« L’Avare (Goldoni) » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
date de la pièce
marqué pour match step=2
Ligne 8 : Ligne 8 :
__NOEDITSECTION__
__NOEDITSECTION__


==[[Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/404]]==


<center>L’AVARE,
<center>L’AVARE,
Ligne 32 : Ligne 33 :





==[[Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/406]]==




Ligne 66 : Ligne 69 :




==__MATCH__:[[Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/408|step=2]]==





Version du 22 novembre 2016 à 13:57


L’Avare
1756


Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/404

L’AVARE,


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE.


N. B. Moliere a tracé de main de maître les travers et le ridicule de l’Avarice : Goldoni en a esquissé l’odieux dans la petite pièce que l’on va lire. Nous ne nous permettrons qu’une réflexion sur ce dernier ouvrage : placer à la suite du Moliere, l’Avare de Goldoni, c’est rendre peut-être à ces deux grands hommes l’hommage le plus flatteur, et en même temps le plus digne d’eux.



Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome II, 1801.djvu/406


PERSONNAGES


Don AMBROISE, vieil avare.

Donna EUGÉNIE, veuve et belle fille d’Ambroise.

Le Comte de l’ISLE.

Le Chevalier des ARBRES.

Don FERNAND, jeune homme de Mantoue.

JASMIN, valet.

Un Procureur, personnage muet.


La Scène est à Pavie, dans une gallerie, chez Don Ambroise.



__MATCH__:step=2

SCÈNE PREMIÈRE.



DON AMBROISE (seul.)

Ce que c’est pourtant qu’un peu de règle et de conduite ! Il n’y a qu’un an que mon fils est mort, et je me trouve déjà en avance de deux mille écus ! Le Ciel sait combien j’ai été sensible à la mort de l’unique fils que j’eusse au monde : mais s’il eût vécu encore un pareil nombre d’années, c’en était fait ; mes revenus n’y suffisaient pas, et il eût fallu attaquer les capitaux. L’amour paternel a ses droits, sans doute ; mais l’argent ! l’argent est une si belle chose ! Je dépense plus encore que je ne devrais, parce que j’ai ma belle-fille chez moi. – Je voudrais bien m’en débarrasser : mais la seule pensée de la dot qu’il lui faudrait restituer, suffit pour me mettre en fureur. Je me trouve entre l’enclume et le marteau. Qu’elle demeure avec moi, elle me ronge jusqu’aux os : qu’elle s’en aille, elle arrache et emporte mon cœur. Si je pouvais imaginer… Bon, voici un autre fléau qui me poursuit malgré moi jusqu’ici ; un autre présent de mon cher fils. Il me semble pourtant qu’il serait bien temps qu’il s’en allât.




SCÈNE II.

Le Même, DON FERNAND.


DON FERNAND.

Bonjour, seigneur don Ambroise.


DON AMBROISE.

Il n’y a plus ni bonjour ni bonne nuit pour moi.


DON FERNAND.

Je partage la douleur d’un père. Vous perdez, dans le pauvre don Fabrice, le plus aimable cavalier du monde.


DON AMBROISE.

Don Fabrice était un cavalier qui aurait trouvé le fond des mines de l’Inde. Depuis son mariage, il a dissipé, en deux ans, plus que je n’eusse dépensé en dix. Je suis ruiné, mon cher Monsieur ; et pour rétablir un peu mes affaires, il me faudra vivre dorénavant avec la plus sévère économie, et peser jusqu’à mon pain.


DON FERNAND.

Pardon : mais vous me persuaderez difficilement que vous en soyez réduit à cette extrémité.


DON AMBROISE.

Vous ne connaissez pas mes affaires.


DON FERNAND.

Votre fils m’avait dit cependant…


DON AMBROISE.

Mon fils était un fou, gonflé de morgue et de vanité, l’esclave de sa femme, et la dupe des amis qui le grugeaient.


DON FERNAND.

Je ne sais si vous parlez pour moi, Monsieur ; mais il me semble que, depuis un an que j’habite chez vous pour prendre dans cette université le grade de docteur, mon père a suffisamment pourvu à ma dépense.


DON AMBROISE.

Je ne parle point pour vous. Mon fils vous aimait, et je vous ai gardé chez moi pour l’amour de lui : mais maintenant que vous voilà Docteur, pourquoi perdre ici votre temps ?


DON FERNAND.

J’attends aujourd’hui des lettres de mon père, et je compte vous débarrasser au premier jour.


DON AMBROISE.

Je suis surpris de ne pas vous voir plus d’empressement à retourner dans votre patrie, pour vous y entendre appeler Monsieur le Docteur ! Votre mère brûle sans doute de l’impatience d’embrasser monsieur le Docteur son fils.


DON FERNAND.

Ma maison, Monsieur, peut, à la rigueur, se passer de ce nouveau titre. Je crois que ma famille vous est connue.


DON AMBROISE.

Je sais que votre noblesse ne le cède à qui que ce soit : mais la noblesse sans biens, ce n’est pas l’habit sans la doublure, c’est la doublure sans l’habit.


DON FERNAND.

Je ne suis cependant pas des plus maltraités de la fortune.


DON AMBROISE.

Raison de plus pour aller jouir bien vîte de votre noblesse et de votre fortune. Vous n’êtes point à votre place dans la maison d’un homme aussi pauvre que moi.


DON FERNAND.

Seigneur don Ambroise, vous me feriez vraiment rire !


DON AMBROISE.

Dites donc pleurer, si vous connaissiez tout mon malheur. J’ai à peine de quoi vivre et ma très-chère belle-fille, cette tête sans cervelle, veut avoir de la société, un équipage, de la toilette, chocolat café… Malheureux que je suis ! vous me voyez au désespoir.


DON FERNAND.

Mais je ne vois pas la nécessité de la garder chez vous.


DON AMBROISE.

Elle n’a ni père ni mère, ni proches parens. Voulez-vous que je la laisse seule ? Une veuve, à son âge ! Eh ! ne me faites point parler.


DON FERNAND.

Engagez-la à se marier.


DON AMBROISE.

Oui, s’il se présentait une bonne occasion.


DON FERNAND.

Rien de plus facile. Donna Eugénie a du mérite, ajoutez à cela une dot considérable…


DON AMBROISE.

Quelle dot ? que parlez-vous, s’il vous plaît, d’une dot considérable ? Elle n’a presque rien apporté ici, et nous a coûté des sommes énormes. Voilà la note des dépenses faites pour l’illustrissime épouse : la voilà ! le jour elle ne quitte pas ma poche, et la nuit mon oreiller. La longue suite de mes disgraces n’est rien à mes yeux, en comparaison de toutes ses gentillesses. Oh ! mode ! maudite mode ! puisses-tu être une bonne fois à tous les diables ! Je veux être un coquin, si, en supposant qu’elle se remariât, toutes ses extravagances n’entrent pas pour la moitié, au moins, dans la restitution que j’ai à lui faire.


DON FERNAND.

Dites pour un tiers.


DON AMBROISE.

Bien obligé, monsieur le Docteur. (Il va pour sortir, et revient sur ses pas. ) À propos ; j’oubliais de vous dire une chose.


DON FERNAND.

Parlez.


DON AMBROISE.

Afin de savoir à quoi m’en tenir, dites-moi un peu quand vous comptez partir.


DON FERNAND.

J’attends, je vous le répète, aujourd’hui des lettres de mon père.


DON AMBROISE.

Et si elles n’arrivent pas ?


DON FERNAND.

Si elles n’arrivent pas… il faudra bien que je reste.


DON AMBROISE.

Mon ami, suivez mon conseil. Procurez à votre père une surprise agréable ; allez à Mantoue, et paraissez à l’improviste. Dieu ! avec quel plaisir ils vont embrasser monsieur le Docteur !


DON FERNAND.

Il y a quelques lieues d’ici à Mantoue.


DON AMBROISE.

Vous êtes sans argent ?


DON FERNAND.

À dire vrai, je n’en ai pas beaucoup.


DON AMBROISE.

Je vais vous donner un expédient. On va au Tézin, on s’embarque, et l’on arrive, à peu de frais, à l’embouchure du Mincio.


DON FERNAND.

Et de là à Mantoue ?


DON AMBROISE.

À pied, mon ami.


DON FERNAND.

Les jeunes gentilshommes de mon rang ne voyagent point ainsi.


DON AMBROISE.

Et les gens de ma classe déclarent à ceux de la vôtre, que la maison d’un pauvre homme, comme moi, n’est point un séjour digne d’un Docteur comme vous. (Il sort.)




SCÈNE III.



DON FERNAND (seul).

