« Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Articles sur l’émancipation des esclaves » : différence entre les versions

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Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 265-298).


DE


L’ÉMANCIPATION DES ESCLAVES[1]




PREMIER ARTICLE[2]


Nous sommes souvent injustes envers notre temps. Nos pères ont vu des choses si extraordinaires que, mises en regard de leurs œuvres, toutes les œuvres de nos contemporains semblent communes. Le monde de nos jours offre cependant quelques grands spectacles qui étonneraient nos regards s’ils n’étaient pas fatigués et distraits.

Je suppose qu’il y a soixante ans, la première des nations maritimes et coloniales du globe eût tout à coup déclaré que l’esclavage allait disparaître de ses vastes domaines, que de cris de surprise et d’admiration se seraient élevés de toutes parts ! Avec quelle curiosité inquiète et passionnée l’Europe civilisée eût suivi des yeux le développement de cette immense entreprise ! De combien de craintes et d’espérances eussent été remplis tous les cœurs !

Cette œuvre hardie et singulière vient d’être entreprise et achevée devant nous. Nous avons vu, ce qui était absolument sans exemple dans l’histoire, la servitude abolie, non par l’effort désespéré de l’esclave, mais par la volonté éclairée du maître ; non pas graduellement, lentement, à travers ces transformations successives qui, par le servage de la glèbe, conduisaient insensiblement vers la liberté ; non par l’effet successif des mœurs modifiées par les croyances, mais complètement et en un instant, près d’un million d’hommes sont passés à la fois de l’extrême servitude à l’entière indépendance, ou, pour mieux dire, de la mort à la vie. Ce que le christianisme lui-même n’avait fait qu’en un grand nombre de siècles, peu d’années ont suffi pour l’accomplir. Ouvrez les annales de tous les peuples, et je doute que vous trouviez rien de plus extraordinaire ni de plus beau .

Un pareil spectacle doit-il être seulement pour nous un sujet d’étonnement, ou faut-il y puiser l’idée d’un exemple à suivre ? Devons-nous, comme les Anglais, chercher à abolir l’esclavage ? Faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? On ne saurait guère traiter aujourd’hui des questions plus importantes ni plus grandes. Ces questions sont grandes par elles-mêmes ; elles le paraîtront bien plus encore si on les compare à toutes celles que la politique du jour soulève.

La France possède deux cent cinquante mille esclaves. Les colons déclarent tous unanimement que l’affranchissement de ces esclaves est la perte des colonies, et ils poursuivent de leurs injurieuses clameurs tous les hommes qui expriment une opinion contraire ; ils n’épargnent pas même leurs amis les plus sincères. De pareilles colères ne doivent point surprendre : les colons sont dans une grande détresse, et leur irritation contre tout ce qu’ils se figurent de nature à aggraver leurs maux est assurément fort excusable. Les colons, d’ailleurs, forment une des aristocraties les plus exclusives qui aient existé dans le monde. Et quelle est l’aristocratie qui s’est jamais laissé dépouiller paisiblement de ses privilèges ? Si, en 1789, la noblesse française, qui ne se distinguait plus guère des autres classes éclairées de la nation que par des signes imaginaires, a obstinément refusé d’ouvrir à celles-ci ses rangs, et a mieux aimé se laisser arracher à la fois toutes ses prérogatives que d’en céder volontairement la moindre partie, comment la noblesse coloniale, qui a pour traits visibles et indélébiles la couleur de la peau, se montrerait-elle plus tolérante et plus modérée ? Les émigrés ne répondaient d’ordinaire que par des outrages à ceux de leurs amis qui leur montraient l’inutilité et le péril de la résistance. Ainsi font les colons. Il ne faut pas s’en étonner, la nature humaine est partout la même.

Ce que les colons disent aujourd’hui, ils l’ont déjà dit bien des fois. Quand, il y a treize ans, il s’est agi d’abolir l’infâme trafic de la traite, la traite, à les entendre, était indispensable à l’existence des colonies. Or, la traite a été. Dieu merci, abolie dans nos possessions d’outre-mer, et le travail n’en a pas souffert. Le nombre des noirs s’est même accru ; et les mêmes hommes qui se sont si longtemps opposés à la mesure se félicitent maintenant qu’elle ait été prise. L’émancipation des gens de couleur devait jeter dans la confusion et dans l’anarchie le monde colonial. Les gens de couleur sont émancipés et l’ordre n’a pas souffert. Les colons se trompaient donc alors ? Il est permis d’affirmer qu’ils se trompent encore aujourd’hui. C’est le statu quo qui perdra les colonies ; tout observateur impartial le reconnaît sans peine. Et, s’il y a pour la France un moyen de les conserver, c’est l’abolition seule de l’esclavage qui peut le fournir.

Les colons ont l’air de croire que, s’ils parvenaient à réduire au silence les hommes qui prononcent en ce moment en France le mot d’abolition, ou s’ils obtenaient du gouvernement l’assurance positive que toute idée d’abolition est abandonnée, l’esclavage serait sauvé et avec lui la vieille société coloniale. C’est se boucher les yeux pour ne point voir. Un homme sensé peut-il croire que deux ou trois petites colonies à esclaves, environnées et pour ainsi dire enveloppées par de grandes colonies émancipées, puissent longtemps vivre dans une semblable atmosphère ? Est-ce que, d’ailleurs, l’abolition dans les colonies anglaises peut être considérée comme un accident ? Faut-il y voir un fait isolé de l’histoire particulière d’un peuple ? Non, sans doute. Ce grand événement a été produit par le mouvement général du siècle, mouvement qui, grâce à Dieu, dure encore. Il est le produit de l’esprit du temps. Les idées, les passions, les habitudes de toutes les sociétés européennes poussent depuis cinquante ans de ce côté. Quand, dans tout le monde chrétien et civilisé les races se confondent, les classes se rapprochent et se mêlent parmi les hommes libres, l’institution de l’esclavage peut-elle durer ? On ignore encore par quel accident elle doit finir dans chacun des pays qu’elle occupe, mais il est déjà certain que dans tous elle finira. Si elle a de la peine à subsister dans les colonies qui appartiennent à des peuples d’Europe chez lesquels les institutions, les mœurs nouvelles n’ont pas encore pu établir leur empire, comment des colons qui font partie de la nation la plus libre et la plus démocratique du continent de l’Europe pourraient-ils se flatter de la maintenir ?

Les chambres, le gouvernement, presque tous les hommes politiques de quelque valeur ont déjà solennellement reconnu que l’esclavage colonial devait avoir un terme prochain. Dépend-il d’eux de se rétracter ? De pareilles paroles prononcées dans une semblable affaire se reprennent-elles ? N’est-il pas évident que l’idée de l’abolition de l’esclavage naît en quelque sorte forcément de toutes nos autres idées et que, tant que l’abolition ne sera pas faite, il se trouvera en France des voix nombreuses pour la réclamer, une opinion publique pour y applaudir, et bientôt un gouvernement pour la prononcer ? Il n’y a pas d’homme raisonnable et placé en dehors des préjugés de couleur qui n’aperçoive cela avec la dernière clarté, et qui ne voie que la société coloniale est tous les jours à la veille d’une révolution inévitable. L’avenir lui manque, par conséquent la condition première de l’ordre, de la prospérité et du progrès. Donc déjà l’esclave ne porte qu’en frémissant une chaîne qui doit bientôt se briser. Qu’est-ce aujourd’hui que l’esclavage, dit un des premiers magistrats d’une de nos colonies, sinon un état de choses où l’ouvrier travaille le moins qu’il peut pour son maître, sans que celui-ci ose lui rien dire ? De son côté, le maître, sans certitude du lendemain, n’ose rien changer, il redoute d’innover, il n’améliore point ; à peine a-t-il le courage de conserver ; les propriétés coloniales sont sans valeur ; on n’achète point ce qui ne doit pas avoir de durée. Les propriétaires coloniaux sont sans ressources et sans crédit. Qui pourrait consentir à s’associer à une destinée qu’on ignore ?

Les embarras se multiplient donc tous les jours, la gêne s’augmente, la détresse et le découragement gagnent sans cesse. Au lieu de faire d’énergiques efforts, les colons se livrent de plus en plus à de vains regrets, à des colères impuissantes, à un désespoir improductif ; et la métropole, détournant ses regards d’un si triste spectacle, finit par se persuader que de pareils établissements ne valent pas la peine d’être conservés.

Il est incontestable que les colonies ne tarderont pas à se consumer d’elles-mêmes au milieu d’un statu quo si déplorable ; il faut de plus reconnaître que la moindre action exiérieure précipiterait leur ruine.

Dans les îles anglaises, non-seulement le travail est libre, mais il est énormément rétribué ; le salaire de l’ouvrier s’élève à quatre, cinq et jusqu’à huit francs par jour, indépendammentd’autres avantages qu’on accorde encore aux travailleurs. Malgré cette immense prime accordée aux travailleurs, les bras manquent encore. Toute la cupidité et toute l’activité britannique s’exercent donc en ce moment à s’en procurer. On va en demander à tous les rivages. La contrebande des hommes est devenue le commerce le plus nécessaire et le plus lucratif. Déjà on sait qu’il existe dans les îles anglaises les plus voisines des nôtres, îles qui jadis ont été françaises et sont même peuplées de Français, des compagnies d’embauchage dont l’objet est de faciliter la fuite de nos esclaves. Si ce moyen était mis en pratique sur une grande échelle, il est à craindre que nos planteurs ne vissent bientôt échapper de leurs mains les premiers instruments de leur industrie. Comment pourrait-il en être autrement ? Ici le noir est esclave, là il est libre ; ici il végète dans une misère et dans une dégradation héréditaire, là il vit dans une abondance inconnue à l’ouvrier d’Europe. Les deux rivages sur lesquels se passent des choses si contraires sont en vue l’un de l’autre. Ils ne sont séparés que par un canal étroit qu’on franchit eu quelques heures et qui chaque jour est parcouru par des rivaux intéressés à fournir au fugitif les moyens de briser ses chaînes. Qui donc retient encore le nègre paimi nous ? Il est facile de répondre : l’espoir d’une émancipation prochaine. Otez-lui cet espoir, et il vous échappera bientôt.

