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L’Enquête de 1865 sur le Crédit
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 391-418).
L’ENQUÊTE
SUR LE CREDIT

I.
LA CRISE MONÉTAIRE DE 1864 ET SES ORIGINES.

I. De la Monnaie de papier et des Banques d’émission, par M. Ad. d’Eichthal, 1864. — II. La Question des Banques, par M. Wolowski, de l’Institut. — III. Les Principes de la Constitution des banques et de l’Organisation du crédit, par M. Isaac Pereire. — IV. Les Banques d’émission ou d’escompte, par M. Maurice Aubry, 1864. — V. Étude préparatoire à l’enquête, par M. Jules Lecesne, 1865. — VI. Considérations sur la cherté de l’argent, par M. Edmond Ehrmann, 1864. — VII. La Banque de France et les Banques départementales, par M. Léonce de Lavergne, 1864. — VIII. Études sur la Circulation monétaire, par M. Coullet, 1865. — IX. Extraits des enquêtes parlementaires anglaises sur les questions de banques, publiés sous les auspices de la Banque de France, 1865.

On ne s’occupe plus guère de l’enquête sur les questions de crédit annoncée avec tant de solennité au commencement de cette année, et qui paraissait répondre alors à tant d’intérêts, j’ajoute à tant de passions. Cette enquête se poursuit cependant, et la commission qui la dirige a déjà pu recueillir plus d’une révélation intéressante. On se souvient des circonstances qui l’ont déterminée. Pendant deux ans, l’intérêt de l’argent avait été fort élevé : il avait varié entre 5 et 8 pour 100, et la moyenne avait: été au moins de 6 à 7. On se demandait si c’était là une situation normale; si l’industrie et le commerce devaient continuer à s’imposer des sacrifices aussi considérables. En pareil cas, comme il est toujours plus commode de s’en prendre aux institutions et aux hommes qu’aux circonstances, on accusait la Banque de France de tout le mal. C’était elle qui marquait l’élévation du taux de l’escompte, donc c’était elle qui faisait renchérir le prix de l’argent. Dieu sait ce que pendant ces deux années nous avons vu se succéder de volumes affirmant plus ou moins cette thèse et concluant presque tous qu’on pourrait trouver un remède à la situation par une meilleure organisation du crédit! Grâce à toutes ces attaques, la Banque de France était devenue en quelque sorte le bouc émissaire de la situation, et il fallait une certaine dose d’énergie et une conviction bien forte pour oser prendre sa défense. Nous l’avons essayé pourtant, et plusieurs fois, dans la Revue, nous avons cherché à montrer les choses sous leur vrai jour; mais que peuvent des explications et des raisonnemens lorsque les passions sont excitées et les intérêts en jeu? Or il en est malheureusement toujours ainsi quand l’argent est cher et que le commerce souffre. Cela ne veut pas dire pourtant que la cherté de l’argent soit toujours un obstacle à la prospérité d’un pays; on la voit au contraire souvent coïncider avec cette même prospérité nous en avons la preuve la plus manifeste dans ce qui se passe généralement aux États-Unis et dans ce qui a eu lieu en France et en Angleterre il y quelques années. Toujours est-il que, si la cherté de l’argent n’est pas un obstacle à la prospérité, elle n’est pas non plus la cause qui la favorise. Un pays peut être prospère malgré la cherté de l’argent, lorsqu’il est sous l’influence de certaines conditions économiques; mais il prospérerait encore beaucoup plus, si l’argent était à bon marché: cela diminuerait d’autant le prix de revient des choses, et la diminution du prix de revient, c’est en réalité un nouvel essor imprimé à l’activité industrielle et commerciale.

On s’est plaint d’autant plus chez nous pendant les deux dernières années de la cherté de l’argent, qu’elle n’a pas coïncidé, il faut le dire, avec un grand développement de la richesse publique. Le commerce avait eu ses années brillantes de 1854 à 1862, sauf cependant l’année 1858, qui a été la liquidation de la crise de 1857; mais en 1863 et 1864 il avait subi évidemment un certain ralentissement: on se demandait donc comment il pouvait se faire qu’avec un mouvement d’affaires moindre on dût payer l’argent plus cher qu’on ne l’avait payé dans d’autres années plus brillantes? Cela paraissait inexplicable, et comme il n’y a rien qui rende l’esprit plus docile aux suggestions qu’un mal qui dure et qu’on ne !l’explique pas, on vit pleuvoir, je le répète, toute espèce d’écrits et de volumes qui attaquaient plus ou moins vivement la Banque de France. C’était la Banque de France qui était la cause de tout le mal, c’était elle qui donnait au prix de l’argent une élévation factice, qui abusait de son monopole, et qui, au lieu de servir l’intérêt général comme elle l’aurait dû, ne faisait que l’entraver dans un intérêt personnel. On venait dire à ces commerçans qui souffraient de l’élévation du taux de l’escompte, qui étaient arrêtés dans le développement de leurs affaires, ou qui avaient peine à renouveler leurs engagemens : « Le mal dont vous souffrez n’est pas de votre fait, il est la conséquence d’un monopole qu’on a établi à côté pour vous protéger, pour vous favoriser, et qui, au lieu de cela, vous exploite; vous payez l’argent 6 et 8 pour 100, il serait facile de vous le donner à 4 pour 100 avec une meilleure organisation du crédit. » Il n’est pas étonnant que de pareilles suggestions aient trouvé de l’écho; elles en trouvaient d’autant plus qu’il n’y avait pour ainsi dire personne pour contredire, et que la Banque de France se laissait ainsi mettre au ban de l’opinion publique sans se défendre.

Tant que la guerre qu’on lui faisait resta concentrée dans quelques publications fugitives, dans quelques articles de journaux, elle put en effet rester impassible et compter sur la force de la vérité pour faire justice de tout ce qu’il y avait de peu fondé dans les accusations dont elle était l’objet; mais il arriva un jour où il ne lui fut plus possible de rester en dehors du débat. Un écrit signé d’un nom important dans la finance vint, après un réquisitoire des plus vifs, prononcer contre elle le mot d’enquête. Il se pouvait sans doute, et beaucoup de personnes l’ont pensé, que ce mot ne fût qu’un argument de plaidoirie et ne dût pas être pris au sérieux; mais, comme on vit presque aussitôt dans certains quartiers commerçans de la capitale et à Lyon s’organiser une espèce d’agitation et des pétitions se signer contre la Banque de France, il était difficile pour celle-ci de rester immobile. Son honneur était en jeu, et puisqu’on avait prononcé le mot d’enquête, qu’on se faisait fort de prouver les faits dont on l’accusait, c’était à elle de relever le gant et de montrer qu’elle ne craignait pas la lumière. Elle le releva en effet en adressant une pétition à l’empereur, où, après avoir fait la réserve des droits qui étaient la propriété de ses actionnaires et qui ne pouvaient pas être mis en discussion, tels que son privilège et le droit. exclusif d’émettre des billets au porteur, elle demandait pour le reste que la lumière se fît aussi éclatante que possible, afin qu’on vît où était la cause du mal, et quelle était la responsabilité de chacun dans la crise qui avait lieu. Cette pétition fut insérée au Moniteur avec celle des commerçans qui se plaignaient, et l’enquête fut annoncée. Seulement dans le premier moment on ne se rendit pas bien compte de la nature de cette enquête, on crut qu’il s’agissait de porter l’investigation sur toutes les institutions de crédit, et, chose bizarre, c’est l’institution même d’où était parti le premier mot d’enquête qui eut le plus à souffrir de ce premier moment de méprise. Le Crédit mobilier baissa de 10 francs à la bourse qui suivit l’annonce de l’enquête, ce qui fit dire malicieusement à quelques personnes que c’était un commencement d’enquête. On comprit bien vite pourtant qu’il ne s’agissait pas d’un acte d’accusation à dresser contre telle ou telle institution de crédit, pas plus contre la Banque de France que contre une autre, que personne n’était en cause, qu’on voulait tout simplement, par le moyen le plus efficace, chercher à éclairer une des questions les plus importantes du jour et sur laquelle les idées sont le plus erronées, celle du crédit.

