensée du danger présent se jetait à la traverse de ses combinaisons d’avenir.

Le nabab était là, devant lui, fort et armé de ses millions.

Était-il possible de le ramener ? ou fallait-il désormais le combattre comme un irréconciliable adversaire ?

Là était la plus grande perplexité de Robert. Tantôt il avait envie de se rendre à l’invitation de Berry Montalt, et de recommencer avec lui une lutte d’adresse ; tantôt il reculait, vaincu d’avance, parce qu’il voyait, entre le nabab et lui, les sourires ennemis et moqueurs des deux filles de l’oncle Jean.

Sa face pâle se rougissait alors de colère, et ses doigts se crispaient convulsivement, tandis qu’une pensée de sang traversait son esprit.

C’étaient elles, les deux filles détestées, qui avaient suscité tous les obstacles de sa route ! La haine qu’il leur portait n’était plus cette aversion de comédie qu’il gardait au vieux Penhoël ; c’était la haine tragique, à laquelle il faut la mort.

Il avait peur d’elles, et cette crainte prenait dans son esprit, sceptique pourtant, un caractère presque superstitieux.

Le résultat de ces réflexions fut qu’il y avait danger à remettre les pieds chez le nabab, dont l’invitation cachait peut-être une embûche.

Une fois cette donnée admise, il fallait se tourner d’un autre côté. Robert entra chez un écrivain public et demanda ce qu’il faut pour écrire.

Il réfléchit durant quelques secondes, puis sa plume courut sur le papier. La lettre était pour le vieux Jean de Penhoël.

Robert connaissait parfaitement le bon oncle en sabots ; il savait comment le prendre. Son billet, tracé en deux minutes, était un petit chef-d’œuvre de concision et d’adresse. À la lecture de ces lignes, le vieux sang de Penhoël devait bouillir dans les veines de l’oncle Jean.

Et le bonhomme était une rude lame, malgré son air humble et ses cheveux blancs.

Robert plia sa lettre à la hâte et la remit au commissionnaire du coin.

– Vous allez porter cela au n°… de la rue Sainte-Marguerite, dit-il ; vous monterez, sans rien demander au concierge, jusqu’au dernier étage de la maison… En cherchant bien, vous trouverez la porte d’un grenier où demeure une pauvre famille… Là, vous demanderez M. Jean… S’il n’est pas là, vous garderez la lettre… Si M. Jean est là, il vous interrogera quand la lettre sera lue… Vous lui répondrez que ce billet vous a été remis dans la rue par deux jeunes filles bien jolies, portant des jupes de laine rayée et des petits bonnets ronds.

Le commissionnaire leva son regard sur Robert.

– Tout ça fait bien de l’ouvrage !… dit-il.

Robert lui mit une pièce de cinq francs dans la main.

– Trouvez de la besogne comme ça tous les jours, mon brave, répliqua-t-il, et vous pourrez mettre de côté pour vos vieux ans… Allez vite !… Il s’agit d’une bonne œuvre, et vous savez que la charité se cache.

L’Auvergnat n’en demandait pas si long ; il empocha la pièce et partit comme un lièvre.

Robert, au lieu de continuer sa route vers l’hôtel du nabab, descendit au hasard une des rues qui conduisent aux Champs-Élysées.

Il voulait établir, en une heure de calme complet, le bilan de sa situation, et revenir auprès de ses acolytes avec un plan tout tracé.

Il faisait froid. À cette heure matinale, les Champs-Élysées étaient déserts. L’Américain ne pouvait choisir un endroit plus propice à ses méditations.

Aussi, s’en donnait-il à cœur joie, lorsqu’il rencontra, au milieu d’un massif solitaire, un sujet inattendu de distraction.

C’était un pauvre diable, revêtu du costume des détenus militaires, qui dormait couché au pied d’un arbre, ou du moins qui semblait dormir, la tête penchée sur sa poitrine et les mains violettes de froid, dans l’herbe mouillée.

L’Américain n’avait nulle envie de voir la figure de cet homme, et pourtant, par un mouvement machinal, il se pencha en passant près de lui.

D’un seul coup d’œil il le reconnut.

– Vincent de Penhoël !… murmura-t-il avec étonnement.

Puis un sourire vint errer sur sa lèvre.

– C’est le cas ou jamais de renouveler connaissance !… se dit-il en prenant la main froide du jeune homme.

Au premier attouchement, Vincent s’éveilla en sursaut et se releva d’un bond.

Il y avait bien des nuits que le pauvre garçon n’avait fermé l’œil. Au point du jour, après la course désespérée qu’il avait fournie, il s’était traîné jusque-là pour éviter les regards, et la fatigue l’avait vaincu.

Son premier mouvement fut de fuir, car il gardait un souvenir vague des événements de la nuit, et il pensait qu’on venait l’arrêter.

Mais ses jambes étaient transies par le froid, et c’est à peine s’il put reculer de quelques pas en chancelant.

Robert s’avança vers lui en souriant avec bonhomie, et lui tendit la main.

– Pardieu ! M. de Penhoël, dit-il, je ne m’attendais guère à cette rencontre… Mais quel air effarouché vous avez là !… Vous ne me reconnaissez pas ?

– M. de Blois !… balbutia Vincent.

Il ne se hâtait point d’accepter la main qu’on lui offrait ; mais son regard n’exprimait pas non plus une répugnance bien décidée.

Vincent ignorait, en effet, la part que cet homme avait prise à la ruine de Penhoël. Un soir, si le lecteur s’en souvient, le fils de l’oncle Jean avait traversé le passage de Port-Corbeau et gagné la loge de Benoît Haligan.

Là on lui avait dit :

– René de Penhoël, et Madame et ton père ont été chassés du manoir ; tes sœurs sont mortes ; Blanche a été enlevée.

Et il était reparti comme un homme frappé de folie.

Depuis lors il n’avait pas entendu prononcer une seule fois le nom de Penhoël.

Il avait réfléchi bien souvent, tantôt révoquant en doute les paroles du vieux Benoît, tantôt se demandant qui avait consommé la ruine de Penhoël.

La pensée de Robert de Blois lui venait alors à l’esprit, car il se souvenait d’avoir ressenti, dès l’abord, pour cet homme, une répugnance instinctive. Mais une autre image se présentait bien vite à son esprit, et laissait Robert au second rang.

Le coupable devait être Pontalès, l’ennemi héréditaire, le vieux spoliateur de sa famille…

Robert devina la pensée qui était dans l’esprit de Vincent.

– Vous refusez de prendre ma main, M. de Penhoël ?… dit-il en mettant de côté son sourire. Après si longtemps, vous rappelez-vous donc encore les petites discussions que nous avons pu avoir autrefois en Bretagne ?… J’en serais fâché, monsieur, car j’ai gardé au fond du cœur une reconnaissance sincère à votre famille… S’il était permis de parler ainsi, je dirais même que je crois l’avoir prouvé jusqu’à un certain point… et en vous trouvant ici, dans une situation que je ne m’explique pas, j’avais l’espoir que vous me fourniriez l’occasion de vous rendre un service.

Vincent baissa les yeux et garda le silence.

– M. de Penhoël, reprit Robert, je n’ai point de comptes à vous demander… Vous m’avez vu autrefois dans un cas difficile et forcé d’accepter une hospitalité qui s’est prolongée, j’en suis sûr, trop longtemps à votre gré… Cette hospitalité, je l’ai payée depuis… et je voudrais vous convaincre que vous avez en moi un ami.

Vincent releva la tête et le regarda en face.

– Je sais une partie de ce qui est arrivé, dit-il, et j’ai vu Blanche de Penhoël en compagnie de cette femme que vous aviez amenée au manoir pour usurper la place de Madame…

– Lola ?… s’écria Robert en secouant la tête. Puisque vous me parlez ainsi, M. Vincent, il faut que vous ne sachiez, en effet, qu’une bien faible partie des tristes événements qui ont ruiné votre famille ! Lola que j’aimais tant ! – car il faut l’avouer à ma honte, je l’aimais ! – Lola s’est tournée contre nous… Elle est devenue la maîtresse du fils Pontalès…

– Et le fils Pontalès n’avait-il pas porté ses regards sur ma cousine Blanche ?… demanda Vincent en pâlissant.

L’Américain prit un air étonné.

– Ne savez-vous donc pas que c’est lui qui l’a enlevée ?… murmura-t-il.

– Mais alors…, commença Vincent dont les lèvres tremblaient de colère.

– Que sais-je ?… interrompit Robert en se rapprochant du jeune homme, qui ne s’éloigna point cette fois ; l’affection aveugle le cœur, vous le savez bien… Tant que j’ai aimé cette Lola, je n’ai rien voulu voir… je n’ai rien vu… Mais, depuis qu’elle nous a trahis tous, mes yeux se sont ouverts… J’ai mesuré avec effroi, M. Vincent, la perversité de cette femme… Il faut bien le dire : tout en restant la maîtresse d’Alain de Pontalès, c’est elle qui l’a aidé à enlever votre cousine.

Vincent écoutait d’un air sombre, les lèvres blêmes et les sourcils froncés.

– Il y a deux mois, maintenant, reprit l’Américain comme en se laissant aller à ses souvenirs, que la catastrophe a eu lieu… Pontalès nous chassa tous du manoir, hôtes et maîtres… Votre oncle René n’avait plus rien… moi, au contraire, j’ai reçu, par la volonté de Dieu, quelques fonds de mon pays, et j’ai été bien heureux de rendre à mon pauvre ami une partie de ce qu’il avait fait pour moi… Grâce à mes petites ressources, René de Penhoël, sa noble femme et votre bon père, M. Vincent, évitent au moins la misère, en attendant des jours plus heureux.

L’Américain prononça ces derniers mots avec un accent d’émotion véritable.

Il passa son bras sous celui de Vincent, qui ne fit point de résistance.

– Mais vous, reprit-il, parlez-moi de vous, je vous en prie, mon jeune ami. Pourquoi cet uniforme, qui n’est point celui de la marine ?… Et comment vous trouvez-vous en ce lieu ?…

Au moment où Vincent allait répondre, ses yeux se portèrent par hasard vers la grande avenue de l’Étoile, où passait une escouade de soldats, suivis de loin par des sergents de ville.

Il quitta précipitamment le bras de Robert pour se jeter derrière un arbre.

L’Américain eut un beau mouvement. Affectant de se douter, pour la première fois, d’un fait que le costume de Vincent lui avait révélé dès le début de l’entrevue, il déboutonna son riche pardessus d’hiver, s’en dépouilla vivement, et le tendit au jeune homme.

En de semblables instants, on ne fait pas de façons. Notre fugitif endossa l’ample redingote, sous laquelle se trouva masquée sa livrée de prisonnier.

– Un pareil service fait oublier bien des choses… M. de Blois, et je vous remercie de bon cœur.

Ils se serrèrent la main avec une effusion mutuelle.

Les soldats passèrent auprès d’eux, sans même les remarquer.

– Il me reste à vous dire, poursuivit Robert, que votre famille et moi nous avons fait l’impossible pour retrouver votre cousine Blanche.

– Je l’ai retrouvée, moi…, interrompit Vincent.

– En vérité ! dit joyeusement Robert.

– Pour la reperdre, hélas ! M. de Blois !…

Vincent raconta en quelques mots son évasion du matin et le nouvel enlèvement commis sur la personne de Blanche.

Tout en l’écoutant, l’Américain semblait réfléchir profondément.

Il jouait au naturel le rôle d’un homme qui n’a nulle idée de la chose qu’on lui raconte.

– Ce ne peut pourtant pas être Pontalès cette fois ! murmura-t-il quand Vincent eut fini. Vous êtes bien sûr qu’il n’y avait point de femme dans la voiture ?

– Il y avait deux jeunes gens.

– Deux jeunes gens…, répéta l’Américain ; deux jeunes gens !… Et vous n’avez pas remarqué d’autre indice ?

Vincent chercha dans sa mémoire.

– Attendez donc ! s’écria-t-il, il y avait sur le siége de devant et sur celui de derrière deux grands nègres.

– Oh !… fit Robert.

Puis il ajouta eu serrant la main du jeune homme :

– Et quelle direction la voiture a-t-elle prise ?

– Je l’ai perdue de vue là-bas…, répliqua Vincent, qui montra du doigt l’angle de l’avenue Marigny.

– C’est cela !… s’écria Robert.

– Comment !… dit Vincent qui respirait à peine, vous sauriez… ?

– Il me semble que vous étiez fort sur l’escrime autrefois, M. Vincent ?… dit Robert au lieu de répondre.

– Ma captivité, répliqua le jeune homme, vient de ce que j’ai tué en duel, à Madère, un des bretteurs les plus redoutés de la marine française.

– Tant mieux !… car la justice est lente ! et quand il s’agit d’une jeune fille enlevée… Pontalès voulait du moins faire d’elle sa femme, tandis que cet homme…

– Écoutez ! dit Vincent dont le regard brûlait et qui parlait bref entre ses dents serrées, si vous me mettez en face de cet homme, je vous regarderai comme mon meilleur ami.

Robert tira sa montre qui marquait onze heures.

– Venez donc, M. Vincent !… s’écria-t-il, et que Dieu vous aide !

XVIII. RÊVE DE JEUNESSE

Il faisait nuit encore quand le nabab s’éveilla. L’habitude abrégeait pour lui les effets de l’opium.

Il avait froid. Il se dressa lentement et jeta autour de lui son regard, appesanti par un reste de sommeil.

Le boudoir était désert.

On eût dit que Montalt cherchait à retrouver les illusions d’un rêve enfui.

– Elles étaient là…, murmura-t-il ; quand j’ai fermé les yeux, vaincu par l’opium, j’ai senti longtemps leurs mains dans mes mains… et à travers mes paupières closes, il me semblait encore que je les voyais sourire…

Il passa le revers de sa main sur son front.

– Sais-je ce que Dieu m’envoie ?… reprit-il avec un accent de tristesse et de doute ; depuis hier, les souvenirs se pressent dans ma mémoire… Le passé prend une forme et surgit devant mes yeux incrédules… Mon cœur dormait… Va-t-il s’éveiller pour de nouvelles tortures ?

Il se leva brusquement. Le froid, gagné durant le sommeil, glissa, rapide comme un éclair, le long de ses veines et le fit frissonner.

– Je ne veux plus souffrir !… dit-il ; je ne veux plus croire… Oh ! le hasard aura beau m’apporter l’écho de mes espoirs passés ; mon cœur est mort !…

Il regarda encore tout autour de la chambre, et murmura comme malgré lui :

– Mais où donc sont-elles ? Ce ne peut être un songe, pourtant !… J’ai vu leurs longs cheveux sous la toile de leurs petits bonnets de Bretagne… J’ai entendu leurs voix douces, dont l’accent me faisait plus jeune de vingt années… Voici encore la harpe au milieu de la chambre… Où donc sont-elles ?

Il se tourna vers la porte ouverte de la pièce voisine et appela doucement :

– Berthe !… Louise !

C’étaient les noms que les jeunes filles s’étaient donnés.

On ne répondit point.

Le nabab attendit durant un instant ; ses yeux, fixés sur la porte de la chambre aux costumes, où il s’attendait sans doute à voir paraître les figures souriantes des deux petites chanteuses, avaient une expression tendre et caressante.

Personne ne parut sur le seuil.

Montalt fit deux ou trois pas de ce côté, comme si une invisible main le poussait vers les jeunes filles. Puis il s’arrêta tout à coup au milieu du boudoir, et l’expression de sa figure changea.

Un sourire amer vint à sa lèvre, tandis que son front se plissait.

– Fou que je suis !… pensa-t-il tout haut ; misérable fou ! ce sont des femmes !… N’ai-je pas assez souffert ?…

Il se tourna d’un mouvement brusque vers l’autre porte, où les nègres veillaient d’ordinaire.

– Séid !… appela-t-il.

Point de réponse encore.

Il fit un geste d’impatience et ouvrit la porte. Sa voix résonna dans le silence du corridor.

– Séid !… Obbah !…

Rien. C’était la première fois que les noirs restaient muets à son appel.

Mais Berry Montalt était fait de telle sorte que les circonstances ordinaires de la vie ne le frappaient point. Au lieu de s’étonner ou de rechercher la cause de cet abandon inexplicable, il traversa le corridor et gagna sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé sur son lit, fuyant la fatigue inutile de ses réflexions, et implorant de nouveau le sommeil.

Le sommeil ne voulait point venir. À de certains moments, il tombait dans une sorte d’assoupissement fiévreux et lourd ; mais son agitation, luttant contre les derniers effets de l’opium, entourait son chevet de fantômes. Il revoyait des choses et des hommes, absents depuis les jours de sa jeunesse.

Sa vie avait-elle été le rêve, et le rêve était-il la réalité ?

Chaque fois qu’il fermait les yeux, les figures amies d’autrefois accouraient lui sourire. Il revoyait le paysage agreste que son enfance avait aimé. Il s’égarait dans des sentiers connus et s’arrêtait à l’ombre du vieil arbre, dont l’écorce fidèle avait gardé un chiffre, gravé par sa propre main.

C’étaient les eaux tranquilles d’un grand lac, au milieu duquel montaient et se balançaient de blanches vapeurs. Les saules pleuraient au bord de l’eau, qui entraînait leurs branches pliantes. Le soleil se couchait, tout pâle, derrière les hautes châtaigneraies.

Et le long de ce sentier ombreux qui descendait la montagne, une jeune fille s’avançait à pas lents.

Qu’elle était belle ! et que de douce candeur couronnait son visage de vierge !

Les derniers rayons du jour semblaient se jouer avec amour dans les ondes molles de ses blonds cheveux.

Elle souriait seule avec elle-même ; sa tête se penchait sur la marguerite des champs que sa main blanche et fine effeuillait avec lenteur.

Montalt l’entendait. Elle demandait à la petite fleur, la jeune fille crédule : « M’aime-t-il un peu ?… M’aime-t-il beaucoup ?… »

Et, suivant ce que la fleur répondait, le sourire de la jeune fille rayonnait ou ses beaux yeux se voilaient de larmes…

Montalt se retournait sur sa couche qui le brûlait. Un nom venait mourir à sa lèvre…

Puis quelque voix mystérieuse s’élevait parmi le silence et modulait simplement les notes d’un chant rustique, ce doux chant des Belles-de-Nuit dont les jeunes filles avaient bercé naguère son premier sommeil.

Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie où il y avait du bonheur et des larmes.

Le soleil s’était caché derrière la châtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chanson des pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeune fille ?

Au sommet de la colline, il y avait un grand jardin, le jardin d’un noble château. La nuit était encore plus noire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématite mariaient leurs feuillages protecteurs. C’est à peine si l’on apercevait une forme blanche sur le banc de gazon.

La jeune fille dormait.

Berry Montalt sentait sa respiration s’arrêter dans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grosses gouttes de sueur coulaient de son front.

La passion le plongea bientôt dans un rêve d’extase.

Plus il faisait d’efforts pour revenir à la vie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner sa volonté.

Il se dressa sur son séant, pâle, haletant, épuisé de fatigue.

Le jour entrait dans son alcôve à travers les draperies des rideaux.

Il agita une sonnette, placée sur sa table de nuit. Les deux noirs partirent à la fois.

Montalt se mit entre leurs mains, et subit sans mot dire les soins qu’ils lui donnaient chaque jour.

Il ne leur demanda pas même compte de leur absence nocturne.

Sa toilette achevée, il les renvoya d’un geste.

On eût trouvé, sur la belle régularité de ses traits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait été pour lui pleine de navrantes et terribles secousses ; mais, à part la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s’élargissait au-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montrait aucun signe d’émotion.

Durant une grande demi-heure, il se promena de long en large dans la chambre ; puis il ouvrit la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée et brûlante l’air frais des matinées d’automne.

La fenêtre s’ouvrait sur le jardin. Le regard de Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert lui avait raconté l’histoire de cette famille bretonne, ruinée et perdue par une lente trahison.

Il se rejeta violemment en arrière et referma d’un geste brusque les battants de la croisée. Son front s’était chargé d’un nuage plus sombre.

– Si je croyais… ? murmura-t-il.

Sa pensée ne s’acheva point, mais il joignit les mains et leva les yeux au ciel.

Il traversa la chambre et alla tomber dans un fauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant la boîte de sandal au couvercle de diamants.

Il introduisit la clef dans la serrure, et prit la boîte, qu’il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main, comme s’il n’eût point osé l’ouvrir.

En ce moment ses traits bouleversés peignaient des émotions contraires et indéfinissables.

– Si je croyais ?… répéta-t-il en pressant son front à deux mains.

Il se leva et arpenta de nouveau la chambre, mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu’il ne cherchait point à réprimer.

Tout en marchant, il murmurait :

– Il faut que je sache !… Peut-être ai-je à me repentir ?… Si Dieu était bon !… et si mon cœur n’était pas mort.

Il s’élança tout à coup vers son secrétaire et traça sur le papier quelques lignes rapides.

C’était une lettre ; sur l’enveloppe il écrivit :

À M. le chevalier de las Matas, hôtel des Quatre Parties du monde.

– Faites porter cette lettre à son adresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette ; qu’on dise à M. le chevalier que je l’attendrai ici jusqu’à onze heures.

Séid sortit. Le nabab resta les deux coudes appuyés sur la tablette de son secrétaire.

– Il me faut cette lettre ! murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai, il doit l’avoir conservée pour s’en servir à l’occasion… Il me la faut !… Dussé-je la payer au poids de l’or, je la veux !

Il regarda la pendule qui marquait dix heures. Puis il reprit en se renversant sur le dos de son fauteuil :

– Viendra-t-il ?… Et cette lettre, d’ailleurs, existe-t-elle ?… Tout cela n’est-il point mensonge ?…

Il se tut et demeura les yeux fixés sur la pendule, suivant la marche lente des aiguilles.

Durant toute cette heure, il ne prononça plus une parole, et son visage, qui était redevenu immobile ne trahissait point ce qui se passait au dedans de lui-même.

Pourtant, un monde de pensées envahissait son esprit. Le repentir était au seuil de sa conscience ; mais, d’un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en lui contre les émotions subies depuis quelques heures.

Il voulait se persuader qu’il avait honte et pitié de lui-même ; et la servitude où il tenait sa conscience lui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de sa faiblesse.

Quand l’idée des deux jeunes filles, que le hasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de sa méditation, il la repoussait avec impatience et colère.

Plus d’une fois, il fut sur le point de sonner Séid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retint toujours.

Que lui importaient ces filles ? Pourquoi prolonger la folle comédie de la veille ?

Il se parlait ainsi, cherchant des termes de mépris pour caractériser sa conduite ; mais l’impression produite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et trop profonde pour qu’il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.

Il avait beau chercher à se tromper lui-même : cette impression ne pouvait être l’effet du hasard. Elle avait ses racines dans le passé ; elle était le contre-coup d’un de ces sentiments qui traversent la vie. Elle était un remords et un souvenir.

Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant, voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et le rappelaient à la foi.

Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se roidir, et sa colère s’en augmentait sourdement.

Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt se leva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut se débarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de ses pensées.

– Il ne viendra pas !… dit-il, tant mieux !… Je suis las de ces fades angoisses !… et je leur dis adieu pour toujours… Séid !

Le noir parut.

– Fais atteler, lui dit Montalt.

Séid s’attendait peut-être à ce qu’on lui dirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille, on accordait une attention si chère, et que l’on avait même instituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.

Mais, en définitive, le noir était fait aux caprices inexplicables de Berry Montalt. D’ailleurs, s’il ne parlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute sa perfection, l’idéal de l’obéissance passive.

Montalt arracha un des plus gros diamants de la boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant au cocher :

– Au Cercle !


XIX. LE CALEPIN DE MONTALT

Le Cercle des Étrangers était situé rue Saint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C’était une maison de jeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu sa physionomie aux Enfers de Londres.

On jouait là des sommes énormes, à l’anglaise, avec l’habit noir, la cravate blanche et l’escarpin.

Montalt y venait d’ordinaire pour tuer les heures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu le passionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans les bizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.

Ce matin, il venait demander aux cartes, non point l’émotion, mais l’oubli et le sommeil du cœur. Il y avait des années que sa conscience n’avait parlé si haut, et ses souvenirs éveillés brusquement l’assiégeaient.

Il était mécontent de lui-même ; il se reprochait amèrement ce qu’il appelait sa faiblesse ; il eût voulu faire retomber sur quelqu’un sa sourde colère.

En un mot, il était dans cet état où les nerfs révoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraient volontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.

À ce point de vue, la détestable humeur du nabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nos trois gentilshommes.

Au moment où son équipage s’arrêtait en face du club, une autre voiture quittait la place et s’éloignait au grand trot.

Une tête de femme s’était penchée à la portière et s’était retirée précipitamment à la vue de Montalt qui ne l’avait même pas remarquée.

La dame regarda par l’autre portière et fit un signe de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la porte du Cercle.

Celui-ci salua gracieusement, et l’équipage disparut.

Montalt descendait sur le trottoir. Notre jeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusé même d’un peu d’exagération dans son élégance, braquait sans façon sur lui un magnifique binocle d’or.

Le nabab, qui ne prenait point garde, se mit en devoir d’entrer.

Notre jeune homme lui frappa sur l’épaule.

– Un mot, milord !… dit-il.

Le nabab s’arrêta.

– C’est bien à lord Berry Montalt que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, répondit le nabab.

– Moi, reprit le jeune homme, je suis le comte Alain de Pontalès.

Montalt, qui n’avait pas même daigné lever les yeux sur lui jusqu’alors, tressaillit légèrement et le regarda.

– Ah !… fit-il ; et que me voulez-vous ?

– J’aurais une explication à vous demander, milord… Vous connaissez madame la marquise d’Urgel ?

– Je ne sais pas…, répondit Montalt.

– Comment !… vous ne savez pas ?… répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.

– Non, monsieur… Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

Le petit Pontalès sortait de l’équipage de Lola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisante du nabab lui mit le rouge au front.

– J’ai à vous dire, milord, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu’il est indigne d’un gentleman d’éviter à l’aide d’une prétendue ignorance les suites d’une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… une femme que j’aime, milord… et que je me fais gloire d’aimer.

Montalt laissait tomber sur lui son regard froid et fixe : on eût dit qu’il cherchait un souvenir sur les traits du jeune homme.

– Vous ressemblez à votre père, M. de Pontalès…, dit-il enfin. Je ne sais pas si j’ai insulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez, monsieur !

– Alors nous allons nous entendre.

Montalt, ouvrit les revers de sa redingote et prit son portefeuille.

– Nous allons nous entendre, M. de Pontalès…, poursuivit-il ; car je ne suis pas de ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m’importe peu, je vous jure, quand mon humeur est de me battre, d’avoir affaire à un vrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d’un comte !

– Monsieur !… s’écria Pontalès qui pâlit et recula d’un pas.

Le nabab avait ouvert son portefeuille et mouillé le bout de son crayon.

– Il fait jour à six heures, dit-il, à six heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne, porte d’Orléans… Votre arme ?

– L’épée.

Le nabab écrivit sur son calepin :

« Six heures moins un quart, M. de Pontalès. »

Puis il salua de la main et monta l’escalier du Cercle.

Il n’y avait encore que très-peu d’habitués dans la salle du trente et quarante où Montalt jouait d’ordinaire.

C’était là qu’il se rencontrait presque tous les jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deux compagnons.

Son regard fit le tour de la chambre. C’était le chevalier qu’il cherchait. Mais il ne le vit point dans les groupes rares qui causaient avant de s’asseoir à la table de jeu.

Robert n’était pourtant pas bien loin. Il se cachait derrière la porte entre-bâillée d’une salle voisine, et son doigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, qui était debout auprès de lui.

Vincent fit un geste de surprise.

– Quoi !… murmura-t-il, en êtes-vous bien sûr ?

– Positivement sûr, répliqua Robert. Vincent courbait la tête et semblait indécis.

Tout à coup il se redressa, et ses yeux brillèrent, au grand plaisir de l’Américain, qui vit l’affaire faite.

– Oui… oui !… murmura-t-il en se parlant à lui-même, c’est vrai… les deux nègres !…

Il se souvenait en ce moment d’avoir vu les deux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.

– Voulez-vous me prêter six louis ? dit-il à Robert.

Celui-ci s’empressa de fouiller dans sa poche.

– Ne me nommez pas, surtout !… murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle du trente et quarante.

Ce dernier franchit à pas lents l’espace qui le séparait du nabab.

La figure de Montalt se dérida en l’apercevant.

– Eh ! mais… s’écria-t-il, je ne me trompe pas… voici notre jeune matelot breton.

Il lui tendit la main cordialement.

La main de Vincent de Penhoël resta immobile le long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeux baissés.

– Milord, dit-il, j’ai contracté deux dettes envers vous… La première consiste en de l’argent prêté… je l’acquitte… Voici vos six pièces d’or.

Un domestique du Cercle passait, portant sur un plateau des paquets de cartes neuves.

– Joseph !… dit le nabab.

Le garçon s’avança.

Montalt lui mit les six louis dans la main.

– Voici pour boire un verre de vin à ma santé, mon brave…, dit-il.

Puis il ajouta en se tournant vers Vincent :

– Mon cher ami, nous sommes quittes, à ce que je vois.

– Tout à l’heure !… répliqua Penhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vous m’avez rendu.

– Quel service ?… demanda le nabab sans affectation aucune.

– Vous m’avez sauvé la vie, milord.

– C’est vrai !… dit Montalt, je l’avais oublié…

– Moi, je m’en souviens… et au lieu de vous tuer, comme j’en aurais le droit, je vous offre une chance de salut.

Montalt regarda le jeune homme avec surprise.

Il n’y avait pas moyen de croire à une plaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expression sombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment du suicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avait un courroux sourd et concentré ; ses yeux menaçaient et sa voix avait peine à ne point éclater.

C’était un enfant énergique et fier, dont la colère ne s’usait point en insultes vaincs. Il avait le calme de la force.

Le nabab ne comprenait rien à cette scène.

– Ah çà ! mon jeune ami, dit-il, avons-nous par hasard un grain de folie ?… Je vous demande en grâce pourquoi vous voulez me tuer ?

– Pourquoi je veux vous tuer ?… répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent ; vous vous souvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l’histoire d’une jeune fille qui s’était endormie, pure, sur un banc de gazon le soir d’une fête… et qui se réveilla…

– Je me souviens, monsieur, interrompit précipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.

– L’homme qui s’était glissé sous le berceau, reprit Vincent, n’avait qu’un but en ce monde et qu’un espoir… réparer sa faute à force de dévouement et d’amour…

– Quand on a vingt ans…, murmura le nabab qui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c’est ainsi qu’est le cœur.

– Après deux mois de recherches, reprit encore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupable avait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux et lui donner sa vie tout entière… lorsqu’un misérable est venu enlever la jeune fille !… Savez-vous le nom de ce misérable, milord ?…

– Comment le saurais-je ?… demanda Montalt.

Vincent fit peser sur lui son regard dur et perçant.

– Ne me mentez pas !… dit-il tandis que le nabab se redressait instinctivement devant cette insulte ; c’est vous qui l’avez fait enlever, milord !… je le sais… j’en suis sûr !… Et voici comment je paye ma dette envers vous. Je vous dis : Rendez-moi ma fiancée… rendez-la-moi telle qu’elle est entrée dans votre hôtel… Je vous croirai, si vous m’affirmez sur l’honneur qu’il en est temps encore.

Le nabab tombait de son haut, car il ignorait complétement l’expédition nocturne, faite, à l’aide de sa voiture et de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.

– Je vous tiens compte de vos bons sentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouver encore d’autre sentiment que la surprise ; mais il m’est absolument impossible d’en profiter… En conscience, mon jeune ami, je ne puis rendre ce que je n’ai pas pris.

– Vous refusez ?… murmura Vincent les dents serrées ; prenez garde, milord !

– Menacez… insultez…, répliqua Montalt ; vous pourrez me mettre l’épée à la main, M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J’ai l’intime conviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vous battez la campagne.

Vincent garda un instant le silence.

– Milord, reprit-il ensuite, je vous ai offert la vie… vous n’en avez pas voulu… C’est maintenant que nous sommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même !… Moi, je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis un proscrit et que je ne puis demander protection aux lois de mon pays.

Montalt tira de nouveau son portefeuille.

– À quelle arme voulez-vous m’immoler, mon jeune ami ?… demanda-t-il.

– À l’épée…, répondit Vincent ; et nous verrons si vous raillerez demain, milord !…

– Demain…, répéta Montalt, j’ai un petit rendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquent libre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la porte d’Orléans, au bois de Boulogne ?

– Cela me convient.

Montalt écrivit sur son carnet immédiatement au-dessous de la première mention :

« Six heures, M. Vincent. »

Celui-ci tourna le dos et se retira, tandis que M. le chevalier de las Matas se frottait les mains, derrière la porte de la salle voisine.

Le jeu s’installait, et le banquier mêlait les cartes du trente et quarante.

Les amateurs prenaient déjà place autour de la table.

Vers ce moment, il se passait une petite scène dans le vestibule du club.

N’entrait pas qui voulait au Cercle des Étrangers ; il fallait être présenté par un adepte.