Si, dès à présent et en temps de paix, les Anglais peuvent porter un immense préjudice à nos colonies, que serait-ce eu temps de guerre ?

Depuis l’émancipation des colonies anglaises, les anciens esclaves ont conçu pour la métropole un attachement si ardent et on pourrait presque dire si fanatique, que, s’il survenait une attaque étrangère, il y a tout lieu de croire qu’ils se lèveraient en masse pour la repousser : tout le monde en Angleterre est d’accord sur ce point ; ceux mêmes qui nient les autres avantages de la mesure avouent celui-là.

Il résulte au contraire des observations de tous les gouverneurs de nos colonies, des avis des conseils spéciaux et du langage même des assemblées coloniales que, dans leur état actuel, nos îles à esclaves seraient très-difficiles à défendre. La chose parle d’elle-même ; comment résister à une attaque extérieure qui prendrait son point d’appui dans les intérêts évidents et dans les passions tant de fois excitées de l’immense majorité des habitants ? À la Martinique et à Bourbon, la population esclave est double de la population libre ; à la Guyane, elle est triple, et presque quadruple à la Guadeloupe. Qu’arriverait-il si les régiments noirs des îles anglaises débarquaient dans ces colonies en appelant nos esclaves à la liberté ?

L’impossibilité de soutenir avec succès une pareille lutte n’a pas besoin d’être démontrée. Elle saute aux yeux. Au premier coup de canon tiré sur les mers, il faudrait procéder brusquement à une émancipation nécessairement désastreuse, parce qu’elle ne serait pas préparée, ou se résigner à voir nos possessions conquises. Où allons-nous donc ? Si la paix dure, le statu quo amène une ruine graduelle, mais certaine ; si la guerre survient, il rend inévitable une catastrophe. Une existence convulsive et misérable, une agonie lente ou une mort subite, voilà le seul avenir qu’il réserve aux colonies. Il n’y a pas d’hommes politiques ayant quelque peu étudié les faits qui n’aperçoivent cela avec la dernière évidence ni qui supposent qu’au point où en sont arrivées les choses, on puisse sauver nos possessions d’outre-mer sans faire subir une modification profonde à leur état social. Mais, parmi ceux-là même, il en est bon nombre qui ne veulent point abolir l’esclavage. Pourquoi ? Il faut bien s’en rendre compte. Parce qu’ils pensent que les colonies ne valent ni le temps, ni l’argent, ni l’effort que coûterait une pareille entreprise. Les colons se font, en ceci comme en beaucoup d’autres choses, une illusion singulière : ils attribuent à une sorte d’ardeur coloniale les résistances que l’abolition de l’esclavage rencontre au sein des chambres et dans les conseils de la couronne. Malheureusement, ils se trompent. On repousse l’émancipation, parce qu’on tient peu aux colonies et qu’on préfère laisser mourir le malade que payer le remède.

Je suis si convaincu, pour ma part, que l’indifférence croissante de la nation pour ses possessions tropicales est aujourd’hui le plus grand et pour ainsi dire le seul obstacle qui s’oppose à ce que l’émancipation soit sérieusement entreprise, que je croirai la cause de celle-ci gagnée le jour où le gouvernement et le pays seraient couvaincus que la conservation des colonies est nécessaire à la force et à la grandeur de la France. C’est donc à établir cette première venté qu’il faut d’abord s’attacher.




DEUXIÈME ARTICLE[3]


Dans le principe on a trop exalté l'importance commerciale des colonies. Il est bien vrai qu’une partie considérable du commerce maritime de la France se fait avec elles, et que la marine marchande qui s’occupe de ce commerce y emploie un très-grand nombre de nos vaisseaux et plusieurs milliers de nos marins ; mais de pareils faits ne sont pas concluants ; car s’il n’y avait pas de colonies on irait chercher ailleurs les denrées tropicales que nous sommes obligés d’aller prendre dans nos îles, et avec les pays qui nous fourniraient ces denrées, nous ferions un commerce certainement égal et probablement supérieur à celui que nous faisons avec nos colons. D’une autre part, on a, dans ces derniers temps, déprimé outre mesure l’importance commerciale de nos possessions d’outre-mer. Ce qui fait la principale sécurité de ces établissements, ce n’est pas la grandeur, c’est la stabilité des marchés qu’ils présentent.

Voyez le spectacle que donnent, de nos jours, toutes les grandes nations de l’Europe : partout la classe ouvrière devient plus nombreuse ; elle ne croît pas seulement en nombre, mais en puissance ; ses besoins et ses passions réagissent si directement sur le bien-être des États et sur l’existence même des gouvernements, que toutes les crises industrielles menacent de plus en plus de devenir des crises politiques.

Or, ce qui amène principalement ces perturbations redoutables, c’est l’instabilité des débouchés extérieurs. Lorsqu’une grande nation industrielle dépend uniquement, pour l’écoulement de ses produits, des intérêts ou des caprices des peuples étrangers, son industrie est perpétuellement livrée aux chances du hasard. Il n’en est point ici quand une partie considérable de son commerce extérieur se fait avec ses colonies, car il y a rarement de variations très-considérables, et surtout de variations très-brusques sur le marché de nos colonies. Le commerce y est établi sur des bases qui ne changent guère, et si, à certain moment, l’écoulement qui se fait de ce côté est moins considérable qu’il ne pourrait être dans des contrées étrangères, du moins il ne s’arrête jamais tout à coup. Le gain est souvent moins grand, mais il est sûr, et la métropole, un peu moins riche, est plus tranquille. Tel est, à mes yeux, le grand avantage que présente le commerce colonial, avantage qu’il ne faudrait pas sans doute acheter trop cher, mais qu’il serait très-injuste de méconnaître et très-imprudent de négliger.

Je reconnais cependant que le principal mérite de nos colonies n’est pas dans leurs marchés mais dans la position qu’elles occupent sur le globe. Cette position fait de plusieurs d’entre elles les possessions les plus précieuses que puisse avoir la France.

Cette vérité paraîtra évidente si l’on veut bien regarder un moment la carte.

Le golfe du Mexique et la mer des Antilles forment, en se réunissant, une mer intérieure qui est déjà et doit surtout devenir un des principaux foyers du commerce.

Je vais écarter tout ce qui n’est que probable : le percement de l’isthme de Panama, qui ferait de la mer des Antilles la route habituelle pour pénétrer dans l’océan Pacifique, le développement de la civilisation dans les vastes régions à moitié désertes et barbares, qui bordent la mer des Antilles du côté de l’Amérique méridionale ; la pacification du Mexique, vaste empire qui compte déjà presque autant d’habitants que l’Espagne, le progrès commercial des Antilles elles-mêmes. Si toutes ces admirables contrées, différentes, par les coutumes de ceux qui les habitent, par leurs goûts, leurs besoins, et placées cependant en face les unes des autres, achevaient de se couvrir de peuples civilisés et industriels, la mer qui les rassemble toutes serait, à coup sûr, la plus commerçante du globe. Tout cela est problématique, dit-on, et n’arrivera peut-être jamais. Cela est déjà arrivé en partie. Mais venons au certain. C’est dans ces mers qu’aboutit le Mississipi et l’incomparable vallée qu’il arrose. Que le Mississipi soit appelé très-prochainement à être le plus grand débouché commercial qui soit au monde, c’est ce qui ne saurait être mis en doute par personne. La vallée du Mississipi forme, en quelque sorte, l’Amérique du Nord tout entière. Cette vallée a mille lieues de long et presque autant de large ; elle est arrosée par cinquante-sept grandes rivières navigables dont plusieurs, comme le fleuve auquel elles affluent, ont mille lieues de longueur. Presque tout le sol dont est formée la vallée du Mississipi est le plus riche du Nouveau Monde. Aussi, cette vallée qui, il y a quarante ans, était déserte, contient-elle aujourd’hui plus de dix millions d’hommes. Chaque jour, de nouveaux essaims d’émigrants y arrivent ; chaque année, il s’y forme de nouveaux États.

Or, pour communiquer de presque tous les points de cette immense vallée avec le reste du monde, il faut descendre vers le Mississipi ; pour en sortir, l’embouchure du fleuve dans le golfe du Mexique est pour ainsi dire la seule porte. C’est donc par l’ouverture du Mississipi que viendront de plus en plus s’épandre les richesses que tout le continent du Nord renferme et que la race anglo-américaine exploite avec un succès si prodigieux et une si rare énergie. Assurément, la mer qui sert de chemin au commerce des Antilles elles-mêmes, à celui de la Colombie, du Mexique et peut-être de la Chine, et qui est de plus le débouché reconnu de presque tous les produits de l’Amérique du Nord, cette mer doit être considérée comme un des points les plus importants du globe. Pour me faiie comprendre, en un mot, je dirai qu’elle est déjà et qu’elle deviendra de plus en plus la Méditerranée du Nouveau Monde. Comme celle-ci, elle sera le centre des affaires et de l’influence maritime.

C’est là que la domination de l’Océan sera disputée et conquise. Les États-Unis forment déjà le troisième pouvoir naval du monde, dans un avenir prochain ils disputeront la prépondérance à l’Angleterre. On ne peut douter que le golfe du Mexicpie et la mer des Antilles ne soient les principaux théâtres de cette lutte, car la guerre maritime est toujours là où est le commerce. Elle a pris pour principal objet de protéger celui-ci ou de lui nuire.

