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L’Annexion du Tonkin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 41 (p. 350-383).
L'ANNEXION DU TONKIN

I. L’Ouverture du Fleuve-Rouge, par M. J. Dupuis. — II. La Province chinoise du Yunnan, par M. Emile Rocher. — III. Le Pays d’Annam, par M. E. Luro. — IV. Rapport sur la reconnaissance du fleuve du Tonkin, par M. de Kergaradec. — V. Histoire de l’intervention française au Tonkin, par M. F. Romanet du Caillaud. — VI. Cochinchine française. Excursions et reconnaissances.

Nous n’éprouvons aucune confusion à reconnaître qu’en 1874, étant encore sous l’influence des événemens de l’année terrible, nous avons ici même félicité le gouvernement de ce que l’assaut donné par une troupe française à la citadelle d’Hannoï, la capitale du Tonkin, ne lui forçait pas la main et ne l’obligeait pas à une occupation selon nous prématurée[1]. En ce temps-là, avec la majorité de la nation, nous avions la douleur de croire que notre pays n’avait été jamais moins en mesure d’étendre par les armes les limites de ses colonies, plus sévèrement contraint de se montrer avare du sang de ses fils. Aujourd’hui, nous ne pensons plus ainsi. Autant nous étions partisans d’une sage réserve avec une France affaiblie et un trésor vide, autant avec une France riche et forte nous désirons qu’on se hâte d’aller prendre dans l’extrême Orient la position que nous y devons occuper, venger en même temps le mépris de la foi jurée et l’insulte faite à notre pavillon par un roitelet asiatique. Que ceux qui nous font l’honneur de nous lire soient persuadés qu’en conseillant l’annexion du Tonkin nous sommes loin de vouloir lancer notre pays dans une de ces aventures sentimentales où le désintéressement est si près de la duperie. Ici, rien de chevaleresque et rien de périlleux. S’il nous faut agir, c’est que notre prestige, notre politique, et disons mieux, nos intérêts futurs sont actuellement en jeu en Asie. La sécurité de notre possession en Cochinchine, les besoins du commerce, auquel l’ouverture du Tonkin offrirait d’admirables débouchés, exigent une prompte intervention de la France.

Ce projet d’une nouvelle annexion intéresse d’ailleurs aussi bien notre marine marchande que notre marine militaire. Sans possessions lointaines, — cela ne se voit que trop bien chez nous, — la première se meurt, la seconde reste sans utilité usant sur place et sans profit ses meilleurs officiers et les gros millions qu’elle coûte. Quelle animation magnifique, quelle activité prospère les colonies ne donnent-elles pas aux arsenaux militaires et commerciaux de l’Angleterre ! quelle richesse immense n’en découle-t-il pas pour les industries de ce pays, sans compter le légitime orgueil qu’il éprouve à voir son pavillon déployé sur toutes les mers ? Pourquoi la Prusse cherche-t-elle en ce moment une terre éloignée où elle puisse envoyer sa flotte naissante ? C’est parce qu’en dix ans elle a décuplé sa marine. C’est une force nouvelle qu’elle a acquise, qu’elle veut exercer, et nous aurions tort, là où l’Allemagne grandit, de nous amoindrir. On a dit avec raison que, dans cinquante ans, il n’y aura plus dans l’Indo-Chine un seul état indépendant ; à la façon dont agissent les Anglais et les Russes, peut-être faudra-t-il moins de temps, et alors, si de notre côté nous n’avons pas augmenté notre puissance coloniale quand nous le pouvions, il arrivera fatalement un jour où la France ne comptera plus au nombre des puissances maritimes.

Mais ce n’est pas tout ; il y a au Tonkin un peuple qui n’attend qu’un signal pour se jeter dans les bras de celui qui le délivrera des Annamites, ses oppresseurs depuis le commencement de ce siècle : dans les nôtres si nous les ouvrons, dans ceux de l’Espagne, de l’Allemagne ou de l’Angleterre, si nous les tenons fermés. La magnifique situation que nous nous sommes faite en Cochinchine, la richesse croissante de cette colonie, nous défendent de nous laisser supplanter dans un pays qui en est voisin et où il ne tient qu’à nous de nous installer. La France, nous en avons l’espoir, ne se dérobera donc pas à la mission à laquelle elle semble appelée depuis longtemps ; elle ne peut se refuser à reprendre sous d’autres latitudes ce qu’elle a perdu chez elle en territoire et en population,


I

N’en déplaise aux favorisés du sort et de la fortune, les triomphes trop faciles n’ont généralement pas une longue durée. Le Tonkin, conquis en quelques semaines, non par une armée, mais par une poignée de marins et de soldats, revenait à ses maîtres en un laps de temps aussi court. On se souvient peut-être à la suite de quelles circonstances avait eu lieu l’entrée victorieuse d’une troupe française à Hannoï. Un honorable négociant, M. J. Dupuis, chargé de conduire des munitions de guerre au général chinois qui combattait alors dans le Yunnan l’insurrection musulmane, causait aux mandarins de l’Annam, par sa présence sur le Fleuve-Rouge, de vives inquiétudes. Les Annamites, maîtres du Tonkin depuis les premières années de ce siècle seulement, craignaient de voir un Français s’implanter dans le pays et susciter des troubles en usant de son influence sur des peuples disposés à la révolte ; la cour de Hué redoutait avec d’autant plus de raison l’ascendant de M. Dupuis que notre compatriote se présentait dans ces parages avec une escorte de soldats impériaux chinois, à la tête d’une flottille marchande, deux bateaux à vapeur, les premiers que l’on y eût vus. On devine déjà par quels obstacles la mission de M. Dupuis fut entravée ; plusieurs de ses hommes périrent assassinés, et c’est miracle que ses bateaux n’aient point été incendiés. À cette époque, M. le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine française, envoya au Tonkin, sous les ordres de M. le lieutenant de Vaisseau Francis Garnier, un détachement composé de six officiers et de quatre-vingt-dix hommes. M. Francis Garnier avait pour mission de régler les différends survenus entre M. J. Dupuis et les autorités annamites, puis d’ouvrir aux flottilles marchandes la voie commerciale dont la nature a doté le Tonkin et que ce même M. Dupuis avait découverte[2]. En présence des sanglans efforts que faisait l’Angleterre pour trouver un chemin joignant la Chine à la Birmanie, M. le contre-amiral Dupré avait évidemment compris qu’il était de toute nécessité pour nous de nous emparer du Tonkin et, avec le Tonkin, d’un fleuve offrant pour pénétrer dans le Yunnan une route autrement préférable à toutes celles que cherchaient les Anglais[3].

Dès son arrivée devant la capitale du Tonkin, M. Francis Garnier put constater le mauvais vouloir du gouvernement annamite à l’égard de M. Dupuis. Poussé à bout, voyant qu’il n’obtiendrait rien par le raisonnement, l’héroïque officier donna au monde le spectacle d’un pays de cinq à six millions d’habitans conquis en quelques jours par une poignée de braves. Le 10 novembre 1873, il attaquait la citadelle de Hannoï, que défendaient sept ou huit mille hommes. En une heure, la place était rendue. Le 2 décembre, un aspirant, M. Hautefeuille, avec le feu d’une seule pièce de quatre, un quartier-maître et six marins, se faisait livrer une autre citadelle, celle de Ninh-Binh. Le soir du jour où se passa cet étonnant fait d’armes, cinquante indigènes venaient se placer sous les ordres du jeune aspirant ; huit jours après, cinq mille Tonkinois les imitaient. De son côté, le sous-lieutenant d’infanterie, M. de Trentinian, enlevait Haï-Dzung pendant que M. le docteur Harmand, qui n’avait pas un seul blessé à soigner, quoique en plein pays de conquête, occupait le delta du Tonkin avec quelques soldats. En trois semaines, la contrée fut soumise, et le Fleuve-Rouge eût été dès ce moment accessible pour tous si, à la suite de la mort tragique de M. Francis Garnier, l’abandon du territoire envahi n’eût été aussi prompt que l’avait été l’occupation.

Par quelle raison l’honorable amiral changea-t-il si brusquement d’avis ? Nul ne peut le dire, mais nous croyons, nous, qu’en apprenant la mort de son vaillant lieutenant, M. l’amiral Dupré se souvint, — un peu trop tard, — de la situation précaire où se trouvait alors la France. La cour de Hué eut un soupçon de ce revirement : pour empêcher que notre installation ne devînt définitive, elle fit briller aux. yeux du gouverneur de la Cochinchine les clauses d’un traité qui devait donner satisfaction à la France. En échange de ce fameux traité, le roi de l’Annam exigeait l’évacuation immédiate du Tonkin par le corps expéditionnaire que Garnier y avait conduit, et l’internement dans les ports du littoral de la flottille de M. Dupuis. Ce n’est pas tout : nous livrions au roi Tu-Duc cinq bâtimens à vapeur de la force de 500 chevaux, cent canons, mille fusils à tabatière, et nous lui faisions abandon d’une indemnité de plus de ô millions de francs. Mais, dans tout cela, quelle était notre part ? Bien peu de chose : la cour de Hué daignait reconnaître, — comme si nous en avions eu besoin, — la pleine souveraineté de la France sur ses conquêtes en Cochinchine, et elle s’engageait à ouvrir au commerce le Fleuve-Rouge depuis la mer jusqu’au Yunnan, comme si M. Dupuis ne l’avait pas parcouru dans toute son étendue sans autorisation. Et c’est tout : pas un mot d’une indemnité à la famille de Francis Garnier, rien d’un dédommagement de la ruine vers laquelle on poussait M. Dupuis, le silence le plus absolu sur le sort réservé aux quelques milliers d’indigènes qui s’étaient enrôlés sous les couleurs français es. à l’appel de nos officiers de marine.

Quel fut le résultat de cette inqualifiable convention ? Le désaveu officiel de Francis Garnier, qui n’était plus là pour protester et se défendre ; — M. J. Dupuis sacrifié aux rancunes des Annamites, persécuté jusqu’en France, où il réclame en vain justice et réparation, où chacun semble ignorer qu’il a été le premier explorateur d’un fleuve offrant une bien autre utilité que le fameux passage du nord-est ; — la mort de tous les indigènes dévoués aux Français.

Détournons nos regards de ces hontes ; mais avant de démontrer que nous avons intérêt à nous annexer le Tonkin, nous prions le lecteur de noter ceci : c’est que les Annamites, si pressés de nous voir partir de chez eux, n’ont jamais exécuté les clauses du traité de 1874 ; ils déclaraient, il est vrai, que le Fleuve-Rouge était ouvert à la navigation, mais quiconque eût tenté ou tenterait encore aujourd’hui de le remonter jusqu’au Yunnan serait sûr d’y périr. Tout dernièrement encore, un de nos compatriotes, M. Francelli, qui s’était porté à quelques milles d’Hannoï, a été assassiné par des pirates. Le gouvernement. annamite a offert 1,000 francs, à la famille de la victime. Nous sommes contraint d’ajouter, le rouge au front, que cette somme a été acceptée. Voilà où en est la liberté de navigation sur le Fleuve-Rouge et tel est le tarif d’une vie française dans ces parages.


II

Ce n’est pas d’hier que la France a compris l’importance du Fleuve-Rouge. Dès le commencement de 1873, une exploration officielle avait été décidée, et c’était M. le lieutenant de vaisseau Louis Delaporte qui devait la diriger. La colonie de Cochinchine avait offert à cet effet 30,000 francs, le ministre de l’instruction publique 20,000, et la Société de géographie de Paris 6,000. Le ministre de la marine s’engageait à fournir le matériel et le personnel. Malheureusement le traité de M. le contre-amiral Dupré coupa court à ces utiles projets d’exploration. A l’aide des documens très précis que nous avons sous les yeux, nous pouvons cependant suivre et même décrire le Fleuve-Rouge de sa source jusqu’à ses diverses embouchures. Cette étude, on le voit, a beaucoup d’importance, car c’est bien en vue de pouvoir nous rendre un jour les maîtres de ce cours d’eau que nous conseillons au gouvernement français d’activer la prise de possession du Tonkin.