Aussitôt l’enquête annoncée, il y eut comme une espèce de trêve entre les parties qui se disputaient. Personne n’espéra plus remporter la victoire de haute lutte, et on se donna rendez-vous devant l’enquête. Une autre raison peut-être plus puissante contribua aussi à l’apaisement des esprits, ce fut l’abaissement du taux de l’escompte. Au moment où se prononçait pour la première fois le mot d’enquête, l’escompte était à 7 pour 100 : il resta à peu près au même taux pendant tout le temps que se produisit la petite agitation contre la Banque; mais, au moment où l’enquête fut annoncée, il n’était déjà plus qu’à 5 pour 100, et peu de temps après il descendait à 4. Il sembla alors qu’on n’avait plus d’intérêt à l’enquête; chacun avait oublié le mal dont il avait souffert, et avec l’imprévoyance qui caractérise la nature humaine, comme si on ne devait plus jamais se retrouver dans la même situation, on ne pensa plus au remède. Le gouvernement cependant n’oublia pas son enquête, il nomma la commission qui devait la diriger ce fut le conseil supérieur de l’agriculture et du commerce, sous la présidence de M. Rouher. Aussitôt nommée, la commission se mit en devoir de rédiger le questionnaire destiné aux personnes qu’elle se proposait d’entendre. Malheureusement, lorsque l’enquête aurait pu commencer, on fut obligé de l’ajourner pour diverses raisons. On l’ajourna d’abord sur la demande des négocians qui avaient accusé la Banque, et qui, invités à venir formuler leurs griefs, déclarèrent qu’ils n’étaient pas prêts et demandèrent un mois de sursis, ce qui était assez étrange, car enfin du moment qu’on accuse, on doit toujours être en mesure de produire son accusation. Le sursis d’un mois écoulé, on ajourna encore, parce qu’on se trouvait en pleine discussion de l’adresse et que M. Rouher, qui avait à diriger l’enquête, devait aussi, devant le corps législatif, répondre pour le gouvernement aux orateurs de l’opposition. Après la discussion de l’adresse vint celle du budget, qui entraîna les esprits vers d’autres préoccupations, et enfin, lorsque la session fut close, on était à la fin de juillet; tout le monde avait quitté Paris ou aspirait à le quitter, il n’y aurait plus eu personne pour diriger l’enquête et pour y répondre. Il fallut encore ajourner, et d’ajournement en ajournement on n’a pu commencer sérieusement cette enquête qu’à la fin du mois dernier, c’est-à-dire plus de huit mois après qu’elle avait été annoncée. Cela veut-il dire que le gouvernement n’y tienne pas, et qu’il ne fait ordonnée que pour offrir une satisfaction apparente à l’opinion? Ce n’est pas notre sentiment; nous croyons au contraire que le gouvernement y tient beaucoup, et qu’il est disposé à la poursuivre maintenant avec toute l’activité possible. Il ne faut pas croire, parce que nous venons de traverser une année presque entière où l’argent a été abondant et à bon marché, que nous ne le reverrons plus jamais rare et cher, et que nous sommes pour toujours à l’abri des maux dont nous avons souffert l’année dernière. L’argent a été abondant aussi après la crise de 1857, comme il l’a été cette année. L’encaisse, descendu à 191 millions au mois de novembre 1857, était remonté à 538 millions au mois de juillet 1858, ce qui ne l’empêcha pas quelques années après, au mois de novembre 1863, de redescendre à 205 millions, et d’être à 169 millions au mois de janvier 1864. Déjà même, après avoir oscillé autour de 500 millions pendant plusieurs mois cette année, le voilà redescendu à 418 millions[1], et l’escompte, qui était à 3 pour 100 il y a un mois, est aujourd’hui à 5 pour 100; il est à 7 pour 100 en Angleterre.

Après la crise de 1857, malgré la leçon sévère qu’elle nous avait infligée, nous n’avons pas cessé d’agir comme par le passé, sans nous préoccuper des enseignemens qu’elle pouvait contenir. Il ne faudrait pas faire de même cette année. Le meilleur moment pour étudier les crises, c’est lorsqu’elles viennent d’avoir lieu; le souvenir en est encore assez présent pour que chacun puisse déposer avec pertinence de faits qu’il a eus sous les yeux, et comme, les intérêts ne sont plus en jeu, les dépositions sont empreintes de plus de calme et de plus de sincérité: Discuter au moment de la crise, lorsque les intérêts sont le plus engagés, c’est absolument comme si on voulait juger un drame avant d’en connaître le dénoûment. Les Anglais n’y ont jamais manqué; c’est toujours au lendemain des crises qu’ils ont fait leurs enquêtes, et il ne s’en est pour ainsi dire pas passé une sans qu’on en ait recherché les causes. En 1810, après la plus grande dépréciation qu’aient subie les billets de la Banque d’Angleterre depuis la suspension des paiemens, on voulut savoir l’effet produit par cette dépréciation, on fit une enquête, et il en est résulté le fameux rapport dit bullion report, qui a fixé les véritables principes sur la matière. En 1820, l’Angleterre a voulu connaître l’influence exercée par la reprise des paiemens qui avait eu lieu l’année précédente. Ce sont de nouvelles enquêtes qui ont amené, après la crise de 1825, la suppression des billets de 1 livre sterling, et après celle de 1837 le monopole de la Banque d’Angleterre dans un certain rayon. Enfin les crises de 1847 et 1857 ont déterminé chacune encore une enquête qui a eu pour résultat d’éclairer l’opinion sur les conséquences de l’acte de 1844 relatif à la limitation de la circulation fiduciaire.

On répondra peut-être que ces enquêtes si multipliées n’ont pas empêché l’Angleterre d’avoir de nouvelles crises, et des crises de plus en plus fréquentes, puisque celle de l’année dernière n’a été séparée de celle de 1857 que par un laps de sept ans, tandis qu’il y avait une moyenne de dix années d’intervalle entre les précédentes. Cela est vrai, les Anglais n’ont pas évité les crises à la suite de leurs enquêtes, parce qu’il est difficile à un peuple qui est doué d’une telle expansion, qui a une telle activité industrielle et commerciale, de bien mesurer le degré de ses forces et de ne jamais s’engager au-delà; mais ils y ont gagné de ne plus faire fausse route, et d’être bien fixés sur les principes qui président au développement de la richesse. Ces principes, ils les exagèrent quelquefois, ils dépassent le but; mais, une fois la crise arrivée, ils ne discutent plus sur les moyens à employer pour la combattre; ils ne vont pas demander à des systèmes chimériques le moyen de sortir d’embarras ils subissent tranquillement l’élévation du taux de l’escompte jusqu’au degré où cela est nécessaire pour ramener l’équilibre entre l’offre et la demande, et personne ne s’avise de rendre la Banque d’Angleterre responsable de cette élévation du taux de l’escompte. On lui fait plutôt le reproche contraire, celui de ne pas l’avoir élevé assez vite. Voilà ce qu’ont produit les enquêtes faites au lendemain des crises en Angleterre; elles ont éclairé l’opinion publique sur les causes qui les amènent et sur les moyens à employer pour les combattre.

Nous voudrions qu’il en fût de même en France et qu’on fût fixé une fois pour toutes sur les véritables principes qui doivent nous guider, lorsque nous sommes en présence de ces calamités industrielles et commerciales qui viennent de temps en temps troubler les rapports économiques d’une nation. Nous ne les éviterons pas plus qu’on ne les évite en Angleterre lorsque nous en connaîtrons les causes; pas plus qu’on n’évite les maladies dont on connaît l’origine ; mais au moins, lorsque nous les aurons en face, nous serons tous d’accord sur les moyens de les traiter, et nous ne verrons plus se produire ces systèmes empiriques qui ne feraient qu’aggraver la situation. L’enquête peut nous rendre ce service mieux que tout autre moyen. Elle est dirigée par des hommes aussi éclairés qu’indépendans ; on s’adresse dans toutes les opinions aux personnes les plus compétentes; chacun vient déposer des faits tels qu’il les a vus et appréciés, et, s’il commet des erreurs ou obéit à:des préjugés, il est immédiatement en présence d’une contradiction, qui peut redresser son jugement. Il est bien rare que d’un examen ainsi fait il sorte autre chose que l’expression de la vérité. Non-seulement la vérité en sort, mais, ce qui est important par le résultat, c’est que le public en est persuadé ; il ne met pas en doute la sincérité d’une enquête, comme il met en doute l’opinion de telle ou telle personne, quelque considérable et compétente qu’elle puisse être. Toutefois, pour que cette enquête porte ses fruits, il faut qu’on publie un rapport qui indique bien le résumé de toutes les dépositions et l’opinion qui s’en est formée au sein de la commission. Ce rapport, livré à une grande publicité, acquerra une autorité, devant laquelle n’oseront plus se produire toutes les idées chimériques que nous sommes habitués à rencontrer à chaque crise; ce sera comme une espèce de loi que chacun sera tenu de respecter.

Ceci dit sur l’utilité de l’enquête, voyons maintenant sur quoi elle doit porter. Elle est intitulée « enquête sur les principes et les faits généraux qui régissent la circulation fiduciaire et monétaire, » et le questionnaire qui a été dressé par la commission comprend quarante-deux questions divisées en cinq paragraphes des crises monétaires, de la monnaie fiduciaire, des conditions d’une bonne monnaie fiduciaire, des établissemens qui émettent de la monnaie fiduciaire, du fonctionnement de la Banque de France.

Peut-être le nombre des questions est-il trop considérable et aurait-on pu facilement le diminuer. Il y en a qui font double emploi, qui demandent à peu près la même chose en d’autres termes; d’autres qui se déduisent forcément les unes des autres sans qu’il fût nécessaire de les exprimer séparément. Ainsi, quand on a demandé par la première question quelles ont été les causes de la crise monétaire de 1863 et 1864, on pouvait éviter la sixième, qui est ainsi conçue : quelles sont les causes qui ont pu récemment réduire la disponibilité des capitaux? Il est bien évident que les causes qui ont amené la crise de 1863 et 1864 ont également agi sur la disponibilité des capitaux. De même, de la trente-deuxième question, qui porte sur le rôle et la destination du capital de la Banque, à côté de la trente-quatrième, qui demande si le capital des banques d’émission doit être en général un capital de garantie ou peut être employé utilement dans les affaires de la Banque. Il y aurait encore à relever des questions un peu naïves telles que la quatrième, qui demande quelles sont dans un pays les causes régulatrices du taux de l’intérêt? C’est absolument comme si on demandait quel est sur un marché la cause régulatrice du prix des choses. Il ne peut y en avoir d’autre que le rapport de l’offre et de la demande. Maintenant ce rapport est-il ce qu’il devrait être? n’est-il pas faussé par des influences fâcheuses? C’est un autre ordre d’idées. Je ferai un reproche à peu près semblable à la huitième question, ainsi conçue : y a-t-il eu insuffisance des épargnes ou excès d’entreprises? Étant donné, et la question suppose cette prémisse, que la crise a été causée par l’insuffisance des capitaux, il n’était pas nécessaire de placer la disjonctive ou entre les deux membres de la proposition. Ils se confondent; les épargnes ont été insuffisantes parce qu’il y a eu excès d’entreprises, et il y a eu excès d’entreprises parce que les épargnes n’ont pas été suffisantes. Néanmoins, à part ces petites irrégularités, qui sont du reste sans importance, nous devons déclarer que le questionnaire a été bien fait, qu’il répond bien à toutes les questions qu’il était utile d’élucider, et que si l’on obtenait une réponse satisfaisante à toutes, on aurait le meilleur traité qui puisse exister sur les questions de crédit et de banque.

