« Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1882 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
Balise : Éditeur de wikicode 2017
Ligne 2 : Ligne 2 :
{{c|[[Revue des Deux Mondes-Chronique de la quinzaine|''Retour à la liste'']]}}
{{c|[[Revue des Deux Mondes-Chronique de la quinzaine|''Retour à la liste'']]}}


<pages index="Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu" from=951 to=961 tosection=s1 header=1 auteur="[[Auteur:Charles de Mazade|CH. DE MAZADE]]" prev="[[Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1882|30 novembre 1882]]" next="[[Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1882|31 décembre 1882]]" />
<pages index="Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu" from=951 to=961 tosection=s1 header=1 auteur="[[Auteur:Charles de Mazade|Charles de MAZADE]]" prev="[[Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1882|30 novembre 1882]]" next="[[Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1882|31 décembre 1882]]" />





Version du 4 avril 2017 à 17:58

Chronique no 1216
14 décembre 1882


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre.

Depuis quelque temps, on ne peut se le dissimuler, la France a le privilège d’être redevenue d’une manière toute particulière un objet de curiosité en Europe. Elle offre d’inépuisables alimens aux polémiques de toutes les capitales, aux correspondances des journaux, aux conversations des politiques. Il est certain que si on ne s’intéresse pas beaucoup à notre pays, on ne cesse de parler de lui, de ses crises intérieures, de ses désarrois financiers ou de ses déboires diplomatiques, et il est assez de mode parmi les étrangers de nous traiter légèrement, souvent avec ironie, parfois avec quelque pitié pour nos misères. On se plaît à représenter la France tantôt comme une nation qui s’affaisse dans une irrémédiable impuissance, dont il n’y a plus rien à craindre, tantôt comme un foyer d’anarchie qu’il est bon de surveiller, dont il faut se garder. Les développemens peuvent être variés, le thème est assez uniforme, et dans tous les commentaires peu bienveillans qui courent l’Europe, s’il peut y avoir quelque apparence de vérité, il y a certes encore plus de frivolité et d’exagération.

Oui, sans doute, on le sait assez, nous n’avons pas besoin qu’on nous le répète, les affaires de la France ne sont pas depuis quelque temps dans un brillant état. Notre pays, sans l’avoir mérité, est la victime d’une politique d’imprévoyance qui lui attire aujourd’hui de cruels mécomptes dans sa diplomatie, dans ses finances, dans toute sa vie intérieure, et une des plus pénibles conséquences de cette politique est justement d’exposer la France à ces jugemens dédaigneux qu’on répand sur elle en Europe ; mais enfin il faut rester dans le vrai. S’il y a des sévérités que nous pouvons nous permettre entre Français, que nous pouvons même exagérer au risque de donner des armes à tous nos ennemis, est-ce que ces étrangers qui le prennent de si haut avec notre pays ont bien le droit d’être si fiers d’eux-mêmes et de se montrer si exigeans ? S’il y a des médiocrités dans nos assemblées et dans nos ministères, est-ce que les hommes de génie sont si nombreux dans les capitales de l’Europe, dans les parlemens et les cabinets étrangers ? Si la France a ses difficultés, ses luttes intimes, ses conflits de partis, ses agitations stériles, est-ce que les autres nations peuvent se flatter de vivre dans une si complète sécurité, de rester indéfiniment à l’abri des commotions intestines, même des révolutions ? Toutes les nations en sont aujourd’hui à mener une vie laborieuse, et ont leurs embarras, leurs maladies. L’Allemagne elle-même, la puissante Allemagne, a eu beau avoir des victoires qui ont comblé son orgueil, elle n’est pas moins travaillée par des sectes révolutionnaires qui ont plus d’une fois menacé les jours des victorieux et contre lesquelles on est réduit à s’armer des ressources du grand ou du petit état de siège. La Russie vit dans de si étranges conditions que son souverain, monté au trône à la suite d’un effroyable attentat, paraît à peine à Saint-Pétersbourg, hésite encore à se faire couronner à Moscou, et c’est maintenant du Nord que nous viennent les plus merveilleuses inventions de l’anarchie. L’Autriche a ses conflits de races qui, un jour ou l’autre, peuvent se raviver et menacer l’empire. L’Italie, ce nous semble, n’a pas eu de tels succès, elle ne jouit pas de telles prospérités et n’est pas tellement à l’abri des propagandes révolutionnaires qu’elle puisse regarder les autres du haut de sa sécurité. L’Angleterre enfin, jusque dans sa puissance, a l’immortelle plaie de l’Irlande et ces meurtres agraires qui recommencent sans cesse. Les choses sont ainsi, en définitive, pour tout le monde, et c’est bien de la bonté de la part des étrangers d’oublier si généreusement leurs propres affaires pour ne s’occuper que de nous et de nos embarras, pour nous plaindre de ce qu’un député allemand, M. de Bennigsen, appelait, il n’y a que peu de jours, une « situation peu séduisante. »

