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H. Fournier Éditeur (p. 143-151).


À CHAQUE FOU
plait sa marotte.

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L orsque la mille et deuxième nuit fut venue, le sultan, après avoir fait grâce à Schéhérazade, ne manqua pas de lui demander un de ces contes que M. Galland devait si bien raconter quelques siècles plus tard.

— Soleil de mes jours, lune de mes nuits, glaive de justice, trésor de puissance, lui répondit la sultane dans ce style que nous avons tous admiré, je n’ai plus rien à t’apprendre, j’ai vidé mon sac.

Le sultan, mécontent de cette réponse, regretta de n’avoir pas fait couper le cou à Scheherazade ; il eut même un moment la velléité de se livrer à cette fantaisie pour se distraire ; il résista néanmoins à ce désir, en se répétant ces mots mémorables : Un sultan n’a que sa parole. Cette victoire remportée sur ses passions mérite d’être signalée, surtout chez un monarque aussi absolu que l’était Schahriar.

Cependant le sultan maigrissait à vue d’œil, et restait plongé dans une mélancolie profonde ; son nain favori, son fou qu’il aimait tant, ne pouvait parvenir à le distraire ; le malheureux fut même exilé de la cour. Les courtisans, forcés de maigrir comme leur maître et de feindre une désolation immense, résolurent de tirer leur souverain d’un état qui pouvait compromettre leur tempérament et affecter leur intelligence. Les ministres et les grands de la cour se réunirent en conseil ; on y appela la sultane Scheherazade, qui avait déjà réussi une fois à dissiper l’humeur noire de son époux, et dont la réputation de sagesse commençait à se répandre dans tout l’Orient.

Quand le conseil fut réuni autour d’une table recouverte d’un tapis vert, selon l’étiquette orientale, le visir prit la parole en ces termes :


Messieurs et chers collègues,

Ainsi qu’il convient à des sujets fidèles et dévoués, nous ne devons pas avoir de souci plus grand que le bonheur de notre maître. (Très-bien.) La santé, s’il faut en croire le poëte Ferdoussi, est la clef du bonheur ; (Assentiment.) l’ennui, dit le philosophe Al-Fharbi, est la pire des maladies. Notre maître s’ennuie, donc il est malade. (Sensation.) Si mes faibles lumières ne me font pas défaut, le problème que nous sommes appelés à résoudre est celui-ci : étant donné un prince qui s’ennuie, quels sont les moyens les plus propres à le guérir ?

Une voix. — C’est cela.

De tous côtés. — Très-bien ! très-bien !

Le visir. — Je ne vous dissimulerai point, Messieurs et chers collègues, que notre tâche est grave ; mais avec l’aide du Prophète, nous la remplirons courageusement, ne demandant d’autre récompense que celle d’avoir sauvé le prince et l’état. (Acclamations prolongées.)


Après ce speech, les membres du conseil prirent la parole à leur tour. L’un proposa d’engager Schahriar à apprendre à jouer aux échecs ; l’autre demanda qu’on lui achetât sept ou huit Circassiennes, et davantage s’il le fallait ; celui-ci voulait qu’on fît venir d’Europe des montreurs d’ours et des danseurs de polka ; celui-là offrait d’ouvrir un théâtre où l’on jouerait la comédie et le vaudeville ; aucun de ces moyens n’obtint la majorité.

Le visir, se tournant vers Scheherazade, lui dit alors :

— Madame, soyez assez bonne pour nous donner votre opinion.

— Volontiers, répondit la sultane, écoutez-moi avec la plus grande attention. Il y avait non loin de Bagdad une chaumière habitée par un pauvre bucheron. Un jour un calender vint frapper à la porte.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous supprimons le reste du conte, pour qu’on ne nous accuse pas d’avoir inventé une mille et deuxième nuit. Nous verrons bientôt quel fut le moyen de guérison que Scheherazade fit adopter grâces à son apologue.

Pendant que le conseil délibérait, Schahriar se disait, en lançant au ciel l’odorante fumée de son narghilé : J’ai promis à la sultane de respecter sa vie ; mais je n’ai fait aucune promesse de ce genre au visir, ni aux ministres, ni aux grands de la cour ; si je leur faisais trancher la tête pour me distraire ? Comme il ruminait en lui-même cette pensée, les ministres et les grands de la cour demandèrent à être admis auprès de Sa Hautesse. Schahriar les fit introduire. Le visir se prosterna la face contre terre, baisa six fois les babouches de son maître :

— Fils du Prophète, s’écria-t-il, cœur de lion, trône de splendeur, mer de magnificence…

— Assez ! assez ! interrompit Schahriar, que me voulez-vous ?