Étienne et Roger venaient d’être arrêtés dans l’antichambre par l’employé, chargé de reconnaître les arrivants ; ils avaient insisté de leur mieux, mais la consigne était inflexible.

Heureusement que depuis le matin, comme nous avons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de Berry Montalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.

Comme Étienne et Roger se retiraient, de guerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce brave monsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.

Le noble baron Bibander parut enchanté de la rencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.

– Eh ! eh ! eh !… dit-il, on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t’amour afec lé drente et garante… Eh ! eh ! eh !…

C’était un coup de la Providence.

– Monsieur, dit vivement Roger, on refuse de nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cet obstacle ?

– Gomment tonc !… répliqua Bibandier ; à merfeille ! engenté de fus être acréable.

Il s’avança d’un pas important et magistral vers le contrôleur des entrées ; il lui dit quelques mots à l’oreille, et celui-ci salua.

– Fenez… fenez, mes cheunes amis, reprit le baron Bibander ; maindenant, fus êtes chez fus !

La porte du Cercle s’ouvrit pour Étienne et Roger. Ils n’eurent pas même la peine de remercier leur introducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, et rejoint M. le chevalier de las Matas, à son poste d’observation, dans la chambre voisine.

– Bravo !… dit Robert ; je lui ai déjà jeté deux bâtons dans les jambes !

– Comment deux ?…

– D’abord le Pontalès… Ensuite cet étourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprès pour nous prêter main-forte !…

– Chut !… fit Bibandier, voilà le bal qui commence !

Étienne et Roger venaient en effet d’aborder Montalt.

Celui-ci était arrivé au paroxysme de sa mauvaise humeur. La première querelle qu’il avait rencontrée sur son chemin l’avait plutôt réjoui que contrarié. Ç’avait été une issue pour le fiel qu’il avait dans l’âme ; mais la provocation de Vincent rétablissait l’équilibre, et ramenait ses idées sombres.

Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami, et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la main armée et la provocation à la bouche.

Montalt ne fatiguait point son indolence à chercher longtemps la cause de ce revirement bizarre ; mais il subissait l’impression triste, et son cœur lui pesait.

Il était dans cette situation morale, lorsqu’il vit venir à lui Étienne et Roger.

Le jeune peintre avait la figure pâle et le regard indécis ; les yeux de Roger brillaient, au contraire, et le sang lui montait aux joues.

Montalt ne se souvenait plus de ce que lui avait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causa seulement de la surprise, parce qu’il ne les avait jamais vus en ce lieu.

– Par quel hasard… ? commença-t-il.

Étienne l’interrompit.

– Nous voudrions vous parler en particulier, milord…, dit-il d’un ton froid et grave.

Il avait salué le nabab. Roger, au contraire, restait droit et roide devant lui.

Montalt les regarda tour à tour, et il eut un vague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur son esprit.

– Au fait, murmura-t-il, je n’ai pas rêvé cela… On m’a dit que vous vouliez me quitter.

– Nous voulons faire davantage, milord, répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.

– Silence !… dit Étienne. Tu m’as promis de me laisser parler.

Le nabab, qui les regardait toujours, croisa ses bras sur sa poitrine.

– Ah çà !… s’écria-t-il, est-ce que vous allez me prendre à partie, vous aussi ?… Vous ai-je, par hasard, enlevé vos maîtresses ?…

– Milord !… milord !… interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, la moquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n’a pas besoin d’aiguillon !

Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste de l’homme qui tombe des nues.

– Ma foi !… dit-il, je crois que c’est une gageure !… J’ai donc deviné juste, messieurs… Vous venez me chercher querelle ?

Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étienne l’arrêta :

– Milord, dit-il d’une voix lente et triste, nous vous aimions d’une affection pleine de reconnaissance et de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de la tendresse… Les apparences trompent parfois…

– Les apparences !… répéta Roger en haussant les épaules ; quand on a vu, de ses yeux vu !…

Étienne lui demanda le silence d’un geste.

– Je voudrais tant m’être trompé !… reprit-il. Milord, il s’agit ici, non pas seulement de vous, mais de deux jeunes filles…

– Deux…, interrompit Montalt en souriant, cela fait quatre.

Un peu de sang monta aux joues pâles du jeune peintre.

Il poursuivit pourtant avec le même calme :

– Il s’agit, du bonheur de ma vie… et du bonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités en frères… en fils chéris… nous n’avions qu’un seul espoir et qu’un seul amour, vous le savez…

– Mademoiselle Diane et mademoiselle Cyprienne…, grommela Montalt ; je n’ai pas l’avantage de les connaître.

– Vous ne les connaissez pas… vous ?… s’écria Roger impétueusement par le nom de Dieu, vous mentez, milord !

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

– Il est clair comme le jour, murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pour parler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Je n’y puis absolument rien !

Étienne fixait toujours sur lui son regard douloureux.

– Je ne vous insulte pas, moi, milord…, poursuivit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… et je vous prie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux !… Si vous pouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier !

Montalt fit un geste d’impatience.

Peut-être que, dès ce moment, la complète ignorance qu’il affectait de montrer n’était plus très-sincère.

Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et de Louise que les deux filles de l’oncle Jean avaient pris auprès de lui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l’élément contrariant et fantasque de son caractère était vivement excité ; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, et il n’en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.

Désormais, il n’y avait plus de côté par où le prendre. Il redevenait cet homme dur, intraitable, irascible, répondant aux prières parties du cœur par la raillerie froide, et s’obstinant, à plaisir, dans son rôle impitoyable.

Roger supportait à grand’peine les ménagements pris par le jeune peintre ; mais celui-ci retardait l’heure de la colère, non pas tant pour Montalt que pour Diane elle-même, qu’il eût fallu croire perdue.

Il hésitait tant qu’il pouvait ; il se forçait à douter ; sa confiance était grande comme son amour.

– Je vous en prie !… dit-il encore, ne faites attention qu’à notre souffrance, et répondez-nous… Dites-nous que nous nous sommes trompés… donnez-nous une preuve, la moindre…

Berry Montalt bâilla.

La rage étouffait Roger.

– Parfois…, poursuivit Étienne, fantaisie vous prend, nous le savons, de cacher votre bonté sous des apparences de rudesse affectée… Mais vous nous voyez devant vous, le cœur brisé… Ne jouez pas avec notre torture !

Le nabab bailla de nouveau.

– Messieurs, dit-il suivant l’impulsion de sa nature qui, une fois lancée dans la voie mauvaise, exagérait le mal comme le bien, j’ai connu beaucoup de jeunes filles en ma vie, brunes, blondes et d’autres couleurs… J’ai tâché de me divertir du mieux que j’ai pu… et s’il fallait, pour châtiment de chaque bonne fortune, subir des sermons pareils, j’y renoncerais.

– Alors, dit Étienne dont la tête calme et sévère se redressa, vous refusez toute explication, milord ?

– J’aime encore mieux me battre, monsieur !

– Choisissez donc entre nous, dit Étienne d’une voix basse et sombre, et que ce soit un combat à mort !

– Moi !… s’écria Roger, c’est moi que vous choisirez, car je vous dis que vous êtes un lâche et un infâme !… Je ne voulais pas croire le monde qui vous accusait de pousser vos débauches jusqu’aux excès les plus honteux… Mais maintenant, j’ai vu, Berry Montalt !… vous êtes un misérable sans cœur, ni honneur !… Et si je n’ai pas votre vie demain, c’est que vous me tuerez !

Le nabab avait tiré de sa poche le fatal calepin.

– Ni l’un, ni l’autre…, murmura-t-il en traçant quelques mots au crayon ; je vous ferai la mauvaise plaisanterie de vous épargner, mes jeunes camarades.

La rage étouffa la voix de Roger.

– Eh bien !… dit Étienne, lequel choisissez-vous ?

– Tous les deux, mon jeune ami, savoir : M. Étienne Moreau à six heures et un quart… M. Roger de Launoy à six heures et demie… Je vous demande pardon de fixer l’heure moi-même… mais vous n’êtes pas venus les premiers.

Étienne, depuis quelques secondes, tenait le bras de Roger pour l’empêcher de se ruer sur le nabab.

Celui-ci salua et s’éloigna en disant :

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans… Messieurs, au plaisir de vous revoir !

La scène s’était passée à l’une des extrémités de la salle. Montalt gagna la table de jeu et s’assit parmi les joueurs.

Il plaça devant lui un paquet de billets de banque.

Jamais peut-être on n’avait pu voir sa belle figure aussi indifférente et aussi froide.

Étienne avait entraîné Roger hors du club.

Il y avait un quart d’heure environ que le nabab était assis devant le tapis vert et perdait, suivant son habitude, avec un magnifique stoïcisme, lorsqu’on entendit une vague rumeur dans l’antichambre.

Après quelques secondes de pourparlers assez bruyants, la porte s’ouvrit, et un personnage, comme on n’en avait peut-être jamais vu au Cercle des Étrangers, fit son entrée dans la salle.

Les domestiques lui avaient refusé longtemps le passage, et pour qu’on l’introduisît enfin dans la noble assemblée, il n’avait fallu rien moins que le nom de Berry Montalt, prononcé avec autorité. Mais le nabab était une excellente pratique, et sa protection eût servi de passe-port à un mendiant.

Il n’y avait point, du reste, au moins en apparence, une différence appréciable entre un mendiant et le personnage dont nous avons annoncé l’entrée.

C’était un vieillard de grande taille, dont la tête courbée sur sa poitrine se couronnait de rares cheveux, blancs comme neige. Il portait des vêtements villageois de forme antique, usés jusqu’à la corde ; sa chaussure consistait en de gros sabots, bourrés de paille.

Le bruit inusité que produisait sa marche sur le parquet de la salle fit tourner ta tête à tout le monde. Montalt seul ne daigna point prendre garde.

Chacun se demandait ce que voulait dire cette mascarade.

Nos trois gentilshommes, aux aguets derrière la porte de la chambre voisine où le jeu ne fonctionnait point encore, auraient seuls pu donner le mot de l’énigme.

Le vieillard s’arrêta en face du tapis vert.

Sa taille se redressa, et sa tête relevée montra la beauté vénérable et digne d’un noble visage de sexagénaire.

– Quel est celui d’entre vous, dit-il d’une voix douce et ferme, qui se nomme Berry Montalt ?

– C’est moi, répliqua le nabab sans se retourner.

– Alors, veuillez me suivre…, reprit le vieillard. J’ai à vous parler.

Montalt ne bougea pas.

– Mon digne monsieur, dit-il seulement, je crois que je sais votre histoire. Il s’agit d’une jeune fille enlevée…

– Ma nièce…, interrompit le vieillard avec simplicité.

Un sourire courut autour de la table.

– Votre nièce, soit !… reprit le nabab, et vous venez me provoquer en duel…

– C’est vrai…, parce qu’on vous dit riche, au point de ne plus craindre les lois…

Montalt avait ouvert son calepin sur la table.

– Milord, lui cria de loin le prince slave Bottansko, est-ce que vous avez l’idée folle d’accepter le défi de ce pauvre diable ?

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…, prononça froidement Montalt au lieu de répondre.

– Mais regardez-le donc ! disait-on parmi les joueurs.

– Quel nom inscrirai-je ?… demanda Montalt, le crayon levé.

– Jean de Penhoël…, répondit le vieillard.

Montalt tressaillit et fit un mouvement comme pour se retourner. Mais il se ravisa.

Une pâleur soudaine avait couvert sa joue ; sa main trembla visiblement tandis qu’il écrivait sur son calepin à la cinquième place :

« Jean de Penhoël… Sept heures moins un quart. »

. . . . . . . . . . .

Derrière la porte de la salle voisine, nos trois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.

– La farce est jouée !… dit Robert à ses deux acolytes ; le vieux surtout a été sublime !… Désormais, en supposant même qu’il en réchappe… demain matin, nous aurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notre partie n’est pas plus belle que jamais !…

XX. LA VENGEANCE DE PENHOËL

Le matin de ce jour, pour la première fois depuis deux mois, des regards étrangers avaient pu mesurer l’affreuse misère du grenier où se mouraient les anciens maîtres de Penhoël.

Jusqu’alors, le secret de ce dénûment absolu et de cette mortelle détresse avait été surpris seulement par les deux filles de l’oncle Jean.

Madame Cocarde, la principale locataire, qui montait parfois l’escalier roide avec sa robe de satin et son bonnet aux rubans couleur de feu, pour demander le pauvre loyer du taudis, avait connaissance officielle de cette lugubre agonie ; mais la petite femme ne se mêlait point des affaires d’autrui. En descendant du grenier, où la faim torturait toute une famille, elle s’asseyait à sa table solitaire et mangeait avec cet appétit concentré des amoureuses en retraite.

Madame Cocarde eût appris que ces malheureux locataires étaient décidément morts de faim, qu’elle n’en eût pas perdu la moindre bouchée.

Il avait fallu que le hasard donnât l’éveil à un voisin charitable.

Le matin même, on était monté dans le grenier de Penhoël, et tout d’abord, on avait transporté à l’hôpital le pauvre père Géraud, qui s’en allait lentement dans l’autre monde, sans autre maladie que l’épuisement et la famine.

Car, depuis que sa faiblesse l’avait cloué sur le matelas, le vieil aubergiste refusait obstinément de manger, pour ne point diminuer la part de pain de la pauvre famille.

En se retirant, le voisin, qui emmenait Géraud à l’hôpital, mit sur le coin du matelas un petit écu de trois livres.

Il était pauvre aussi et ne pouvait faire davantage.

Dès que le matelas fut vide, René de Penhoël se glissa sur ses mains et ses genoux dans la poussière, afin de prendre la place encore chaude du malade. Il trouva l’écu de trois livres et le glissa furtivement dans sa poche.

Sa face hâve et comme pétrifiée eut un sourire idiot.

Madame était toujours assise à la place où nous l’avons vue la veille. Ses deux mains se croisaient sur ses genoux. Elle s’appuyait à la muraille et demeurait immobile. Sa figure amaigrie était si pâle qu’on aurait pu croire que la vie l’avait abandonnée.

L’oncle Jean était à genoux auprès d’elle et la contemplait en silence.

On frappa à la porte du grenier. L’oncle en sabots pensa que c’était le voisin qui revenait.

– Entrez…, dit-il.

La porte s’ouvrit, et un homme, portant le costume de velours râpé des commissionnaires, entra.

Il regarda tout autour de lui d’un air étonné.

– C’est ici que demeure M. Jean de Penhoël ?

– Oui…, répliqua l’oncle c’est moi qui suis Jean de Penhoël.

– Alors, reprit l’Auvergnat, c’est à vous que je dois donner cette lettre.

Puis il ajouta tout d’un trait, pour avoir le droit de s’échapper, car la vue de cette misère lui chargeait le cœur :

– Il n’y a pas de réponse et la commission est payée… Salue bien, messieurs et madame !

Il sortit brusquement ; on l’entendit descendre l’escalier quatre à quatre.

L’oncle avait entre les mains la lettre que Robert avait tracée à la hâte chez un écrivain public du faubourg Saint-Honoré.

Cette lettre disait en substance :

« Vous avez du courage, vous aimez madame Marthe, et vous êtes désormais le seul gardien de l’honneur de Penhoël.

« Blanche, votre nièce, est entre les mains d’un homme riche et puissant… si puissant et si riche qu’on n’aurait point raison de lui en s’adressant à la justice humaine.

« Vous avez été soldat, et vous êtes gentilhomme.

« Le personnage dont on vous parle est un Anglais du nom de Berry Montalt ; vous le rencontrerez au Cercle des Étrangers, rue Saint-Honoré, n°…

Pour être introduit au Cercle, le meilleur passe-port est le nom de Berry Montalt lui-même. »

Tandis qu’il lisait, Marthe avait relevé sur lui son regard.

C’était quelque chose de si étrange qu’une lettre arrivant au milieu de cette misère abandonnée.

L’oncle Jean lui baisa les deux mains.

– Je vais sortir, ma fille…, dit-il, courage ! Dieu aura pitié de nous.

Marthe secoua la tête et baissa les yeux. Elle n’interrogea point. Elle n’avait plus la force d’être curieuse.

L’oncle prit son chapeau de paysan et s’éloigna.

Marthe était seule avec le maître de Penhoël. Pareille circonstance ne s’était pas présentée une seule fois depuis leur départ du manoir ; il y avait toujours eu entre eux soit l’oncle Jean, soit le pauvre père Géraud.

Durant les deux mois qui venaient de s’écouler, personne n’avait jamais fait allusion à cette scène de violence sauvage qui avait eu lieu dans le grand salon de Penhoël au moment du départ.

René semblait l’avoir oubliée, Marthe ne voulait point s’en souvenir.

Quant à l’oncle Jean, il avait exercé longtemps sur Penhoël une surveillance active et cachée ; mais, depuis quelques semaines, cette surveillance s’était peu à peu ralentie. Tout semblait mort chez René, jusqu’à la colère, et il suffisait de le voir de près pour acquérir la certitude qu’il était incapable de se relever désormais jusqu’à une pensée de vengeance.

Sa nature morale et sa nature physique avaient fléchi pareillement. C’était un vieillard imbécile et faible ; sa pensée dormait engourdie, comme le ressort de ses membres, autrefois si robustes.

Il restait des journées entières, accroupi dans son coin, immobile et ne secouant son inerte apathie que pour porter à ses lèvres la bouteille fêlée, où l’oncle Jean mettait parfois quelques gouttes d’eau-de-vie.

Quand il n’y avait plus rien dans la bouteille, il laissait retomber sa tête barbue sur sa poitrine, et restait plongé, depuis le matin jusqu’au soir, dans un pesant sommeil.

Il ne bougeait pas ; il ne parlait pas. Il recevait les soins de sa femme sans témoigner ni plaisir ni peine. Et quand son regard éteint tombait sur elle par hasard, on eût cherché en vain dans cette morne prunelle l’indice d’un sentiment quelconque : haine ou tendresse.

L’oncle Jean se fiait à ces signes et ne craignait plus.

Une fois qu’on avait allumé une chandelle dans le pauvre grenier, le père Géraud disait avoir vu, en s’éveillant au milieu de la nuit, René de Penhoël, dressé de son haut contre le mur, regarder sa femme avec des yeux flamboyants.

Ses lèvres blêmes tremblaient en murmurant de menaçantes paroles, qui arrivaient, confuses, jusqu’à l’oreille du malade.

Marthe dormait, couchée sur sa paille.

Les doigts de René se crispaient convulsivement ; on eût dit qu’il allait s’élancer sur elle et l’étouffer entre ses bras décharnés.

Mais le vieux Géraud avait la fièvre qui amène les visions terribles et les mauvais rêves…

Le lendemain René était toujours accroupi dans son coin et rien n’avait troublé le pauvre sommeil de Marthe.

L’oncle Jean ne songeait plus à cette circonstance. L’idée ne lui vint même pas de craindre tandis qu’il fermait la porte du grenier sur René de Penhoël et sur sa femme.

René était étendu sur le matelas, à la place du père Géraud, et faisait mine de dormir.

Dès que le bruit des sabots de l’oncle Jean s’étouffa au bas de l’escalier, il rouvrit les yeux pour jeter autour de lui son regard indécis et lourd.

Puis il se souleva lentement et s’assit sur le matelas.

Il prit dans sa poche l’écu de trois livres ; il le plaça dans le creux de sa main ; il le tourna, le retourna, l’examina dans tous les sens.

Un vague sourire venait à sa lèvre.

Quand ses yeux quittèrent la pièce de monnaie, ce fut pour se tourner vers sa bouteille qu’il avait laissée à son ancienne place.

Son sourire se renforça plus joyeux.

Mais quand son œil, en faisant de nouveau le tour du grenier, vint à tomber sur Marthe qui lui tournait le dos, il n’eut plus de sourire.

Ses prunelles éteintes brûlèrent tout à coup ; les rides de son front se creusèrent.

Quiconque eût vu ce regard aurait frissonné à la pensée d’un crime.

Le crime devait être hideux dans ce réduit tout nu, entre ces deux êtres affaiblis et brisés par la misère…

Marthe ne savait pas. Elle songeait, comme toujours, au martyre présent et au bonheur passé. Trois noms étaient sur sa lèvre et au fond de son cœur.

Diane, Cyprienne… Blanche ! Blanche, surtout, qui vivait, Blanche, l’idole adorée à genoux, l’amour de ce cœur flétri, l’espoir de cette vie brisée !

Les autres étaient mortes ; elles avaient le bonheur aux pieds de Dieu. Mais Blanche qui souffrait, Blanche, la victime d’un piége mystérieux, inexplicable ! Blanche, la pauvre vierge, qui allait être mère !

Car Marthe avait compté les jours ; la jeune fille devait s’étonner, épouvantée, aux tressaillements de ses flancs…

Que faisait-elle ? Qui la sauvait de ses terreurs ? Dans quel sein cacherait-elle son front rougissant à l’heure fatale ?

Et l’enfant ! le cœur de Marthe battait, soulevé par une émotion double : car il y avait un souvenir qui se mêlait à l’angoisse présente.

Le malheur de la fille avait été le malheur de la mère, et il semblait que la colère de Dieu eût jeté deux fois cette calamité dans la maison de Penhoël, comme un funeste héritage.

Un soir, la pauvre Marthe s’était enfuie de sa chambre, alors qu’elle était jeune fille. Son cœur était vierge comme celui de Blanche ; mais son flanc douloureux lui criait : « Tu es mère ! »

En même temps, bien qu’il n’y eût rien dans ses souvenirs, une voix mystérieuse parlait au fond de son âme et lui disait le nom du père de son enfant… un homme qu’elle aimait d’une tendresse pure et dévouée, son premier, son seul amour, l’aîné de Penhoël qui l’avait abandonnée…

Car il y avait déjà plusieurs mois que Louis avait quitté la Bretagne.

Elle se voyait descendre la pente ombreuse qui menait des portes du manoir à la rivière d’Oust.

Elle allait, affolée par la souffrance, épouvantée, découragée.

Et la porte du pauvre Benoît Haligan, le passeur, s’ouvrait pour la recevoir. Là, sur un lit de paille, à la lueur tremblante d’une résine, Marthe mettait au monde deux enfants jumeaux… deux belles petites filles dont le premier sourire passait, en ce moment, devant ses yeux et la faisait pleurer.

Pauvre Diane ! pauvre Cyprienne ! leur malheur avait précédé leur naissance !…

Chez Benoît, le passeur, Marthe n’était point seule. Jean de Penhoël était auprès du lit avec sa femme. Ils n’abandonnèrent point la jeune accouchée les amis dévoués.

La femme de Jean de Penhoël emporta les deux enfants, et devint leur mère.

Oh ! que Blanche était bien plus malheureuse encore ! Point d’amis auprès de son chevet ! Il n’y avait autour d’elle que le mépris et l’insulte peut-être…

Marthe songeait ainsi.

René, pendant cela, semblait subir une transformation étrange. L’animation revenait à son visage inerte ; ses yeux roulaient, vifs et hagards.

Un éclair venait de traverser la nuit profonde de son intelligence, et pour un instant son idiotisme montait jusqu’à la folie.

Il regardait toujours l’écu de trois livres. Ses lèvres remuaient, produisant un son vague et inarticulé. Son poing fermé menaçait Marthe par derrière, et sa bouche s’entr’ouvrait en un sauvage sourire.

Il se leva tout chancelant ; ses jambes n’étaient plus habituées à le porter ; quiconque l’eût aperçu ainsi debout se fût effrayé de sa maigreur cadavéreuse. On voyait, en quelque sorte, ses os à travers les trous de ses haillons souillés.

Il n’y avait plus rien en lui du maître de Penhoël, et ceux qui, autrefois, avaient bu le vin de sa table se seraient refusés à le reconnaître.

Il se rendit d’abord auprès de la petite croisée à charnière qui s’ouvrait sur le toit, et l’examina soigneusement. Il hocha la tête d’un air satisfait.

Puis il redescendit vers la cloison, derrière laquelle nous avons vu Diane épier, les larmes aux yeux, la misère de la pauvre famille.

Il y avait à cette cloison une très-grande quantité de trous et de fentes. René les compta l’une après l’autre, sans omettre la plus petite fissure.

Il paraissait se complaire à ce patient travail.

Il était maintenant devant Marthe, qui pouvait suivre chacun de ses mouvements ; mais la pauvre femme ne jetait sur lui qu’un regard machinal. Sa pensée allait ailleurs ; elle ne savait pas pourquoi Penhoël comptait ainsi les fentes de la cloison ; elle ne cherchait pas à savoir.

René mit son doigt dans la dernière fissure et hocha la tête encore. Ses grands cheveux gris suivaient le mouvement de son front et tombaient en désordre sur sa joue have.

Il les rejeta en arrière à deux mains ; puis il fixa ses yeux assombris sur Marthe, qui ne le regardait plus.

– Je suis le maître !… murmura-t-il avec emphase.

Il prit sous son bras la bouteille fêlée, où il ne restait plus une seule goutte d’eau-de-vie, et se dirigea vers la porte avec le pas incertain d’un homme ivre.

Marthe entendit la porte s’ouvrir, puis retomber.

Elle était seule.

Bien des fois, déjà, elle avait erré dans ce grand Paris, cherchant sa fille au hasard et toujours en vain ; mais l’espoir est immortel dans le cœur des mères. Sa première pensée fut de fuir et d’aller encore si loin que ses pas pourraient la porter, de maison en maison, le long des rues inconnues, demander Blanche.

Elle se leva ; sa faiblesse, qui était grande, n’aurait pu l’arrêter ; mais René avait fermé la porte en dehors.

Marthe revint tristement à sa place et se laissa retomber sur sa paille.

Elle ne devait pas attendre longtemps le retour de son mari. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit de nouveau et le maître de Penhoël rentra.

Marthe put entendre sa respiration essoufflée et pénible.

Il avait remonté à la hâte les six étages et revenait bien chargé, malgré sa faiblesse.

L’écu de trois livres y avait passé tout entier. La bouteille fêlée était pleine d’eau-de-vie. Il apportait en outre un assez grand panier, plein de charbon, un cahier de papier et un pot plein de colle.

Il s’assit sur le matelas pour reprendre haleine et pour boire une longue gorgée d’eau-de-vie. Son excitation, loin de se calmer, semblait augmenter de minute en minute.

– Oui !… oui !… murmurait-il la tête haute et l’œil brillant ; je suis le maître !

Quand il se fut reposé durant un instant, il déchira le papier par bandes et l’enduisit de colle, pour boucher, l’une après l’autre, toutes les fentes de la cloison.

Cela dura longtemps, car les planches vermoulues se déjetaient de tous côtés.

Marthe pensait que René en agissait ainsi pour éviter le froid des nuits d’hiver.

Mais la première fois que son regard rencontra celui du maître de Penhoël, sa croyance changea. Sans savoir pourquoi encore, elle se sentit frissonner.

René travaillait tant qu’il pouvait. Des gouttes de sueur glissaient sur sa tempe jaunie ; il ne s’arrêtait que pour boire.

Et à mesure qu’il buvait, un enthousiasme sauvage secouait la morne apathie de ses traits.

Tout le cahier était employé, mais il n’y avait plus de trous à la cloison. Avant de sortir, René avait bien pris sa mesure.

Il passa le revers de sa main sur son front humide, et regarda joyeusement son ouvrage terminé.

– Celui qui vint, l’autre fois, se mettre entre nous deux…, grommela-t-il, n’est pas ici… Je suis le maître !

Il prit dans un coin un gril rongé de rouille, oublié là, sans doute, par les anciens locataires du grenier, et disposa dessus, en pyramide, tout le contenu de son panier de charbon.

Puis il battit le briquet et mit le feu au brasier.

Marthe le regardait faire maintenant. Durant un instant, ses yeux tout grands ouverts peignirent l’épouvante. Elle comprenait.

C’était la mort qui était là tout près d’elle.

La pensée de l’Ange de Penhoël lui vint. Elle voulut se lever et se défendre, pour que sa fille, si elle vivait encore, ne fût point une orpheline.

Mais, avant qu’elle eût quitté sa place, une autre idée vint à la traverse de sa terreur. Ses grands yeux bleus eurent un rayonnement doux.

– Dieu me les rendra au ciel pensa-t-elle ; toutes trois !

Elle croisa ses bras sur sa poitrine et s’adossa contre la muraille.

Les vapeurs du charbon commençaient à emplir la chambre. René, agenouillé auprès du gril, soufflait de toute sa force. Le brasier s’allumait et mettait un sanglant reflet sur sa joue décharnée.

Il riait. Il prononçait le nom de sa femme. Il prononçait avec plus de haine encore le nom de son frère.

Et il répétait d’une voix sourde :

– J’étais riche !… j’étais heureux !… j’aimais !… Qui m’a pris mon bonheur, mon amour et ma richesse ?… Elle et lui !… Oh ! cette fois, personne ne viendra… Je suis le maître !

Sa tête tournait déjà. Le brasier ne formait plus qu’un seul monceau de feu. Il avala d’un trait le reste de sa bouteille d’eau-de-vie et se laissa choir, comme une masse, sur le matelas.

Marthe avait les yeux fermés. Ses idées vacillaient et s’égaraient dans ce songe enchanté qui précède, dit-on, la mort par asphyxie.

En ce moment, comme toujours, elle était avec ses filles, la pauvre mère !

Mais, entre ses trois filles, il n’y avait plus de différence. Elle pouvait les aimer d’une tendresse égale et partager entre elles ses baisers heureux.

Oh ! les trois beaux anges, vêtus de longues robes blanches, et couronnés de fleurs !

Dieu les lui amenait par la main, et les saints du paradis souriaient à son bonheur de mère.

Un poids était sur sa poitrine haletante, mais elle ne le sentait point, tant elle avait de joie.

Diane, Cyprienne, Blanche ! pauvres enfants perdues et retrouvées, qui riaient et qui pleuraient sur son sein.

Comme elles s’aimaient toutes trois, et comme elles l’aimaient !

Et derrière leurs visages angéliques, à travers le voile diaphane qui couvre les visions, Marthe entrevoyait une autre figure : les traits mâles d’un homme qui semblait avoir honte et se cacher.

Oh ! Dieu pardonne à tous, et ce n’est pas au ciel qu’il faut garder souvenir du mal enduré sur la terre.

Au ciel, tout amour est chaste, toute passion s’épure sous l’œil de Dieu. Le sourire de Marthe appelait Louis de Penhoël…

Le voile s’épaississait ; la nuit se faisait ; Marthe se sentait mourir.

Tandis qu’elle essayait d’assembler les mots de sa suprême prière, sa léthargie reçut un choc soudain ; un souffle d’air frais tomba sur sa bouche vivifiée ; elle rouvrit les yeux… ou plutôt elle crut les rouvrir, et c’était sans doute une nouvelle phase de son dernier rêve, car ce qu’elle voyait maintenant était encore l’impossible.

Ses deux filles mortes étaient auprès d’elle, Diane et Cyprienne, non plus en longues robes blanches, mais avec ce costume des vierges de Bretagne qu’elles portaient lorsqu’elles lui étaient apparues dans la loge de Benoît Haligan…

– Pauvres belles-de-nuit !… pensait Marthe ; aujourd’hui comme alors.

Et ses yeux s’étaient refermés.

L’air frais continuait, cependant, de tomber sur son front et sur sa bouche.

Elle entendait autour d’elle un bruit de pas légers.

Elle essaya encore de soulever ses paupières. Il y avait un nuage sur son regard.

Elle put voir, néanmoins, durant une seconde, Diane et Cyprienne qui lui souriaient de loin.

Puis la vision disparut, comme si les jeunes filles eussent percé la cloison.

Le brasier était éteint ; la fenêtre ouverte laissait passer à flots l’air libre. Comme elle baissait les yeux, Marthe vit briller quelque chose auprès d’elle dans la poussière.

C’était une poignée de pièces d’or.

XXI. UN SAUVEUR

Diane et Cyprienne étaient rentrées à l’hôtel Montalt, vers le lever du jour, avec Blanche, qui ne les reconnaissait point sous leurs costumes d’hommes. Usant de l’autorité que le nabab leur avait conférée, elles avaient fait préparer une chambre pour la jeune fille, que sa faiblesse extrême empêchait de rester debout.

Les deux noirs obéissaient à leurs ordres comme à ceux de Montalt lui-même.

Dès que Blanche fut couchée dans son lit, Diane et Cyprienne songèrent au pauvre grenier de la rue de l’Abbaye.

Il leur restait un devoir à remplir.

Elles revinrent au boudoir, que le nabab avait quitté déjà, et rentrèrent dans la chambre aux costumes. Pantalons et redingotes tombèrent en un tour de main, pour faire place à leurs habits de paysannes bretonnes.

Cette seconde toilette fut bien moins longue que la première.

La glace, où elles se voyaient tout à l’heure, espiègles et mutines, sous leurs costumes de jeunes gens, leur renvoya bientôt deux charmants visages de vierges, souriants et doux.

Elles quittèrent de nouveau l’hôtel, mais, cette fois, avec leurs jupes courtes et leurs petits bonnets ronds de Bretagne.

Elles firent à pied la route qu’elles venaient de parcourir au galop des beaux chevaux de Montalt.

Il y avait à peine douze heures qu’elles avaient quitté leur pauvre chambrette, sous les auspices de l’excellente madame Cocarde. Mais que d’événements les séparaient déjà de la soirée précédente !