Je voudrais dans cette étude, non pas faire une revue de toutes les publications qui ont eu lieu à propos de l’enquête, cela m’entraînerait trop loin, et aurait, je crois, peu d’utilité; je voudrais seulement, m’inspirant des meilleurs travaux, essayer de répondre moi-même au questionnaire, en suivant ses principales divisions et en prenant dans chaque division les questions les plus importantes.


II.

La première division porte sur les crises monétaires. On y demande en résumé quelles ont été les causes de la crise de 1863 et 1864, quelles analogies et quelles différences cette crise a présentées avec les précédentes, quelle influence a exercée sur le marché intérieur la participation des capitaux français aux entreprises étrangères, et si la constitution de plusieurs sociétés de crédit a eu quelque action sur les embarras monétaires, a été de nature à éloigner ou à rapprocher les crises.

Et d’abord la crise de 1863 et 1864 a-t-elle été monétaire? Si la crise a été monétaire, ont dit certains esprits, ce n’est pas le capital qui a manqué, c’est tout simplement l’instrument de circulation, c’est le signe intermédiaire des échanges qui a été insuffisant pour répondre à tous les besoins. Il ne s’agit que de le multiplier et de le mettre en rapport avec les besoins. Que craint-on? Le papier mis en circulation, car il ne s’agit, bien entendu, que de papier, sera créé par un établissement très solide, par la Banque de France ou par tout autre qu’on voudra lui donner pour rival; il reposera sur les meilleures garanties, effets de commerce ou autres. Par conséquent il ne peut manquer d’être bien accueilli, et il mettra fin à une crise qui est purement artificielle, qui ne naît que de notre ignorance en matière de crédit et de la mauvaise administration de notre premier établissement financier, la Banque de France. Voilà ce qu’on disait déjà à l’époque de la crise de 1857; voilà ce qu’on a répété à satiété ces deux années dernières à propos des embarras d’argent que nous avons éprouvés. Nous ne disons pas qu’il n’y ait pas eu dans la dernière crise, comme dans celle de 1857, des embarras tenant particulièrement à l’argent; nous prétendons seulement que ce n’est pas là le caractère propre de la crise et qu’elle a été financière avant d’être monétaire. Par conséquent intituler la principale division des questions à faire dans l’enquête crises monétaires, c’est prendre un mauvais point de départ, c’est considérer comme admis ce qui est loin de l’être. Nous nous faisons fort de démontrer au contraire que, si la crise de 1863-64 a été monétaire, elle ne l’a été que par voie de conséquence; que ce qui a manqué d’abord, ç’a été en 1863 et 1864 comme en 1857, comme à toutes les époques de crises, le capital disponible. L’argent n’est devenu rare que parce qu’il suit la loi de ce capital, et ce n’est pas ici une querelle de mots, c’est une querelle de principes. Lorsque nous aurons démontré en effet que la crise de 1863-1864 a eu pour cause une insuffisance du capital disponible pris dans son sens le plus large, on verra tout de suite combien étaient chimériques tous les expédiens par lesquels on proposait d’étendre sous une forme ou sous une autre la circulation fiduciaire, c’est-à-dire le signe au lieu de la chose.

Lord Overstone, un des hommes les plus éclairés de l’Angleterre en matière de banque, a déposé dans l’enquête de 1857[2] que « toutes les grandes fluctuations d’intérêt provenaient d’un changement dans la valeur du capital, que celles qui provenaient de la quantité de la monnaie étaient très faibles comme étendue et comme durée. » En effet, une crise ne peut être purement monétaire que dans un cas, c’est dans celui où par suite d’une mauvaise récolte, du renchérissement extraordinaire d’une denrée de première nécessité, comme le coton, on a été obligé momentanément d’exporter plus de numéraire qu’à l’ordinaire. Si cette exportation s’est faite dans un laps de temps très court et qu’on ait pris l’argent, comme il arrive toujours, dans les grands réservoirs qui détiennent particulièrement le numéraire d’un pays, à la Banque de France ou à la Banque d’Angleterre, il se peut que cette exportation subite produise un certain vide, que le pays n’ait plus autant d’argent qu’il lui en faut pour ses besoins, et que par cela même il soit amené à le payer un peu plus cher. Ce n’est là pourtant qu’un effet très momentané; s’il n’y a rien autre de changé du reste dans les rapports économiques du pays, si on a la même abondance des autres choses, le même capital disponible, on ne tarde pas à combler le vide en aliénant une partie de ce capital pour faire rentrer le numéraire qui manque, et il rentre d’autant mieux que, comme il est plus cher dans le pays qui en a grand besoin qu’ailleurs, chacun s’empresse de l’y envoyer. Il viendra ou des contrées auxquelles on l’aura expédié par la voie des échanges commerciaux, ou si ces pays, pour une cause ou pour une autre, ne le renvoient pas assez vite, il viendra d’autres pays qui en auront de trop, ou dans lesquels il sera moins cher. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le vide ne tardera point à se combler, et que, s’il n’y a d’autre cause à la crise, elle ne sera pas de longue durée. En 1847, après la disette de 1846, il a suffi d’un arrangement avec le gouvernement russe, qui consentit à acheter à la Banque de France 50 millions de rentes, pour que la crise monétaire fût à peu près calmée, et le taux de l’intérêt ne dépassa pas 5 pour 100.

On dira peut-être qu’en 1863 et 1864, c’est également le renchérissement exceptionnel d’une denrée de première nécessité qui a motivé l’exportation du numéraire et qui a causé la crise. Je ne veux pas contester que la crise de 1863 et 1864 n’ait dû quelque chose à la cherté exceptionnelle du coton et par conséquent à une plus grande exportation de numéraire; mais ce serait se faire une étrange illusion que de voir là l’unique et même la principale cause. Les documens fournis par le Board of Trade en Angleterre établissent que pendant la période quinquennale de 1857 à 1861 on avait expédié chaque année pour le Levant, c’est-à-dire pour les pays producteurs du coton depuis la guerre d’Amérique, 13 millions 1/2 de livres sterling ou environ 338 millions de francs. Cette exportation comprenait à peu près celle de toute l’Europe, l’Angleterre étant l’intermédiaire obligé pour les paiemens à faire dans ces pays. En 1863 et 1864, l’exportation s’est élevée à 23 millions 1/2 de livres sterling chaque année c’est donc une différence de 10 millions de livrés sterling ou 250 millions de francs. Ainsi 250 millions de francs, voilà le chiffre authentique auquel s’est borné pour toute l’Europe l’excédant d’exportation du numéraire vers l’Orient pendant les années 1863 et 1864 pour faire face à la cherté exceptionnelle du coton. Si maintenant nous ajoutons qu’il résulte de nos propres tableaux de douanes que pendant ces deux mêmes années notre importation de numéraire a encore dépassé notre exportation de près de 100 millions de francs chaque année, on sera bien convaincu que ce n’est pas seulement une exportation de numéraire qui a déterminé la crise de 1863 et 1864, et que si cette crise a été monétaire, elle ne l’a été, comme je l’ai dit, que par voie de conséquence, et parce qu’il y avait eu trouble dans le rapport du capital disponible avec les besoins.

Je ne veux pas entrer ici dans de longs développemens pour montrer ce qu’est le capital disponible; je me contenterai de dire que c’est Ia partie du capital d’un pays qui n’est pas engagée, qui reste libre pour les besoins nouveaux qui peuvent se présenter. La société a un revenu sur lequel elle vit, c’est la production annuelle; ce qu’elle ne consomme pas de ce revenu, ce qu’elle en économise constitue à la fin de l’année son capital disponible elle peut faire de ce capital l’usage qui lui convient, l’employer utilement ou le dépenser stérilement. Tant qu’elle ne le dépasse pas, elle reste dans des conditions normales, et rien n’est troublé dans les rapports économiques; mais si elle le dépasse, il faut, comme pour un particulier, ou qu’elle s’endette, ou qu’elle opère des retranchemens d’un autre côté. Elle s’endette en empruntant au dehors, ou en escomptant d’avance son revenu futur au moyen de certaines combinaisons de crédit, et le résultat de ces emprunts, sous quelque forme qu’ils se produisent, est toujours de faire monter le prix du capital. Pour qu’il ne montât pas, il faudrait qu’on fît ailleurs des retranchemens correspondant aux dépenses exceptionnelles, que, pour construire des chemins de fer par exemple, rebâtir des villes, on enlevât des capitaux à l’agriculture et à l’industrie. C’est bien ce qu’on fait dans une certaine mesure; mais cette mesure, quelque importante qu’elle soit, ne suffit pas il faut encore emprunter, et ces emprunts, je le répète, font monter le prix du capital, comme monte le prix de tout ce qui est plus demandé qu’offert il monte jusqu’à ce que la cherté devienne un obstacle au développement de la prospérité. Alors on s’aperçoit qu’on s’est trop engagé, on voudrait se liquider, et cette liquidation plus ou moins forcée amène ce qu’on appelle une crise. C’est ce qui est arrivé en 1857; c’est ce qui est arrivé encore en 1863 et 1864.