— Nous voulons, sublime sultan, chasser les nuages qui volent autour de ton front, ramener le sourire sur tes lèvres, et rendre la sérénité à ton auguste face. Nous avons découvert un moyen de te distraire.

— J’en ai trouvé un aussi ; si le vôtre n’est pas meilleur, je l’emploierai : je suis décidé à vous faire trancher la tête.

Un long frémissement parcourut l’assemblée. Le visir poursuivit son discours d’une voix entrecoupée. En supprimant les citations, les métaphores, les épithètes oiseuses, ce discours, qu’on a conservé dans les archives de la cour de Perse, remplirait encore cinq livraisons de cet ouvrage. Nous priverons nos lecteurs de ce morceau d’éloquence ; nous leur dirons seulement que Schahriar adopta le moyen de distraction qu’on lui proposait, ce qui valut à la Perse environ trente têtes de plus, sans compter celle du grand visir.

Ce moyen, dû à l’imagination fertile de Scheherazade, consistait à faire entreprendre un voyage au sultan dans le but de découvrir quel était l’homme le plus malheureux de son royaume ; la philanthropie, employée comme passe-temps, n’est pas une invention aussi moderne qu’on pourrait le croire.

Le premier jour de la lune de Cheval, Schahriar se mit en route déguisé en marchand arménien, n’emmenant avec lui que le grand-visir, également travesti en marchand. Vers la treizième heure du jour, qui correspond à celle où l’on dîne, le sultan, dont la marche et le grand air avaient aiguisé l’appétit, proposa à son compagnon de frapper à la première habitation et d’y demander l’hospitalité. Ils se trouvaient en face d’une chaumière d’assez mince apparence, et comme il n’y en avait pas d’autre dans tout le voisinage, ils furent obligés d’y entrer.

Assis sur un banc de bois, entouré d’alambics et de cornues, le maître de la maison s’aperçut à peine de la présence des voyageurs. Il attisait le feu d’un fourneau situé au milieu de la salle, et ne perdait pas de vue le récipient placé au-dessus du feu. Tout à coup les flammes s’éteignirent, un charbon noir remplaça le liquide qui bouillait ; l’homme poussa un grand cri, et se roula par terre en s’arrachant les cheveux.

— Qu’avez-vous, mon ami ? lui demanda Schahriar avec bonté.

— Seigneur marchand, répondit-il, vous voyez le plus malheureux des hommes. J’ai trouvé le moyen de faire de l’or. Pour me livrer aux expériences nécessaires, j’ai aliéné mon héritage, et ma femme est morte de chagrin. J’allais recueillir le prix de mes sacrifices ; mais l’argent me manquait pour entreprendre l’expérience décisive ; alors le démon m’a tenté, et j’ai vendu mon unique enfant à des marchands d’esclaves. Vous venez de voir échouer ma dernière espérance ; il ne me reste plus rien, pas même de quoi souper !

Schahriar ordonna au visir de prendre le nom du chercheur d’or, et, après l’avoir inscrit sur un calepin, ils sortirent. L’alchimiste se nommait Nadir.

— Voilà un homme bien malheureux ! dit le sultan.

— Très-malheureux ! répondit le visir.

En causant ainsi, ils rencontrèrent un vieillard qui venait de puiser de l’eau à la rivière ; il marchait péniblement, s’arrêtant à chaque instant pour déposer son vase et le reprendre ensuite. La vieillesse indigente excite la pitié des âmes généreuses : ce spectacle émut Schahriar, il voulut connaître l’histoire du vieillard.

— Je m’appelle Ghaour, dit l’homme à la cruche ; depuis cinquante ans je m’occupe de la nature des choses et de l’essence de l’âme. J’étais riche, et un incendie a dévoré tous mes biens ; je ne regrette ni mes palais, ni mes meubles, ni mon argenterie, mais seulement ma bibliothèque. La vérité est dans les livres, comme vous savez ; et pour en acheter je suis obligé de boire de l’eau, de manger des racines, et de me servir moi-même ; je ne puis m’empêcher parfois de me trouver bien malheureux.