La sentinelle de la prison militaire, qui les vit arriver en se tenant par la main et frapper doucement à la porte de leur demeure, n’eut garde de les reconnaître pour ces deux brillants petits seigneurs qui avaient troublé sa faction deux heures auparavant et carillonné comme deux diables à la porte de madame la marquise.

Elles montèrent tout droit à ce grenier inhabité qui était séparé par une cloison du misérable asile de Penhoël.

Le jour était clair déjà, et pourtant, à travers les fentes de la cloison, Cyprienne et Diane ne purent rien distinguer, parce que la lumière arrivait bien tard dans le grenier de la famille, éclairé seulement par une étroite croisée à charnière, dont le carreau unique était tout noirci de poussière.

– Ils dorment encore…, murmura Diane ; ne les réveillons pas.

Et Cyprienne ajouta :

– Descendons à notre chambre… nous remonterons dans quelques minutes.

Quand elles rentrèrent dans la petite mansarde aux murailles grises et nues, où elles avaient tant pleuré, les pauvres enfants, leur cœur bondit de joie.

Les jours de misère étaient passés ; ceux qu’elles aimaient tant allaient enfin être heureux.

Ce plaisir qu’on éprouve, au moment du bonheur, à revoir les lieux où l’on a souffert, elles le ressentaient dans toute sa plénitude.

Et que leurs souvenirs de la veille leur apparaissaient lointains déjà ! Elles doutaient presque d’avoir été si malheureuses.

Chacun des objets restés dans la chambrette était salué par elles comme un ami cher. La harpe, le petit lit et l’image sainte de la Vierge, qui avait gardé si longtemps leur sommeil…

– Te souviens-tu, ma sœur ? disait Cyprienne. Nous étions là toutes deux à genoux, quand madame Cocarde est venue nous chercher hier.

– Hier !… répéta Diane toute pensive ; était-ce bien hier ?…

Cyprienne se mit à sourire.

– Oh ! oui…, dit-elle, c’était bien hier que j’avais grand’faim, mon Dieu !… Et toi… tu ne te plaignais pas… Jamais je ne t’ai entendue te plaindre… mais je suis bien sûre que tu souffrais aussi !

– Je souffrais pour toi…, murmura Diane, et pour Madame… Oh ! cela me brisait le cœur de penser que nous ne pouvions rien pour la secourir !

Cyprienne sauta de joie.

– Madame !… s’écria-t-elle, notre chère Madame ! Que Dieu est bon et que nous sommes heureuses !… Ma sœur, c’est nous qui l’aurons sauvée !… C’est nous qui lui rendrons son Ange bien-aimé !

Diane se laissa glisser sur ses genoux devant l’image de la Vierge.

– Nous la verrons encore sourire comme autrefois…, murmura-t-elle ; oh ! sainte Mère de Dieu, soyez bénie !… car nous l’aimons comme si nous étions ses filles… et son bonheur nous est plus cher que notre bonheur !

Cyprienne s’était mise à genoux auprès de sa sœur. Elles prièrent toutes deux.

Puis toutes deux se jetèrent sur le lit, car elles étaient bien lasses, et leurs jolies têtes, rapprochées, s’appuyèrent ensemble sur l’oreiller.

Elles ne voulaient point dormir ; mais, tandis qu’elles s’entretenaient, mariant leurs sourires heureux, le sommeil les surprit et ferma leurs paupières.

Une heure se passa, puis deux heures. Quand Diane s’éveilla enfin en sursaut, le soleil de midi, glissant à travers les carreaux de la lucarne, tombait d’aplomb sur son visage.

Elle se jeta hors du lit en poussant un cri de surprise. À son tour, Cyprienne s’éveilla.

– Comment !… dit-elle en se frottant les yeux, nous avons dormi !

– Et pendant cela, peut-être qu’ils souffrent là-haut !… ajouta Diane. Viens vite, ma sœur !

Elles s’élancèrent dans l’escalier.

Mais, en arrivant devant la cloison, leurs regards furent arrêtés par un obstacle imprévu. On avait bouché récemment tous les trous qui existaient entre les planches. Elles ne pouvaient rien voir.

Aucun bruit ne se faisait dans la chambre voisine.

– Comment faire ?… murmura Diane.

Le doigt de Cyprienne s’était introduit déjà dans l’une des fentes afin d’éprouver l’obstacle. Elle sentit l’humidité du papier qui n’avait pas eu le temps de sécher encore.

Son doigt appuya un peu davantage, et le papier, déchiré, céda.

Elle mit son œil à l’ouverture. L’air vicié, qui passa immédiatement par le trou, la prit à la gorge et la fit reculer.

– Qu’est-ce cela ?… murmura-t-elle, car elle n’avait rien vu.

À son tour, Diane regarda.

Elle vit le maître de Penhoël étendu les bras en croix sur le matelas. Elle vit Madame, affaissée contre la muraille et plus pâle qu’une morte. Au milieu de la chambre, elle vit le brasier qui brûlait encore.

Elle devina tout.

– Oh ! ma sœur !… ma sœur ! s’écria-t-elle épouvantée : ils ont voulu se tuer ! Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard pour leur porter secours !

Ses mains qui tremblaient ébranlèrent par la base l’une des planches de la cloison. Heureusement que les planches ne tenaient guère. Les efforts réunis des deux jeunes filles parvinrent à en soulever une qui resta, néanmoins, fixée par le haut.

Elles passèrent, et quand elles furent passées, la planche, retombant par son propre poids, referma l’ouverture.

Ce n’était point un rêve que Marthe de Penhoël avait fait. Elle avait revu Diane et Cyprienne. Et ce n’étaient point de pauvres belles-de-nuit, échappées un instant du cercueil.

L’air frais qui tombait maintenant sur son visage, et rendait le souffle à sa poitrine oppressée, venait de la fenêtre, ouverte par leurs mains.

Cet or qui brillait aux pieds de Marthe était un don des deux jeunes filles.

Elles étaient ici, comme toujours, la douce providence de Penhoël.

Si elles avaient disparu, ce n’était pas pour longtemps, sans doute. Il n’y avait rien dans le pauvre grenier, pas même une goutte d’eau.

Elles étaient allées chercher du secours.

Le regard troublé de Marthe les vit disparaître et tâcha en vain de trouver l’issue qui leur avait donné passage. La planche était retombée comme la première fois et laissait la cloison intacte, en apparence. Marthe se persuadait de plus en plus qu’elle avait été le jouet d’une vision.

Mais d’autres yeux, plus clairvoyants que les siens, étaient ouverts sur cette scène et ne pouvaient prendre le change.

M. Robert de Blois ne croyait point aux choses surnaturelles.

En quittant le Cercle des Étrangers, après l’excellente comédie au moyen de laquelle il avait dirigé cinq bonnes épées contre la poitrine de Montalt, l’Américain avait pris une voiture et s’était dirigé vers la rue Sainte-Marguerite.

C’était une démarche pénible qu’il allait entreprendre, car, bien qu’il fût, dès longtemps, débarrassé de tous préjugés importuns, l’Américain éprouvait une certaine répugnance à se retrouver en face de ses victimes.

Penhoël lui avait sauvé la vie. Il avait mangé le pain de Penhoël, et habité son toit. Et, pour prix du bienfait, il avait rendu, lui, la trahison la plus noire.

En ses heures de gaieté, ce n’était point ainsi que M. le chevalier de las Matas traitait la question avec ses dignes amis le comte de Manteïra et le baron Bibander. Il trouvait même, parfois, le courage de faire des gorges chaudes sur la chute de Penhoël, ce brave homme ! comme il l’appelait.

Mais à cette heure où il s’agissait d’affronter la vue de ce malheureux, ruiné, dégradé, moralement assassiné, M. le chevalier de las Matas se sentait comme un petit remords.

Si encore la détresse de Penhoël lui avait profité dans une bonne et large mesure…

Mais non ! c’était ce vieux coquin de Pontalès qui avait emmagasiné la récolte coupée par autrui !

En somme, il n’y avait pas à reculer. Les délicates répugnances étaient d’autant moins de saison que cette entrevue avec l’ancien maître de Penhoël pourrait fournir les moyens de faire rendre gorge à cet odieux Pontalès.

Et Robert tressaillit d’aise rien qu’à cette pensée.

Cela lui redonnait un peu de cœur. Que diable ! il y allait de l’intérêt de Penhoël lui-même, car on ne comptait point lui demander gratuitement sa signature, à ce pauvre garçon.

Fi donc !…

On était tout prêt à débourser quelques bons billets de mille francs s’il le fallait.

Et quelle fête ! un billet de mille francs chez Penhoël !

Tout en montant l’escalier sale et désemparé, Robert arrivait à se persuader qu’il jouait, à son tour, le rôle de sauveur.

Pourtant, lorsqu’il fut parvenu sur le palier poudreux qui précédait le grenier, ses hésitations le reprirent. Il mit son œil à la serrure, pour éviter du moins toute surprise.

Il aperçut justement Cyprienne et Diane faisant irruption par la cloison disjointe, et ouvrant précipitamment la fenêtre.

Lui aussi devina tout.

Mais ce qui le préoccupa principalement, ce fut l’apparition des deux jeunes filles.

Décidément, il n’y avait donc pas moyen de faire un pas sans se heurter contre elles au beau milieu de la route !

Sans le hasard diabolique qui les amenait là, Robert allait entrer le premier. On lui volait son rôle de providence !

Ces réflexions chagrines et sa mauvaise humeur ne l’empêchaient pas de tenir son œil collé à la serrure ; il vit parfaitement la poignée d’or rouler dans la poussière.

– Cela sent son nabab !… pensa-t-il en fronçant le sourcil ; les petites sont décidément à l’hôtel… Si elles y sont, la paix n’est plus possible… et j’ai bien fait d’entamer la guerre !… Ah ! coquin de Bibandier !… si tu avais fait ta besogne !

Un instant, il eut l’idée de redescendre l’escalier quatre à quatre et d’aller prévenir Lola qui demeurait à deux pas, afin qu’elle fit suivre les deux jeunes filles à leur sortie ; mais, au moment où il allait quitter son poste, Cyprienne et Diane soulevèrent la planche et disparurent de l’autre côté de la cloison.

Les idées de l’Américain changèrent. Un plan surgit tout à coup de son cerveau.

Il était sûr que pas une parole n’avait été prononcée depuis qu’il avait l’œil à la serrure. Puisqu’on lui cédait la place, c’était le moment d’agir et de se hâter.

La clef était toujours en dehors de la porte, où René l’avait laissée. L’Américain entra sans bruit.

Il passa franc devant René, qui n’avait point encore repris connaissance, et ne s’arrêta qu’auprès de Madame.

Il fit tinter légèrement l’or déposé sur le carreau.

Marthe rouvrit à demi les yeux, et les referma aussitôt avec un mouvement de frayeur.

– Madame…, dit Robert doucement, écoutez-moi au nom de Dieu, et revenez à vous !… Voilà déjà longtemps que je suis ici à tâcher de vous secourir… Par pitié, ne repoussez point mon aide, et voyez en moi un ami !

Marthe demeurait affaissée sur elle-même. Elle se redressa au choc d’une pensée soudaine.

– Ma fille !… monsieur, dit-elle, qu’avez-vous fait de ma fille ?…

– M. Jean de Penhoël n’a-t-il pas reçu ma lettre ? demanda l’Américain.

– Je ne sais pas, répliqua Marthe qui joignit les mains ; je vous en prie, dites-moi ce qu’est devenue ma fille ?

– Je n’ai pas osé signer la lettre, reprit Robert au lieu de répondre, de peur que M. Jean n’eût pas confiance… C’est un grand malheur, madame, que d’avoir donné aux gens qu’on respecte et qu’on aime le droit de douter…

– Oh ! monsieur !… monsieur ! interrompit Marthe, vous ne voulez pas me parler de ma fille !

– J’en parlais dans la lettre, madame… Écoutez ! Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer… Les anciens maîtres de Penhoël ne peuvent rester un instant de plus dans cette misérable retraite… Je suis venu vous chercher.

– Nous chercher ?… répéta Marthe qui détourna les yeux ; vous, monsieur ?

Robert prit un air de contrition résignée. Cela ne l’empêcha point de jeter un furtif regard vers la cloison ; il sentait que l’entrevue s’engageait mal. La discussion n’était pas de saison : il fallait agir, car son instinct lui disait que l’absence des deux jeunes filles ne serait pas de longue durée.

– J’ai mérité cela !… murmura-t-il en baissant la tête ; je sais bien que vous devez me haïr, madame… Et pourtant, s’il est vrai que toute faute s’expie, j’espère obtenir un jour votre pardon… Dussé-je ne jamais l’obtenir, ajouta-t-il en feignant une émotion plus grande, je me féliciterais encore d’avoir payé aujourd’hui une partie de ma dette en sauvant votre vie.

– C’est donc vous ?… dit Marthe faiblement.

L’Américain regarda tout autour de la chambre comme si cette question l’eût étonné bien fort.

– Et qui donc serait-ce ?… demanda-t-il.

– Je ne sais…, murmura Madame qui parlait surtout pour elle-même ; j’avais cru… ma pauvre tête est si faible !… Cependant, je suis bien sûre d’avoir vu de l’or.

– J’aurais voulu vous l’apporter plus tôt…, répliqua Robert, mais j’ai été bien pauvre aussi, moi, madame !… Quand on vous chassa indignement de Penhoël, pensez-vous donc que j’y sois resté après vous ?

La porte qui restait ouverte établissait avec la fenêtre un courant d’air vif. Le poids qui était sur la poitrine de Marthe s’allégeait, et sa présence d’esprit revenait. Le maître de Penhoël lui-même recouvrait lentement la vie ; il s’agitait par intervalles sur son matelas, et c’était maintenant le sommeil de l’ivresse qui l’empêchait d’ouvrir les yeux.

Marthe regarda Robert en face.

– Il ne nous reste rien, monsieur, dit-elle ; je ne sais pas quel intérêt vous avez encore à nous tromper.


Il s’arrêta, comme si l’émotion qui l’oppressait l’eût empêché de poursuivre. Marthe l’écoutait, incrédule encore, mais attentive déjà. Ce long malheur qui pesait sur elle n’avait pu laisser intacte l’énergie de son intelligence.

– Le jour fatal arriva, reprit Robert ; j’enlevai votre fille, dont le jeune Pontalès voulait faire sa maîtresse… votre fille, ajouta-t-il plus bas, tandis que Marthe cachait son front entre ses mains, qui était déjà ma femme devant Dieu… Le soir même de votre départ, je fus chassé, à mon tour, de Penhoël… À Paris, où je vins tout de suite, je vous cherchai longtemps… Dans votre misère, madame, n’avez-vous pas reçu parfois de mystérieux secours ?

Robert disait cela au hasard.

– Quoi !… s’écria Madame vivement, ce pain qui soutenait notre vie… ?

– J’étais trop pauvre pour faire davantage, reprit l’Américain hypocritement. Ce n’est que d’aujourd’hui que la fortune semble vouloir me sourire… Ce matin, j’ai reçu une somme considérable qui m’a rendu bien heureux, car j’ai pensé à vous, madame… et à Blanche…, ajouta-t-il en détournant les yeux ; avec de l’argent, on est bien fort, et nous pourrons sans doute la retrouver.

– La retrouver ?… s’écria Marthe en se levant à demi.

– Ma lettre disait tout cela !… répondit Robert ; c’est un affreux malheur, madame !

– Mais vous ne me dites pas ce qui est arrivé…, interrompit Marthe ; vous ne me dites rien.

L’Américain mit un genou en terre.

– J’étais venu vers vous, madame, murmura-t-il les mains jointes, pour implorer mon pardon et pour vous dire : Nous la retrouverons ensemble !

Marthe se leva, chancelante.

En ce moment René de Penhoël, éveillé par le courant d’air qui passait sur son corps, s’agitait et tachait de se mettre debout.

L’Américain jeta encore un regard vers la cloison. Il lui semblait entendre un bruit derrière les planches.

Désormais une seconde de retard pouvait tout perdre. Il se pencha vivement vers Marthe.

– Je sais où elle est…, murmura-t-il ; voulez-vous venir la chercher avec moi ?

Marthe fit d’elle-même un pas vers la porte.

Il n’y avait pas d’explication possible avec le maître de Penhoël. Robert le prit tout bonnement par le bras et l’entraîna de force vers l’escalier.

Ils sortirent tous les trois. Madame marchait devant ; elle eût voulu courir.

Robert ferma la porte en dehors, et fit monter les anciens maîtres de Penhoël dans la voiture qui l’attendait devant la maison.

Quand Cyprienne et Diane revinrent, essoufflées, par l’escalier de leur chambre, elles trouvèrent le grenier désert…

XXII. L’HÉRITAGE

Le soir de ce même jour, si utilement employé par nos trois gentilshommes, il y eut un petit festin à l’hôtel des Quatre Parties du monde.

La journée avait mal commencé. On s’était éveillé dans la tristesse. La rencontre des deux filles de l’oncle Jean, que l’on croyait mortes, leur présence chez le nabab, les révélations imprudentes faites à ce dernier par Robert, enfin l’enlèvement de l’Ange…

C’était une série de coups terribles et qu’il semblait bien difficile de parer.

Mais la chance avait tourné, ou plutôt, car il faut rendre justice à chacun, l’habileté des joueurs avait rétabli la partie.

Nos trois gentilshommes, que nous avons vus le matin la tête basse et la contenance découragée, trinquaient maintenant d’un air tout à fait vainqueur.

Lola elle-même était d’une gaieté folle.

Chacun avait son triomphe à constater.

Le noble baron Bibander rappelait avec une certaine complaisance qu’il avait fait monter, la veille, Étienne et Roger sur le cavalier, et qu’il leur avait montré, à travers une fenêtre ouverte, ce joli groupe : le nabab endormi entre les deux jeunes filles.

– Il fallait voir, ajoutait-il en riant, comme les petits rageaient de bon cœur !…

Il rappelait en outre qu’il s’était tenu en observation aux abords du club, et que l’admission d’Étienne et de Roger avait eu lieu grâce à son illustre patronage.

Et il concluait en disant :

– Si les deux petits ne le tuent pas demain, ce coquin de nabab, c’est qu’il aura la vie dure !…

Lola se vantait d’avoir monté la tête du jeune Pontalès, qui avait passé la journée entière à la salle d’armes pour se faire la main avant le duel.

Là ne se bornait pas son travail de la journée.

Sur l’ordre de Robert, elle s’était rendue à l’hôtel Montalt, où elle avait eu quelques minutes de conférence avec une des femmes de Mirze, nommée Nawn.

Cette femme était d’origine malaise, et soutenait la détestable réputation de sa race.

Lola gardait une rancune profonde et toute fraîche aux deux filles de l’oncle Jean. Elle avait donné de l’or à Nawn, la Malaise, et celle-ci lui avait promis de se trouver à la nuit tombante dans l’allée Gabrielle, afin de recevoir un nouveau présent, et d’apprendre ce que l’on attendait d’elle pour prix de l’argent donné.

Il s’agissait de se défaire, une bonne fois pour toutes, de Diane et de Cyprienne.

Malgré sa rancune, Lola, dont la nature n’était point d’être cruelle, aurait hésité peut-être à dicter les conditions du marché.

Aussi ne s’en était-on point fié à elle. C’était M. le comte de Manteïra en personne qui était allé au rendez-vous.

Nawn était bien capable de comprendre à demi-mot ce qu’on exigeait d’elle : les femmes de son pays sont, au dire des voyageurs, les premières empoisonneuses du monde entier.

Elles empoisonnent pour un collier de verroterie, pour une image enluminée, comme leurs maris poignardent pour un flacon de vin.

Ceci est une chose bien connue, et la réputation de la race malaise n’est plus à faire.

Nawn emporta l’argent, et promit que le lendemain matin les deux jeunes filles dormiraient pour ne plus s’éveiller.

Elle eut même la discrétion de ne point s’informer du motif qui poussait Blaise à user de ses talents.

Un signal fut convenu. Nawn promit que quand sa besogne serait faite, elle allumerait deux lumières sur la dernière fenêtre de l’aile gauche de l’hôtel, qui donnait justement sur ces ruelles désertes, où nous avons vu la voiture de madame Cocarde s’engager le jour de la fête.

Il y aurait du monde dans ces ruelles, vers la fin de la nuit, pour attendre le signal, et Nawn recevrait, le lendemain, le complément de la récompense.

C’était assurément une affaire toute simple, et traitée de bonne foi des deux côtés. Il ne s’agissait plus là, comme le fit observer Blaise en buvant un verre de xérès, d’une poule mouillée du genre de Bibandier, et madame Nawn avait toute l’encolure d’une femme en état de tenir sa parole.

Quant au signal, ce n’était pas seulement Blaise qui devait l’apercevoir, et nos trois gentilshommes n’avaient pas même besoin de se déranger pour aller l’attendre : leurs affaires les appelaient tous trois de ce côté, avant le lever du jour.

Car, comme on peut le penser, en combinant cette quintuple provocation adressée au nabab, Robert avait voulu se ménager d’autres chances que celle du duel lui-même, et nos trois gentilshommes avaient dessein de dormir assez peu cette nuit-là.

Quand chacun eut exalté ses propres mérites, l’Américain prit la parole.

– Moi, dit-il, je ne parle même pas du petit Vincent et de l’oncle Jean, que j’ai jetés comme des bâtons dans les jambes de Montalt.

– Il était pourtant bien beau, l’oncle Jean !… interrompit Bibandier, avec ses gros sabots pleins de paille et sa veste de futaine !… Quand je pense que j’ai été plus mal habillé que ça, autrefois.

– Misères !… reprit l’Américain ; je ne dis pas non plus que j’ai eu le premier l’idée d’entrer en relations d’affaires avec madame Nawn… Il faut bien laisser quelque chose à ce bon gros garçon de Blaise, qui ne fait œuvre de ses dix doigts, pour continuer son rôle de domestique de bonne maison… Quant à l’expédition de demain matin, elle est encore dans les futurs contingents, et il faut attendre pour en juger les résultats… Mais ce dont je me vante, mes excellents amis, c’est d’avoir fait une bonne action qui réjouit ma conscience.

Il se renversa sur le dos de son fauteuil et prit un accent théâtral :

– Il y avait un pauvre ménage, réduit au dernier degré de la misère… et nous avions bien contribué un peu à cette misère-là, tous tant que nous sommes… Ce que j’ai fait aujourd’hui doit calmer à jamais tous nos remords. Je suis arrivé au moment où le mari avait allumé un réchaud au milieu de la pauvre retraite ; je suis entré comme un bon ange, j’ai rendu le souffle à leurs poitrines étouffées. Je les ai pris chacun sous un bras, tout déguenillés qu’ils étaient, et je les ai fait monter dans ma propre voiture.

– Ah ! dit Bibandier sans rire ; saint Vincent de Paule n’est pas grand’chose auprès de toi, M. Robert !

– Je les ai conduits auprès d’ici, reprit ce dernier, dans un hôtel décent… Je leur ai fait donner un bon repas et des lits tout frais… Ils sont comme des poissons dans l’eau.

– Comment t’ont-ils suivi ? demanda Blaise.

– J’ai dit à Penhoël, répondit l’Américain, que je lui donnerais de l’eau-de-vie tant qu’il voudrait… et une revanche générale pour toutes les parties d’écarté qu’il a perdues contre nous en Bretagne.

– Et Madame ? demanda encore Blaise.

– Je lui ai parlé de sa fille…

– Pauvre femme !… murmura Lola qui baissa les yeux dans un mouvement de pitié involontaire.

– On a bien raison de dire, reprit Robert, que toute bonne action a sa récompense… car, maintenant, nous avons sous la main le véritable maître de Penhoël, mes enfants… Et gare à ce vieil aigrefin de Pontalès !

– Il ne nous manque plus qu’une bagatelle…, dit Bibandier ; cinq cent mille francs.

– Bah !… fit Blaise ; demain matin, nous serons tous trois millionnaires.

– Et si nous manquons le coche ?…

– Eh bien ! s’écria Robert, dans ce cas-là même nous pourrions encore utiliser Penhoël… car je ne vous ai pas tout dit, mes enfants !… Cette prétendue école que j’ai faite hier en racontant au nabab une histoire un peu trop vraie, n’est pas si sotte que vous voudriez bien le croire… Vous savez bien cette lettre que j’ai reçue de l’hôtel Montalt, avant de partir ce matin ?

– Oui…, répliquèrent à la fois Blaise et Bibandier ; tu sais ce que veut le nabab ?

– Je le sais.

– Tu l’as donc vu ?

– Du tout… mais, en rentrant ici, j’ai trouvé deux autres lettres du même Berry Montalt… Dans la première, il ne disait rien du tout, vous savez… Dans la seconde, il s’expliquait un peu… Dans la troisième, il dit la chose tout au long, comme un brave homme.

– Et que dit-il ?

L’Américain se mit à sourire et joua du cure-dent.

– C’est une drôle d’histoire !… répliqua-t-il enfin ; ça ne se comprend guère… Je ne sais que penser ; mais, au demeurant, ce Montalt est comme tous les enrichis qui reviennent des antipodes… c’est l’homme des fantaisies absurdes et inexplicables !

– Mais encore…

– Eh bien, voici ce que c’est ! Il paraîtrait qu’hier j’ai été très-éloquent… surtout en rendant compte de certaine missive adressée par madame Marthe à Louis de Penhoël, il y a bien longtemps… Ce chiffon de papier-là nous a déjà été d’une certaine utilité dans l’affaire de Bretagne… Et maintenant, voilà Montalt qui veut me l’acheter un prix fou !

– L’acheter ?… dit Blaise : pour quoi faire ?

– Est-ce que je sais ?… J’ai vu à Londres un Anglais qui paya, devant moi, deux mille guinées trois lignes de l’écriture d’une voleuse, pendue à Tyburn… Montalt est Anglais, après tout !…

Il prononça ces mots comme s’il avait été préoccupé, malgré lui, d’une arrière-pensée.

– Mais cette lettre, dit Bibandier, l’as-tu ?

L’Américain tira son portefeuille de sa poche.

– Je l’ai, répliqua-t-il, et je serais porté à croire qu’elle vaut en effet un bon prix, car c’est pour l’avoir que ce pauvre diable de Penhoël m’avait permis d’enlever sa fille… Ce soir-là, il arriva bien des événements… Penhoël, en partant, oublia la lettre dans le salon, et je la repris.

– Eh bien !… dit Blaise, pourquoi hésites-tu ?… Vends-la !…

Malgré lui, Robert était tout pensif.

– Sans doute…, répliqua-t-il ; sans doute !… En fait de folies, le nabab ne compte pas… et je suis bien sûr qu’on en aurait ce qu’on voudrait… mais il faut attendre… Une arme vaut mieux parfois que de l’argent… et demain, comme tu dis, ami Blaise, nous serons peut-être millionnaires…

. . . . . . . . . . .

La soirée s’avançait déjà lorsque Berry Montalt revint à son hôtel. Il avait passé toute la journée dehors, et c’était du Cercle qu’il avait écrit ses deux dernières lettres à M. le chevalier las Matas.

La première chose dont il s’informa en descendant de voiture fut de savoir si le chevalier était venu ou s’il avait écrit. À ces deux questions, le concierge de l’hôtel répondit négativement. On n’avait point eu de lettres, et la seule visite reçue dans la journée était celle de madame la marquise d’Urgel, qui avait demandé Mirze.

Le nabab gagna ses appartements d’un air triste et préoccupé. Il s’assit, en rentrant, devant son secrétaire, et trempa sa plume dans l’encre.

– Jean de Penhoël !… murmura-t-il ; une jeune fille enlevée !… Tout cela est étrange… J’aurais dû lui parler peut-être…

Il déposa sa plume et appuya la tête contre sa main.

– Ces choses m’entourent et me pressent !… poursuivit-il. Le doigt de Dieu est-il là ?… Ou n’est-ce qu’un jeu du hasard moqueur ?… J’ai beau me révolter et dire : Que m’importe ?… Toutes mes blessures saignent… et je n’ai plus qu’une seule pensée…

Il resta un instant immobile ; puis sa plume, reprise avec emportement, courut en grinçant sur le papier.

Une lettre fut écrite en un clin d’œil, mais plus vite encore déchirée.

– Ce n’est pas le moyen de savoir !… murmura-t-il j’ai montré trop clairement à cet homme quelle était mon envie… Désormais, c’est un marché qu’il faut lui proposer.

Il écrivit encore :

« Si la lettre dont M. le chevalier de las Matas m’a parlé hier est remise à l’hôtel Montalt avant minuit, je tiendrai une somme de cinquante mille francs à la disposition de M. le chevalier. »

Il signa.

Comme il était en train de plier sa lettre, il se ravisa tout à coup et la rouvrit pour mettre cent mille francs à la place de cinquante mille.

Et sa plume resta suspendue, pendant plus d’une minute, au-dessus du papier, parce qu’il se demandait s’il devait doubler encore la somme promise.

Il sonna Séid et lui remit la lettre dans son enveloppe.

– La réponse à ce message devra m’être rapportée sur l’heure, dit-il.

Séid s’inclina comme d’habitude en signe d’obéissance.

Au moment où il sortait, Montalt le rappela.

– Ces deux jeunes filles…, demanda-t-il en hésitant, sont-elles revenues à l’hôtel ?

– Oui, répondit Séid.

– Y a-t-il longtemps ?

– Oui.

– Faites-les venir ici.

Séid se retira.

L’instant d’après, Diane et Cyprienne entraient dans la chambre du nabab.

Malgré la nature romanesque et aventureuse de leur caractère, malgré l’ignorance complète où elles étaient des choses du monde, les deux jeunes filles ne pouvaient s’empêcher de regarder comme un rêve le souvenir de cette unique et bizarre entrevue qu’elles avaient eue avec le nabab.

Elles avaient passé toute l’après-midi à l’hôtel, veillant auprès de Blanche, qui était plongée, depuis le matin, dans un état d’affaissement léthargique.

La pauvre enfant avait éprouvé cette nuit un choc terrible : cet enlèvement mystérieux l’avait brisée. Depuis son entrée à l’hôtel Montalt, ses paupières ne s’étaient point rouvertes. Son souffle était faible ; on l’aurait crue morte si quelque plainte rare n’était tombée parfois de ses lèvres décolorées.

Nawn, la servante de Mirze, était venue, de son plein gré, offrir son aide aux deux jeunes filles.

Cette Nawn faisait une garde-malade attentive et souverainement adroite. C’était un secours précieux que Diane et Cyprienne acceptaient avec reconnaissance.

Tout en veillant au chevet de Blanche, les deux jeunes filles songeaient, et, bien qu’elles ne pussent se communiquer leurs pensées de peur d’éveiller la pauvre malade, leurs pensées étaient les mêmes.

Elles se demandaient comment Madame et René de Penhoël avaient pu fuir dans l’état où ils étaient ; elles les avaient laissés mourants tous les deux ! Pourquoi quitter leur retraite justement à cette heure ?

Où étaient-ils allés ?

À ces questions nulle réponse n’était possible. Cyprienne et Diane entrevoyaient un mystère, sans pouvoir même essayer de l’éclaircir.

– Demain, se disaient-elles, nous retournerons…

Et leur esprit, abandonnant cette énigme insoluble, revenait à d’autres idées. Diane songeait à Étienne, Cyprienne à Roger.

Qu’avaient-ils dû penser la veille ? Ils aimaient encore ; ils n’avaient pas oublié. Oh ! on les aimait aussi…

Diane se réjouissait d’avoir retrouvé le cœur d’Étienne tout entier à elle ; Cyprienne pardonnait à Roger son inconstance folle, pour les bonnes larmes qu’elle avait vues dans ses yeux.

Elle l’aimait comme il était.

Un regard échangé disait aux deux sœurs ce qu’elles avaient dans l’âme ; c’était une conversation muette, et parfois toutes deux se prenaient à sourire en rougissant, comme si elles eussent mis leur cœur de vierge à nu dans des paroles trop hardies.

Puis elles faisaient un détour encore dans les sentiers perdus de la rêverie. On ne peut pas toujours parler d’amour, même avec son âme, et il y avait un sujet de réflexion qui revenait frapper incessamment au seuil de leur pensée.

Cet homme, qui était maintenant leur hôte, et qui leur avait dit d’une voix si douce, avec un sourire si bon : « Je suis votre père ; » cet homme dont l’aspect seul avait clos, comme par enchantement, leurs jours de misère, ce bon génie de leurs anciens rêves ! il était là, toujours, devant leurs yeux…

Elles le voyaient avec sa noble beauté, avec ce charme fier qui rayonnait de son sourire.

Ses moindres paroles restaient gravées tout au fond de leurs cœurs.

Il avait commencé par être bien cruel pour devenir ensuite si généreux !…

Diane et Cyprienne ne trouvaient personne à qui le comparer, même de loin ; les hommes qu’elles avaient vus jusqu’alors n’étaient point faits ainsi.

Elles ne le connaissaient pas, mais elles le devinaient plus complétement peut-être que ceux-là mêmes qui vivaient avec lui depuis des années.

Leur bonheur était de penser qu’il leur serait donné peut-être de mettre un baume sur les blessures envenimées de ce grand cœur.

