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Dernière version du 22 mars 2016 à 10:55

L’Aubergiste du village
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 273-282).
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VI


Celui qui allie l’orgueil à la sottise, se livre en proie lui-même à la risée des autres.



Baes Gansendonck courait comme un fou du haut en bas dans sa chambre ; il avait descendu le miroir pour voir ses jambes, et marchait en arrière et en avant avec toutes sortes de cris d’admiration. Il était en manches de chemise et portait un pantalon à sous-pieds tout neuf. Sur une chaise, près du mur, étaient étalés une paire de gants jaunes, un gilet blanc et un jabot de dentelle.

Le domestique se tenait au milieu de la chambre avec une cravate blanche pliée sur le bras. Il regardait le baes d’un air patient ; seulement de temps en temps apparaissait sur ses lèvres un imperceptible sourire de pitié ou de mécontentement.

— Eh bien, Kobe, dit le baes avec une joie expansive, qu’en dis-tu ? Ne va-t-il pas bien ?

— Je ne m’y connais pas, baes, répondit Kobe d’un ton fâché.

— Tu peux toujours voir si cela me va bien ou mal.

— Je vous aime mieux sans ces petites courroies au pantalon, baes ; vos jambes sont raides comme des manches à balai.

Gansendonck, stupéfié par cette audacieuse observation, lança au domestique un regard furieux et s’écria :

— Que signifie cela ? Vous aussi, vous commencez à dresser les oreilles ! Croyez-vous que je vous paie et vous nourris pour me dire des choses déplaisantes. Allons, parlez ! Me va-t-il bien, oui ou non ?

— Oui, baes.

— Quoi, oui, baes ? vociféra Gansendonck en frappant du pied. Me va-t-il bien oui ou non, je te demande.

— In ne saurait vous aller mieux, baes.

— Ah ! tu es entêté ? Voudrais-tu recevoir ton compte, et aller chercher un autre service ? N’as-tu pas la vie assez bonne ici, fainéant ? Tu désires peut-être de meilleur pain que du pain de froment ! C’est ainsi qu’on tombe du trèfle aux joncs ; mais le proverbe dit bien vrai : Donnez de l’avoine à un âne, il courra aux chardons !

Kobe, avec une anxiété feinte ou réelle, dit d’un ton suppliant :

— Oh ! baes, j’ai si mal au ventre ! Je ne sais ce que je dis ; il faut me pardonner : votre pantalon vous va aussi bien que s’il était peint sur vos jambes.

— Ah ! tu as mal au ventre ? demanda le baes avec intérêt. Ouvre la petite armoire là-bas et bois un coup d’absinthe. Ce qui est amer à la bouche est sain pour l’estomac.

— Oui, baes ; vous êtes trop bon, baes, répondit Kobe en se dirigeant vers l’armoire.

— Donne-moi ma cravate, dit le baes, et avec précaution, pour ne pas la chiffonner.

Tout en continuant de s’habiller et de s’ajuster, il parlait tout songeur :

— Eh ! Kobe, comme les paysans vont rester bouche béante, en me voyant passer avec un gilet blanc, un jabot bot de dentelle et des gants jaunes ! Dieu sait s’ils ont jamais rien vu de pareil en leur vie ! J’avais demandé avec adresse à monsieur Van Bruinkasteel comment les messieurs qui savent leur monde s’habillent quand ils vont dîner dehors ; et en quatre jours on m’a confectionné tout cela en ville, Avec de l’argent, on fait plus que des merveilles, on fait des miracles. Et Lisa, elle leur fera sortir les yeux de la tête avec les six volants de sa robe de soie !

— Six volants, baes ? La dame du château n’en porte elle-même que cinq, et encore faut-il que ce soit dimanche.

— Si Lisa voulait faire selon mon goût, elle en porterait bien dix : quand on est bien dans ses affaires, il faut le montrer, et qui peut payer peut acheter. Tu la verras passer devant les paysans comme une vraie dame, Kobe, avec un chapeau de satin sous lequel il y a des fleurs comme celles qui fleurissent l’hiver au château.

— Des camélias, baes ?

— Oui, des camélias. Pense un peu, Kobe, ils avaient en ville mis sur le chapeau de Lisa des épis de blé et des fleurs de sarrasin ; mais j’ai fait bien vite ôter cette garniture de paysanne. Donne-moi mon gilet, mais sans le toucher avec les mains.

— C’est là un art que je n’ai pas appris, baes.

— Imbécile, je veux te dire de le prendre avec l’essuie-main.

— Oui, baes.