La France possède aujourd’hui près du golfe du Mexique, à l’entrée de la mer des Antilles, au sud de l’isthme de Panama, des colonies où deux cent mille habitants parlent notre langue, ont nos ^mœurs, obéissent à nos lois. L’une de ces îles, la Guadeloupe, a le meilleur port de commerce ; l’autre, la Martinique, possède le plus grand, le plus sûr et le plus beau port militaire des Antilles. Ces deux îles forment comme deux citadelles d’où la France observe au loin ce qui se passe dans ces parages, que de si grandes destinées attendent, et se tient prête à y jouer le rôle que lui indiqueront son intérêt ou sa grandeur. Pourrait-il être question d’abandonner ou, ce qui revient au même, de laisser prendre des positions semblables ? Resteront-elles plus longtemps ouvertes au premier adversaire ? Il n’y a pas assurément un seul parti en France qui puisse supporter une pareille idée, et l’opposition surtout, qui réclame sans cesse et à grands cris contre l’oubli que nous semblons faire de notre force et de notre dignité, ne saurait l’admettre. Que dit-on tous les jours pour calmer la légitime impatience qu’éprouve le pays en voyant l’attitude réservée, ou, pour parler le langage officiel, l’attitude modeste de sa politique ?

On dit que l’époque que nous traversons, époque consacrée à l’acquisition nécessaire de la richesse, n’est pas propre aux entreprises lointaines, qu’elle se refuse à l’exécution de vastes desseins. Soit ; mais si, en effet, la fatigue de la nation, ou plutôt les intérêts et la pusillanimité de ceux qui la gouvernent nous condamnent à rester en dehors du grand théâtre des affaires humaines, conservons du moins les moyens d’y remonter et d’y reprendre notre rôle, dès que les circonstances deviendront favorables. Ne faisons pas usage de nos forces, j’y consens ; mais ne les perdons pas. Et si nous n’acquérons pas au loin les positions nouvelles qui nous permettraient de prendre facilement une part principale dans les événements qui s’approchent, tâchons du moins de conserver celles que nous avons prudemment acquises.

S’il est prouvé jusqu’à l’évidence que, tant que l’esclavage ne sera pas aboli dans nos colonies, nos colonies ne nous appartiendront pour ainsi dire pas ; que, jusque-là, nous n’en aurons que les charges, tandis que les avantages passeront en d’autres mains le jour où il s’agira d’en user, ayons le courage d’abolir l’esclavage ; le résultat vaut bien l’effort.

Les nations, d’ailleurs, ne montrent pas impunément de l’indifférence pour les idées et les sentiments qui les ont longtemps caractérisées parmi les peuples, et à l’aide desquels elles ont remué le monde ; elles ne sauraient les abandonner sans descendre aussitôt dans l’estime publique, sans entrer en décadence.

Ces notions de liberté et d’égalité qui, de toutes parts aujourd’hui, ébranlent ou détruisent la servitude, qui les a répandues dans tout l’univers ? Ce sentiment désintéressé et cependant passionné de l’amour des hommes qui a tout à coup rendu l’Europe attentive aux cris des esclaves, qui l’a propagé, dirigé, éclairé ? C’est nous, nous-mêmes. Ne le nions pas ; ça été non-seulement notre gloire, mais notre force. Le christianisme, après avoir longtemps lutté contre les passions égoïstes qui, au seizième siècle, ont fait rétablir l’esclavage, s’était fatigué et résigné. Notre philanthropie a repris son œuvre, elle l’a réveillé et l’a fait rentrer, comme son auxiliaire, dans la lice. C’est nous qui avons donné un sens déterminé et pratique à cette idée chrétienne que tous les hommes naissent égaux, et qui l’avons appliquée aux faits de ce monde. C’est nous enfin qui, traçant au pouvoir social de nouveaux devoirs, lui avons imposé, comme la première de ses obligations, le soin de venir au secours de tous les malheureux, de défendre tous les opprimés, de soutenir tous les faibles, et de garantir à chaque homme un droit égal à la liberté.

Grâce à nous, ces idées sont devenues le symbole de la politique nouvelle. Les déserterons-nous quand elles triomphent ? Les Anglais ne font autre chose, en ce moment, qu’appliquer dans leurs colonies nos principes. Ils agissent en concordance avec ce que nous avons encore le droit d’appeler le sentiment français. Seront-ils plus Français que nous-mêmes ? Tandis que, malgré ses embarras financiers, en dépit de ses institutions et de ses préjugés aristocratiques, l’Angleterre a osé prendre l’initiative et briser d’un seul coup la chaîne de huit cent mille hommes, la France, la contrée démocratique par excellence, restera-t-elle seule parmi les nations européennes à patroniser l’esclavage ? Quand, à sa voix, toutes les inégalités disparaissent, maintiendra-t-elle une partie de ses sujets sous le poids de la plus grande et de la plus intolérable de toutes les inégalités sociales ?

S’il en est ainsi, qu’elle se résigne à laisser passer en d’autres mains cet étendard de la civilisation moderne que nos pères ont levé les premiers, il y a cinquante ans, et qu’elle renonce enfin au grand rôle qu’elle avait eu l’orgueil de prendre, mais qu’elle n’a pas le courage de remplir.

Il ne suit pas assurément de ce qui précède qu’il faille se précipiter dans la mesure de l’émancipation en aveugle, ni qu’il convienne d’y procéder sans prendre aucune des précautions nécessaires, pour en assurer les avantages et en restreindre les frais et les périls. L’émancipation, je le reconnais, est une entreprise sinon très-dangereuse, au moins très-considérable. Il faut se résoudre à la faire, mais en même temps il faut étudier, avec le plus grand soin, le plus sûr et le plus économique moyen d’y réussir.

Les Anglais, ainsi que je l’ai déjà dit, ont pris l’initiative. Il convient d’abord d’examiner leurs actes et de s’éclairer de leur exemple.

Une commission composée de pairs et de députés, formée en 1840, atin d’étudier cette question, vient de proposer un plan nouveau. Le droit et le devoir du public est de le juger.

Ce double examen sera le sujet des articles subséquents.




TROISIÈME ARTICLE[4]


Il faut savoir être juste, même envers ses rivaux et ses adversaires. On a dit que la nation anglaise, en abolissant l’esclavage, n’avait été mue que par des motifs intéressés ; qu’elle n’avait eu pour but que de faire tomber les colonies des autres peuples, et de donner ainsi le monopole de la production du sucre à ses établissements dans l’Inde. Cela ne supporte pas l’examen. Un homme raisonnable ne peut supposer que l’Angleterre, pour atteindre les colonies à sucre des autres peuples, ait commencé par ruiner les siennes propres, dont plusieurs étaient dans un état de prospérité extraordinaire. C’eût été le machiavélisme le plus insensé qui se puisse concevoir. A l’époque où l’abolition a été prononcée, les colonies anglaises produisaient deux cent vingt millions de kilogrammes de sucre, c’est-à-dire près de quatre fois plus que n’en produisaient, à la même époque, les colonies françaises. Parmi les colonies de la Grande-Bretagne se trouvaient la Jamaïque, la troisième des Antilles en beauté, eu fertilité et en grandeur, et, sur la terre ferme, Démérari, dont le territoire était pour ainsi dire sans bornes et dont les richesses et les produits croissaient depuis quelques années d’une manière prodigieuse. Ce sont ces admirables possessions que l’Angleterre aurait sacrifiées afin d’arriver indirectement à détruire la production du sucre dans tous les pays où on le cultive par des mains esclaves, et de la concentrer dans l’Inde où elle peut l’obtenir à bas prix sans avoir recours à l’esclavage. Ceci eût été moins difficile à concevoir si, d’une part, l’Inde eût déjà été un pays de grande production et, de l’autre, si le sucre n’eût pas déjà été cultivé ailleurs et avec plus de succès par des mains libres. Mais à l’époque où l’abolition a été prononcée, l’Inde ne produisait encore annuellement que quatre millions de kilogrammes de sucre, et les Hollandais avaient déjà créé à Java cette belle colonie qui, dès son début, envoya sur les marchés de l’Europe soixante millions de kilogrammes. Ainsi, après avoir détruit la concurrence du travail esclave dans une hémisphère, les Anglais se seraient trouvés immédiatement aux prises dans l’autre avec la concurrence du travail libre. Pour atteindre un tel résultat, ce peuple, si éclairé sur ses intérêts, aurait non seulement conduit ses plus belles possessions à la ruine, mais encore il se serait imposé à lui-même, entre autres sacrifices, l’obligation de payer cinq cents millions d’indemnité à ses colons ! L’absurdité de pareilles combinaisons est trop évidente pour qu’il soit besoin de la démontrer.

La vérité est que l’émancipation des esclaves a été, comme la réforme parlementaire, l’œuvre de la nation et non celle des gouvernants. Il faut y voir le produit d’une passion et non le résultat d’un calcul. Le gouvernement anglais a lutté tant qu’il l’a pu contre l’adoption de la mesure. Il avait résisté quinze ans à l’abolition de la traite ; il a résisté vingt-cinq ans à l’abolition de l’esclavage. Lorsqu’il n’a pu l’empêcher, il a, du moins, voulu la retarder ; et, quand il a désespéré de la retarder, il a cherché à en amoindrir les conséquences, mais toujours en vain ; toujours le flot populaire l’a dominé et entraîné.

