« La Décadence latine/IV » : différence entre les versions

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Dernière version du 15 juin 2016 à 06:51

LE BOUDOIR DES PLATANES



Un nègre m’introduisit.

Je m’attendais à un spectacle, ce fut une sensation. Avant de rien voir, je me sentis enveloppé d’une caresse d’atmosphère où des tiédeurs odorantes vaporisaient une spirituelle volupté ; et troublé de cette émotion de l’église vide où flottent encore les vapeurs d’encens et les vibrations d’orgue d’un Salut.

Réalisation optique de cette impression, hallucinante comme tous les apports du hiératisme au prestige sentimental, le retable de cette chapelle féminine apparut.

Seul, sur un mur tendu de velours nacarat broché d’or, un portrait avivait le vaste boudoir, d’une présence fluidique.

On s’étonne parfois d’avoir méjugé quelqu’un entr’aperçu dans une foule, qui, rencontré à nouveau et mieux regardé vous retient et captive. Dans la cohue des cadres de 1883, ce Cabanel m’avait séduit ; mais me roidissant contre sa grâce et poursuivant sur le peintre à la mode le goût imbécile des gens du monde, j’avais, pour obéir à des commandements de doctrine esthétique, appliqué injustement l’in odium auctoris à cette œuvre, un chef-d’œuvre, l’unique de M. Cabanel ; qui a su rendre une adorable femme, là où un pourctraicteur d’âmes, comme le Vinci, eût découvert une sœur de la Joconde.

Et d’abord, rencontre heureuse, le costume ne date contemporainement, ni archaïse pour atteindre au style.

Un corsage noir dénudant les plus belles, les plus tombantes épaules, la blancheur du bras nu, barrée d’une mantille de dentelles noires aussi ; et c’est tout l’attirail. Sur ce col que la Bible compare à une tour pour sa rondeur, rêve une tête sphingienne qui regarde devant elle, mais au-delà du réel.

Baignés d’un clair obscur mystérieux, les yeux immenses « qu’un ange très savant a sans doute aimantés », regardent d’ineffables choses ; et réverbèrent une surhumaine mélancolie, tandis que passe sur l’arc vibrant des lèvres détendues, la douceur et le défi d’une ironique bonté.

Autel au-dessous de l’icône vénéré, un large divan couvert de peaux d’ours gris : et s’étayant, se surperposant, un amoncellement de coussins montant vers la Dame, avec des formes disparates et des tons éclatants.

Au pied du divan, trône sur une table d’ébène, chargé de bijoux précieux, un Dante italien rarissime, rappel de haute intellectualité ; et dessous, en des étagères tournantes, les livres de chevet, les poètes confidents que je n’osai regarder ; le choix de ses lectures confesse-t-il pas une femme, à moitié ?

L’œil, quittant ce coin d’oratoire profane, ne s’orientait plus, à travers l’harmonieux désordre du décor multiplié. Le grouillis du bibelot, l’accumulation du joli détail, l’infime variété des couleurs impossibilisait l’analyse, condamnant à un effet d’ensemble, comme un tutti d’opéra où l’oreille ne saurait percevoir le rôle respectif et la partie relative de chaque instrument.

À peine accrochée à un bronze florentin, l’attention était sollicitée par une majolique, vaste comme un bouclier où Europe s’abandonne, sur la croupe du Dieu. Distrait de la broderie d’une chasuble espagnole par la grimace d’un dragon ; un vieux calice m’ouvrait les perspectives claustrales d’un Saint Trophime et la statuette d’Ammon-Ra-Harmakis me chantait le viel hymne d’Heliopolis : « Seigneur des formes, tu as soulevé le ciel d’en haut pour élever ton âme ; épervier saint, phénix aux ailes prismatiques, avance sur ta mère Nout, Seigneur de l’Éternité. »

À travers le dessin oscillant d’un rideau fait de longs fils de perles multicolores, fuyait une serre, qu’emplissent de doux bruits se répondant, le gazouillis d’une volière et le jasement d’un jet d’eau. Des daphnés se pâmaient dans des coupes : et subjugué par la souveraine grâce de femme partout imprégnée ; enfermé dans un cercle de Popilia, j’aperçus bien un mignon pupitre ; j’y pris, au lieu de plume, une cigarette orientale et l’idée que j’étais venu pour écrire s’effaçait de mon esprit ; toute une revenance de Chimère développait sa chorie en mon âme.

Soudain frappèrent ma vue, un encensoir et sa navette : comme Achille à Scyros se trahit quand Ulysse montra une épée, l’adepte tressaillit devant le vase sacré que n’ont touché jamais que des mains sacerdotales ou magiques. Surcroît d’étonnement ! la navette contenait du storax, de l’encens, de la myrrhe et du sandal, mélange poussiéreux d’un gris rouge, que nul prêtre romain n’avait pu composer. C’était donc un frère rose croix qui me tendait cette mixture, à travers trois siècles.

Je pris des braises au foyer, et thuriféraire recueilli devant le Portrait, je balançai longtemps l’encensoir.

Quand descendit le crépuscule, il enveloppa de ses ombres, un platonicien qui rêvait dans des nuages de parfums !