Le Fleuve-Rouge varie moins de direction que de désignation. C’est un Protée prenant à chaque instant sinon une forme nouvelle, du moins un titre nouveau. Sur nos meilleures cartes, — et ce n’est pas beaucoup dire, — on l’appelle parfois Song-koï. C’est ainsi que nous avons dû le désigner dans notre premier travail sur le Tonkin. Les Chinois ont deux mots pour l’indiquer : Ko-ti-kiang et Hong-kiang. Les Annamites lettrés le nomment Nhi-ha-giang ; enfin il paraît que le révérend père de Rhodes l’a baptisé Bô-dê, nom étrange, nom introuvable, mais que l’on peut voir sur la carte du Tonkin que ce missionnaire a faite en 1650. D’après M. de Kergaradec, consul de France à Hannoï, l’un des rares Français qui aient, — longtemps après M. Dupuis, — exploré le fleuve Rouge, pas un indigène ne connaît le vocable Song-koï, personne ne l’a prononcé devant lui pendant son voyage. Il est possible que ce soit une corruption de Song-caï, signifiant fleuve « principal, » Ce qui le fait supposer, c’est que ce terme est en usage au-dessous de la ville de Hannoï pour distinguer entre divers cours d’eau le plus considérable.

Quoi qu’il en soit, le Fleuve -Rouge, — et nous ne le désignerons pas autrement, puisque c’est le nom que lui a donné son premier explorateur, — doit prendre sa source dans la province chinoise du Yunnan, ou peut-être encore sort-il de quelque vallée ignorée de l’Himalaya. Si l’endroit précis où il prend naissance n’est pas encore déterminé, M. Luro, inspecteur des affaires indigènes en Cochinchine, nous apprend que la commission d’exploration du Mékong a traversé son cours près de la ville chinoise de Si-ngan-fou, par 23° 30’ de latitude.

Cette province du Yunnan, à l’ouest comme au nord, ne présente qu’une masse imposante de montagnes dont les sommets ont en beaucoup d’endroits gardé leurs belles forêts vierges. Là où la cognée du bûcheron a fait le vide, on cultive l’indigotier et le mûrier : là paissent des moutons, des chèvres, des bœufs, ceux-ci de taille moyenne, comme les ruminans de la Malaisie et des îles Philippines. Les collines sont généralement défrichées avec soin, plantées de sapins et de chênes. Dans les vallées creusées profondément par les torrens, la végétation est luxuriante. C’est une Suisse, mais moins bien cultivée, et où l’on ne paie rien encore pour contempler les sites. C’est ici que l’on rencontre les grands vols d’alouettes, dites alouettes de Mandchourie. Ces oiseaux animent de leurs chants les lieux les plus sauvages. On y voit aussi le coq de bruyère et la perdrix grise, que la présence de l’homme n’effraie pas. Cela tient à ce que les montagnards sont dépourvus d’armes à feu. Il y a des chevreuils et des léopards.

A côtés de rizières tenues avec le soin que les Chinois apportent à leurs cultures, croissent les meilleurs arbres fruitiers de l’Europe. Il est tel vallon verdoyant où l’on peut rencontrer, réunis dans un même verger, des ananas, des bananiers, des pêchers, des cerisiers, et jusqu’à des châtaigniers et des noyers. Mais ce n’est point par l’abondance de ces produits horticoles que brille la province en question : il faut chercher son importance dans les mines dont elle est abondamment dotée. La nature a répandu dans cette région accidentée, arrosée de grands fleuves dont quelques-uns prennent leur source presque dans le Thibet, des minéraux non moins remarquables par leur variété que par leur valeur. Il n’est pas de contrée au monde qui, sous ce rapport, puisse l’égaler. Le cuivre, l’argent, le fer, l’or, le mercure y abondent. La houille s’y trouve presque partout. A cinq lis[4] de Yunnan-Fou, au nord-est de cette capitale, est situé le temple de Tsu-shih. Cet édifice, qui date du XVIIe siècle, est tout en cuivre : pas la moindre parcelle de bois n’est entrée dans sa construction ; tuiles, portes, fenêtres, etc., tout est de ce métal. C’est, paraît-il, un témoignage de reconnaissance des mineurs et des artisans de la province au dieu Bouddha.

Avant que cette contrée fût dépeuplée par la guerre civile, elle approvisionnait l’empire chinois de presque tous les métaux qui lui étaient nécessaires. Le pays était couvert alors de petits ateliers qui, malgré des procédés d’exploitation souvent primitifs, n’en fournissaient pas moins une production métallique très considérable. La plupart de ces établissemens ayant été détruits et les ouvriers dispersés par la guerre, cette industrie s’est détournée du Yunnan. Mais, depuis la paix, les mines se repeuplent par suite de l’affluence des immigrans des provinces voisines, dont la population est exubérante. Que le Tonkin devienne un jour français, que des hauts fourneaux s’y élèvent non loin des frontières chinoises, et l’on verra quels résultats admirables l’on obtiendra ! Les trésors que les montagnes du Yunnan recèlent, transportés par le Fleuve-Rouge jusqu’au golfe de Tonkin, fourniront certainement avec le riz de la Cochinchine un fret inépuisable aux flottes marchandes qui en réclament.

C’est lorsque le Fleuve-Rouge est descendu jusqu’à la ville chinoise de Mang-hao que sa navigation est possible, et encore pour aller de ce point à Lao-kaï, ville frontière, il se trouve des rapides presque infranchissables pour des bateaux à vapeur. En arrivant à Lao-kaï, en 1873, M. J. Dupuis, afin d’éviter les ennuis d’un transbordement, fit aller jusqu’à Mang-hao, et cela sans difficulté, une barque chargée de marchandises à Hannoï. Les gens du pays qui trafiquent entre Lao-kaï et Mang-hao se servent d’embarcations dont les chargemens n’excèdent pas 10,000 kilogrammes, ce qui est pour un torrent un assez bon tonnage. Les embarcations sont faites d’un bois rouge très dur qui croît en abondance dans les forêts voisines du fleuve. En raison des défilés et de la hauteur des rives sur certains points, les voiles se déroulent le long des mâts à la façon des oriflammes ; à l’avant se trouve un long aviron servant à faire évoluer rapidement le bateau dans les passages difficiles. Parfois le Fleuve-Rouge éprouve dans ces hautes régions des crues subites. Elles sont dues, au dire des habitans, à des pluies torrentielles qui tombent sur les grands plateaux. Lorsqu’elles se produisent, la navigation est forcément interrompue, et les bateliers, habitués à ces brusques changemens, emploient leur temps à garantir leurs embarcations du choc des troncs d’arbres ou autres blocs roulans.

Pendant que M. de Kergaradec se trouvait en mission à Mang-hao, les eaux du fleuve montèrent de 2 mètres. La vitesse du courant était telle qu’elle tenta le voyageur ; il y livra sa barque, et la tentative lui réussit, car il ne mit pas tout à fait sept jours pour revenir du Yunnan à la capitale du Tonkin. Il en faut ordinairement de quinze à vingt.

En amont de Mang-hao, le fleuve présente encore quelques endroits navigables, mais à de rares intervalles ; les indigènes se servent alors de petites embarcations faites spécialement pour ces courts trajets. En d’autres endroits, le fleuve coule très encaissé entre des rives perpendiculaires qui surplombent ; ailleurs, il se précipite si tumultueusement contre des roches qu’il serait imprudent de s’y hasarder ; mais, comme nous l’avons dit, le fleuve offre cet inconvénient en amont de Mang-hao seulement.

La bourgade de Mang-hao, bâtie sur la rive gauche, au pied de la montagne Wang-taï-pu, très florissante avant que la guerre civile désolât le Yunnan, compte quinze cents âmes. Il y a aussi quelques habitations sur la rive droite ; c’est là que se tient le marché où viennent les tribus sauvages dont le territoire s’étend jusqu’au Laos. Il s’y fait un commerce assez important d’étain et d’opium du Yunnan ; ces produits s’échangent contre du sel marin, du tabac et du coton de Fo-kien. Il s’y importe des cotonnades européennes et de la mercerie, anglaise. M. de Kergaradec croit que le commerce français trouverait ici le placement de plusieurs de nos articles et principalement de draps rouges et noirs, de conserves alimentaires à l’huile qui seraient chèrement achetées par les musulmans riches, leur religion leur défendant expressément l’usage de la graisse de porc. Et tout cela serait encore de peu d’importance en comparaison des échanges qui s’établiraient à Mang-hao entre nos produits et ceux des riches mines du Yunnan dès que la navigation du Fleuve-Rouge serait protégée par nous. L’industrie minière, détruite paria longue guerre qui a désolé cette province, reprendra son essor dès que la tranquillité sera rétablie, et la route de Mang-hao au Tonkin débarrassée des bandits qui, sous les noms de Pavillons-Jaunes et de Pavillons-Noirs, la désolent.


III

Lorsqu’on quitte Mang-hao pour se rendre en bateau à Lao-kaï, on rencontre de nombreux ruisseaux et plusieurs rivières qui grossissent progressivement le Fleuve-Rouge jusqu’à la mer. Le premier village que l’on trouve sur sa route est celui de Yang-ming, où, dit-on, il y a des mines d’or. Plus loin, après avoir franchi divers rapides et constaté la présence de roches de fer pur, s’élève un autre village chinois du nom de Sin-kaï, et un peu plus bas, un endroit appelé Long-Pô ; un poste de Braves qui surveille ou du moins est censé surveiller la frontière s’y trouve établi. Long-pô possède des mines importantes de cuivre qui ont été exploitées autrefois avec avantage. Il y a là un étroit passage où le Fleuve-Rouge coule avec fracas entre une rangée de rochers noirs qui laissent à peine entre eux un espace de 30 à 40 mètres. Ces rochers sont des agglomérations de minerais de cuivre. Les riverains du fleuve, de Mang-hao à Lao-kaï, s’appellent Paï-y ; il se trouve également d’autres Paï-y indépendans dans les montagnes environnantes ; ceux-ci sont des hommes un peu timides, forts et grands de taille. Les Paï-y des rives sont moins robustes. Une des vallées qu’ils habitent porte le nom de Pa-cha-kaï ; elle est d’une grande fertilité et entièrement entourée de belles montagnes boisées. La nature semble s’être plu à en faire un des plus frais et des plus charmans sites de cette région. En approchant de Lao-kaï, l’aspect du pays est également très beau en raison de la splendide végétation qui s’étend sur les mamelons et les pics sans nombre qu’on découvre à droite et à gauche du fleuve. C’est ici que commence la région des forêts qui s’étendent sur tout le territoire des peuples indépendans jusqu’au-dessous de Kouen-ce. La flore y est de toute richesse et couvre jusqu’aux sommets les plus élevés ; partout ce sont des fourrés impénétrables au milieu desquels se détache la fleur écarlate des hibiscus ; mais il n’est possible de s’y frayer un chemin que la bâche à la main. Sur les berges règne un fouillis de broussailles, d’arbustes, dont les branches plongent dans l’eau et rendent l’accès des rives diffïcile. On retrouve là dans toute sa splendeur la végétation des pays tropicaux. On y voit le bananier, ainsi que le palmier sauvage, qu’enlacent les lianes flexibles dont les Annamites font des cordages et des cordes de halage. La variété des essences est très grande, depuis une quantité de bois rougeâtre qui a son emploi dans l’ébénisterie et dont les Tonkinois font leurs jolies tabletteries, jusqu’au bois jaune ressemblant au buis dont il a la finesse. Le chêne blanc y croît aussi en grandes quantités. « J’ai vu, dit M. Dupuis, des bordages de barque faits d’une seule pièce ayant de 20 à 25 mètres de long. »

Lao-kaï est une petite localité indépendante à la fois de l’empire chinois et du royaume d’Annam. Elle est tombée définitivement au pouvoir de ces trop célèbres Pavillons-Noirs qui assassinèrent, à la fin de l’année 1873, M. Francis Garnier. Ils ont aujourd’hui pour ennemis les Pavillons-Jaunes, leurs anciens alliés, qui, dispersés un peu partout, s’étaient autrefois installés en aval du fleuve, à Tuen-hia. Voici l’histoire de ces Pavillons-Noirs et Jaunes et les curieuses circonstances qui forcèrent les Chinois que l’on désigne ainsi à s’installer au Tonkin.