Il est bien certain qu’une fois l’émancipation résolue et accomplie, les hommes d’État d’Angleterre ont mis tout leur art à ce que les nations étrangères profitassent le moins possible de la révolution qu’ils venaient d’opérer dans les colonies. Assurément, ce n’est pas par pure philanthropie qu’ils ont déployé cette ardeur infatigable pour gêner sur toutes les mers le commerce de la traite et pour arrêter de cette manière le développement des pays qui conservaient encore des esclaves. Les Anglais, en abolissant l’esclavage, se sont privés de certains avantages dont ils désirent ne pas laisser la jouissance aux nations qui n’imitent pas leur exemple, cela est évident, Il est visible que, pour arriver à ce but, ils emploient, selon leur usage, tous les moyens, tantôt la violence, tantôt la ruse, souvent l’hypocrisie et la duplicité ; mais tous ces faits sont subséquents à l’abolition de l’esclavage et n’empêchent pas que ce ne soit un sentiment philantliropique et surtout un sentiment chrétien qui ait produit ce grand événement. Cette vérité est incontestable dès qu’on étudie pratiquement la question. Cependant, elle avait été obscurcie par tous ceux que gêne l’exemple de l’Angleterre. Il était nécessaire de la remettre dans tout son jour avant d’expliquer les détails de l’émancipation anglaise, qui, sans cela, auraient été mal compris.

C’est le 15 mai 1825 que le principe de l’abolition de l’esclavage, qui était débattu depuis longtemps dans le sein du Parlement britannique, finit par y triompher. La chambre des communes déclara ce jour-là qu’il fallait préparer les nègres à la liberté et la leur donner dès qu’ils seraient en état d’en jouir. Cette résolution, en apparence si sage, n’eut que des conséquences funestes : les maîtres, qui étaient ainsi avertis à l’avance que tous les progrès faits par leurs esclaves vers la civilisation allaient être autant de pas vers l’indépendance, se refusèrent à entrer dans les vues bienfaisantes du Parlement. De leur côté, les esclaves, auxquels on montrait la liberté sans leur dire quand on la leur donnerait, devinrent impatients et indociles. Il y eut une insurrection à la Guyane et trois à la Jamaïque. La dernière surtout fut une des plus sanglantes qu’on ait jamais vues. Aussi l’enquête solennelle de 1832 démontra-t-elle que presque aucun progrès n’avait été fait pendant les neuf années qui venaient de s’écouler. Les esclaves étaient restés aussi ignorants et aussi dépravés qu’avant cette époque. Ce fut alors que le Parlement, poussé par les cris incessants de la nation, se détermina enfin à couper le nœud qu’il avait vainement essayé de dénouer.

Le bill du 25 août 1833 déclara donc que le 1er août 1834 l’esclavage cesserait d’exister dans toutes les colonies anglaises. Les colonies à esclaves étaient au nombre de dix-neuf : dix-huit en Amérique et une dans la mer des Indes. Toutefois, le bill du 25 août 1833 ne fit pas passer immédiatement les nègres de la servitude à l’indépendance : il créa un état intermédiaire sous le nom d’apprentissage. Durant cette période préparatoire, les noirs continuaient de travailler gratuitement pour leurs anciens maîtres ; seulement, le travail non rétribué qu’on pouvait encore exiger d’eux était limité à un certain nombre d’heures par semaine. Le reste de leur temps leur appartenait. C’était encore là, à vrai dire, l’esclavage sous un autre nom ; mais c’était un esclavage temporaire. Au bout de sept ans, cette dernière trace de la servitude devait disparaître.

L’apprentissage avait pour but d’essayer, en quelque sorte, l’effet que produirait l’indépendance sur les noirs, et de les préparer à la supporter. Il était surtout aux yeux du gouvernement anglais un moyen de réduire le chiffre de l’indemnité due par la métropole aux colons. En laissant à ceux-ci, pendant quelques années de plus, le travail gratuit de leurs anciens esclaves, on pouvait leur donner moins en argent.

Cette indemnité fut fixée moyennant un chiffre de 1,400 francs par tête d’esclave, quel que fût son âge ou son sexe. La moitié, à peu près fut immédiatement payée en argent ; le reste devait être représenté par le travail gratuit des nègres pendant sept ans. On eut soin, de plus, de maintenir très-élevés les tarifs qui fermaient le marché anglais aux sucres étrangers, afin que, pendant la crise qui allait avoir lieu, les colons fussent du moins assurés de vendre avec profit leurs marchandises.

Ainsi, abolition générale et simultanée de l’esclavage ; état intermédiaire et préparatoire placé entre la fin de la servitude et le commencement de l’indépendance ; indemnité préalable ; garantie d’un prix rémunérateur de la production des sucres, tel est, dans ses traits généraux et en laissant de côté les détails, le système anglais. Nous allons voir ses résultats.

Il n’y a peut-être jamais eu dans le monde d’événement qui ait fait autant écrire et parler que l’émancipation anglaise. Les Anglais, les étrangers eux-mêmes, ont publié à cette occasion une multitude de livres, de brochures, d’articles, de sermons, de rapports officiels, d’enquêtes ; ce sujet est revenu cent fois depuis dix ans dans les discussions du Parlement britannique ; ces documents suffisent pour remplir seuls une grande bibliothèque ! On est d’abord surpris et presque effrayé eu les lisant de voir de quelle façon diverse et souvent fort opposée, les hommes peuvent apprécier le même fait, non pas les hommes qui sont nés longtemps après qu’il a eu lieu, mais les contemporains sous les yeux desquels il s’est passé. Cette diversité vraiment prodigieuse s’excuse cependant et s’explique ici, si l’on songe d’une part aux intérêts personnels et aux passions de parti qui animaient la plupart des témoins et surtout à l’immensité de la révolution dont ils rendaient compte. Une pareille transformation sociale, se poursuivant en même temps dans dix-neuf contrées différentes, devait nécessairement, suivant le moment et le lieu où on l’étudiait, présenter des aspects fort différents, souvent fort contraires, et ceux qui en ont parlé ont pu dire des choses tout à la fois très-contradictoires et très-vraies.

Ce serait mener nos lecteurs dans un labyrinthe que de les obliger à parcourir ces dépositions opposées : il est plus court et plus efficace de ne s’attacher qu’aux faits, en choisissant parmi ceux qui sont incontestables et de les leur montrer.

Les colons assuraient qu’aussitôt que les nègres seraient mis en liberté, ils se livreraient aux excès les plus condamnables. Ils prédisaient des scènes de désordre, de pillage et de massacres. C’est également là le langage que tenaient les planteurs de nos colonies.

Voyons les faits : jusqu’à ce moment, l’abolition de l’esclavage dans les dix-neuf colonies anglaises n’a pas donné lieu à une seule insurrection ; elle n’a pas coûté la vie à un seul homme, et cependant, dans les colonies anglaises, les nègres sont douze fois plus nombreux que les blancs. Comme le remarque avec justice le rapport de la commission des affaires coloniales, cet appel de huit cent mille esclaves à la liberté, le même jour et à la même heure, n’a pas causé, en dix ans, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire chez les nations les plus civilisées de l’Europe la moindre question politique qui agite tant soit peu les esprits ; que n’en a causé, par exemple, en France, la simple question du recensement.

Non-seulement il n’y a pas eu de crimes contre la société, mais les crimes contre les particuliers, les crimes ordinaires n’ont point augmenté ou n’ont augmenté que dans une proportion insensible, et par conséquent on peut dire qu’ils ont diminué, car un grand nombre des fautes qui ont été punies par le magistrat depuis l’abolition de l’esclavage, auraient été réprimées dans la maison du maître, du temps de la servitude, sans qu’on en sût rien.

Autre fait incontestable : dès que les nègres ont senti l’aiguillon de la liberté, ils se sont en quelque sorte précipités dans les écoles. On jugera de l’ardeur vraiment incroyable qu’ils mettent à s’instruire, quand on saura qu’aujourd’hui on compte dans les colonies anglaises une école par six cents âmes. Un individu sur neuf la fréquente ; c’est plus qu’en France. En même temps que l’esprit s’éclaire, les habitudes deviennent plus régulières : ceci est mis en évidence par un fait également irrécusable.

On sait quel désordre de mœurs, approchant de la promiscuité, existe parmi les nègres de nos colonies. L’institution du mariage y est, pour ainsi dire, inconnue, ce qui n’a rien de surprenant, car on voit, en y réfléchissant, que cette institution est incompatible avec l’esclavage. Les mariages étaient aussi extrêmement rares parmi les nègres des colonies anglaises ; ils s’y multiplient avec une grande rapidité depuis que la liberté a été donnée. Dès 1835, on célébrait à la Jamaïque mille cinq cent quatre-vingt-deux mariages ; mille neuf cent soixante-deux, en 1836 ; trois mille deux cent quinze, en 1837, et en 1838, dernière année connue, trois mille huit cent quatre-vingt-un.

Avec les lumières et la régularité des mœurs devaient arriver le goût du bien-être et le désir d’améliorer sa condition. De même que les colons avaient prédit que les esclaves émancipés se livreraient à toutes sortes de violences, ils avaient assuré qu’ils retourneraient vers la barbarie. Les nègres, au contraire, une fois libres, n’ont pas tardé à faire voir tous les goûts et à acquérir tous les besoins des peuples les plus civilisés. Avant l’émancipation, les produits de la Grande-Bretagne, exportés dans ses colonies à esclaves, ne dépassaient pas 75 millions de francs ; ce chiffre s’est successivement accru, et, en 1840, il dépassait la somme de 100 millions. Ainsi il s’était augmenté de près du tiers en dix ans. De pareils chiffres ne permettent point de réplique.

Voilà les résultats incontestables de l’émancipation, quant aux noirs. On doit reconnaître que ses effets, sous d’autres rapports, ont été beaucoup moins satisfaisants. Mais ici encore, il faut se hâter de sortir du nuage des allégations contradictoires pour se placer sur le terrain solide des faits constatés.