La vérité est, n’en déplaise à ceux qui nous censurent et ne seraient pas fâchés de croire à un irréparable déclin, que la France est peut-être encore la nation de l’Europe la moins atteinte dans l’essence de sa vie sociale, de sa constitution nationale. Elle est la moins atteinte ou la moins menacée en ce sens que le mal dont elle souffre, qui est réel sans doute, mais qu’on exagère assez souvent, est d’une nature particulière. Le mal, il n’est pas dans la masse nationale elle-même, dans cette France vivace qui a traversé sans faiblir et sans périr, sans reculer devant les sacrifices, les plus terribles épreuves, qui, même à l’heure qu’il est, reste toujours laborieuse, économe, paisible, étrangère aux agitations et aux excitations des partis. Non, le mal n’est pas, jusqu’ici du moins, dans cette masse française préservée par le travail ; il n’est, pour le moment encore, que dans ceux qui la représentent et la gouvernent, qui sont chargés de la conduire et la conduisent médiocrement, dans ceux qui abusent de ses finances, qui, au lieu de s’attacher à des réformes sérieuses dont on parle toujours, font ce qu’ils peuvent pour violenter les consciences, pour mettre le désordre dans l’armée, dans la magistrature, dans les lois, dans les institutions. C’est toujours un danger, et des plus graves sans doute, que le mal soit là, dans ce monde officiel, qui, en définitive, est censé représenter la France aux yeux de l’Europe et qui, en certains momens, peut disposer du pays ; mais enfin il n’est que là, et, pour le guérir, il n’y aurait, en vérité, ni une révolution à accomplir ni les institutions à renouveler. Il n’y aurait tout simplement qu’à reconnaître sans faiblesse les causes de cette situation troublée sur laquelle l’Europe se méprend si souvent, qui fatigue l’opinion, et à changer de conduite, à revenir au bon sens, à attester la volonté de redresser la direction de la politique dans les affaires financières comme dans les affaires morales de la France.

C’est après tout la vraie question qui se débat depuis quelques mois, et cette question d’un changement nécessaire de politique ou de conduite, on aurait beau vouloir l’éluder, elle revient sans cesse, sous toutes les formes. Elle s’agitait ces jours derniers encore dans la discussion qui a recommencé sur cet éternel budget ordinaire et extraordinaire dont on ne peut venir à bout. Que les finances aient pris depuis quelque temps une importance particulière dans les préoccupations publiques, c’est assez simple, parce qu’ici tout se traduit en chiffres et on se trouve bientôt en face des conséquences précises, inexorables d’une fausse direction. C’est ce qui arrive, et maintenant on chercherait vainement à se faire illusion en renouvelant l’art de grouper les chiffres, en usant de toute sorte d’euphémismes : le déficit est toujours le déficit ; le développement démesuré des dépenses est un fait ; le gaspillage des ressources publiques est un autre fait tristement évident qui apparaît de toutes parts, M. le ministre des finances, en ouvrant cette discussion récente sur le budget extraordinaire par un exposé de ce qu’il a appelé le système financier et économique du gouvernement, a tenu sans doute à ne pas laisser prononcer trop haut le mot de déficit, à ne pas paraître alarmant ; il a voulu, lui aussi, montrer un certain optimisme et garder une bonne contenance. Il a fait tout cela cependant, il faut le dire, en brave homme, sans voiler la vérité, sans déguiser même la gravité de la situation. Il n’a point hésité à reconnaître que, depuis quelques années, on s’est laissé aller beaucoup trop complaisamment à une augmentation incessante de dépenses, sans s’apercevoir qu’à un certain moment, l’augmentation des recettes n’avait plus marché du même pas. Il n’a fait aucune difficulté de convenir qu’on avait trop multiplié les travaux de tout genre, qu’on s’était lancé dans l’inconnu, qu’il y avait là une « tendance mauvaise, » et que le moment était venu « de réfléchir, » de s’arrêter, de mettre un frein au déchaînement des crédits imprévus. M. le ministre des finances ne pouvait certes parler plus honnêtement, et si quelque chose est de nature à rendre plus saisissante la nécessité d’une sagesse sévère, méthodique, c’est le système qui a été suivi jusqu’ici, qui a conduit à la situation où l’on se trouve aujourd’hui.