III.

L’enquête demande quelles sont les causes qui depuis dix ans ont agi sur le cours des métaux précieux. Ces causes sont faciles à énumérer. Depuis dix ans, on a donné aux affaires industrielles et commerciales un essor inaccoutumé. Le chiffre du commerce extérieur, qui était au commerce spécial, importations et exportations réunies, de 3 milliards 615 millions en 1854, atteignait successivement 4 milliards 188 millions en 1857, puis 5 milliards 432 millions en 1861, et enfin près de 7 milliards en 1864, c’est-à-dire que dans cette période décennale il a doublé. Le résultat a été plus brillant encore pour le commerce intérieur; ce qui le prouve, c’est la progression des opérations de la Banque de France, qui en sont le reflet et pour ainsi dire le résumé. Ces opérations, de 2 milliards 541 millions en 1852, ont monté à 7 milliards 709 millions en 1862. Elles ont presque triplé, et il s’agit d’un commerce qui embrasse nos relations de chaque jour, et qui a beaucoup plus d’importance pour nous que le commerce extérieur. Pendant la période décennale précédente, l’augmentation du commerce extérieur n’avait pas dépassé 55 pour 100, et les opérations de la Banque de France n’avaient guère fait que doubler[3]. Ce développement industriel et commercial extraordinaire n’a pas été le privilège de la France; il a eu lieu également dans d’autres pays, et notamment en Angleterre. En 1854, le commerce extérieur de l’Angleterre représentait 268 millions de livres sterling, en 1863 444 millions de livres. Nous n’avons pas le chiffre du progrès du commerce intérieur il ne se résume pas, comme chez nous, dans les opérations de la Banque d’Angleterre; à côté de la Banque d’Angleterre, il y a un grand nombre d’autres établissemens de crédit qui, au moyen des ressources que leur fournissent les dépôts, escomptent comme elle, beaucoup plus qu’elle, du papier de commerce. Le chiffre des affaires réalisées par toutes ces banques s’est tellement accru, et le nombre des banques s’est tellement multiplié depuis quelques années, qu’on peut en induire facilement que le mouvement commercial intérieur de l’Angleterre n’a pas été inférieur à celui de l’extérieur. Or qu’a-t-il fallu dans les deux pays pour faire face à un tel développement d’affaires? Il a fallu beaucoup plus de capitaux, il a fallu augmenter sensiblement notre matériel de production, créer de nouvelles usines, développer les anciennes.

Depuis dix ans, on a consacré en outre à la continuation de notre réseau de chemins de fer, à raison de 350 millions par an, 3 milliards 1/2.

On a dépensé pour le développement de nos chemins vicinaux, en argent seulement, sans compter les prestations en nature, à raison de 100 millions par an, soit 1 milliard.

Les travaux des villes, surtout cette transformation si rapide de la capitale, ont absorbé au moins 300 millions par an, soit en dix ans 3 milliards.

L’état lui-même, pour des besoins extraordinaires et imprévus, n’a pas emprunté, sous diverses formes, moins de 3 milliards 1/2, sans compter à peu près 3 milliards encore, absorbés par la progression du budget, qui a passé en dix ans du chiffre d’environ 1 milliard 500 millions à celui de 2 milliards 200 millions.

Puis sont venus les appels de fonds faits dans notre pays pour le compte de l’étranger (entreprises ou emprunts): ce n’est pas exagérer que de les évaluer à 2 milliards 1/2. On arrive ainsi à plus de 16 milliards, sans avoir fait la part des besoins nouveaux de l’industrie et de l’agriculture. A combien évaluerons-nous cette part? Un recueil des plus accrédités en Angleterre (the Economist) l’évaluait pour son pays à la moitié de l’épargne, c’est-à-dire à 60 millions de livres sterling ou 1 milliard sur 3 milliards d’épargne; évaluons-la modestement chez nous à 500 millions, cela fait pour dix ans 5 milliards, et en tout plus de 21 milliards. Voilà donc 21 milliards de capital extraordinaire qui ont été dépensés en dix ans en dehors des besoins ordinaires de la société. Je n’examine pas en ce moment la valeur de ces dépenses, je ne recherche pas quelles sont celles qui ont été utiles et celles qui ne l’ont pas été; je ne relève que le total, et je me demande si on a pu trouver dans le capital disponible une somme équivalente. Certes je suis de ceux qui évaluent au plus haut le progrès de la fortune publique depuis un certain nombre d’années, depuis que la France surtout a été sillonnée de chemins de fer; mais ce serait être très hardi, ce que les Anglais appellent sanguine, que de porter à 1 milliard ½ depuis dix ans l’épargne de chaque année; portons-la pourtant à ce chiffre, il donne 15 milliards en dix ans. Nous aurions donc dépensé 21 milliards pendant que nous en économisions 15; l’équilibre s’est trouvé rompu entre les ressources et les besoins; ces 6 milliards qu’on ne trouvait pas dans le capital disponible, il a fallu les prendre ailleurs, on les a empruntés ; de là le renchérissement du capital, et comme on ne remédie pas à une insuffisance de capital de 6 milliards comme on remédie à un déficit de 200 millions dans l’encaisse métallique, le renchérissement a duré deux ans. Il a fallu le temps, ou que les épargnes vinssent combler le vide, ou, ce qui malheureusement arrive plus souvent, qu’une crise vînt provoquer une liquidation et rétablir l’équilibre.

Maintenant, pour répondre au questionnaire, comment cette cherté du capital est-elle devenue une crise monétaire, comment a-t-elle agi sur le cours des métaux précieux? La réponse est bien simple. Lorsqu’on dit que l’argent est cher, il s’agit du prix du métal, considéré non pas en lui-même, mais comme moyen de se procurer les choses dont on a besoin. On ne consomme pas du métal, excepté pour quelques usages commerciaux insignifians; ce qu’on consomme, ce sont des céréales, c’est du vin, ce sont des étoffes, c’est du fer, etc., toutes choses qu’on peut se procurer avec de l’argent et qu’on ne se procure aisément que par cet intermédiaire. L’argent est donc la forme sous laquelle circulent toutes les choses dont on a besoin et qui constituent le capital disponible; par conséquent il ne peut avoir un prix différent de ces mêmes choses. Supposez pour un moment que l’argent soit abondant et à bon marché pendant que les choses qui constituent le capital disponible seront rares et d’un prix élevé. Immédiatement, avec cette abondance de l’argent, on se procurera les choses qui manquent, et on aura recours à ce moyen d’échange jusqu’à ce que le prix de l’argent lui-même soit au niveau de celui de toutes les autres choses.

On s’est souvent demandé, en comparant l’encaisse de la Banque de France à une époque où l’argent est à bon marché et à une autre où il est cher, et en voyant entre les deux époques une simple différence de 200 millions, on s’est demandé comment il se faisait que, pour une si minime différence, pour 200 millions de plus ou de moins dans l’encaisse de la Banque, lorsqu’il y avait du reste de 4 à 5 milliards de numéraire en France, le prix de l’argent passât tout à coup de 3 et 4 pour 100 à 6 et 7 pour 100. Et alors on a imaginé toute espèce de systèmes pour donner à la Banque les 200 millions qui lui manquent et qui lui permettraient, croit-on, de parer à tous les besoins. On lui a conseillé d’augmenter son capital, de rendre plus disponible celui qu’elle a déjà, de renoncer à d’autres services qui absorbent à peu près ces 200 millions. On n’a pas réfléchi que cette différence de 200 millions que l’on prend pour la cause n’est ici que l’effet. S’il est vrai qu’en dix ans on ait employé en dépenses extraordinaires 6 milliards ou environ de plus que n’ont fourni les épargnes, et que ce soit là la cause du renchérissement du capital, qu’est-ce que viendraient faire 200 millions de numéraire de plus ajoutés à l’encaisse de la Banque ? D’abord ils ne s’y ajouteraient pas gratuitement, ils seraient pris quelque part, détournés d’autres emplois où ils manqueraient probablement beaucoup; mais tombassent-ils du ciel qu’ils seraient encore un remède insuffisant et changeraient bien peu la situation. Le découvert, au lieu d’être de 6 milliards, serait de 5 milliards 800 millions. Ce n’est pas 200 millions de plus ou de moins en numéraire qui font la difficulté de la situation, c’est l’immense écart qui se trouve entre les ressources disponibles et les besoins, et cet écart se marque par la cherté de l’argent, parce que, je le répète, l’argent est la forme que prend le capital disponible pour circuler, pour passer d’une main à l’autre, et qu’il est cher quand le capital est cher. On dit alors que la crise est monétaire; on se trompe; la cherté de l’argent n’est ici qu’un symptôme : la crise est financière.