Vers 1865, les mandarins de la province chinoise de Kouansi, aidés par les troupes impériales de la province de Kouang-tong, se rendirent maîtres de l’insurrection qui, depuis 1849, désolait le Yunnan. C’est du Yunnan que partirent les fameux Taï-pin qui s’établirent à Nankin, où ils restèrent jusqu’à la prise d’assaut et à la ruine de cette malheureuse ville par l’armée impériale. L’un des principaux chefs rebelles put échapper aux mandarins victorieux, et pénétra avec trois ou quatre mille hommes jusqu’au Tonkin. Sans s’inquiéter du roi Tu-Duc et de l’armée de cinquante mille hommes que ce roi prétend pouvoir mettre sur pied, Ouâ-tsong, — c’est le nom du chef des rebelles, — parcourut toute la partie nord-est du royaume jusqu’au Fleuve-Rouge, poussant l’impudence jusqu’à venir camper pendant plus d’une année sur la rive gauche de ce fleuve, en face d’Hannoï, la capitale.

Les Annamites, en leur qualité de tributaires de la Chine, demandèrent aussitôt à la cour de Pékin des troupes qui les aidassent à chasser ces hôtes par trop sans gêne, se reconnaissant ainsi trop faibles et trop pusillanimes pour les expulser eux-mêmes. La Chine, qui ne pouvait pardonner aux Taï-pin leur rébellion, ne fit pas la sourde oreille et envoya dix mille Braves qui, commandés par le général chinois Tch’en, vinrent s’établir à Bac-ninh et à Thaï-nguyen, deux places fortes du Tonkin. Sur ces entrefaites, Oûa-tsong mourut ; ses deux lieutenans, Lieou-yûen-fou et Hoang-tsong-in, prirent le commandement des rebelles. Contraints de fuir devant les troupes impériales, ils remontèrent le Fleuve-Rouge jusque chez les sauvages indépendans et s’établirent dans leurs forêts. Bientôt après, les deux chefs allèrent mettre le siège devant Lao-kaï, alors entre les mains, — non des Annamites, comme on pourrait aisément te croire, mais entre celles d’un Cantonnais du nom de Hô-jen-Fau. Il y avait déjà neuf ans que ce dernier s’en était emparé à la barbe des Chinois et des Cochinchinois, aidés par quelques-uns de ses compatriotes en résidence à Mang-Hao.

A la fin de 1868, les deux chefs des rebelles réussirent à enlever d’assaut la ville qu’ils assiégeaient. Lieou-yûen-fou, qui commandait aux Pavillons-Noirs, s’installa dans la cité conquise ; Hoang-tsong-in, maître des Pavillons-Jaunes, choisit pour résidence la petite ville de Ho-yan, située au bord de la Rivière-Claire, l’un des affluens du Fleuve-Rouge.

Les Pavillons-Jaunes s’efforcèrent, au moyen de bons procédés, de faire tolérer leur présence par les riverains et les montagnards du voisinage ; ils établirent partout des postes pour protéger ces derniers contre les exactions des bandits dont les frontières de l’Empire-Céleste sont particulièrement infestées. Puis, comme ils manifestaient l’intention de rentrer en Chine, si le gouvernement impérial les amnistiait, les troupes annamites et chinoises cessèrent de les inquiéter. La conduite des Pavillons-Noirs fut différente ; ils commirent des exactions, enrôlèrent tous les malfaiteurs qui se présentèrent à eux, et se livrèrent à des excursions qui remplirent la contrée de terreur. Dans de telles conditions, une bonne intelligence ne pouvait durer longtemps entre les deux camps voisins. Les revenus des douanes établis sur le Fleuve-Rouge et la Rivière-Claire, devaient dès le principe être partagés entre les deux chefs, mais comme les revenus de Lao-kaï étaient plus considérables que ceux de Hô-. Yang, Lieou-yûen-fou voulut tout garder pour lui et ne plus rendre de comptes. La question s’envenima, et son rival Hoang-tsong-in vint l’attaquer dans Lao-kaï ; ne pouvant s’en emparer d’assaut, le chef des Pavillons-Jaunes fit établir un camp à Tuen-hia, sur le Fleuve-Rouge, afin de couper aux Pavillons-Noirs leurs communications avec le Tonkin, ce qui était une façon habile d’enlever à ses ennemis toutes leurs ressources.

A la suite d’un coup de main tenté sur le poste de Tuen-hia par les Pavillons-Noirs, trois cents de ceux-ci, se trouvant enveloppés par les Pavillons-Jaunes, se laissèrent aller à la dérive, et, débarquèrent aux avant-postes annamites de Kouen-ce, où, pour vivre, ils s’enrôlèrent au service du roi Tu-Duc Les Annamites se les attachèrent, un peu par crainte, un peu aussi pour les employer à combattre les montagnards qui étaient devenus les alliés des Pavillons-Jaunes. Telle était la situation des deux bandes chinoises lorsque M. J. Dupuis se présenta devant elles, en 1873, pour se rendre au Yunnan. Pas un des Pavillons n’osa l’attaquer ni s’opposer ouvertement à son passage.

Il n’en fut pas de même en 1876, lorsque M. le lieutenant de vaisseau de Kergaradec voulut tenter le voyage d’Hannoï en Chine, voyage dont le but déclaré hautement était la reconnaissance de la voie commerciale ouverte par les traités de 1875. À cette époque, les Pavillons-Noirs, commandés par un Chinois du nom Luu-Vinh-phuoc, tenaient en leur pouvoir, — comme ils le tiennent encore, — Lao-kaï. Lorsque l’officier de marine français fit savoir au chef des Pavillons-Noirs qu’il avait l’autorisation du gouvernement annamite pour parcourir le pays, ce dernier lui fit répondre qu’il ne se considérait nullement comme responsable des attaques qui pourraient être dirigées contre l’expédition, soit par ses soldats, soit par des hordes de gens sans aveu ; qu’il était, du reste, interdit aux Européens d’aller aussi loin que Lao-kaï ; que, si M. de Kergaradec s’obstinait à passer, il pouvait l’essayer, mais en restant caché sous le toit de sa jonque et en s’abstenant de regarder les rives du fleuve avec des lunettes d’approche et de prendre des dessins. Comme il était interdit à notre compatriote d’employer la force, M. de Kergaradec n’insista malheureusement pas ; du reste, il ne pouvait guère oublier qu’il n’avait point affaire à un mandarin chinois ou annamite, mais à un brigand ignorant, farouche, soupçonneux, et qui, depuis vingt ans, vivait de rapines dans les montagnes. Deux mois plus tard, M. de Kergaradec se présentait de nouveau devant la ville de Lao-kaï et, cette fois, il réussissait à la traverser, mais sans pouvoir approcher le farouche chef des Pavillons-Noirs, qui refusa obstinément de se montrer.

Ce qu’il y a d’original dans tout cela, c’est que ces bandits sont à la solde du gouvernement annamite. On pourrait en douter, mais dans l’Indo-Chine personne ne conteste le fait. Ce gouvernement alloue aux gens du Drapeau-Noir, comme à ses propres soldats, une solde de deux ligatures par mois, à laquelle se joint une mesure de riz[5]. Solde et rations sont versées entre les mains de chefs qui paient leurs hommes ainsi qu’il suit : chaque soldat marié touche 60 catties ou 9/10 de picul de riz par mois, soit 56 kilogrammes environ. S’il n’est pas marié, il ne touche que 50 catties ou 31 kilogrammes 250. Il a droit, en outre, marié ou non, à une petite ration dégraisse de porc et d’huile à brûler en échange de 1,500 sapèques en cuivre ; la solde est doublée lorsqu’on est en campagne. Les Pavillons-Noirs reçoivent encore deux habits par an, au commencement de chaque saison. Dans les circonstances où il faut montrer de l’énergie, une distribution d’eau-de-vie de riz est ordonnée ; enfin, il leur est fait cadeau d’un peu de pâte d’opium du Yunnan lorsque les impôts prélevés arbitrairement sur les marchandises en transit ont été plus productifs que de coutume. — Ainsi, contrairement au traité que nous avons passé avec le roi Tu-Duc, ce dernier entretient sur le Fleuve-Rouge des bandes chinoises dans l’intention bien avérée de ne point y laisser pénétrer les Européens ! Ce fait seul constitue une violation des plus flagrantes de notre traité.

La ville de Lao-kaï, dont le nom signifie en chinois : « Vieux marché, » est appelée par les Annamites Bao-Thang ; ils lui donnent, aussi parfois le nom de Song-ngan, lequel est le nom d’une rivière, Nansi. Lao-kaï est située sur la frontière de l’empire chinois, au confluent de deux cours d’eau navigables. Par la rivière Nansi, l’on peut s’avancer assez loin dans le département de Kai-hoa, c’est-à-dire jusqu’au point de rencontre de routes diverses qui mènent au Yunnan, au Kouang-si, et dans la province annamite de Tuyen-Kouang. A n’en point douter, Lao-kaï est appelée à un grand développement commercial, mais il faut pour cela qu’un poste européen y remplace les Pavillons-Noirs, chose que nous considérons comme aisée. Aujourd’hui, ce n’est encore qu’une petite localité de trois cents maisons couvertes en paillettes. Elle est protégée par une forteresse carrée en maçonnerie, qui n’est elle-même qu’un mur en moellons de 0m,40 d’épaisseur, aux quatre coins duquel sont disposées des tours à plate-forme armées de petites pièces d’artillerie. « On m’a assuré, dit M. de Kergaradec dans la relation officielle de son voyage, que ces pièces dont on a eu soin d’ailleurs de faire l’exercice le jour où nous étions en vue de la forteresse, ne sont pour la plupart que des pierriers en bronze et qu’il y en avait quinze. Une seule pièce, achetée l’ année dernière à Hong-kong, paraît être d’un calibre respectable. Les armes européennes dont Luu-Ving-Phuoc dispose ne doivent pas être en grand nombre s’il est vrai, comme on me l’a dit, qu’il n’a consacré à la dépense de son armement qu’une somme de sept cents piastres (3,500 francs.) Sa force en fusils chinois est plus complète, et on s’accorde à dire que chaque drapeau noir possède au moins une de ces armes. »

Dans l’intérieur de la citadelle, il y a un assez grand nombre d’habitations couvertes en tuiles par crainte d’incendie. On y peut voir celle du chef des Pavillons-Noirs qui vit là, sans presque jamais en sortir, avec deux cents soldats d’élite ; le reste de ses hommes, au nombre de cinq à six cents, dit-on, habite le village extérieur. Presque tous ont avec eux des femmes annamites, quelques-uns des femmes du Yunnan. A côté de l’enceinte principale, se trouve un blockhaus qui sert de poste de garde.