On ne peut, en effet, imaginer rien de plus étrange, de plus caractéristique que la manière dont se sont trouvés engagés tant de travaux, tant d’entreprises, qui retombent maintenant de tout le poids de sommes colossales sur les finances, sur le crédit public. Exemple : il y a quatre ans à peu près, M. de Freycinet proposait ce fameux plan qui embrassait tout un ensemble de travaux, chemins de fer, canaux, réparations de ports, et qui devait coûter quatre milliards. Quatre milliards, c’était certes déjà beaucoup dans la situation de la France, au lendemain des rançons de la guerre, et les hommes de quelque prévoyance sentaient bien le danger ; ce n’était rien encore cependant. À peine voté, le budget des grands travaux et de l’imprévu s’est développé de toute façon. Tout le monde s’est jeté sur l’opulent butin, toutes les influences locales et électorales se sont déployées ; chacun a voulu avoir son chemin de fer, surtout à la veille des dernières élections. Les lignes se sont multipliées, les travaux ont été engagés sur une foule de points à la fois, sans esprit d’ensemble ni de suite, uniquement pour satisfaire des intérêts ou pour capter la popularité, et en peu de temps toutes les prévisions ont été dépassées. Ce n’est plus maintenant 4 milliards qu’il faudra, si l’on veut aller jusqu’au bout, c’est 9 milliards, peut-être plus, on ne le sait pas au juste, tant on a procédé avec prévoyance ! Autre exemple : les dépenses de l’enseignement primaire ont pris depuis quelques années une importance fort légitime, sans doute, en principe, mais qui commence à devenir singulièrement démesurée. On a créé, toujours en 1878, une « caisse des écoles » destinée à aider les communes par des subventions, par des prêts, pour la construction de leurs maisons d’enseignement. Cette caisse a été dotée d’un fonds de 220 millions, qui devait être dépensé en sept ans, à partir de 1881. Or les 220 millions sont déjà épuisés ; le gouvernement a demandé un premier supplément de 120 millions, et il n’y a que peu de jours M. le ministre de l’instruction publique avouait à la commission du budget qu’on ne s’en tirerait pas à moins de 700 millions, qui s’élèveront peut-être à 1,200, à 1,500 millions avec les procédés en usage. On s’est livré à un véritable gaspillage des ressources de l’état aussi bien que des ressources des communes, et M. le ministre des finances faisait l’autre jour le mélancolique aveu que, d’après tout ce qui lui revenait, on dépensait pour les écoles « des sommes infiniment supérieures à celles qui sont absolument nécessaires. »