Depuis le matin, il ne leur avait pas donné signe de vie, mais elles n’avaient point d’inquiétude encore, parce que toute la maison était à leurs ordres. Séid avait parlé ; chacun, dans l’hôtel, leur obéissait comme au nabab lui-même.

Elles attendaient ; quelque chose leur disait que Montalt ne les avait point oubliées. Et il n’y avait point d’impatience dans leur attente parce qu’un secret sentiment de crainte se mêlait à leur affection reconnaissante.

Les heures de l’absence avaient encore grandi le nabab à leurs yeux ; elles tremblaient presque à l’idée de le revoir.

Mais il n’y avait pas là l’ombre d’une pensée de défiance. Depuis douze heures qu’elles avaient amené l’Ange dans la maison du nabab, l’idée ne leur était pas venue qu’il pût y avoir danger ou seulement inconvenance.

L’ordre de Montalt les trouva préparées. Elles laissèrent Nawn auprès de Blanche, et s’éloignèrent en se tenant par la main.

Ce fut ainsi qu’elles entrèrent dans la chambre de Montalt.

Elles demeurèrent auprès du seuil, les yeux baissés, le front rougissant et le sourire aux lèvres.

Montalt était toujours assis auprès de son bureau.

Il les regarda un instant en silence et avec admiration comme s’il se fût étonné de les retrouver si jolies.

– Approchez…, dit-il enfin.

Diane et Cyprienne s’avancèrent. Mais l’entrevue était loin de se renouer à ce point de familiarité intime où le sommeil de Montalt l’avait interrompu, la nuit précédente, et la gentille joue de Cyprienne serait devenue bien plus vermeille encore si quelqu’un lui eût rappelé qu’elle avait osé mettre un baiser sur le front de cet homme.

Montalt avait l’air grave, presque sévère.

– Bonsoir, Berthe…, dit-il en prenant les mains des deux sœurs ; bonsoir, Louise… Il y a bien longtemps que je ne vous ai vues… Avez-vous pensé à moi, aujourd’hui ?

– Oh ! oui, milord !… répliqua Cyprienne.

– Grâce à vous, ajouta Diane, nous avons porté secours à ceux que nous aimons.

Montalt les regardait en face tour à tour.

– Et vous n’avez point eu regret de m’avoir menti ?… murmura-t-il.

– Menti ?… balbutièrent les deux jeunes filles en échangeant un regard furtif.

Le nabab souriait tristement.

– Laquelle de vous s’appelle Diane ?… demanda-t-il ; et laquelle a nom Cyprienne ?…

Les deux sœurs étaient devenues toutes pâles.

– Oh ! monsieur !… monsieur ! s’écria Diane, je vous en prie, pardonnez-nous ! Le désespoir nous a poussées à venir… et quelque chose nous disait que nous bravions, en venant, les blâmes du monde… Nous avons menti, c’est vrai… mais c’est que nous songions à notre vieux père.

– C’est vous qui êtes Diane, n’est-ce pas ?… dit le nabab ; et c’est vous qui aimez Étienne ?

– Étienne ?… répéta encore la jeune fille.

Il lui semblait qu’un pouvoir surnaturel pouvait seul lire ainsi au fond de son cœur.

– Et vous, Cyprienne, reprit le nabab, vous aimez Roger de Launoy ?… Que Dieu vous donne du bonheur, mes pauvres enfants !… L’amour fait bien souffrir… et quand deux cœurs se donnent l’un à l’autre, il y en a toujours un qui ment ou qui se trompe…

– Étienne est un honnête homme, répliqua Diane en relevant la tête.

– Je le crois…, dit Montalt.

– Et Roger m’aime !… ajouta Cyprienne.

– Comment ne pas vous aimer, ma fille ?… Qui sait ?… j’ai tort, peut-être… Dieu le veuille !

Sa physionomie changea, comme s’il eût fait effort pour secouer sa tristesse. Il rappela sur sa lèvre son beau sourire, et prit les mains des deux jeunes filles, qu’il serra contre son cœur.

– Pourquoi ne m’appelez-vous plus votre père ? dit-il presque gaiement.

Diane ne répondit pas, mais Cyprienne, plus hardie par moments, secoua la tête en prenant un petit air mutin :

– Parce que vous nous grondez…, dit-elle, et parce que vous avez deviné notre secret !

– Et si je vous pardonne ?…

– Alors, nous vous pardonnerons.

Montalt les attira vers lui et réunit leurs têtes charmantes sous un même baiser.

– Merci, mes filles…, dit-il.

– Merci, père…, répondirent en même temps les voix caressantes des deux sœurs.

Montalt resta quelque temps à les contempler en silence. Il n’était plus forcé de feindre pour cacher sa tristesse ; une expression de joie recueillie éclairait son visage.

– C’est vrai, pourtant, dit-il ; j’ai deviné un secret, moi !… moi qui laisse toujours sommeiller mon esprit !… Je vous aime si bien, mes enfants chéries, que j’ai fait une fois comme tout le monde… J’ai oublié que j’étais mort et qu’il n’y avait plus en moi ni curiosité ni désir… J’ai travaillé, j’ai tâché de lire dans le regard… et j’ai réussi.

– N’avez-vous appris que cela ?…, demanda Cyprienne en jouant l’indifférence.

– Rien que cela, mademoiselle Berthe…, répliqua le nabab. Soyez tranquille… Je ne sais pas le nom de votre vieux père, qui est un gentilhomme !… Je ne sais rien, sinon que je vous aime et que je suis heureux de vous avoir là toutes deux contre mon cœur…

– Nous aussi, nous vous aimons ! murmura Diane émue, comme un ami et comme un père.

Les yeux de Montalt se perdirent un instant dans le vide.

– Sais-je pourquoi ?… pensa-t-il tout haut ; on dit que je suis l’homme du caprice… je le crois quelquefois… Et pourtant, s’il y a un Dieu, c’est lui qui vous a mises sur mon chemin, pauvres enfants, afin que je sois bon à quelque chose ici-bas… Oh ! je ne jouerai plus… Ce qui me reste est à vous, mes filles, et vous serez riches !

Il se prit à sourire tout à coup.

– Vous souvenez-vous que je vous ai poursuivies longtemps ? dit Montalt. Le monde me croit fou de galanteries et d’aventures amoureuses… Pauvre monde ! qui prend le désespoir pour l’ardeur et le découragement pour la fièvre !… En courant après vous, mes enfants, ce n’était pas à moi que je pensais… Vous allez bien m’en vouloir… Étienne et Roger, que j’aimais en ce temps-là, me parlaient de vous sans cesse, et je voulais leur donner un remède contre l’amour…

– Oh ! fit Diane avec reproche, vous vouliez les rendre infidèles !…

– L’amour est un si cruel malheur, ma fille !… En vous voyant jolies comme des anges, je m’étais dit : « Voilà ce qu’il me faut… » Et, sans vous connaître, je vous opposais à vous-mêmes… Je prenais les deux pauvres petites chanteuses pour en faire les rivales des deux nobles filles de Bretagne… Vous me ferez croire à Dieu avant de mourir, mes enfants, car sa main est là, et c’est elle qui vous a défendues contre moi.

– Père, dit Cyprienne qui lui baisa la main avec un petit frisson de crainte, quand je pense que nous aurions pu vous haïr !…

Le nabab baissa les yeux, et un nuage descendit sur son front.

– Cela eût peut-être mieux valu ainsi…, murmura-t-il ; demain, qui sait ce que seront nos cœurs ?… Quand je vous vois, je crois mon âme guérie ;… quand je vous entends m’appeler mon père, je suis heureux, et il me semble que je n’ai jamais connu la souffrance… Mais tout cela n’est que mensonge !… ajouta-t-il en se levant brusquement, vous n’êtes pas mes filles ! Un autre a droit à l’amour que je voudrais tout seul.

Les deux sœurs le regardaient tristement et ne trouvaient point de réponse.

Montalt parcourait la chambre à grands pas. Au bout de quelques minutes, il se laissa retomber sur son siége.

– Père…, dit Diane en prenant sa main timidement, est-ce que vous êtes fâché contre nous ?

Le nabab la pressa contre sa poitrine avec un geste passionné.

– Deux ! s’écria-t-il ; oh ! ce serait trop, c’est vrai !… je n’ai pas mérité tant de bonheur !… Mais si Dieu m’avait donné seulement une fille comme toi, Diane… ou comme toi, ma Cyprienne chérie !… que ma vie serait changée et belle !… et comme je désapprendrais vite à désirer le néant qui suit la mort !…

– Vous qui êtes si bon…, murmura Diane, comment ne croyez-vous plus au ciel ?…

– Parce que, si le ciel existe, il est impitoyable !… Ne vaut-il pas mieux douter que de haïr ?…

Cyprienne écoutait, saisie par cette vague terreur que le blasphème inspire à la foi naïve.

– Oh !… fit Diane avec compassion, vous avez donc bien souffert ?

– Si j’ai souffert ! prononça le nabab d’une voix sourde et avec un accent d’amertume si déchirant que les deux sœurs eurent froid jusqu’au fond de l’âme ; pauvre enfants ! puissiez-vous ne savoir jamais ce qu’est une pareille souffrance !…

Il essaya de sourire, et cet effort rendit plus douloureuse l’expression de profonde angoisse qui était sur ses traits.

Cyprienne et Diane s’étaient rapprochées attentives.

– Mais je pense bien, reprit Montalt avec une nuance de fatigue et de sarcasme, que j’ai eu tort de souffrir… beaucoup de gens me prendraient pour un fou s’ils savaient mon histoire… Et ces gens seraient sages, peut-être… Que m’a-t-on fait ?… M’ont-ils assassiné, dépouillé ?… M’ont-ils seulement trahi ?… Non. J’avais un ami et j’avais une maîtresse… J’aimais la jeune fille au point de lui donner mille fois ma vie… L’autre… qui était mon ami depuis que je sentais mon cœur, je l’aimais jusqu’à lui sacrifier mon amour !

« Il était faible ; je me croyais fort… nous étions presque des enfants tous les deux… Je le vis malheureux ; parce qu’il aimait en secret ma fiancée…

« Peut-être eus-je tort, mes filles, car il y a des dévouements injustes et cruels. La jeune fille avait droit à mon amour, et devant Dieu, moi, je n’avais plus le droit de fuir…

« Et pourtant, je quittai la maison de mon père, avec des larmes dans les yeux, moi, qui ne savais encore que sourire !

« J’emportai dans l’exil mon amitié enthousiaste et l’amour qui devait emplir ma vie.

« De quoi faut-il me plaindre ?… Mon ami épousa la femme que je lui avais cédée… Et un jour que je revenais de bien loin, un jour que je m’approchais en tremblant de la maison de mon père, et que je me disais : « Il faudra sourire en voyant leur bonheur, » je rencontrai mon ami sur le chemin…

« Il me refusa sa main froide. Il se mit entre moi et la porte de sa maison. Je repartis ; mon âme était morte… »

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

– Pauvre père !… dirent-elles en couvrant ses mains de caresses.

– De quoi faut-il me plaindre ? répéta le nabab avec un élan d’amertume ; et que venais-je faire chez cet homme ?… Je lui avais cédé mon bonheur ; peut-être croyait-il que je venais le reprendre… Oh ! mais je l’aimais tant !…

« Et la jeune fille qui était maintenant sa femme ?… Celle-là, je l’avais abandonnée, presque trahie !… De quel droit pouvais-je lui demander un souvenir ?

« N’était-ce pas moi-même et moi seul qui avais brisé ma vie ?

« Savaient-ils seulement qu’ils avaient tué mon âme, sinon mon corps : lui, parce qu’il me chassait dans sa défiance jalouse ; elle, parce que je lui avais jeté le cri suprême de mon repentir et de ma douleur, et qu’elle avait gardé le silence ?… »

Il appuya ses deux mains contre son front tout pâle. La pente de ses souvenirs l’entraînait.

– Oh ! je l’aimais !… murmura-t-il d’une voix tremblante ; vingt années se sont écoulées depuis lors, et je n’ai jamais aimé une autre femme !… J’ai supplié Dieu de m’envoyer l’oubli !… Dieu ne m’a point exaucé… Je l’aime encore… je l’aime !… Cette nuit, je suis devenu fou rien qu’en écoutant une histoire où je ne sais quelle femme jouait un rôle qui pouvait ressembler à sa vie…

« Et maintenant que je vous parle, j’attends comme un pauvre insensé… J’ai entrevu un vague espoir dans la nuit de mon avenir… Si je m’étais trompé !… si elle avait souffert, elle aussi, comme j’ai souffert !…

« J’attends pour savoir si je dois vivre, ou m’endormir dans la fatigue qui m’accable… »

Il se tut. Cyprienne et Diane l’écoutaient encore.

Il y avait en elles une émotion puissante et grave qui les faisait muettes.

L’un des noirs entr’ouvrit la porte de la chambre.

– Une lettre pour milord, dit-il.

Le sang remonta violemment à la joue du nabab.

– D’où vient cette lettre ?… demanda-t-il d’une voix mal assurée, tandis que le noir s’avançait vers lui.

– De l’hôtel des Quatre Parties du monde, répondit le nègre.

Montalt redevint plus pâle. Sa main tremblait en saisissant la lettre. Il la regarda longtemps : on eût dit qu’il n’osait point l’ouvrir.

– Ceci est mon arrêt…, murmura-t-il en souriant avec tristesse.

Il glissa la lettre fermée dans son sein.

– Ne voulez-vous donc point savoir ?… demanda Diane.

– Plus tard…, répliqua le nabab ; si mon désir est satisfait, j’ai toute une vie pour me réjouir… Si mon dernier espoir me trompe, j’ai toute une longue nuit à souffrir… Parlons de vous, mes filles, car il faut au moins que j’aie fait, ici-bas, quelqu’un d’heureux. Je vous ai fait hier une promesse… Je ne l’ai pas oubliée… et je vais l’accomplir.

Il se dirigea vers son secrétaire, dont la tablette restait baissée.

Il prit dans l’un des tiroirs la clef du petit meuble, qui se trouvait au pied de son lit.

– Regardez bien tout ce que je fais…, dit-il ; vous pourrez avoir besoin de vous en souvenir.

Dans le meuble, il prit la boîte de sandal, et revint auprès des deux jeunes filles.

– Voilà toute ma fortune…, poursuivit-il je n’ai rien au monde, sinon cette boîte qui renferme une boucle de cheveux blonds… Je les regarde parfois, quand je suis seul, et je vois sourire alors toutes les belles joies de ma jeunesse… Cette boucle est là, gardée par les diamants qui l’entourent… Pour me la ravir, il faudrait me prendre aussi mes diamants, dont la perte me laisserait plus pauvre qu’un mendiant… Cela me plaît à penser… Et, vous savez, chacun pare son idole… Moi, je n’ai ni femme, ni enfant, ni famille… J’ai voulu faire un asile brillant à mon cher souvenir.

Il porta la boîte de sandal à ses lèvres, pour la baiser d’abord, puis pour arracher, à l’aide de ses dents, quelques-uns des diamants enchâssés dans le couvercle.

Il en prit quatre et les examina durant quelques secondes.

– C’est là une monnaie que je me suis faite…, reprit-il en continuant, son examen ; je sais la valeur de ces pierres tout comme si j’étais joaillier… Ne m’avez-vous pas dit qu’il vous fallait cinq cent mille francs ?

Cyprienne et Diane ne purent pas trouver de réponse, tant la surprise et l’émotion agissaient fortement sur elles.

– Il m’en reste encore cinq ou six fois autant…, poursuivit le nabab, qui sembla compter de l’œil les vides nombreux marqués sur le couvercle de la boîte ; et qui sait si j’aurai besoin désormais de cette fortune ? Voici toujours quatre pierres qui valent chacune cinquante mille écus, à peu près… Je vous les donne, mes filles.

– Est-il possible ?… s’écrièrent à la fois Diane et Cyprienne.

– Ne me remerciez pas…, dit le nabab en les baisant au front tour à tour ; je vous suis encore redevable… Mon cœur était mort depuis vingt ans, et vous l’avez ressuscité pour un jour… Oui, ajouta-t-il en fixant sur elles ses yeux attendris, j’avais oublié la joie d’aimer… Soyez bénies, mes filles, car vous prierez pour moi, j’en suis sûr, quand vous ne me verrez plus.

Les deux sœurs tressaillirent, et leur regard s’emplit d’inquiétude.

Montalt arrêta la question qui se pressait sur leurs lèvres.

– Ne craignez rien, dit-il, Dieu a enfin pitié de moi, puisque je vous ai trouvées… Vous m’aimez, n’est-ce pas ?…

– Oh ! notre bon père !… s’écrièrent les deux jeunes filles qui tâchaient de sourire à travers leurs larmes, nous vous aimerons toujours !…

Montalt souriait aussi et ses yeux étaient humides.

– Chères… chères enfants ! murmura-t-il, je vous crois… et je crois que nous serons tous heureux…

Il avait mis les quatre diamants dans la main de Diane.

Il retourna vers le meuble, afin d’y replacer la boîte de sandal.

Tandis qu’il refermait le meuble à double tour, la pendule sonna : il était minuit.

Montalt revint vers les deux jeunes filles, mais il n’y avait plus de sourire sur ses lèvres.

– Diane, dit-il, je vous confie cette clef, ma fille… J’avais encore bien des choses à vous dire, mais j’ai besoin d’être seul… Écoutez seulement mes dernières paroles… Je vous reverrai demain vers huit heures… peut-être à neuf heures… Si je n’étais pas revenu à dix heures, vous vous serviriez de cette clef, Diane ; vous prendriez la boîte de sandal… les diamants qui la couvrent seraient votre héritage…

– Oh ! père !… interrompirent les deux jeunes filles effrayées en se serrant contre lui.

– Laissez-moi poursuivre…, reprit Montalt qui parlait d’une voix triste, mais ferme ; cette fortune que je vous lègue, vous n’aurez de compte à en rendre à personne… Seulement, dans le cas où je ne devrais point revenir, ma volonté est que la boucle de cheveux renfermée dans cette boîte soit détruite… Promettez-moi de la brûler, mes filles, et d’en jeter les cendres au vent…

Diane et Cyprienne promirent. Elles voulaient parler et décharger le poids qui était sur leur cœur ; mais le nabab les conduisit lui-même jusqu’à la porte.

Elles se jetèrent dans ses bras ; il les repoussa doucement.

– À demain, mes filles !… dit-il.

Il était seul.

Un instant, il resta auprès de la porte, écoutant les pas légers des deux sœurs qui s’éloignaient dans le corridor.

Sa main se posa sur sa bouche, comme pour leur envoyer un dernier baiser.

Puis il tira précipitamment de son sein la réponse de Robert.

Il la considéra durant plus d’une minute avant de l’ouvrir. Il n’osait pas.

Sa respiration soulevait péniblement sa poitrine, et il y avait de grosses gouttes de sueur à son front.

Enfin il rompit le cachet.

La lettre était ainsi conçue :

« Le chevalier de las Matas a l’honneur de présenter ses respects à lord Berry-Montalt, et le prie de remettre à demain, dans la soirée, l’affaire dont il est question. »

La tête de Montalt tomba sur sa poitrine.

– Demain ! murmura-t-il.

Puis il ajouta en déchirant la lettre :

– Je mourrai sans savoir…

XXIII. LE PREMIER CRI

Nawn, la servante de Mirze, était restée seule au chevet de Blanche, lorsque les deux filles de l’oncle Jean avaient quitté leur chambre pour se rendre aux ordres du nabab.

Pendant les premières minutes qui suivirent le départ des deux jeunes filles, Nawn demeura, comme d’ordinaire, accroupie sur son carreau de soie, la tête penchée, les bras tombants, dans une attitude de nonchalante apathie.

C’était une femme de grande taille, qui pouvait avoir quarante ans à peine, mais dont la peau cuivrée était déjà sillonnée de rides.

Les domestiques de l’hôtel la craignaient. On l’accusait d’avoir empoisonné, à Londres, un groom mulâtre de milord, qui l’avait abandonnée après avoir été son amant.

Mais elle semblait dévouée à Mirze, et Mirze avait conservé sur l’esprit du nabab ce pouvoir que donne l’habitude.

Nawn n’avait point été chassée, bien que les deux noirs du nabab prétendissent l’avoir vue verser quelque chose de diabolique dans le dernier verre d’ale du pauvre mulâtre défunt.

Au bout de deux ou trois minutes, les yeux baissés de Nawn se relevèrent lentement. Ses membres étaient toujours immobiles, mais ses prunelles, noires comme le jais, se prirent à rouler avec vivacité, comme si elle eût voulu embrasser d’un seul coup d’œil toute l’étendue de la chambre.

Quand cet examen rapide l’eut bien convaincue qu’elle était seule, son regard inquiet se porta sur Blanche endormie.

Les paupières de la jeune fille étaient bien closes. De ce côté encore, Nawn était à l’abri de toute surprise.

Elle se leva et gagna la cheminée, auprès de laquelle deux bouilloires d’argent chauffaient. Dans l’une d’elles, il y avait de la tisane pour Blanche ; dans l’autre, de l’eau pour le thé de Diane et de Cyprienne.

Nawn s’accroupit devant le foyer et ranima le feu.

Il y avait sur son visage pensif de l’hésitation et de la pitié.

– Elles sont bien belles, ces deux jeunes filles !… murmura-t-elle ; elles sont bien douces… et leurs voix vont au cœur… Moi, je suis vieille et je suis laide.

Elle souleva le couvercle de la bouilloire qui contenait l’eau pour le thé.

– Et puis…, grommela-t-elle en fronçant le sourcil, ce sont toutes ces belles filles qui font pleurer ma maîtresse !… Pauvre Mirze !… comme elle était belle avant que les larmes eussent creusé ses yeux !… On l’aimait autrefois… maintenant, elle est dédaignée.

Tout en parlant, Nawn caressait, au fond de sa poche, des pièces d’or qui tintaient légèrement.

Elle retira sa main pleine de louis et les compta d’un regard joyeux.

– Oui, oui…, reprit-elle, ce que j’en fais, c’est pour ma bonne maîtresse. Que m’importe cet or ?…

Son œil amoureux démentait ses paroles.

Quand elle eut bien contemplé ses louis, elle les remit dans sa poche et tira de son sein une petite fiole de verre.

En ce moment, Blanche ouvrait les yeux à demi. Elle jeta son regard éteint autour d’elle…

– J’ai rêvé…, pensa-t-elle ; j’ai vu mes deux cousines qui sont mortes… Elles souriaient toutes deux au pied de mon lit…

Sa paupière retomba, lassée, tandis que ses lèvres pâles murmuraient une prière pour les pauvres belles-de-nuit…

Sa raison, affaiblie comme son corps, ne cherchait point à se rendre compte de sa situation nouvelle. D’ailleurs, le demi-jour qui régnait dans là chambre la trompait ; elle ne savait pas où elle était.

Nawn avait débouché, à l’aide de ses dents, le petit flacon de verre.

Elle murmurait en regardant la bouilloire :

– Cela tue vite… les jeunes filles ne souffriront pas.

Son hésitation était finie.

Elle étendit la main et versa dans l’eau chaude la moitié du contenu de son flacon.

Nul bruit ne se faisait dans la chambre, et pourtant Nawn n’était plus seule.

En sortant, Diane et Cyprienne n’avaient point pris la peine de fermer la porte, qui restait entre-bâillée.

Si le regard perçant de Nawn s’était tourné de ce côté, elle aurait vu sur le seuil une tête, noire comme l’ébène, dont la bouche, entr’ouverte par l’étonnement, montrait deux rangées de dents éblouissantes.

Ce fut, du reste, l’affaire d’une seconde. Avant que Nawn eût remis le flacon dans son sein, la tête noire avait disparu, et Séid se disait derrière la porte :

– C’est la même eau qui a tué le mulâtre…

Nawn se rapprocha du lit où Blanche était toujours immobile.

Une réflexion lui vint. Les soupçons pourraient se porter sur elle, et le flacon l’accuserait en ce cas.

Elle traversa la pièce sans bruit et entra dans la chambre voisine, dont elle ouvrit la fenêtre pour jeter au dehors le reste du poison.

Son absence ne dura guère qu’une minute. Quand elle rentra, Blanche était réveillée et toute tremblante.

Elle murmurait de sa voix faible, qu’on entendait à peine, et disait qu’elle avait vu un grand homme noir traverser la chambre en rampant et s’approcher du foyer.

Nawn ne comprit pas ou ne fit point attention. La chambre était déserte et les deux bouilloires toujours à la même place…

Quelques instants après, Cyprienne et Diane revinrent.

Elles semblaient tristes toutes deux, et leurs yeux gardaient des traces de larmes.

– Laissez-nous, ma bonne…, dirent-elles à Nawn ; vous pouvez aller vous reposer.

Nawn ne se pressait point d’obéir. Elle tournait autour du foyer.

– Vous n’avez rien pris de la journée…, murmura-t-elle ; ne voulez-vous point que je vous serve un peu de thé ?

– Nous nous servirons nous-mêmes, ma bonne… Allez !

Nawn sortit comme à contre-cœur.

Quand elle eut passé la porte, Diane et Cyprienne se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant.

Puis elles s’assirent toutes deux. Durant quelques instants, leur douleur les rendit muettes.

– Ma sœur, dit enfin Cyprienne, le laisserons-nous mourir sans essayer au moins de le sauver ?

Diane secoua la tête en silence.

– Nous n’avons pas prononcé une parole, reprit Cyprienne, pas fait un signe pour l’arrêter dans sa résolution !… Et pourtant il nous aime… il nous aurait peut-être écoutées !…

– Il nous a éloignées, répliqua Diane, parce qu’il a eu peur de nos prières et de nos caresses !

– Et nous avons obéi sans résistance !… Il fallait du courage, ma sœur !… Oh ! si j’étais près de lui à présent, il aurait beau faire… je m’attacherais à lui… je lui dirais que cette mort qu’il appelle est un crime !… car il veut se tuer, j’en suis sûre !

Diane avait les yeux secs maintenant.

– Quel noble cœur !… dit-elle ; Dieu n’a point dû pardonner à ceux qui ont ainsi brisé sa foi !

– Oh ! cette femme et cet homme !… s’écria Cyprienne, puissent-ils être maudits !…

Diane lui serra le bras.

– Tais-toi…, murmura-t-elle ; n’appelle pas au hasard la colère de Dieu… Ceux-là que tu maudis sont peut-être bien malheureux, ma sœur !…

Cyprienne l’interrogea du regard, mais la paupière de Diane se baissa.

– Comme il est généreux et bon ! poursuivit cette dernière après un silence ; il a pensé à nous, même à cette heure où tout s’oublie… Tu as raison, ma pauvre sœur, nous avons manqué de courage… Mais aussi comment parler ?… Il comptait les minutes… Nous avions tant de choses à lui dire… nous ne lui avons rien dit !

– Pas même ce que nous avons fait grâce à son assistance, répliqua Cyprienne ; j’aurais voulu lui parler de Madame.

– Et de notre Ange, qu’il eût aimée, j’en suis sûre !… J’aurais voulu qu’il vît notre pauvre Blanche.

– Et quelque chose encore !… interrompit Cyprienne ; sa voix avait un accent de tristesse et de reproche quand il a prononcé les noms d’Étienne et de Roger… Dix fois, j’ai été sur le point de faire une question.

– S’il fallait accuser, répliqua Diane, il n’aurait pas voulu nous répondre…

Blanche s’agita faiblement dans son sommeil.

– Mon Dieu ! continua Cyprienne, tu l’aimes comme moi, ma sœur… Si cruelle que soit la blessure de son cœur, nous l’aurions guérie à force de tendresse… Pense donc !… S’il avait voulu venir avec nous, là-bas, à Penhoël… Comme il aurait été heureux au milieu de tout ce bonheur, son ouvrage !… Tu ne me réponds pas, ma sœur ?…

– Oui… oui…, fit Diane d’un air distrait ; je crois qu’il aurait été bien heureux.

– Et n’est-il donc plus temps, s’écria Cyprienne, de tenter un dernier effort ?… Il me semble que je serais éloquente en ce moment, car mon cœur est plein… Je lui dirais comme Madame est sainte et bonne !… comme notre Blanche a l’âme angélique !… comme la vieillesse de notre père est vénérable et douce !… Je lui dirais nos tranquilles joies de Bretagne… ce que nous regrettons, ma sœur !… ce qui mettait dans nos yeux des larmes si amères quand nous étions seules au milieu de ce grand Paris !…

Elle s’arrêta, parce que l’Ange s’agitait davantage. La bouche pâlie de la pauvre enfant exhalait des plaintes étouffées.

– Elle souffre…, murmura Cyprienne.

Diane semblait distraite pour les douleurs de l’Ange comme pour les rêves d’avenir de sa sœur.

Sa main fit subir une pression plus forte au bras de cette dernière.

– As-tu bien regardé Berry-Montalt ?… demanda-t-elle tout à coup.

– Pourquoi cela ?… balbutia Cyprienne étonnée.

– As-tu, remarqué, – je ne sais pas si je me trompe, as-tu remarqué une ressemblance ?…

– Oui…, interrompit Cyprienne vivement ; cela m’a frappée deux ou trois fois… mais c’est en vain que j’ai interrogé mes souvenirs… Je cherche encore à me rappeler quel visage…

– C’est que tu ne te souviens plus, peut-être, interrompit Diane à son tour, du temps où René de Penhoël était heureux…

– C’est vrai !… dit Cyprienne dont les yeux s’ouvrirent tout grands ; c’est vrai !… quand je me représente le sourire de Montalt, il me semble que je vois Penhoël sourire !

La rêverie absorbait Diane de plus en plus.

– C’est qu’il y a encore autre chose, reprit-elle avec lenteur. Te souviens-tu que, là-bas, en Bretagne, on nous disait toujours que notre oncle Louis avait aimé Madame ?…

– Est-ce que tu croirais ?… commença Cyprienne.

– Et que Madame l’aimait…, poursuivit Diane dont le beau regard s’éclairait ; et que Louis de Penhoël quitta la Bretagne, parce que René, son frère, se mourait d’amour pour Madame…

– Oh !… fit Cyprienne pâle d’émotion, c’est vrai !… c’est vrai !… ma sœur, il faut courir !… nous jeter à ses genoux… le prier… le supplier !

Elle avait saisi le bras de Diane et l’entraînait vers la porte.

Blanche poussa un cri aigu. Les deux jeunes filles s’arrêtèrent effrayées. Blanche se soulevait sur son lit et se tordait en des convulsions.

Diane et Cyprienne l’avaient trouvée, toute vêtue sur sa couche, dans l’appartement de madame la marquise d’Urgel ; mais une fois à l’hôtel du nabab, elles l’avaient déshabillée pour la mettre au lit.

Le seul regard qu’elles avaient échangé alors, et la rougeur subite de leurs fronts, avaient dit leur commune pensée.

Blanche était enceinte ; il n’y avait pas à s’y méprendre.

Quant à percer le fond de cet étrange mystère, qui semblait accuser d’une manière victorieuse une enfant jusqu’alors innocente et pure comme les anges, les deux sœurs avaient essayé, chacune de leur côté, mille explications impossibles, mais elles ne s’étaient point communiqué leurs doutes de vive voix.

Avant d’aborder ce sujet, elles sentaient leurs joues en feu ; leurs yeux se baissaient, et les paroles hésitaient sur leurs lèvres.

D’ailleurs, Nawn n’avait presque point quitté la chambre, et ce n’était pas devant la servante qu’elles eussent voulu parler.

Mais, si elles ne s’étaient point communiqué leurs pensées, leurs pensées n’en étaient pas moins semblables.

Au cri de Blanche, le même effroi les saisit.

Si c’était l’heure de la délivrance ! Elles étaient là, seules, ignorantes, et ne sachant pas même quel genre de secours il fallait porter à la malade.

Et Blanche était si faible !…

L’idée ne leur venait point, pourtant, d’appeler à leur aide, car, en ce premier moment de trouble, elles ne raisonnaient pas leur situation. La frayeur, qui les prenait à l’improviste, les aveuglait en quelque sorte, et ne laissait parler que leur instinct, qui leur criait de sauver l’honneur de Penhoël.

Qu’espéraient-elles, cependant ? Hélas ! les pauvres filles eussent été bien en peine de le dire.

Elles avaient la volonté vague de cacher l’enfant qui sans doute allait naître.

Par quel moyen ? Elles ne savaient.

Ce qu’elles ne pouvaient ignorer, c’est que la naissance d’un enfant met bien souvent la mère aux portes du tombeau.

Il faut, autour du lit de l’accouchée, les soins expérimentés et l’aide précieuse de la science. Qu’allait-il se passer ? Il n’y avait ici à espérer que l’aide de Dieu.

Blanche criait ; ses plaintes déchiraient le cœur de Diane et de Cyprienne, qui demeuraient pourtant immobiles à l’autre bout de la chambre. Quelque chose les retenait loin de ce lit, où s’accomplissait un mystère qui les épouvantait. Blanche ne les voyait point ; elle se croyait seule. Elle disait parmi ses plaintes :

– Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Sainte Vierge, vous qui savez si je suis innocente, ne me laissez pas mourir sans secours !… Oh ! ma mère ! ma mère ! si tu savais comme je souffre !…

L’affaissement et la fatigue faisaient trêve un instant à sa torture. Diane et Cyprienne voyaient alors sa tête charmante se renverser sur l’oreiller.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte.