Voilà donc où l’avarice conduit les hommes ! Avec de la noblesse et de la fortune, don Ambroise se regarde comme le dernier, comme le plus malheureux des hommes. On est forcé d’être de son avis : ce sont les actions, en effet, qui donnent de l’éclat à la noblesse ; et c’est au bon usage que l’on en fait, que les richesses sont redevables de leur valeur. Je devais quitter cette maison dès l’instant que don Fabrice, mon ami, a cessé de vivre, et c’est précisément sa mort qui m’y arrête. Oui, le respect que j’eus pour donna Eugenie tant que son époux a vécu, s’est changé en amour depuis qu’elle est veuve, et mon espérance toujours alimentée… Mais quelle espérance de voir mes vœux jamais contens, si, de quelque côté que se tournent mes regards, ils ne voient que des obstacles à mon amour ! Elle ignore mes sentimens pour elle, et elle peut les dédaigner en les apprenant. J’ai, auprès d’elle, deux terribles rivaux ! mon père ne consentira jamais à mon mariage pour le moment : je n’ai point de meilleur parti à prendre que de m’en aller. Oui, je partirai : mais je veux m’épargner le reproche de m’être trahi moi-même par un excès de délicatesse mal entendue. Qu’elle sache que je l’aime ; et si mon amour est rebuté… La voici fort à propos. Je voudrais lui dire… Et je n’ai pas le courage de le faire. Je prendrai mon temps, je préparerai mes paroles… Quelle lâcheté ! je rougis de moi-même.

(Il sort.)




SCÈNE IV.

DONNA EUGÉNIE, ensuite JASMIN.


DONNA EUGÉNIE.

Trainerai-je encore long-temps une pareille existence ? La conduite de don Ambroise est elle supportable ? Ses procédés ont déjà fait périr de chagrin mon pauvre époux, et aujourd’hui ce maudit vieillard voudrait me voir mourir à petit feu, par la fureur qu’il excite en moi, par le désespoir où il me réduit. Oui, je veux me remarier. Mais le seul désir ne suffit pas, il faut que l’occasion se présente ; et si je n’ai pas la certitude d’améliorer ma position, je ne veux pas courir le danger d’aggraver mes maux.


JASMIN.

Madame, monsieur le comte de l’Isle désirerait avoir l’honneur de vous voir.


DONNA EUGÉNIE.

Il en est bien le maître. (Jasmin sort) Ce ne serait point un parti à dédaigner ; c’est un homme de mérite ; mais son sérieux finit souvent par m’ennuyer. Il forme un contraste parfait avec le Chevalier, qui a dans l’esprit un peu trop de vivacité. Je voudrais cependant fixer mon choix sur l’un des deux : ils m’aiment l’un et l’autre, je le sais ; et je sais de plus qu’une rivalité déclarée… Mais j’aperçois le Comte.




SCÈNE V.

La même, le Comte DE L’ISLE.


LE COMTE.

Très-humble salut à madame Eugénie.


DONNA EUGÉNIE.

Votre servante, Monsieur. Donnez-vous la peine de vous asseoir.


LE COMTE.

Pour vous obéir.


DONNA EUGÉNIE.

Vous venez bien à propos ; j’avais besoin de compagnie.


LE COMTE.

Je m’estimerais trop heureux de vous pouvoir procurer un moment de satisfaction.


DONNA EUGÉNIE.

C’est l’excès de votre complaisance qui vous dicte ce langage obligeant.


LE COMTE.

Il sera toujours bien inférieur à votre mérite.


DONNA EUGÉNIE.

Toujours aimable, le comte de l’Isle !


LE COMTE.

Je voudrais l’être en effet, pour avoir le bonheur devons plaire.


DONNA EUGÉNIE.

Votre société m’est toujours infiniment précieuse.


LE COMTE.

Je le crois, puisque vous le dites, Madame ; mais qu’est-ce que ma société pour un esprit comme le vôtre ?


DONNA EUGÉNIE.

Vous ne vous rendez pas justice. Heureusement pour vous, que vous parlez à quelqu’un qui sait à quoi s’en tenir.


LE COMTE.

Non, Madame, je parle franchement, et tout mon mérite se borne à me connaître moi-même. Je sais tout ce que je perds au parallèle avec le Chevalier : mais qu’importe ? Votre cœur me rassure autant que votre esprit, et je me flatte qu’au milieu de tous mes défauts, vous distinguerez pourtant un fond de franchise inaltérable.


DONNA EUGÉNIE.

Ce n’est pas un petit mérite que la sincérité.


LE COMTE.

Il est souvent stérile auprès des autres.


DONNA EUGÉNIE.

Avez-vous à vous plaindre de moi ?


LE COMTE.

Je n’aurais pas l’audace de le dire.


DONNA EUGÉNIE.

Malgré votre silence, on voit bien que vous n’êtes pas content.


LE COMTE.

C’est un effet, sans doute, de la franchise dont vous venez de faire l’éloge.


DONNA EUGÉNIE.

En conséquence, cette même franchise ne me doit pas faire un mystère des motifs de ce mécontentement.


LE COMTE.

Le plus grand plaisir que vous me puissiez faire, c’est de m’engager à parler.


DONNA EUGÉNIE.

C’est mon cœur qui vous y invite.


LE COMTE.

Eh bien !je réponds à votre cœur, que, sans le tourment que me cause un rival, je serais le plus heureux des hommes.


DONNA EUGÉNIE.

Voilà la première fois que vous avez parlé aussi clairement.


LE COMTE.

Ai-je parlé à temps, Madame ?


DONNA EUGÉNIE.

Cela serait possible.


LE COMTE.

Mais le possible est un abyme, Madame, où s’égarent, confondues, mes espérances et mes craintes. Ce que je vous demande à présent, c’est quelque chose de positif.


DONNA EUGÉNIE.

Réfléchissez-y bien, et convenez que ce que vous me demandez n’est pas peu de chose.


LE COMTE.

Mais il me semble, si je ne me trompe, que ma demaade est très-modeste. Il y aurait de la témérité à réclamer votre faveur toute entière ; je me borne à vous demander si vous êtes maîtresse encore d’en disposer.


DONNA EUGÉNIE.

Mais si c’est un secret que je sois jalouse de garder, votre demande n’excède-t-elle pas les bornes de la discrétion ?


LE COMTE.

Vous avez le don, Madame, de vous faire entendre sans parler. Je comprends très-bien que votre cœur est occupé.


DONNA EUGÉNIE.

Et, dans le cas où cela serait, devineriez-vous avec la même facilité l’objet qui l’occupe.


LE COMTE.

Non, Madame ; voilà le secret.


DONNA EUGÉNIE.

Vous n’en pouvez donc pas conclure que vous soyez exclus.


LE COMTE.

Ni m’assurer non plus d’être le mortel favorisé.


DONNA EUGÉNIE.

Les cœurs discrets se contentent d’un motif quelconque d’espérance.


LE COMTE.

Oui, quand un motif plus puissant ne les fait pas trembler.


DONNA EUGÉNIE.

Et cette crainte, quel est donc son fondement ?


LE COMTE.

Mon peu de mérite, Madame.


DONNA EUGÉNIE.

Non, Comte : vous vous jugez mal.


LE COMTE.

Ajoutez à cela le caractère entreprenant de mon rival.


DONNA EUGÉNIE.

C’est une raison de plus qui m’offense.


LE COMTE.

Je vous en supplie, Madame, excusez-moi.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous excuse.


LE COMTE.

C’est mon cœur enflammé qui égare ma langue…


DONNA EUGÉNIE.

Comte c’en est assez.


LE COMTE (à part.)

Qu’il m’en coûte de modérer mes transports !


DONNA EUGÉNIE.

Ne précipitons point ma résolution.




SCÈNE VI.

Les mêmes, JASMIN, ensuite LE CHEVALIER.


JASMIN (à part en entrant.)

Voilà une visite dont monsieur le Comte se serait bien passé. (Haut) Madame, monsieur le Chevalier demande si vous êtes visible.


DONNA EUGÉNIE.

Faites entrer. Donnez un siége.

(Jasmin va prendre un fauteuil.)


LE COMTE.

Madame, je ne veux pas vous importuner davantage. (Il se lève.)


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! Comte ; gardez-vous de rien manifester de vos craintes.


LE COMTE.

Mon respect…


DONNA EUGÉNIE.

Asseyez-vous.

LE COMTE (à part.)

Je suis au supplice !


LE CHEVALIER.

Je salue très-humblement Madame. (Il lui baise la main.)


DONNA EUGÉNIE.

Bonjour, Chevalier ; prenez un siége.


LE CHEVALIER.

Comte, je vous salue.


LE COMTE.

Bien le bonjour, Monsieur. Avec la permission du Chevalier. (Bas à Eugénie, dont il s’est rapproché.) Madame, je ne me suis pas permis la liberté de vous baiser la main.