C’est l’imprévoyance érigée en système, introduite dans le gouvernement des finances publiques et c’est ainsi que, par toutes les voies, on arrive à cette situation d’aujourd’hui qui peut se résumer en quelques mots. Le déficit est dans le budget ordinaire de 1882, on en convient, et il sera, malgré tout, on peut le craindre, dans le budget ordinaire de 1883. Pour le budget extraordinaire, même en se défendant de nouvelles entreprises ou en ralentissant les travaux engagés, il n’y a pas d’autre moyen, à ce qu’il paraît, que de recourir à la dette flottante, qui est déjà démesurément surchargée, qui atteint 2 milliards, de sorte que tous les ressorts sont tendus et presque violentés à la fois. Après cela, qu’on s’efforce de nous rassurer, qu’on nous répète sans cesse que rien n’est en péril, que c’est tout au plus un moment difficile à passer, que le pays garde d’inépuisables ressources de travail et d’industrie, c’est vrai, sans doute, jusqu’à un certain point. C’est vrai, en ce sens que la France reste toujours la France, qu’elle a assez de vigueur native pour tenir tête à des difficultés réelles, même pour réparer les erreurs dont elle souffre ; mais, ce qui n’est pas moins vrai, c’est que, depuis quelques années, elle a été mal gouvernée, et lorsque M. le ministre des finances assure qu’il y a lieu de réfléchir, lorsque M. le rapporteur du budget dit que ce qui se passe aujourd’hui est un avertissement, ces paroles n’auraient aucun sens si elles ne signifiaient qu’il faut changer de conduite dans la politique comme dans les finances. Il faut en finir avec les jactances de parti, avec les passions agitatrices, avec tout ce qui a jeté le trouble dans le gouvernement moral comme dans l’administration économique du pays. Il faut se décider enfin, si l’on veut compter sur l’avenir du régime qu’on défend, à faire la république pour la France, non une France pour certains républicains, et c’est la meilleure manière de répondre aux dénigremens, aux frivolités ou aux dédains des critiques étrangers qui se chargent si généreusement de faire notre réputation en Europe.

Il y a aujourd’hui de tels désordres d’idées, de telles confusions d’esprit que tout semble interverti, qu’il ne reste plus aucun sentiment de la vérité et de la mesure dans le jugement des choses et des hommes. Parce qu’on a la majorité, on se croit tout permis. On dispose du budget, des faveurs de l’état, des hommes publics dans des vues et des intérêts de parti ; on élève des statues à des inconnus, on crée de faux grands hommes, on barbouille les plaques de coins de rues et de boulevards du nom de quelque vieux factieux, sans discernement et sans choix. L’étiquette républicaine, on le croit du moins, est un titre universel et supplée à toutes les illustrations. On finit par créer un panthéon assez vulgaire.

Un homme qui a eu une renommée retentissante de tribun et qui a été mêlé un moment à une des crises les plus graves d’autrefois, M. Louis Blanc, vient de mourir ; il s’est éteint doucement, simplement dans une ville du Midi, d’où il a été ramené à Paris. Aussitôt le gouvernement s’est empressé de demander aux chambres un crédit pour faire au mort d’hier des funérailles au nom de l’état, et le conseil municipal de Paris, qui ne laisse jamais passer une occasion d’intervenir à sa façon, s’est hâté d’émettre le vœu que la rue Royale prît désormais le nom du théoricien de l’organisation du travail : c’est aller un peu vite dans l’apothéose ! M. Louis Blanc a été, sans nul doute, un homme d’un esprit éminent qui, depuis longtemps, s’est fait estimer par la dignité de sa vie, par le désintéressement de son caractère ; mais enfin, quel rapport y a-t-il entre ce qu’a été M. Louis Blanc et ces hommages publics, officiels qui lui sont rendus ? De tels honneurs sont d’ordinaire réservés à des hommes qui ont illustré le pays par une carrière remplie de grandes actions, par des services éclatans ou par une gloire exceptionnelle dans les sciences, dans les lettres. Sérieusement, quels éclatans services M. Louis Blanc a-t-il rendus à la France ? Est-ce par son rôle public, est-ce par ses opinions qu’il a servi le pays ? Il a commencé sa carrière par un livre qui, sous le nom d’Histoire de dix ans, n’était qu’un ardent et habile pamphlet sur la monarchie de juillet. Porté par une révolution au gouvernement provisoire de 1848, il était pendant trois mois l’orateur du socialisme au Luxembourg, et par ses propagandes, par ses excitations, il contribuait sans le vouloir, imprudemment, mais réellement, à allumer les passions qui allaient livrer la redoutable et sanglante bataille de juin. C’est une fatalité qui a pesé sur lui. Condamné par la république même de 1848, bien avant l’empire, à un exil qu’il a supporté avec honneur pendant vingt ans, il n’est revenu en France, après le 4 septembre 1870, que pour se retrouver bientôt un peu dépaysé dans un mouvement tout nouveau, assez différent de celui de 1848. Il est resté toujours dans les assemblées un orateur correct et brillant, fidèle à un vieil idéal de république unitaire gouvernée par une convention ; il a eu, par le fait, peu d’influence même dans son parti, si bien qu’on peut se demander à quel moment et en quoi il a servi cette république nouvelle, pour laquelle il n’a été, en fin de compte, qu’une sorte d’ancêtre respecté et peu écouté. S’il eût été écouté, il aurait eu probablement une aussi triste fortune qu’en 1848, et, avant tout, il aurait sûrement contribué à empêcher la république de s’établir.