La plupart des adversaires de l’émancipation anglaise eux-mêmes reconnaissent maintenant que cette mesure a amené les résultats qui viennent d’être montrés ; mais ils soutiennent encore que si l’émancipation n’a pas été aussi fatale à la tranquillité des colonies, au commerce de la métropole et à la civilisation des noirs qu’on aurait pu le croire, elle n’a pas été et elle ne sera pas moins désastreuse pour les colons qu’on ne l’avait craint.

Il est bien vrai qu’un assez grand nombre de nègres ont entièrement quitté, depuis qu’ils sont libres, les travaux des sucreries qui, dans les colonies anglaises comme dans les nôtres, forment la grande industrie.

Parmi ceux qui sont restés dans les ateliers, beaucoup ont peu travaillé ou ont exigé des salaires fort exagérés. Ce mal est constant. Mais quelle est son étendue précise ? Est-il aussi grand qu’on l’avait prévu on tel qu’on le représente ? Ici ce sont encore des chiffres qui répondront.

De 1830 à 1834, période d’esclavage, les colonies ont produit 900,237,180 kilog. de sucre, qui ont été vendus 578,536,395 fr. De 1838 à 1841, période de liberté complète, les colonies ont produit 666,375,077 kilog., qui ont été vendus 659,570,649 fr.

Ainsi, dans la seconde période, la production réelle a diminué d’un quart.

Quoique, par suite de renchérissement du sucre sur le marché de la Grande-Bretagne, les colons aient, en définitive, comme on vient de le voir, reçu plus d’argent depuis que l’esclavage est aboli qu’avant cette époque, il est incontestable que leur position a été bien moins bonne, car les salaires aux colonies se sont plus élevés comparativement que le prix du sucre dans la métropole, et conséquemment, en vendant plus cher, les colons ont fait en réalité de moins bonnes affaires. Plusieurs même se sont ruinés, presque tous éprouvent une gêne plus ou moins grande.

En résumé, point de désordres, progression rapide de la population noire vers les bonnes mœurs, les lumières et l’aisance, accroissement d’un tiers dans les exportations de la métropole aux colonies, diminution d’un quart dans la production du sucre, élévation notable du prix de cette denrée sur les marchés de la métropole, accroissement excessif des salaires, et, par suite, gêne des colons et ruine de quelques-uns, tels sont, jusqu’à ce jour, les résultats bons et mauvais que l’émancipation a produits, ainsi qu’ils ressortent des faits prouvés et des chiffres officiels.

Quand on songe à l’immensité de la révolution opérée, on doit reconnaître qu’à tout prendre, jamais changement plus grand n’a eu lieu si paisiblement ni à moins de frais.

C’est ce que proclamait en 1841 le ministère whig auteur de la mesure, c’est ce que reconnaissait en 1842 le ministère tory qui a pris après lui les affaires, En somme, disait lord Stanley, le 22 mars 1842, à la chambre des communes, « le résultat de la grande expérience d’émancipation a surpassé les espérances les plus vives des amis mêmes les plus ardents de la prospérité coloniale. »

Et il ne faut pas dire que ces résultats tiennent uniquement au caractère particulier des colons anglais et à l’éducation qu’ils avaient su donner à leurs esclaves. Parmi les dix-neuf colonies où l’esclavage a été aboli, plusieurs ont appartenu à la France et sont encore peuplées de Français : l’émancipation n’y a pas produit plus de désordres qu'ailleurs.




QUATRIÈME ARTICLE[5]


Quoique l’émancipation anglaise ait eu, sous plusieurs rapports, un succès éclatant, et qu’elle ait, suivant l’expression de lord Stanley, cité dans notre dernier article, surpassé les espérances des amis de la prospérité coloniale, il est facile de reconnaître cependant que le gouvernement britannique a commis, dans l’exécution de cette grande mesure, plusieurs fautes très-considérables qui ont amené la plupart des embarras auxquels les colons et la métropole sont et seront encore longtemps en proie. Pour ne pas dépasser les limites d’un article, je ne signalerai que les principales.

On se souvient qu’après avoir aboli nominativement l’esclavage, les Anglais l’avaient, en quelque sorte, rétabli pour un certain temps, sous le nom d’apprentissage. L’apprentissage était une préparation à la liberté ; dès qu’on y eut mis fin, la liberté complète fut donnée, et la société coloniale entra dans les mêmes conditions d’existence que les sociétés européennes. Les blancs formèrent la classe riche ; les nègres, la classe ouvrière ; aucun pouvoir ne fut institué pour surveiller et régler les rapports qui allaient s’établir entre les deux parties du corps social. Les ouvriers des colonies eurent précisément les mêmes droits dont jouissaient ceux de la métropole ; comme eux, ils purent, suivant leur caprice, décider souverainement de l’emploi de leur temps, fixer le taux et déterminer l’usage de leurs salaires.

Cette transformation complète de la société coloniale en société libre était prématurée. Les Anglais s’étaient aperçus, durant la demi-liberté de l’apprentissage, que la plupart des craintes que les colons avaient fait concevoir sur le naturel des noirs étaient mal fondées. Le nègre leur avait paru ressembler parfaitement à tous les autres hommes. Ils l’avaient vu actif quand il travaillait moyennant salaire, avide des biens que la civilisation procure lorsqu’il pouvait les acquérir, attaché aux lois quand la loi lui était devenue bienveillante, prêt à apprendre dès qu’il avait senti l’utililé de l’instruction, sédentaire dès qu’il avait eu son domicile, régulier dans ses mœurs dès qu’il lui avait été permis de jouir des joies de la famille. ils en avaient conclu que ces hommes ne différaient pas assez de nous pour qu’il fut nécessaire de leur appliquer une autre législation que la nôtre. Les colons, en menaçant sans cesse le gouvernement anglais de dangers imaginaires, avaient détourné son attention des dangers réels.

Le vrai péril contre lequel il fallait se préparer à lutter naissait en effet bien moins du caractère particulier des noirs que des conditions spéciales dans lesquelles la société coloniale allait se trouver placée.

Avant l’émancipation, il n’y avait, à vrai dire, dans les colonies anglaises, qu’une seule industrie, celle des sucres. Tout ce que celle-là ne produisait pas était apporté d’ailleurs. Chaque colonie était une vaste manufacture à sucre ; c’était là un état évidemment factice, il ne pouvait se maintenir que parce que la population sucrière étant esclave pouvait être attacbée tout entière aux mêmes travaux.

Du moment où les ouvriers ont été libres de choisir leur industrie, il était naturel qu’un certain nombre d’entre eux, suivant la diversité des facultés et des goûts, en ait choisi une autre que celle des sucres, et, sans renoncer au travail, ait quitté ses anciens ateliers, pour aller chercher fortune ailleurs. Du moment surtout où les ouvriers, au lieu de travailler pour un maître, ont pu acquérir des terres et gagner, en travaillant pour eux-mêmes, plus qu’ils n’auraient pu obtenir par un salaire, beaucoup d’entre eux ont quitté les sucreries ou n’y ont paru que de temps en temps, lorsque la culture de leur propre champ leur laissait du loisir.

Or, le nombre des fabricants de sucre restant le même, et le nombre des ouvriers qui s’adonnaient à l’industrie saccharine étant moins grand, l’ancien rapport entre la demande et l’offre du travail s’est trouvé tout à coup changé, et les salaires se sont accrus dans une progression effrayante. Si la cause continue à subsister, il est à craindre que l’effet ne continue à se produire jusqu’à ce que le nombre des fabriques de sucre étant réduit ou la masse des ouvriers s’étant accrue, l’équilibre se rétablisse entre les profits et les salaires. Mais, avant d’en arriver là, les colonies émancipées souffriront un long et profond malaise.

Tout ceci est parfaitement conforme aux lois générales qui régissent la production dans les pays libres, et pour expliquer les causes d’un pareil accident, il était bien inutile de remonter jusqu’à de prétendues différences entre les instincts des diverses races humaines. Placez des ouvriers anglais au français dans les mêmes circonstances, et ils agiront précisément de la même manière.

Lu cause du mal étant bien comme, quels en étaient les remèdes ? Plusieurs se présentaient, mais il y en avait un surtout dont l’emploi eût été facile et très-efficace. Qu’un certain nombre d’ouvriers quittassent les sucreries, aimant mieux s’adonner à d’autres industries, ceci était la conséquence nécessaire de la liberté. Mais on pouvait du moins faire en sorte qu’ils en eussent rarement le désir. Pour cela, il suffisait de leur interdire pendant un certain temps la faculté de devenir propriétaires fonciers.

Dans toutes les colonies anglaises il existe d’immenses espaces de terrain très-fertile qui ne sont pas encore mis en valeur. Il y a des colonies où les terrains de cette espèce surpassent infiniment en étendue les terrains cultivés. Presque toutes ces terres peuvent être acquises à très-bas prix. Dès que les nègres ont été libres, ils se sont naturellement tournés de ce côté. Pouvant aisément devenir de petits propriétaires fonciers, ils n’ont pas voulu rester de simples ouvriers. Toute l’économie qu’ils ont pu faire sur leur salaire a été employée à acheter les terres, et la possession de la terre les a mis à même d’exiger de meilleurs salaires. On peut très-bien imaginer ce qui s'est passé dans les colonies anglaises eu songeant à ce qui arrive en France depuis que la révolution a mis la propriété fonucière à la portée du peuple. Partout où l’ouvrier de nos campagnes est ainsi parvenu à se rendre propriétaire, il travaille d’ordinaire la moitié de l’année au moins pour son propre compte ; il ne loue ses services que de loin en loin et ne consent à les louer que moyennant un fort salaire. Ainsi fait le nègre émancipé. La seule diflérence est qu’en France le prix des terres étant élevé, les ouvriers ne peuvent devenir propriétaires que graduellement, tandis que dans les colonies les terres étant à vil prix, la plupart des noirs ont pu s’en procurer sur-le-champ.