Il y a pourtant des causes spéciales de renchérissement pour l’argent comme tous les produits qui répondent à des besoins de première nécessité, il baisse ou il monte de prix suivant qu’il est plus ou moins abondant par rapport ces besoins. Quand, à partir de 1848, les mines de la Californie, puis, à partir de 1851, celles de l’Australie, sont venues verser ensemble sur le continent européen, de 2 à 300 millions chaque année, on s’est dit que l’or allait se déprécier, et beaucoup d’écrits ont été publiés dans ce sens par des hommes considérables et dont l’opinion fait autorité. Cependant le résultat a été tout autre. Il y a bien encore quelques personnes qui attribuent l’élévation du prix de certaines choses à la dépréciation de la monnaie; mais cette opinion est de plus en plus rare, et à mesure qu’on considère les faits avec attention on est convaincu que la cherté doit être attribuée à une autre raison qu’à la dépréciation de la monnaie. Je n’oserais pas dire, quant à moi, que la monnaie, considérée elle-même comme étalon des valeurs, a plus de prix aujourd’hui qu’elle n’en avait il y a vingt ans; mais j’estime qu’elle en a au moins autant malgré les 3 ou 4 milliards d’or californien et australien qui sont venus s’ajouter au stock métallique de l’Europe depuis quinze ans. Il s’est produit à l’égard du numéraire le même phénomène qu’à l’égard d’autres denrées de première nécessité. — La production de la viande a triplé depuis quinze ans, cela ne l’a pas empêchée d’augmenter de prix. — On produit aujourd’hui au moins le double de céréales, et cependant les prix sont restés à peu près ce qu’ils étaient il y a quinze ans — De même pour le vin, de même pour beaucoup d’autres choses. Cela tient à ce que la quantité de toutes ces choses a eu beau augmenter, les besoins ont augmenté encore davantage; il serait facile de le démontrer par le progrès de la population et par le développement de la richesse. Si on produit aujourd’hui trois fois plus de viande qu’il y a quinze ans, il y a peut-être quatre fois autant de gens qui peuvent en consommer; de même pour les céréales, de même pour le vin, et j’ajoute de même pour le numéraire.

Le numéraire répond dans la société à un besoin qui est susceptible de beaucoup de développement; plus les relations commerciales prennent d’importance, plus les transactions se multiplient, et plus on a besoin de ce qui est l’intermédiaire obligé des échanges. Sans doute on y supplée par des combinaisons de crédit, par des viremens de comptes, par ce qu’on appelle le système des compensations mais toujours est-il que le numéraire est au bout de toutes les transactions, que lui seul est accepté de tout le monde comme règlement définitif; par conséquent, jusqu’à ce qu’on ait trouvé le moyen de faire marcher de pair et en toute sécurité le progrès du crédit avec celui des transactions, il faudra toujours plus de numéraire à mesure qu’il y aura plus d’affaires. Nous ayons vu que depuis dix ans seulement le commerce extérieur avait doublé, et celui de l’intérieur triplé. Pendant ce temps, quel a été l’accroissement du numéraire? Si nous prenons les états de douanes, nous trouvons que, de 1854 à 1859, l’augmentation du numéraire, en ce qui concerne la France, a été de 187 millions par an de 1854 à 1859, et de 1859 à 1864 de 93 millions soit en tout pour dix ans 1 milliard 400 millions. C’est à peine le tiers de ce que nous en possédions déjà. Ainsi, pendant que nos affaires doublaient d’un côté, triplaient de l’autre, notre numéraire n’augmentait que dans la proportion d’un tiers. Cela explique que nous ayons pu depuis dix ans faire beaucoup de progrès en matière de crédit, recourir davantage au système des viremens, économiser plus que jamais le numéraire, et cependant que le prix de ce même numéraire se soit maintenu, s’il ne s’est pas élevé. On s’est demandé souvent ce qui serait arrivé si nous n’avions pas eu à notre disposition les mines d’or de la Californie et de l’Australie; ce qui serait arrivé, c’est que l’immense progrès industriel et commercial qui s’est accompli depuis dix ans eût été beaucoup moindre. Certes ce progrès a eu d’abord pour cause principale les chemins de fer; ce sont les chemins de fer qui sont venus tout à coup, dans des proportions qu’on ne soupçonnait pas, ouvrir des débouchés au commerce, mais les mines d’or ont eu aussi leur action éminemment utile. Les chemins de fer et les mines d’or, voilà les deux secrets de la prospérité industrielle et commerciale de l’Europe, et j’ajouterai du Nouveau-Monde depuis un certain nombre d’années. Le numéraire a été pour la circulation des capitaux ce qu’ont été les chemins de fer pour la circulation des marchandises et des voyageurs, et à eux deux ils ont exercé sur le progrès de la richesse publique une influence prodigieuse et qui a donné aux phénomènes économiques des conséquences différentes de celles qu’on avait vues jusqu’alors, celle-ci entre autres que l’argent a pu maintenir son prix, le voir même s’élever, en devenant plus abondant et pendant que cette plus grande abondance coïncidait elle-même avec le perfectionnement des moyens de crédit.


IV.

L’enquête s’est encore donné pour tâche de rechercher quelle analogie et quelle différence il y a entre la crise de 1863-1864 et les précédentes. L’analogie est parfaitement claire. La crise de 1863-64, comme toutes les autres, est née d’un défaut d’équilibre entre les ressources et les besoins, d’un emploi de capital supérieur aux ressources fournies par les épargnes. Toutes les crises naissent de même. Il n’y a qu’un genre de crise qui ne résulte pas des mêmes causes, ce sont les crises politiques pour celles-là, il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu un emploi de capital supérieur aux ressources, que la situation industrielle ou commerciale soit tendue; elles peuvent éclater, comme en 1848, au milieu d’une situation tout à fait normale. C’est la peur qui les fait naitre; tarit qu’elle dure, les capitaux se cachent, et les effets sont les mêmes que dans les crises ordinaires : les produits ne se vendent plus, et chacun recherche le capital sous la forme qui se déprécie le moins, c’est-à-dire sous la forme du numéraire.

En de telles circonstances, l’argent acquiert une valeur tout exceptionnelle, qui tient à son caractère propre. Comme il est un instrument d’échange universel, il possède un marché immense, toujours ouvert, et qui ne dépend pas des accidens commerciaux de tel pays. Pendant que tout se déprécie, lui seul conserve sa valeur; non-seulement il la conserve, mais il la voit même s’élever, parce que dans les momens de crise il est encore plus recherché. Les gens qui rêvent de se passer de la monnaie métallique et de la remplacer par tout autre instrument d’échange n’ont jamais pensé aux crises. C’est dans les crises surtout qu’apparaît l’immense utilité de la monnaie métallique. Si dans ces momens-là il n’y avait pas un instrument d’échange universel, un étalon de valeurs auquel tout pût se rapporter, il y aurait des difficultés extrêmes pour opérer la liquidation; toute crise aurait des conséquences incalculables.

Adam Smith, malgré tout son génie, n’avait pas aperçu les avantages inappréciables de la monnaie métallique lorsque, la comparant aux autres produits de la société, il disait que la disparition du numéraire aurait des effets moins funestes que celle de telle ou telle autre denrée. C’est, à mon sens, une grande erreur; il n’y a pas, si on se place au point de vue moderne, avec l’état actuel de la richesse publique, un agent de notre organisme social qui soit aussi utile que la monnaie. C’est l’âme de toutes les transactions, et un économiste américain distingué, M. Carey, a pu dire presque sans exagération que « les métaux précieux étaient au corps social ce que l’air atmosphérique était au monde physique, que tous deux fournissaient l’instrument de circulation, et que la dissolution du corps physique en ses élémens, lorsqu’il est privé d’air, n’était pas plus certaine que la dissolution de la société lorsqu’elle est privée de monnaie métallique. En effet, qu’on réfléchisse à ce que deviendrait le mouvement industriel et commercial tel que nous le voyons aujourd’hui sans cet auxiliaire puissant qu’on appelle la monnaie. Les chemins de fer sont très utiles, ils ont donné à la richesse publique une impulsion des plus extraordinaires. Eh bien si nous avions à choisir entre la disparition des chemins de fer ou celle des métaux précieux, nous n’hésiterions pas, nous garderions les métaux précieux. Cela ne veut pas dire qu’il ne puisse pas y en avoir trop à un moment donné, et que par suite ils ne soient exposés à une certaine dépréciation, de même qu’il pourrait y avoir trop de chemins de fer, si on en faisait là où ils ne sont pas nécessaires; mais nous n’en sommes là ni pour l’un ni pour l’autre de ces deux instrumens de circulation. Et quant aux métaux précieux, les mines d’or peuvent en fournir beaucoup encore avant qu’il y ait excès, tant est grande la puissance d’expansion du commerce destiné à les absorber.