Le politique, chez M. Louis Blanc, a toujours été parfaitement chimérique avec ses idées révolutionnaires et socialistes. L’écrivain seul a des dons éminens qu’on ne peut méconnaître, et, par une singularité curieuse, l’écrivain, chez M. Louis Blanc, n’a jamais été plus brillant que lorsque, dépouillant le sophiste, il est resté lui-même. Son meilleur ouvrage est cette série de Lettres qu’il écrivait de l’exil et où il racontait, pour ainsi dire jour par jour, l’Angleterre à la France. Ce sont ces lettres qu’il a recueillies depuis sous le titre de : Dix Ans de l’histoire d’Angleterre. Là, dans cette retraite de Londres, loin des obsessions de la politique de parti et des tentations socialistes, il se retrouvait avec un esprit plus dégagé ; il n’était plus qu’un observateur pénétrant et fin, décrivant les institutions, les mœurs, les anomalies anglaises ; prenant prétexte d’un incident imprévu, de la mort d’un homme, d’une cérémonie nationale, d’un procès ; finissant par comprendre ou par avoir l’air de comprendre comment, dans une vieille et forte société, les traditions se concilient avec les libertés les plus étendues, avec les plus sérieux progrès. M. Louis Blanc racontait avec une humeur libre et un esprit vif cette histoire de tous les jours, une courte d’Epsom ou le banquet du lord-maire, une visite au Jardin de Shakspeare ou la mort du prince Albert. À parler franchement, ces pages sont plus intéressantes et même plus philosophiques que toutes les transfigurations de la révolution française, et que toutes les déclamations socialistes sur l’organisation du travail. Qu’on rende justice à l’écrivain et à ses qualités, rien certes de plus simple ; mais où était la nécessité de se prêtera des manifestations disproportionnées, de paraître confondre dans une sorte d’apothéose officielle l’homme de talent et le politique qui dans sa vie publique ne représente et n’a jamais représenté que les idées, les préjugés, les fanatismes révolutionnaires ? C’était évidemment dépasser le but par un faux calcul, par faiblesse pour des passions qui ne se sont même pas tenues pour satisfaites, qui, à ce qu’il semble, n’ont pu pardonner encore à M. Louis Blanc de s’être arrêté en chemin, de ne point être venu se jeter dans la fournaise de la commune en 1871. Aujourd’hui, ces funérailles plus ou moins officielles sont accomplies, et M. Louis Blanc reste pour tous ce qu’il a été, un homme qui avait trop de talent pour traîner dans les factions vulgaires, qui n’avait pis la raison assez forte pour s’élever au-dessus des vaines et décevantes tentations d’une fausse popularité.