Le visir nota le nom de Ghaour sur ses tablettes.

Des sanglots qui partaient d’un bois voisin guidèrent le sultan vers un pauvre paysan qui pleurait abondamment, assis au pied d’un arbre. Schahriar s’informa des causes de sa douleur.

— Hélas ! répondit le rustre, j’aimais Fathmé, la plus belle fille du village ; en l’épousant je lui ai fait donation de mes biens ; maintenant qu’elle n’a plus rien à attendre de moi, elle me bat, elle me chasse de la maison pour faire chère lie avec d’autres, et quand je veux me plaindre on me rit au nez ; tout le monde se moque du pauvre Ferruch !

Le nom de Ferruch prit place à côté de ceux de Nadir et de Ghaour. En sortant du bois, ils virent s’avancer vers eux un individu déguenillé qui marchait en tournoyant sur lui-même avec une rapidité effrayante ; on eût dit un tourbillon vivant. Schahriar l’appelait en vain depuis plusieurs minutes ; l’individu ne se serait point arrêté, si un obstacle qu’il n’apercevait pas au milieu du chemin ne lui eût fait faire une cabriole dans la poussière.

— Pourquoi tournez-vous ainsi sur vous-même d’une façon si bizarre ? lui demanda Schahriar, en l’aidant à se relever.

— C’est ma manière de voyager. Je suis le derviche Ahmet, et pour une faute que j’ai commise on m’a condamné à aller ainsi jusqu’à la grande mosquée d’Ispahan. J’ai encore quinze jours de marche ; laissez-moi partir, car si je n’arrive pas à l’époque fixée, je suis perdu !

Ahmet reprit sa course, en laissant le sultan et le visir aussi surpris qu’affligés d’une telle infortune.

Nous ne parlerons pas des autres malheureux que rencontrèrent nos voyageurs philanthropes. Schahriar, embarrassé pour décerner le prix du malheur, résolut de les réunir à sa cour, de les interroger séparément, afin de prononcer avec connaissance de cause. Le sultan rentra dans Bagdad, et son premier soin fut de donner des ordres pour faire arrêter Ahmet partout où il tourbillonnerait.

Au jour fixé pour l’épreuve, Schahriar, entouré de toute sa cour, ayant à son côté Scheherazade, ordonna qu’on fît entrer successivement les malheureux qu’il avait découverts dans sa tournée. Aucun d’eux ne répondit à l’appel. Nadir avait vendu sa cabane, et sûr de réussir avec cet argent, les plaisirs de la cour ne pouvaient tenter un homme qui allait faire de l’or. Ghaour, sur le point de découvrir l’essence de l’âme, n’avait pas le temps d’interrompre ses méditations. Ferruch avait pardonné à sa femme ; il l’aimait trop pour la quitter un seul instant. Ahmet, saisi au passage, s’était échappé des mains des gardes, disant qu’il aimait mieux mourir que de renoncer à un pélerinage qui devait lui assurer le ciel. Les autres malheureux mirent en avant des prétextes semblables pour ne pas renoncer à leur malheur.

Schahriar commençait à trouver que pour se distraire il aurait mieux valu faire couper la tête au visir, aux ministres et aux grands de la cour, lorsque Scheherazade se tourna vers lui, et lui dit avec cette voix douce que les poëtes lauréats de Bagdad comparaient au murmure d’une fontaine :

— Prince, que ceci vous serve de leçon ; il n’y a de malheureux que ceux qui n’ont pas de désirs : alchimie, philosophie, amour, dévotion, tout ce qui remplit le cœur contribue à la félicité.

— Ces gens-là ne se trouvent pas malheureux, reprit Schahriar au comble de l’étonnement ; mais ils sont fous !

— À CHAQUE FOU PLAIT SA MAROTTE ! s’écria un petit homme contrefait qui s’était glissé au milieu des courtisans ; rends-moi la mienne, si tu veux que je vive.

En même temps, le nain favori se jeta aux pieds du sultan. Schahriar réfléchit pendant quelques instants ; puis il daigna sourire à toute la cour. Il faut, dit-il, une passion à l’homme ; j’ai déjà choisi la mienne. Un témoin oculaire de cette histoire raconte qu’en prononçant ces mots, il regarda tendrement la sultane.