En France, le changement s’est fait lentement, et la richesse nationale s’en est fort accrue ; mais aux colonies, où il s’opère brusquement, il ne peut manquer de porter un coup fatal à l’industrie des sucres. Or, l’industrie des sucres étant encore le premier agent de la production, l’emploi nécessaire des grands capitaux et Ja source presque unique des échanges, on ne peut la ruiner sans amener une crise générale qui, après avoir atteint d’abord les blancs, s’étendra nécessairement à toutes les autres classes.

Le gouvernement anglais aurait donc dû refuser, au moins pour quelque temps, aux nègres le droit d’acquérir des terres ; mais il n’a eu une idée très-claire du péril que quand il n’était plus temps de le conjurer. Au sortir de l’esclavage, une pareille restriction à la liberté eût été acceptée sans murmures par la population noire ; plus tard, il eût été imprudent de l’imposer. Les Anglais cependant n’ont pas perdu courage ; ce même peuple, auquel on attribue tant d’indifférence pour le sort de ses colonies à sucre, a fait et fait encore des efforts gigantesques pour réparer les suites fâcheuses de son erreur. Il va demander à l’Afrique, à l’Inde, à l’Europe, aux îles Açores, les bras qui lui manquent. Tous les esclaves que ses croisières arrêtent en si grand nombre sur les mers ne sont point ramenés au lieu d’où ils viennent : on les transporte comme ouvriers libres dans les colonies émancipées. Ce sont les Anglais qui profitent le plus aujourd’hui de la traite, qu’ils répriment, et peut-être faut-il attribuer à cette considération le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’emparer des vaisseaux négriers, et l’apathie singulière qu’ils montrent dès qu’on leur propose de prendre des moyens efficaces pour supprimer les marchés mêmes où les nègres se vendent.

Bientôt, si l’Europe le leur permeet, ils iront acheter des noirs sur la côte de Guinée, afin d’en faire des ouvriers libres à la Jamaïque et à Démérari, favorisant ainsi les développements de l’esclavage en Afrique au même moment où ils l’abolissent dans le Nouveau Monde.

Malgré l’emploi de ces remèdes héroïques, on peut prévoir que le gouvernement anglais sera encore longtemps avant de guérir le mal que son inexpérience a fait naître.

Les Anglais, en abolissant l’esclavage, ont montré en même temps aux autres peuples ce qu’il fallait faire et ce qu’il fallait éviter. Ils leur ont donné tout à la fois de grands exemples et de grandes leçons.

Nous verrons, dans un prochain article, quel parti la France jiourrait tirer des uns et des autres.




CINQUIÈME ARTICLE[6]


Nous avons vu dans les précédents articles à quel point en était arrivée la question de l’émancipation des esclaves chez les Anglais. Voyons en quel état se trouve cette même question en France.

Un des premiers actes du gouvernement de Juillet fut d’arrêter la traite dans nos colonies. Depuis cette époque il n’y a plus été introduit de nouveaux esclaves ; à partir de ce moment, chacun de ceux qui s’y trouvaient, devenant un instrument de travail plus difficile à remplacer, fut l’objet de plus de soin, et la population noire, qui perdait annuellement 5 pour 100 du temps de la traite, devint stationnaire et tendit bientôt à croître.

L’opinion publique ne tarda pas à demander davantage. L’adoucissement de l’esclavage et enfin son abolition furent réclamés. Plusieurs des hommes les plus considérables du parlement prirent en main cette grande cause. Sur une proposition faite, en 1838, par l’honorable M. Passy, une commission fut nommée. Cette commission était présidée par M. Guizot, et elle donna lieu à un l’apport très-remarquable dont M. de Rémusat fut l’auteur. La commission ne demandait point l’abolition immédiate de l’esclavage, mais elle ne cachait point qu’elle considérait cet événement comme prochain et nécessaire, et que toutes les mesures qu’elle proposait avaient pour but d’y préparer. La chambre ayant été dissoute, le rapport ne fut pas discuté.

En 1839, la question fut reprise sur une proposition semblable de M. de Tracy. Une nouvelle commission, dans laquelle se trouvait M. Barrot, fut nommée. La commission de 1839, dont M. de Tocqueville était le rapporteur, suivant la même voie qu’avait ouverte la commission précédente, mais tirant des principes posés par elle une conséquence plus rigoureuse, conclut à l’abolition de l’esclavage et proposa un plan pour y parvenir.

Ce rapport de 1839 ne parvint, pas plus que l’autre, à discussion, le ministère, par la bouche de M. Thiers, étant venu déclarer à la tribune qu’il entrait dans les vues de la commission, et qu’il allait s’occuper de préparer lui-même un plan d’abolition. Il réunit en effet un certain nombre de pairs, de députés, d’amiraux et d’anciens gouverneurs des colonies, pour procéder à ce travail préliminaire. M. le duc de Broglie fut leur président et leur rapporteur.

Après plusieurs années de recherches et de travaux, dont de volumineux procès-verbaux, récemment publiés, portent la trace, cette commission a publié, il y a six mois, son rapport. Par son étendue, et bien plus encore par la manière dont le sujet y est traité, ce rapport doit être mis à part de tous les documents de la même espèce. C’est un livre, et un beau livre qui restera et fera époque dans l’histoire de la grande révolution qu’il raconte et prépare.

Nous avons souvent eu l’occasion de combattre les actes de M. le duc de Broglie. Mais la haute estime que nous avons toujours professée pour ses talents et pour son caractère nous fait saisir avec plaisir toutes les occasions de lui rendre justice. M. le duc de Broglie réunissait mieux que personne, nous le reconnaissons volontiers, les conditions nécessaires pour exceller dans le travail dont la commission l’avait chargé : une connaissance pratique des grandes affaires du gouvernement, et l’habitude ainsi que le goût des études philosophiques ; un amour vrai de l’humanité, éclairé par l’expérience politique des hommes, et enfin du loisir. La commission dont M. le duc de Broglie a été l’organe, reconnaissant que l’incertitude au milieu de laquelle vivent, depuis plusieurs années, les colons, les esclaves et la métropole, ne peut se prolonger plus longtemps sans de grands périls, est d’avis que le moment est arrivé d’y mettre un terme par l’abolition de l’esclavage. Mais comment l’abolir ? Ici la commission se partage. Deux plans sont proposés. Nous nous bornerons à faire connaître celui que la majorité a adopté.

Une loi fixerait dès aujourd’hui, à dix ans, le terme irrévocable de l’esclavage. Ces dix années seraient employées à préparer les nègres et les colons à supporter l’état social nouveau qu’on leur destine. Tout en restant astreint au travail forcé et habituellement gratuit, signe principal de la servitude, le nègre acquerrait cependant certains droits dont il n’a jamais joui jusqu’ici, et sans lesquels il n’y a pas de progrès en morale et en civilisation, tels que ceux de se marier, d’acquérir, de se racheter ; des écoles lui seraient ouvertes ; l’éducation religieuse et l’instruction lui seraient abondamment fournies.

On voit qu’entre la fin de l’esclavage et l’indépendance proprement dite, la commission a pensé, comme le gouvernement britannique, qu’il convenait de placer une époque intermédiaire, principalement destinée à l’éducation des nègres ; mais elle a conçu cet état intermédiaire d’une autre manière que les Anglais. Ceux-ci avaient commencé par proclamer que l'esclavage était aboli ; mais chaque esclave, transformé en apprenti, n’en avait pas moins continué à rester chez son ancien maître et à travailler pour lui sans salaire. Cette condition mixte, où la liberté, après avoir été donnée, semblait retenue, n’avait été bien comprise par personne. Elle avait donné naissance à des discussions interminables entre les deux races ; les nègres s’en étaient aigris, et les blancs n’en avaient point été satisfaits. Éclairée par cette expérience, la commission a jugé qu’il fallait ne supprimer le nom de l’esclavage qu’au moment où on effacerait réellement les traits principaux qui le caractérisent ; au lieu d’annoncer, comme les Anglais, plus qu’on ne donnait, elle a trouvé plus sage d’accorder en réalité plus qu’on ne semblait avoir promis.

Au bout de l’époque préparatoire, la relation forcée du serviteur et du maître aurait un terme ; le travail deviendrait productif ; la servitude cesserait de fait comme de nom.

Mais cela ne veut pas dire que la société coloniale dût tout à coup prendre exactement le même aspect que la grande société française, ni que le nègre émancipé fût sur-le-champ appelé à jouir de tous les droits que possède parmi nous l’ouvrier. L’exemple de l’Angleterre était là pour empêcher de tomber dans une pareille faute. La commission l’a parfaitement compris ; elle a jugé que les plus grands périls qu’auraient à courir les colonies à l’époque de l’émancipation ne naîtrait pas, comme on l’a cru jusqu’ici, des mauvaises inclinations des noirs, et que, quand même ils auraient fait en morale et en civilisation, durant les dernières années de l’esclavage, tous les progrès dont l’expérience a prouvé qu’ils sont capables, il serait encore imprudent de leur accorder tout à coup la même indépendance dont jouissent en France les classes ouvrières ; que si, au moment où le travail forcé n’aura plus lieu, on ne prenait pas quelques moyens artificiels pour attirer et retenir les nègres dans les sucreries et pour prévenir l’exagération des salaires, la production du sucre recevrait une soudaine et grave atteinte, et que les colonies, exposées à une perturbation subite dans leur principale et presque unique industrie, auraient fort à souffrir.