DONNA EUGÉNIE (bas au Comte.)

Il ne tenait qu’à vous de le faire.


LE COMTE (à part.)

Allons, je n’ai que ce que je mérite.

DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Pardon, Chevalier.


LE CHEVALIER.

Ne vous gênez pas, je vous en prie ; et si vous avez quelque chose de particulier…


DONNA EUGÉNIE.

Rien, absolument rien. C’est une chose dont Monsieur avait oublié de me parler.


LE CHEVALIER.

Ah ! parbleu, j’ai une chose aussi, moi, à vous communiquer, avec la permission du Comte. (Bas à Eugénie.) Faisons-le un peu enrager.


LE COMTE (à part.)

Il faut un prodige pour que j’y tienne.


DONNA EUGÉNIE.

Ah ! ça, que la conversation devienne générale. Que devenez-vous, Chevalier ?


LE CHEVALIER.

Toujours heureux, quand j’ai l’honneur de vos bonnes grâces.


DONNA EUGÉNIE.

Mes bonnes grâces sont bien peu de chose.


LE CHEVALIER.

On s’en contente cependant, lors même qu’elles sont partagées entre deux rivaux.


DONNA EUGÉNIE.

Oui ; êtes-vous de ceux qui se contentent de la moitié ?


LE CHEVALIER.

Il le faut bien, quand on ne peut pas porter ses prétentions plus loin.


LE COMTE.

Madame ne sait point partager son cœur.


LE CHEVALIER.

C’est ce que nous ignorons l’un et l’autre.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Me mettez-vous au rang de ces femmes perfides…


LE CHEVALIER.

Que le Ciel m’en préserve. Je sais que vous êtes la femme du monde la plus sage. Mais je n’en soutiens pas moins qu’il est impossible de mettre des bornes aux bonnes grâces des Dames ; et qu’à part l’honneur, qui reste toujours intact, elles peuvent étendre un peu loin la distribution : accorder plus à l’un, moins à l’autre, avec une sage économie, de laquelle il résulte, avec le temps, des effets différens, et toujours déterminé sur la disposition du cœur qui a reçu sa portion. Aussi l’un ne se contente pas de la moitié, tandis qu’un autre se trouve satisfait de beaucoup moins.


LE COMTE.

Est-ce là penser en homme ?


LE CHEVALIER ( au Comte.)

Je ne vous parle point.


DONNA EUGÉNIE (au Chevalier.)

Ce serait donc en vain qu’une femme vous accorderait l’entière possession de son cœur ?


LE CHEVALIER.

Je ne ferais certes pas la folie de le refuser ; j’en ferais même le cas que mérite un semblable don ; mais la difficulté d’arriver au tout, fait que je me contente de peu.


DONNA EUGÉNIE.

Cette difficulté ne me semble pas raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je la fonde sur l’expérience. Je me suis flatté plus d’une fois d’un pouvoir absolu dans l’empire de la Beauté ; mais les monarchies ne durent point en amour, et je me borne au rôle de Républicain.


LE COMTE.

Le cœur de donna Eugénie ne doit point se comparer aux autres.


LE CHEVALIER.

J’ai l’honneur de connaître Madame autant que vous.


LE COMTE.

S’il en était ainsi, vous tiendriez un autre langage.


LE CHEVALIER. (au Comte.)

Je la connais, vous dis-je. (À Eugénie.) Je serais au désespoir, Madame, que vous donnassiez à mes sentimens le sens défavorable qu’il plaît à Monsieur de leur prêter, et que vous me privassiez de la portion de vos bonnes grâces que j’ose me flatter de posséder. Un mot cependant d’explication, s’il vous plaît. Commençons par distinguer des faveurs dont les dames n’ont point coutume d’être avares, cet amour qui se doit concentrer dans un seul objet. L’époux ne doit souffrir aucune concurrence : celui qui aspire à la main d’une Demoiselle doit désirer d’être seul ; celui qui brigue l’hymen d’une veuve est dans le même cas. Mais ces faveurs distributives dont il est question pour le moment, n’occupent point dans le cœur la place destinée aux autres affections. Et tenez, en voilà un exemple. Un père aime tendrement son fils, et aime en même temps ses amis. L’une et l’autre de ces affections ont leur siége dans le cœur, mais elles y occupent une place différente ; ou, si nous voulons que tout ce qui est amour y occupe une seule et même place, disons donc que la différence se trouvera alors dans la manière, si elle n’est plus dans la place. Qu’une femme cependant soit sage, honnête, fidelle à son époux, sincère envers son amant ; cet amour à l’épreuve n’exclura pas certaines petites affections de reconnaissance, d’estime, de complaisance honnête, et voilà ce qu’on appelle des grâces, des faveurs qui peuvent se distribuer au loin. La plus petite de leurs portions peut satisfaire un cœur discret ; accordées à moitié, elles donnent un juste orgueil à l’heureux chevalier qui les possède ; concentrées dans un seul objet, elles inspirent une témérité qui en méconnaît bientôt le prix, et qui affecte de les confondre avec les ardeurs réservées à un plus noble objet.

Voilà, Madame, ma façon de penser à cet égard. Comte, répondez, si vous pouvez.


DONNA EUGÉNIE.

Allons, mon cher Comte, voila une belle occasion de vous faire honneur.

LE COMTE.

Madame, je suis l’ennemi déclaré du verbiage. J’admire l’esprit du Chevalier ; mais sa distinction métaphysique est trop subtile pour moi. Au milieu d’une foule de choses, ou fausses ou inutiles, il en a dit une bonne cependant, et je me bornerai à y répondre. Madame est veuve ; et avant de disposer de ces bonnes grâces, dont il vous plaît de supposer les Dames si libérales, elle est au moment peut-être d’éprouver cette espèce d’amour qui n’a qu’un objet.


LE CHEVALIER.

Madame le peut, et le possesseur fortuné de sa main pourra s’applaudir de la femme du monde la plus vertueuse. Il me semble, Madame, que le Comte n’est point étranger à l’état secret de votre cœur. Je ne puis que louer vos résolutions : mais je ne croyais pas mériter l’exclusion d’une pareille confidence.


DONNA EUGÉNIE.

Le Comte ne sait certainement rien de plus que vous.


LE CHEVALIER (au Comte.)

C’est donc en vain que vous jouez ici l’astrologue, pour décourager mes espérances.


LE COMTE.

Pensez-vous qu’une veuve jeune, riche, et d’un grand nom, qui d’ailleurs est excédée des traitemens qu’elle reçoit ici, n’ait pas le projet de se remarier ?


LE CHEVALIER.

Elle est bien maîtresse de sa destinée. Madame, je ne pousse point l’audace jusqu’à deviner ; je désirerais cependant bien savoir…


DONNA EUGÉNIE.

Je ne veux point cacher la vérité à deux Cavaliers que j’estime. Ma position m’engage à former un second nœud.


LE COMTE (au Chevalier.)

Eh bien ! mon astrologie est-elle si mal fondée !


LE CHEVALIER.

Eh bien ! voyons ; puisque vous savez si bien tirer l’horoscope du cœur humain, cela doit vous encourager à deviner quel sera le fortuné mortel…


LE COMTE.

Je ne me hasarde point jusques-là. Je suis sûr d’une chose cependant ; c’est que Madame ne donnera pas son cœur à qui se pourrait contenter de la moitié.


LE CHEVALIER.
(se levant de son siége.)

Doucement, doucement, Monsieur. Ceci est une autre thèse, et je me déclare d’un avis différent. Je sais que je ne suis pas digne d’un aussi grand bonheur. Mais, en supposant que Madame daignât me combler de ses grâces, au point de me nommer son époux, je mettrais ses vertus bien au-dessus encore de la jeunesse, des biens et du nom, dont vous venez de lui faire un mérite. Je serais jaloux de sa foi, sans l’être de ses regards, et séparant toujours la femme sage, de la femme d’esprit, je serais heureux époux, mais non cavalier indiscret.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Un époux de ce caractère ne pourrait que me rendre très-heureuse.


LE COMTE.

Monsieur, autre chose est de donner carrière à son imagination, ou de se trouver dans le cas dont il s’agit. Je conçois parfaitement que vous cherchez le meilleur moyen d’établir votre crédit auprès du cœur qui vous écoute. Mais cette excessive indulgence dont vous parlez, ne peut rien sur l’âme d’Eugénie : elle préfère un amour vertueux à toute la galanterie moderne. Si vous dites vrai, vous ne l’aimez pas ; et si vous l’aimez, elle ne peut se flatter de la liberté que vous lui promettez.


DONNA EUGÉNIE (à part.)