Ses yeux se fermaient. Ses grands cheveux blonds tombaient, épars, sur son front et sur ses joues.

Et, chaque fois que les douleurs se calmaient, le doute revenait dans sa conscience d’enfant, où il n’y avait que de purs souvenirs.

– C’est impossible !… murmurait-elle ; je suis folle !… Les jeunes filles comme moi ne sont pas mères !… Mon Dieu ! si je dois mourir, ôtez-moi cette pensée qui m’empêche de prier.

Diane et Cyprienne écoutaient stupéfaites ; elles ne pouvaient deviner la vérité bizarre et incroyable ; mais leurs cœurs n’avaient pas besoin d’une certitude raisonnée. Elles auraient juré que Blanche était innocente.

Les instants de trêve étaient courts. L’Ange de Penhoël reprenait son épuisant martyre. Les deux filles de l’oncle Jean s’étaient rapprochées peu à peu et se tenaient debout auprès du lit.

Blanche rouvrit les yeux à demi. Un sourire doux erra autour de sa lèvre.

– Oh !… fit-elle d’une voix mourante, merci, sainte Vierge !… vous m’envoyez vos anges pour me secourir.

Sa paupière retomba.

Elle murmura encore :

– Peut-être que je suis morte… car mes deux cousines sont dans le ciel !

Cyprienne et Diane pleuraient.

Au bout d’une minute de calme, Blanche eut un tressaillement violent et poussa un grand cri. Diane, que l’émotion faisait sourire sous ses larmes, reçut un enfant dans ses bras.

Nawn, qui avait feint de s’éloigner, était restée en sentinelle derrière la porte, guettant le moment de gagner ses louis d’or.

Elle avait tout vu, tout entendu.

Et cette femme, qui attendait impatiemment l’heure du crime, fut saisie de pitié à la vue de l’enfant et de la jeune mère.

Pour tuer ceux-là, on ne l’avait point payée.

Elle s’élança d’un bond dans la chambre et s’empara de l’enfant pour lui donner les premiers secours.

Blanche joignit les mains et se laissa retomber sur son oreiller, heureuse et guérie.

Les deux sœurs se jetèrent au cou de Nawn, et l’embrassèrent à l’envi.

Nawn ne perdait point la tête. L’instant était souverainement favorable.

– Vous vous rendrez malades, dit-elle, si vous ne prenez rien ; et voilà une pauvre jeune dame qui m’a l’air d’avoir grand besoin de vous !

– Nous prendrons tout ce que vous voudrez, ma bonne !… s’écrièrent à la fois Diane et Cyprienne qui berçaient tour à tour l’enfant entre leurs bras.

Nawn arrangea deux pleines tasses de thé. En les présentant aux deux sœurs, ses mains ne tremblèrent point.

C’était de la besogne commandée.

Cyprienne et Diane burent gaiement, puis elles remirent l’enfant aux mains de Nawn. Elles avaient échangé un regard.

Blanche semblait s’être assoupie ; leur présence n’était plus indispensable. Elles s’élancèrent toutes deux dans le corridor pour gagner la chambre de Berry-Montalt, et tenter l’effort retardé par la crise de Blanche.

La chambre du nabab était déserte ; son lit était froissé, bien que sa couverture n’eût point été soulevée. Il avait dû prendre quelques instants de repos sans ôter ses vêtements.

Il était alors un peu plus de cinq heures du matin.

Restée seule, Nawn mit l’enfant sur le pied du lit.

– Elles étaient bien jolies !… murmura-t-elle comme si les deux sœurs eussent été déjà mortes.

Puis elle ajouta en secouant sa tête basanée :

– Elles en ont pour un quart d’heure encore…

Elle sortit en se hâtant, et se rendit dans la dernière pièce de l’aile gauche, donnant sur les ruelles désertes.

Elle ouvrit la croisée ; on n’entendait aucun bruit au dehors.

– Est-ce qu’ils ne seraient pas là ?… grommela-t-elle ; j’avais pourtant promis la chose pour cinq heures… Je suis en retard de dix minutes !

Elle alluma deux bougies qu’elle plaça sur l’appui de la croisée…

Un cri poussé avec précaution troubla la nuit silencieuse.

– Ils sont là !… dit Nawn.

XXIV. CINQ COUPS D’ÉPÉE

La grande pendule du marchand de vin de la porte d’Orléans venait de sonner six heures moins le quart. Le jour se levait : le vent soufflait, sec et froid, parmi les arbres dépouillés du bois de Boulogne.

Quelques charrettes de paysans attardés descendaient encore l’avenue de Neuilly, et se hâtaient pour gagner les halles. Le bois était complétement désert.

Il y avait à peine quelques secondes que l’œil-de-bœuf du cabaretier avait jeté l’heure, à travers les contre-vents fermés, lorsqu’une élégante voiture déboucha au rond-point de la porte d’Orléans.

Elle traversa la place sablée, au trot de ses magnifiques chevaux, et s’arrêta contre le mur d’enceinte, à trois cents pas environ de la sentinelle.

Les petits arbres du bois de Boulogne, qui n’était guère alors qu’un taillis, empêchaient la sentinelle de voir la voiture. Néanmoins le brave soldat du centre, averti par son belliqueux instinct, arrêta sa promenade pour se gratter l’oreille et murmurer :

– Voilà des bourgeois qui vont au champ d’honneur ! Un militaire français n’y doit point mettre obstacle…

Il enfonça le shako sur sa titus, et s’enveloppa dans son manteau couleur de poussière, déterminé à ne rien voir et à ne rien entendre.

La voiture, cependant, s’était ouverte ; deux nègres, qui se tenaient devant et derrière, avaient sauté sur le sable pour aider leurs maîtres à descendre.

Montalt mit pied à terre le premier, puis vint Nehemiah Jones, le grave majordome, bien peigné, rasé admirablement, et habillé de noir des pieds à la tête.

Il n’y avait qu’eux dans la voiture.

Le nabab, qui était très-pâle et dont les traits fatigués dénotaient l’humeur la plus morose où nous l’ayons encore vu, resta debout, en avant de la voiture, les bras croisés sur sa poitrine.

Nehemiah Jones prit dans l’intérieur une paire d’épées, et vint se placer au côté du nabab.

Les deux nègres reprirent leurs places, l’un sur le siége de devant, l’autre sur le siége de derrière.

On n’avait pas encore prononcé une seule parole.

Montalt tira sa montre.

– Six heures moins dix…, murmura-t-il ; cinq minutes de retard, déjà !

– Le Français, prononça M. Jones sentencieusement, a le caractère léger, oublieux, étourdi ; l’inexactitude est au nombre de ses défauts, et des voyageurs dignes de foi ont remarqué…

– Assez, mister Jones !… interrompit Montalt ; je crois que j’entends une voiture.

Le majordome s’inclina gravement et tendit l’oreille.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, dit-il, c’est une voiture, en effet… Votre Seigneurie se battra-t-elle ici-même, ou sous le couvert ?

– Cherchez une place dans le bois, mister Jones, répondit Montalt.

Le majordome s’éloigna d’un pas digne et mesuré pour obéir à cet ordre.

La voiture qu’on avait entendue de loin se montra en ce moment au bout de l’allée. C’était un fiacre. Étienne et Roger en descendirent. Ils n’avaient pas amené de témoins.

– Oh ! oh ! se dit Montalt ; n’aurons-nous point M. de Pontalès ?

Il échangea un salut froid avec les deux jeunes gens.

Roger portait deux épées sous le bras.

– Monsieur, dit Étienne, vous nous voyez venir seuls parce que le combat, tel que vous vouliez nous l’imposer, ne peut pas nous convenir.

– Ah !… fit Montalt du bout des lèvres.

– Nous avons tiré au sort…, reprit Étienne.

– Et j’ai perdu…, dit Roger.

– C’est moi, poursuivit le jeune peintre, qui me battrai contre vous, milord.

Étienne disait cela d’un air triste et sans colère. Le regard qu’il jetait à Montalt implorait encore, malgré lui peut-être, cette explication si durement refusée.

Montalt détourna les yeux et se prit à regarder Roger, qui, loin d’imiter le calme de son ami, avait déjà le rouge à la joue et semblait contenir à grand’peine son irritation prête à éclater.

Il baissa les yeux en frémissant devant le regard du nabab, provoquant et moqueur.

– Ah !… fit encore ce dernier, vous avez joué, mes jeunes camarades ?… et M. Roger a gagné ?… et il vient ici comme simple témoin ?… Ah çà ! mais c’est donc un insulteur pour rire que ce M. Roger ?

Étienne se mit au-devant de son ami, qui avait fait un mouvement pour se jeter sur le nabab.

– Épargnez-vous, milord ! dit-il d’un ton sévère ; en France, nous sommes avares d’outrages à l’heure du combat.

Il repoussa Roger, et se tourna vers Montalt, qu’il regarda en face. Montalt avait toujours les bras croisés sur sa poitrine. Parmi le dédain qui était sur ses traits, il y avait comme une cruauté froide et volontaire.

– Milord, lui dit Étienne, je suis venu jusqu’ici avec un reste d’espoir… Mon cœur s’obstinait à douter… non pas à cause de vous, milord, car je sais qu’il est une nature chez qui la bienfaisance est une boutade comme le crime un caprice… mais à cause d’elle, que j’aimais de toute la puissance de mon âme… à cause d’elle que j’avais laissée si pure et si belle de cœur, il y a deux mois à peine !… J’avais vu par mes yeux et par ceux de mon ami… Je me refusais à croire l’évidence…

– On dit que la foi sauve…, murmura Montalt.

Un peu de sang vint aux joues pâles du jeune peintre, et ses yeux eurent un éclair.

certes, on pouvait se refuser à le croire, car il y a de la folie dans votre rôle honteux, milord !… et vous êtes à mes yeux un insensé encore plus qu’un infâme !

– S’il plaît à Sa Seigneurie, cria Nehemiah Jones dans le taillis, j’ai trouvé un endroit avantageux et confortable…

– Allons ! dit Montalt qui se mit en marche ; votre sermon n’était peut-être pas fini, M. Étienne… mais les affaires avant tout !

Ils s’enfoncèrent tous les trois sous le couvert, et l’instant d’après ils avaient rejoint le majordome dans une petite clairière, située à vingt-cinq pas seulement de l’allée.

Les deux jeunes gens étaient muets maintenant. Montalt félicita son majordome sur le choix du lieu, et jeta bas sa redingote.

Étienne était déjà prêt.

– C’est un combat à mort…, dit-il d’une voix basse et résolue en tombant en garde.

Montalt se posa tout souriant, fit un salut plein de grâce et ne répondit point.

Les épées se touchèrent ; la garde du nabab, élégante mais lâche, semblait le découvrir.

Roger, dont le regard de feu suivait la pointe des armes, se disait :

– Si j’étais à la place d’Étienne, ce serait fait de cet homme !

Étienne, attaqua pourtant comme il faut, se couvrant d’une garde prudente, ferme, serrée. Montalt, lui, parait négligemment et du bout des doigts.

Au bout d’une minute de combat, il se fendit sur un coup droit et releva l’épée.

La chemise d’Étienne avait une petite tache rouge au milieu de la poitrine.

La place était mortelle. Roger se précipita sur son ami en tremblant.

Pendant cela, Montalt faisait signe à Nehemiah Jones, qui tira froidement de sa poche un foulard des Indes, et vint essuyer la pointe de l’épée, où restait une gouttelette de sang.

Roger arracha l’arme des mains d’Étienne.

– Tu es blessé !… dit-il.

– Un quart de ligne de fer… murmura Montalt. Un oiseau-mouche serait mort sur le coup !…

Sur le terrain, on ne se rend guère compte d’une blessure que par l’endroit touché ; Étienne avait cru, au premier moment, que sa poitrine était traversée ; par le fait, et comme le disait le nabab, il n’avait qu’une piqûre d’épingle.

Sa fierté se révolta énergiquement, et la colère qu’il avait contenue jusqu’alors rendit son visage écarlate.

Il voulut reprendre l’épée à Roger, qui le repoussa brusquement.

– Laisse-moi !… s’écria Roger ; je veux voir si cet homme pourra continuer avec moi sa plaisanterie.

– C’est juste cela, dit Montalt qui se remit en garde ; mon cher peintre, ce ne peut pas être toujours à vous… Il faut bien que mon secrétaire ait son tour.

– Défendez-vous !… défendez-vous !… criait Roger dont la main tremblait de rage.

– M. de Launoy, dit Montalt, vous êtes pressé… je conçois cela… mais moi, il faut que je me ménage ; nous en sommes encore aux bagatelles de la porte… J’en suis désolé pour vous, mes très-chers, mais vous me donnez la petite pièce avant le drame…

– Monsieur ! monsieur ! interrompit Roger, défendez-vous, ou je ne réponds plus de moi !

Étienne restait là, vaincu et la tête baissée.

– Soyez tranquille, reprit Montalt ; la plaisanterie ne durera pas toujours… Et, il y aura du sang ailleurs qu’à l’extrême pointe de mon épée… Je suis ici pour me venger, de vous d’abord, mes jeunes camarades, qui avez insulté la main d’un bienfaiteur !… Or chacun en prend à sa guise… Moi, je me venge de vous en vous faisant une dernière aumône… Je vous donne la vie, mes enfants, après vous avoir donné ma table et mon toit…

Roger fit un pas en avant.

Montalt, au lieu de reculer, prit négligemment son épée au croisé, et l’envoya tomber à quelques pas.

– Patience donc ! poursuivit-il tandis que Roger, confus, allait ramasser son arme ; j’ai bien écouté, moi, tout le sermon de M. Étienne, ce matin, et toutes vos insultes, hier, mon jeune camarade !… J’attends ici bonne compagnie… Nous sommes seuls encore ; le temps ne presse pas.

Roger revint se mettre en face de lui.

– Pardieu ! s’écria le nabab, c’est une chose étrange que la destinée de certains hommes… Moi, chaque fois que j’ai fait le bien, j’ai toujours été châtié par le sort !… Sur cinq personnes que j’attends ici, pour croiser le fer avec elles…

– Cinq personnes ?… répétèrent les deux jeunes gens.

Montalt poursuivit sans s’arrêter à l’interruption :

– Une seule ne me doit ni amitié ni reconnaissance… Des quatre autres, il y en a deux, vous, Étienne Moreau, et vous, Roger de Launoy, que j’ai traités comme mes fils… Le troisième est un pauvre jeune homme à qui j’ai sauvé la vie… Le quatrième…

Il passa le revers de sa main sur son front et n’acheva point.

– Aux trois premiers, reprit-il d’une voix grave, qui me devraient reconnaissance et amour, je vais infliger une punition pareille… Il y aura trois poitrines marquées par la pointe de mon fer, et ce seront trois signes de pitié… trois stigmates de mépris !…

– En garde donc, alors !… s’écria Roger qui ne se possédait plus.

Montalt ne bougea pas.

– Celui qui ne me doit rien, poursuivit-il, sera le mieux traité ; il trouvera une arme sérieuse au-devant de la sienne… Et il tombera dans un combat digne d’un homme !… Quant au dernier, que Dieu le protége ! car la vengeance, ici, sera terrible…

Sa voix était devenue basse et sombre.

Il secoua sa longue chevelure noire, qui tombait en anneaux mobiles sur le collet de sa chemise, et tendit enfin l’épée.

Roger croisa le fer en poussant une sorte de cri joyeux.

Étienne était toujours immobile, comme si la foudre l’eût touché.

Il ne craignait point pour la vie de Roger. Ce duel était pour lui une incroyable comédie, sous laquelle se cachait un mystère dont l’explication échappait à son intelligence.

L’image de Diane était devant sa vue. Parfois, tant était grande encore l’irrésistible sympathie qui l’avait poussé jadis vers Montalt, au delà de ce prologue funeste il voyait un dénoûment heureux.

Le cœur de cet homme n’était-il pas un abîme où se confondaient vertus et vices, doutes et croyances ?…

Il ne savait…

Au moment où les deux épées glissaient pour la première fois l’une contre l’autre, un bruit de voiture se fit sur le sable de l’allée voisine.

Roger précipita son attaque furieuse comme s’il eût craint qu’on ne lui enlevât sa proie.

Car il n’avait aucune des idées qui remplissaient le cœur du jeune peintre. Il avait vu, il croyait. La jalousie était désormais sa seule passion et sa seule pensée.

Avec Roger comme avec Étienne, le nabab en prenait fort à son aise. Vous eussiez dit un maître d’armes qui trompe, en se jouant, les coups pressés d’un élève maladroit.

– Qu’est-ce à dire ?… s’écria le jeune Pontalès qui parut en ce moment sur la lisière du taillis avec deux témoins.

Au même instant, Vincent, qui venait aussi de quitter son fiacre, se montra d’un autre côté.

Étienne, Roger, Vincent et Pontalès se reconnurent avec une égale surprise.

Mais ce n’était pas l’heure d’échanger des explications.

Le nabab s’était fendu. Une petite tache rouge, toute pareille à celle que gardait la chemise d’Étienne, marqua la poitrine de Roger.

Le nabab releva encore son épée, dont la pointe humide fut essuyée soigneusement par le grand foulard des Indes de Nehemiah Jones.

– Ce n’est rien ! s’écria Roger ; en garde !

Le nabab tira sa montre.

– Mon cher monsieur, répliqua-t-il, je n’ai qu’un quart d’heure à donner à chacun de vous… et la demi-heure est passée.

Les nouveaux arrivants faisaient cercle autour des adversaires.

– En garde ! répéta Roger qui fondit impétueusement sur le nabab.

On vit l’épée de Montalt décrire un demi-cercle rapide, et Roger, désarmé pour la seconde fois, comme un enfant, laissa tomber ses bras le long de son corps.

– À votre tour, M. de Pontalès !… dit froidement le nabab.

Pontalès échangea un regard avec ses deux témoins.

– Un duel semblable me paraît contre toutes les règles…, murmura-t-il, et je ne sais si je dois…

Pendant qu’il parlait, Vincent avait ramassé l’épée.

– Moi, je ne connais pas les règles…, prononça-t-il rudement ; cet homme m’a donné rendez-vous… voici des armes… cela suffit.

– À la bonne heure ! s’écria Montalt en riant, celui-là est un vrai gentilhomme breton… crinière de lion et cœur de loup !

– Celui-là sait tenir une épée !… répondit Vincent ; si vous n’avez pas le poignet libre et la tête froide, ne vous battez pas contre lui.

Pour toute réponse, le nabab reprit, pour la troisième fois, sa garde élégante et fière ; mais il fut obligé tout de suite de serrer son jeu et de se tenir ferme à la parade, car Vincent était un adversaire redoutable.

Le combat dura plusieurs minutes, au bout desquelles la fatale tache de sang se montra sur la poitrine du jeune homme, juste à la même place que les deux autres.

Le foulard des Indes joua son rôle, et Vincent, la tête basse, se retira auprès d’Étienne et de Roger.

– À votre tour, M. de Pontalès ! répéta le nabab.

Pontalès s’avança, suivi de ses deux témoins.

Tandis qu’il ôtait son habit sans faire de nouvelles objections, Montalt le considérait, et son visage prenait une expression de tristesse.

– Vous êtes jeune, dit-il enfin, et peut-être êtes-vous un homme de cœur… Il est temps encore de vous retirer, M. de Pontalès… Mais si vous vous mettez là, devant moi, je vous préviens que mon épée ne s’arrêtera point en touchant votre poitrine… J’avais peut-être mes raisons pour épargner ces trois enfants… et peut-être en ai-je au contraire pour ne point vous épargner, vous !

Il n’y avait plus ni raillerie ni fanfaronnade dans ses paroles.

– Vous êtes habile, monsieur…, répondit Pontalès ; on fera ce qu’on pourra.

Dès les premières passes, il prouva que lui-même était singulièrement expert en fait d’escrime. Mais, au-devant de la poitrine nue de Montalt, il y avait comme un mur d’acier…

Ce n’était plus le même homme. Toute nonchalance avait disparu de sa pose. Ses yeux avaient un rayonnement sombre, et des rides se creusaient entre ses sourcils froncés.

Il rompit tout à coup, en un certain moment, et appuya la pointe de son épée contre le sol.

– Écoutez !… murmura-t-il de manière à n’être entendu que de Pontalès, ma tête s’échauffe… Je vous l’ai dit hier : vous avez le visage de votre père… et je vais oublier que vous ne m’avez jamais fait de mal !

– Ah ! s’écria Pontalès emporté lui-même par la chaleur du combat, vous ne riez plus, milord… Si vous êtes las, on vous donnera trêve…

– Vous l’aurez voulu !… dit Montalt dont les yeux lancèrent un éclair. Je ne vois plus en vous que le fils de votre père, monsieur… et je me venge !

Les deux épées grincèrent en se touchant de nouveau ; Pontalès tomba percé à la même place que les trois autres.

Mais, cette fois, le foulard des Indes essuya quatre pouces de fer sanglant.

Le nabab croisa ses bras sur sa poitrine, et sa tête se pencha.

Les témoins de Pontalès l’emportaient, à bras, vers sa voiture.

Étienne, Roger et Vincent s’éloignaient déjà de la place du quadruple duel, lorsqu’un bruit de pas se fit dans le fourré.

On n’avait point entendu de voiture rouler sur le sable de l’allée.

Les trois jeunes gens poussèrent ensemble un cri de surprise.

– Mon père !… dit Vincent.

– M. Jean !… ajoutèrent Étienne et Roger.

Montalt tressaillit légèrement, mais ses traits ne trahirent aucune émotion.

Seulement sa paupière se releva comme malgré lui, et son regard glissa sur les trois jeunes gens, parce qu’il se disait :

– Son fils !… et ceux-ci le connaissent ? Qui sont donc Cyprienne et Diane ?…

Le vieux Jean de Penhoël venait d’entrer dans la clairière. Il arrivait juste à l’heure, bien qu’il fût venu à pied depuis la rue Sainte-Marguerite, où il avait passé la nuit, tout seul, dans le pauvre grenier, abandonné par Madame et par René.

Sa tête nue ruisselait de sueur. Il portait, comme toujours, ses sabots emplis de paille et sa veste de futaine grise, sur laquelle brillait, ce matin, sa croix de Saint-Louis.

– Si je suis en retard, dit-il en se hâtant vers le centre de la clairière, excusez-moi… je viens de loin, et je n’ai plus mes jambes de quinze ans.

En arrivant sur le lieu du combat, il reconnut à la fois les trois jeunes gens que ses yeux, affaiblis par l’âge, n’avaient point distingués d’abord.

Ceux-ci parlaient tout bas et semblaient se consulter.

L’oncle Jean s’avança vers eux et leur tendit la main tour à tour.

– Bonjour, Vincent, mon fils…, dit-il ; tu m’apprendras tantôt pourquoi tu as laissé le service du roi où je t’avais mis… En attendant, sois le bienvenu, et puisses-tu être plus heureux que nous !… Bonjour, Roger !… Bonjour, Étienne !… Je me disais tout le long du chemin : « Je ne trouverai pas dans ce Paris un seul ami pour m’assister… » Je me trompais, ma foi !… Milord Montalt, ajouta-t-il en se tournant vers le nabab, j’ai des témoins à revendre, comme vous voyez… Et vous n’aurez à me prêter qu’une épée.

Il disait tout cela de sa voix douce et bonne, mais l’expression de ses traits n’avait plus cette humilité que nous lui avons vue. Il redressait la tête ; ses grands yeux bleus brillaient, et son regard avait une belle fierté. Les trois jeunes gens regardaient avec respect et tristesse ce noble front de vieillard avec sa couronne de cheveux blancs comme la neige.

Montalt aussi le regardait, mais c’était à la dérobée ; il détournait les yeux et affectait de ne rien voir. Sa figure, où ne se montrait nulle fatigue, peignait un mépris dur et froid.

Il ne parlait point, et semblait attendre.

L’oncle Jean vint se placer en face de lui.

– Donnez une arme à monsieur, dit Montalt en s’adressant à son majordome.

L’oncle Jean se baissait déjà pour ramasser l’épée.

– Oh ! oh !… fit-il avec surprise il y a sur la terre des gouttes de sang… Est-ce que je ne suis pas le premier ?

Les trois jeunes gens, qui étaient restés jusqu’alors indécis et sombres, s’ébranlèrent à la fois. Vincent se mit entre son père et le nabab.

– Milord, dit-il à voix basse, ce combat est impossible !

– Vous êtes le cinquième, M. Jean…, murmurait pendant cela Étienne ; moi d’abord… Roger ensuite… votre fils après… enfin M. Alain de Pontalès que ses témoins emportent mourant… Nous avons été tous vaincus, ici, à cette même place.

Les yeux bleus de l’oncle Jean brillèrent davantage.

– Il est donc bien fort ?… dit-il en faisant plier sa lame.

– C’est un démon…, répliqua Roger ; contre lui l’adresse et le sang-froid ne servent à rien… On dirait qu’il possède un charme.

– Morbleu ! voilà qui est bon à savoir ! s’écria l’oncle Jean dont le visage s’animait rangez-vous, mes enfants ! nous avons bonne cause et bon bras… Dieu est juste… rangez-vous !

Les deux jeunes gens ne bougeaient pas.

– Je ne sais pas si votre querelle est semblable à la mienne, reprit le vieillard en les écartant d’autorité ; dans un quart d’heure, nous pourrons causer de cela.

Entre lui et son adversaire, il ne restait plus que Vincent, qui parlait bas au nabab avec vivacité.

Montalt détournait la tête et ne répondait point.

– Range-toi, Vincent, reprit le vieux Penhoël ; je ne te dis pas de te retirer, parce que tu es soldat et fils de soldat ; mais pas de faiblesse, enfant !… Nous sommes ici pour l’honneur de Penhoël.

Vincent hésitait encore ; un geste impérieux du vieillard le fit reculer de quelques pas.

– Mon père ! murmura-t-il pourtant, je vous en supplie…

– Silence !… interrompit l’oncle en sabots ; tu vois bien que milord nous attend !

Montalt consultait en effet sa montre.

– Nous avons perdu cinq minutes, dit-il.

– Nous allons les regagner !… s’écria l’oncle Jean qui jeta ses gros sabots et mit ses pieds nus sur le gazon.

Il avait dépouillé sa veste de paysan et montrait maintenant le chanvre gris de sa chemise. Étienne, la pâleur sur le front, disait à Roger :

– Te souviens-tu ?… Milord a dit que sa vengeance la plus terrible tomberait sur le cinquième… et c’est Jean de Penhoël qui est le cinquième !

Roger courba le front sans répondre.

Tous deux avaient le même désir que Vincent : mettre obstacle à ce duel inégal ; mais il y avait, à ce moment, sur le visage du vieux Penhoël une résolution si grave et si fière que leurs volontés dominées se taisaient.

Le vieillard prit place à l’endroit même où ses quatre devanciers avaient combattu. Il examina soigneusement la garde de l’épée et l’angle de la monture.

Puis il fit le salut des armes, suivant la rigueur des anciennes coutumes.

Sa haute taille se développait robuste et hautaine.

Quatre hommes forts et jeunes avaient passé par là, et pourtant on pouvait pressentir que, cette fois seulement, Montalt allait trouver à qui parler.

Il rendit le salut et donna son épée.

– À vous !… dit l’oncle Jean.

– À vous !… répliqua Montalt.

Le pied nu de l’oncle Jean frappa deux brusques appels, et son épée, manœuvrant avec une rapidité prestigieuse, chercha le défaut de cette impénétrable cuirasse qui était au-devant de la poitrine du nabab.

Il n’était plus temps d’en prendre à son aise. Montalt avait maintenant l’œil au guet, le jarret tendu, la main leste. On voyait qu’il dépensait toute sa vigueur et toute son adresse pour parer les coups précipités que lui portait le vieillard.

Il fut obligé de rompre par trois fois.

Étienne, Vincent et Roger suivaient l’attaque d’un œil avide. Ils ne respiraient plus.

Nehemiah Jones, roide comme un piquet et portant sur son grave visage la tranquillité la plus heureuse, représentait bien dignement le flegme britannique au milieu de toutes ces émotions.

Le combat se poursuivait depuis cinq minutes, pour le moins, sans désemparer, et les minutes sont longues pour ceux qui voient deux hommes l’épée à la main ! L’oncle Jean avait gagné du terrain, mais on voyait de larges gouttes de sueur rouler sur sa joue enflammée, et son souffle sortait maintenant pénible de sa poitrine.

Le nabab, au contraire, gardait toujours la dureté froide et calme de sa physionomie ; sa respiration était égale comme au premier instant. Il paraît avec une précision mathématique, et ne ripostait point.

L’oncle Jean, qui avait tenté en vain tous les coups d’armes, passa brusquement l’épée dans la main gauche, et se fendit sur un dégagé terrible.

Montalt para sur place, jetant de côté la pointe de l’arme, qui était à une ligne de sa poitrine.

Puis il se mit d’un bond hors de portée.

– M. Jean de Penhoël, dit-il froidement, ceci est le côté du cœur… reprenez haleine.

Le vieillard s’arrêta ; sa poitrine battait, révoltée.

– Je croyais qu’il n’y avait qu’un homme au monde, murmura-t-il, pour soutenir un assaut comme celui-là !

Derrière cette rudesse que Montalt retenait de force sur son visage, il y eut comme un vague sourire.

Et, depuis le commencement du combat, ceux qui eussent pu l’observer de près auraient découvert, sous son masque de dureté impitoyable, une émotion cachée.

Mais si cette émotion existait réellement, il la refoulait avec toute l’énergie de sa forte nature. Une pensée de vengeance était en lui, comme il l’avait dit ; il s’y cramponnait obstinément. Cette vengeance inattendue devait être terrible…

Les trois jeunes gens tournaient vers lui leurs regards suppliants. Il ne voulait point les voir.

Jean de Penhoël avait piqué son épée en terre.

Ses yeux étaient fixés sur le nabab, et une étrange hésitation semblait envahir son visage.

– Je ne sais pas si ma pauvre tête se perd…, murmura-t-il ; Vincent, toi qui as de bons yeux, regarde donc… mais tu étais un tout petit enfant lorsqu’il nous quitta… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je rêve ?

Sa voix tremblait. Il fit un pas en avant. Le nabab semblait ne point entendre.

– Laissez-moi vous regarder, monsieur… reprit le vieillard dont l’émotion allait croissant ; vous me tourniez le dos hier quand je vous ai provoqué… et mes yeux sont trop faibles désormais pour distinguer comme il faut le visage d’un homme à la longueur de deux épées…

Il était tout près de Montalt qui baissait les yeux en fronçant le sourcil.

– Oh !… fit le vieillard d’une voix brisée, il y a vingt ans de cela, et je me trompe peut-être !… Regardez-moi, monsieur… Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Non…, répondit Montalt.

L’oncle Jean se couvrit le visage de ses mains.

– Non ? répéta-t-il ; oh ! c’est que je me trompe alors… car Louis de Penhoël n’aurait pas renié le vieil ami de son père !

La figure de Montalt resta impassible et froide, mais sa main serra convulsivement la garde de son épée.

– Allons !… dit-il durement, vous devez être reposé…

L’oncle Jean courba la tête, et regagna sa place.

Les trois jeunes gens, qui n’avaient point entendu ces dernières paroles, ne comprenaient rien à cette scène.

Ils avaient espéré un instant sans savoir pourquoi, et leur espérance s’en allait…

Jean de Penhoël, avant de reprendre son épée, tira de sa poche son mouchoir de grosse toile pour essuyer ses yeux, qui étaient inondés de larmes.

– Je vous demande une minute encore…, monsieur, dit-il, car il faut voir clair pour se défendre contre vous… Les vieillards sont comme les enfants ; ils pleurent… Oh !… Dieu aurait dû m’épargner cette espérance trompée !… c’était mon fils !… Je ne sais pas si j’aime mon pauvre Vincent autant que je l’aimais !…

Les sourcils du nabab se froncèrent davantage. Un rouge vif remplaça, pour un instant, la pâleur de sa joue.

– Allons !… répéta-t-il d’une voix changée.

L’oncle Jean reprit son arme.

– Et lui aussi !… dit-il encore ; il m’aimait… Oh ! le noble enfant ! le cher cœur !… que Dieu le protége !

Il se remit en garde.

Mais nulle épée ne choqua la sienne.

Les trois jeunes gens avaient poussé ensemble un cri de stupeur.

Le combat le plus terrible qu’avait soutenu ce matin Berry-Montalt était contre lui-même, et son cœur l’avait vaincu…

Il était là, devant le vieil oncle Jean, les bras tout grands ouverts, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Mon vieil ami !… balbutia-t-il, mon vieux père !…

Jean de Penhoël se laissa tomber sur sa poitrine, et Montalt baisa ses cheveux blancs.

XXV. LA PETITE SERRURE

Ce matin, le nabab avait quitté l’hôtel un peu avant le jour.

Au moment où sa voiture partait, un homme qui était en observation devant la porte cochère fit le tour des jardins en courant, et gagna la ruelle située sur les derrières de l’hôtel.

La nuit était encore assez noire.

– Êtes-vous là ? murmura-t-il.

Deux hommes sortirent d’un enfoncement de la muraille.