Le chef des Pavillons-Noirs, Luu-Vinh-Phuoc, ou Lao-Ta-Yen comme on l’appelle encore, est un homme de quarante-cinq ans, petit et malingre. Extrêmement soupçonneux, très difficile à approcher pour d’autres que les familiers les plus intimes, il semble inspirer à tous une terreur profonde. « J’ai vu, ajoute M. de Kergaradec, le fleuve charrier souvent des cadavres de suppliciés, et ces jours-ci encore, il est passé le long de nos jonques un homme et une femme attachés ensemble. » Nous sommes convaincus que trois coups de canon de la plus petite de nos canonnières disperseraient dans toutes les directions ce nid de forbans. Par cet acte, nous ne ferions que rendre au chef des Pavillons-Noirs la monnaie de ses insolences. De quoi pourrait se plaindre Tu-Duc ? Depuis cinquante ans, Lao-kaï n’est plus en son pouvoir. Bien plus, il serait notre obligé, car, la garnison de cette place dispersée, il n’aurait plus à lui payer de solde.


IV

En quittant Lao-kaï, des îles sablonneuses à base de granit émergent du Fleuve-Rouge. La vallée où il court s’élargit, et au rapide de Thac-Khoai, où les grandes jonques sont obligées de s’alléger lorsqu’elles sont trop pesamment chargées, le sondage le plus faible donne un mètre au plus. Après avoir passé le petit poste de Bao-ha, chef-lieu de district, le fleuve présente une série de rapides éloignés les uns les autres de 3 à 4 milles que l’on franchit sans difficulté. Ici, de hautes montagnes enserrent de tous côtés le cours d’eau, et l’on suit un défilé formé par les deux petites chaînes qui s’écartent ensuite au-dessous de Tuân-Quan et vont aboutir à la mer, l’une, celle du nord, dans la province de Quang-yen, l’autre, celle du sud, dans le Thanh-hoa. C’est comme une immense pomme d’arrosoir au centre de laquelle des alluvions successives ont formé le delta du Tonkin.

Le port de Tuen-hia, qui était, en 1871, le lieu de campement des Pavillons-Jaunes, se trouve placé à 110 lis, — 55 kilomètres environ au-dessous de Lao-kaï. Il est aujourd’hui abandonné par eux. Le pays est excessivement sauvage et d’un aspect pittoresque. A 10 ou 20 lis plus bas, le fleuve s’est frayé un passage au milieu d’un terrain très mouvementé de collines qui servent, pour ainsi dire, de trait d’union aux deux chaînes. Il s’engage au milieu de ce labyrinthe agreste, tout en conservant une direction constante ; contournant de nombreux pics, il continue sa marche, se développant en mille sinuosités qui, à chaque instant, le dérobent aux yeux. Il serpente ainsi sur un fond rocheux dans un parcours d’environ 14 lieues, tout le long duquel de hautes collines bordent le fleuve sur chacune de ses rives, puis, les collines s’abaissent de nouveau, et l’on retrouve une vallée semblable à celle que l’on a quittée, ainsi que la série de mamelons qui courent se rattacher à la chaîne des montagnes dont les sommets ne peuvent être aperçus encore.

La faune de cette région est aussi très variée. L’éléphant est commun dans la partie sud-ouest du fleuve ; ce pachyderme ne passe jamais sur la rive gauche ; il marche par bandes nombreuses ainsi que le buffle, le bœuf sauvage et le rhinocéros. Le tigre royal et d’autres espèces plus petites abondent. On trouve également la panthère, le léopard, l’ours gris, l’ours noir et l’ours à miel, ce dernier toujours en quête des lieux où les abeilles s’assemblent. Comme gros gibier, on a le cerf, l’axis, le sanglier et le chamois. La chevrette musquée et le mouton sauvage se voient dans le haut du fleuve, près du Yunnan. Les singes, dont personne, dans ces solitudes, ne gêne les ébats, jouent par milliers dans les arbres. Enfin le gibier à plume y est tellement abondant, que les chasseurs seraient embarrassés pour choisir ; on y trouve le paon, le faisan, la perdrix, le coq de bruyère, la caille, et toutes les variétés de l’échassier. Parmi les palmipèdes figurent l’oie, le canard, la sarcelle et la macreuse.

Les grands arbres sont rares parce qu’on a déjà exploité ceux qui offraient de la valeur comme bois de construction. Mais le bananier sauvage, dont le tronc sert de nourriture à l’éléphant, couvre les collines. C’est en remontant les petits cours d’eau qui grossissent dans ces hautes régions le Fleuve-Rouge, que l’on trouve le cay~cho, un bel arbre d’une grande hauteur, n’ayant des branches et des feuilles qu’à son sommet où, comme les pins-parasols d’Italie, elles s’arrondissent en boule.

Les tribus sauvages ont fait le vide depuis 1871 dans les parages que nous venons de décrire ; elles se sont retirées dans l’intérieur où la nature les protège contre les bandits qui exploitent cette partie du Fleuve-Rouge. Pour ne laisser aucune trace de leur présence, ces tribus pénètrent dans le fleuve par les ravins qui y débouchent. « Quand parfois, dit M. Dupuis, nous apercevions quelque sauvage sur le bord de l’eau, nous nous en approchions aussitôt ; mais parvenus à l’endroit où nous l’avions vu, l’homme s’était éclipsé comme par enchantement, et nulle part trace de passage. Ce fait ne manquant pas de nous surprendre, nous voulûmes en avoir le cœur net. A force de recherches, nous avisâmes l’entrée d’un ravin masqué par des branches d’arbres, et, nous courbant, nous entrâmes sous une voûte de feuillage. Au bout de 2 à 300 mètres, nous vîmes un petit sentier qui nous conduisit à un village. »

Ce n’est qu’en touchant au premier rapide qui porte le nom de Thac-Caï, que le pays commence à se peupler. En dehors des Annamites qui portent ici le nom de Nguoi-Kinh, ou gens de la capitale, on trouve trois peuplades bien distinctes ; la première est celle des Thôs, dont le langage diffère bien peu du laotien ou du siamois de la race mongolique. La seconde est formée par les Mangs, divisés eux-mêmes en quatre tribus parlant quatre dialectes d’une même langue, qui diffère également de l’annamite et du laotien. Enfin la troisième peuplade, celle-là tout à fait indépendante, porte le nom de Meo ou Chats, probablement parce que les hommes qui la composent vivent au plus haut des montagnes d’où ils ne descendent que pour acheter du sel. Ces sauvages, très fiers, n’ont jamais voulu se soumettre aux Pavillons-Noirs. On dit même qu’ils ont essayé une fois d’enlever Lao-kaï, mais qu’ils ont été repoussés avec perte. « Lorsqu’on remonte le fleuve, dit M. de Kergaradec, on aperçoit quelquefois sur le sommet des plus hautes montagnes, dans des endroits que l’on croirait inaccessibles, des espaces dénudés au milieu desquels la longue-vue permet de distinguer quelques cabanes élevées sur pilotis. Ce sont les cultures des Chats, qui, comme les Stiengs de la Cochinchine, se servent du feu pour leurs défrichemens. »

A droite du fleuve se trouve le village de Mouong-Lou, où les tribus que nous venons de citer tiennent leur marché. Les étranges costumes des femmes des sauvages Mangs donnent à ces assemblées un aspect très pittoresque. Nous avons dit que cette peuplade se divisait eh quatre tribus ; ces tribus portent des noms qui signifient : Mangs des pantalons blancs, Mangs des pantalons noirs, Mangs des fronts marqués et Mangs à cornes. Les trois premières désignations se comprennent assez. Quant à la dernière, elle provient simplement de la forme cornée de leur coiffure ; les femmes, parait-il, avec leur costume brodé en soutaches de couleur, ressemblent aux paysannes de certains cantons du Finistère. Les Mangs, ainsi que d’autres tribus du nom de Thôs, reconnaissent l’autorité de l’Annam, mais ils ne paient qu’irrégulièrement une faible redevance à titre d’impôt personnel, leurs cultures dans les montagnes échappant à tout contrôlée Cependant, ils obéissent à des chefs héréditaires, auxquels le gouvernement annamite donne l’investiture avec le titre de chef de Canton.

Avant d’arriver au dernier rapide, du nom de Thac-thu, l’on doit en passer deux autres peu dangereux. Ensuite, pendant une quinzaine de milles, la route est libre d’obstacle. Le fleuve, dont la largeur ordinaire est de 300 mètres, coule dès ce moment entre deux rangées de collines, derrière lesquelles on voit apparaître au second plan, des sommets de 5 à 600 mètres. Ces sommets sont recouverts d’une belle végétation, où le vert clair des bananiers sauvages se mélange à d’autres nuances de même couleur. C’est aussi le pays du bambou ; toute la forêt est pleine de cette graminée gigantesque dont les habitations du Tonkin sont formées. Là, comme en Chine, en Océanie, le bambou, — un véritable bienfait pour ces contrées, — remplace le bois et le fer, trop chers aux pauvres gens. On en fait d’immenses radeaux qui descendent incessamment les cours d’eau. Dans les massifs de verdure qui bordent les rives et que l’on croit tout d’abord déserts, on entend le machete des bûcherons, frappant sans relâche les grands bambous, ainsi que le bruit de la chute de leurs tiges touffues et élégantes.

Après avoir franchi les rapides, l’on arrive devant un établissement formé par les Chinois, établissement qui porte le nom de Tuân-Quan. Il est bâti sur le versant d’une colline dominant la rive gauche du fleuve ; on n’y voit qu’une forte palissade en bambous, percée de quelques ouvertures pour laisser passer un homme ; chaque soir ces passages sont bouchés. Dans l’intérieur de l’enceinte se trouve un village d’une centaine de maisons, presque toutes grandes et propres, et qui sont habitées par deux ou trois cents Chinois vivant avec des femmes du pays. Cette population, qui forme ce que nous appelons un établissement, ne paraît pas avoir une grande affection pour les Européens ; mais se révolterait-elle qu’il suffirait de la vue d’un képi européen pour la mettre à la raison. Tuan-Quan est la résidence d’un mandarin annamite, lequel a l’air de commander aux Chinois, mais en réalité, c’est lui qui est leur serviteur. Sa principale fonction consiste à réunir parmi les rares habitans du pays les corvées que lui demande le chef des Pavillons-Noirs, et à faire sans doute des rapports aux autorités de la province sur ce qu’il voit autour de lui.

Le pays que l’on parcourt avant d’arriver au hûyen[6] de Ha-Hoa, était très habité il y a vingt-cinq ans ; on y trouvait une population nombreuse qui a été anéantie ou dispersée par les bandes chinoises ; aujourd’hui que les Pavillons-Jaunes ont disparu et que les Pavillons-Noirs semblent vouloir créer, comme à Tuân-Quan des établissemens fixes, les mandarins annamites s’efforcent de reconstituer les villages en y ramenant les anciens propriétaires du sol ; on les exempte d’impôts et on leur distribue même des secours. Jusqu’au hûyen de Tan-ba, le pays cesse peu à peu d’être mouvementé ; c’est à peine si quelques mamelons viennent encore baigner dans le Fleuve-Rouge leurs bases à roche calcaire. On se trouve ici dans le pays que les missionnaires appelaient « la petite Suisse » au temps de leur persécution, lorsqu’ils voulaient éviter de prononcer devant les indigènes qui les espionnaient les noms annamites de leurs chrétientés.

A partir de la douane de Gia-du, — on prononce, paraît-il, Ya-you, — douane située au sommet du coude très remarquable que le fleuve forme en cet endroit, l’on pénètre dans la partie du Tonkin sur laquelle le roi Tu-Duc peut enfin se flatter d’exercer son autorité, et, en vérité, il n’est pas trop tôt. L’on aborde également ici la région des villages chrétiens ; celui de Yen-Tass est le dernier que l’on trouve en remontant vers le Yunnan. La douane de Gia-du ne rend plus ce qu’on lui vit jadis produire. Autrefois, les échanges par la voie du fleuve étaient considérables, et les marchands d’Hannoï faisaient fréquemment partir pour la frontière chinoise des convois de vingt et trente barques. Mais depuis bien des années, c’est-à-dire depuis l’apparition des Pavillons-Jaunes et Noirs, toute activité commerciale a disparu.