Si la crise de 1863 et 1864 a eu cette analogie avec les précédentes d’être née, comme elles, d’un défaut d’équilibre entre les ressources et les dépenses, le défaut d’équilibre n’est pas arrivé de la même manière, et c’est là ce qui constitue la différence de cette crise avec les autres, notamment avec celle de 1857. La période d’avant 1857 avait bien été traversée aussi par de grandes immobilisations de capital, par des emprunts improductifs comme les 1,500 millions de la guerre de Crimée, elle avait fourni aussi ses 300 ou 400 millions par an aux chemins de fer; mais ce qui avait surtout dominé dans cette période, c’est le grand développement pris par l’industrie et le commerce. Si nous interrogeons les chiffres du commerce extérieur spécial de la France de 1852 à 1857, nous trouvons qu’il y a eu une progression de 85 pour 100 (2 milliards 711 millions en 1852 et 4 milliards 988 millions en 1857), tandis que, dans la période quinquennale suivante, l’augmentation n’a été que de 10 pour 100 (4 milliards. 988 millions en 1857 et 5 milliards 432 millions en 1862). Les années 1863 et 1864 n’ont pas changé la proportion[4]. Quant aux opérations de la Banque de France, elles ont augmenté, de 1852 à 1857, de 46 pour 100 (4 milliards 113 millions en 1852, 6 milliards 5 millions en 1857), et de 28 pour 100 seulement de 1857 à 1862 (6 milliards 65 millions en 1857, 7 milliards 783 millions en 1862). Et encore le chiffre de 1862 a-t-il été un chiffre exceptionnel, en augmentation de près de 1 milliard 200 millions sur l’année précédente, et qui aujourd’hui est à peine dépassé. Ce n’est donc pas l’expansion du commerce et de l’industrie qui a été comme en 1857, la principale cause de la crise; il faut l’aller chercher ailleurs, dans les immobilisations de capitaux dont nous avons parlé, dans les 3 ou 400 millions consacrés par an à nos chemins de fer, dans les 300 millions donnés à la transformation de la capitale et d’autres grandes villes, dans les appels de fonds faits pour le compte de l’étranger, dans les dépenses extraordinaires de notre gouvernement. C’est là, plus que dans le développement du commerce, qu’on trouvera la cause principale de la crise de 1863 et 1864.

Cette cause a été la même aussi en Angleterre. L’Angleterre n’a pas dépensé, comme nous, 3 milliards en dehors des prévisions de son budget, elle n’a pas consacré, comme nous, 3 ou 400 millions par an à ses chemins de fer; mais elle a eu à faire face à d’autres dépenses extraordinaires. Elle s’est mise à commanditer l’industrie et la banque dans le monde entier la seule année 1863 a vu éclore 263 sociétés nouvelles, au capital de 2 milliards ½, dont un, à verser en 1864. L’année 186à a donné naissance à 282, à un capital au moins égal, sinon supérieur. C’est cet emploi extraordinaire du capital en dehors du commerce qui, en Angleterre comme en France, a été la cause principale de la crise de 1863 et 1864. Et ce qui prouve bien que cette crise n’avait pas un caractère commercial, c’est qu’elle s’est fait sentir à peine ou qu’elle ne s’est pas fait sentir du tout dans des pays commerçans comme Hambourg et Amsterdam, qui avaient fort souffert de la crise de 1857. Il n’y a pas eu non plus la même dépréciation qu’en 1857 sur l’ensemble des produits. Ce qui a souffert surtout pendant la dernière crise, ce sont les valeurs publiques, celles précisément qui avaient été émises par suite de la trop grande immobilisation du capital, et qui représentaient les affaires plus ou moins douteuses organisées tant en France qu’à l’étranger. En un mot, la crise de 1863 a été une crise financière, tandis que celle de 1857 avait surtout été une crise commerciale.

Parmi les élémens qui ont contribué à la crise de 1863, il y en a de particulièrement regrettables ce sont, bien entendu, d’abord les dépenses extraordinaires de l’état, qui, au point de vue économique, n’ont rien rapporté; c’est ensuite l’exagération donnée aux travaux des villes, enfin l’absorption des capitaux français par les entreprises étrangères. Nous ne dirons qu’une chose en ce qui concerne les travaux des villes et notamment ceux de la ville de Paris, qui naturellement est la première en cause c’est que de tels travaux, poussés avec trop de précipitation, ont été une grande faute au point de vue politique et économique. Au point de vue politique, ils ont amené dans la capitale une agglomération d’ouvriers qui à un moment donné peut être un embarras sérieux. Une grande partie de ces ouvriers vivent de la transformation de la capitale; que feront-ils quand cette transformation sera terminée? Retourneront-ils dans les villes, dans les campagnes qu’ils ont quittées? Assurément non. Il faudra leur trouver de nouvelles occupations. Aussi nous doutons fort que les travaux de Paris s’achèvent jamais. Déjà même, en les poussant avec l’activité qu’on y met, on obéit plus qu’on ne le croit à la triste nécessité de fournir du travail à ceux qu’on a trop attirés; on a détaché le rocher de Sisyphe, on le roule maintenant. Réussira-t-on jamais à le mettre d’aplomb?

Au point de vue économique, ces travaux, poussés avec trop de précipitation ont un double inconvénient ils contribuent à faire renchérir le capital, et ils donnent à la main-d’œuvre un prix artificiel. Il est incontestable que 2 ou 300 millions consacrés par an à la transformation des villes, et attirés par des moyens comme les emprunts avec lots et primes et les spéculations sur les terrains ou sur les constructions, que ces 2 ou 300 millions ne sont pas sans influence sur le renchérissement du capital. Or le renchérissement du capital, c’est pour le commerce et l’industrie une cause de gêne et de ralentissement; c’est plus que cela pour l’agriculture, c’est une véritable ruine. Depuis qu’on s’est mis à dépenser tant d’argent pour des besoins un peu factices, l’agriculture ne trouve plus de capitaux, et elle est dans un état de détresse effroyable. Quant à l’élévation artificielle du prix de la main-d’œuvre, c’est aussi un grave inconvénient ce prix réagit sur la production, il la rend plus coûteuse, et, comme les facultés de chacun ne se développent pas en proportion, cette production reste sans consommateurs et sans débouchés. L’ouvrier lui-même ne gagne pas ce qu’il a l’air de gagner avec cette élévation du prix de la main-d’œuvre : comme tout a renchéri autour de lui, il paie plus cher ce dont il a besoin; son salaire est plus élevé sans être plus avantageux. Voilà ce que produisent les travaux des villes lorsqu’on veut les pousser trop vite, et qu’on n’a pas de capitaux disponibles à y consacrer.

Quant à l’absorption des capitaux français par les entreprises étrangères, l’effet en a été peut-être plus fâcheux encore. Je ne suis point par système ennemi des entreprises étrangères; je sais tout le profit qu’on peut en tirer lorsqu’elles sont bien conçues, et qu’on n’y place que les capitaux dont on n’aurait pas l’emploi chez soi. La Hollande, l’Angleterre se sont enrichies par leurs placemens au dehors. Cependant il faut pour cela que l’entreprise soit bien conçue et que le capital soit abondant, car si, même l’entreprise étant bonne, on y consacre un capital dont on aurait besoin, on fait une mauvaise opération. L’entreprise du dehors, quelque bonne qu’elle soit, ne donnera jamais, au point de vue social, au point de vue économique, tous les profits que donnerait une entreprise à l’intérieur. Je prends pour exemple un chemin de fer si avec le capital français on fait un chemin de fer à l’étranger, on n’aura jamais que le produit des actions, tandis que s’il est fait en France, outre le produit des actions, on aura l’immense utilité sociale qui résulte d’un chemin de fer.

Si maintenant on n’avait pas de capital disponible à y consacrer, si celui qu’on y a mis il a fallu le détourner d’autres emplois, le prendre à l’agriculture et au commerce, si de plus les affaires dans lesquelles on l’a engagé étaient douteuses et ne donnaient qu’un profit médiocre, alors la perte est double, et le préjudice considérable. Malheureusement, à quelques exceptions près, c’est ce qui nous est arrivé. Nous avons commandité les chemins de fer espagnols, russes, autrichiens; nous avons formé des sociétés de crédit presque partout, mais si aujourd’hui on parcourt la cote de la Bourse et que l’on compare le prix des valeurs qui sont nées de ces entreprises avec le cours d’émission, on trouvera un immense mécompte, et on se dira tout naturellement que ce n’était pas la peine de priver notre pays des capitaux dont il avait grand besoin (la crise de 1863 et 1864 l’a prouvé) pour arriver à un pareil résultat.

On répondra peut-être que cette participation aux entreprises étrangères a agrandi le rayonnement de notre marché, a fait de Paris le foyer des affaires, le centre des capitaux, et que, si nous donnons notre argent aux étrangers, ils nous le rendent par les intérêts qu’ils prennent dans nos affaires, que nous y gagnons d’établir une solidarité générale entre le capital européen, d’abolir pour lui, comme nous l’avons fait pour les marchandises, le système d’exclusion. Je ne nie pas la valeur de cette objection. Cependant je persiste à croire que jusqu’à ce jour au moins il n’y a pas eu réciprocité, que ni les Espagnols, ni les Russes, ni les Autrichiens ne nous ont rendu l’équivalent des capitaux que nous leur avons prêtés, et que nous leur avons prêtés, hélas! avec trop de désintéressement. Il y a pour cela une raison bien simple, c’est que les capitaux intelligens et clairvoyans préféreront toujours un placement à côté d’eux, sous leur propre surveillance, à un placement lointain qu’on ne peut pas surveiller, et pour lequel il y a toujours quelque risque à courir. Ce qui reste vrai de notre participation aux affaires des pays étrangers jusqu’à ce jour, c’est que nous y avons consacré beaucoup plus de capitaux que nous n’en avions de disponibles, qu’il ne nous en a été rendu, et que de plus nos capitaux ont été mal engagés dans des entreprises qui ont donné peu de résultats. Ces faits bien regrettables n’ont pas peu contribué à la crise de 1863 et 1864.