Ce doute me paraît assez raisonnable.


LE CHEVALIER.

Je ne suis point venu solliciter le cœur d’Eugénie. Est elle prévenue en votre faveur ? qu’elle parle ; je connais mon devoir.


DONNA EUGÉNIE.

Je vous le répète, Chevalier ; je suis libre encore, et puis disposer de moi.


LE CHEVALIER.

Prononcez donc.


LE COMTE.

Madame est à temps de le faire.


LE CHEVALIER.

Le temps vole ; et l’on pleure stérilement la perte de ses beaux jours.


LE COMTE.

La vertu est toujours belle.


LE CHEVALIER.

Mais elle emprunte de la jeunesse un nouvel éclat.


LE COMTE.

Une épouse n’a pas besoin de tant d’éclat.


LE CHEVALIER.

Mais il en faut à une Dame.


LE COMTE.

Une Dame doit être sage.


LE CHEVALIER.

Oui ; mais non pas intraitable.


LE COMTE.

Elle doit dépendre de la volonté de son époux.


LE CHEVALIER.

Que le Ciel l’affranchisse de la tyrannie que vous vantez.


LE COMTE.

Et que l’amour ne la sacrifie pas à qui connaît si peu le prix de la vertu.


LE CHEVALIER.

Si vous vous oubliez à ce point avec moi…


DONNA EUGÉNIE.

Messieurs, si votre visite a pour but de me faire plaisir, veuillez ne vous point échauffer à mon sujet. Je vous révère l’un et l’autre. Je vous trouve à tous deux de la raison et du mérite. Mais je n’ai point encore disposé de moi, et je n’ose pas dire que vous me supposiez du penchant pour l’un de vous. Je suis ma maîtresse, il est vrai ; mais la bienséance exige qu’en sortant de cette maison, je consulte d’abord le père de mon défunt époux. Si son extravagance ne me propose point un parti indigne de moi, je préférerai tout autre penchant le devoir qui m’assujettit à mon beau-père. Que l’on me propose l’un ou l’autre de vous, je serai également satisfaite.


LE COMTE.

Ah ! Madame ! est-ce assez pour me consoler ?


LE CHEVALIER.

Et moi, je suis au comble de la joie et je vais de ce pas faire part de mes vœux à don Ambroise. Je vous le déclare, Madame, en présence du Comte, afin qu’il le sache, afin qu’il apprenne en même temps que je saurai marcher à mon but, sans que le mérite d’un tel rival me cause un instant de frayeur. Madame, à l’honneur de vous revoir. (Il lui baise la main et sort.)




SCÈNE VII.

DONNA EUGÉNIE, et LE COMTE.



LE COMTE (à part.)

Si jamais elle est mon épouse, tu ne lui baiseras certes plus la main.


DONNA EUGÉNIE

Eh bien ! cher Comte, montrerez-vous moins d’empressement que le Chevalier.


LE COMTE.

Il va rejoindte ailleurs don Ambroise ; je l’attendrai ici, si vous le trouvez bon.


DONNA EUGÉNIE

Vous êtes bien le maître de rester ; mais vous me permettrez de passer dans mon appartement, où m’appellent quelques petites affaires.


LE COMTE.

Je le vois, Madame ; c’est à regret que vous restez avec moi.


DONNA EUGÉNIE

Vous vous trompez, et je suis à vous dans l’instant Adieu, Comte. (Elle va pour sortir.)


LE COMTE.

Je vous salue, Madame.

DONNA EUGÉNIE (à part.)

Quel empressement à me baiser la main ! (Elle s’arrête.)


LE COMTE.

Madame a-t-elle quelque chose à m’ordonner ?


DONNA EUGÉNIE

Monsieur a-t-il quelque chose à me demander ?


LE COMTE.

Rien, si ce n’est le pardon de ma témérité.


DONNA EUGÉNIE

Tenez, pauvre Comte. (Elle lui présente sa main.)


LE COMTE.

Non, Madame, non, ce n’est point là ce que j’implore de votre bonté ; la main que vous daignez m’offrir porte l’empreinte encore des lèvres du Chevalier. Je suis délicat sur cet article.


DONNA EUGÉNIE

Votre délicatesse ne saurait me déplaire. D’autres la pourraient appeler un défaut, mais les défauts que produit l’amour ne sont point incompatibles avec la sincérité du cœur. (Elle sort)




SCÈNE VIII.

LE COMTE, ensuite DON AMBROISE.



LE COMTE.

Qu’est-ce que toutes ces petites faveurs accordées par l’usage, aux yeux de celui qui aspire au bonheur d’être époux ? Qu’elle se familiarise en attendant avec ma façon de penser, et que s’accommodant à mon système… Voici don Ambroise. Il serait possible que le Chevalier ne l’eût point encore vu ; et si mon bonheur m’offre le premier à lui, c’est pour moi un motif de plus d’espérer.


DON AMBROISE.

Oh ! monsieur le Comte ! vous m’attendez peut-être ?


LE COMTE.

Oui, Monsieur.


DON AMBROISE.

Qu’y a-t-il pour votre service ?


LE COMTE.

L’objet qui m’amène auprès de vous est d’une si grande importance, qu’il me fatigue singulièrement.


DON AMBROISE.

Si c’était par hasard (je ne dis pas cela pour vous offenser) l’intention de m’emprunter quelque argent, je vous préviens que je n’en ai point.


LE COMTE.

Grâces au Ciel, des motifs aussi bas ne me mettent point dans le cas d’importuner mes amis.


DON AMBROISE.

Je vous le répète ; excusez-moi. Les dépenses que l’on fait aujourd’hui réduisent les plus riches à la nécessité d’emprunter, et ce n’est plus une honte de demander de l’argent. Je ne m’en trouve pas ; mais s’il s’agit d’obliger un galant homme, j’ai un ami duquel je pourrais me flatter d’obtenir quelques centaines d’écus, moyennant, toutefois, une honnête reconnaissance.


LE COMTE.

Mais je n’ai pas besoin d’argent.


DON AMBROISE.

J’en suis enchanté. Si jamais vous vous trouviez dans le cas d’en avoir besoin, vous ou quelqu’autre, vous savez à qui vous adresser. Je n’ai pas un sou : mais j’en trouverai quand il le faudra.

LE COMTE.

Vous avez une belle fille, Monsieur.


DON AMBROISE.

Plût au Ciel que je ne l’eusse point !


LE COMTE.

Pourquoi donc ce langage ?


DON AMBROISE.

Comment ! regardez-vous comme une petite dépense pour un homme ruiné, d’avoir une femme chez lui ?


LE COMTE.

Plus sa présence vous fatigue, plus vous devez songer à la remarier.


DON AMBROISE.

Que l’occasion ne se présente-t-elle de le faire ?


LE COMTE.

L’occasion ne peut se présenter plus à propos. J’aspire à sa main, et je vous supplie de me l’accorder.


DON AMBROISE.

Ayez son consentement, et je vous réponds du mien.


LE COMTE.

Je crois que je ne me flatte pas en vain de la voir y souscrire.


DON AMBROISE.

En ce cas, c’est une affaire faite. Je parlerai à Eugénie, et si vous voulez recevoir sa main ce soir, je ne vois plus rien qui s’y oppose.


LE COMTE.

Quand j’aurai son consentement formel, nous dresserons le contrat.


DON AMBROISE.

À quoi bon un contrat ? À quoi bon dépenser inutilement de l’argent ? Ne vaut-il pas bien mieux manger en famille celui que vous vous proposez de donner au notaire ?


LE COMTE.

Mais nous ne pouvons nous dispenser de dresser un écrit, ne fût-ce que pour stipuler la dot.


DON AMBROISE.

La dot ? Comment ! vous voulez et l’épouse et la dot ?


LE COMTE.

Eugénie, en se mariant avec votre fils, n’a-t-elle pas apporté chez vous une dot considérable ?


DON AMBROISE.

Le peu qu’elle a apporté a disparu depuis longtemps, et nous sommes ruinés de compagnie.


LE COMTE.

Seize mille écus dépensés, en deux ans !


DON AMBROISE.

On en a, ma foi, bien dépensé davantage. Jetez un coup d’œil sur l’état des dépenses que l’on a faites.


LE COMTE.

Je n’ai pas besoin d’examiner ce que vous avez dépensé pour elle. Mais je sais parfaitement que l’on doit la restitution de sa dot à une veuve restée sans enfans mâles.


DON AMBROISE.

Est-ce le projet de m’assassiner qui vous amène ?


LE COMTE.

Non ; c’est mon amour pour Eugénie.


DON AMBROISE.

Si vous aimiez la femme, vous seriez moins avide de la dot.

LE COMTE.