Les principales marchandises qui passent à Gia-du pour se diriger vers Lao-kaï, se composent de sel, de coton brut, de coton filé, d’étoffes et de tabac de la province de Fo-Kien ; ce dernier très recherché pour la pipe à eau dont on se sert beaucoup au Tonkin. Les marchandises qui viennent du Yunnan se composent d’opium blanc, inférieur en qualité à celui de Chine, de thé en galettes pressées, de bois de construction, de faux gambier, d’autres bois de teinture, de champignons dits oreilles-de-bois, et enfin d’étain.

Il ne faut qu’un jour en remontant, et même moins en descendant, pour se rendre de Gia-du à Hung-hoa. Très resserré, le Fleuve-Rouge s’étend ici sur une largeur de 400 mètres environ.

Hung-hoa n’est qu’une forteresse entièrement cachée par les arbres qui l’entourent ; le petit village de ce nom dont on aperçoit du débarcadère une petite tour noire est également à peine visible. Le fort est situé à quelques pas de la plage ; c’est une enceinte carrée de 250 mètres de côté et dont une des faces est parallèle au fleuve. Les remparts enterre, très épais, entourés d’un large fossé, sont revêtus d’une maçonnerie solide, et le glacis est couronné par des chevaux de frise en bambou. Dans l’opinion de M. de Kergaradec, la citadelle de Hung-hoa, bien qu’incapable de résister à une attaque en forme, est peut-être plus facile à défendre contre un coup de main que la grande citadelle d’Hannoï. A l’époque où cet officier s’y trouvait, Hung-hoa était confié à la garde d’un mandarin annamite du nom de Nguyên-huy-Ky. Chose rare parmi les mandarins, celui-ci est un fervent bouddhiste qui observe les principes de sa religion aussi scrupuleusement qu’un bonze siamois ou cambodgien ; il ne mange rien de ce qui a eu vie et il se nourrit exclusivement de légumes. Ce qu’il y a de touchant dans cette abstinence, c’est qu’il a adopté ce genre d’existence à la suite de la mort de l’un de ses enfans qui venait d’obtenir, après un examen public, un grade élevé.

A Trinh-Xa, où se trouve une nouvelle douane, le Fleuve-Rouge est large de 1,500 mètres environ ; il se forme ici de deux cours d’eau : du Fleuve-Rouge proprement dit, que l’on commence à désigner sous le nom de Song-Thâo, et du Song-Bo, auquel les Chinois, selon leur déplorable habitude de baptiser trois ou quatre fois une ville, une rivière ou une contrée, ont encore donné le nom de Hê-ho ou Rivière-Noire, que l’on trouve un peu plus bas. Il se grossit en plus des eaux de la Rivière-Claire ou Song-Cà. De tous ces affluens, la Rivière-Noire semble le plus important. Sa largeur à l’embouchure dépasse 800 mètres ; à certaines époques, elle est double de celle du Fleuve-Rouge, dont les eaux laissent où nous nous trouvons un large banc de sable à découvert. La Rivière-Noire, loin de son embouchure, c’est-à-dire à quatre ou cinq jours de marche, voit sa navigation entravée, au dire des indigènes, par des rapides infranchissables. Il y a le long de ces berges un centre de population qui sert de marché à différentes tribus et principalement à celle des Muong-lâ-Koué. Ces Muong seraient très riches et nombreux. Ils forment treize tribus ; chacune d’elles a son chef, mais ces treize chefs reconnaissent un chef suprême pour suzerain. Le pays des Muong comprend toute la partie située entre le Fleuve-Rouge et le Mékong, des possessions annamites à la province chinoise de Yunnan. La vallée de la Rivière-Noire forme à peu près le centre de leur domination. Les hommes sont, dit-on, grands, forts et assez bien faits. Leur couleur est celle des différens peuples de ces contrées, un peu bronzée. Au-dessus des Muong-lâ habitent les Muong-lô et les Muong-lou ; les Muong-taï habitent plus bas en descendant la Rivière-Noire. Ces tribus exploitent treize mines d’or d’une grande valeur : ce qui fait croire à la richesse de leurs filons, c’est l’abondance dans la contrée de sables aurifères. De Tuen-hia, il faut sept jours de marche pour arriver chez ces peuples. On voit dans cette région encore peu connue des éléphans sauvages marchant par groupes de cent et parfois davantage. Il n’est pas rare d’en rencontrer à une journée de Tuen-hia.

La Rivière-Claire prend également sa source dans le Yunnan. On peut la remonter avec de grandes jonques ou de petits bateaux à vapeur jusqu’à Tuyên-Kouang, chef-lieu d’une province secondaire. Pour atteindre ce point en barque, il faut au moins quatre jours, et ensuite quatorze ou quinze jours à de petits bateaux pour atteindre Hô-Yang, où se termine la navigation. Cette dernière partie du cours de la Rivière-Glaire est très mauvaise, on y compte plus de cent rapides. Il ne faut que quatre jours par terre pour se rendre de Hô-Yang à Kaï-hoa-fou, dans le Yunnan, c’est-à-dire en Chine. Quant à la branche orientale de la Rivière-Claire, qui vient du Kouang-Si et se jette dans cette rivière au-dessus de Tuyên-Kouang, elle est navigable à partir du confluent pendant quatorze ou quinze jours pour de petites barques ; on atteint ensuite la ville chinoise de Tiaô-shing dans le Kouang-Si. La navigation sur cet affluent est très difficile, et les pirogues ne peuvent guère porter plus d’un tonneau comme dans la branche occidentale. Le pays est très montagneux et très boisé ; ce n’est qu’en approchant de la Chine que les sommets se dégarnissent de leur haute végétation.

Cette région du nord-est, placée entre le Fleuve-Rouge et le Yunnan, est habitée par diverses tribus qui ont chacune leur chef ; en outre, elle reconnaît comme suzerain un petit roi qui a sa résidence dans les montagnes près de la Chine, dans la direction de Hô-Yang. Ce chef prétend descendre des souverains qui jadis gouvernaient le Yunnan avant la conquête du pays par les Chinois, c’est-à-dire au IIIe siècle de notre ère. Il prétend même avoir des droits sur toutes les tribus sauvages et chinoises du Yunnan, du Koueï-tchebu et du Kouang-Si. Beaucoup de chefs l’ont en grand respect et lui font, quand ils le peuvent, des présens à titre d’hommage. Il a autour de lui une cour au milieu de laquelle il trône en se disant le roi légitime de ces contrées. Pour lui, les Chinois lui ont volé son royaume. L’endroit qu’il habite se nomme Shuien-tien. M. Dupuis avait pris beaucoup de notes sur les intéressantes populations de cette région, mais sa maison d’Hannoï ayant été livrée au pillage par suite du séquestre mis sur son expédition par M. le contre-amiral Dupré, ces notes ont été dispersées. Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que, dans un avenir prochain, lorsque la France se sera annexé le Tonkin, les bassins de la Rivière-Glaire et de la Rivière-Noire verront peu à peu leur sol se peupler d’émigrans.


V

Revenons au Fleuve-Rouge, à l’endroit où, comme nous l’avons dit, sa largeur atteint 1,200, à 1,500 mètres par suite de sa jonction avec la Rivière-Noire. Il forme sur ce point un coude encombré de bancs de sable entre lesquels, à chaque nouvelle crue, il se fraie un passage nouveau, lie plus profond de ces passages m’a pas plus de 2 mètres de fond. Les embarcations, en remontant, sont contraintes de chercher un chenal qu’elles trouvent du reste facilement et qu’elles passent en poussant à la perche.

Les jonques tonkinoises qui font ordinairement le trajet d’Han-noïà Lao-kaï, peuvent transporter vingt tonneaux environ ; elles ont 20 mètres de long, 3 mètres de large et 1m, 20 de profondeur de cale ; elles sont à fond entièrement plat, construites en planches de ce bois de cay-cho dont nous avons parlé ; leur tirant d’eau en pleine charge ne dépasse pas 0m, 080 ou 0m, 090. Ces dimensions devront être observées pour les bateaux à vapeur que le gouvernement consacrera à l’usage du Fleuve-Rouge. Une solide toiture en bambou tressé, — le cayan des Malais, — reposant sur une charpente en bois, couvre le bateau de l’avant à l’arrière, à l’exception d’un espace de 8 mètres laissé libre en avant. Cette toiture, qui garantit la cargaison et sert la nuit d’abri à l’équipage, est en même temps la passerelle sur laquelle se tiennent les bateliers pour pousser la barque le long de la rive au moyen de longues perches en bambou de 5 à 6 mètres munies de pointes en fer. Souvent aussi, partout où il y a un chemin de halage, les jonques sont remorquées à la cordelle ; le pas uniforme des remorqueurs leur donne une vitesse de 3 kilomètres environ à l’heure. L’aviron ne sert qu’à la descente. Quand le vent est favorable, on établit, au moyen d’une mâture qui n’a pas moins de 15 mètres de haut, une immense voile en coton léger, à l’aide de laquelle la barque file trois nœuds par la moindre brise. L’équipage de chaque bateau se compose de douze hommes, en y comprenant le patron et le pilote qui sondent en avant. C’est parmi ces pilotes, qu’on appelle phât, qu’on trouve les gens qui connaissent le mieux le fleuve, et on peut choisir parmi eux des Annamites dont les services seront très précieux. Après le patron et le pilote, on trouve encore dans chaque jonque un troisième batelier -qui a autorité sur l’équipage ; c’est lui qui est chargé de diriger et d’activer à terre la manœuvre du halage. Les Annamites lui ont donné un nom original et expressif : ils l’appellent ong-si, ou monsieur l’excitateur.

Avant de rejoindre le Fleuve-Rouge à Sontay, où nous ne serons plus qu’à une faible distance de la capitale du Tonkin, mentionnons un petit trait de mœurs des bateliers annamites. « Depuis notre départ de Sontay, raconte M. de Kergaradec, je remarquai que mes hommes demandaient continuellement à faire halte sous différens prétextes ; leurs raisons ne me paraissant pas bonnes, je les avais engagés à continuer leur route, sans m’expliquer pour quels motifs ils désiraient faire séjour. Mais arrivés au grand marché de Pho-en, après avoir demandé en vain un délai de quarante-huit heures pour acheter des perches, les deux patrons de mes jonques m’avouèrent enfin qu’ils n’osaient avancer davantage avant d’avoir fait à la divinité du fleuve un sacrifice solennel ; que déjà les bateliers murmuraient qu’il nous arriverait malheur et qu’ils demandaient à s’arrêter pendant le temps nécessaire pour faire leurs dévotions à la déesse Là. J’y consentis, et je pus m’assurer le soir même que les cérémonies du culte n’avaient rien de pénible : elles consistaient, à ce qu’il m’a semblé, à faire un grand repas avec des cochons et des poules, repas arrosé d’eau-de-vie de riz consacré d’abord avec force prosternations. » Les mandarins ont affirmé à l’explorateur qu’un patron qui refuserait de se conformer à cet usage risquerait de voir ses bateliers déserter. Le nom de la déesse que l’on honore ainsi signifie « feuille » en langue vulgaire ; suivant l’usage annamite qui défend, par respect, de prononcer le nom du roi, pas un batelier ne se sert du mot pour désigner la feuille d’un arbre ; il évite de l’employer. Le culte de la divinité en question paraît n’être pratiqué que par la corporation des bateliers du fleuve. Les cultivateurs auxquels on en parle disent qu’ils jugent inutile de lui faire des sacrifices puisqu’ils n’ont aucun besoin d’elle.

Sontay est une ville dotée encore d’une forteresse. Lorsqu’on sait comment sont prises par nos officiers de marine les places fortifiées de l’Annam, cette mention de forteresse n’a rien de bien terrifiant. Du reste, au Tonkin, à part les capitales de province, il n’y a pas de villes au sens européen du mot.