V.

La constitution de certaines sociétés de crédit sous forme anonyme a-t-elle exercé de l’influence sur les embarras monétaires ? a-t-elle tendu à éloigner ou à rapprocher les crises ? C’est encore une question posée par l’enquête, et à laquelle nous essaierons de répondre.

En principe, il semblerait que la constitution de ces sociétés, de la plupart au moins, n’a pu exercer qu’une influence favorable sur les questions d’argent, puisqu’elles ont eu généralement pour but de recueillir les capitaux disponibles et de les prêter au commerce ou à l’industrie. Il n’en est pas d’elles comme d’une entreprise de chemins de fer qui appelle les capitaux pour les immobiliser, et qui ne les rendra plus à la circulation que sous la forme d’un revenu amélioré si l’entreprise est bonne, d’un revenu diminué si elle est mauvaise. Les capitaux qu’une banque ou institution de crédit appelle, elle ne doit pas les immobiliser, elle doit les avoir presque toujours disponibles et ne les prêter au commerce et à l’industrie qu’à brève échéance. Il semble donc, je le répète, que de tels établissemens devraient atténuer plutôt qu’augmenter les embarras monétaires. Cependant c’est le contraire qui arrive. Les établissemens de crédit mettent bien en effet plus de capitaux à la disposition du commerce et de l’industrie; mais, comme ils paient à ces capitaux un intérêt plus ou moins élevé, ils ne peuvent pas les laisser inactifs, ils cherchent à les utiliser, et, pour les utiliser, ils poussent au développement des affaires. C’est le côté avantageux, mais c’est aussi le côté dangereux. Bientôt, par la force des choses, la clientèle, bonne ou mauvaise, d’une institution de crédit s’étend à ce point que les capitaux dont celle-ci dispose ne suffisent plus et que les embarras ne tardent pas d’arriver, sinon pour l’institution elle-même, au moins autour d’elle. Je suis loin de contester l’utilité de ces établissemens de crédit; je reconnais qu’ils contribuent grandement à la prospérité du pays par l’impulsion qu’ils donnent aux affaires. Je réponds seulement à la question de l’enquête, et je dis que ces institutions, par cela même qu’elles poussent à l’emploi des capitaux, qu’elles y poussent dans une mesure qui n’est pas toujours sage, qui n’est pas toujours subordonnée aux besoins, amènent des embarras financiers, et tendent plutôt à rapprocher les crises qu’à les éloigner.

Ce qui le prouve, c’est que la dernière crise, celle de 1863 et 1964, n’a été éloignée de fa précédente que par un laps de six ans, tandis qu’il y avait eu dix ans d’intervalle entre les crises antérieures. Ainsi, sans remonter plus loin; il y avait eu crise en 1826, puis en 1836, puis en 1846 et 1847, enfin en 1857, et tout le monde sait que la création de plusieurs de nos sociétés de crédit a eu lieu dans ces dernières années. Le fait est beaucoup plus saillant encore en ce qui concerne l’Angleterre, où le rapprochement de la dernière crise avec la précédente a coïncidé avec le plus grand développement qui ait été donné aux institutions de crédit. On peut presque affirmer que dans ce pays la crise est née de la trop grande quantité des institutions de crédit.

Quand je dis que ces institutions ont rendu de grands services, qu’elles ont donné une grande impulsion aux affaires, il ne faudrait pas se méprendre sur ma pensée et croire que ces services elles les rendent en commanditant directement l’industrie et en prêtant leurs capitaux à l’organisation d’une entreprise nouvelle quelconque. Non; telle n’est pas, telle ne peut pas être leur mission, et quand des institutions de ce genre se vantent de la participation qu’elles ont prise à un chemin de fer, à une entreprise nouvelle, à la reconstruction même de la capitale ou d’autres grandes villes, elles se vantent de ce qu’elles ne devraient pas faire, de ce qui est contraire au principe même de leur organisation. Les institutions de crédit n’ont généralement qu’un capital social insignifiant à côté des opérations qu’elles sont appelées à faire. Les capitaux dont elles disposent sont des capitaux qui leur sont prêtés à brève échéance, le plus souvent sous forme de dépôts qu’on peut retirer du jour au lendemain. Par conséquent elles ne peuvent les employer que de la même façon qu’ils leur ont été prêtés, c’est-à-dire à brève échéance aussi, pour escompter du papier de commerce ou faire d’autres opérations de ce genre. Elles ne peuvent pas les engager dans des entreprises industrielles sous peine de s’exposer à toute espèce de risques, d’abord au risque de compromettre les capitaux, si l’affaire est mauvaise, et ensuite à celui de ne pas les avoir disponibles quand on les redemandera, ou de ne les avoir qu’au prix d’une réalisation désastreuse pour l’institution de crédit et pour l’affaire dans laquelle les capitaux seraient engagés. Toutes les fois qu’une institution de crédit a fait faillite, et il y en a souvent des exemples en Angleterre, on trouve presque toujours dans son portefeuille la représentation d’intérêts pris dans une entreprise à long terme.

Il y a chez nous pourtant une institution de crédit fort célèbre, qui, contrairement à ces principes, s’est donné la mission de commanditer l’industrie et de procéder à la création et à l’administration d’entreprises de toute nature. Elle s’est assigné même une mission beaucoup plus large et plus difficile, celle de soutenir le crédit public. C’est l’institution du Crédit mobilier. Je ne veux pas dire qu’à l’origine cette institution n’ait eu sa raison d’être, son moment d’utilité. On était au lendemain d’une période révolutionnaire qui avait fort effrayé les capitaux. Il s’agissait de leur donner de la confiance, de les engager dans les affaires. C’est le service qu’a rendu le Crédit mobilier. Organisé sous le patronage et le prestige d’hommes considérables et habiles, il donna en effet une vive impulsion aux affaires. Beaucoup d’entreprises s’établirent sous ses auspices et à côté de lui, et il en résulta pour la France une ère d’activité qui eut d’excellens résultats. Cependant, il faut le dire, là s’arrête le mérite de cette institution; habile à donner une première impulsion aux affaires, elle ne l’a pas été autant lorsqu’il s’est agi de les diriger et de les administrer. Parmi les entreprises organisées sous son patronage, on en cite beaucoup que de cruels mécomptes sont venus frapper. Il faut en excepter cependant la Société parisienne du gaz et celle des omnibus. Ces sociétés, il est vrai, existaient déjà avant le Crédit mobilier; seulement elles étaient divisées et dans des situations diverses de prospérité. L’intervention du Crédit mobilier a eu pour effet de les réunir, de les fusionner, ce qui, je le reconnais, a été une bonne mesure pour ces deux sociétés et pour le public pour ces deux sociétés, en ce qu’elle les a affranchies de toute concurrence et leur a préparé un avenir plus brillant; pour le public, en ce qu’il a trouvé dans une organisation plus puissante un service meilleur et des conditions de bon marché qu’il n’aurait pas eues sans cela. Néanmoins, à part cette intervention, qui a été heureuse, bien qu’elle se soit fait payer un peu cher, je ne connais guère d’affaires organisées directement par les soins du Crédit mobilier qui aient prospéré, qui aient donné des résultats en rapport avec ceux qu’on s’en promettait.

Je prends d’abord la grande société des chemins de. fer autrichiens, dont les actions, cotées à l’origine de 8 à 900 francs, sont aujourd’hui à 400, puis les chemins de fer russes, dont les titres ont disparu de la cote française et qui sont sensiblement au-dessous du pair, — les chemins espagnols, dont celui du nord de l’Espagne est à 190 francs et celui de Cordoue à Séville plus bas encore, puis ces autres sociétés de Crédit mobilier organisées en pays étrangers, qu’on a appelées les sœurs cadettes de celle de Paris, et qui semblent en effet n’avoir été créées que pour venir en aide à la sœur aînée, tels que les crédits mobiliers espagnol, italien, néerlandais. De ces trois-là, l’espagnol seul se maintient aux environs du pair après s’être élevé jusqu’à 900 francs. Enfin il faut citer la Compagnie maritime, dont les actions dépréciées ont été noyées dans la Compagnie transatlantique, qui est encore trop nouvelle pour être jugée, et la Compagnie immobilière, qui, après plusieurs transformations successives ayant eu leur jour d’éclat et de faveur, se traîne péniblement aux environs du pair. Je ne parle pas de la canalisation de l’Èbre et d’autres petites affaires qui ont fait un naufrage plus ou moins complet et dont il n’est plus question; je ne parle pas non plus d’une autre intervention moins heureuse qui a fait quelque bruit dans le temps et qui a grevé deux compagnies puissantes de charges qui pèseront longtemps sur leur avenir ainsi le rachat du chemin de Montereau par la compagnie de l’Est et celui du chemin de Saint-Germain par celle de l’Ouest. Ces exemples suffisent pour montrer que le Crédit mobilier est loin d’avoir fait prospérer toutes les affaires dont il s’est mêlé.