En conséquence, la commission propose de soumettre, pendant les premières années qui suivront l’abolition de l’esclavage, la liberté des nègres émancipés aux trois institutions principales que voici :

Les anciens esclaves seront tenus de résider dans la colonie.

Libres de choisir la profession à laquelle ils désirent se livrer et le maître sous la direction duquel ils veulent travailler, ils ne pourront rester oisifs ni se borner à travailler pour leur propre compte.

Chaque année, le maximum et le minimum des salaires seront fixés par le gouverneur en conseil. C’est entre ces limites extrêmes que les prix seront débattus.

Le motif de ces trois dispositions transitoires est facile à saisir.

Par la première, la commission veut prévenir l’embauchage anglais, qui ne tarderait pas à diminuer sensiblement la population ouvrière de nos îles.

Le but de la seconde est de s’opposer à ce que les nègres de nos colonies n’imitent ceux des colonies anglaises et n’abandonnent comme eux les grandes industries pour se retirer sur des portions de sol fertile qu’ils auraient acquises à très-bas prix ou usurpées.

Le principal objet de la troisième, enfin, est d’empêcher qu’à leur tour les maîtres, abusant de l’obligation où sont les noirs de louer leurs services et de la facilité qu’ils trouvent eux-mêmes, vu leur petit nombre, à se coaliser, n’imposent à leurs ouvriers des salaires trop bas.

On comprend que toutes ces dispositions sont transitoires : elles ne sont faites que pour faciliter aux colonies le passage d’un état social à un autre et empêcher que, dans les premiers moments, il ne se fasse un déclassement rapide des travailleurs, et, par suite, une perturbation industrielle aussi préjudiciable, on ne saurait trop le redire, à la race noire qu’à la race blanche.

Quand les nègres, après avoir adopté une résidence fixe, auront embrassé définitivement une profession et en auront contracté les habitudes ; dès que l’usage aura indiqué de certaines limites aux salaires, les dernières traces de la servitude pourront disparaître. La commission estime que cet état transitoire pourra cesser au bout de cinq ans.

Les chambres auront à examiner si, au lieu de recourir à cet ensemble de mesures exceptionnelles, ou ne pourrait pas se borner, d’une part, à faire exécuter à la rigueur les lois existantes contre le vagabondage et, de l’autre, à interdire aux nègres, pendant un certain nombre d’années, l’achat ou l’occupation des terres. Cela paraît plus simple, plus net et peut-être aussi efficace.

C’est principalement la possession et la culture de la terre qui, dans les colonies anglaises, ont fait sortir les noirs des sucreries. Les mêmes causes amèneraient infailliblement dans les nôtres les mêmes effets.

Sur 263,000 hectares que contiennent la Martinique et la Guadeloupe, il y en a 180,000 non cultivés.

La Guyane, qui a 125 lieues de long sur près de 200 de profondeur, n’a pas 12,000 hectares en culture. Il n’y a donc pas de nègre qui, dans ces colonies, ne puisse se procurer de la terre et qui ne s’en procure si on lui laisse la liberté de le faire. Car, tant que la trace de l’esclavage ne sera pas effacée, les noirs auront naturellement peu de penchant à travailler pour le compte d’un maître. Ils préféreront vivre indépendants sur leur petit domaine, alors même qu’ils retireraient ainsi de leur travail une moindre aisance. Si, au contraire, les nègres émancipés, ne pouvant ni demeurer en vagabondage, ni se procurer un petit domaine, en étaient réduits pour vivre à louer leurs services, il est très-vraisemblable que la plupart d’entre eux resteraient dans les sucreries et que les frais d’exploitation de ces établissements ne s’élèveraient pas outre mesure.

Qu’on y regarde de près, l’on verra que l’interdiction temporaire de posséder de la terre est non-seulement de toutes les mesures exceptionnelles auxquelles on peut avoir recours la plus efficace, mais aussi en réalité la moins oppressive.

Ce n’est point par une conséquence naturelle et nécessaire de la liberté que les nègres des colonies peuvent ainsi passer tout à coup de l’état d’esclaves à celui de propriétaires fonciers : c’est par suite d’une circonstance très-extraordinaire, le voisinage de terrains fertiles qui appartiennent pour ainsi dire au premier occupant. Rien de semblable ne s’est jamais vu dans nos sociétés civilisées.

Malgré tous les efforts que nous avons faits en France pour mettre la propriété immobilière à la portée des classes travaillantes, la terre est demeurée si chère que ce n’est qu’avec beaucoup d’efforts que l’ouvrier peut en acquérir quelque partie. Il n’y arrive qu’à la longue et après s’être enricbi par son industrie. Chez toutes les autres nations européennes, il est presque sans exemple qu’un ouvrier devienne propriétaire foncier. Pour lui, le sol est en quelque sorte hors du commerce.

En interdisant momentanément aux nègres la possession de la terre, que fait-on donc ? On les place artificiellement dans la position où se trouve naturellement le travailleur d’Europe.

Assurément il n’y a pas là de tyrannie, et l’homme auquel on n’impose que cette gêne au sortir de l’esclavage ne semble pas avoir droit de se plaindre.




SIXIÈME ET DERNIER ARTICLE[7]


Quelque respectable que soit la position des noirs, quelque sainte que doive être à nos yeux leur infortune, qui est notre ouvrage, il serait injuste et imprudent de ne se préoccuper que d’eux seuls. La France ne saurait oublier ceux de ses enfants qui habitent les colonies ni perdre de vue sa grandeur, qui veut que les colonies progressent.

Si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres. Les colons ont profilé, il est vrai, de l’esclavage ; mais ce n’est pas eux qui l’ont établi : la métropole a, pendant plus de deux cents ans, favorisé de tout son pouvoir les développements de cette institution détestable, et c’est elle qui a inspiré à nos compatriotes d’outre-mer les préjugés dont maintenant l’impression nous étonne et nous irrite.

Les injures et souvent les calomnies que les colons adressent ou font adresser tous les jours à tant d’bommes honorables ne doivent pas nous empêcher de voir ce qu’il y a de juste dans leurs demandes et de fondé dans leurs griefs.

La commission, examinant cette portion du sujet, n’a pas hésité à reconnaître que, si la métropole devait aux esclaves des colonies la liberté, elle devait aux colons plusieurs garanties qu’elle a résumées de cette manière :

D’abord un délai suffisant pour que les propriétaires coloniaux se préparent à subir la révolution qu’on a en vue et se procurent de quoi faire face aux nouveaux frais que la production du sucre par des mains libres doit leur occasionner.

Une de nos colonies vient d’éprouver un désastre immense ; il faut lui donner le temps de le réparer.

En ce moment d’ailleurs la propriété coloniale est partout obérée ; on pourrait presque dire qu’elle n’existe pas, car la plupart des colons ayant plus de dettes que de biens, nul ne sait précisément à qui appartiennent en réalité les terres qu’ils cultivent ; il n’y a que l’introduction dans les colonies de l’expropriation forcée qui puisse amener la fin de ce désordre, liquider les fortunes et faire apparaître les propriétaires véritables. Alors seulement les colons possédant un capital ou un crédit pourront faire les avances que nécessitera la substitution du travail salarié au travail gratuit.

Un projet de loi ayant pour objet d’introduire l’expropriation forcée dans les Antilles est soumis eu ce moment à l’examen des chambres, et sera vraisemblablement adopté l’an prochain. Il est bon de laisser la nouvelle loi d’expropriation opérer pendant un certain temps avant d’abolir définitivement l’esclavage.

La seconde garantie que les colons, suivant la commission, ont le droit de demander à la mère-patrie, c’est un prix rémunérateur pour leurs sucres. L’émancipation, en effet, avec quelque ménagement qu’elle soit conduite, entraînera nécessairement, comme le dit le rapporteur, un certain degré de perturbation dans le travail colonial. Dans les premiers moments, la production sera nécessairement réduite. Si, dans ce même temps, le prix des sucres ne s’élève point, à plus forte raison s’il vient à baisser, les colons, déjà gênés, souffriront dans leurs revenus une perte qui leur rendra difficile et peut-être impossible de faire face à leurs obligations nouvelles.

Un très-léger sacrifice imposé aux consommateurs suffirait au contraire pour les tirer d’affaire et mener à bien l’entreprise. Quelques chiffres mettront ceci en évidence. Les colonies nous vendent anjourd’bui 80 millions de kilogrammes de sucre, à raison de 125 francs les 100 kilogrammes : ce qui leur rapporte 100 millions de francs. Supposez qu’après l’abolition de l’esclavage, l’importation du sucre colonial tombe à 70 millions de kilogrammes, et que, par suite de l’introduction du sucre étranger, ou grâce à une faveur particulière accordée au sucre de betterave, le prix de vente reste à 125 francs les 100 kilogrammes, le revenu des colons sera diminué de 12,500,000 francs, perte écrasante, qu’il faudra répartir sur un très-petit nombre de producteurs. Que le prix du sucre, au contraire, s’élève à 145 francs les 100 kilogrammes, ce qui n’a rien d’extraordinaire et s’est vu plusieurs fois dans ces dernières années, les colons ne perdent rien et le consommateur ne paye la livre de sucre que deux sous de plus.

C’est précisément ce qui est arrivé en Angleterre. La production du sucre colonial a diminué d’un quart après l’émancipation, ainsi que nous l’avons vu. Mais grâce aux tarifs protecteurs, le prix du sucre colonial s’étant élevé par suite de la rareté même de la denrée, les colons n’ont pas reçu moins d’argent, ce qui leur a permis jusqu’ici de résister aux conséquences désastreuses de l’élévation des salaires.