Autour d’un centre administratif, installé dans une forteresse ou dans une simple enceinte, et placé le plus ordinairement, sur le tard d’un cours d’eau, s’agglomèrent des communes distinctes en plus ou moins grand nombre, suivant l’importance administrative et surtout commerciale du lieu. Là, pas de rues, pas de maisons à étages, peu d’habitations couvertes en tuiles. La population, très dense, dépassant quelquefois plusieurs milliers d’âmes, habite des maisons généralement en paille qui ont reçu de nos soldats la dénomination pittoresque et caractéristique de paillottes. Cachées le plus souvent au milieu des vergers, entourées de haies de bambou ou d’agaves, elles sont disséminées au hasard et reliées l’une à l’autre par d’étroits et tortueux sentiers. Sur la berge du fleuve ou du canal qui avoisine la citadelle, la vie commerciale devient plus intense, les paillottes et les maisons s’alignent presque, et s’amoncellent au point de se toucher. Ici pas de quai ; l’habitation bâtie, partie sur terre, partie sur pilotis, empiète sur le cours du fleuve. Un sentier circule le long des habitations du côté opposé à la berge et aboutit généralement en aval et en amont à une place rectangulaire où se trouve le marché, grand hangar couvert en tuiles ou en paille, dans lequel la population, chaque matin, se presse bruyamment. Il faut un guide indigène pour se reconnaître dans de pareils labyrinthes. La citadelle elle-même, quand il s’agit d’une enceinte méritant ce nom, — à part les portes et quelques pagodes ou édifices administratifs d’architecture bien modeste, — ne frappe nullement l’œil de l’Européen.

Passé Sontay, on arrive sans obstacle à Hannoï ou Kécho, la capitale du Tonkin. Nous avons jusqu’à présent parcouru avec le fleuve principal la région la plus élevée de ce pays, c’est-à-dire celle qui comprend les provinces de Lang-Sh’on, Cao-Bang, Thai-Nguyên, Tuyên-Kouang, Sh’on-Tay et Hung-Hoâ. Nous entrons maintenant dans une plaine basse, semée çà et là de collines et de monticules, formée en majeure partie par des alluvions fluviales et comprenant les provinces de Quang-Yên, Haï-Dzu’ong, Bac-Dinh, Hannoï, Hung-Yên, Nam-Dinh et Ninh-Bindh, provinces conquises sans exception, en 1873, par Francis Garnier et ses lieutenans.

Cette seconde région se distingue de la première par les inondations qui la couvrent chaque année presque en entier ; comme celles du Nil, elles fertilisent tout en agrandissant lentement le delta qu’elles arrosent. L’inondation fertilisante du Fleuve-Rouge, nous apprend M. Luro[7], a lieu depuis la fin d’août jusqu’au commencement de février : le retrait des eaux à la période du changement des moussons est suivi de maladies et d’épidémies qui rendent ce moment redoutable à la population. L’opinion de tous ceux qui ont vécu longtemps au Tonkin est contraire à ce que dit ici le regretté M. Luro. Le climat de cette région, en toute saison, est beaucoup plus salubre que celui de la Cochinchine. Nous avons nous-même entendu à Manille des missionnaires espagnols parler de la salubrité de Tonkin avec le plus vif enthousiasme. La température y varie de 25 à 36 degrés pendant la saison des pluies, de mai à novembre, et de 6 degrés au-dessus de zéro jusqu’à 15 ou 20, pendant le reste de l’année. A Saigon et aux alentours, le thermomètre ne descend à 20 degrés que pendant quelques nuits de l’année. Les voies fluviales et les canaux appelés arroyos abondent dans cette fertile contrée, qui se trouve presque au niveau de la mer ; la population y est d’une intensité extrême. On y compte de nombreux catholiques gagnés au christianisme par des missionnaires français et espagnols.

Le riz, le maïs, la canne à sucre, qui se cultivent dans les provinces de la plaine, suffisent et au-delà aux besoins de la population. La production agricole serait bien plus grande si le roi Tu-Duc, pour éloigner les navires étrangers des ports de Tonkin, n’empêchait l’exportation des denrées hors du royaume. Les fruits, les légumes de la zone tropicale, les graines oléagineuses, les animaux domestiques, le poisson, qui est très abondant, le sel, qui manque dans la région élevée, mais qui se trouve ici en grande quantité, font vivre à bon marché une population nombreuse. Le coton, la soie, l’ortie de Chine et le ricin sont cultivés également dans les terrains légers.

La ville d’Hannoï, qu’entoure une citadelle, est bâtie en briques ; ses rues sont dallées comme presque toutes les rues des villes chinoises. Elle compte de cent vingt à cent trente mille habitans dont dix mille Chinois environ. Dans la citadelle se trouvent le palais des Le, anciens rois du Tonkin, et les résidences des mandarins. Tout cela tombe presque en ruine, quoique solidement construit en briques à l’origine. Bien que la citadelle ne soit plus la résidence royale, Hannoï est la première ville de l’Annam pour les arts, l’industrie, le commerce, la richesse, la population, le savoir-vivre et les études. C’est de là que viennent les hommes de lettres, les bons ouvriers, les gros commerçans ; c’est encore de là que sortent les objets de nécessité, d’art et de luxe. Aussi une grande route relie-t-elle Hannoï à Hué et à tous les chefs-lieux de la province. Elle fut tracée et ouverte par Gia-Long, mais ses successeurs, dans une intention politique bien évidente, ont négligé de l’entretenir.

D’Hannoï à la mer, le Fleuve-Rouge se divise en plusieurs branches dont la plus accessible est celle qui porte le nom de Cua-Loc. Quand le pays sera définitivement ouvert au commerce, la navigation s’effectuera de la mer à Hannoï par le Thaï-Bind et le Cua-Loc. La barre du Thaï-Bind, à marée haute, peut laisser passer des navires de 3m, 50 à 4 mètres pendant les huit mois des hautes eaux, de mai à décembre. Pendant la saison sèche ou les cinq autres mois, les navires de ce tonnage seront obligés de transborder dans le Cua-Loc, sur des bateaux de rivière à fond plat et calant de 1m, 80 à 2 mètres, pour remonter jusqu’à Hannoï. La navigation du Fleuve-Rouge est gênée par de nombreux bancs de sables mouvans qui se déplacent tour à tour chaque année. L’hydrographie complète du delta, faite en ces derniers temps par MM. Bouillet et Héraud, en fera connaître les principales difficultés.

Nous avons créé sur le Cam, autre branche du Fleuve-Rouge, un établissement peu considérable qui porte le nom de Haï-Phong. Ce poste, placé au milieu de marécages, n’est appelé à avoir une réelle importance qu’au point de vue militaire. C’est, en effet, le seul port du Tonkin où les navires de guerre puissent trouver une profondeur suffisante pour pénétrer dans l’intérieur. Il y a dans ce port de Haï-Phong, qui n’a été ouvert au commerce européen qu’à la suite de notre traité avec Tu-Duc, un consul, une douane, des soldats de notre infanterie de marine et une escadrille de canonnières chargée de faire la police des divers bras du Fleuve-Rouge, mais à leurs embouchures seulement.

Dès que notre installation y fut définitive, les Anglais, toujours entreprenans, établirent un service à peu près régulier de bateaux à vapeur entre Haï-Phong et Hong-kong. Il va s’en créer un nouveau de Saïgon à Haï-Phong également. Du 15 septembre 1873 jusqu’au 15 juin 1876, la valeur des marchandises importées s’est élevée à 3 millions de francs. Elles consistent principalement en soieries de Chine, en cotonnades anglaises et médecines diverses. L’exportation est insignifiante, — la sortie du riz étant défendue par le roi Tu-Duc pour empêcher les bâtimens de commerce d’approcher de ses états. Elle s’est cependant élevée, pendant la période que nous avons citée, à 258,000 taëls, soit environ 2 millions de francs. L’étain, le vernis à laques, des huiles à vernir, des cotons égrenés sont les objets qui s’exportent le plus. Que le trafic devienne libre de la mer du Yunnan, que la France s’empare du Tonkin, et ce sera par des centaines de millions que se chiffreront tous les ans les transactions entre les deux pays.

Disons, avant de quitter le Fleuve-Rouge, que sa partie navigable compte environ 414 milles, divisés ainsi par M. Dupuis : de la mer à Hannoï par le Cua-Loc, 110 milles ; d’Hannoï à Kouen-ce, poste avancé annamite, 119 ; de Kouen-ce à Lao-kaï, à travers les forêts, 115 ; de Lao-kaï à Mang-hao, 70.


VI

Nous sommes loin de nous faire illusion ; ce n’est pas sans avoir hésité beaucoup que le gouvernement français va sans doute se décidera intervenir au Tonkin. Il suffisait du reste que les ministres de la marine qui ont précédé le ministre actuel aient été longtemps ennemis d’une annexion pour que cette affaire se soit éternisée dans ces sépulcres qu’on appelle les cartons d’une administration publique.

À cette occasion, nous avons entendu évoquer déjà les sinistres souvenirs du Mexique, comme s’il pouvait y avoir la moindre analogie entre les deux entreprises. La France n’a plus, grâce à Dieu, de princes étrangers à caser. On a parlé du mauvais vouloir de la Chine, comme si cet empire avait soufflé mot lorsque nous avons occupé la Cochinchine, pays tributaire. La Chine a laissé les Japonais faire une expédition armée dans l’une de ses plus belles possessions d’outre-mer, Formose, sans y mettre opposition, sans jeter sur l’expédition la flotte qu’elle avait à Foo-chow. Elle s’est encore laissé enlever avec la même docilité et par le même petit peuple tout un archipel, celui des îles Liou-kiou. Et la Russie ? Quels immenses territoires au nord et à l’ouest ne lui a-t-elle pas ravis ? Peu lui importera donc, qu’on en soit bien persuadé, de nous voir entrer au Tonkin, dans un pays où nous sommes déjà du reste et qui, une fois tout à fait ouvert, deviendra la voie par laquelle s’écouleront vers l’Europe les produits de ses riches provinces de l’est et du sud. Supposer enfin que la Chine aime mieux voir sur sa frontière du Yunnan des Pavillons-Noirs que des Français, des bandits qu’un peuple civilisé, c’est lui faire injure et en faire une à nous-mêmes.

Il a été question de l’Angleterre à ce sujet. On a réveillé le souvenir de son ancienne jalousie, on s’est demandé avec quelque anxiété ce qu’elle dirait si la France s’annexait un nouveau territoire. Nous qui suivons journellement et avec la plus grande attention les agissemens des Anglais dans l’extrême Orient, nous pouvons affirmer que la presse de cette contrée ne demande qu’une chose, c’est que nous ouvrions le Tonkin au commerce comme nous lui avons ouvert la Cochinchine. Elle désire que nous y fassions cesser l’anarchie qui y règne et que nous débarrassions le golfe des brigands qui l’infestent. Qu’a dit l’Angleterre lorsqu’en 1873 le croiseur français le Bourayne a fait sa belle campagne contre les pirates chinois de ces régions ? Elle a félicité le commandant de ce bateau lorsque, sa mission terminée, il est venu faire relâche à Hong-kong.

Il se publie à Londres et à Hong-kong deux organes importans de l’opinion anglaise, the London and China Telegraph et le China overland Trade Report. Ces deux publications bimensuelles ont manifesté plusieurs fois leurs regrets et leur étonnement de nous voir hésiter si longtemps à occuper le Tonkin. « Plus la France, ont-ils dit déjà à diverses reprises, tardera à prendre possession de ce pays, et plus sa tâche sera difficile. Qu’elle se hâte ou qu’elle laisse à d’autres cette mission… » Pas un mot trahissant de l’aigreur, mais plutôt des paroles d’encouragement et de félicitation. Loin de nous bouder, les Anglais, comme on l’a vu, ont les premiers établi des rapports suivis entre Haï-Phong et Hong-kong, rapports qui atteindront une grande importance dès que de nouveaux comptoirs seront ouverts sur les côtes et dans l’intérieur.