— Dis-moi, Kobe, me vois-tu assis à table au château ? Lisa entre moi et monsieur le baron ? Nous entends-tu faire des compliments et dire de belles choses ? Nous vois-tu boire toutes sortes de vins extraordinaires et manger du gibier préparé avec des sauces dont le diable lui-même ne retiendrait pas les noms ? et cela dans des plats dorés et avec des cuillers d’argent ?

— Oh ! baes, taisez-vous, s’il vous plaît ; j’en ai l’eau à la bouche !

— Il y a bien de quoi, Kobe ; mais je ne veux pas être seul heureux ; il reste encore la moitié du lièvre d’hier ; tu peux la manger, et bois avec cela une couple de pintes de bière d’orge.

— C’est beaucoup de bonté, baes.

— Et viens ensuite dans l’après-dînée au pavillon voir si je n’ai rien à t’ordonner.

— Oui, baes.

— Mais, dis un peu, Kobe, Lisa serait-elle déjà habillée ?

— Je ne sais pas, baes ; quand je suis allé tout à l’heure chercher de l’eau de pluie fraîche, elle était encore assise auprès de la table.

— Et quelle robe avait-elle ?

— Sa robe ordinaire des dimanches, je crois, baes.

— Ne t’a-t-elle pas dit qu’hier j’ai mis le brasseur à la porte ?

— J’ai vu qu’elle est très-abattue, baes ; mais je ne m’informe pas des choses qui ne me regardent point : fou est celui qui se brûle à la marmite d’un autre.

— Tu as raison, Kobe ; mais moi je suis maître de te parler de cela si je le veux. Pourrais-tu croire qu’elle tient encore tellement à ce fou de Karel, qu’elle refusait d’aller dîner au pavillon parce qu’elle a vu l’autre pleurer en s’en allant ? N’ai-je pas dû me quereller avec ma propre fille pendant toute la soirée, pour lui casser la tête ?

— Et a-t-elle enfin dit qu’elle irait avec vous, baes ?

— Quoi ? elle n’a rien à dire. Je suis maître !

— Cela est certain, baes.

— N’a-t-elle pas même eu l’audace de me dire qu’elle ne veut pas se marier avec le baron ?

— Vraiment ?

— Oui, et qu’elle demeurera fille toute sa vie si elle n’a ce maraud de Karel pour mari. Elle serait belle dans la sale brasserie, assise à un rouet auprès de la marmite aux vaches ! Et quand elle voudrait aller en ville, elle pourrait grimper sur la charrette à bière, n’est-ce pas, Kobe ?

— Oui, baes.

— Allons, donne-moi mes gants ; je suis prêt. Voyons un peu ce que fait Lisa ; peut-être va-t-elle encore nous régaler de quelque nouveau caprice. Hier soir du moins elle ne voulait pas entendre raison sur les six volants de sa robe neuve. Bon gré, mal gré, elle s’habillera comme je le juge convenable.

Lisa était assise dans la chambre de devant, auprès de la fenêtre. Une profonde tristesse était empreinte sur son visage, elle tenait une aiguille d’une main et de l’autre un ouvrage de broderie, mais ses pensées étaient bien loin, car elle restait immobile et ne travaillait pas.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria baes Gansendonck avec colère ; je suis babillé de la tête aux pieds, et tu es encore là comme s’il ne s’agissait de rien.

— Je suis prête, mon père, répondit Lisa avec une patiente résignation.

— Mon père ! mon père ! Tu veux donc encore me faire sortir de ma peau ?

— Je suis prête, papa, répéta la jeune fille.

— Lève-toi un peu, dit baes Gansendonck avec une mine rébarbative ; quelle robe as-tu là ?

— Ma robe des dimanches, papa.

— Vite, va mettre ta robe neuve et le chapeau à fleurs !

Lisa courba la tête et ne répondit rien.

— De mieux en mieux ! vociféra baes Gansendonck. Parleras-tu, oui ou non ?

— Ah ! papa, dit Lisa d’une voix suppliante, ne me contraignez pas. La robe et le chapeau ne s’accordent pas avec notre condition ; je n’oserais les porter pour traverser le village. Vous voulez que je vous suive au château, bien que je vous aie supplié à genoux de me laisser à la maison. Eh bien, je le ferai ; mais, pour l’amour de Dieu, laissez-moi y aller avec mes vêtements ordinaires des dimanches.

— En bonnet, avec un seul volant à ta robe ! dit baes Gansendonck avec ironie. Tu ferais belle figure comme cela, à une table couverte de plats dorés et de cuillers d’argent ! Allons, allons, pas tant de paroles ; mets ta robe neuve et ton chapeau, je le veux !

