« Cahiers du Cercle Proudhon/3-4/Rousseau jugé par Proudhon » : différence entre les versions

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Version du 2 septembre 2016 à 14:13

Cahiers du Cercle Proudhon/3-4
Cahiers du Cercle Proudhoncahiers 3 & 4 (p. 105-108).


ROUSSEAU JUGÉ PAR PROUDHON


Au moment où la démocratie organisait dans tout le pays des fêtes en l’honneur de l’anarchiste genevois qu’elle regarde justement comme un de ses pères, nous devions à la mémoire de Proudhon de publier les jugements que l’auteur de la Justice a portés sur l’auteur du Contrat social. Le Cercle Proudhon a fait imprimer sur feuilles volantes la page admirable, extraite de l’Idée générale de la Révolution, où Proudhon dénonce le Contrat social comme le « Code de la tyrannie capitaliste et mercantile ». L’Action Française a reproduit également cette page sur l’affiche qu’elle a fait placarder dans Paris : nos feuilles volantes ont été distribuées, par les soins des Camelots du Roi, à la Sorbonne et au Panthéon le jour de la glorification de Rousseau. Nous comptions aujourd’hui ce rappel d’un juste jugement par une page extraite de la Justice. Il faut rappeler aux Français qu’une des plus fortes condamnations, et des plus durement motivées, qu’ait produites le xixe siècle contre l’œuvre de Jean-Jacques est celle de Proudhon. Cette rude condamnation sort du monde même que Rousseau a contribué à créer. Elle porte témoignage que le sang français, que l’intelligence française n’ont pas cessé de protester contre l’anarchie roussienne, même lorsqu’ils subissaient l’empoisonnement des idées quatre-vingt-neuviennes. Ceux qui voudront rechercher la réaction du peuple français, démocratisé malgré lui, devant Rousseau, ne devront pas chercher ailleurs que dans ces fortes pages du plébéien Proudhon. Voici les déclarations authentiques des prétendus sujets de Rousseau sur le règne de leur tyran. Elles concordent avec celles que nous apporte la plus ancienne tradition française, avec celles que fait aujourd’hui l’intelligence française délivrée du joug de 89. Il y reste quelques signes de la passion révolutionnaire ? Gardons-nous de les supprimer. Ils sont la preuve que, vers le milieu du xixe siècle, les fortes têtes qui voulaient demeurer sous le patronage de la Révolution rejetaient l’héritage de celle qui les avait marquées en vain.

Le moment d’arrêt de la littérature française commence à Rousseau. Il est le premier de ces femmelins de l’intelligence, en qui l’idée se troublant, la passion ou affectivité l’emporte sur la raison, et qui, malgré des qualités éminentes, viriles même, font incliner la littérature et la société vers leur déclin.

Le bon sens public et l’expérience ont prononcé définitivement sur Jean-Jacques : caractère faible, âme molle et passionnée, jugement faux, dialectique contradictoire, génie paradoxal, puissant dans sa virtualité, mais faussé et affaibli par ce culte de l’idéal qu’un instinct secret lui faisait maudire.

Son discours sur les Lettres et les Arts ne contient qu’un quart de vérité, et ce quart de vérité, il l’a rendu inutile par le paradoxe. Autant l’idéalisme littéraire et artistique est favorable au progrès de la Justice et des mœurs quand il a pour principe et pour but le droit, autant il lui est contraire quand il devient lui-même prépondérant et qu’il est pris pour but : voilà tout ce qu’il y a de vrai dans la thèse de Rousseau. Mais ce n’est pas ainsi qu’il a vu la chose : son discours est une déclamation que l’amour du beau style, qui commençait à faire perdre de vue l’idée, put faire couronner par des académiciens de province, mais qui ne mérite pas un regard de la postérité.

Le Discours sur l’inégalité des conditions est une aggravation du précédent : si Rousseau est logique, c’est dans l’obstination du paradoxe, qui finit par lui déranger la raison. La propriété, malgré la contradiction qui lui est inhérente et les abus qu’elle entraîne, n’est en fin de compte qu’un problème de l’économie sociale. Et voyez la misère de l’écrivain, tandis que l’école physiocratique fonde la science précisément en vue de résoudre le problème, Rousseau nie la science et conclut à l’état de nature.

La politique de Rousseau est jugée : que pourrais-je dire de pis contre sa théorie de la souveraineté du peuple, empruntée aux protestants, que de raconter les actes de cette souveraineté depuis soixante-dix ans ? La Révolution, la République et le Peuple n’eurent jamais de plus grand ennemi que Jean-Jacques.

Son déisme, suffisant pour le faire condamner par les catholiques et les réformés, est une pauvreté de théologastre, que n’osèrent fustiger, comme elle méritait de l’être, les chefs du mouvement philosophique, accusés par l’Église et par Rousseau lui-même de matérialisme et d’immoralité : justice est faite aujourd’hui et de l’état de nature et de la religion naturelle.

L’Héloïse a relevé l’amour et le mariage, j’en tombe d’accord, mais elle en a aussi préparé la dissolution : de la publication de ce roman date, pour notre pays, l’amollissement des âmes par l’amour, amollissement que devait suivre de près une froide et sombre impudicité.

Les Confessions sont d’un autolâtre parfois amusant, mais digne de pitié.

Quant au style, excellent par fragments, toujours correct, il est fréquemment déshonoré par l’enflure, la déclamation, la raideur, et une affectation de personnalité insupportable. Rousseau a ajouté à la gloire de notre littérature ; mais, comme pour le mariage et l’amour, il en a commencé la décadence.

En somme, et cette observation est décisive contre lui, Rousseau n’a pas le véritable souffle révolutionnaire ; il ne comprend ni le mouvement philosophique, ni le mouvement économique ; il ne devine pas, comme Diderot, l’avenir glorieux du travail et l’émancipation du prolétariat, dont il porte si mal la livrée ; il n’a pas, comme Voltaire, cet esprit de justice et de tolérance qui devait amener, si peu d’années après sa mort, la défaite de l’Église et le triomphe de la Révolution. Il reste fermé au progrès, dont tout parle autour de lui ; il ne comprend, il n’aime seulement pas cette liberté dont il parle sans cesse. Son idéal est la sauvagerie, vers laquelle le retour étant impossible, il ne voit plus, pour le salut du peuple, qu’autorité, gouvernement, discipline légale, despotisme populaire, intolérance d’Église, comme un mal nécessaire.

L’influence de Rousseau fut immense cependant : pourquoi ? Il mit le feu aux poudres que depuis deux siècles avaient amassées les lettrés français. C’est quelque chose d’avoir allumé dans les âmes un tel embrasement : en cela consistent la force et la virilité de Rousseau ; pour tout le reste, il est femme.

P.-J. Proudhon[1].



  1. De la Justice dans la Révolution et l’Église, 11e étude, Chap. II. Flammarion et Cie, éditeurs, Paris.