Ce n’est pas pour moi, c’est pour elle que je la réclame ; et, dans l’espoir de devenir son époux, je ne puis ni ne dois trahir ses intérêts.


DON AMBROISE.

Dispensez-vous de l’emploi, de procureur d’Eugénie auprès de moi ; je sais ce qu’elle peut prétendre et ce que l’on a droit d’exiger de moi. Il y a, et il n’y a pas de dot ; je veux, et je ne veux pas la donner. Mais s’il y en a, si je suis forcé de la donner, je prendrai du moins toutes mes suretés pour que la pauvre Eugénie ne se trouve pas un jour réduite à l’affreuse indigence.


LE COMTE.

Ma maison n’a-t-elle pas de quoi en répondre ?


DON AMBROISE.

Je vous dis franchement ce que je pense. Si l’amour seul de la personne vous engageait à songer au mariage, la dot vous causerait beaucoup moins d’inquiétude.


LE COMTE.

Je n’en ai parlé que par occasion.


DON AMBROISE.

Et je termine en quatre mots : donna Eugénie a été l’épouse de mon fils ; je lui tiens lieu de père ; et quand elle aura envie de se remarier, j’y penserai.


LE COMTE.

Et si elle est actuellement dans cette intention-là ?


DON AMBROISE.

Qu’elle m’en instruise.


LE COMTE.

Supposez que je vous parle en son nom.


DON AMBROISE.

Supposez que vous êtes Eugénie, et écoutez ma réponse : le comte de l’Isle n’est pas pour vous.


LE COMTE.

Pourquoi donc ?


DON AMBROISE.

Parce que c’est un avare.


LE COMTE.

Trève aux mauvaises plaisanteries : je ne les aime pas. Don Ambroise, expliquez-vous sérieusement.


DON AMBROISE.

Oui ; parlons sans détours. Comte, vous n’aurez pas ma belle-fille.


LE COMTE.

Pourrais-je savoir les motifs de ce refus ?


DON AMBROISE.

Daignez m’excuser ; mais j’ai d’autres engagemens, et vous n’êtes pas le premier qui en fassiez la demande.


LE COMTE.

Le Chevalier m’a peut-être prévenu ?


DON AMBROISE.

Cela ne serait pas impossible. (À part.) Je ne l’ai pas même vu.

LE COMTE.

Quand vous a-t-il parlé ?


DON AMBROISE.

Quand je l’ai vu.


LE COMTE.

Est-ce ainsi que l’on répond à un gentilhomme ?


DON AMBROISE.

Votre très-humble serviteur.


LE COMTE.

Vous me traitez indignement.


DON AMBROISE.

Je vous baise les mains.


LE COMTE.

Je vois le but indigne où tendent vos desseins. Vous refusez la main de votre belle-fille à celui qui vous redemande sa dot : mais il n’en sera pas ainsi. Eugénie sera éclairée sur ses intérêts, et l’on vous forcera de restituer ce que vous avez le projet barbare d’usurper. (Il sort.)




SCÈNE IX.

DON AMBROISE, ensuite LE CHEVALIER.



Don Ambroise.

Votre très-humble serviteur. Restituer ! je m’en moque. J’ai mon procureur ; c’est l’homme qu’il faut pour tirer les choses en longueur. Il s’engage à faire, en cas de besoin, durer au moins dix ans ce procès-là ; et en dix ans, je puis mourir et ma belle-fille aussi. D’un autre côté cependant, je suis fâché que l’on répande dans le pays que je l’empêche de se remarier, pour retenir sa dot. Il faut dorénavant que je règle mieux ma conduite : je trouverai d’autres prétextes, et je tâcherai enfin de m’en tirer avec autant de politesse que d’habileté.

Le Chevalier..

Salut à mon très-cher don Ambroise.

Don Ambroise.

Votre serviteur, mon brave Chevalier.


Le Chevalier..

Vous rajeunissez tous les jours. Je suis charmé toutes les fois que je vous rencontre.


Don Ambroise.

Et moi, si vous saviez le plaisir que j’ai à vous voir ! quelle brillante jeunesse !


Le Chevalier..

Pourquoi ne me faites-vous donc jamais l’amitié de me venir demander le chocolat ?


Don Ambroise.

Je veux me procurer cet honneur.


Le Chevalier..

Et à dîner même ?


Don Ambroise.

À dîner, soit.

Le Chevalier (à part.)

Je le connais : il faut l’amadouer.


Don Ambroise (à part.)

Je le vois venir ; mais je ne donne pas dans le panneau.


Le Chevalier.

Oh ! combien j’ai été sensible à la mort de votre fils !


Don Ambroise.

Bien obligé. Mais laissons ces sujets de tristesse.


Le Chevalier.

Oui ; vous avez raison. Parlons de choses un peu plus gaies. Quand vous remariez-vous ?


Don Ambroise.

Mais je ne suis pas encore d’âge à n’y plus penser.


Le Chevalier.

Fort bien ! courage ! tenez j’ai à vous proposer la plus belle occasion du monde. Peste ! il y a de l’argent, et beaucoup.


Don Ambroise.

Oh ! si je me remariais, je voudrais épouser sans dot.


Le Chevalier.

Rien de mieux, et je pense comme vous à cet égard. Si je me marie jamais, je ne veux rien. Les femmes qui apportent une dot croyent avoir acheté, par-là, le droit de commander. Non, non : il faut céder à son idée, et non à celle d’un autre. Cherchons une femme qui nous plaise, et rien de plus.


Don Ambroise (à part.)

Serait-il de bonne foi ? je ne m’y fie pas.


Le Chevalier.

Hâtez-vous d’exécuter votre projet. Affranchissez-vous de la tyrannie de votre belle-fille, et amenez-nous ici une jeune et jolie femme, qui vous rende le fils que vous pleurez, et qui fasse le benheur de vos vieux jours.


Don Ambroise.

Laissez-moi seulement me débarrasser de ma belle-fille, et vous verrez.


Le Chevalier.

Que ne la remariez-vous ?


Don Ambroise.

S’il se présentait une occasion favorable.


Le Chevalier.

Qui croiriez-vous, par exemple qui lui pourrait convenir ?


Don Ambroise.

Je la connais mieux que personne, la pauvre Donna ! elle a la plus belle âme du monde. Il lui faudrait un homme fortement épris d’elle, et qui lui voulût sincèrement du bien. Aujourd’hui, il n’y a plus que deux sortes de partis, des libertins, ou des intéressés ; et les uns, comme les autres, s’informent d’abord de la dot. Quel affront pour une jeune femme qui a du mérite, de se voir rechercher pour sa dot !


Le Chevalier.

C’est ce que je vous disais il n’y a qu’un moment. Si je me marie, je ne veux pas entendre parler de dot.


Don Ambroise.

Vous êtes un Chevalier, dans la force du terme ; mais un Chevalier qui connaît les lois de la Chevalerie. Dites-moi un peu, vous doutez-vous du mérite de ma belle-fille ?


Le Chevalier.

Si je le connais ! Mon cœur le sait, si je le connais.


Don Ambroise.

Et ne seriez-vous point venu pour me la demander en mariage ?


Le Chevalier.

Illustre don Ambroise ! comment diable avez-vous deviné ce secret-là ?


Don Ambroise.

Les caresses que vous me faisiez me semblaient avoir un but.


Le Chevalier.

Eh bien ! vous vous trompez. Je vous ai toujours voulu du bien, je ne cesserai jamais de vous en vouloir ; et je désire vous voir bientôt une épouse jeune, belle et sur-tout sans dot.


Don Ambroise.

Nous reviendrons sur cet article. Si je me marie jamais, j’épouserai sans dot ; et votre exemple deviendra la règle de ma conduite.


Le Chevalier.

Vous le savez, je ne suis pas intéressé.


Don Ambroise (à part.)

Il ne se dément pas jusqu’ici. (Haut.) Voulez-vous que j’en parle à Eugénie ?


Le Chevalier.

Vous pouvez le faire à loisir. Il me suffit, pour le moment, de savoir si, de votre côté, cela vous ferait plaisir.


Don Ambroise.

Le plus grand plaisir. Je serais bien fou, bien ennemi de ma chère Eugénie, si je m’opposais à son bonheur. Un Cavalier qui l’adore, et qui, pour preuve de son amour, ne demande pas un sou de dot. Malepeste ! à ces nobles conditions, je vous donnerais ma propre fille.


Le Chevalier.

Vive le seigneur don Ambroise !


Don Ambroise.

Vive le seigneur Chevalier.


Le Chevalier.

Vous êtes le prototype du galant homme.


Don Ambroise.

Vous êtes le modèle des chevaliers.


Le Chevalier.

Mon cher ,mon tendre ami ! (Il l’embrasse.)