L’Europe est, pour le moment, assez calme. Elle ne s’occupe guère ni des voyages de M. de Giers à Berlin, à Rome ou à Vienne, ni des tentatives pour former des alliances nouvelles, ni des négociations pour réunir une conférence au sujet de la crise égyptienne ; elle est à peine détournée de sa quiétude par les mystérieuses révolutions ministérielles qui se déroulent à Constantinople ou par la condamnation et l’exil d’Arabi, qui, à l’imitation de Napoléon, fait appel à la générosité britannique. Les questions générales, celles qui ont intéressé, qui peuvent intéresser encore tous les cabinets, semblent provisoirement suspendues ou assoupies. Les parlemens européens, récemment réunis, sont cependant à l’œuvre ; ils discutent leurs affaires intérieures, et tandis qu’à Rome les premières séances des chambres paraissent créer une situation singulièrement favorable au ministère ou, si l’on veut, au président du conseil. M. Depretis, le chancelier de Berlin, vient, de son côté, d’avoir un mécompte de plus avec son parlement allemand. M. de Bismarck, entre bien d’autres projets sur toue sorte de questions économiques et financières, a particulièrement, depuis quelques années, une idée à laquelle il tient. Il voudrait, dans l’intérêt de la liberté du gouvernement, obtenir du Reichstag le vote du budget pour deux ans. Malheureusement la constitution de l’empire n’a point prévu le cas et n’autorise pas cette combinaison prévoyante qui, au besoin, dispenserait de réunir tous les ans le parlement ; mais qu’à cela ne tienne, M. de Bismarck ne demande pas mieux que de réviser ou interpréter le pacte fédéral. Il a déjà essayé plusieurs fois d’y arriver, et, à la vérité, il n’a point réussi, il a toujours rencontré une opposition décidée. Que faire à cela ? Puisque le chancelier n’a point réussi en attaquant de front la difficulté, il a espéré être plus heureux en la tournant ; il a récemment imaginé une combinaison ingénieuse qui consisterait à faire voter parle Reichstag les deux budgets de 1883-1884 et 1884-1885 simultanément ; les deux budgets étaient distincts, les deux votes devaient se succéder dans cette session même. L’expédient était curieux ; il n’a point eu malheureusement plus de succès que toutes les tentatives précédentes. Le Reichstag, qui n’a pas déjà des droits trop étendus, a refusé de livrer cette dernière prérogative financière et, à une immense majorité il vient de repousser la proposition du chancelier. Les choses en sont là, de sorte que voilà M. de Bismarck, obligé encore une fois de se mettre à la recherche de quelque combinaison nouvelle. À vrai dire, le terrible chancelier a bien des combinaisons à chercher pour arriver à se mettre d’accord avec son parlement ou ses parlemens à l’occasion de tous les projets qu’il leur propose sur les impôts, sur les assurances, sur les monopoles financiers, et qui ne paraissent pas jusqu’ici avoir la faveur parlementaire. M. de Bismarck finira-t-il par réussir ? C’est dans tous les cas un curieux spectacle que celui de ce puissant homme sans cesse aux prises avec des difficultés qu’il crée lui-même et qu’il ne sait comment résoudre.

Des difficultés, il y en a pour les plus grands états, il y en a aussi pour les petits, et dans les pays entièrement libres où il n’y a pas un chancelier pour dicter sa volonté, pour dominer toutes les volontés trop résistantes, ces difficultés ont une solution naturelle : un vote en décide. Un événement ou un incident singulier qui s’est terminé par un vote populaire, par un plébiscite, vient de se passer en Suisse, et comme la Suisse est un pays de république, de démocratie, de suffrage universel, l’incident a son intérêt pour ceux qui vivent sous les mêmes institutions. Il peut surtout être un avertissement pour ceux qui, sous prétexte qu’ils sont les représentans privilégiés de la république, de la démocratie, sont tentés d’abuser d’une victoire d’un moment.