Peu de personnes en France se doutent que les Espagnols bien plus que les Anglais sont nos compétiteurs au Tonkin. C’est donc principalement à l’Espagne que nous avons fait allusion lorsque, au début de cette étude, nous avons parlé des nations européennes qui seraient disposées à prendre la place qui nous est indiquée dans le cas où nous nous refuserions à l’occuper.

En raison de la proximité des îles Philippines, le plus beau des fleurons de la couronne d’Espagne, le Tonkin, depuis bientôt deux cents ans, est la vigne céleste qu’un nombre considérable de missionnaires espagnols viennent cultiver. Ils y ont jeté, avec le temps, de telles racines qu’ils comptent aujourd’hui vingt-quatre vicariats apostoliques répandus dans les provinces les plus riches et les plus populeuses. Comme les missionnaires français, les missionnaires espagnols ont eu là de nombreux martyrs ; cependant ils ont plus d’influence sur les Tonkinois que les Français. Cela tient à un esprit de tolérance et à une apathie de caractère chez les Espagnols qui s’allient très bien à la mollesse des indigènes. Nos trop ardens compatriotes inquiètent leurs néophytes.

Les missionnaires espagnols ont songé plus d’une fois à user de leur influence sur les populations catholiques pour les pousser à une révolte contre Tu-Duc, mais ils ont dû reculer devant l’impossibilité où est l’Espagne d’intervenir ou simplement de les aider. Ce serait tout autre chose si le gouvernement de Madrid n’avait pas à compléter, — après trois siècles d’occupation, — l’organisation de son archipel des Philippines. Il y a encore dans l’île de Luçon des tribus sauvages à soumettre, des villages à créer, d’immenses étendues sans routes à ouvrir et à reconnaître. Le croira-t-on ? C’est hier seulement, c’est-à-dire après Siam, Saigon, Hongkong et Singapore, qu’un fil électrique a uni cette splendide possession au monde civilisé. Dans de telles conditions, il est impossible que l’Espagne éprouve la moindre inquiétude au sujet de notre présence au Tonkin ; elle est toujours bien certaine, lorsque nous y serons installés, de se voir traiter, elle et les missionnaires qui s’y trouvent, de la façon la plus courtoise et la plus dévouée. La France ne pourra jamais oublier que sa noble alliée l’Espagne, lui a prêté largement, pour conquérir la Cochinchine, l’appui de ses brillans officiers et la bravoure de ses soldats tagales.

Il nous faut toutefois faire remarquer qu’au commencement de cette année une ambassade espagnole s’est rendue à Hué, où elle s’est présentée au roi Tu-Duc. Ce souverain, reconnaissant des hommages que lui rendaient au nom d’un roi d’Espagne les descendans de Fernand Cortez, a bien voulu signer un traité contenant une clause d’une grande importance : elle permet aux Espagnols de recruter des Annamites pour leur colonie de Cuba, où les Chinois commencent à ne plus vouloir aller. A cela nous n’avons rien à dire, et nous félicitons qui de droit du résultat obtenu ; mais nous n’en avons pas moins été surpris de voir une nation amie envoyer une pompeuse ambassade à un roi comme Tu-Duc, ennemi de la France, et cela à la veille du jour où nous allons lui enlever une province, celle précisément que nous aidâmes Gia-Long, le prédécesseur de Tu-Duc, à conquérir à la fin du siècle dernier.

Le plus grand argument que l’on oppose à la prise du Tonkin par la France est celui-ci : Nous n’avons pas besoin de colonies nouvelles, puisque nous ne savons pas coloniser celles que nous avons. A part l’Algérie et la Cochinchine, qu’avons-nous donc encore ? Hélas ! peu de chose, et l’on peut dire que la France coloniale a péri sous Louis XV d’abord et sous Napoléon Ier ensuite. Nous possédons, il est vrai, la Martinique, la Guadeloupe, l’île de la Réunion, la Guyane française, le Sénégal, la Nouvelle-Calédonie et quelques îlots sans importance, soit environ huit cent mille Français. Ces colonies versent annuellement au trésor de la métropole 50 millions, et elles ne nous en coûtent que 18. Elles font un commerce qui s’élève à 240 millions de francs, dont les trois quarts se font avec la mère-patrie. Les fonctionnaires qui y sont envoyés sont payés sur le budget. Certes, ce n’est pas brillant, mais faut-il pour cela abandonner ces patriotiques possessions ? Poser la question à des Français, c’est la résoudre. Restent nos deux grandes colonies : l’Algérie et la Cochinchine.

Cette année même, il y a eu précisément un demi-siècle que notre flotte et notre armée, chargées d’infliger au dey d’Alger le châtiment que nous voudrions voir infliger à Tu-Duc, se présentaient devant la plage de Sidi-Ferruch. Notre conquête africaine constitue en définitive l’événement le plus heureux, le plus fécond, le plus plein d’avenir que l’on puisse inscrire à l’actif de la politique française depuis le commencement du XIXe siècle. Méconnue dans le principe par des esprits prévenus, l’importance de notre colonie algérienne n’est plus guère contestée aujourd’hui. Pour un total de 2 milliards au maximum qu’elle a coûté à nos budgets depuis 1830, elle a déterminé, au profit de nos ports du Midi, un mouvement commercial qui, chaque année, se chiffre par près de 400 millions de francs, tout en ajoutant au territoire national l’étendue de vingt-cinq départemens en terres de culture. Nos concitoyens y possèdent déjà en propriétés urbaines et rurales plus d’un million d’hectares, dont la valeur dépassera bientôt ces 2 milliards, si ce n’est déjà fait. La présence d’un gouverneur civil en Algérie accroîtra ces résultats magnifiques ; elle peut surtout prévenir à jamais les insurrections qui périodiquement désolaient autrefois l’Afrique française. Sans doute beaucoup d’Arabes n’ont pas renoncé tout à fait à l’envie de faire parler la poudre. Mais cette envie leur passera, si l’on fait entendre en Algérie de hautes paroles de paix, si l’instruction est libéralement donnée à la jeunesse indigène, et nous savons qu’on ne la leur ménage pas.

C’est d’hier seulement, par l’arrivée à Saïgon d’un gouverneur civil, que la Cochinchine française se trouve en voie de devenir une possession importante. Jusqu’ici, gouvernée arbitrairement par des amiraux, elle a tenu éloignée d’elle les émigrans européens, soit parce que ces derniers ne voulaient pas vivre sous un régime militaire, soit parce que des étrangers, — les Chinois principalement, — y étaient mieux accueillis en réalité que nos compatriotes. « En Cochinchine, dit M. Léon Beugnot[8], l’administration regarde les colons français comme ses plus redoutables adversaires ; elle leur fait une guerre ruineuse et constante. On protège à outrance les vagabonds chinois, mais on est d’une grande sévérité pour les Français planteurs et commerçans. On donnera les travaux et les fournitures de préférence à des étrangers, puis on rendra des arrêtés pour tromper le ministre de la marine et la France. En résumé, un gouverneur militaire n’est utile ici qu’au point de vue de la sécurité de la colonie ; son immixtion dans l’administration intérieure est presque toujours plus nuisible qu’utile. Cela tient au tempérament militaire et à l’inexpérience de l’administration civile. » Ces critiques, peut-être exagérées, n’empêchent pas que la conquête de la Cochinchine n’ait augmenté notre territoire d’une étendue de 56,244 kilomètres carrés et qu’elle ait placé sous notre pavillon une population d’un million huit cent mille individus. Ce n’est pas tout, les revenus des douanes suffisent à payer le nombreux personnel que nous avons en Cochinchine. La situation financière de cette possession est des plus prospères ; son revenu annuel s’élève déjà à 20 millions de francs environ, et l’excédent des recettes sur les dépenses dépasse 700,000 francs. Le budget de 1880 a prévu pour l’exécution de travaux neufs une somme de près de 5 millions. Si, pendant dix ans, une somme égale est consacrée aux routes, aux canaux, aux phares, la Cochinchine deviendra une des plus belles colonies d’Asie. Elle fera dire d’elle ce qu’on a dit de la conquête de l’Algérie, qu’elle est une des idées les plus fécondes de notre siècle. En voyant notre gouvernement hésiter à la compléter par la prise de possession du Tonkin, nous sommes à regret obligés de rappeler que c’est grâce à l’heureuse insistance d’un ministre de l’empire, M. le marquis de Chasseloup-Laubat, — qui n’était pas un marin pourtant, — que nous la devons.

On ne réfléchit guère à tout cela quand on va répétant de tous les côtés que le peuple français est le moins apte à la colonisation. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que ceux qui le disent avec une conviction que nous croyons très sincère n’ont jamais mis les pieds hors de chez eux ou n’ont jamais étudié à fond une si grave question. Les voyageurs, — heureusement fort rares, — qui, par haine des colonies, céderaient volontiers celles que nous avons encore, n’ont jamais pu nous donner une raison bien sérieuse de leur aversion, est-ce parce que les colonies n’envoient que des républicains à la métropole. C’est peut-être cela, mais nous ne pouvons l’affirmer.

A propos de cette question du Tonkin, qui dans quelques jours se posera devant les chambres, nous voudrions qu’une voix autorisée s’élevât contre le préjugé de notre prétendue incapacité de colonisation. Il nous semble facile de prouver que, si nos compatriotes ont été moins habiles que d’autres à se créer une situation hors de France, c’est parce qu’ils n’ont jamais trouvé dans une colonie française l’espace et surtout la liberté si chère aux émigrans. (Les États-Unis d’Amérique, où l’on est sûr de rencontrer avec des étendues illimitées à défricher une liberté également sans limites, verront toujours se diriger vers leur Far-West ceux qu’une raison quelconque obligera à émigrer. Ce n’est pas tout : il a toujours manqué hors de France à nos compatriotes, comme le disait M. Léon Beugnot, cet accueil, cet appui aimable que nos gouverneurs et beaucoup-de nos consuls ont réservé, — en Chine principalement, — aux missionnaires, mais qu’ils ont constamment refusé aux pauvres colons, aux trafiquans, a ces enfans perdus, coureurs d’aventures, que l’Angleterre considère pourtant comme ses meilleurs pionniers à l’étranger.


VII

Il ne nous reste qu’à chercher dans Quelles conditions la conquête du Tonkin peut se faire, et s’il nous faut, pour vaincre les armées de Tu-Duc, un grand déploiement de forces, en supposant toutefois que Tu-Duc montre des velléités de résistance. En avançant qu’il suffit pour cela de deux ou trois régimens d’infanterie et d’une douzaine de canonnières pouvant remonter jusqu’à Lao-kaï, nous croyons rendre un grand hommage à la bravoure des soldats ancamites ; encore ne faudrait-il pas trop se rappeler qu’avec cent cinquante hommes que secondaient quelques soldats chinois aux ordres de M. J. Dupuis, Francis Garnier s’est emparé de tout le Bas-Tonkin, de sa capitale, d’une forteresse défendue par sept ou huit mille hommes et deux cents bouches à feu.

On évalue à trente ou quarante mille soldats l’effectif de l’armée régulière du roi Tu-Duc ; dans ce chiffre n’est pas comprise la milice provinciale. Selon la loi annamite, le recrutement fournit un soldat sur trois hommes, mais, en temps de paix, il n’en est exigé qu’un sur sept. Si le nombre des inscrits n’est pas un multiple exact de sept, la commune bénéficie de l’excédent, c’est-à-dire que, sur quarante-huit jeunes gens inscrits, la commune n’en doit que six. Les engagés volontaires ne viennent pas en déduction des contingens exigés. Malgré les cadres apparens d’une importante organisation militaire, une bonne partie de l’armée annamite n’existe que sur le papier. Cette armée sert d’ailleurs par bans en temps de paix. Après avoir passé trois mois au service, le soldat revient pendant trois autres mois dans ses foyers pour rentrer de nouveau dans les rangs. Si l’on a appelé trois bans au lieu de deux, le soldat sert alternativement trois mois au lieu de six. La durée du service militaire est de dix ans.