Don Ambroise.

Que le Ciel soit avec vous.


Le Chevalier.

Combien Eugénie a-t-elle apporté de dot à votre fils, en l’épousant ?


Don Ambroise (après un moment de silence.)

Laissons, laissons ces sujets de tristesse. Le pauvre garçon est mort, et on ne m’oblige pas d’en parler.


Le Chevalier.

Ne parlons pas de lui : parlons de donna Eugénie.


Don Ambroise.

À la bonne heure ! parlons d’elle tant que vous voudrez.


Le Chevalier.

Combien donna Eugénie vous a-t-elle apporté en dot ?


Don Ambroise.

à moi ?


Le Chevalier.

À votre maison.


Don Ambroise.

Quel intérêt mettez-vous à le savoir ? Ne voulez-vous déjà plus la prendre sans dot ?


Le Chevalier.

Si fait, si fait ; c’est un point convenu. Un simple motif de curiosité…


Don Ambroise.

Me semble très-déplacé dans un brave gentilhomme comme vous. Si Eugénie savait que vous m’avez fait cette question, elle pourrait croire votre amour intétessé. Et si je pouvais me le figurer un moment, je vous répondrais par un non bien positif, comme je viens de le faire avec le comte de l’Isle.


Le Chevalier.

Le Comte vous a parlé ?


Don Ambroise.

Oui ; il m’a tenu le vil langage d’un avare. Après m’avoir dit je ne sais quoi sur la veuve, il m’a tout-à-coup questionné sur la dot.


Le Chevalier.

Et moi, j’en fais le dernier article des conditions.


Don Ambroise.

Le dernier article ! un peu plutôt, un peu plus tard, vous songez donc à le traiter ?


Le Chevalier.

Discours inutiles. Je suis jaloux d’obtenir Eugénie pour épouse, et je vous la demande au nom de cette autorité que votre titre vous donne sur elle, et vous ne pouvez pas me dire non.


Don Ambroise.

J’ai dit oui, ce me semble ; je vous dis oui encore ; et s’il ne s’élève pas d’autres difficultés, vous pouvez compter sur mon consentement.


Le Chevalier.

Vous me rassurez, vous me comblez de joie, mon cher don Ambroise ! Ah ! souffrez qu’en témoignage de l’amitié la plus vraie… (Il l’embrasse.)


Don Ambroise.

Voulez-vous, avant que je parle à Eugénie, que nous fassions entre nous quatre lignes d’écriture ?


Le Chevalier.

Au sujet de la dot, peut-être ?


Don Ambroise.

Précisément, au sujet de la dot. Consignons sur le papier l’héroïsme de votre amour.


Le Chevalier.

Sur le champ. De quelle manière ?


Don Ambroise.

Une petite protestation que vous désirez seulement épouser Eugénie, sans prétention quelconque à sa dot.


Le Chevalier.

Mais ce procédé choquera Eugénie.


Don Ambroise.

Laissez-moi faire ; j’arrangerai tout cela : allons chez mon procureur, il trouvera le moyen de rendre la chose légale.


Le Chevalier.

Nous reparlerons de cela. Mais allons d’abord trouver Eugénie.


Don Ambroise.

Non, faisons d’une pierre deux coups.


Le Chevalier.

D’une pierre deux coups, soit. Mais voyons d’abord l’épouse.


Don Ambroise.

Faisons d’abord la renonciation.


Le Chevalier.

Bravo, don Ambroise ! vous êtes l’homme du monde à qui je connaisse le plus d’esprit.


Don Ambroise.

Mon cher et brave Chevalier, partons. Il ne nous faudra pas une heure pour nous expliquer.


Le Chevalier.

Ah ! parbleu j’oubliais une petite affaire qui m’appelle. On m’attend sur la place : je suis à vous dans l’instant.


Don Ambroise.

Je vous accompagnerai, si vous voulez.


Le Chevalier.

Oh ! je serais au désespoir de vous donner cette peine. Nous nous reverrons.


Don Ambroise.

Je suis à vos ordres.


Le Chevalier.

Adieu, mon très-cher don Ambroise. (Il l’embrasse.)


Don Ambroise.

De tout mon cœur. (Il l’embrasse.)


Le Chevalier (à part.)

Il en sait long, le cher Ambroise ! mais il n’a pas affaire à un sot.


Don Ambroise (à part.)

Tout ceci n’est pas fort clair : mais je suis sur mes gardes.


Le Chevalier (à part.)

Je donnerai avis de tout cela à Eugénie.


Don Ambroise (à part.)

Que fait-il donc ? pourquoi ne pas partir ? (Haut.) Avez-vous encore quelque chose à me dire ?


Le Chevalier.

Encore un mot, et je vous quitte. Écoutez en confidence, afin que personne ne nous entende. (À l’oreille.) Vous êtes un fin renard de la première classe. (Haut) Votre très-humble serviteur.


Don Ambroise.

Et moi le vôtre Monsieur.

Le Chevalier.

Je vous suis dévoué pour la vie. (Il sort.)




SCÈNE X.

DON AMBROISE, ensuite DON FERNAND.


Don Ambroise.

Bon voyage ! il commençait à me fatiguer. Je suis un fin renard ! À ce que je vois, il y a entre lui et moi la différence d’un forçat à un marinier. Que la peste te crève ! quel long détour il a pris pour m’attraper ! je le croyais d’abord un modèle de générosité, et j’ai fini par ne trouver en lui que le plus méprisable des avares. Il n’en est pas ainsi de moi : l’avare n’est pas celui qui cherche à conserver ce qu’il possède, mais l’âme basse qui convoite ce qu’il n’a pas.


Don Fernand.

Seigneur don Ambroise…

Don Ambroise.

Le courrier est arrivé ?


Don Fernand.

Oui, Monsieur. J’ai une lettre de mon père…


Don Ambroise.

Et de l’argent ?


Don Fernand.

Et de l’argent.


Don Ambroise.

Je commence donc, dès à présent, à vous souhaiter un bon voyage.


Don Fernand.

Et moi à vous remercier…


Don Ambroise.

Point de complimens. Venez, que je vous embrasse ; partez, et que le Ciel vous accompagne.


Don Fernand.

Ah ! sans doute, il faudra partir !


Don Ambroise.

Qu’avez-vous ? vous soupirez !


Don Fernand.

Je suis au desespoir. Mon cœur bondit dans mon sein, et mes larmes s’échappent malgré moi.


Don Ambroise.

Eh ! mon enfant, seriez-vous amoureux, par hasard ?


Don Fernand.

De grâce ! ne me refusez pas votre pitié.


Don Ambroise.

Je vous plains : mais partez vîte.


Don Fernand.

Vous me verrez expirer sur le seuil de votre porte.


Don Ambroise.

Comment, diable ! est-ce de ma belle-fille que vous êtes amoureux ?


Don Fernand.

(Il se détourne, et soupire.)


Don Ambroise.

Partez, partez sur-le-champ.


Don Fernand.

Tout bien considéré, je ne crois vous faire aucune injure. Je tiens un certain rang dans mon pays, je suis fils unique, et mon père est dans l’intention de me marier.


Don Ambroise.

Votre but serait donc de l’épouser ?


Don Fernand.

Je serais trop heureux ! mais je ne le mérite pas.


Don Ambroise.

Dites-moi un peu : allons au but. Est-ce d’elle ou de sa dot que vous êtes amoureux ?


Don Fernand.

De sa dot ! que me parlez-vous de dot ? Je sacrifierais, pour obtenir Eugénie, tous les trésors du monde.


Don Ambroise.

Sait-elle le bien que vous lui voulez ?


Don Fernand.

Je n’ai pas eu la force de parler.


Don Ambroise.

Mon cher don Fernand ! je vous aime comme si vous étiez mon fils. Je suis fâché de vous voir dans le chagrin. Mais suivez-moi, nous allons la raisonner.


Don Fernand.

Vous me rendez la vie, la joie, au point…


Don Ambroise.

Expliquons-nous en quatre mots. La voulez-vous épouser ?


Don Fernand.

Plût au Ciel ! je serais le plus heureux des hommes.


Don Ambroise.

Mais que dira votre père ?


Don Fernand.

Il m’aime tendrement. Je suis sûr qu’il ne me refusera pas cette satisfaction.


Don Ambroise.

Quel âge avez-vous ?


Don Fernand.

Vingt ans, environ.


Don Ambroise.

Vous n’êtes plus mineur, et la loi vous donne le droit de contracter. Consentirez-vous à faire entre mes mains une renonciation à la dot ?


Don Fernand.

J’y suis très-disposé.


Don Ambroise.

Et à vous engager pour Eugénie, dans le cas où elle renouvellerait un jour ses prétentions !