La Suisse est aujourd’hui le seul pays de 1 Europe où le plébiscite soit un droit, un usage consacré par la constitution, et ce droit de plébiscite ne s’exerce pas seulement dans des circonstances graves, exceptionnelles, par exemple pour la révision ou l’interprétation du pacte fédéral ; il peut aussi s’exercer à l’égard de toutes les mesures législatives susceptibles d’être déférées à la sanction directe de la nation. Il suffit que l’appel au peuple soit réclamé dans un délai déterminé par 30,000 électeurs ou par huit cantons de la fédération. C’est précisément ce qui vient d’arriver dans des conditions significatives où une menace de prépotence abusive du radicalisme qui est depuis longtemps au pouvoir a rencontré la résistance décidée du sentiment populaire, de l’esprit cantonal qui s’est manifesté avec éclat. De quoi s’agissait-il donc ? Au premier aspect, la question semblait bien peu importante, puisqu’elle se réduisait à savoir s’il y aurait un simple fonctionnaire fédéral de plus aux modestes appointemens de 6,000 francs ; au fond, sous une apparence presque insignifiante, elle touchait à un sentiment toujours vif en Suisse. La constitution helvétique, telle qu’elle existe depuis la révision de 1874, a établi en principe l’obligation et la gratuité de l’enseignement primaire en même temps qu’elle a consacré la neutralité religieuse des écoles. D’après l’article constitutionnel, le gouvernement de la confédération est autorisé à prendre les mesures nécessaires pour veiller à l’application du principe, et d’un autre côté les cantons restent chargés de tout ce qui intéresse l’organisation et le développement de l’enseignement primaire. Ce sont les deux droits toujours en présence en Suisse. Que s’est-il passé réellement ? Quelques-uns des cantons, dans le sentiment de leur souveraineté, ont-ils interprété et appliqué le principe constitutionnel à leur manière, selon leurs idées et selon leurs mœurs, en adoucissant quelques-unes des prescriptions obligatoires ou en maintenant un élément religieux dans les écoles ? Toujours est-il que les radicaux qui règnent dans les conseils de la confédération n’ont pas tardé à vouloir interpréter à leur tour la constitution pour ressaisir et centraliser la direction de l’enseignement. Le chef du département de l’intérieur, M. Schenk, n’a pas caché son intention de proposer des lois nouvelles leur assurer plus strictement l’obligation et pour bannir définitivement tout élément confessionnel des écoles. Mais avant tout, par un arrêté qui date de quelques mois, du ik juin de cette année, l’assemblée fédérale a voulu procéder à une enquête « au sujet de la situation des écoles dans les cantons, » et elle a adjoint au département de l’intérieur chargé de ce service un nouveau fonctionnaire, un secrétaire, une sorte de directeur de l’instruction publique de la confédération. C’est là précisément que la question s’est envenimée et a pris une gravité singulière.

Cette création d’un secrétaire ou ministre de l’instruction publique, en effet, est apparue aussitôt comme une tentative usurpatrice de l’esprit de centralisation, et elle a rencontré une opposition ardente non-seulement parmi ceux qui veulent garder la liberté de maintenir un certain caractère religieux dans l’enseignement, mais encore parmi les partisans de l’autonomie cantonale. L’agitation n’a fait que grandir en se propageant dans toute la Suisse, et bientôt le recours au plébiscite a obtenu près de deux cent mille signatures au lieu des trente mille exigées par la constitution. Dès lors la lutte était engagée dans le pays tout entier, et elle a été des plus vives. Vainement les radicaux, s’apercevant un peu tard de leur imprudence, ont essayé d’atténuer la portée de leur création et de leurs intentions ; vainement aussi ils ont usé dans la lutte de tous les moyens d’influence administrative ou personnelle dont ils peuvent disposer. Le mouvement était trop prononcé, trop spontané et trop vif pour être aisément détourné, et lorsque le scrutin s’est ouvert, aux derniers jours de novembre, l’arrêté fédéral du 14 juin soumis au vote populaire a été repoussé à une majorité de près de 150,000 voix ; il n’a obtenu quelque petit avantage que dans trois cantons et demi, Soleure, Thurgovie, Neufchâtel, Bâle-Ville. Les plus grands cantons, Berne, Zurich, Genève, ont voté contre l’arrêté. La victoire de l’autonomie est complète : la défaite de l’esprit de centralisation est éclatante, et au premier abord il semblerait que le crédit des radicaux qui sont au pouvoir dût en être ébranlé ; mais ceux-ci ont déjà pris leur parti, et, à la récente réunion des chambres suisses, les présidens des deux assemblées se sont hâtés de déclarer que le peuple avait parlé, qu’il fallait s’incliner, qu’il n’y avait plus pour les chambres qu’à s’efforcer de « rétablir le contact qu’elles ont perdu avec la nation. » Rien de mieux ; c’est la mobilité pratique de cet épisode, et elle est à l’usage des radicaux de tous les pays qui se figurent qu’ils peuvent impunément et indéfiniment se livrer à leurs fantaisies sans tenir compte des croyances, des traditions, des sentimens intimes d’une nation.