C’étaient MM. le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra, en costume d’aventures.

– Eh bien ?… demandèrent-ils.

– Disparu !… répliqua le noble baron Bibander ; je viens de le voir partir avec le grand sec de majordome et les deux nègres.

Les deux bougies que Nawn avait allumées à la dernière fenêtre de l’aile gauche n’avaient brillé qu’un seul instant.

– Et le signal ?… demanda Bibandier à son tour.

– Tout va bien !… répondit Robert ; et puisque milord a emmené ses deux chiens de garde, nous n’aurons guère à enfoncer que des portes ouvertes… Voyons, y sommes-nous ?

– Présent !… répliqua Bibandier, sans peur et sans reproche…

– Moi, dit Blaise, ça me va énormément cette petite partie fine !… Mais convenons un peu de nos faits… Si nous emportons le gros lot, allons-nous toujours à Penhoël ?

– Toujours !… répliqua Robert ; René a bu de l’eau-de-vie toute la journée, et m’aime comme la prunelle de ses yeux… Nous rachetons le manoir et tout ce qui s’ensuit… nous donnons un coup de bas au vieux Pontalès, et nous sommes les seigneurs suzerains de la contrée !…

– Et cette fois, dit Blaise, M. Robert ne fera pas de mauvaise plaisanterie ?

– Nous n’aurons pas l’ombre d’une discussion, mon brave ! Entre millionnaires, on emploie les formes. Qui est-ce qui saute le premier ?

– Moi ! dit Blaise, ça me rappelle mon bon temps, et je me sens tout gaillard… En avant, mes petits, et qui m’aime me suive !

Entre la ruelle et la maison, il y avait la muraille du jardin, qui était fort basse en cet endroit.

Blaise l’escalada le premier, et ce ne fut pas long, car il n’avait point perdu ses anciens mérites.

L’Américain et Bibandier sautèrent bientôt à leur tour sur le sol gras des plates-bandes.

Ce n’était pas le côté du grand jardin couvert. Il n’y avait là qu’un étroit banc de gazon et quelques arbres au feuillage desséché.

Robert fit entendre un petit coup de sifflet, auquel on répondit de la fenêtre où brillaient naguère les deux bougies.

Un cordon se déroula et vint tomber aux pieds de nos trois gentilshommes. Robert y attacha l’extrémité d’une échelle de soie, et le cordon remonta. L’instant d’après, ils faisaient tous les trois, par la fenêtre, leur rentrée à l’hôtel du nabab.

– La petite dame est accouchée…, dit Nawn qui ne tremblait point trop fort.

– Bah fit Robert ; on ne pourra donc pas l’emmener ?

– Elle est bien faible !…

– Américain, dit Bibandier, je demande à être le parrain de l’enfant ; cela resserrera les liens d’estime et d’affection qui nous unissent.

Ils étaient gais comme des pinsons, les trois excellents camarades !

– Ah çà ! reprit Robert en s’adressant à Nawn, tu as fait ta besogne, toi ?

Nawn secoua lentement sa tête cuivrée.

– J’avais dans un petit flacon, répondit-elle, un mélange des quatre meilleurs poisons de mon pays…

– Où il y a tant d’excellents poisons ! interrompit Bibandier.

– Avec cela, reprit Nawn, j’aurais envoyé dans l’autre monde une douzaine de gentlemen bien portants comme vous l’êtes… Les pauvres enfants ont bu la moitié de ma fiole, à elles toutes seules !

Bibandier essaya encore de rire pour se faire un mérite d’esprit fort auprès de ses collègues ; mais il ne pouvait plus.

– Et puis ?… dirent en même temps Robert et Blaise.

– Ça dure cinq minutes…, répliqua Nawn, quelquefois un quart d’heure… Après cela, tout est fini.

– Et tu es bien sûre ?…

– À l’heure où je vous parle, elles sont mortes…, repartit Nawn qui baissa ses yeux noirs et brûlants.

Une fois déjà Robert avait entendu ces mots : « Elles sont mortes. » On l’avait trompé. Il doutait.

– Peux-tu nous les montrer ? demanda-t-il.

– Suivez-moi…, répliqua Nawn sans hésiter.

Robert fit un pas en avant. L’Endormeur et Bibandier restèrent immobiles.

– Je vais vous mener jusqu’à leur chambre…, dit Nawn, mais vous entrerez tout seul… car je ne voudrais pas revoir leur visage !

Le jour se faisait bien lentement, et les ténèbres étaient encore épaisses. On entendit au fond du corridor où était située la chambre des deux jeunes filles une voix faible qui criait :

– Diane !… Cyprienne !…

Un frisson parcourut le corps de Robert.

– Écoutez !… dit Nawn ; elles ne répondront pas !

Nos trois compagnons prêtèrent attentivement l’oreille, et nul son ne répondit en effet à la voix de Blanche.

– Elles ne répondront pas !… répéta Nawn ; la jeune dame qui les appelle ne peut pas les apercevoir dans l’ombre… mais moi, je sais bien qu’elles sont couchées sur le tapis… toutes deux côte à côte… les yeux mornes… les lèvres livides… Oh ! ajouta-t-elle en baissant la voix tout à coup, elles s’aimaient bien !… elles étaient belles comme les anges… Je ne sais pas si je recommencerais !…

– Diane !… Cyprienne !… dit encore la voix de Blanche.

– Elles ne répondront pas !… murmura Nawn.

Blaise et Robert, bien qu’ils fussent des coquins sans cœur, se sentaient du froid dans les veines. Quant à Bibandier, une sueur glacée mouillait ses tempes.

Il avait vu déjà une fois les deux jeunes filles, côte à côte, couchées sur le bord de leur tombe.

La parole de Nawn évoquait pour lui deux pâles fantômes.

– Oh ! oui !… balbutia-t-il sans savoir qu’il parlait, elles étaient belles !… et ceux qui les ont tuées n’auront plus jamais de sommeil tranquille !…

– Diane !… Cyprienne !… prononça pour la troisième fois la voix toujours plus faible de l’Ange.

Et point de réponse encore.

– Eh bien !… dit Nawn à Robert qui restait immobile, le corridor est court et la porte est ouverte… ne voulez-vous plus aller voir les mortes ?

Robert se retourna brusquement.

– Tu seras payée !… dit-il. Conduis-nous à la chambre de Montalt.

Nawn obéit.

L’appartement du nabab était situé, comme nous l’avons dit, à l’autre extrémité de l’hôtel.

Nos trois gentilshommes et leur guide traversèrent avec précaution les longues galeries. La porte extérieure de la chambre à coucher était fermée. Blaise, qui portait sous son manteau une pince et divers instruments de serrurerie, fut chargé d’ouvrir. Cela prit du temps, soit que la serrure eût des combinaisons difficiles, soit que Blaise eût oublié son adresse d’autrefois.

Quand on put entrer enfin, il faisait jour dans le corridor.

Mais nos trois compagnons retrouvèrent les ténèbres à l’intérieur de la chambre, dont les contrevents étaient soigneusement fermés.

Comme Robert regardait derrière lui avec inquiétude, Nawn lui dit :

– Personne ne viendra vous surprendre… Les valets dans cette maison suivent l’exemple du maître…, on veille la nuit, on dort le jour… Les plus vigilants ne se lèvent guère qu’à dix heures.

Elle tendit la main.

– J’ai fait ce que j’avais promis…, ajouta-t-elle ; payez-moi, car il faut que je quitte cet hôtel.

Robert lui donna une bourse pleine d’or. Nawn s’éloigna lentement et la tête baissée.

Nos trois gentilshommes étaient seuls, et maîtres du terrain.

La porte fut fermée ; on alluma une lampe.

Robert fouilla d’abord les tiroirs du secrétaire pour trouver la clef du petit meuble où la boîte de diamants devait être serrée.

Au lieu de la clef absente, il rencontra çà et là quelques billets de banque dont il fit son profit.

Sur la tablette du secrétaire, une lettre commencée attira son attention.

– Pardieu ! dit-il en parcourant les premières lignes, je puis bien lire sans être indiscret, car cette lettre est à mon adresse… Savez-vous bien, messieurs, que ce pauvre lord menaçait de devenir maniaque ?… Trois lettres hier, deux cette nuit ! cela commençait sur le pied de trente-cinq à quarante messages par semaine !… Et le tout pour me prier à genoux de lui vendre un chiffon de papier griffonné par une femme !…

– Voyons ! interrompit Blaise ; tu ne trouves pas la clef ?

L’Américain frappa gaiement sur la poche de sa redingote.

– Certes, ceci est un détail mais je suis flatté d’avoir là, dans mon portefeuille, un crédit de cent cinquante mille francs… peut-être davantage… car chaque lettre nouvelle de milord m’offre deux mille louis de plus !

Il s’arrêta, et son regard exprima une subite inquiétude.

– La chose est si étrange, poursuivit-il en baissant la voix, que j’aurais presque peur, si notre homme n’avait affaire ce matin à forte partie !…

– Peur de quoi ?… demanda Blaise.

– Mais il y a juste cinq à parier contre un, poursuivit Robert au lieu de répondre, que milord ne nous gênera plus désormais !… À la besogne, l’Endormeur, mon ami !… À défaut de clefs, essayons un peu de tes ustensiles !…

Bibandier n’avait point pris part à ce court entretien, mais si sa langue chômait, ses mains ne restaient pas oisives. Le noble baron furetait de meuble en meuble, et faisait main basse sur tout ce qu’il trouvait à sa convenance.

Si les fauteuils n’eussent point été trop gros, il les eût fourrés dans les vastes poches de sa redingote.

Le petit meuble indiqué par Lola était à demi caché derrière les rideaux de brocart, dont les draperies, larges et lourdes, tombaient autour du lit de Montalt.

C’était une espèce de coffre, supporté par quatre pieds contournés, et couvert, du haut en bas, d’incrustations artistement variées ; au milieu de ce renflement, en forme de ventre, qui distingue les bahuts du temps de Louis XV, on voyait une petite serrure mignonne, délicate, microscopique, qui semblait bien facile à forcer.

À défaut d’adresse, d’ailleurs, on pourrait employer la force, car ces meubles si coquets sont fragiles, et le moindre coup, vigoureusement appliqué, peut disjoindre leurs planchettes légères.

Nos trois gentilshommes bénissaient in petto le caprice du nabab, qui avait choisi, pour renfermer son trésor, cette gentille armoire, au lieu d’une laide caisse de fer.

L’Endormeur se mit à genoux sur le tapis, et commença son office de serrurier.

Autrefois, à l’époque où il avait mérité son surnom, on n’aurait point pu compter les serrures habilement crochetées par lui ; il ne possédait peut-être pas aussi parfaitement que l’Américain, son frère d’armes, le côté intellectuel de l’art du voleur ; mais sa main était preste, et on pouvait citer de lui des exploits vraiment notables.

Fallait-il que cette vieille gloire vînt se briser contre un jouet d’enfant ?

Le malheureux Blaise travaillait comme un nègre, suait à grosses gouttes, et faussait l’un après l’autre tous ses instruments. On eût dit que la petite serrure était fée.

Le temps passait. Robert et Bibandier suivaient la vaine besogne de leur compagnon avec une impatience croissante.

– Donne-moi cela !… s’écria enfin l’Américain en repoussant Blaise qui s’essuya le front sans mot dire ; tu n’es plus bon à rien.

Il saisit l’une des tiges d’acier recourbées, et sonda la serrure à son tour.

Même résultat ! La tige d’acier se tordit, et la serrure demeura inattaquable.

Robert se releva ; Bibandier voulut essayer à son tour, et ce fut avec aussi peu de succès.

– Le diable est dans cette serrure !… grommela-t-il.

Nos trois gentilshommes étaient debout, la tête basse et regardant d’un œil piteux ce charmant petit meuble qui semblait si facile à ouvrir…

Ils ne s’étaient pas découragés trop vite, et un temps considérable s’était écoulé déjà depuis leur entrée à l’hôtel.

– C’est infernal !… murmura l’Américain. Échouer au port ! Je parierais ma tête que les diamants sont dans ce coffre !…

– Ça me paraît clair !… appuya tristement Bibandier. Une si bonne petite serrure doit servir à quelque chose !…

Blaise tourna la tête par hasard, et ses yeux tombèrent sur l’une des fenêtres.

– Regardez, dit-il d’un ton de frayeur.

Les regards de Blaise et de Robert suivirent sa main étendue.

Malgré la lumière de la lampe, on apercevait aux fentes des contrevents fermés deux ou trois de ces points étincelants qui annoncent le grand soleil.

– Il faut en finir !… dit Robert.

Il se recula jusqu’à l’autre bout de la chambre et, prenant son élan, il vint donner de toute sa force contre le petit meuble. Le choc de son talon produisit un son sec et faible. Ce fut tout.

Le ventre du bahut n’avait même pas fléchi.

– Il y a du fer sous le bois !… murmura-t-il en laissant retomber ses deux mains.

Nos trois gentilshommes, au comble de l’embarras, se regardèrent en silence pendant une bonne minute.

– Messieurs, dit enfin Robert, il faut jouer le tout pour le tout !… Les gens de la maison vont s’éveiller, s’ils ne le sont pas déjà… En cavant au mieux, nous n’avons plus que quelques instants… Ne les perdons pas en efforts inutiles !… Je me souviens d’avoir vu une hache dans la chambre où Nawn nous a introduits d’abord… À l’aide de cette hache, nous aurons bien raison de la doublure de fer !

– Je vais la chercher !… s’écria Blaise.

– Allons tous les deux !… ajouta Bibandier.

Ils se faisaient ce raisonnement que la fuite serait plus aisée, en cas de danger, s’ils étaient une fois hors de cette chambre.

Ils sortirent ensemble.

Nawn ne les avait point trompés. Malgré l’heure avancée, aucun bruit ne se faisait encore dans l’hôtel.

Resté seul, Robert prit la lampe et l’approcha de la serrure pour l’examiner mieux. Il y avait autour des ornements d’or guilloché, figurant une arabesque extrêmement légère.

Au milieu des lignes enchevêtrées du dessin, Robert distingua un petit bouton d’argent.

Son cœur battit comme s’il avait eu déjà en sa possession la fameuse boîte aux diamants. Et tout de suite, il eut l’excellente idée de s’adjuger le trésor à lui tout seul.

La moins tordue des tiges d’acier fut introduite de nouveau dans la serrure, et Robert la fit jouer en même temps qu’il pressait le bouton.

Le couvercle du petit meuble s’ouvrit et bascula de lui-même.

Robert poussa un cri de joie folle à la vue des diamants qui renvoyèrent, en gerbes étincelantes, la lumière de la lampe.

Il saisit la boîte et s’élança vers la porte.

Mais, au lieu de franchir le seuil, il s’arrêta comme frappé de la foudre, et la boîte s’échappa de sa main tremblante…

Il y avait devant lui deux fantômes : Diane et Cyprienne de Penhoël, qui tenaient à la main les pistolets du nabab, et qui, droites et fermes au-devant du seuil, dirigeaient les deux canons contre la poitrine de Robert.

Celui-ci toucha son front, qui se mouillait d’une sueur froide.

– Encore !… encore !… murmura-t-il d’une voix étouffée.

La signification de ce mot dut échapper aux deux jeunes filles, qui ne se doutaient même pas du danger récent qu’elles avaient couru par le fait de Nawn.

Pendant que cette dernière, en effet, après avoir versé le poison dans la bouilloire, s’éloignait précipitamment pour jeter au dehors le flacon accusateur, Séid était entré sans bruit dans la chambre de Blanche. Il avait renversé dans les cendres la liqueur empoisonnée, et rempli de nouveau la bouilloire avec de l’eau pure.

De sorte que Nawn, au lieu de son poison malais, avait servi d’excellent thé aux deux jeunes filles.

Celles-ci veillaient dans leur chambre, attendant le retour du nabab. Blanche dormait auprès de son enfant. Diane et Cyprienne sortaient, de temps à autre, dans le corridor, pour prêter l’oreille.

Au moindre bruit, annonçant le retour espéré de Montalt, elles voulaient s’élancer au-devant de lui, le supplier de vivre et vaincre sa résolution fatale à force de caresses.

Un bruit se fit, c’était le coup de pied de Robert, essayant de forcer le petit meuble.

Cyprienne et Diane traversèrent aussitôt le corridor. En un clin d’œil elles furent à la porte de Montalt.

Cette entrée dont nous parlons, et qui communiquait avec l’appartement donné à Blanche, était située à la tête du lit. Au moment où les deux jeunes filles y arrivaient, l’Endormeur et Bibandier sortaient par l’autre porte pour aller chercher la hache.

Robert ne pouvait voir entrer les deux sœurs, qui étaient masquées pour lui par le brocart épais des rideaux.

Quand elles s’avancèrent dans la chambre et qu’il eût pu les apercevoir, la découverte du secret l’absorbait déjà.

Il était tout entier à sa besogne.

Diane et Cyprienne demeurèrent d’abord étonnées à la vue d’un étranger. Il n’y avait point à s’y méprendre, cet homme était un voleur.

Grâce au bruit que faisait Robert en travaillant la serrure, elles purent, sans éveiller son attention, décrocher deux grands pistolets anglais, pendus aux deux côtés du secrétaire, et gagner la porte principale.

Elles ne reconnurent Robert qu’au moment où celui-ci se retournait pour sortir.

– Vous êtes notre prisonnier, M. de Blois ! dit Diane ; n’essayez pas de fuir… ne faites pas un mouvement, ou vous êtes mort !

L’Américain regarda tour à tour les deux pistolets dont les gueules lui semblèrent énormes.

– Vous ne vous attendiez pas à nous retrouver ici !… reprit Diane, et pourtant vous avez habité la Bretagne assez longtemps pour connaître nos vieilles légendes… les belles-de-nuit voyagent sur l’aile du vent… Hier, nous tourmentions madame la marquise d’Urgel à Paris… cette nuit, nous avons dormi à notre place, derrière l’église de Glénac… et ce matin, M. de Blois, nous avons enfourché le dernier rayon de lune pour venir vous mettre le pistolet sous la gorge…

– Ma sœur !… ma sœur ! dit Cyprienne d’un ton plus sarcastique encore, c’est mal de railler un vaincu !… Je suis sûre que si nous laissions passer le pauvre M. de Blois en ce moment, il nous donnerait sa parole d’honneur de se convertir et de faire pénitence… Mais les morts ont de la rancune, M. de Blois… et nous allons vous garder là jusqu’au retour de milord.

L’Américain avait très-sérieusement peur.

– Écoutez-moi !… dit-il au hasard ; je sais bien que vous pouvez me perdre, mais je sais aussi que vous avez le cœur généreux, mesdemoiselles… Ayez pitié de moi !

– Pitié !… répliqua Diane ; l’eau est bien profonde au tournant de la Femme-Blanche !…

– Et les pierres étaient bien lourdes !… ajouta Cyprienne.

L’œil de Robert s’éclaira subitement pendant qu’elles parlaient ainsi, et un rayon s’alluma sous sa paupière, rapidement baissée.

– Ainsi…, murmura-t-il en redoublant d’humilité, vous n’aurez point compassion ?…

Son regard, qui se releva, prenait, en ce moment, une expression si étrange, que Cyprienne et Diane se retournèrent avec vivacité pour découvrir la cause de ce changement…

Robert éclata de rire.

Diane était prisonnière entre les bras de Bibandier ; Cyprienne entre ceux de Blaise.

Les deux pauvres enfants courbèrent la tête sans essayer même de se défendre.

– Tudieu ! mesdemoiselles, dit l’Américain, il faut jouer serré, quand vous êtes de la partie !… Pour aujourd’hui nous allons vous traiter seulement comme vous avez traité Lola, car nous ne sommes pas encore à la porte de ce maudit hôtel…

L’Américain n’avait pas achevé sa phrase que sa figure changea une troisième fois.

L’apparition des jeunes filles et celle de nos deux gentilshommes s’étaient succédé rapidement.

Une troisième péripétie arriva plus vite encore.

Au moment où Robert nouait son mouchoir, roulé en bandeau, sur la bouche de Diane, la porte que Bibandier et Blaise avaient laissée entr’ouverte s’ouvrit tout à fait et donna passage au grand jour du dehors.

La haute taille de Berry-Montalt, qui tenait à la main ses deux épées de combat, se dessina en silhouette sur le seuil.

XXVI. BONHEUR

Cette émotion soudaine et irrésistible qui avait saisi, au bois de Boulogne, Berry-Montalt, ou, pour parler mieux, l’aîné de Penhoël, et qui avait arraché l’épée à ses mains tremblantes, ne dura qu’un instant.

Il avait été vaincu par un de ces fougueux mouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêter l’élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s’étaient évanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dans les yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncle Jean.

Étienne et Roger regardaient, partagés entre la surprise et l’émotion contagieuse.

Vincent restait sombre, à l’écart.

Nehemiah Jones remettait au fourreau, avec méthode, les armes, soigneusement essuyées.

La seconde minute commençait à peine, que Louis se révoltait déjà contre ce qu’il appelait sa faiblesse. Ses larmes se séchèrent brusquement ; il se dégagea de l’étreinte du vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu’il avait gardée si longtemps.

L’aîné de Penhoël était redevenu le nabab Berry-Montalt.

– Louis !… murmura l’oncle Jean qui ne s’apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri !… comment as-tu pu rester tant d’années loin de nous ?

– Comme il n’y avait plus de place pour moi dans la maison de mon père…, répliqua Montalt avec amertume, j’ai cherché fortune ailleurs.

L’oncle Jean le regarda, et vit seulement alors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait sa lèvre.

– Comme tu dis cela !… murmura-t-il.

– M. Jean !… interrompit Montalt, on s’est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, en Bretagne… Moi, de mon côté, je vous jure que je n’ai guère songé à vous !

Le vieux Breton courba la tête.

– Finissons !… reprit Montalt ; vos filles sont chez moi… venez les reprendre.

– Mes filles ?… s’écria l’oncle Jean stupéfait ; celles que j’appelais mes filles… elles sont mortes !…

– Elles vivent ! dirent ensemble Étienne et Roger.

– Est-il possible ? balbutia le vieillard. Diane ! Cyprienne !…

– Ce sont deux enfants gracieuses et belles !… poursuivit Montalt au lieu de répondre ; je souhaite qu’elles n’aient point l’âme ingrate de tous ceux qui portent le nom de Penhoël…

L’oncle Jean n’écoutait plus. Il pleurait de joie.

– Ah !… si vous saviez !… si vous saviez, Louis !… voulut-il dire.

Montalt l’interrompit encore.

– Je ne veux rien savoir…, dit-il ; la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenus sages… Je n’aime plus et je ne hais pas… Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à tout ceci… Je retourne à mon hôtel ; suivez-moi, si vous voulez.

Il n’y avait eu aucune explication d’échangée, et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus ; Roger lui-même oubliait sa jalousie, et s’étonnait d’avoir douté.

Ils firent un pas vers le nabab. Vincent restait seul en arrière.

– Et moi ?… dit-il.

– Et l’Ange !… s’écria l’oncle Jean ; tu as raison, mon fils… c’est pour Blanche de Penhoël que je suis venu ici !

– Blanche de Penhoël ?… répéta le nabab ; je ne connais pas ce nom…

À son tour Vincent se rapprocha.

– En êtes-vous bien sûr ?… dit-il le rouge au front et les dents serrées ; quand on veut nier, il faut prendre mieux ses précautions, milord… J’affirme que vous avez fait enlever, dans la nuit d’hier, ma cousine Blanche de Penhoël.

– M. Vincent, répliqua le nabab, je suis las et je n’ai plus fantaisie de me battre… Vous pouvez me regarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur !… Courage !… vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu… Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combien faut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votre gratitude ?… Courage ! vous dis-je, mon neveu Vincent !… vous porterez comme il faut le nom de Penhoël !

Il se dirigea vers son équipage, qui attendait toujours dans l’allée voisine.

Étienne et Roger le suivaient.

– Montez…, leur dit-il.

Les deux jeunes gens obéirent.

La portière se referma sur eux. L’oncle Jean, qui s’avançait timide et triste, monta dans le fiacre avec Vincent.

Les deux voitures reprirent le chemin de Paris.

Montalt et ses deux compagnons gardaient le silence.

Étienne et Roger avaient peut-être envie d’implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d’espoir et de joie ; mais ils n’osaient pas, tant le visage de Montalt était sévère et sombre.

Montalt rêvait, et sa rêverie avait une navrante amertume.

– Pauvre oncle Jean !… se disait-il ; celui-là est toujours le digne cœur d’autrefois !… Oh ce n’est pas sur lui qu’il fallait me venger !… Mais mon frère… mais Marthe !… il n’a pas même osé prononcer leurs noms devant moi !… Fou que je suis !… Hier, j’aurais donné ma fortune pour cette lettre où j’espérais trouver un mot de compassion ou de regret… un mot d’amour peut-être ! Fou !… misérable fou !… ne sais-je pas, depuis vingt ans, qu’il n’y a rien dans le cœur d’une femme ?

– Milord…, dit en ce moment Étienne avec timidité, mon cœur se refusait à vous haïr… Pendant ces belles années que j’ai passées à Penhoël, j’entendais votre nom dans toutes les bouches… Avant de vous connaître, j’avais appris à vous aimer.

– Laissons là Penhoël, s’il vous plaît, monsieur…, repartit sèchement le nabab.

Roger, qui allait parler, baissa la tête en silence.

– Vous êtes irrité contre nous, reprit le jeune peintre ; nous vous en avons donné le droit… mais, je vous en prie, milord, vous, l’oncle respecté de celles que nous aimons, oubliez votre colère !

Le nabab laissa tomber sur lui un regard froid et distrait.

– Je n’ai pas de colère, monsieur, répliqua-t-il ; seulement ce que je vois ici m’ennuie et me répugne…

Il bâilla et poursuivit comme en se parlant à lui-même :

– Tristes gens ! tristes choses !… Je crois que je vais retourner dans l’Inde…

Étienne voulut insister, à défaut de son ami, qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un geste de fatigue et se renfonça dans un coin.

On ne parla plus durant tout le reste de la route.

L’équipage du nabab arriva le premier devant l’hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent était resté un peu en arrière.

Les fenêtres de la chambre à coucher avaient, comme nous l’avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n’était éclairée que par la lumière d’une lampe. Au moment où Montalt ouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors, eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement une scène confuse : deux jeunes filles terrassées, et trois hommes que sa présence subite semblait frapper de stupeur.

Cyprienne et Diane se relevèrent en poussant un cri de joie, et se jetèrent à son cou.

L’un des trois hommes, profitant de ce mouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre, se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, et disparut au détour du corridor.

Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui se passait à l’intérieur de la chambre ; ils ne songèrent pas même à l’arrêter.

– Notre père !… disaient les jeunes filles ; notre bon père !… c’est Dieu qui vous envoie… Oh ! nous avons bien pleuré cette nuit ; car nous avions peur de ne plus vous revoir !…

Roger serra la main d’Étienne.

– Elles le nomment leur père !… murmura-t-il ; savent-elles ce que nous avons fait ?… nous pardonneront-elles ?…

Les lèvres de Montalt avaient effleuré le front pâle encore des deux jeunes filles.

– Que signifie tout cela ? dit-il sans beaucoup s’émouvoir.

– Oh ! père !… s’écria Diane, ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pour dérober votre trésor !…

Montalt regarda par-dessus leur tête.

– Il me semble qu’ils étaient trois tout à l’heure…, dit-il.

Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n’y avait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits à l’autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s’élancèrent vers les fenêtres ; les contrevents s’ouvrirent et les rayons du soleil inondèrent la chambre.

– Il s’est enfui !… dit Diane dont le regard aigu fouillait les moindres recoins.

– Avec les diamants !… ajouta Cyprienne.

– M. le baron Bibander ! murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés, M. le comte de Manteïra… venus ici pour dévaliser mon hôtel !… Quel était donc l’autre ?…

Avant qu’on pût faire réponse, on ouït une rumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeur s’approcha, et la voix de l’oncle Jean, changée par la colère, se fit entendre.

Il disait :

– Je te reconnais, malgré ton déguisement… comme j’ai reconnu ton écriture dans cette lettre perfide, qui m’a mis l’épée la main contre mon neveu Louis !… Tu es donc le démon de notre famille !…

Il arrivait en ce moment devant la porte, traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu’il tenait par le collet de son habit.

D’un geste vigoureux, il le lança jusqu’au milieu de la chambre en disant :

– Cette fois, je crois qu’on va t’écraser, vipère !

La face de Robert était livide. Il tremblait.

Chaque fois que son regard essayait de se relever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.

Cyprienne et Diane étaient dans les bras de l’oncle Jean mais leurs regards se tournaient pleins de tendresse émue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.

Cette pensée qu’elles avaient accueillie avec tant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, était bien la réalité.

Les dernières paroles de l’oncle Jean levaient le dernier doute. Leur bon génie s’appelait Louis de Penhoël !

Elles faisaient semblant de ne point voir Étienne et Roger qui cherchaient leurs regards.

Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, avec eux, il y avait l’oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tous ceux que l’Américain avait dépouillés ou trahis, à l’exception de Marthe et de Penhoël.

– Louis, dit l’oncle Jean, cet homme est cause que Pontalès commande dans la maison de ton père.

Le visage du nabab eut une contraction légère, mais il demeura en dehors du cercle.

– Notre père…, dit Diane, – car nous l’appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s’adressant à Jean de Penhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impression étrange ; – notre père n’ignore rien de ce qui s’est passé au manoir… Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous ses lâches exploits.

Blaise et Bibandier, comme on le pense, avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delà du seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.

– Ce que milord ne peut pas savoir, dit Étienne, c’est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions point l’hôte fatal de Penhoël, est l’unique cause de notre rage folle et de notre erreur… C’est lui qui a fait naître nos soupçons… C’est lui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nous avons pu vous joindre hier.

– C’est lui qui m’a conduit par la main jusqu’à vous, ajouta Vincent.

– C’est lui qui a donné de l’argent à Nawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière le seuil, la voix gutturale de Séid.

– C’est lui qui a tout fait !… ajouta l’oncle dont la main s’étendit au-dessus de la tête de Robert : notre malheur et notre ruine !… Mon neveu Louis, il faut que cet homme soit châtié !

Depuis l’entrée de Robert, le nabab n’avait pas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sa poitrine ; ses yeux rêvaient, il semblait ne point écouter.

En ce moment, il s’avança vers l’Américain, et le cercle s’ouvrit pour lui faire passage.

Chacun se demandait ce qu’il allait faire, car il était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait une obéissance passive.

On savait que sa fantaisie était sa règle unique, et que la loi commune n’avait pas de frein pour sa volonté.

Il mit sa main sur l’épaule de Robert, qui fléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l’eût accablé tout à coup.

Montalt se pencha vers lui. Robert se sentit perdre le souffle, tant il avait de terreur.

– M. le chevalier de las Matas, dit Montalt d’un ton doux et presque caressant, ce qu’affirment ces gens-là m’importe peu… Vous êtes chez moi… sous ma protection… et il ne vous sera point fait de mal.

Il y eut dans la chambre un murmure de stupéfaction.

Robert lui-même n’osait pas en croire ses oreilles.

Il tendit à Montalt la boîte de sandal en murmurant :

– Milord, je suis à la merci de votre générosité.

Montalt prit les diamants comme par manière d’acquit, et sa bouche descendit jusqu’à effleurer l’oreille de Robert :

– M. le chevalier de las Matas…, reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à mon hôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages…

L’Américain se redressa du coup ; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeur s’évanouit comme par enchantement.

Montalt avait les yeux baissés.

– M’apportez-vous la lettre ?… dit-il.

– Milord…, répliqua Robert qui croyait avoir déjà repris l’avantage, je n’ai rien à refuser à Votre Seigneurie…, mais la lettre…

– Si vous l’avez laissée chez vous, interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l’aurez dans dix minutes.

– C’est que… milord…

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

– L’avez-vous, ou ne l’avez-vous pas ?… murmura-t-il sans perdre encore son accent de courtoisie.

Et comme Robert hésitait, il lui pressa l’épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula et pâlit.

– Je suis sûr que vous l’avez !… poursuivit Montalt ; veuillez me la donner, M. le chevalier… à l’instant même, s’il vous plaît !… ou bien je vais vous faire mourir sous le bâton !

– Milord…, balbutia Robert épouvanté.

Bibandier et Blaise tremblaient comme la feuille.

– Séid !… dit tranquillement Montalt.

Le noir entra dans la chambre.

Robert ouvrit son habit avec précipitation et prit un portefeuille dans sa poche.

– Si je vous donne la lettre…, dit Robert, vous me laisserez partir sain et sauf ?…

– Et nous avec lui ?… balbutièrent de loin Blaise et Bibandier.

Montalt fixait sur le portefeuille un regard avide. Sa main frémissait convulsivement ; sa respiration s’arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, comme s’il n’eût point, pu répondre avec des paroles.

La lettre sortit à demi du portefeuille de Robert.

Montalt la saisit, tandis que sa poitrine rendait un râle.

– Sortez !… dit-il.

Nos trois gentilshommes s’élancèrent vers la porte et disparurent comme par enchantement.

Personne n’avait osé leur défendre le passage.