Maintenant pourquoi en a-t-il été ainsi? pourquoi le Crédit mobilier a-t-il été moins heureux dans l’administration que dans l’organisation de ses affaires? La raison en est bien simple, c’est qu’il n’y avait pas le même intérêt. La question essentielle pour le Crédit mobilier, c’était d’organiser des affaires. La bonne administration de l’entreprise était chose secondaire, ne devant jamais donner autant de bénéfices que l’organisation, et ne devant d’ailleurs les donner qu’à longue échéance. Le Crédit mobilier était pressé de réaliser; c’est ainsi qu’on le voit, dans sa période de faveur, organiser sans cesse des affaires nouvelles, et quand il s’occupe des anciennes, c’est pour leur préparer des fusions, des transformations qui donnent immédiatement une plus-value aux actions. Le Crédit mobilier a été, qu’on me pardonne l’expression, un lanceur d’affaires. Pour lui, l’intérêt du présent domine presque toujours celui de l’avenir. Les entreprises qu’il organise sont de longue haleine; elles ne doivent pas donner de résultats immédiats. Ce n’est qu’au bout de quelques années qu’on pourra les juger à l’œuvre. En attendant, on se contente de promesses, et le prestige du Crédit mobilier reste intact.

Du reste. le vice qui s’est révélé dans l’administration du Crédit mobilier serait celui de toutes les institutions de crédit qui voudraient commanditer l’industrie; non-seulement elles seraient sollicitées, comme le Crédit mobilier, à lancer seulement les affaires et à réaliser au plus vite l’intérêt qu’elles y auraient pris, mais la prudence même leur en ferait une loi à cause de la nature des capitaux dont elles disposent. Je ne prétends pas pourtant que ces sociétés ne puissent prêter une certaine assistance aux entreprises industrielles elles le peuvent avec une partie de leur actif social, avec les capitaux qui leur sont prêtés à longue échéance; mais cet emploi doit être fait avec beaucoup de mesure, car on n’est jamais sûr de l’avenir des affaires dans lesquelles on s’engage, et le capital social, c’est la garantie des opérations d’une banque il doit toujours être prêt à être réalisé. Ce qu’il y a de mieux pour ces institutions, ce qui est leur caractère propre, c’est de se borner à des opérations commerciales, d’escompter du papier de commerce ou autres valeurs de ce genre.

Il y a dans l’institution du Crédit mobilier un autre vice encore qui a produit des résultats déplorables c’est la faculté qui lui a été donnée, sous prétexte de soutenir le crédit, de vendre et acheter à terme toute espèce de valeurs. On soutient le crédit quand on a des capitaux disponibles, et qu’on peut les employer à acheter des fonds publics sans être obligé de les revendre plus tard. Les caisses d’épargne, la Caisse des retraites, diverses sociétés de prévoyance, les établissemens publics, enfin tous les capitalistes qui ont des fonds à placer, soutiennent le crédit, parce que ce qu’ils cherchent dans leurs placemens, c’est un revenu fixe et assuré, et qu’ils n’ont pas besoin de spéculer sur des différences; mais comment s’imaginer que le Crédit mobilier, qui n’a que des capitaux mobiles, dont il ne peut pas disposer pour longtemps, puisse soutenir le crédit? Le Crédit mobilier ne cherche pas des revenus dans les valeurs qu’il achète à la Bourse; il n’aurait pas le temps de les attendre. Ce qu’il cherche avant tout, ce sont des différences à réaliser il achète une valeur aujourd’hui, il la revend demain. Le crédit public n’a rien à gagner à cette opération si la hausse s’est faite sous l’influence de l’achat, la baisse a lieu sous l’influence de la vente; par conséquent la situation reste la même. Dira-t-on qu’en portant de temps en temps ses capitaux à la Bourse, et surtout dans les momens difficiles, il donne l’exemple, entraîne les autres, et qu’une fois l’entraînement opéré il peut se retirer impunément, sans que le crédit en souffre? D’abord il n’est pas sûr que cet entraînement ait lieu au moment où on en aurait besoin et dans le sens qu’on voudrait, et il n’est pas sûr non plus qu’il ait lieu précisément en faveur de la hausse. Dès qu’il ne s’agit que de différences à réaliser, peu importe au Crédit mobilier qu’il les réalise par la baisse ou par la hausse; ce qu’il cherche avant tout, c’est l’opération la plus fructueuse et la plus facile. A certains momens, ce sera une spéculation à la hausse; en d’autres temps, ce sera une spéculation à la baisse. Il résultera de cette intervention mystérieuse des oscillations plus ou moins fortes dans le crédit public, mais il n’en résultera jamais un appui solide, un soutien ferme, comme celui qui résulte des capitaux disponibles qui viennent chercher un placement, et qui gardent la valeur qu’ils ont achetée.

On comprend parfaitement la spéculation qui achète pour revendre et vend pour racheter, lorsqu’elle est faite par un individu agissant sous sa propre responsabilité et avec les capitaux qui lui appartiennent. Rien n’est plus légitime, il agit à ses risques et périls, et son intérêt comme sa responsabilité l’engagent à se renfermer dans des limites assez prudentes. On ne comprend pas cette spéculation entre les mains d’une société anonyme où il n’y a de responsabilité pour personne, et qui dispose d’un capital plus ou moins considérable, qu’elle peut porter tantôt sur une valeur, tantôt sur une autre, suivant l’intérêt du moment et au grand préjudice, de ceux qui spéculeraient en sens contraire.

Il ne faut pas oublier que cette institution dispose d’un capital social de 60 millions, que de plus elle a les. fonds qui lui sont déposés en comptes courans, qu’enfin, par ses rapports avec des compagnies qui semblent créées tout exprès pour augmenter sa puissance, elle peut encore à un moment donné leur emprunter une partie de leurs ressources. Tout cela sera peu de chose pour soutenir le crédit en général, car, en supposant que toutes ces ressources s’élèvent à une centaine de millions, ce n’est pas avec 100 millions qu’on pourrait soutenir un crédit qui embrasse aujourd’hui à la Bourse de Paris plus de 20 milliards de valeurs, d’autant plus que le Crédit mobilier n’achète que pour revendre; mais ce qui est sans importance pour soutenir le crédit en général en acquiert une très grande lorsqu’il s’agit de le porter sur une ou plusieurs valeurs. séparément. Il est évident qu’une institution qui disposé de 100 millions, ou même de la moitié, ou même du quart, et qui peut les employer à telle opération de bourse qui lui convient, et cela dans le mystère le plus complet et sans que ses bilans ou ses rapports en indiquent jamais la trace, il est évident que cette institution est dans des conditions exceptionnelles pour faire la hausse ou la baisse sur telle ou telle valeur au gré de ses intérêts. Déjà le Crédit mobilier ne trouve pour ainsi dire plus de contre-partie à la Bourse ; personne n’ose s’aventurer sur un terrain où il peut rencontrer un adversaire aussi redoutable, et quant aux affaires, il ne trouverait pas à coup sûr dans le public le même empressement que par le passé. C’est bien à tort qu’on a représenté les sociétés de crédit comme d’excellens patrons pour les entreprises nouvelles, comme des guides très sûrs pour le placement des capitaux. Ces sociétés, lorsqu’elles s’occupent d’entreprises, n’ont qu’un intérêt, en organiser le plus possible pour toucher la commission ou la prime qui y sont attachées et les abandonner ensuite à leur propre sort. L’intérêt des capitalistes au contraire est qu’on en organise moins, et qu’elles soient meilleures. C’est aussi l’intérêt de la société, qui a besoin qu’on ne gaspille pas les capitaux qui font sa richesse, et Dieu sait combien, depuis dix ans, de capitaux ont été gaspillés par l’entremise des sociétés de crédit! Si la société du Crédit mobilier a rendu quelques services à l’origine, elle les a fait payer bien cher depuis par les ruines qu’elle a semées sur sa route, par le discrédit qu’elle a jeté sur les affaires, à ce point qu’on s’étonne de la voir encore se maintenir avec son organisation primitive. C’est un mécanisme usé qui ne peut plus avoir d’action utile. Et puisque le gouvernement s’enquiert des causes qui amènent les crises, c’en est là une. C’est le Crédit mobilier qui a été le centre où se sont organisées les affaires étrangères, et les moins. bonnes; c’est lui qui soutient les travaux exagérés des villes, et lorsque la-situation est embarrassée et qu’il faudrait restreindre le crédit pour y remédier, c’est encore en son nom et pour servir ses intérêts qu’on demande de l’étendre. Ce sont bien là les causes principales qui ont amené la dernière crise de 1863 et 1864. Il ne nous reste maintenant qu’à suivre l’enquête sur un autre terrain d’investigations et à montrer la valeur des moyens qu’on propose pour combattre les crises.


VICTOR BONNET.

  1. Bilan du 2 novembre 1865.
  2. Voyez l’enquête de 1857 sur la question des banques en Angleterre, extraits traduits par MM. Coullet et Juglar, p. 9.
  3. Les chiffres étaient pour le commerce spécial, importations et exportations, de 2 milliards 179 millions en 1843, et de 3 milliards 443 millions en 1853. Quant aux opérations de la Banque de France, les chiffres sont de 1 milliard 82 millions en 1842 pour le principal établissement et ses succursales, et de 2 milliards 541 millions en 1851.
  4. Il est vrai que l’année 1857 a été une année exceptionnelle pour le développement commercial, puisqu’elle a dû aboutir à une crise; l’année suivante, celle de 1858, a été, dans le sens inverse, une année de ralentissement. Cependant, si nous la prenons pour point de départ de la dernière période quinquennale, nous trouvons que l’augmentation de 1863 sur 1858 a été de moins de 40 pour 100, 4 milliards 408 millions en 1858, et 6 milliards 189 millions en 1863.