Le parlement espagnol vient de se rouvrir à son tour, comme la plupart des parlemens européens, et si les circonstances dans lesquelles il reprend ses travaux n’ont rien d’éclatant, elles ne laissent pas d’offrir un certain intérêt. Cette session annuelle piquait même d’avance la curiosité, et elle était attendue d’autant plus impatiemment à Madrid qu’on se demandait quelle figure allait faire le ministère de M. Sagasta en face de l’opposition nouvelle qui travaille à s’organiser depuis quelques mois. Au point de vue parlementaire, la question a été bientôt tranchée ; elle a été résolue dès les premiers jours par l’élection à la présidence du congrès de M. Posada Herrera, candidat ministériel. M. Posada Herrera l’a emporté sans grand effort sur son concurrent, le général Lopez Dominguez, qui est le propre neveu du général Serrano, chef de l’opposition nouvelle ; mais ce n’est là évidemment qu’une escarmouche de scrutin qui ne peut avoir une signification bien décisive. La vraie question est de savoir quelle sera l’attitude, la politique du ministère au milieu des partis, en face d’adversaires qui le pressent de toutes parts et dont quelques-uns ne sont pas suis importance. Le principal de ces adversaires, on le sait, est aujourd’hui le général Serrano en personne qui, après sept ou huit années de retraite, s’est mis en tête de rentrer en campagne. Depuis quelques mois, aidé de ses amis, il s’emploie à refaire un parti, ce qu’il appelle une opposition dynastique, avec des dissidens de la majorité, avec des démocrates monarchistes, et même avec quelques républicains qui ne refusent pas de se rallier à lui. Il n’a pas réussi dans toutes ses avances aux divers partis qui divisent l’Espagne ; il est du moins arrivé à se créer un certain bataillon d’adhérens, une apparence de force parlementaire. Qu’en fera-t-il ? Il est clair que ce parti nouveau est l’incohérence même, et de plus le général Serrano rentre dans la politique sous un drapeau singulièrement compromis. Il n’a ni plus ni moins que la prétention de relever la constitution de 1869 qui a déjà perdu la royauté d’Amédée ; il offre en d’autres termes à l’Espagne de recommencer les révolutions, et au roi Alphonse XII de se rouvrir le chemin de l’exil par les procédés qui ont conduit le roi Amédée à l’infaillible, dénoûment. Évidemment le ministère n’a qu’à attendre cette opposition avec son chef, en restant lui-même sur le terrain libéral et constitutionnel, où il s’est placé, où l’Espagne peut trouver, avec la garantie d’un ordre intérieur assuré, la possibilité de tous les progrès.


CH. DE MAZADE.


LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

La liquidation de fin novembre n’a pas rendu au marché ce qui lui fait de plus en plus défaut, la confiance. Les conditions de report ont été des plus douces, les ressources très abondantes ; mais la liquidation était à peine terminée que les cours ont recommencé à fléchir. On dirait que la seule préoccupation des rares spéculateurs restés sur la brèche soit de se dégager peu à peu des positions qu’ils ont pu conserver envers et contre tous événemens.

La baisse n’a pas tardé à s’arrêter, et depuis le commencement de la première quinzaine de décembre, les cours, après une très légère velléité de reprise frappée d’insuccès, se sont tenus dans une immobilité à peu près complète. La tendance est plutôt encore à la réaction, mais les mouvemens brusques et violens ne sont plus de saison.