Le nabab était au milieu de la chambre, tenant à la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parce que ses yeux étaient aveuglés.

Tous les regards étaient fixés sur lui, et il régnait dans l’assemblée un silence solennel.

Au bout de quelques minutes, les yeux dessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sa joue.

Il chancela, puis tomba sur ses deux genoux.

– C’était elle !… murmura-t-il en souriant comme un enfant sous ses larmes ; elle m’aimait !… Oh ! quel cœur m’avez-vous donc fait, mon Dieu ?… J’avais deviné ! je savais presque !… et je me forçais à ne pas croire !… Je me plaisais à détester et à maudire !…

Jean de Penhoël et les deux jeunes filles s’étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillard sur son sein.

– Mon vieux père !… reprit-il, j’avais trop aimé… La pensée de votre ingratitude me rendait fou !

– Notre ingratitude !… répéta l’oncle Jean ; pas une seule fois, depuis vingt ans, notre prière n’est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils…

Montalt le serra contre son cœur et donna ses mains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.

– Je le crois !… poursuivit-il. Je suis heureux comme je ne pensais point qu’on pût l’être sur la terre !… Marthe !… oh ! Marthe !…

Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-être tous les détails de cette scène, mais ils étaient profondément touchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l’émotion générale.

Il n’avait qu’une pensée : Blanche, Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujours perdue…

Tout à coup Montalt se dégagea de la triple étreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.

Le rouge vif qui couvrait ses joues fit place à une mortelle pâleur.

– Oh !… balbutia-t-il en frissonnant, j’ai médité cela tout un jour et toute une nuit… Dieu me punira pour cette affreuse pensée !… Ce duel…

– Mon fils, interrompit l’oncle Jean, tu me croyais coupable et tu voulais me tuer…

– Je voulais me venger !… répliqua Montalt ; me venger plus cruellement encore !… Pauvre vieil ami !… je voulais donner ma poitrine à ton épée et te dire mon nom en tombant frappé à mort.

L’oncle Jean se couvrit le visage de ses mains ; son sang était froid dans ses veines.

Le silence régna autour de Montalt.

Vincent profita de cet instant, et s’avança jusqu’au milieu de la chambre.

– Personne ne prononcera-t-il ici le nom de Blanche de Penhoël ?… demanda-t-il.

Cyprienne et Diane, à qui Vincent n’avait donné, en entrant, qu’un froid baiser, le prirent par la main et l’entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l’intérieur de l’hôtel.

Tandis qu’elles s’éloignaient, Montalt les suivait d’un regard attristé.

– Dieu est juste !… murmura-t-il. Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne… C’est au nom de tes filles que je te demande mon pardon !

L’oncle Jean s’approcha comme pour l’embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.

Montalt recula et porta ses deux mains à sa poitrine, comme si tout son être eût éprouvé un choc terrible : c’était la joie qui l’écrasait.

Une expression d’extatique bonheur se répandit sur son beau visage.

– Moi !… moi !… s’écria-t-il d’une voix entrecoupée ; Dieu m’aurait gardé tant de joie !… Diane ! Cyprienne !… les deux enfants de mon cœur !… les deux anges qui charmaient ma détresse !… Morbleu ! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressembler l’allégresse de l’âme à un élan de gaieté ; morbleu ! mes jeunes camarades, approchez ici !… Vous aviez raison d’être jaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux que vous !… Votre main, Étienne ? vous êtes un noble garçon… Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestable étourdi ?…

Les deux jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois.

– Étienne, reprit Montalt avec une nuance de mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane… Roger, tu auras ma douce Cyprienne… Messieurs, qu’elles soient heureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois !…

– Sur notre honneur, répliquèrent les jeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plus jamais, milord !

. . . . . . . . . . .

Tous les personnages que nous avons laissés dans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit de Blanche.

Il y avait un voile de sévère tristesse sur les beaux traits de l’oncle Jean, dont le regard glissait furtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposait l’enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, tout seul, avait gardé son aspect joyeux.

Ce n’était point l’état de la jeune malade qui pouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien au contraire ; Blanche avait retrouvé ses délicates couleurs d’autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vue de tous ceux qu’elle aimait l’eût subitement guérie.

Le nabab avait peine à s’empêcher de sourire, et regardait Vincent du coin de l’œil.

– Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bien que, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandes d’explications, malgré l’exquise politesse que vous mettiez à les formuler, M. le gentilhomme !… Ces deux petites filles, ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu’il paraît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel… C’était sans le savoir que j’avais donné l’hospitalité à notre chère Blanche.

– Mon oncle, dit Vincent en rougissant, je vous demande pardon…

– Mon enfant, on a ici, de part et d’autre, tant de choses à se pardonner, que les comptes s’embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistie générale…

Il s’approcha de l’oncle Jean.

– Entendez-vous bien cela, mon vieil ami ? dit-il à voix basse ; quant à ce qui vous fait froncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deux filles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.

– L’honneur de Penhoël !… murmura le vieillard.

– L’honneur de Penhoël regarde Penhoël, répliqua gaiement Montalt ; quand on a beaucoup voyagé, on sait beaucoup d’histoires… J’en ai appris notamment une très-jolie, à bord de certain navire anglais nommé l’Érèbe… Voulez-vous que je la raconte, mon neveu Vincent ?…

Vincent, le rouge au front, se mit à genoux auprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à ses lèvres.

– Maintenant qu’elle est pauvre comme moi…, dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que je l’aime et promettre devant Dieu d’être son mari.

– Non pas, morbleu !… s’écria le nabab ; elle est riche, et toi aussi, mon neveu !… Ces petites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le reste de ce que je possède est à vous, mes enfants !

– Penhoël !… répéta Diane. Il faut trois jours pour faire la route de Bretagne… Et c’est dans trois jours que passe le dernier terme du rachat !

– Donc, nous avons le temps… s’écria le nabab ; fais atteler, ami Vincent !… Il nous faut retrouver d’abord Marthe et mon frère… Pour cela, je veux revoir nos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles… Venez avec moi !

Étienne et Roger baisèrent deux jolies mains qu’on ne leur disputa qu’à demi, et suivirent le nabab, qui monta dans sa voiture avec l’oncle Jean.

On ne fit qu’un temps de galop jusqu’à l’hôtel des Quatre Parties du Monde.

Mais quand Montalt demanda M. le chevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger et ses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour ne plus revenir.

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.

CINQUIÈME PARTIE. PENHOËL.

I. TABLES D’HÔTE

Le duel de la porte d’Orléans avait eu lieu le mercredi ; on était au samedi soir.

La principale auberge de Redon, le ‘‘Mouton couronné’’, qui n’avait plus pour maître, hélas ! le bon père Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd’hui de notables recettes.

Il y avait, en vérité, deux tables d’hôte très-bien garnies, à l’heure du souper : l’une composée de rouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers des environs ; l’autre illustrée par la présence de toute la société des bourgs voisins, qui venait pour la solennité du lendemain.

On était, en effet, aux derniers jours de novembre, et il faut n’avoir pas de carriole pour manquer la grand’messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fête majeure.

La société venait de s’asseoir autour de la longue table, où s’étalait un souper assez maigre : des brèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à la sauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxe d’assiettes de noix sèches. Les rouliers de l’autre table n’auraient certainement point voulu de ce repas.

Mais les rouliers mangeaient avec des fourchettes de fer, tandis que la société se servait d’argenterie d’étain pour découper ses œufs durs.

En outre, il y avait quelque chose de digne et de respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin, où s’attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays du cidre !

Ces bouteilles étaient pour l’étiquette, si chère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaient toutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six mois auparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi de l’Ascension ; mais c’était du vin, du vrai vin, acide, épais, détestable, et l’on ne buvait pas du bon cidre comme les gens du commun !

Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardes connaissances du salon de verdure de Penhoël : les trois Grâces Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang, le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic avec ses trois vicomtes et même le bon père Chauvette, maître d’école du bourg de Glénac.

Il pouvait être huit heures du soir, et l’assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa, le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.

– Comme le temps passe !… dit la Romance, l’aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue de brème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel ; voilà deux mois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veille de la mi-août, avec les Penhoël…

– C’est pourtant vrai !… répliqua-t-on à la ronde.

– Pauvre Madame !… murmura le père Chauvette ; pauvre oncle Jean !… comme ils étaient bons et comme on les aimait !

– Ça n’empêche pas, répliqua la Cavatine d’un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. le marquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays, M. Chauvette !

L’assemblée approuva du bonnet.

– Je ne voudrais pas parler mal de l’ancien maire…, reprit le chevalier adjoint de Kerbichel en avalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que ce pauvre M. de Penhoël s’adonnait aux liqueurs fortes.

– Et puis, poursuivit l’Ariette, dont l’aimable étourderie n’eût point fait espérer des réflexions si profondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à se démettre la mâchoire dès qu’on faisait de la musique !

– Moi, je dis une chose, prononça gravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c’est un mauvais sujet !… Le marquis de Pontalès a bien maintenant quatre-vingt mille livres de rente… ça fait honneur à un pays !… D’ailleurs on aurait dit qu’il n’y avait que ces gens-là pour faire comme il faut les honneurs de chez eux !

– Ah !… c’était joli !… murmura madame veuve Claire Lebinihic avec regret, c’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois vicomtes répétèrent aussitôt :

– C’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l’avis de madame de Kerbichel, et la Romance ajouta :

– D’ailleurs, on vous faisait sur ces gens là des cancans à ne plus s’entendre, et moi je ne peux pas souffrir les cancans !… C’était cette Lola, qui n’avait pas assez du maître et qui faisait jaser d’elle encore avec le petit Pontalès !… un bien joli homme, par exemple, celui-là !… C’était M. de Blois qui regardait Madame d’un œil, et de l’autre mademoiselle Blanche !… À propos de mademoiselle Blanche…

– Ma sœur…, interrompit la Cavatine en baissant les yeux, il faut de la charité !… On a vu des jeunes filles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, qui avaient l’air…

Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.

– Bien, bien !… reprit madame veuve Claire Lebihinie ; c’est moi qui me suis aperçue la première qu’on élargissait de temps en temps sa robe !… Et l’évanouissement pendant le bal !… On sait ce que parler veut dire.

Les trois vicomtes la regardaient avec admiration.

– Et les deux filles de l’oncle Jean ?… reprit la Romance ; l’oncle aux gros sabots !… Si on pouvait dire sa façon de penser sur les morts…

– Prenez garde, mademoiselle !… interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu’elles reviennent la nuit autour du manoir… et, si bien fermée que soit votre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pas embarrassées pour aller vous rendre une petite visite…

– Et alors, s’écria Claire Lebinihic avec un gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle !

Les deux vicomtes qui n’avaient point parlé se dédommagèrent en poussant un hurlement de joie.

La Romance était toute pâle.

– Que Dieu me préserve ! murmura-t-elle : je sais ce qu’une chrétienne doit aux trépassés, madame… et je trouve votre plaisanterie au moins inconvenante !

– La paix ! mesdames, la paix !… fit la chevalière adjointe. N’oublions pas que nous sommes dans un lieu public… Pour en revenir à Penhoël, il paraît que le petit Vincent a été guillotiné à Paris.

– Guillotiné ! s’écria le père Chauvette en sautant sur sa chaise.

– Je lui avais toujours trouvé une mauvaise figure…, dit la Cavatine, mais ce n’est pas malheureux : voici mon frère qui vient enfin souper avec nous !

– Tarde venientibus ossa !… déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu’on garde les arêtes pour les galants qui oublient l’heure en courant la prétantaine, M. de l’Étang !

Numa Babouin avait une figure grave, où se lisait l’orgueil d’une grande nouvelle apportée. Il s’assit en silence à sa place.

– M. Numa sait quelque chose !… s’écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds pétillaient de curiosité.

– Apportez-vous des nouvelles du déris ?… demanda Kerbichel.

– Le déris a dû se faire ce soir…, répondit le frère Numa ; c’est la même chose tous les ans, M. le chevalier… Mais il pourrait bien arriver, sous peu, des événements comme on n’en voit pas souvent dans le pays !

Toutes les oreilles se dressèrent. Tous les regards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait repris son attitude solennelle et compassée.

– Mais enfin ?… dirent ensemble la Romance, l’Ariette et la Cavatine.

Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel un regard plein de dignité.

– On ne court pas plus que vous la prétantaine, M. le chevalier, dit-il ; on tâche seulement de savoir ce qui se passe… Et ce qui se passe, ajouta-t-il en secouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames ! messieurs ! bien étrange ! bien étrange !…

– Vous nous faites mourir, mon frère !… s’écria la Romance impatientée.

Numa mit ses deux coudes sur la table.

– Vous savez bien que la vente du manoir est frappée d’une clause de réméré ?… commença-t-il.

– Parbleu ! fit Kerbichel.

– C’est aujourd’hui le dernier jour du terme, M. l’adjoint.

– On connaît cela, M. Babouin !… et personne n’apportera les cinq cent mille francs qu’il faut pour le rachat…

– M. l’adjoint, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer !

– Comment cela ?

– Jugez-en !… Tout à l’heure, je suis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas… Je me doutais bien qu’on parlerait de Penhoël… mais je ne me doutais guère de ce que j’allais apprendre !… Vous qui savez tout, M. de Kerbichel, je vous le donne en cent !

– M. le chevalier renonce…, dit l’assemblée en chœur.

– Je vous le donne en mille !…

– Grâce !… grâce !

– Eh bien, messieurs !… eh bien, mesdames ! vous avez raison de renoncer, car vous n’auriez point deviné !… M. et madame de Penhoël sont ici dans cette auberge.

Ce ne fut qu’un cri :

– Est-ce bien possible ?…

– Je ne sais pas si c’est possible, répondit Numa Babouin, mais cela est.

– Après tout…, dit Kerbichel en comptant ses mots, ils ont peut-être trouvé de l’argent… Personne n’a jamais songé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnête homme !

– Assurément… assurément ! appuya l’assemblée.

– Mais voilà le beau de l’histoire !… poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous de cet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois ?

– Un coquin, celui-là !

– Nous parlions de lui tout à l’heure !

– Eh bien ! il paraîtrait que ce Robert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.

– Oh !… fit l’assistance stupéfaite.

– Positivement !… Il a ramené dans sa voiture le maître et Madame… Il a toujours avec lui son ancien domestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez pu connaître fossoyeur du bourg de Glénac…

– Bibandier ?

– Bibandier !… On dit qu’ils apportent un million dans les coffres de leur voiture.

– Un million ! s’écria le chevalier adjoint ; voyez comme on est coupable de s’avancer au hasard ! Il y a quelqu’un ici qui appelait tout à l’heure M. de Blois un aventurier !

– Ce n’est pas moi toujours !… riposta la Romance.

– Ni moi !… répéta la Cavatine.

– Ni moi !… ni moi !… ni moi !…

Ce n’était personne.

– Ah çà ! reprit Kerbichel, ne pourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cher M. de Penhoël ?

– Il garde le plus sévère incognito.

– Je conçois cela… mais ce digne M. de Blois ?

– Il est déjà en route pour le manoir avec ses deux compagnons.

Il y eut un instant de silence, après quoi l’aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.

– Voilà ce que je nomme un événement heureux ! dit-elle ; certes, je n’ai rien contre le marquis de Pontalès… mais j’ai toujours désiré, dans le secret de mon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël !…

– Et nous donc !… fit-on à la ronde.

Puis chacun ajouta son mot.

– De si braves gentilshommes !

– Des gens si généreux !

– Le plus vieux nom du département !

– L’honneur, enfin, de la contrée !

On faillit faire un mauvais parti au pauvre père Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.

Un bruit se fit cependant au dehors, et tout le monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitée au delà de toutes bornes.

C’était tout bonnement un homme qui montait à cheval devant la porte de l’auberge, et qui partait, un instant après, au grand trot.

– Je parierais cinq francs contre dix sous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoël et qu’il est ivre !

– Ivre ! M. de Penhoël ?… répéta l’assistance scandalisée.

Mais on n’eut pas le temps de pousser plus loin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, et deux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de la route de Rennes.

Elles s’arrêtèrent toutes deux devant la porte de l’auberge.

La société n’avait plus assez d’yeux ni d’oreilles.

Le jeune M. Babouin se glissa dans l’escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.

Un homme, que personne ne connaissait, avait mis cependant pied à terre et fait appeler le maître de l’auberge.

Il lui dit quelques paroles à voix basse, puis il revint vers la chaise de poste, dont la portière s’ouvrit de nouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.

– Je veux mourir si ce n’est pas le vieux Jean de Penhoël !… dit la Romance.

Le vieillard était entré dans l’auberge. Personne ne bougeait plus à l’intérieur des chaises de poste, dont les chevaux soufflaient et fumaient.

L’inconnu causait toujours avec l’aubergiste.

Au bout d’une grande demi-heure, le vieillard qu’on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidé par un domestique de l’hôtel, il portait à bras une femme qui semblait malade et d’une faiblesse extrême.

– Madame !… murmurait-on aux fenêtres.

Et l’on ajoutait :

– Que veut dire tout cela ?…

La femme malade fut introduite dans l’une des chaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.

On entendit l’inconnu demander au maître de l’auberge :

– Combien y a-t-il de temps qu’il est parti ?

– Une demi-heure à peu près.

– Je vous prie de me faire seller un cheval sur-le-champ.

– Voilà le difficile, notre monsieur… Et vous aurez de la peine à en trouver par la ville… Les gens dont nous parlions tout à l’heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi, les chevaux de toutes les auberges.

– Qu’on dételle un de ceux de ma chaise de poste !… dit l’inconnu.

Son ordre fut exécuté sur-le-champ.

Il se mit en selle et se pencha à la portière de l’une des chaises de poste.

– Vous passerez au pont des Houssayes…, dit-il, j’arriverai avant vous au manoir.

Il piqua des deux et partit au galop. Les voitures s’éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n’y avait plus personne dans la rue.

La société avait la fièvre, et les nouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n’étaient pas de nature à la guérir.

Numa s’était glissé jusqu’à la porte de la rue ; il avait fait le tour des mystérieuses voitures et insinué son regard à l’intérieur.

– Ma foi ! s’écria-t-il en rentrant dans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour y croire !…

– Quoi donc ?… quoi donc ?

Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaient fières d’être ses sœurs.

– Quoi donc ?… répéta-t-il enfin ; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades et des morts.

– Des morts !… se récria l’assemblée.

– Des revenants, du moins !… J’ai bien regardé dans les deux voitures, et, à l’exception d’une paire de grands coquins, noirs comme de l’encre, qui sont sur les siéges, je crois avoir reconnu tout le monde.

La société n’interrogeait plus, mais le frère Numa Babouin était maintenant le centre d’un cercle qui le pressait à l’étouffer.

C’était un beau moment dans la vie du jeune chef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang ; il ne se hâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaient une si haute importance.

– Laissez-moi respirer, mesdames et messieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts… Dans la première voiture, j’ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l’ancien maître de cette auberge… vous savez bien, le père Géraud ?…

– Oui ! oui !…

– Et l’oncle en sabots.

– C’était donc bien lui ?

– Si vous m’interrompez, je ne pourrai rien dire… C’est dans cette voiture qu’on a fait monter Madame… Dans l’autre, j’ai aperçu, que diable ! celles-là sont bien mortes ! les deux filles de l’oncle Jean avec leurs anciens amoureux Étienne et Roger de Launoy…

– Prenez garde, M. Babouin !… dit Kerbichel ; l’acte mortuaire a été dressé dûment et dans les formes.

– Je m’en lave les mains, monsieur !… Ce ne serait pas la première fois, soit dit sans vous offenser, que l’état civil ferait des âneries !… Enfin, toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi, un enfant dans ses bras !…

– Voyez-vous cela !… s’écrièrent les cinq femmes évidemment ravies.

– Le pauvre cher Ange !…

– Le pauvre cher Ange, murmura le frère Babouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière du pays…

Les membres de la société se regardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel reprit d’un accent pénétré :

– À l’exception de M. Chauvette qui, j’ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le monde ici porte les Penhoël dans son cœur… Je propose de boire à leur retour, que chacun de nous espérait, au fond de l’âme, et qui nous rend si heureux !

. . . . . . . . . . .

Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés à Redon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cette fois, partie de l’expédition. Nos trois gentilshommes n’emmenaient avec eux que le maître de Penhoël et Madame. René avait repris de la force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, et tout le long de la route il n’avait fait que boire.

Marthe, au contraire, avait la conscience parfaite du rôle qu’on imposait à son mari. Elle se sentait prisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint ne réagissait plus. Il n’y avait en elle qu’indifférence et apathie : elle n’eût point levé le bras pour détourner le couteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d’une faiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révolter eût été impuissante.

Durant toute la route, sa fatigue l’avait plongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.

Ce qui allait se passer lui importait peu. Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filles chéries : Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du ciel par deux fois pour visiter sa souffrance.

Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.

En arrivant, elle s’étendit sur un lit, sur ce même lit où Lola s’était reposée, trois ans auparavant, tandis que Blaise et Robert faisaient leur premier repas à l’auberge du ‘‘Mouton couronné’’.

Nos trois gentilshommes et René de Penhoël s’attablèrent cette fois comme l’autre. On fit boire René tant qu’on put et l’on ne manqua pas de trinquer à son prochain retour dans la maison de ses pères.

Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise et Bibandier montèrent à cheval.

Avant de partir, ils dirent à René :

– Vous avez confiance en nous, maintenant, Penhoël… Vous savez désormais où sont vos amis et où sont vos ennemis… Nous sommes forcés de vous quitter pour aller préparer les voies, là-bas, au manoir… D’ici huit heures, passez le temps comme vous l’entendrez… mais, à huit heures, il faut que vous soyez sur la route de Penhoël.

René resta seul avec sa femme qui dormait. Ses anciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avait mis de l’or dans ses poches, et il avait le vin content ce jour-là.

À huit heures, il quitta l’auberge, suivant les instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était le seul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redon car Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.

Il avait vaguement la crainte d’être poursuivi par le nabab.

Celui-ci avait perdu un jour entier à chercher dans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deux compagnons avaient sur lui plus de douze heures d’avance ; mais ce large intervalle s’était amoindri peu à peu durant le voyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé de Redon quatre ou cinq heures seulement après l’arrivée des fugitifs.

Le maître de l’auberge lui donna tous les renseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus au ‘‘Mouton couronné’’ dans l’après-midi. L’oncle Jean fut chargé de se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il dut hésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la route de Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cette chambre d’auberge à la merci des événements.

Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononça quelques paroles d’espérance, mais il ne risqua point encore les noms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu’il craignait, pour la pauvre malade, l’émotion subite et trop forte.

On la plaça, loin de ses filles, dans la voiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent…

À une lieue de Redon, René de Penhoël qui chancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la route connue du manoir, entendit derrière lui le galop d’un cheval.

La nuit était humide et sombre. C’était au fond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignait jadis les rangs de sa fantastique armée.

Penhoël tourna la tête et vit dans les ténèbres une forme noire qui s’avançait rapidement.

C’était un cavalier dont la taille et la figure disparaissaient sous les plis d’un long manteau.

– Qui es-tu ? cria l’ancien maître d’une voix avinée.

Le cavalier ne répondit point.

– Moi, je suis Penhoël…, reprit René ; je vais racheter le manoir de mon père… et chasser Pontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu’il est !…

Le cavalier garda le silence.

Malgré son ivresse, René se sentit le cœur serré par un effroi vague.

Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit de même. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grande taille qui se développait confusément dans l’ombre.

Il mit les éperons dans le ventre de sa monture, qui partit au galop. Le cheval de l’étranger galopa de front.

– Qui es-tu ?… qui es-tu ? balbutia Penhoël.

Même silence de la part de l’inconnu.

René tremblait.

Au bout d’une heure de marche, pendant laquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d’effrayantes visions, son cheval roidit les jarrets et s’arrêta court.

Une nappe d’eau écumante et agitée s’étendait sur la route au-devant de lui. À gauche, le marais de Glénac prolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la Femme Blanche balançait les plis de sa robe de brouillard. À droite, la double colline donnait passage au torrent.

En face, on distinguait vaguement, au sommet de la montée, les constructions du manoir.

Il n’y avait pas une seule lumière aux fenêtres.

Mais, au bas de la colline, on distinguait une lueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans la loge de Benoît le passeur.

– Au bac !… cria René de toute sa force.

Sa voix enrouée dut mourir avant d’arriver au milieu de la rivière.

Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.

L’inconnu arrondit ses deux mains autour de sa bouche et cria d’une voix vibrante, qui sonna dans la nuit comme l’appel d’un cor.

– Au bac !… ho !… ho !…

La lumière s’éteignit dans la loge.

René tressaillit sur son cheval et se sentit froid dans les veines.

II. LE MOURANT

En quittant l’auberge du ‘‘Mouton couronné’’, qui devait rappeler à Robert et à Blaise une foule de bons souvenirs, nos trois gentilshommes avaient pris la route de Redon à la Gacilly.

Mais au lieu de poursuivre tout droit leur chemin jusqu’au manoir, ils s’arrêtèrent à la hauteur du bourg de Bains, et entrèrent dans le taillis.

Ils descendirent tous trois de cheval.

Jusqu’alors, la route s’était faite silencieusement, et chacun d’eux semblait en proie à des méditations assez graves.

– Nous allons jeter notre bonnet par-dessus les moulins !… dit Robert en passant sa bride autour d’une branche de chêne, nous allons jouer le tout pour le tout… et ces parties-là se gagnent plus souvent qu’on ne pense !

– Nous avons du malheur…, soupira Bibandier.

– Tais-toi ! s’écria Blaise ; sans ta bêtise, les petites seraient au fond de l’eau… et nous aurions dans nos poches les diamants du nabab !

– L’Endormeur, mon ami, répliqua Bibandier, tu n’as plus le droit de parler… Ton poison n’a pas mieux réussi que ma noyade… Les petites ont un sort !

– Imbécile !… grommela Blaise.

– La paix !… fit Robert ; nous n’avons pas le temps de nous disputer… Si nous travaillons comme il faut, ce soir, la chance peut tourner encore… Et ce qui me plaît dans cette partie, c’est qu’au moins elle ne sera pas longue à décider !

– Mais, dit Blaise, si nous la perdons… ?

– À la grâce du diable, mon bonhomme !… Si nous la perdons, il n’y a plus rien à faire en France… Tu files de ton côté, moi du mien ; Bibandier prend une troisième route, et nous recommençons sur nouveaux frais…

Il s’arrêta sur le bord du taillis qui faisait face au bourg de Bains, et reprit :

– C’est dur à penser !… Les années viennent… et l’on n’est pas beaucoup plus avancé que le premier jour !… Bah ! chaque homme trouve l’occasion de faire fortune une fois dans sa vie… Il ne s’agit que de la saisir… Mes bons amis, c’est peut-être ce soir que notre étoile prendra sa place au ciel…

– Peste !… interrompit Blaise ; te voilà poëte !…

– Tu vas mourir !… marmotta Bibandier.

L’Américain fit la grimace à ce dernier mot. Puis il releva la tête et montra du doigt la dernière maison du bourg.

– Si maître Protais le Hivain n’a point perdu ses vieilles habitudes, reprit-il, nous allons le voir sortir tout à l’heure et venir de ce côté, vers la brune, fumer sa pipe du soir…

– Mais que diable veux-tu faire de maître le Hivain ?… demanda Blaise.

Robert haussa les épaules.

– Penses-tu, répliqua-t-il, que M. le marquis de Pontalès viendrait volontiers à un rendez-vous que nous lui assignerions sur la lande, après la nuit tombée ?…

– C’est juste !… c’est juste, dit Blaise ; Macrocéphale nous servira d’appeau… Qui sait ? l’aventure sera drôle et nous allons peut-être rire !…

– Je sais bien, moi, qui ne rira pas !… dit l’Américain en fronçant le sourcil ; le vieux brigand de Pontalès y passera, ou bien nous serons riches !

Bibandier redressa tout d’une pièce sa longue taille.

– En voilà un que j’exterminerais sans faiblesse ! prononça-t-il gravement ; jusqu’ici j’ai été la victime de mon bon cœur… Il est temps que cela finisse !

– Chut !… murmura Robert, et attention !

Il se courba pour cacher sa tête derrière le talus qui bordait le taillis. Blaise et Bibandier l’imitèrent.

La maison de l’homme de loi venait de s’ouvrir, et maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, s’avançait, en personne, dans la direction du bois.

Sa longue tête était couverte d’un bonnet de laine, mais il avait l’habit noir et les breloques d’un homme d’importance.

Il se promenait tout doucement, les mains derrière le dos, fumant sa pipe comme un juste, et méditant, à loisir, quelque affreux tour de chicane.

La nuit commençait à devenir sombre lorsqu’il passa au ras du talus.

– En avant !… dit Robert qui sauta d’un bond sur la lande.

Le pauvre homme de loi voulut pousser un cri en voyant ces trois figures trop connues qui l’entouraient à l’improviste ; mais Bibandier lui mit sa main énorme sur la bouche.

– Par Satan ! M. de la Chicane, dit-il terriblement, si tu soupires seulement, je t’étrangle !

Le Hivain tremblait de tous ses membres, et ses dents claquaient.

– Mes bons messieurs…, balbutia-t-il enfin, mes dignes et chers amis… je suis bien heureux de vous revoir… Mais l’étonnement… le saisissement… le plaisir !…

Ses petits yeux roulaient et n’osaient point se fixer.

– Allons, allons !… dit Bibandier qui était tout glorieux de faire peur à quelqu’un, on sait bien que tu nous aimes, M. de la Chicane !… Pas de grandes phrases !… nous avons besoin de toi ; suis-nous.

– Je vous suivrai au bout du monde, mes chers messieurs, répliqua le malheureux Macrocéphale, mais pourtant…

– Venez !… interrompit Robert.

Le Hivain ne souffla plus mot, et se laissa conduire à l’intérieur du taillis. On se remit en selle, et l’homme de loi fut placé en croupe derrière Bibandier.

– Marchons !… dit Robert qui prit l’arrière-garde pour pouvoir causer avec l’homme de loi.

– Si vous allez au manoir, fit observer timidement celui-ci, je vous engage à prendre le pont des Houssayes, mes dignes messieurs… car nous sommes en déris depuis hier… et le bac de Port-Corbeau ne sert plus à grand’chose.

– Benoît Haligan est mort ? demanda l’Américain.

– Guère ne s’en faut, mon bon M. de Blois !… Vous savez que le pauvre fou croit deviner l’avenir… Voilà plus de six mois qu’il agonise… et il a prédit lui-même que la mort entrerait ce soir dans sa cabane.

– Et Pontalès ?… demanda encore Robert.

– Oh ! celui-là se porte bien, Dieu merci !… Toujours fin comme une demi-douzaine de Normands… toujours dur avec le pauvre monde !… Jésus ! bon Dieu ! mon digne M. Robert, je suis un homme paisible, mais lorsque je le vis vous chasser de Penhoël… oh ! je l’avoue franchement, j’eus envie de lui briser mon bâton de houx sur la tête !

– En vérité !… fit Robert, ce fut à ce point-là ?…

Macrocéphale prit un air attendri.

– Mes excellents amis…, dit-il, mon digne M. de Blois… mon cher M. Blaise… et vous-même, mon brave M. Bibandier… vous ne pouvez pas savoir combien je vous suis attaché sincèrement et du fond du cœur !… Pour vous être seulement agréable, voyez-vous bien, je me ferais hacher en mille pièces…

Bibandier éclata de rire.

– J’attendais cette chute-là !… s’écria-t-il. Eh bien ! M. de la Chicane, vous voyez bien que nous vous payons de retour, puisque nous avons fait cent lieues pour vous chercher !

– Et m’est-il permis de vous demander… ? commença l’homme de loi.

– En temps et lieu vous saurez tout cela, M. le Hivain, interrompit Robert. La question importante, pour le moment, est de savoir si vous voulez être avec nous ou contre nous.

– Seigneur Jésus ! s’écria l’homme de loi, moi… contre vous !…

– Pour parler franc, reprit Robert, nous voulons en finir avec Pontalès !

– Par des voies légales, je suppose ?

– Très-légales.

– Eh bien ! mon digne M. de Blois… mon cher M. Blaise… mon brave M. Bibandier, je suis à vous… tout à vous !

Ils cheminaient maintenant à travers la lande, suivant à peu près la route que Diane et Cyprienne avaient parcourue, la nuit de la Saint-Louis, en revenant de leur expédition chez l’homme de loi.

Ils traversèrent le pont des Houssayes, dont les piles de bois tremblaient sous l’effort croissant de l’inondation ; puis ils descendirent la rivière jusqu’au passage du Port-Corbeau.

Comme ils arrivaient sous le manoir, Robert, qui marchait le premier, arrêta son cheval.

– Maître le Hivain, dit-il, votre besogne ne sera pas bien malaisée, et nous vous payerons chacun de vos pas comme si vous étiez un roi.

– Ce n’est pas l’intérêt qui me fait agir, mon digne monsieur…

– Écoutez !… vous aurez tout simplement à monter jusqu’au manoir.

– Volontiers !… Pourquoi faire ?

– Pour aller nous chercher M. le marquis de Pontalès, avec qui je veux avoir une entrevue.

L’homme de loi secoua la tête.