— Vous pouvez faire ce que bon vous semble, papa, dit Lisa en soupirant et en penchant la tête avec désolation ; vous pouvez me gronder, me punir ; je ne mettrai pas la robe neuve, je ne porterai pas le chapeau…

Du coin du foyer, Kobe hochait la tête pour encourager la jeune fille dans sa résistance.

Le baes se tourna vers le domestique, et lui demanda d’un ton furieux :

— Eh bien, que dis-tu d’une fille qui ose parler ainsi à son père ?

— Elle pourrait bien avoir raison, baes ?

— Que dis-tu là ? Toi aussi ? Vous entendez-vous ensemble pour me faire crever de colère ! Je t’apprendrai, ingrat vaurien !… demain tu partiras d’ici !

— Mais, cher baes, vous ne comprenez pas, répondit Kobe avec une terreur simulée. Je veux dire que Lisa pourrait bien avoir raison si elle n’a pas tort.

— Ah ! parle donc un peu plus clairement une autre fois.

— Oui, baes.

— Et toi, Lisa, dépêche-toi ! Que cela te plaise ou non, tu m’obéiras, dussé-je te mettre ta robe par force.

La jeune fille fondit en larmes. Cette circonstance accrut sans doute encore le mécontentement de son père, car il se mit à gronder vivement en lui-même, et à heurter avec colère les chaises les unes contre les autres.

— Encore mieux ! cria-t-il ; pleure une heure ou deux, Lisa, tu seras jolie après, avec une paire d’yeux rouges comme un lapin blanc ! Je ne veux pas que tu pleures ; c’est un tour que tu joues pour que nous soyons forcés de rester à la maison.

La jeune fille continuait à pleurer sans dire une parole.

— Allons, dit le baes avec impatience, puisqu’il n’en peut être autrement, habille-toi comme tu voudras, mais cesse de pleurer. Pour Dieu, Lisa, hâte-toi !

La jeune fille quitta sa chaise et, sans parler, monta l’escalier pour aller se préparer à la visite au château.

À peine avait-elle disparu, que monsieur Van Bruinkasteel entra dans l’auberge, en disant au baes :

— Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps, monteur Gansendonck. J’avais peur qu’il ne vous fût arrivé quelque chose. Nous vous attendons depuis plus d’une heure déjà.

— C’est la faute de Lisa, répondit le baes ; je lui avais fait faire une belle robe neuve et un chapeau de satin ; mais je ne sais ce qu’elle a en tête, elle ne veut pas mettre d’habits neufs.

— Elle a raison, monsieur Gansendonck ; elle est, certes, toujours assez charmante.

— De beaux habits ne gâtent pourtant rien, monsieur Victor.

Lisa descendit, et salua le baron avec une froide politesse. Ses yeux attestaient sa tristesse, et il était facile de voir qu’elle avait pleuré. Elle portait sa robe de soie ordinaire, à un seul volant, et un bonnet de dentelle de la forme de ceux qu’on porte en ville, et que l’on nomme cornettes.

Elle passa avec intention son bras sous celui de son père, et voulut l’attirer vers la porte ; mais le baes se dégagea et s’éloigna d’elle comme pour inviter le baron à être le cavalier de sa fille.

Monsieur Victor ne parut pas s’en apercevoir ; peut-être croyait-il inconvenant pour Lisa et pour lui-même de traverser le village bras dessus bras dessous.

Après quelques façons pour savoir qui passerait le premier la porte, on quitta l’auberge. Le baes fit de nécessité vertu, et se mit en route avec sa fille. Chemin faisant, il dit avec aigreur :

— Vois-tu bien, fille entêtée ? Si tu avais ta belle robe et ton chapeau à fleurs, le baron t’eût donné le bras. Maintenant il ne veut pas : ta mise est trop commune, voilà ce que c’est !

Ils devaient passer devant la brasserie. Là, derrière le mur de l’étable, la Jeune fille vit le désolé Karel qui, debout, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée, attachait sur elle un œil attristé, sans témoigner ni colère ni surprise. Seulement on lisait dans ses regards mourants l’abattement, le découragement et un morne désespoir.

Lisa jeta un cri d’angoisse, s’arracha du bras de son père et s’élança vers Karel, dont elle saisit les deux mains dans ses mains frémissantes avec mille exclamations confuses de consolation et de tendresse.

Baes Gansendonck s’approcha des deux amants, lança au brasseur un regard furieux, et força sa fille à s’éloigner de lui.

Lisa se remit en marche, muette et l’âme remplie de pensées amères, vers le pavillon de monsieur Van Bruinkasteel.