L’armée impériale est placée sous les ordres d’un maréchal ; elle est divisée en armée de la garde, dite vé, — et milice provinciale, appelée . Chaque régiment, ou plutôt chaque bataillon d’infanterie, se compose de cinq cents hommes chacun. Dix régimens forment une division de cinq mille hommes commandés par un général, thong ché, ayant sous ses ordres dés brigadiers ou dê-doc. A la tête de chaque bataillon est un commandant, chanh-vê-huy, vulgairement appelé quan-vê, lequel est assisté d’un lieutenant-commandant pho-quan-vê. Chaque compagnie de cinquante hommes. a pour chef un cai-dôi ou suât-dôi, ayant sous ses ordres des sous-officiers correspondant à nos sergens et caporaux. La milice nationale appelée est fournie par chaque province ; elle est proportionnée au chiffre de la population. Chaque régiment de cette garde nationale est commandé par un officier, — chanh-quan-có, — lequel est encore assisté d’un commandant en second, — pho-quan-có. Les uns ont la garde de la capitale, les autres font le service des provinces dans lesquelles ils sont recrutés. Les troupes de la marine, — il ne leur manque que des vaisseaux, — comptent, — sur le papier, — trente régimens. Elles paraissent placées sous les ordres d’un amiral et d’un vice-amiral. La cavalerie est nulle ; mais, lorsqu’une colonne de dix régimens est en marche, elle est accompagnée de 160 éléphans et d’un train d’équipage. L’armée entière entretient huit cents éléphans environ, dont cent soixante sont toujours à Hué.

L’armement de l’armée cochinchinoise rappelle les plus mauvais armemens des régimens chinois. On y trouve le fusil à mèche, le fusil à pierre et même le fusil à tabatière, — on sait que mille fusils à tabatière furent donnés par la France au roi Tu-Duc avec cent canons, le 15 mars 1874. Mais, la plupart des soldats annamites n’ont que des piques de 8 pieds armées d’un fer de 6 pouces, des lances de 6 pieds terminées par un fer à demi-lune, des bambous taillés en flûte, des sabres et des boucliers ! Quant à l’habillement militaire, il diffère très peu de celui des civils ; il est plus sale cependant que celui de ces derniers, car le soldat annamite se couche par terre tout habillé ; son uniforme, orné de raccommodages multicolores, se compose d’une tunique serrée au corps par une ceinture d’une nuance tranchante. Les pantalons, très courts, laissent les jambes à découvert. Enfin, la coiffure consiste en un turban surmonté d’une petite calotte un peu pointue. Le soldat est si peu propre qu’on le voit s’entendre très bien avec la vermine qui le dévore.

L’armée annamite régulière, celle des linh-vê, se recrute dans la Cochinchine proprement dite, du Binh-Dinh au Nghô-An. Les autres provinces ne fournissent que les linh-có, soldats des bataillons provinciaux et qui ne sont pas employés à la garde de la capitale. Si l’armée annamite n’avait à défendre que l’Annam, peut-être, en se tenant sur la défensive, offrirait-elle quelque résistance ; mais en entrant dans le Tonkin pour le protéger contre nos attaques, elle s’y trouvera plus que nous en pays ennemi. La population du Tonkin lui est hostile, et l’élément tonkinois qui se trouve dans ses rangs sera pour le roi Tu-Duc plutôt un danger qu’un secours. Du reste, elle ne peut pénétrer de la province cochinchinoise de Thanh-Hoa dans le Tonkin que par deux défilés extrêmement faciles à défendre. Que l’on confie ces passages à deux compagnies d’infanterie de marine, et la route sera fermée.

Mais qu’attendre du soldat annamite lorsqu’on sait que, s’il est blessé, amputé d’une jambe, on lui donne, à titre de récompense, — et cela une fois pour toutes, — une ligature ou un franc ? Aussi, à l’approche du danger, il ne songe qu’à une chose, se mettre à l’abri des projectiles. Nous n’avons donc rien à craindre d’une armée en pleine décadence depuis qu’elle a perdu toute notion des règles imposées par les officiers français qui, à la fin du siècle dernier, relevèrent le trône du prédécesseur de Tu-Duc et l’aidèrent à conquérir le Tonkin. Sauf les régimens de la garde royale, soit huit à dix mille hommes qui ont conservé le souvenir des traditions, le resta n’est qu’une masse sans valeur, sans cohésion. Nous n’en voulons pour preuve que le récent voyage de M. de Rhins, le commandant du Scorpion, qui eut l’occasion d’assister aux exercices militaires de l’armée annamite, « L’armée, comme la marine, est en pleine décadence ; il est impossible de prendre au sérieux ces exercices qui ont la prétention pour les soldats de rappeler la charge en douze temps et l’école de peloton. Étant données l’instruction et la valeur de ces troupes, est-il bien important d’en connaître au juste le nombre ? » C’est aussi notre avis ; il sera partagé par nos lecteurs lorsque nous aurons rappelé l’épisode de la prise de la citadelle de Ninh-Binh par un aspirant du Decrès, M. Hautefeuille, quelques jours avant la mort de Francis Garnier, en 1873.

Le 5 décembre, à quatre heures du matin, cet officier se présente devant Ninh-Binh avec un canot à vapeur armé d’une pièce de 4, un équipage composé d’un quartier-maître, de six matelots et d’un chauffeur annamite. Les munitions consistaient en six obus, six boîtes à mitraille et deux cent cinquante cartouches environ. Au bruit de la machine à vapeur, les murs de la citadelle s’illuminent. On y remarque un grand mouvement de lanternes multicolores, car le jour n’est pas encore arrivé. M. Hautefeuille tire aussitôt un obus sur les lumières ; elles continuent à briller, mais l’ennemi reste silencieux. Le jour arrive ; les remparts sont couverts de troupes ; des matelots annamites arment des jonques sur la berge avec l’intention évidente de s’élancer à l’abordage du canot français. M. Hautefeuille les prévient et s’avance au-devant d’eux à toute vapeur ; malheureusement il échoue. Les Annamites poussent alors des cris de victoire auxquels nos marins répondent par un feu roulant de leurs chassepots. Après quelques minutes d’efforts suprêmes, le canot est remis à flot et présente son avant à l’ennemi. « Feu ! » s’écrie M. Hautefeuille, et la mitraille de la petite pièce balaie les remparts. En ce moment, le mécanicien annonce d’un ton piteux que les tuyaux de la chaudière sont crevés. L’embarcation française n’est plus qu’une épave inerte à 200 mètres d’une citadelle fortifiée, en présence d’une garnison de mille sept cents soldats. Le jeune officier, — il n’avait pas vingt ans, — laisse dériver le canot et saute à terre avec cinq matelots et le chauffeur annamite. Ils abordent une première batterie. En un clin d’œil elle est dégarnie de ses servans. Des miliciens sortent en foule des remparts et font mine d’entourer la petite troupe, mais la vue de nos baïonnettes les maintient à distance.

Tout près des fossés, M. Hautefeuille aperçoit un mandarin à barbe blanche abrité par quatre parasols ; c’est le gouverneur de Ninh-Binh. M. Hautefeuille court à lui, et, après quelque pourparlers, le saisit au collet et lui déclare que, si dans un quart d’heure il n’est pas, lui, Hautefeuille, dans la citadelle, ayant en sa présence les mandarins, les troupes à genoux et les armes à terre, il lui brûle la cervelle. Les miliciens accourent au secours de leur chef ; les marins les mettent en joue. Les miliciens reculent. Il était sept heures trente minutes du matin. A sept heures quarante-quatre, M. Hautefeuille entrait dans la citadelle, sur laquelle flottait aussitôt le pavillon français. Lorsque l’infortuné gouverneur et ses mandarins furent enfermés dans une salle sous la garde de quatre matelots, M. Hautefeuille, simplement escorté du reste de sa troupe, — un marin et le chauffeur indigène, — inspecta la place. Il fit le tour de la citadelle, examina les remparts, éprouvant quelque pitié à voir les soldats et les miliciens se précipiter à genoux sur son passage. Lorsque, quelques heures après, la capitulation fut signée, quand il fut bien constaté que huit hommes en avaient mis en fuite dix-sept cents, M. Hautefeuille compta ses trophées. Ils consistaient en vingt-six canons en bronze, vingt canons en fonte, des pierriers, un grand nombre de lances, de fusils à pierre, à mèche, des pistolets, des sabres, des parasols, des palanquins, et quatre poudrières largement approvisionnées en. poudre et en boulets. Ce récit serait incomplet si nous ne disions que, pour conserver sa conquête, M. Hautefeuille arma fièrement l’ex-citadelle annamite du canon de II qui se trouvait à bord du canot désemparé !

On le voit, dans leurs légendes de guerre au Mexique et aux Indes, les Espagnols et les Portugais n’ont rien de plus merveilleux que cette prise de la citadelle de Ninh-Binh par un adolescent. Il ne faut donc pas une armée, ni même deux ou trois régimens pour conquérir le Tonkin, mais quelques braves gens guidés par des héros de la trempe des Garnier et des Hautefeuille.

Nous avons placé sous les yeux des lecteurs les raisons et les -avantages qui militent en faveur de l’annexion du Tonkin. Rien ne s’y oppose, tout nous y invite, et nous n’avons pas à craindre de soulever à ce sujet la jalousie et les récriminations des puissances européennes. Ce sera encore la France continuant, il est vrai, sa mission civilisatrice dans le monde, mais la continuant d’une façon réfléchie, pratique, sans s’exposer à verser le sang de nos fils, sans l’appréhension de placer à fonds perdu un argent qui ne lui fait heureusement pas défaut.


EDMOND PLAUCHUT.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1874, le Tonkin et les Relations commerciales.
  2. Le 16 mai 1873, l’amiral Dupré écrivait au ministre de la marine :
    « Notre établissement dans ce riche pays, limitrophe de la Chine et débouché naturel de ces riches provinces sud-occidentales, est selon moi une question de vie ou de mort pour l’avenir de notre domination dans l’extrême Orient.
    « Nous devons y mettre pied soit comme alliés du roi Tu-Duc, pour y rétablir son autorité et l’y faire respecter, soit par une occupation militaire qui ne serait que trop justifiée le jour où la cour de Hué nous aurait donné la preuve de sa mauvaise foi et de sa répugnance à conclure avec nous un arrangement définitif.
    « Le Tonkin est ouvert de fait parle succès de l’entreprise Dupuis, dont les bateaux ont remonté la rivière Song-Koi jusqu’aux frontières du Yunnan. Effet immense dans le commerce anglais, allemand, américain ; nécessité absolue d’occuper le Tonkin avant la double invasion dont ce pays est menacé par les Européens et par les Chinois et d’assurer à la France cette route unique. — Demande aucun secours, — ferai avec mes propres moyens, — succès assuré. »
  3. Voyez, dans la Revue du 28 février 1878, les Nouveaux Ports ouverts de la Chine.
  4. Li, 500 mètres environ.
  5. La ligature cochinchinoise est un chapelet de pièces rondes en zinc très mince, appelées sapèques en Chine, percées d’un trou au milieu et enfilées au nombre de 600. La valeur de la ligature est à peu près de un franc. Quelquefois pour un franc on donne une ligature et une soixantaine de sapèques.
  6. Arrondissement.
  7. Décédé en 1876, victime du climat de la Cochinchine, où il occupait les fonctions d’inspecteur des affaires indigènes.
  8. L’Administration de la Cochinchine française, par M. Léon Beugnot, secrétaire des affaires indigènes en Cochinchine ; Paris, 1879.