Il est même arrivé cette circonstance bien remarquable que le gouvernement ayant voulu, en 1840, baisser de près de moitié le droit qui s’opposait à l’entrée des sucres étrangers, la chambre des communes, c’est-à-dire la branche de la législature qui représentait le plus directement les consommateurs, s’y opposa et plutôt que de le souffrir, aima mieux renverser le ministère.

Ces considérations ont porté la commission des affaires coloniales à déclarer qu’à son avis il était nécessaire, avant de procéder à l’émancipation, d’établir l’égalité entre le sucre de betterave et le sucre colonial et que, tant que durerait la crise produite par ce grand événement, il ne fallait pas abaisser le droit qui frappe à son entrée le sucre étranger.

La dernière garantie qu’il est équitable d’accorder aux colons c’est une indemnité représentant la valeur vénale des esclaves mis en liberté. Durant les dix ans qui, dans le système de la commission, s’écoulent entre le moment où le principe de l’abolition de l’esclavage est adopté et celui où, en fait, l’esclavage est détruit, on prépare les esclaves à la liberté et on liquide la propriété coloniale. Durant cette période, les colons n’éprouvent aucun préjudice et conséquemment n’ont droit à aucune indenmité. Mais le jour où la servitude venant à cesser, le travail des nègres cesse d’être gratuit, la question de l’indemnité se présente. L’esclave est-il réellement une propriété ? De quelle nature est cette propriété ? À quoi l’État, qui la fait disparaître, est-il obligé en droit et en équité ? M. le duc de Broglie a traité cette partie si difficile et si délicate de son rapport en économiste, en philosophe et en homme d’État. C’est la portion la plus saillante de ce grand travail ; nous voudrions pouvoir la mettre sous les yeux de nos lecteurs ; mais les limites que nous devons nous imposer nous en empêchent. Nous nous bornerons donc à dire que la commission arrive à démontrer qu’il serait contraire à toutes les notions de l’équité et à l’intérêt évident de la métropole, d’enlever aux colons leurs esclaves sans les indemniser de leurs pertes.

La commission, à la suite d’un long et consciencieux travail, a cru devoir fixer cette indemnité à 1, 200 francs par tête de nègre. Les Anglais avaient acquitté l’indemnité de deux manières : au moment de l’abolition, ils avaient remis la moitié de la somme promise aux planteurs et, en outre, ils leur avaient assuré, pendant sept ans, une partie du travail gratuit des affranchis. Ils avaient calculé que le prix de ce travail équivaudrait au bout de sept ans à l’argent qu’on ne payait pas. La commission a adopté une mesure, sinon semblable, au moins analogue.

Le capital dû pour les deux cent cinquante mille esclaves des colonies, à 1, 200 francs par tête, étant 300 millions, la moitié, ou 150 millions, représentée par une rente de 6 millions à 4 p. 0/0, serait accordée aux colons et placée à leur compte à la caisse des dépôts et consignations. Par celle opération, la métropole s’acquitte de la moitié de sa dette et acquiert, en conséquence, le droit de retirer aux colons le moitié du travail gratuit de leurs esclaves ; au lieu de cela, elle continue à leur en laisser la jouissance entière pendant dix ans. Or le prix du travail journalier d’un nègre peut-être évalué à 50 centimes. C’est donc 25 centimes dont la métropole gratifie chaque jour le maître, et cet avantage, en se continuant pendant dix ans, équivaut précisément aux 150 millions qu’on ne donne pas.

Comme on le voit, les frais de l’émancipation se répartissent d’une manière qui semble équitable entre tous ceux qui ont intérêt au succès de la mesure : la moitié de l’indemnité est fournie par la métropole, l’autre par le travail des noirs, et l’élévation de la main d’œuvre est supportée par les colons.

En résumé, liberté simultanée accordée aux esclaves au bout de ces dix ans ;

D’ici là, un ensemble de mesures qui aient pour but de moraliser et de civiliser les nègres et de liquider la propriété des blancs ; Après ce terme, une législation spéciale dont l’objet soit d’aider la société coloniale à se rasseoir ;

Avec la liberté donnée aux esclaves, une indemnité suffisante accordée aux maîtres.

Tel est, dans ses traits principaux, le plan d’émancipation que la majorité de la commission propose. Il était difficile, ce semble, d’atteindre im plus grand but à moins de frais, et de mieux accorder ce que l’humanité et l’intérêt de la France exigent avec ce que la prudence commande.

Ce plan, si laborieusement préparé par la commission, exposé avec tant de talent par M. le duc de Broglie, sera-t-il adopté sincèrement par le gouvernement et sérieusement présenté par lui à l’adoption des chambres ? Cela est fort douteux.

M. Guizot a l’esprit trop élevé pour être insensible à la beauté et à la grandeur de l’œuvre qu’on propose. Nous lui rendons cette justice de croire qu’il l’accomplirait s’il était libre de le faire. On peut croire que plusieurs de MM. les ministres veulent aussi l’émancipation, mais tous ceux qui voient de près les affaires savent bien que le gouvernement n’en veut pas. Nous ne sommes pas dans le temps des entreprises généreuses, pas même dans celui des entreprises utiles, quand en même temps elles sont difficiles et grandes.

Il y a plusieurs manières de repousser l’émancipation. On peut maintenir hautement l’esclavage, comme l’avaient fait Napoléon et la Restauration. Mais cela n’est pas facile dans le temps de liberté démocratique où nous vivons, quand on représente une révolution qui a été faite tout entière au nom de l’égalité, et dont ce glorieux principe fait le symbole et la force.

Sans maintenir l’esclavage, on peut du moins ne pas s’occuper de le détruire. Comme il est impossible d’émanciper les nègres sans que le gouvernement ne se mette à la tête de l’entreprise, pour rendre tous les efforts des abolitionistes inutiles, il n’a pas besoin de résister, il lui suffit de s’abstenir. C’est la politique qu’on suit depuis dix ans.

Un dernier expédient consiste à prôner l’émancipation, mais à en exagérer tellement les périls, les incertitudes et les frais devant les chambres, que l’obstacle vienne d’elles. De cette manière, on garde l’honneur de ses principes sans mettre en péril son pouvoir, et l’on reste à la fois, chose difficile, libéral et ministre. Il est à craindre que ce ne soit là la méthode que se propose de suivre le ministère : quelques mots prononcés à la fin de la session dernière semblent l’indiquer. Interpellé sur les intentions du gouvernement, M. Guizot protesta d’abord de son dévouement pour la grande cause de l’abolition ; puis il étala complaisamment devant l’assemblée, en les exagérant immensément, les difficultés et les frais de la mesure. Il ne craignit pas, entre autres, d’annoncer officiellement que l’émancipation coûterait au Trésor public plus de 250 millions, ce qui fit naître, comme il était facile de s’y attendre, les exclamations improbatives de la chambre.

Or, dans ce moment même, M. Guizot avait sous les yeux le rapport de M. le duc de Broglie, rapport qui montre jusqu’à l’évidence que 6 millions de rente, au capital de 150 millions, représentent, à très-peu de chose près, le chiffre total de la dépense. Que signifient donc de semblables paroles ? Doit-on les attribuer à l’ignorance ? Mais comment admettre l’ignorance du gouvernement dans une affaire si grande et si connue ? Voulait-on indisposer par avance l’opinion publique et susciter des résistances salutaires ? C’est ce que la session prochaine fera bien voir.

Si le ministère, montrant que nos soupçons étaient injustes, entre franchement dans l’émancipation, le devoir de l’opposition est de l’y soutenir de tout son pouvoir, car c’est de l’intérêt de la France, de sa grandeur, de son honneur, des doctrines que sa révolution a fait prévaloir dans le monde, et que l’opposition surtout se fait gloire de professer, qu’il s’agit ici. Mais que l’opposition prenne bien garde de se payer de vains mots ; qu’elle sache que, quand on lui parle désormais de nouveaux délais destinés à foire des études nouvelles, on la trompe.

Tout ce que la statistique peut faire connaître est appris ; tout ce que peut montrer l’expérience est vu. Jamais question mieux éclairée de tous les côtés n’a été mise sous les yeux des chambres. La mesure est nécessaire, tous les hommes sensés le reconnaissent. Le temps de la prendre est venu, on ne saurait sérieusement le contester ; les moyens de la mener à bien sont trouvés ; il suffit de lire le rapport de M. le duc de Broglie pour s’en convaincre. Il ne reste absolument qu’une seule chose à décider : celle de savoir si, pour conserver au pays des positions qui dominent une grande partie du commerce du globe, si, pour arracher deux cent cinquante mille de nos semblables à l’esclavage dans lequel nous les tenons contre tout droit ; enfin si, pour rester fidèles à notre rôle et ne pas déserter les nobles principes que nous avons fait triompher nous-mêmes chez nos voisins, c’est trop payer que d’inscrire 6 ou 7 millions de plus au grand-livre de notre dette. Il n’y a plus d’autre question que celle-là.

  1. Ces articles sur l’émancipation des esclaves parurent dans le journal le Siècle, à la fin de l’année 1843, sous la date des 25 et 29 octobre, 9 et 20 novembre, 7 et 15 décembre 1843. Ils n’étaient signés d’aucun nom ; seulement l’honorable rédacteur en chef du Siècle, M. Chambolle, qui les avait reçus de Tocqueville, avait appelé sur eux l’attention de ses lecteurs dans des termes propres à faire deviner le nom de l’auteur. Voyez la préface mise en tête du t. 1°, p. 59.
  2. Le Siècle, 25 octobre 1843.
  3. 29 octobre 1843.
  4. 9 novembre 1843.
  5. 20 novembre 1843.
  6. 7 décembre 1843.
  7. 15 décembre 1843.