– J’aurais beau monter au manoir, répondit-il, cela ne vous avancerait guère… Pontalès est un homme habile, je dois en convenir… Il reste là-bas, dans le grand château, pour faire dire aux alentours que les convenances sont gardées et que la maison des Penhoël attend encore ses anciens maîtres dans le cas où ils viendraient payer le prix du rachat.

– Et il n’y a personne au manoir ?…

Macrocéphale montra du doigt la façade où ne brillait aucune lumière.

– Personne !… répliqua-t-il, si ce n’est un vieux domestique, chargé du bac, qui demeure dans les communs… C’est toute une comédie… La grande porte du manoir reste ouverte… et Pontalès répète à qui veut l’entendre qu’il espère voir les Penhoël rentrer dans la maison de leurs aïeux.

Robert n’écoutait plus, et semblait méditer sur ce contre-temps.

– Mais si vous voulez, ajouta Macrocéphale, je vais prendre un de vos chevaux et courir jusqu’à Pontalès.

– Il faut que l’entrevue ait lieu répliqua Robert.

– Eh bien ! je vous ramènerai votre homme.

L’Américain examina en dessous l’homme de loi, qui gardait son air doucereux et innocent.

– L’Endormeur !… dit-il, on ne doit pas encore être couché à la ferme… va chercher le petit Francin… et si l’on t’interroge, dis qu’il s’agit des intérêts de Penhoël.

Blaise s’engagea dans le sentier qui conduisait à la ferme.

– Mon brave M. le Hivain, reprit Robert, nous avons toute confiance en vous… mais il faut une grande heure pour aller et revenir de Pontalès. Et que de choses passent dans la tête d’un homme pendant une heure !… Restez plutôt avec nous… le petit Francin portera la lettre que vous allez écrire à M. le marquis.

– La lettre !… répéta le Hivain ; comment voulez-vous que j’écrive au milieu de ce taillis ?

Robert indiqua du doigt une lueur qui brillait à travers les branches des châtaigniers.

– La loge du vieux Benoît nous servira de bureau…, répondit-il.

– Ce que nous allons faire, murmura l’homme de loi, n’a pas besoin de témoins…

Ils étaient à cinquante pas, tout au plus, de la loge. Bibandier se glissa entre les branches du taillis et disparut pour revenir presque aussitôt.

– Le pauvre vieux ne nous gênera pas…, dit-il de loin.

– Il est mort ?…

– Donnez-vous la peine d’entrer !… Nous sommes les maîtres de la loge.

Ils s’introduisirent tous les trois dans la cabane, dont l’intérieur sombre et enfumé n’était éclairé que par une mince chandelle de résine, placée au chevet du grabat.

Le vieux Benoît était étendu sur le dos, les bras en croix, les yeux ouverts et fixes. Il ne respirait plus.

Robert alla prendre la résine, et la posa auprès du trou qui servait de cheminée.

– Allume du feu, Bibandier…, dit-il, car maître le Hivain a l’air de trembler la fièvre.

L’homme de loi frissonnait en effet. L’aventure tournait au lugubre, et il se demandait avec effroi quel en serait le dénoûment.

Il s’était assis le plus loin possible du grabat, et de manière à tourner le dos au mort.

Bibandier jeta dans le foyer une brassée de bois sec. Quand la flamme s’éleva claire et pétillante, l’Américain rapprocha son escabelle avec un mouvement de bien-être non équivoque.

– Les soirées fraîchissent…, dit-il, et le feu commence à ne pas être de trop !… Avez-vous ce qu’il faut pour écrire, M. le Hivain ?… Moi, je n’ai que du papier timbré.

Macrocéphale releva sur lui un regard de surprise.

– Ça vous étonne ? reprit l’Américain ; nous allons traiter une affaire sérieuse ce soir… Pontalès nous a joué un bon tour autrefois… mais, après la partie, vient la revanche… Arrangez-vous le mieux possible, et tâchez d’écrire sur vos genoux.

Le Hivain avait tiré de sa poche une petite écritoire, une plume et du papier.

– Ma parole !… reprit Robert, j’ai songé un instant à faire en personne une visite à ce vieux coquin de marquis… c’eût été plus simple… Mais on pourrait entrer dans ce grand diable de château et n’en point ressortir… J’aime mieux traiter la chose par correspondance… Écrivez.

– Je suis à vos ordres…, dit Macrocéphale.

– Écrivez !… Voyons, qu’allons-nous lui dire ?

– Quelque chose d’adroit…, insinua Bibandier ; si c’était un homme de nos âges, on pourrait risquer le rendez-vous d’amour…

– Tais-toi !… interrompit Robert ; écrivez… « M. le marquis… » Que diable, M. le Hivain, vous n’êtes pas un enfant… écrivez de manière à ce qu’il vienne, et gagnez votre argent !

L’homme de loi se gratta l’oreille.

– À cette heure de nuit !… murmura-t-il ; et le jour où tombe le terme… D’ailleurs, le marquis va se dire : « Pourquoi maître le Hivain ne vient-il pas jusque chez moi ? »

– Il faut trouver un moyen.

– Je cherche…, dit Bibandier.

– Tais-toi !… Maître le Hivain, vous êtes un homme de ressources…

– Vous êtes bien honnête, mon digne monsieur… mais Pontalès est si défiant !… Attendez donc !… s’écria-t-il tout à coup en se touchant le front ; je crois que j’ai trouvé !

– Voyons ?…

– Il y a une chose qui mettrait Pontalès sur ses deux jambes, quand même il serait à l’agonie : c’est le nom de l’aîné de Penhoël.

– En vérité ?… fit Robert qui se prit à sourire.

– On parle justement dans le pays, depuis deux ou trois mois, du prétendu retour de M. Louis…, poursuivit Macrocéphale ; vous m’entendez bien… une de ces rumeurs qui se répandent on ne sait pourquoi ni comment… Je vais lui dire qu’il s’agit d’événements graves, où se trouve mêlé Louis de Penhoël.

– Dites-lui cela, maître le Hivain…, répliqua Robert ; et peut-être ne mentirez-vous pas tant que vous croyez.

La plume de l’homme de loi, qui courait déjà sur le papier, s’arrêta net.

– Comment !… balbutia-t-il ; est-ce que vous sauriez… ?

Blaise revenait avec le petit Francin.

– Finissez votre lettre !… dit Robert ; avant une heure, vous en saurez aussi long que nous.

L’homme de loi plia sa missive et la remit au petit paysan, qui partit au galop, croyant servir les intérêts de l’ancien maître de Penhoël.

Dès qu’il se fut éloigné, Robert devint taciturne, et Macrocéphale essaya en vain de renouer la conversation.

C’était une nuit de novembre noire et froide ; on entendait gémir le vent dans le taillis, et l’eau déchaînée, qui roulait en bouillonnant au pied de la colline.

À l’intérieur de la cabane, le silence régnait.

Une fois, Macrocéphale, qui avait l’oreille aux aguets, crut entendre un soupir faible, venant du lit mortuaire.

Il se leva épouvanté ; mais nos trois compagnons le forcèrent à se rasseoir, et ne lui épargnèrent point les moqueries.

Par le fait, le pauvre Benoît Haligan était toujours sur son grabat, les bras en croix et les yeux morts.

Au bout d’une heure, on ouït un bruit de chevaux sur la montée.

Nos trois compagnons se cachèrent précipitamment derrière la porte, et l’homme de loi resta seul auprès du foyer.

L’instant d’après, le vieux marquis de Pontalès entrait dans la cabane.

Il avait mis de côté son sourire emmiellé, et semblait de fort mauvaise humeur.

– Que signifie cela ? s’écria-t-il du seuil ; pourquoi ce rendez-vous ?… Et depuis quand n’avez-vous plus la force de venir jusque chez moi ?

Macrocéphale faisait de grands saluts. Peut-être eût-il été fort embarrassé pour répondre, si nos trois gentilshommes ne lui en eussent épargné la peine.

Pontalès, en effet, fit trêve à ses questions, parce que la porte venait de se refermer bruyamment derrière lui.

Il se retourna en tressaillant, et reconnut d’un seul coup d’œil à qui il avait affaire.

– Un guet-apens !… murmura-t-il.

Puis il ajouta sans savoir qu’il parlait :

– Mon fils m’écrivait hier qu’ils étaient tous à Paris !…

– Voici un pauvre raisonnement pour un homme de votre force !… répliqua Robert en riant ; ne savez-vous pas bien qu’un quart d’heure avant sa mort, M. de la Palisse était encore en vie ?… Mais nous oublions de nous serrer la main, cher marquis, et de nous demander mutuellement de nos nouvelles…

Pontalès semblait un renard pris au piége. Sous ses paupières, baissées à demi, on voyait ses petits yeux gris qui roulaient tout effarés…

Robert, Blaise et Bibandier lui-même vinrent, tour à tour, lui tendre la main. Il répondit machinalement à cette ironique politesse.

– Messieurs…, balbutia-t-il, c’est vous sans doute qui avez induit M. le Hivain à m’indiquer ce rendez-vous ?…

– Si vous nous aviez laissé notre beau manoir de Penhoël, cher marquis, répliqua Robert, nous n’en serions pas réduits à vous recevoir dans une chaumière… Ah ! vous jouâtes là un joli coup de cartes !… Du diable si j’ai vu tricher avec plus d’aplomb en ma vie !… Les gendarmes… les extraits des rôles de la préfecture… tout cela était très-fort !… Mais prenez donc la peine de vous asseoir, M. le marquis, nous avons beaucoup de choses à nous dire, et rester debout sera fatigant.

Pontalès s’assit sur une escabelle.

– Procédons sans plan ni méthode !… reprit l’Américain dont l’air libre contrastait avec la détresse du marquis ; je ne hais pas cet aimable désordre qui saute d’un sujet à un autre et varie gaiement l’entretien… Vous nous parliez de votre fils ?… Un très-beau cavalier, ma foi ! et qui menait bonne vie là-bas dans la capitale… Vous avez reçu de lui une lettre hier… Je puis vous donner des nouvelles encore plus fraîches…

– Vous l’avez vu récemment ?… demanda Pontalès qui tâchait péniblement à se remettre.

– Mon Dieu, répondit Robert, je ne sais trop comment vous dire cela… Le fait est que c’est une déplorable affaire !…

Le marquis était père ; sa tête se releva inquiète.

– Vous savez, reprit l’Américain, on est jeune… on est brave… peut-être un peu querelleur… on a des duels…

– Un duel !… s’écria le marquis.

– Un duel extrêmement malheureux, mon cher M. de Pontalès… L’aîné de Penhoël lui a mis trois pouces de fer dans la poitrine.

Le marquis se leva tout d’une pièce, comme s’il eût reçu un choc galvanique. Macrocéphale ne put s’empêcher de l’imiter.

Nos trois gentilshommes, assis l’un près de l’autre, balançaient leurs jambes croisées et gardaient un calme parfait.

– L’aîné de Penhoël !… répéta Pontalès d’une voix tremblante ; celui qu’on n’a pas vu depuis vingt ans ?… Mes oreilles ne me trompent-elles point… et parlez-vous bien de Louis de Penhoël ?…

À ce nom prononcé, un soupir rauque se fit entendre du côté du grabat.

Macrocéphale chancela sur ses jambes.

– Le mort s’éveille !… murmura-t-il.

Bibandier et Blaise étaient pâles, mais Robert haussa les épaules.

– Quand les vivants le voudront, prononça-t-il lentement, le mort se rendormira.

Tout le monde, cependant, glissait vers le grabat des regards effrayés.

Comme si le vieux Benoît eût voulu protester contre cette menace, on le vit s’agiter entre ses draps, puis se lever sur son séant.

– C’est aujourd’hui !… dit-il d’une voix creuse ; voilà bien des jours et bien des nuits que j’attendais ce moment !… La main de Dieu est sur moi… je ne verrai pas le retour de Penhoël !

Tout le monde gardait un silence glacé. Robert lui-même, malgré sa forfanterie, ne trouvait pas le courage d’ouvrir la bouche.

– J’avais compté mes heures, reprit le vieillard ; je savais bien que la maladie n’aurait pas le temps de me tuer… Je l’avais dit… je l’avais dit !… L’étranger était venu par un déris… dans une nuit sombre… c’est dans une nuit sombre et par un déris qu’il devait revenir !… Penhoël Penhoël ! celui qui tuera ton corps et ton âme va me prendre ma vie mortelle !

Son souffle râlait. Chacune de ses paroles tombait sourde et pénible.

Il n’y avait pas dans la cabane une seule poitrine qui ne fût oppressée.

– Qui donc a laissé ouvertes les portes du manoir ?… reprit encore le vieux passeur dont la voix se fit plus vibrante ; je vois entrer ceux qui n’auraient jamais dû sortir… celles qu’on croyait mortes ont, autour de leurs lèvres roses, le sourire de la vie…

« Penhoël ne cherche plus ses filles parmi les belles-de-nuit, qui glissent sous les saules.

« Et l’absent, comme son cœur bat ! son noble cœur ! à respirer l’air aimé du pays !…

« Les larmes sont séchées dans les yeux de la sainte femme. Il y a un nouveau-né dans le berceau, paré de fleurs… »

Un sourire étrange éclaira sa face hâve ; il balbutia encore des paroles qu’on ne pouvait plus entendre, et sa tête lourde rebondit sur la paille de son oreiller.

Un long silence régna dans la cabane puis l’Américain rapprocha son escabelle du siége de Pontalès.

– Il y a du vrai dans ce que dit ce vieux fou, monsieur !… murmura-t-il. L’œuvre que vous avez édifiée péniblement, à force de trahisons et de mensonges, est sapée par la base… Tel que vous me voyez, marquis de Pontalès, je viens vous apporter la ruine ou le salut… C’est à vous de choisir.

III. LOUIS DE PENHOËL

La lutte était entre Robert et le marquis ; Blaise et Bibandier se taisaient. Macrocéphale jetait des regards effarés vers le pauvre grabat de Benoît.

– S’il ne s’agissait que du rachat de Penhoël, reprit Robert, je n’aurais pas même eu l’idée de venir vous déranger, M. le marquis… mais vous avez bien d’autres choses à craindre… Savez-vous que ce Louis de Penhoël est un rude adversaire ?…

– Vous l’avez vu ?… demanda Pontalès.

– Comme je vous vois, M. le marquis.

– Est-il toujours fort ?

– Toujours fort… toujours beau… toujours jeune !… Le jour où votre fils est tombé sous son épée, Louis de Penhoël est sorti vainqueur de quatre autres duels.

– Mon pauvre fils ! murmura Pontalès qui avait un peu oublié sa douleur paternelle ; mais vous dites qu’il n’est pas mort… et à son âge, on revient de loin… Voyons, messieurs, ajouta-t-il en donnant à son visage cette expression de bonhomie que nous lui connaissions jadis, j’ai regretté bien souvent de m’être séparé de vous… et une fois passé le premier instant de surprise, je suis plutôt joyeux que mécontent de vous revoir.

Robert lui tendit la main.

– Voilà qui est parler, Pontalès !… s’écria-t-il ; d’autant mieux que votre sincérité est à l’abri de tout soupçon ! Puisque vous le prenez ainsi, comme il faut, je vais jouer cartes sur table… D’abord, nous ramenons de Paris René de Penhoël et sa femme.

– Ah !… fit Pontalès, c’est vous qui les ramenez ?

– Naturellement… Il nous fallait bien une arme contre votre habileté grande, M. le marquis… De manière ou d’autre, Penhoël possède les fonds qui doivent servir au rachat… Or, je ne veux pas vous le cacher, M. le marquis, le jour où Penhoël rentrera dans son manoir, vous serez bien près de quitter votre beau château et tous vos magnifiques domaines…

– Comment cela ?

Robert tira sa montre.

– Dix heures !… murmura-t-il en se parlant à lui-même ; dans une demi-heure René sera ici… Pardonnez-moi si je n’entre pas dans des explications détaillées, car le temps nous presse, et c’est à peine si nous pourrons dresser les actes qu’il nous faudra signer.

Pontalès ne répondit point, mais son regard fit le tour de l’assistance.

– Sans doute… sans doute ! reprit Robert qui interprétait ce coup d’œil furtif et peureux, nous sommes trois contre un… car maître le Hivain observera la neutralité la plus absolue, en cas de guerre déclarée… Nous pourrions user de violence à notre aise… mais ne craignez rien, M. le marquis… nous n’aurons pas besoin de cela… Notre intérêt veut qu’une alliance soit conclue entre vous et nous… alliance solide, cette fois, et que votre caprice ne puisse plus rompre…

Il se tourna vers l’homme de loi, qui chauffait ses grands souliers ferrés au coin de la cheminée.

– Préparez votre plume et votre encre, M. le Hivain, reprit-il ; voici deux feuilles de papier timbré… Ayez l’obligeance de nous minuter un acte passé entre M. de Pontalès d’une part, et nous trois de l’autre, lequel acte divise en quatre portions égales les anciens domaines de Penhoël.

– Et je n’aurai qu’un quart ?… grommela le marquis.

– Chacun de nous, répliqua Robert, aura l’un des trois autres quarts.

– J’aime mieux subir le rachat.

Robert donna les deux papiers timbrés à l’homme de loi.

– Permettez ! dit-il en faisant à Pontalès un petit signe de tête amical, vous n’avez pas tout à fait le choix… Si nous ne sommes pas avec vous, nous serons contre vous… n’est-ce pas, mes braves ?

Blaise et Bibandier s’agitèrent sur leurs escabelles.

– Et si nous sommes contre vous, reprit Robert, nous ramènerons sur le tapis certaines vieilles histoires qui vous donneront bien du fil à retordre… Maître le Hivain, écrivez un peu plus vite !

– À quoi bon ?… dit tout bas Pontalès, je ne signerai pas.

– Vous signerez, mon vieil ami !… Figurez-vous que le diable s’est mêlé de nos affaires : les deux filles de l’oncle Jean ne sont pas mortes.

Pontalès tressaillit.

– Le vieux Benoît vient de vous le dire dans son langage original. Elles sont, ma foi ! pleines de vie et n’ignorent rien de votre bonne volonté à leur égard… Mais voilà le plus curieux : c’est par leur entremise que Louis de Penhoël a retrouvé sa famille… Il les aime à la folie… Et je vous promets que si jamais il passe l’Oust, à Port-Corbeau, vous aurez bien vite de ses nouvelles.

– Voici l’un des doubles…, dit Macrocéphale.

Robert y jeta un rapide coup d’œil.

– C’est parfait !… dit-il ; tirez-en la copie.

Le Hivain se remit au travail.

– Mais enfin…, murmura Pontalès qui semblait hésiter, en quoi la signature de cet acte pourrait-elle me protéger ?

– Dans un quart d’heure, répondit l’Américain, René va demander le bac… nous sommes armés sous nos manteaux, et je vous ai apporté un poignard, M. le marquis.

– À moi ?

– À vous !… car, cette fois, chacun mettra la main à l’œuvre… Nous serons cinq, en comptant maître le Hivain, qui ne nous refusera point son aide.

– Je suis un homme paisible, balbutia Macrocéphale.

– Vous ferez nombre… Et cela ne sera pas inutile… car nous aurons peut-être plus d’un adversaire à combattre.

– Louis de Penhoël ?… prononça Pontalès à voix basse.

– Louis de Penhoël…, répéta l’Américain.

Il parlait ici contre sa pensée. Selon lui, le nabab devait être encore à Paris, ou, tout au plus, sur la route de Bretagne. Mais il lui fallait un autre épouvantail que René.

Pontalès hésitait encore.

Macrocéphale venait d’achever la copie de l’acte.

– M. le marquis, dit Robert, il faut vous décider… Si vous ne signez pas, nous allons faire nous-mêmes l’office de passeurs, et amener ici les deux Penhoël… Il faut que vous compreniez bien votre situation… Vous avez affaire ici à trois hommes qui n’ont plus rien à perdre, et qui, peut-être, gardent contre vous quelque petite rancune… Ces hommes sont habitués à mettre leur intérêt avant toute idée de vengeance… Profitez, croyez-moi, de leur sagesse !… car, si vous perdez l’occasion, ce soir, demain, ces hommes porteront témoignage dans l’accusation de vol et d’assassinat que les deux Penhoël comptent vous intenter.

Pontalès pressa son front chauve entre ses deux mains.

Un cri retentissant se fit entendre au dehors, dans la direction de la route de Redon.

On disait :

– Au bac !… ho !… ho !…

Le vieux passeur s’agita une seconde fois sous sa couverture, comme si ce cri eût remué son agonie.

– Le voilà !… murmura-t-il de sa voix creuse et haletante. Je le reconnais !… Mon Dieu !… donnez-moi une heure de vie, pour que le serviteur puisse saluer son maître avant d’aller vers vous.

Pontalès saisit une des copies et apposa convulsivement sa signature au bas du papier.

Tout le monde se leva. Robert souffla la résine.

La voix de l’agonisant s’éleva encore dans la nuit.

– Il a signé !… murmura-t-il mais Dieu veille !… Assassins… assassins, malheur à vous !…

La porte avait été ouverte. Bibandier, Pontalès et l’homme de loi étaient déjà dehors.

– Voilà trois mois que le vieux agonise !… grommela Blaise, et son témoignage serait terrible en cas de malheur…

– Sors !… dit Robert.

Blaise sortit.

Au lieu de le suivre, l’Américain se dirigea en tâtonnant vers le lit du mourant.

D’un geste brusque il retira l’oreiller de paille qui soutenait la tête de Benoît.

Celui-ci poussa un cri faible. Sa tête pendait maintenant renversée, et le souffle s’arrêtait dans sa gorge.

– Je l’avais dit !… balbutia-t-il en luttant contre la dernière étreinte de la mort ; je l’avais dit !… Mon corps était à toi… Que Dieu et la Vierge aient pitié de mon âme !…

Le silence régna dans la loge. Robert, dont le front pâle s’inondait d’une sueur froide, avait rejoint ses quatre compagnons. Ils entrèrent tous les cinq dans le bac. Pontalès et Macrocéphale lui-même étaient armés de couteaux apportés par Robert.

Pontalès avait un tremblement nerveux par tout le corps ; ce fut lui qui sauta le premier dans le bateau.

– Ils ont jusqu’à minuit ! murmura-t-il ; jusqu’à minuit, tous ceux qui tenteront de passer la rivière doivent mourir !

Son esprit semblait frappé violemment. La fièvre le jetait hors de cette prudence cauteleuse, qui avait été sa règle durant toute une longue vie !

Robert riait dans sa barbe à le voir prendre la tête du bac et brandir son couteau.

Bibandier avait saisi la perche. Maître le Hivain se tenait coi à l’arrière de la barque, et sentait tous les tourments d’un homme paisible, lancé tout à coup au milieu d’une bataille.

Ils atteignaient le milieu de la rivière. On n’apercevait encore rien sur la rive opposée, tant la nuit était sombre.

– Couchez-vous au fond du bac…, dit Robert ; Bibandier seul doit se montrer à découvert.

Il joignit l’exemple au précepte et l’on ne vit plus, au-dessus du bord, que la tête chevelue de l’ancien uhlan.

Au bout d’une minute, celui-ci cessa de percher.

– Il est tout seul…, murmura-t-il.

– Aborde !… répliqua Robert.

Puis il ajouta en serrant le bras de Pontalès :

– On dit qu’entre vous et Penhoël, c’est une haine de plus d’un siècle… Vous avez droit à la préséance, M. le marquis… c’est vous qui frapperez le premier.

– Soit !… répliqua Pontalès d’une voix sourde, je frapperai le premier !

Le bateau toucha, et presque aussitôt René de Penhoël sauta lourdement sur les planches vermoulues de la cale.

On ne pouvait distinguer les traits de son visage, mais tout en lui révélait une agitation extraordinaire.

– Vite !… vite ! balbutia-t-il ; il a disparu avec son grand cheval noir… mais il va revenir peut-être… Vite !… vite !… mettez la rivière entre lui et moi !…

Nos quatre compagnons s’étaient relevés, mais René de Penhoël ne les voyait même pas. Son regard restait cloué sur le rivage avec une invincible terreur.

Pontalès était en proie à une sorte de folie… Robert était obligé de le retenir pour l’empêcher de s’élancer sur son ennemi.

– Tout à l’heure !… murmurait l’Américain, tout à l’heure !…

Pontalès se débattait l’écume à la bouche.

Le bateau avait cédé au courant pendant les quelques secondes où la perche de Bibandier était restée oisive.

On se trouvait maintenant auprès d’une petite langue de terre, où croissaient des saules, ces mêmes saules qui avaient servi d’abri à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée au manoir.

– Tourne !… cria l’Américain, ou nous allons chavirer.

Au moment où Bibandier, obéissant, plantait sa perche contre le rivage, une invisible main la saisit par sa garniture de fer et attira violemment le bac.

L’ancien uhlan poussa un cri de frayeur, ses mains abandonnèrent la perche. Le bateau s’était heurté contre la langue de terre, et il y avait maintenant sur l’avant un homme de grande taille, qui avait surgi là comme par enchantement.

– Louis de Penhoël !… murmura Robert qui lâcha le bras de Pontalès.

– Tu mens !… cria René, il n’y a plus qu’un Penhoël… l’autre était un lâche et un traître…

Sa voix s’arrêta dans sa gorge, parce que le vieux Pontalès, qu’on ne retenait plus, venait de le frapper par derrière.

René tomba lourdement, et resta en travers sur le bord du bateau.

Pontalès s’élança en brandissant son couteau sanglant et en criant :

– À l’autre ! à l’autre !

L’inconnu, qui était en effet Louis de Penhoël, n’avait point vu le coup qui frappait son frère.

Il rejeta derrière lui son manteau et brisa sur son genou le petit bout de la perche.

Le bateau descendait à la dérive vers le milieu du marais.

Le vieux Pontalès tomba, arrêté dans sa course par un coup de massue.

Puis une lutte courte s’engagea entre le nabab et les trois autres assassins ; car Bibandier, le bon garçon, voyant que les choses tournaient au tragique, s’était coulé entre les saules et cheminait déjà sur la route de Redon.

Les poignards n’avaient pas beau jeu contre la massue du nabab.

Elle s’abaissa une fois, puis deux, puis trois. À chaque coup, on entendait un râle.

Après le dernier coup, le silence régna sur le bateau.

Louis de Penhoël jeta son arme.

La nuit était bien sombre. Néanmoins, il voyait son frère couché contre le bord.

– René…, dit-il, nous n’avons plus d’ennemis…

Le maître de Penhoël demeura immobile.

Le nabab enjamba les cadavres pour se rapprocher de lui.

Au moment où il se baissait pour lui prendre la main, René, qui était en équilibre sur le plat-bord, fit un mouvement convulsif et glissa dans l’eau du marais, où il disparut aussitôt.

Le nabab poussa un grand cri. Son pied venait de glisser dans la mare de sang qui était sous le corps de son frère.

Il plongea tout habillé, tandis que le bac, chargé de ses quatre cadavres, continuait d’aller à la dérive vers le tournant de la Femme-Blanche.

Il resta longtemps sous l’eau, sondant les profondeurs sombres du marais. Par trois fois on eût pu le voir reparaître, et, par trois fois entendre sa voix sonore qui jetait aux deux rives du lac le nom de son frère.

Quand ces appels se taisaient, on n’entendait que le bruit sourd de l’inondation croissante, et ces vagues mugissements que jette le gouffre de la Femme-Blanche.

Louis plongea une dernière fois, et gagna ensuite la rive à la nage.

En ce moment, le bac touchait la lèvre du tournant et disparaissait sous les voiles de brouillard qui forment le vêtement fantastique de la Femme-Blanche.

Le chaland tournoya en craquant ; les cadavres soulevés se choquèrent. Le gouffre s’était refermé.

. . . . . . . . . . .

Les deux chaises de poste, que nous avons vues s’arrêter devant l’auberge du ‘‘Mouton couronné’’, sur le port de Redon, avaient passé la rivière d’Oust au pont des Houssayes, et gagné le manoir de Penhoël, par la route praticable aux voitures.

Les portes du manoir étaient ouvertes. Pontalès semblait avoir voulu défier les événements et proclamer bien haut qu’il attendait ses adversaires de pied ferme.

À l’intérieur de la maison, rien n’avait changé depuis trois mois. Durant tout cet espace de temps, en effet, Pontalès avait continué d’habiter le grand château, ne voulant pas jouir d’un bien qui ne lui était pas encore définitivement acquis.

Une fois passé le terme du rachat, il comptait bien prendre sa revanche.

Dans le salon du manoir, les voyageurs de nos deux chaises de poste étaient réunis.

On avait couché Madame sur sa chaise longue, et tout le monde l’entourait. Elle était pâle comme une morte ; ses beaux traits, amaigris et fatigués, accusaient de longs jours de torture. Elle avait les yeux fermés ; son souffle était faible, et il semblait que la vie fût sur le point de l’abandonner.

L’oncle Jean tenait une de ses mains et cherchait les imperceptibles battements de son pouls.

Diane et Cyprienne essayaient de réchauffer son autre main à force de baisers.

Blanche était à genoux sur le tapis à ses pieds.

À l’entour se rangeaient Étienne, Roger, Vincent et le bon vieux Géraud.

On entendit au loin, sur le marais, trois cris vibrants et prolongés.

Marthe eut un tressaillement faible, et ses paupières se soulevèrent à demi pour retomber aussitôt.

Elle était dans cet état de torpeur et d’anéantissement depuis son départ de Redon. Trop de souffrances avaient brisé son pauvre cœur de mère. Pendant la route, l’oncle Jean avait essayé de lui parler et de la préparer, mais ses oreilles étaient fermées.

Elle ne savait rien de ce qui s’était passé depuis quelques jours. Pour elle, il n’y avait point encore d’espoir, et son cœur restait accablé sous le malheur qui déjà n’existait plus.

Dans le salon de Penhoël tout le monde avait la même pensée, bien que personne ne songeât à l’exprimer par des paroles. Chacun se disait :

– Si elle allait mourir avant d’être heureuse !…

Car sa joue devenait à chaque instant plus pâle, et le souffle qui tombait de ses lèvres entr’ouvertes s’affaiblissait de plus en plus.

– Ma mère !… dit l’Ange qui avait des larmes dans les yeux, ne veux-tu point te réveiller ?

Marthe n’entendait pas.

Cyprienne et Diane levaient, au ciel leurs beaux regards humides, et priaient Dieu de toute la puissance de leurs âmes.

Tout à coup elles se dressèrent en même temps sur leurs pieds ; l’amour avait fait naître la même pensée au fond de leurs cœurs.

Dans un coin du salon, les petites harpes à pivots se cachaient à demi sous les draperies d’une fenêtre, muettes depuis bien des jours.

Diane et Cyprienne les roulèrent, sans bruit, jusqu’au milieu de la chambre.

Puis elles préludèrent doucement.

Puis encore leurs voix fraîches et pures s’unirent en disant cette chanson bretonne que Madame aimait à entendre autrefois…

Les témoins de cette scène avaient les yeux fixés sur la malade, et retenaient leur souffle.

Le premier couplet s’acheva sans que Marthe eût fait un mouvement.

Les mains de Diane et de Cyprienne tremblaient en touchant les cordes de leurs harpes. Leurs voix étaient pleines de larmes.

Au second couplet, un soupir faible s’échappa de la poitrine de Marthe. Toutes les mains se joignirent ; la prière descendit au fond de tous les cœurs.

Diane et Cyprienne chantaient bien doucement :


Belle-de-nuit, ombre gentille,

Ô jeune fille !

Qui ferma tes beaux yeux au jour,

Est-ce l’amour ?

Dis, reviens-tu, sur notre terre,

Chercher ta mère ?


Marthe avait rouvert les yeux, et un vague sourire errait autour de sa lèvre.

Cyprienne et Diane abandonnèrent leurs harpes pour s’élancer à ses genoux.

En ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et Louis de Penhoël parut sur le seuil.

Son beau visage était grave et triste ; ses cheveux noirs, trempés d’eau et de sueur, tombaient sur ses habits en désordre.

Le regard de Marthe se reposa d’abord sur Blanche, puis sur Diane et Cyprienne : son sourire s’imprégnait d’une tendresse heureuse.

Ses yeux se relevèrent ensuite, et parcoururent lentement le cercle d’amis qui l’entourait.

Personne n’osait ni faire un mouvement, ni prononcer une parole.

Quand les yeux de Marthe tombèrent sur Louis de Penhoël, qui demeurait immobile au seuil du salon, elle tressaillit vivement, et une nuance rosée vint colorer sa joue.

– Oh !… murmura-t-elle, vous tous que j’aimais tant !… Diane, Cyprienne, Blanche !… mes filles chéries !… Louis !… mon pauvre Louis !… vous voilà donc tous réunis et heureux !…

Une expression de doute et d’inquiétude se répandit sur son visage.

– Heureux !… reprit-elle ; c’est toujours ainsi que je vous retrouve dans mes songes…

Ses yeux se fermèrent de nouveau, et sa tête se renversa sur le coussin de la chaise longue, tandis que ses mains se joignaient avec recueillement.

– Mon Dieu ! ajouta-t-elle d’une voix si faible qu’on pouvait à peine l’entendre, si c’est encore un rêve, faites que je ne m’éveille jamais !

FIN