Don Fernand.

Bien volontiers.


Don Ambroise.

Dans l’instant, dans la minute. Je cours chez le procureur. Où est ma note ? Bon je l’ai. Présentez-vous cependant à Eugénie, et dites-lui quelque chose.


Don Fernand.

Je n’en aurai pas le courage.


Don Ambroise.

Un jeune Cavalier de vingt ans ne saura pas dire deux mots à une jolie femme ! courage cependant, si vous voulez terminer. Commencez à la disposer en votre faveur, et je viendrai à votre secours.


Don Fernand.

Je sais que d’autres ont des prétentions à sa main.


Don Ambroise.

Soyez sans alarmes. Ces deux prétendant sont deux avares. Vous êtes le plus généreux, vous avez incontestablement le plus de mérite. Elle sera votre épouse, quoiqu’il puisse arriver. Allez, ne perdez point de temps.


Don Fernand.

J’y cours. J’éprouve ma timidité ordmaire : mais vos bontés m’encouragent. (Il sort.)




SCÈNE XI.

DON AMBROISE ensuite DONNA EUGÉNIE.


Don Ambroise.

J’ai donc enfin trouvé un honnête homme ! mais ne le laissons pas échapper. Ce qui est fait, est fait. Son père sera bien forcé d’y consentir… Oh ! voilà donna Eugénie. Il la cherche d’un côté, tandis qu’elle arrive de l’autre.


Donna Eugénie.

Bonjour, Seigneur beau-père.


Don Ambroise.

Bonjour,Madame la mariée.


Donna Eugénie.

La mariée !


Don Ambroise.

Oui, consolez-vous : je crois que vous serez contente de mon choix.


Donna Eugénie.

Et qui croyez-vous donc que je vais épouser ?


Don Ambroise.

Une personne que vous connaissez, que vous recevez quelquefois, et qui, je m’en flatte au moins, ne paraît pas vous déplaire.


Donna Eugénie.

C’est le Comte, sans doute, ou le Chevalier. (Haut.) Mais expliquez-vous donc plus clairement…


Don Ambroise.

Je viens de vous l’envoyer pour s’expliquer lui-même. Je veux exercer un peu votre curiosité, vous faire deviner… Au surplus c’est un très-galant homme, soyez en sure ; et vous le pouvez prendre les yeux fermés.


Donna Eugénie.

Dites-moi, du moins…


Don Ambroise.

Non, Madame, non. Vous le verrez dans l’instant. (Il sort.)




SCÈNE XII.

DONNA EUGÉNIE, ensuite LE COMTE.


Donna Eugénie.

Ce ne peut être que l’un des deux. À parler franchement, je préférerais le Chevalier. Mais je me suis engagée à souscrire au choix de don Ambroise. Voici le Comte : c’est lui sans doute que m’envoie don Ambroise, et voilà l’époux qu’il me destine.


Le Comte.

Pardon, Madame, si je vous dérange de nouveau.


Donna Eugénie.

Comte, j’ai tout lieu de me féliciter.


Le Comte.

De quoi Madame ?


Donna Eugénie.

Don Ambroise m’a dit…


Le Comte.

Don Ambroise est un grossier, et je saurai bien le forcer à rendre raison de ses procédés à mon égard, et de ceux qu’il se propose d’avoir envers vous.


Donna Eugénie.

Quoi ! ne consent-il pas à notre hymen ?


Le Comte.

Au contraire ; la basse avidité de retenir votre dot, fait qu’il rebute tous les partis qui se présentent pour vous, et qu’il s’est oublié avec moi.


Donna Eugénie.

Je ne reviens pas de ma surprise. Il m’a dit cependant… (À part.) J’aperçois le Chevalier qui s’approche ; c’est lui apparemment qui a fixé son choix.


Le Comte.

Que vous a-t-il dit, Madame ?


Donna Eugénie.

Comte, vous savez avec quelle indifférence je…




SCÈNE XIII.

Les Mêmes, LE CHEVALIER.


Le Chevalier.

À l’exemple du cher Comte, j’entre sans me faire annoncer. Je vous salue, Madame. Bonjour mon ami.


Donna Eugénie.

Avez-vous appris quelque nouvelle, Chevalier ?


Le Chevalier.

Oui, Madame, et une nouvelle de la dernière importance. Je suis impatient de vous en faire part.


Donna Eugénie.

Je suis fâchée que la présence du Comte…


Le Comte.

Je me retirerai, Madame.


Le Chevalier.

Restez, restez ; je suis bien aise que tout le monde en soit instruit.


Donna Eugénie.

C’est donc vous que don Ambroise…


Le Chevalier.

Oui, a joué indignement. Il m’a flatté de l’espérance de fixer son choix : mais il exigeait de moi une renonciation formelle à votre dot. Ce n’est pas que je ne prréfère à tout l’or du monde le bonheur d’obtenir votre main. Mais il ne m’est pas permis de disposer de ce qui vous appartient. Voyez donc à quel but tend l’indigne bassesse de ses projets, et décidez-vous, Madame, à disposer enfin de vous-même.


Donna Eugénie.

Mais quel peut donc être l’objet de son choix ? Une personne, dit-il, que je connais, que je reçois souvent ?


Le Comte.

Vous ne pouvez plus dépendre raisonnablement d’un tel homme ; et l’odieux de sa conduite vous dispense de toute espèce de ménagement avec lui.


Le Chevalier.

Vous êtes plus que justittée aux yeux du monde.


Donna Eugénie (à part.)

Ma curiosité s’irrite toujours de plus en plus.


Le Comte.

Le Chevalier attend votre décision.


Le Chevalier.

Le Comte l’attend également. Nous sommes deux qui aspirons également au bonheur de vous posséder ; il faut vous décider, Madame. La division par moitié n’a plus lieu dans le cas dont il s’agit.




SCÈNE XIV.

Les Mêmes, JASMIN.


Jasmin (à Eugénie)

Le seigneur don Fernand demande à voir Madame.


Donna Eugénie.

S’il n’a rien de bien pressé à me dire, dis-lui que nom nous verrons à dîner.


Jasmin.

Il a reçu des lettres de sa famille, et je le crois sur son départ.


Donna Eugénie.

Si vîte ? Fais entrer. Voyons donc. (Jasmin sort.)


Le Comte.

Chevalier, la décision que Madame va prononcer exclut non-seulement toute idée de partage par la moitié, mais toute espérance même de ces petites faveurs auxquelles vous attachez si peu d’importance.


Le Chevalier.

Que chacun voie à sa manière. Pour moi, je ne ferai pas à la vertu de mon épouse l’injure de douter d’elle. Plus je la verrai entourée, plus je m’applaudirai d’avoir une femme de mérite, et je serai le premier à rire de ceux qui se flatteraient follement de m’avoir dérobé la plus faible étincelle du feu qui brûlera constamment pour moi dans son cœur.


Donna Eugénie.

Quelle noblesse de sentimens !




SCÈNE XV.

Les Mêmes, DON FERNAND.


Don Fernand (s’arrêtant de loin.)

M’est-il permis…?


Donna Eugénie.

Approchez, don Femand.


Don Fernand (à part.)

Que la présence de ces deux hommes me pèse !


Donna Eugénie.

Est-il vrai que vous nous quittez ?


Don Fernand (encore de loin.)

Madame…


Donna Eugénie.

Approchez donc. Quel excès de timidité !


Don Fernand.

Je reviendrai Madame… J’ai quelque chose à vous communiquer.


Donna Eugénie.

Vous pouvez parler librement. Vous connaissez ces Messieurs. Vous seraient-ils suspects ?


Don Fernand

Ce que j’ai à vous dire… (À part.) Il m’est impossible de le dire.


Le Chevalier.

Parlez à Madame, comme vous le jugerez à propos. Je n’écouterai point ce que vous allez dire. (Il s’éloigne un peu.)


Le Comte.

Ne vous gênez pas, je vous en prie. Je connais mon devoir. (Il s’écarte aussi.)


Donna Eugénie.

Voyons ; de quoi s’agit-il ?


Don Fernand

Pardon, Madame, si une extrême nécessité… (À part.) Je ne sais par où commencer. Dans quel embarras me met don Ambroise !


Donna Eugénie (à part.)

Serait-ce don Fernand ? (Haut.) Dites-moi ; avez-vous vu mon beau-père ?


Don Fernand.

Madame… c’est lui précisément qui m’envoie auprès de vous.


Donna Eugénie (à part.)

La nouveauté serait curieuse. (Haut.) Que vous a-t-il dit de me communiquer ?


Don Fernand.

Il veut que je vous révèle… que si me suis tu jusqu’ici. (À part.) L’expression me manque.


Donna Eugénie (à part.)

C’est lui ; il n’y a plus de doute. En vérité mon beau-père radote de plus en plus. Un jeune homme encore soumis à son père, dans le cours de ses études ! Allons donc, ce serait une folie pour lui.


Don Fernand (à part.)

Elle m’a compris, je le vois ; et je crois lire dans ses yeux autre chose que du mépris.


Le Chevalier.

Eh bien ! ces grandes confidences ne sont pas encore terminées ?


Don Fernand.

Pas encore, Monsieur.


Donna Eugénie.

Approchez, Messieurs, approchez. Ce n’est qu’un compliment que don Fernand vient me faire. Son père le rappelle à Mantoue, et en fils sage et prudent, et qui connaît ses devoirs, il veut partir sur-le-champ et est venu prendre congé de moi. Je sais qu’une petite inclination le retient à Pavie ; il voudrait bien s’unir avec celle qu’il aime. Mais avec un peu de réflexion, il a vu qu’à son âge il faut songer à finir ses études, et non à se perdre par un mariage insensé. Il sent très-bien que son père en serait très-fâché, et que ce n’est pas ainsi qu’un fils unique doit répondre à l’amour de son père. Il a donc résolu de partir : je l’engage à le faire, et vous applaudirez, sans doute, à l’honnêteté de son projet.


Don Fernand (à part.)

Sans parler, j’ai ma réponse.


Le Chevalier.

À merveille, don Fernand ! Je suis ravi de trouver en vous tant de prudence avec tant de jeunesse.


Don Fernand (au chevalier.)

Je suis bien sensible à votre honnêteté.


Le Comte.

Fuyez, don Fernand, fuyez ! vous ne savez pas où conduit l’amour.


Don Fernand (au Comte.)

Je vous remercie de ce bon conseil.


Donna Eugénie.

Prenez votre parti de bonne grace, et consolez-vous ; ce qui vous sera d’autant plus facile, que la personne en question vous estime ; mais ne vous aime pas du tout.


Don Fernand.

Qu’elle est triste la consolation que vous m’offrez !


Le Chevalier.

Je le croirais amoureux de vous.


Le Comte.

Il n’y aurait rien d’invraisemblable.


Donna Eugénie.

Cela n’est pas possible. Il était trop ami de mon époux.


Le Chevalier.

Raison de plus, Madame. C’est peut-être, selon lui, une preuve d’amitié, de consoler la veuve de son ami.


Don Fernand (un peu en colère.)

En vérité, Monsieur, je ne conçois pas…


Le Chevalier.

Point de colère, s’il vous plaît.


Don Fernand

Je vous salue, Messieurs. (Il va pour sortir.)




SCÈNE DERNIÈRE.

Les Mêmes, DON AMBROISE, un Procureur.


Don Ambroise.

Où va don Fernand ?


Don Fernand.

À Mantoue.


Don Ambroise.

Sans votre épouse ?


Donna Eugénie (à Don Ambroise.)

Et vous approuveriez qu’il se mariât ?


Don Ambroise.

Oui certes, et c’est lui que vous devez épouser, pour votre bien.


Don Fernand.

Madame me refuse.


Don Ambroise.

Elle vous refuse ? Ma fille vous ne connaissez pas ce jeune homme. Il a un mérite que n’ont point ces deux Messieurs. Laissons à part la noblesse et la fortune ; je ne veux piquer personne. Mais il vous aime sincèrement ; et une preuve sans réplique que son amour est bien différent de celui des autres, c’est qu’il vous demande, et n’a point encore parlé de dot.


Donna Eugénie

J’ouvre les yeux, et je reconnais l’espèce de mérite qui vous paraît transcendant chez lui. Je suis maîtresse de mon bien ; et le respect que j’ai conservé jusqu’ici au père de mon époux, votre injustice cesse de le mériter ; que votre avarice ne s’en flatte plus.


Don Fernand (au Procureur.)

Monsieur, il n’est plus question de l’écrit que nous devions passer. Mais faites, je vous prie, tout ce qu’il faut pour défendre ma pauvre existence. Ma belle-fille, après avoir dissipé sa dot en colifichets de toilette, veut me dépouiller encore du peu qui me reste.


Donna Eugénie (à Don Ambroise.)

En vérité, Monsieur, vos procédés m’étonnent.


Don Ambroise.

Et les vôtres m’indignent.


Le Chevalier.

Un moment, Messieurs ; laissez-moi dire deux mots, et voyons si je ne pourrai pas arranger tout cela à la satisfaction générale.


Le Comte.

Il en résultera un procès, et je m’engage à le soutenir pour donna Eugénie.


Le Chevalier.

Non, point de procès. Écoutez : Il n’est pas juste que le pauvre don Ambroise qui a tant dépensé déjà, se ruine totatement par la restitution d’une dot. Madame ne peut rester veuve ni se marier sans dot ; elle doit bien moins encore s’engager dans un procès long, ennuyeux, et dont les suites peuvent être funestes. Prenons un autre parti. Qu’elle épouse un galant homme qui puisse, pour le moment, se passer de sa dot ; que cette dot reste entre les mains de don Ambroise, sa vie durant, et que l’intérêt en courre à raison de quatre pour cent. Mais que cet intérêt encore demeure entre ses mains, tant qu’il vivra. À sa mort, la dot et tous les intérêts reviendront à Madame ou à ses héritiers ; et pour ne pas embarrasser la succession de don Ambroise dans des comptes difficiles à débrouiller, qu’il jouisse de tout pendant sa vie, et, puisqu’il n’a ni enfans ni neveux, qu’il institue donna Eugénie sa légataire universelle après sa mort. (À don Ambroise.) Cela vous arrange-t-il ?


Don Ambroise.

Vous ne me prenez rien, je suis content.


Le Chevalier.

Et vous, Madame, qu’en pensez-vous ?


Donna Eugénie

Je m’en rapporte aveuglément à la sagesse de vos décisions.


Le Chevalier.

Puisque vpus trouvez mes propositions honnêtes, daignez voir en moi le galant homme prêt à vous épouser, sans avoir, pour le moment, besoin de votre dot.


Le Comte.

Je puis faire cette offre comme vous. L’assurance d’avoir un jour cette dot, accrue au bénéfice des enfans, vaut bien l’avantage de la toucher pour le présent ; et la découverte du Chevalier n’a rien de si merveilleux, que je n’aie pu imaginer comme lui.


Le Chevalier[1] (au Comte.).

Le fameux Colomb découvrit l’Amérique. On ne manqua pas de dire ensuite que c’était la chose du monde la plus aisée. Le parallèle d’un œuf à faire tenir debout, suffit à ce grand homme pour couvrir de honte les ennemis de sa gloire ; et je vous dis, à vous, que l’honneur de la découverte m’appartient dans cette circonstance.


Don Ambroise.

Entre vous le débat, Messieurs. J’ai, ma vie durant, la jouissance assurée de mon bien.


Le Comte.

Madame est libre de prononcer.


Donna Eugénie

Comte, j’ai été jusqu’ici dans l’indifférence. Mais il y aurait de l’ingratitude de ma part envers le Chevalier, à profiter de ses conseils pour faire le bonheur d’un autre. C’est lui qui a trouvé le fil qui me tire du labyrinthe ; c’est à lui que la conquête appartient.


Le Chevalier.

Ô la plus sage, la plus accomplie des femmes !


Le Comte.

Que ce prétexte soit vrai ou faux, je dois respecter votre décision, et comme, en vous épousant, je n’eusse point souffert l’amitié du Chevalier pour vous, vous êtes bien sure, quand il devient votre époux, de ne me plus revoir.


Le Chevalier.

Je suis d’une humeur un peu moins triste que la vôtre. Tous les Cavaliers honnêtes pourront se présenter dans la société de mon épouse ; je vous proteste que ma confiance est entière en elle, et que votre mérite même ne me cause point de frayeur.


Don Ambroise.

Allons, seigneur Docteur, allons dresser un autre écrit, mais clair, expressif, de manière que je n’aie rien à craindre tant que je vivrai. Et vous, seigneur don Fernand, allez poursuivre à Mantoue le cours de vos études. Monsieur le Chevalier, le contrat une fois dressé, vous épouserez ma belle-fille ; et vous, monsieur le Comte, si tant de bonheur vous échappe, vous n’avez que ce que mérite un avare.



Fin de la Comédie.



  1. Des envieux soutenaient devant Colomb que rien n’était plus facile que ses découvertes. Sa réponse est célèbre. Il leur proposa de faire tenir un œuf debout ; et aucun n’ayant pu le faire, il cassa le bout de l’œuf et le fit tenir. Cela est bien aisé, dirent les assistans. Que ne vous en avisiez-vous donc ! répondit Colomb.